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SOMMAIRE

4 Éditorial : Une atmosphère inflammable. Esprit


6 Positions – Refus de l’école : fausses raisons et vrai malaise (Joël
Roman). Les langues minoritaires en France : une chance pour
l’intégration (Marc-Olivier Padis)

NOTRE NIHILISME
13 D’un siècle à l’autre (1914-2014) : toujours face au nihilisme.
Introduction. Michaël Fœssel et Olivier Mongin
16 Pourquoi le nihilisme ? Michaël Fœssel
Face au mot « crise », si souvent employé depuis quelques années qu’il ne
renvoie plus à grand-chose, il est utile de redonner sa place au « nihilisme ».
Issue d’une histoire, cette notion nous permet de ne pas nous enfermer dans
notre présent, et d’interroger aussi bien la destruction du sens qui semble
caractériser notre époque que l’appel aux valeurs qui trop souvent prétend y
répondre.
27 Quand le sens ne fait plus monde. Entretien avec Jean-Luc Nancy
Le constat de la crise du sens ne date pas d’aujourd’hui ; ni même peut-être
d’hier. À y bien réfléchir, ne faut-il pas remonter à la Rome antique pour trou-
ver l’image d’un « monde » cohérent et sensé ? Mais le monde romain lui-
même est entré en crise, crise que le christianisme a révélée, et dans
laquelle, à bien des égards, nous sommes toujours.

1. GÉNÉALOGIES : UNE HISTOIRE EUROPÉENNE ?


47 Introduction. Olivier Mongin
52 Enquête : Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,
Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud
68 Les récidives de la gnose. Entretien avec Bruce Bégout
Le gnosticisme, qui identifie le monde au mal, et en un sens le refuse, renaît
aujourd’hui non plus comme une doctrine mais comme une réalité objective.
Le déni du monde s’incarne dans des espaces urbains sans lien avec leur
environnement, dans des produits de la technologie moderne qui rendent
l’homme étranger au monde qu’il habite.
75 Nietzsche : un inactuel qui parle encore. Paul Valadier
La notion de volonté est au cœur de la Généalogie de la morale. Ce texte, sans
doute l’œuvre la plus sombre de Nietzsche, s’intéresse aux ressorts de la
volonté, de la faiblesse et de la force chez les individus. Et résonne encore
dans la société contemporaine.

1 Mars-avril 2014
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Sommaire

2. RELIGIONS ET NIHILISME : ADVERSAIRES OU COMPLICES ?


80 Introduction. Jean-Louis Schlegel
88 Enquête : François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,
Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais
112 Al-Qaida et le nihilisme des jeunes. Olivier Roy
On parle souvent, au sujet des terroristes islamiques, de « nihilisme du
croyant ». Bien souvent, ceux qui commettent des attentats suicides ne le font
guère pour des raisons théologiques ; ils sont la plupart du temps jeunes, par-
fois convertis, en quête d’appartenance. Et si finalement ce nihilisme était
davantage une question de génération que de religion ?
117 Une perspective extrême-orientale. Bernard Stevens
Le bouddhisme est parfois perçu comme une sagesse nihiliste. Or l’œuvre du
penseur japonais Keiji Nishitani, qui s’articule justement autour de la notion
de nihilisme, montre bien que celle-ci est un produit de notre époque, de
notre modernité, ce dont la catastrophe de Fukushima a été la tragique
métaphore.
124 Les athées ont-ils tué Dieu ?
Dialogue entre Camille Riquier et Pierre Zaoui
Si la « mort de Dieu » est l’acte de naissance du nihilisme, l’athéisme en est-
il le synonyme ? Les choses sont plus complexes, d’une part parce que, chez
Nietzsche, le christianisme est aussi l’une des sources du nihilisme, d’autre
part parce qu’être athée ne signifie pas nécessairement refuser de prendre la
foi au sérieux.

3. OBSESSION DES VALEURS, TRIOMPHE DU RIEN


131 Introduction. Joël Roman
132 « Les eaux glacées du calcul égoïste. » Jean Vioulac
Dans l’analyse de Karl Marx, la logique capitaliste dévalorise toute réalité par
son évaluation marchande. En effet, c’est la valeur d’échange qui prime, dans
un système où l’on définit toute chose par sa capacité à être vendue et tout
travail par sa capacité à produire cette valeur. Car le capital n’est autre que la
valorisation de la valeur elle-même. Le nihilisme n’est pas loin…
137 Enquête : Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux,
Jean-Claude Monod, André Orléan, Philippe Raynaud,
Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui
164 Le nihilisme de l’après-pétrole. Gaël Giraud
L’énergie est le moteur de nos sociétés. Mais peut-être n’avons-nous pas suffi-
samment vu à quel point elle pouvait aussi être, liée au progrès social ou à la
régression. Le développement de la société de consommation a largement été
lié au pétrole. À l’heure où les énergies fossiles se raréfient, comment recons-
truire le sens, pour ne pas céder à la peur du rien ?
173 Le nihilisme gris contemporain. Yves Michaud
Nous ne sommes plus aujourd’hui dans le nihilisme barbare, sauvage, du
XXe siècle, mais dans un nihilisme soft. On ne veut pas le néant, mais on ne
sait pas bien ce que l’on veut ; alors, on veut ce que les autres veulent. Le
nihilisme contemporain est conformiste et hédoniste : on se laisse déterminer
par la volonté des autres ou par son propre plaisir.

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Sommaire

180 « Croire dans ce monde-ci ». Michaël Fœssel et Olivier Mongin


184 Présentations des auteurs
ARTICLES
185 Faut-il abandonner l’euro ? Anne-Laure Delatte
Des économistes et des politiques en appellent à la sortie de l’euro, qui serait
responsable de la crise actuelle. Si l’euro demeure une monnaie incomplète,
une sortie de l’Union monétaire, quel que soit le scénario envisagé, aurait des
conséquences économiques catastrophiques. In fine, c’est au politique qu’il
faut en appeler, à la veille des élections européennes, pour relancer l’intégra-
tion budgétaire et faire ainsi de l’euro une véritable monnaie unique.
196 Valérie Rouzeau. La grâce et la gravité.
Poèmes présentés par Jacques Darras
JOURNAL
199 Querelles de familles (Michel Marian). Istanbul, la fin du système
Erdogan ? (Guillaume Perrier). L’espoir de la constitution tuni-
sienne (Édith Lhomel). Le Portugal, la démocratie et l’Europe
(Guilherme d’Oliveira Martins). Mourir dans la rue (Véronique
Nahoum-Grappe). Top chef, l’excellence à la française ? (Alice Béja)
BIBLIOTHÈQUE
219 Repère – Le théâtre et ses spectateurs, par Selim Lander
225 Librairie. Brèves. En écho. Avis

Abstracts on our website : www.esprit.presse.fr


Couverture : © Sophie Chivet/Agence Vu

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Éditorial

Une atmosphère inflammable

UNE simple rumeur peut désormais conduire à déscolariser des


enfants, un appel de groupuscules mal identifiés jeter des mani-
festants dans les rues, un sketch inquiéter les autorités, un livre pour
enfants affoler des responsables politiques… Une surenchère d’in-
dignation bruyante conforte l’ambiance de panique morale. Que
penser de cette atmosphère inflammable où le moindre fait divers
peut accaparer l’attention et les commentaires ?
La contagion virale favorisée par les nouvelles technologies
offre bien sûr une force de diffusion et une vitesse de propagation
inouïe aux idées les plus farfelues. Mais la technologie n’explique
pas tout : la réception favorable accordée aux théories du complot
les plus grotesques montre une montée de la crédulité et un affai-
blissement inquiétant du sens commun. Avant le développement de
l’internet, la presse et la télévision étaient tenues pour respon-
sables de ces emballements médiatiques à répétition. Mais l’affai-
blissement de la presse et le désintérêt croissant pour le journalisme
dans les médias télévisuels font émerger une nouvelle réalité : un
recul de la discussion informée au profit de querelles demi-savantes
et de polémiques bouffonnes.
Le journalisme a longtemps constitué un bouc émissaire
pratique : c’est lui qui était considéré comme responsable de la
dégradation du débat public. La surenchère commerciale imposée
par la concurrence du marché prostituait l’esprit civique. Mais ce
procès est-il encore d’actualité, alors que le modèle économique de

Mars-avril 2014 4
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Éditorial

la presse papier s’est effondré et que des titres aussi emblématiques


de la presse française que Libération risquent de disparaître ? Au
demeurant, ce procès se trompe souvent de cible, en se focalisant
sur quelques éditorialistes, alors que le travail de la presse consiste
dans une activité collective, organisée dans une rédaction : vérifier,
recouper, hiérarchiser, contextualiser…
Entendu ainsi, le journalisme peut très bien migrer du papier au
numérique. Mais, quoi qu’en disent les pionniers des nouveaux
médias, le modèle économique des sites d’information n’est pas
mûr : le consentement à payer du consommateur y est plus faible,
la concurrence du gratuit plus directe, les revenus publicitaires dix
fois inférieurs. Comme le montrent les mésaventures récentes de
Libération, la diversification des modes de financement peut rapi-
dement mettre en péril la force du titre : monétiser une marque
« branchée » en vendant des journées de colloque « clé en mains »
aux grandes villes françaises ou en transformant la rédaction en
salon gastronomique et culturel, c’est masquer un peu plus au
lecteur la réalité du travail journalistique qui permet d’assurer l’in-
cessante tâche d’un quotidien.
N’anticipons pas trop vite le discours rétrospectif : un autre
modèle naîtra sans doute de cette crise. Mais garantira-t-il une infor-
mation indépendante ? Et à quelle échéance ? Entre-temps, des
titres disparaîtront. Or un titre de presse, c’est aussi une manière de
fédérer des lecteurs, de donner forme à des ambiances sociales, de
coaliser des préférences ou des curiosités. Et surtout de surprendre
ce lectorat, de lui apporter ce qu’il n’attend pas. À une échelle plus
modeste et dans une économie moins directement concurrentielle
(seules Esprit et Commentaire sont véritablement des revues indé-
pendantes avec une équipe réduite de salariés), les revues généra-
listes participent à cette construction d’un débat public éclairé. Le
principal bouleversement d’une communication en réseau, désin-
termédiée, c’est l’éclatement de ce type de rencontre entre un
lectorat et un projet éditorial et, de ce fait, l’impression que les
mouvements d’opinion peuvent s’agréger de manière imprévisible,
brutale ou irrationnelle. La qualité du débat public s’en ressent déjà.
Comment continuer à défendre sur la scène publique des outils de
rationalisation des passions ? La diffusion virale d’élans émotionnels
ou de colère rageuse ne constitue pas un espace public. Derrière les
marques, n’oublions pas l’enjeu démocratique.
Esprit

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Position

Refus de l’école :
fausses raisons et vrai malaise

LE mouvement du refus de l’école qui a affecté fin janvier quelques


établissements scolaires est révélateur du profond malaise de
certains secteurs de l’opinion, déstabilisés dans leurs représenta-
tions traditionnelles des identités sexuées (de genre), mais aussi d’un
changement d’attitude de certaines familles, notamment celles
issues de l’immigration, vis-à-vis de l’école, et de convergences idéo-
logiques surprenantes, mais qui n’en sont qu’à leurs débuts. Ce refus
d’envoyer les enfants à l’école, sur la base de rumeurs infondées (on
habillerait les garçons en filles et vice versa, prélude à un ensei-
gnement obligatoire de la « théorie du genre » qui prônerait une
indistinction entre les sexes), a beau n’avoir touché qu’un nombre
limité de parents et d’établissements scolaires, il a néanmoins
suscité une intervention du ministre qui a dû démentir cette rumeur
et qui a demandé aux directeurs d’établissements scolaires de
convoquer les parents pour leur expliquer ce qu’il en était et pour
leur rappeler l’obligation scolaire. Cette affaire va au-delà de la
manipulation mensongère par des courants extrémistes où se retrou-
vent côte à côte des catholiques et des musulmans intégristes,
habilement associés par des militants chevronnés de certains
courants d’extrême droite.
Le débat sur le mariage pour tous, en faisant de celui-ci un acte
d’état civil entre deux personnes quel que soit leur sexe, est venu

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Refus de l’école : fausses raisons et vrai malaise

ébranler en profondeur la conception traditionnelle de la famille


comme union entre un homme et une femme afin d’avoir et d’élever
des enfants. Certes, cette conception de la famille n’a pas attendu
ce débat pour voler en éclats : elle a surtout été mise à mal par une
série d’évolutions sociologiques et juridiques qui ont progressive-
ment relativisé la famille traditionnelle, la faisant passer du statut
de norme à celui de choix de conduite parmi d’autres. Citons pêle-
mêle l’égalité de statut entre les enfants, qu’ils soient nés hors
mariage ou dans le mariage, l’autorité parentale conjointe, pour les
évolutions juridiques les plus notables, et surtout les changements
des mœurs avec la généralisation de l’union libre parmi les familles,
qui a fait que le mariage est progressivement devenu une option
parmi d’autres, à tel point que le mariage pour tous, malgré l’oppo-
sition virulente de ses détracteurs, apparaissait curieusement
comme venant sortir le mariage de la désuétude dans lequel il
semblait être tombé. C’est dans ce contexte qu’un programme
scolaire somme toute banal, initié semble-t-il par le prédécesseur
de droite de Vincent Peillon, Luc Chatel, a été mis en œuvre : il est
destiné à promouvoir l’égalité entre les sexes et se propose de lutter
contre les stéréotypes en la matière qui assignent les petites filles
à des activités privilégiant la sensibilité, à des disciplines artistiques
ou littéraires, ou qui véhiculent les images de femmes investies dans
le soin, l’entraide et les activités domestiques, tandis que les garçons
seraient par nature tournés vers des disciplines scientifiques et
abstraites et plus enclins à se vouer à la conquête du monde et à sa
transformation. Un tel programme fait évidemment référence à la
notion de « genre » (gender), qui est reçue depuis plus de vingt ans
dans les sciences sociales (aux États-Unis mais aussi en Europe)
pour distinguer le sexe biologique du rôle social et des imaginaires
qui lui sont associés, ce qui soit dit en passant a tout d’une évidence
triviale.
Ce qui l’est moins, c’est de penser que la déconstruction des
stéréotypes puisse passer en premier lieu par l’éducation, et notam-
ment l’éducation scolaire. Ce qui est en cause, ce n’est donc pas une
mal nommée « théorie du genre », laquelle n’existe que dans l’es-
prit confus de ses détracteurs, mais une idéologie politique de l’in-
différenciation, défendue dans quelques cercles militants, qui ferait
du genre et même du sexe le résultat d’un choix individuel. Ce n’est
pas faire insulte à ses partisans que de relever qu’ils sont militants
d’une cause qui n’est pas encore tout à fait consensuelle dans la
société et que certains d’entre eux ont pu voir dans l’initiative de

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Joël Roman

l’Éducation nationale une fenêtre de tir pour diffuser leur message.


De telles assertions trouvent leur justification dans des théories
comme celle qui veut que le partage communément admis entre
deux sexes relève d’une assignation à la naissance et d’une violence
sociale tout à fait discutable. Sur ces questions de mœurs, il importe
que la législation et l’État, notamment à travers l’Éducation natio-
nale, soient à la remorque des évolutions sociologiques, mais qu’ils
ne les précèdent pas, encore moins qu’ils les anticipent.
Déstabilisées dans leurs représentations des identités de genre,
de nombreuses familles, en particulier issues de l’immigration, ont
accordé foi aux rumeurs et ont décidé de ne pas envoyer leurs
enfants à l’école, témoignant ainsi d’une rupture profonde du lien
de confiance avec l’institution. Cette rupture, ici spectaculaire, est
plus ancienne et de nombreux signes avant-coureurs la laissaient
entrevoir : multiplication d’altercations et d’incidents entre des
parents et des représentants de l’institution scolaire, absentéisme
aux réunions et aux rencontres avec les professeurs, trop de signaux
hâtivement interprétés par l’institution comme la marque d’un
désintérêt des parents. Et s’il s’agissait d’autre chose ? De
l’expérience continue et répétée du mépris et de l’humiliation, que
véhicule trop souvent une bonne conscience enseignante ? La
ferveur mise par certains enseignants à pourfendre les foulards de
mères accompagnant les sorties scolaires est ici emblématique,
mais ce n’est pas le seul exemple. Combien de décisions d’orienta-
tion incomprises, parce que mal justifiées (et parfois injustifiées) ?
Combien de réflexions anodines, mais blessantes, tant vis-à-vis
des jeunes que vis-à-vis des familles ? Le mouvement de refus de
l’école, pour limité qu’il soit encore, doit certes être vivement
combattu, mais il ne saurait exonérer l’institution scolaire de toute
réflexion autocritique sur ses propres attitudes.
On n’a pas pu ne pas remarquer dans ce mouvement la conver-
gence de milieux catholiques traditionalistes et plutôt conservateurs,
habituellement hostiles à l’immigration, avec des courants musul-
mans pratiquants, unis dans la même défense des valeurs. Belle
aubaine pour les « laïcards » de service, heureux de constater la
convergence des religions dans l’obscurantisme. Pas si sûr, car
l’un des mots d’ordre de cette mobilisation est « nous demandons à
l’école d’instruire, pas d’éduquer », soit très exactement celui qui
avait été au cœur de l’offensive instructionniste conduite contre la
rénovation pédagogique, dans les années 1980, par plusieurs idéo-
logues dont Jean-Claude Milner, Alain Finkielkraut, etc., qui avait

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Refus de l’école : fausses raisons et vrai malaise

trouvé une oreille complaisante dans la personne de Jean-Pierre


Chevènement et qui a servi ensuite de ciment idéologique au para-
digme laïciste cherchant à bannir de l’école toute manifestation
d’appartenance ou de convictions. Nous nous réservons donc bien
des surprises dans le constat des convergences idéologiques !
Or l’école publique se doit d’éduquer, car sa tâche n’est pas
d’abord (et de moins en moins, il y a l’internet pour cela) de trans-
mettre des connaissances, mais de former des esprits libres et
critiques. Et cela ne passe pas par la mise entre parenthèses des
appartenances et des convictions, mais par un patient travail de
distanciation, d’acceptation du point de vue de l’autre, et de
réflexion sur la construction des identités. Y compris de genre…
Joël Roman

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Position

Les langues minoritaires en France :


une chance pour l’intégration

I L ne suffit pas d’être un pays multilingue pour être immunisé


contre la peur de la diversité. En témoigne la Suisse, pays qui recon-
naît trois langues officielles (allemand, français, italien), et a pour-
tant remis en cause, lors du référendum du 9 février 2014, la libre
circulation des travailleurs négociée avec l’Union européenne,
montrant ainsi la force sous-estimée, dans la tranquille
Confédération helvétique, de la crainte d’une immigration « de
masse » des ressortissants français, allemands ou italiens. La
France, elle, qui tient à son monolinguisme officiel, craint que
l’Europe, via la charte des langues régionales, ne lui impose la
reconnaissance de langues minoritaires, offrant à leurs locuteurs la
faculté de se prévaloir de droits particuliers dans l’usage de leur
langue. Ce qui irait à l’encontre du principe d’indivisibilité de la
nation, affirmé à l’article 1er de la constitution. Pour se prémunir de
cette reconnaissance des minorités imposée par Bruxelles, un article
avait même été ajouté au texte constitutionnel en 1992 pour
préciser : « La langue de la République est le français » (article 2).
Le président de la République s’est pourtant engagé à ratifier cette
charte. Mais comment comprendre ce débat ? S’agit-il d’une simple
clarification juridique, qui se réduit finalement à une querelle de
juristes sur des interprétations ou des usages qui pourraient être
inférés des textes, ou du reflet de clivages politiques ou de difficultés
réelles ?

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Les langues minoritaires en France : une chance pour l’intégration

La non-ratification par la France de la charte européenne des


langues régionales constitue une singularité. Ce texte, discuté à
l’échelle européenne depuis 1992, a donné lieu à une décision du
Conseil constitutionnel en juin 1999 considérant que la reconnais-
sance d’un droit à un usage public d’une langue minoritaire contre-
disait le principe constitutionnel d’unité nationale. Le Conseil
constitutionnel relève cependant qu’aucune disposition pratique
recommandée par la charte européenne ne pose de difficultés :
c’est le préambule et les principes énoncés qui provoquent un
blocage, notamment le « droit » à un « usage public » des langues
régionales, qui laisse craindre la reconnaissance de droits spéci-
fiques pour une communauté linguistique. Querelle de juristes ? La
loi qui doit arriver en discussion au Sénat1 lève les malentendus en
précisant que « l’emploi du terme de “groupes” de locuteurs ne
confère pas de droits collectifs pour les locuteurs de langues régio-
nales ou minoritaires » et que la langue française s’impose aux
usagers dans leurs relations avec les administrations et services
publics. Les inquiétudes portent donc avant tout sur un symbole,
issu du lien historique entre l’affirmation du pouvoir central, la
représentation unanimiste de la Nation et la lutte contre les parti-
cularismes régionaux.
Mais quelle est aujourd’hui la portée réelle des langues régio-
nales ? Pour les opposants à la ratification, les exemples de
l’Espagne ou de la Belgique incitent à réfléchir : des volontés séces-
sionnistes sont à l’œuvre. Mais il n’existe pas de régionalisme
comparable en France. En effet, ce sont des séparatismes de régions
riches qui s’affirment en Europe. Les Flamands ou les Catalans
veulent s’affranchir de la solidarité budgétaire avec leurs voisins
pauvres, ce qui n’est pas le cas des demandes bretonnes ou corses.
D’autres s’inquiètent d’un risque d’enfermement « communau-
taire », dans le fil de l’argument jacobin : le français n’est pas
seulement la langue unificatrice de la nation, c’est aussi la langue
de l’émancipation. En effet, disaient les Lumières, parce qu’elle est
rationnelle, la langue française est aussi la langue de la liberté.
A contrario, les langues régionales, marquées de particularismes
locaux, avaient partie liée avec l’obscurantisme et la superstition
(des arguments qu’on entend aujourd’hui à propos de l’arabe, alors
que le CAPES d’arabe est fermé depuis plusieurs années). En rester

1. Si le Sénat vote la loi, il faudra encore passer par un changement de la constitution, par
voie référendaire ou convocation du Congrès : un long chemin législatif !

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Marc-Olivier Padis

à cette position éradicatrice datée, c’est méconnaître l’histoire


linguistique de la France. Parmi les soixante-quinze langues régio-
nales répertoriées (catalan, basque, néerlandais…), cinquante-
quatre sont parlées outre-mer (créoles, langues mélanésiennes et
polynésiennes…). L’ignorance dans laquelle cette diversité est
tenue témoigne en particulier de la sous-représentation des terri-
toires ultramarins, où se trouvent les seuls vrais locuteurs non fran-
cophones (c’est-à-dire qui découvrent le français à l’école, ce qui
n’est jamais le cas en métropole pour les rares enfants qui parlent
une langue régionale en famille).
Mais si ce débat sur la langue reste politiquement sensible, c’est
en raison d’un combat d’arrière-pensées qui vise en réalité d’autres
langues minoritaires, celles des migrants. La charte européenne des
langues régionales écarte pourtant explicitement les langues de
migrants de son champ d’application : les enfants asiatiques ou afri-
cains ne sont pas près de faire valoir leur bilinguisme à l’école ! En
fait, à côté de langues minoritaires à ancrage régional (breton,
basque, corse…), il convient de reconnaître la réalité d’autres
langues minoritaires, sans attache territoriale. Depuis 1999, la
France reconnaît parmi les « langues de France » des langues
parlées sur son territoire qui ne sont langues officielles nulle part :
arabe dialectal, berbère, romani, arménien occidental, yiddish et
judéo-espagnol. Tout cela est davantage pris en compte mais de
manière statique, au nom de la défense du « patrimoine » culturel2.
Or une autre stratégie linguistique est possible, au-delà du
débat rémanent sur le régionalisme. La ressource de multilinguisme
est trop négligée dans le cadre de l’intégration à la française. La
maîtrise de plusieurs langues est pourtant à la fois une preuve de
la capacité à s’intégrer et une ressource concrète pour faire valoir
des compétences et élargir des opportunités professionnelles. Le
développement de la francophonie passera aussi désormais par les
mobilités et un plurilinguisme ouvert. À nos frontières, la Sarre vient
de décider de rendre le français langue obligatoire pour tous les
enfants afin de devenir le premier Land officiellement bilingue à
l’horizon 20433 !
Marc-Olivier Padis

2. Entretien avec Aurélie Filippetti, « Le plan du gouvernement en faveur des langues


régionales », L’Express, 28 janvier 2014.
3. »Das Saarland soll Zweisprachig werden«, Frankfurter Allgemeine Zeitung, 21 janvier
2014.

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NOTRE NIHILISME

D’un siècle à l’autre (1914-2014) :


toujours face au nihilisme

Introduction

D’ UN siècle à l’autre : 1914-2014. Le centenaire de l’entrée dans


la guerre de 1914-1918 est l’occasion pour les historiens, et cela
dans les divers pays européens concernés, de réflexions inédites et
novatrices. S’il apparaît que ce temps de violence a changé le visage
de l’Europe, on oublie pourtant que la guerre fut l’occasion d’inter-
rogations radicales de la part d’écrivains ou de philosophes venus
d’horizons divers – Franz Rosenzweig, Teilhard de Chardin, Ernst
Jünger pour ne citer qu’eux – qui ont connu l’épreuve des tranchées.
On se souvient par ailleurs que le penseur tchèque Jan Patočka, l’au-
teur de la Charte 77 à Prague, a considéré que cette épreuve inhu-
maine de la tranchée augurait l’avenir du XXe siècle. Dans des
perspectives différentes, l’historien François Furet et le philosophe
Paul Ricœur ont souligné que le XXe siècle avait commencé en 1914.
On connaît la suite de l’histoire telle que l’a mise en scène par
exemple l’historien progressiste Éric Hobsbawm dans son approche
d’« un court XXe siècle » : selon lui, au « siècle des catastrophes »
(1914-1944) a succédé dans une partie de l’Europe un « âge d’or »
momentané (1945-1975, les fameuses Trente Glorieuses) avant
qu’un capitalisme intraitable, sans concessions, ne s’impose, aux
dépens d’un mouvement démocratique pris en otage, après la chute
du mur de Berlin en 1989. En cette fin de XXe siècle, on aurait donc
assisté à un retour à la case départ, à la période précédant 1914, et
l’urgence est aujourd’hui pour beaucoup de jeter les bases de la
critique d’un capitalisme qui a su s’adapter aux évolutions d’une
planète en voie de mondialisation et « à court d’énergies ».

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Michaël Fœssel et Olivier Mongin

Tout ce que les « maîtres du soupçon » (Marx, Nietzsche,


Freud…) avaient prédit, à savoir la permanence de la violence et
de la guerre, s’est réalisé en 1914 et « les crimes du XXe siècle » en
sont la suite barbare. Mais c’est le diagnostic de Nietzsche, formulé
dans les termes du nihilisme, un constat brutal mais aussi prophé-
tique, qui est le plus souvent mis en avant. Que Nietzsche organise
sa pensée autour de la catégorie de nihilisme et que cela ne puisse
laisser indifférent, Jean-Luc Nancy, qui nous accorde ici un long
entretien, le disait déjà dans Esprit (mars 1968) peu de temps avant
ce tournant de 1968 qui remit à la mode de manière heureuse et
libérée les penseurs du soupçon :
Sans doute Nietzsche n’est promu par personne comme Père d’une
tradition puisque nous nous méfions des Pères. Mais de façon plus
insistante, n’est-il pas, à plusieurs titres, celui qui authentifie notre
propre nihilisme1 ?
La catégorie de nihilisme telle qu’elle fut pensée à la fin du
XIXe siècle anticipait le destin de l’Europe, placé sous le signe de
la « décadence », de l’ère de la technique et du règne de l’argent si
bien décrit par Balzac, Thomas Mann ou Zola. Si la révolution
nihiliste est associée aux grandes dérives totalitaires (Leo Strauss,
Hermann Rauschning…), faut-il alors en conclure que nous devons
reprendre cette catégorie à notre compte « à l’aveugle » et dire que
le monde n’a finalement pas changé ? Certes, les fondateurs de cette
revue, confrontés qu’ils étaient à la crise des années 1930, à l’alié-
nation dans le travail, à la quantification des valeurs et aux pressions
de la société de consommation n’ont jamais oublié, alors même qu’ils
cherchaient vainement une troisième voie (ni capitalisme ni commu-
nisme), de lire Nietzsche puis Camus, qui a remis au goût du jour
le nihilisme après la Deuxième Guerre mondiale. Mais devons-nous
considérer que nous vivons à l’heure du nihilisme, nous qui avons
renoué avec la guerre au quotidien et ses barbaries depuis 2001
(terrorisme) et 2003 (Irak/Syrie/Centrafrique…), nous qui avons pris
acte des intempéries à répétition d’un capitalisme financier qui a
perdu le sens du réel2, nous qui connaissons le délire consumériste

1. Jean-Luc Nancy, « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir ? », Esprit, mars 1968.
2. Voir les numéros qu’Esprit a consacrés à la crise financière et économique, dont celui-
ci est à sa manière une suite : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière »
(novembre 2008), « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? » (décembre 2008),
« Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique » (juin 2009), « Les contrecoups
de la crise » (novembre 2009), « Les impensés de l’économie » (janvier 2010), « Les États et
le pouvoir des marchés » (décembre 2010), « Les marchés hors contrôle ? » (décembre 2011),
« La crise, comment la raconter ? » (juin 2012).

14
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D’un siècle à l’autre (1914-2014) : toujours face au nihilisme

exacerbé par les nouvelles technologies, nous qui sommes mis sous
pression par les inquiétudes écologiques de la planète et des inéga-
lités croissantes ? Mais alors de quel nihilisme parlons-nous ? Et
surtout, comment lui faire face ? Car si parler de « notre nihi-
lisme », celui de toute notre époque, ne vaut pas adhésion, comment
lui répliquer, sans se contenter d’un rappel des bonnes valeurs, ce
qui contribue trop souvent à les renforcer, à partir d’une position de
surplomb ?
Notre nihilisme, ce titre signifie seulement que notre monde a
sûrement à voir avec le nihilisme et qu’il faut en prendre acte. Tant
du côté des religieux que de ceux qui ne veulent pas d’un Dieu, la
catégorie de nihilisme nous éclaire. Certes, les options démocra-
tiques de la revue ne vont pas dans le sens d’une adhésion aux nihi-
lismes contemporains. Il n’en reste pas moins qu’il nous faut vivre
les difficultés d’une démocratie qui n’a plus de fondement assuré et
ne saurait faire semblant d’en avoir un. Parler, à l’heure des discus-
sions sur la Constitution tunisienne, d’indétermination démocratique
n’est pas nécessairement un aveu d’impuissance mais l’indication
qu’il faut éprouver un temps présent qui ne se résume pas au seul
destin de l’Europe ou de l’Occident, celui que vivent physiquement
les manisfestants de la place Maïdan à Kiev.
Michaël Fœssel et Olivier Mongin

Ce numéro, conçu et coordonné par Michaël Fœssel, a été réalisé avec


le concours d’Olivier Mongin, de Jean-Louis Schlegel et de Joël
Roman.

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Pourquoi le nihilisme ?

Michaël Fœssel

POURQUOI le « nihilisme » ? Les mots ne manquent pas, pourtant,


qui disent la sombre incertitude du présent. Est-il opportun de faire
usage d’un terme qui charrie autant de présupposés ?
Dans la sémantique contemporaine de l’inquiétude, c’est le mot
« crise » qui domine. Déclinée dans à peu près tous les registres de
la vie collective (l’économie, la morale, l’amour ou la politique), la
crise nomme les contradictions où s’enferre la société, tout en
faisant, en principe, signe vers un dénouement. Elle devient « struc-
turelle » lorsque aucune issue n’est à l’horizon et que, d’événement
transitoire, la crise se transforme en état permanent. Mais même
dans ce cas, on peut hésiter à employer le mot de nihilisme. Pour
ne pas céder à la tentation du pire, on parlera plutôt de « déclin »,
de « mélancolie », voire de « décadence ». Autant de termes qui
évoquent une perte et décrivent une situation critique dont il n’est
pourtant pas exclu que l’on puisse sortir.
Pourquoi, alors, ajouter un élément d’effroi métaphysique au
discours déjà fort répandu de la déploration ? Une première réponse
serait que le nihilisme évoque le « rien » dont sont tissées nos
expériences. Or les occasions ne manquent pas où le rien s’impose
comme la seule conclusion possible à ce que nous voyons : un
débat politique désormais entièrement soumis aux impératifs de la
communication, la présence du (mauvais) spectacle dans l’espace
public, la résurgence de passions délétères et les victoires actuelles
du ressentiment. Ce ne sont pas les violences destructrices qui
incitent à porter ce diagnostic, plutôt les petites vacuités quoti-
diennes dont nous sommes témoins. À la question : « Qu’est-ce

Mars-avril 2014 16
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Pourquoi le nihilisme ?

que le nihilisme ? », Nietzsche répondait « que les valeurs supé-


rieures se déprécient ». Les sociétés contemporaines n’opèrent pas
de tri dans ce qu’elles montrent, en sorte que c’est l’idée même d’une
hiérarchie du sens qui tend à disparaître. L’information en temps réel
sacrifie la mise en forme à la mise en scène. L’accélération généra-
lisée des rythmes donne le sentiment de danser au-dessus d’un
abîme dont rien de décisif n’émerge.
Une société qui offre trop d’objets à croire et pas assez de crédi-
bilité prête le flanc au soupçon de reposer sur le vide. Mais le nihi-
lisme exprime autre chose, de beaucoup plus important qu’un
constat banal sur la vacuité des opinions dans une société qui a
renoncé à l’organisation hiérarchique du sens. Plus que la généra-
lisation du rien, il désigne son élévation au rang de puissance
active. Il y va ici d’une certaine fascination pour le néant dont on
peut hésiter à faire un trait d’époque, alors qu’il est aisé de parler
de relativisme. Il existe aussi une tentation de ne pas voir que le rien
devient un horizon dont il est d’autant plus difficile de sortir qu’il
se soustrait à nos attentes les plus tenaces en matière de sens. Qu’il
soit devenu suspect de parler aujourd’hui de nihilisme, alors que des
auteurs aussi différents que Camus, Blanchot ou Deleuze n’hési-
taient pas à le faire au cœur du XXe siècle, participe de la chose
même. Une époque nihiliste ne s’avoue pas aisément comme telle.
Elle invente d’autant plus de simulacres qu’elle entend voiler le rien
dont elle procède.
Le premier objectif de ce numéro d’Esprit est de réintroduire le
mot de nihilisme dans le champ : c’est la condition préalable à la
lutte contre la chose qu’il désigne. Au plus loin de la déploration,
il faut justifier ce choix en insistant sur ce que l’on gagne à parler
de nihilisme pour éclairer le présent. La forme de ce dossier se veut
adéquate à son objet : renouant avec une tradition de la revue,
Esprit propose un questionnaire qui met à l’épreuve une notion
tombée en déshérence dans le débat intellectuel1. Plutôt que de
publier un ensemble d’articles historiques ou thématiques sur le
nihilisme, nous avons sollicité des économistes, des philosophes, des

1. La revue a souvent fait appel à des questionnaires ou à des enquêtes pour traiter de sujets
divers, de l’école (« Réforme de l’enseignement », juin 1954), à la médecine (« Les médecins
parlent de la médecine », février 1957) en passant par l’armée (« Armée française ? », mai 1950)
et des pays étrangers (Japon, Allemagne…). Les enquêtes ont également été au cœur de
numéros emblématiques d’Esprit, comme « La sexualité » (novembre 1960), « Nouveau monde
et parole de Dieu » (octobre 1967), « Le temps des religions sans Dieu » (juin 1997) ou
« Pourquoi le travail social ? » (avril-mai 1972) et son écho de 1998 : « À quoi sert le travail
social ? ».

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Michaël Fœssel

théologiens, d’autres intellectuels encore, afin de savoir dans quelle


mesure la question du nihilisme entre en écho avec leur travail. C’est
la pertinence descriptive du concept de nihilisme que cet ensemble
voudrait faire paraître, s’ouvrant sur un long entretien avec Jean-Luc
Nancy, dont l’œuvre n’a cessé d’interroger les fausses évidences du
sens. On se contentera ici d’indiquer les bienfaits d’une référence
au nihilisme pour 1) introduire de la profondeur historique dans
l’analyse, 2) reposer la question du sens et 3) mettre en doute les
appels récurrents aux « valeurs » pour résister à la crise.

Renouer avec l’histoire


Davantage qu’une définition, le nihilisme a une histoire. C’est
une première raison pour remettre en scène ce terme : il permet de
prendre du champ dans la lecture du présent plutôt que de céder au
court terme de l’expertise. Le nihilisme échappe au problem solving
dans la mesure où il s’ancre dans le temps long de l’histoire euro-
péenne. Sans remonter jusqu’à la gnose ou à la théologie négative,
c’est à la fin du XVIIIe siècle que le mot fait son apparition2 et au
milieu du XIXe qu’il prend une place centrale dans le débat intel-
lectuel. En 1862, Tourgueniev utilise le terme pour décrire le carac-
tère révolté de son héros Bazarov qui veut servir le peuple en
mettant à bas les traditions religieuses comme les croyances dans
le progrès3. Dès lors, le nihilisme devient un concept central pour
exprimer le mal-être qui entrave la compréhension que l’Occident
a de lui-même.
De Dostoïevski à Cioran en passant par Schopenhauer et
Flaubert, le nihilisme désigne une tonalité propre à l’Europe
moderne revenue des dogmes religieux et exposée à une existence
sans fondement. On peut penser que le nihilisme situe trop en
hauteur l’origine de nos désespoirs. C’est justement son mérite :
privilégier la compréhension ample sur les explications courtes. Il
se pourrait que « aujourd’hui » dure depuis longtemps, alors que
nous avons tendance à penser que les maux dont nous souffrons
émanent de causes à la fois récentes et unidimensionnelles. Ce type

2. Dans la bouche du jacobin Anacharsis Cloots : « La république des droits de l’homme,


à proprement parler, n’est ni théiste ni athée ; elle est nihiliste. » Ce qui est dit ici de manière
méliorative sera très souvent repris sous la forme d’une critique de l’absence de fondement trans-
cendant des droits de l’homme.
3. Voir Yvan Tourgueniev, Pères et fils, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1992.

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Pourquoi le nihilisme ?

de rationalisation a quelque chose de rassurant : pour résorber le


chômage, il suffit de créer de la croissance ; pour refonder la démo-
cratie, il faut enseigner les valeurs de la République ; pour prolonger
la durée de vie, il est nécessaire d’investir dans la recherche médi-
cale… Le diagnostic de nihilisme déplace la focale en demandant,
par exemple : que vaut le mythe de la croissance ? Quelle est la
valeur des valeurs républicaines ? D’où nous vient ce désir d’im-
mortalité ? Ces questions émanent du soupçon qu’il n’y a peut-être
rien derrière les idoles contemporaines. Ce « rien » possède une
histoire qu’il nous faut reprendre.
Chez Nietzsche, puis chez Heidegger, le nihilisme acquiert une
profondeur historique plus grande encore. Il ne renvoie plus simple-
ment à la vanité d’une vie sans Dieu ou à la fascination politico-
esthétique pour le néant, mais désigne une dimension essentielle de
l’histoire occidentale marquée par le christianisme et la métaphy-
sique. Au-delà du pessimisme ou du dégoût d’exister, il y va donc
avec le nihilisme de la physionomie de la modernité en tant qu’elle
résulte du renoncement à l’idée d’une raison ultime des choses.
Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux siècles prochains. Je
décris ce qui va venir, ce qui ne peut plus venir d’une autre
manière : l’avènement du nihilisme4.
Nous serions donc au mitant de cette histoire qui s’inaugure par
l’effondrement, plus psychologique que sociologique, des valeurs
chrétiennes. Le propre de la notion de nihilisme est de nouer une
disposition individuelle et psychologique avec une évolution collec-
tive et spirituelle. Une immense fatigue se serait emparée de
l’Europe comme des Européens à la suite de l’abandon plus ou
moins volontaire de la foi dans la consistance de l’être. Dans ce que
l’on peut appeler l’« histoire du nihilisme », sur laquelle revient la
première partie de ce numéro, cette fatigue européenne a d’abord
pris la forme terrible de la guerre extrême menée au nom de rien.
Jünger et Patočka, mais déjà Paul Valéry, présentent la Première
Guerre mondiale comme le suicide de l’Europe au moyen d’une
dévastation technique d’autant plus radicale qu’elle laisse en
suspens la question de savoir « au nom de quoi » se mène la lutte.
Le désir de ne plus être ne prend plus, de nos jours, un aspect
sanglant. Le projet européen, issu du deuxième suicide du continent,
a même souvent été présenté comme une réplique positive au nihi-

4. Nietzsche, Fragments posthumes, automne 1887-mars 1888, Œuvres philosophiques


complètes, t. XIII, Paris, Gallimard, 1976.

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Michaël Fœssel

lisme. Reconstruire plutôt que de contempler des ruines ! Il reste


que les adversaires de la construction européenne ont souvent vu
dans cette dernière l’organisation pacifique d’une sortie définitive
hors de l’histoire. Aujourd’hui, même les partisans de l’Union euro-
péenne sont obligés de reconnaître que la lassitude s’est emparée
des citoyens comme des institutions. Ce que l’on analyse en général
d’un point de vue procédural (l’absence de peuple européen, la
défiance à l’égard des institutions communautaires, les limites d’un
modèle exclusivement économique) a peut-être des origines plus
lointaines. On déclare « vouloir l’Europe », mais que veut l’Europe ?
Quels sont les principes et les objectifs d’une construction politique
qui semble ne reposer que sur elle-même et (c’est la même chose)
sur le poids de plus en plus encombrant de la technocratie ? Que
signifie, finalement, « être européen » à l’heure d’une globalisation
qui européanise le monde au détriment du continent Europe ?
Cet exemple montre que le nihilisme n’est pas un courant
d’idées qui relève au mieux de l’histoire culturelle. À l’arrière des
problématiques sociales ou politiques apparemment balisées par
l’expertise, on trouve des décisions métaphysiques sur l’histoire et
des attitudes psychologiques dont il n’est pas inutile de retracer la
généalogie. Plutôt que de se donner un individu ou une société déjà
faits sur lesquels il n’y aurait plus qu’à agir (c’est toute la rhétorique
du « projet » européen), on peut se demander de quelles expé-
riences spirituelles émanent nos attentes et nos renoncements. Le
nihilisme situe l’origine de la configuration contemporaine dans la
montée en puissance du vide. De ce fait, il consonne avec notre
époque qui consacre, parfois pour le pire, l’effondrement des repères
de la certitude.

Inquiéter le sens
À cela, on pourrait répondre que l’histoire européenne est une
chose, mais que les défis du présent appellent autre chose qu’une
remémoration du néant. Pourquoi parler de nihilisme alors que le
monde n’a jamais été autant saturé de sens et traversé à ce point par
des techniques efficaces ?
Précisément, le nihilisme n’est pas synonyme d’absence de
sens (l’absurde), mais il désigne sa réduction à un modèle unique :
celui de l’efficience. C’est au milieu du XIXe siècle, on l’a dit, que
le thème s’impose, c’est-à-dire à une époque où triomphent le posi-

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Pourquoi le nihilisme ?

tivisme et la foi dans la science. La croyance dans la convergence


entre les progrès de la technique et ceux de l’humanité morale bat
alors son plein. Dès cette époque, l’on pouvait s’étonner que le nihi-
lisme émerge dans un contexte marqué par autant d’optimisme5.
Pour éclairer ce paradoxe apparent, il faut se souvenir de
Bouvard et de Pécuchet, deux figures de l’optimisme scientiste
dont la bêtise a été élevée par Flaubert au sublime. Ces personnages
veulent transformer le monde de fond en comble, l’expliquer et le
rationaliser afin que ne subsiste aucune trace d’incertitude. Leur
confiance dans la science n’est pas tant une réponse au nihilisme
que son expression ultime. Prisonniers d’un désir absolu de maîtrise,
Bouvard et Pécuchet interprètent la résistance du monde comme une
insulte à leur demande de sens : plutôt que de renoncer à leurs théo-
ries, ils accusent le monde d’irrationalité au point de rêver sa
destruction. Lorsqu’elle se conjugue avec un volontarisme effréné,
la passion de la connaissance peut mener à l’abîme : c’est Nietzsche,
toujours, qui disait que l’homme nihiliste « préfère vouloir le rien
que ne rien vouloir6 ».

« Oh ! le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant »


Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit
l’émondage de la charmille, Pécuchet la taille de l’espalier. Marcel
devait fouir les plates-bandes.
Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrêtaient. L’un fermait sa
serpette, l’autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement
à se promener – Bouvard à l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine
en avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les
mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par
précaution ; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir
Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de
pain.
Dans cette méditation, des pensées avaient surgi ; ils s’abordaient,
craignant de les perdre ; et la métaphysique revenait.
Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d’un gravier dans
leur soulier, d’une fleur sur le gazon, à propos de tout.

5. Ajoutons que, pour Nietzsche, le nihilisme ne résulte pas de l’abandon des valeurs chré-
tiennes ou des croyances métaphysiques, mais qu’il est déjà à l’œuvre dans le modèle du sens
légué par le christianisme et le platonisme. Dans cette perspective, c’est parce que l’on pose
la vérité hors de ce monde que l’on se condamne à nier le monde dans toutes ses caractéris-
tiques prégnantes (le devenir, le sensible, la puissance affirmative de la vie). L’idéalisme ne serait
jamais que la marque d’un refus. Sur le rapport entre christianisme et nihilisme, voir Didier
Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
6. Nietzsche, Généalogie de la morale, III, § 1.

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Michaël Fœssel

En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière


est dans l’objet ou dans notre œil. Puisque des étoiles peuvent avoir
disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des
choses qui n’existent pas.
Ayant retrouvé au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiet-
tèrent sur de l’eau et le camphre tourna.
Voilà donc le mouvement dans la matière ! Un degré supérieur du
mouvement amènerait la vie.
Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne
seraient pas si variés. Car il n’existait à l’origine, ni terres, ni eaux, ni
hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matière primordiale, qu’on n’a
jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes
produites ?
Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatigué de les
servir, ne leur répondait plus, et ils s’acharnaient à la question, prin-
cipalement Pécuchet.
Son besoin de vérité devenait une soif ardente.
Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le repre-
nait bientôt pour le quitter, et s’écriait la tête dans les mains : – « Oh !
le doute ! le doute ! J’aimerais mieux le néant ! »
Flaubert, Bouvard et Pécuchet (1881), chap. VIII

Le nihilisme ne désigne pas tant le désenchantement du monde


qu’une réaction négative à ce dernier. Il est donc parfaitement
compatible avec un activisme d’autant plus intense qu’il n’a pas de
finalité claire. Ces derniers mois, la France a été le terrain d’im-
menses colères à propos du sens. Les manifestations hostiles au
mariage homosexuel ont vu se conjuguer une demande de repères,
une référence rigide aux valeurs et tout un amas de certitudes qui
se situent à l’articulation de la religion et de l’anthropologie. Comme
souvent, la théologie a été la grande absente de cette foire
d’empoigne à propos des « valeurs religieuses », ce pourquoi la
deuxième partie de ce dossier porte sur le lien entre le nihilisme et
les discours de la foi. La saturation du sens trouve des expressions
militantes dans la croyance religieuse (les évangélismes en sont un
bon exemple), comme si la foi avait perdu tout lien avec l’aveu de
l’incertitude.
On peut aussi retrouver la trace du néant dans une demande
hyperbolique de sens qui sombre dans les théories du complot, le
fanatisme religieux ou le terrorisme. À chaque fois, tout vaut mieux
que d’accepter l’incertitude qui émane du monde moderne. Tout,
c’est-à-dire aussi bien le rien devenu l’objet d’un désir passionné
et destructeur.

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Pourquoi le nihilisme ?

Dès lors, le diagnostic sur le nihilisme prend une nouvelle


dimension : il s’oppose au romantisme du sens qui caractérise assez
bien nos sociétés contemporaines. Ce n’est pas tant la demande
comme telle qui est en cause que la nature d’une attente qui confond
le sens avec la signification logique, comme si tout dans le monde
était justiciable d’un savoir objectif. À la suite de Husserl, Patočka
a insisté sur le fait que le nihilisme procède de la naturalisation du
sens qui postule que seuls existent le quantifiable et le représen-
table. Dans cette perspective, la technique, qui ne s’oppose plus aux
croyances religieuses lorsque celles-ci sont à la recherche de
dogmes et de preuves, accomplit une figure du nihilisme : la néga-
tion active de ce qu’il y a d’incertain dans l’expérience humaine.
L’oubli du « monde naturel », fait d’incertitudes et de contingences,
au profit de la rationalité technique instrumentale, prépare des
déceptions d’autant plus redoutables qu’elles sombrent dans le
désir de plier le réel aux exigences des sciences objectives7.
Le dégoût d’exister n’est jamais un point de départ, il résulte
plutôt du constat de l’inadéquation entre le monde et nos attentes
instrumentales. Comme le montre le désespoir de Pécuchet, la
naïveté qui fait que l’homme se considère comme la mesure de
toutes choses se transforme en ressentiment lorsqu’il constate que
ce même réel résiste à ses calculs et à ses prévisions. Pour répondre
à ces déceptions, il est tentant d’inventer un monde fictif qui aurait
cet avantage d’être parfaitement intelligible puisqu’il n’y subsiste-
rait aucune indétermination. Les modèles mathématiques, pourtant
hautement « rationnels », que l’on a voulu appliquer à l’action
humaine et à l’économie, symbolisent bien cette naïveté qui consiste
à soumettre le réel aux catégories d’une raison abstraite.
Le nihilisme est donc parfaitement compatible avec le « trop-
plein » de l’explication et de la saturation du sens. Ne parler de rien
autorise à parler indéfiniment, et l’on sait combien nos sociétés
médiatiques s’y entendent pour soumettre le moindre événement à
un commentaire infini. Contrairement à ce que l’on dit souvent, l’in-
dividu contemporain ne souffre pas de ne croire en rien, il serait plus
juste de dire qu’il est invité à croire dans le rien qu’on lui présente
quotidiennement en guise de pitance. Cela explique aussi un certain
aveuglement à l’égard du nihilisme. En effet, ce dernier se situe à
la croisée de la métaphysique et de la littérature, deux disciplines
auxquelles on délègue de plus en plus rarement le soin de décrire

7. Voir Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris, Verdier, 1999.

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Michaël Fœssel

le réel. De la première, on attend aujourd’hui plutôt qu’elle


réenchante le monde à l’aide de catégories forgées pour justifier les
promesses transhumanistes de la technique. Quant à la seconde, elle
se voit la plupart du temps cantonnée à un rôle de divertissement
ou à sa fonction esthétique. Dans les deux cas, on s’interdit de
comprendre comment les crises que nous traversons sont liées à un
choix en faveur d’une figure unilatéralement scientiste de la
rationalité.
Évoquer le nihilisme du présent revient donc moins à déplorer
l’absence de sens qu’à mettre en doute la certitude de le trouver au
coin de la rue ou au détour d’une équation. À l’heure où le travail
universitaire se confond avec le processus globalisé de la
« recherche », où la statistique étend sa capture à l’ensemble des
phénomènes humains et où le commentaire réduit les événements
au bavardage médiatique, il n’est pas inutile d’interroger le besoin
de clôture qui caractérise l’organisation contemporaine du savoir.

Douter des valeurs


Aborder les incertitudes du présent en faisant le détour par l’his-
toire spirituelle de l’Europe, interroger la définition du sens qui
domine et configure notre époque : ces deux raisons suffiraient à
justifier que l’on s’interroge sur l’actualité du nihilisme. Mais il en
est une troisième, peut-être la plus importante car elle touche à un
phénomène contemporain dont nous sommes aujourd’hui capables
de mesurer l’ampleur. La réponse aux crises traversées par les
démocraties prend trop souvent la figure de l’appel aux « valeurs ».
Par là, on entend le plus souvent de solides croyances qui se
seraient éclipsées sous le poids du relativisme ou de l’individua-
lisme, mais qu’il serait loisible de réactualiser pour répondre aux
demandes d’une société en mal de repères. Dans le registre des
valeurs, à peu près toutes les institutions peuvent être convoquées
pour peu qu’elles symbolisent un semblant d’ordre : les églises, la
république, la famille ou encore l’entreprise. Le marché aux valeurs
(et n’y a-t-il jamais de valeurs ailleurs que sur un marché ?) se porte
d’autant mieux que l’on regrette par ailleurs la disparition d’au-
thentiques hiérarchies et de croyances solides. La dernière partie
de ce dossier revient sur l’ambiguïté de la notion de valeurs, aussi
bien dans le domaine politique et moral que dans la sphère écono-
mique où elle trouve son déploiement privilégié.

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Pourquoi le nihilisme ?

Notons déjà que cet appel récurrent aux valeurs est singulier
puisqu’il promeut le volontarisme (« les valeurs, cela s’enseigne »)
tout en se revendiquant d’un ordre universel du bien que personne
n’a choisi. Rien n’est plus subjectif que les valeurs, mais ce sont
elles, pourtant, que l’on appelle en renfort d’une société dont les
édifices semblent mis à mal par les évolutions du monde. Surtout,
la dimension moralisante du retour aux valeurs masque mal une
accointance profonde avec le nihilisme qu’il prétend combattre :
Nietzsche repérait le triomphe du nihilisme dans le fait que l’hu-
manité ne retenait plus que les « valeurs qui jugent ». On oublie que,
à l’arrière des valeurs, il y a des évaluations qui demanderaient
elles-mêmes à être mises en question, non seulement quant à leur
objectivité, mais aussi relativement au geste dont elles procèdent.
Le nihilisme pourrait bien triompher sous la figure des juge-
ments qui concluent à la décadence, au déclin, voire à la maladie
du présent. Comme l’écrit Heidegger :
Dans de tels jugements, ce qui est décisif ce n’est pas qu’ils
évaluent tout dans le sens négatif, c’est qu’en tout état de cause ils
évaluent8.
Le dogme de l’évaluation s’est aujourd’hui généralisé à un point tel
qu’il ne fait plus question. Des politiques publiques à la recherche,
du fonctionnement de l’entreprise à celui du couple, l’ensemble des
activités humaines est décrété susceptible de quantification. N’est-
ce pas là le signe d’une incapacité à juger à l’aide d’autres critères
que ceux fournis par les mathématiques ? Ce choix d’un unique
modèle de rationalité n’émane-t-il pas d’un désespoir profond qui
mine les capacités d’initiative des individus ?
Ce sont là autant de questions que la confrontation avec le
nihilisme permet d’ouvrir. S’interroger sur la « valeur des valeurs »,
c’est revenir à une configuration de l’Europe ouverte par la « mort
de Dieu » et dont ce dossier montre qu’elle nous concerne encore
par bien des aspects. La passion de l’évaluation ne peut s’imposer
que dans un monde où le fondement des valeurs n’est plus donné
sous une forme religieuse. En ce sens, il existe bien un lien entre
l’évaluation et la démocratie : ce que Claude Lefort appelle le « lieu
vide du pouvoir » implique que les principes qui organisent la
société deviennent l’objet d’un questionnement permanent. Mais
l’évaluation cesse d’être démocratique lorsque ses critères ne font

8. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF,
1959, p. 39.

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06-a-Foessel_Mise en page 1 20/02/14 14:16 Page26

Michaël Fœssel

plus question et que la quantification des valeurs vise à balayer l’in-


certitude au profit de la logique du calcul. Confondre le citoyen avec
l’homme économique (rationnel et prévisible), c’est encore une
manière de forclore l’indétermination démocratique.
Le nihilisme apparaît en toute lumière au moment où l’on
cherche à convaincre qu’il n’y a rien à penser ni à vouloir au-delà
des valeurs. Dans cette logique, la culture du conflit est condamnée
au nom des risques de « barbarie » qu’elle recèle. Comme si ceux
qui ne veulent soumettre la politique ni à la morale ni à l’économie
étaient suspects d’un irrationalisme irresponsable. La référence au
nihilisme serait justifiée si elle permettait de comprendre que le
recours aux valeurs n’est pourtant pas la seule solution face à l’an-
goisse du vide. La modernité a élaboré des normes qui, parce
qu’elles n’émanent pas de la raison instrumentale, peuvent
prétendre à une universalité non autoritaire9. En deçà des valeurs
et des normes, il existe aussi des convictions qui, conscientes de leur
fragilité, ne se présentent pas comme des garanties absolues pour
affronter l’avenir. La réponse au « rien » ne se trouve pas dans le trop
de certitudes. Elle émane le plus souvent de ceux qui, au contraire
de Pécuchet, préfèrent le doute au néant.
Michaël Fœssel

9. L’opposition entre les normes et les valeurs est, par exemple, au cœur de l’œuvre de
Jürgen Habermas.

26
07-a-Nancy-entretien_Mise en page 1 20/02/14 17:37 Page27

Quand le sens ne fait plus monde

Entretien avec Jean-Luc Nancy*

PENSEUR de la déconstruction aux côtés de Jacques Derrida et de


Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy n’a jamais abandonné la
question du sens. Au cours des années 1960, il explore dans les
colonnes d’Esprit l’ébranlement des catégories traditionnelles de la
pensée, sans renoncer pour autant à l’engagement1. À cette époque,
où il est un collaborateur régulier de la revue, Jean-Luc Nancy
aborde le sens en le confrontant à ce qui le remet le plus profondément
en cause. Et, déjà, il croise le nihilisme dans la figure de son plus
grand prophète2.
S’il s’éloigne du christianisme, le philosophe ne cesse pas d’in-
terroger les actes et les significations qui portent le religieux3. Jean-
Luc Nancy ne recule pas devant les mots, même lorsque ceux-ci
portent une histoire chargée, méditant par exemple sur le « commun »,
la « communauté » et le « communisme de la pensée4 ». Il en va de
même du mot de « sens », souvent réduit au vestige d’une métaphy-
sique imprécise ou, au contraire, ramené à un élément logique.
Durant les années où il enseigne à l’université de Strasbourg (de 1968
à 2004), Jean-Luc Nancy remet obstinément sur le travail une ques-
tion : comment aborder le sens comme ce qui vient plutôt que comme
ce qui est advenu ? Le sens déjoue nos attentes bien plus qu’il ne les
comble, il faut donc renoncer à sa clôture. Par là, le sens se rapproche

* Philosophe. Il vient de publier l’Autre portrait, Paris, Galilée, 2014.


1. Jean-Luc Nancy, « Catéchisme de persévérance », Esprit, octobre 1967.
2. Id., « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir ? », Esprit, mars 1968.
3. Id., la Déclosion. Déconstruction du christianisme, 1, Paris, Galilée, 2005 et l’Adoration.
Déconstruction du christianisme, 2, Paris, Galilée, 2010.
4. Id., la Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois, 1986.

27 Mars-avril 2014
07-a-Nancy-entretien_Mise en page 1 20/02/14 17:37 Page28

Jean-Luc Nancy

du monde comme horizon ouvert à des événements qu’aucun savoir ne


permet d’anticiper5.
Nous revenons dans cet entretien sur cette articulation du sens et
du monde, peut-être perdue pour nous, et sur le lien conflictuel entre
pensée du désœuvrement et nihilisme.

ESPRIT – Vous semble-t-il nécessaire de faire la distinction, dans les


diagnostics portés sur la période contemporaine, voire sur la moder-
nité, entre la décadence, le déclin ou le nihilisme ? Y a-t-il une plus-
value du terme de nihilisme par rapport à tous les discours de la
déploration ? Et par rapport à quelle idée de l’« ordre » et du « sens »
le nihilisme se positionne-t-il ?
Jean-Luc NANCY – Il y a certainement une positivité du nihilisme
par rapport aux idées de décadence ou de dégradation. Celles-ci
présupposent un état antérieur meilleur. Or le regret de l’état anté-
rieur est aussi ancien que l’Occident. L’Âge d’or est une invention
grecque. Il n’y a que chez les juifs qu’il n’y a pas d’âge d’or, puisque
l’état antérieur est l’esclavage.
Le retour de la déploration de l’antérieur est une grande
constante de notre histoire. Cela a été beaucoup dit, mais jamais on
n’arrive à le surmonter. J’ai moi-même tout à fait involontairement
le sentiment que c’était mieux avant. Mais je suis pratiquement
obligé de transporter ce sentiment avant le XIXe siècle…
Si l’on admet cela, c’est que l’on ne peut peut-être même plus
parler d’une décadence. Le nihilisme, un mot du XIXe siècle juste-
ment, a l’avantage de sembler ne pas parler d’un avant. En même
temps, cet « avant » ne disparaît pas tout à fait, puisque si l’on dit
qu’il n’y a rien, il est supposé qu’il y a pu y avoir quelque chose. Là
où les XVIIe et XVIIIe siècles demandaient « pourquoi y a-t-il quelque
chose plutôt que rien ? », le nihilisme dit qu’« il y a rien là où l’on
continue à croire qu’il doit y avoir quelque chose », quelque chose
de l’ordre des valeurs.

L’épuisement du sens
Chez Nietzsche, le nihilisme, qu’il qualifie d’« effondrement
des valeurs suprêmes », est lié à la mort de Dieu, qui signifie la réfu-
tation du Dieu moral, d’un Dieu comme valeur, garant des valeurs
et de leur possibilité. Je serais même tenté de remplacer valeurs par

5. J.-L. Nancy, le Sens du monde, Paris, Galilée, 1993 (rééd. 2001).

28
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Quand le sens ne fait plus monde

« sens », puisque le sens rejoint la valeur en ce qu’il vaut par


rapport à celui auquel on le communique. On parle ainsi de la
« valeur » d’un mot en linguistique.
La mort de Dieu, bien entendu, est aussi une référence à
l’« avant ». Il ne s’agit pas d’une invention de Nietzsche mais du
résultat logique du développement de toute la philosophie moderne,
depuis au moins Duns Scot et le nominalisme. En réalité, on peut
dire que c’est ce qui commence avec la grande scolastique et l’as-
similation de Dieu à l’Être suprême, c’est-à-dire la métaphysique au
sens de Nietzsche ou de Heidegger. Or l’histoire de toute la philo-
sophie moderne ne fait que montrer ce qui aboutit parfaitement à la
critique kantienne de la preuve ontologique. L’Être suprême se
défait lui-même bien consciencieusement, chez Descartes, Spinoza,
Leibniz, Malebranche même. Kant, en quelque sorte, termine le
travail, ce que Nietzsche ne fait qu’entériner.
La mort de Dieu est donc la destitution de l’Être suprême, c’est-
à-dire la destitution de quelque chose représenté comme un étant,
une personne au sommet de l’ordre du monde – ce qui suppose un
ordre du monde. Il est donc logique que la destitution de cet Être
accompagne le mouvement plus global de remise en question des
ordres possibles du monde. Le monde de l’Antiquité, le monde dans
lequel sont apparus les Grecs et les Romains, était un monde qui
s’ouvrait à partir de la disparition des grands ordres cosmiques reli-
gieux. Ce qu’on appelle la philosophie est d’emblée venu s’inscrire
dans cette absence d’ordre.
L’épuisement du sens est donc d’une certaine manière la mise
au jour de ce qu’il en est du sens, de ce que nous en avons fait à
partir du moment où ce qui était un monde ordonné ou susceptible
de l’être s’est ébranlé. Mais cet épuisement ne se fait pas en une
fois ; il commence dès l’histoire de l’Antiquité. Souvent, on pense
l’Antiquité comme un tout non historique. Or le miracle grec, s’il a
eu lieu, fut très rapide ; la démocratie athénienne n’a jamais été en
bonne santé. Une fois passées les guerres médiques, qui ont donné
l’impression que la Grèce comme ensemble tenait, les choses ont
bien vite commencé à se disperser. Au IIe siècle avant J.-C., le stoï-
cisme et l’épicurisme manifestent l’usure et l’échec de ce
« miracle », ce dont Nietzsche sera par la suite un témoin très vif.
Rome en revanche réussit quelque chose qui n’a plus jamais été
recommencé, à savoir une instauration entièrement humaine et
totalement religieuse de l’ordre. Mais c’est une religiosité qui est
civique, le seul exemple d’ailleurs de religion civile qui ait vérita-

29
07-a-Nancy-entretien_Mise en page 1 20/02/14 17:37 Page30

Jean-Luc Nancy

blement tenu. Pourtant, elle aussi, à un moment donné, vacille. C’est


là que le nihilisme, peut-être, a sa racine. Tout se passe comme si
Rome n’avait plus l’énergie de tenir.
On peut le comprendre si l’on pense que Rome est la première
modalité d’un monde. C’est à la fois un État et un peuple, qui a
besoin de se fabriquer sa propre histoire pour tenir. Cela fonctionne
si bien que Rome « fait monde » comme jamais aucun autre empire.
Les Égyptiens, les Syriens, les Hittites n’ont jamais été contempo-
rains de développements techniques tels que ceux dont ont béné-
ficié les Romains, héritiers des grandes révolutions techniques, de
l’écriture, du fer comme des moyens de navigation. C’est ce que j’ai
compris en lisant Antoine et Cléopâtre de Shakespeare. Lorsque
Cléopâtre dit à Marc-Antoine « tu es le maître du monde », c’est sans
doute la première fois que l’on dit cela à quelqu’un dans l’histoire
de l’humanité.
Un monde s’est créé, et ce monde – qui est à la fois mondialité
et mondanité – provoque une sorte de baisse de tension. Comme le
dit un historien allemand cité par Freud dans son Moïse, à partir du
IIe siècle av. J.-C., « il semble qu’une grande tristesse se soit
emparée de tous les peuples de la Méditerranée ». C’est une phrase
étrange, venant d’un historien, mais il est difficile de ne pas partager
ce constat. La période correspond au stoïcisme, à l’épicurisme, au
cynisme et à des recherches religieuses éperdues (Isis, Orphée…).

Au XIXe siècle, Nietzsche parlera aussi, à propos du nihilisme, de la


tristesse européenne, d’une « grande fatigue ». Comme s’il se rejouait
ici une forme de décadence de l’Empire romain. Nietzsche n’a jamais
pardonné au christianisme d’avoir défait Rome. D’une certaine
manière, il reprend l’attaque contre le christianisme qu’on avait déjà
adressée à saint Augustin : c’est le christianisme qui a dissous les liens
de la religion civique. Mais revenons sur la formule « maître du
monde ». Est-ce que vous la comprenez comme « maître du sens » ?
Vous écrivez, dans le Sens du monde6, « il n’y a plus de sens du
monde ». Quand ce sens se perd-il ? Est-ce par rapport à l’idée du
cosmos instituée par les hommes à Rome ?
Le monde romain, en faisant monde, produit quelque chose qui
n’avait jamais eu lieu, qui est justement l’équivalence du sens et du
monde. Le monde est la totalité organisée par les hommes, c’est-à-
dire Rome, son pouvoir, son droit. Le droit est très important parce

6. J.-L. Nancy, le Sens du monde, op. cit.

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Quand le sens ne fait plus monde

que le droit romain représente le sens comme articulation, cette arti-


culation qui semble se suffire à elle-même, qui fait la fierté de Rome
et qui tient par un certain nombre de soutiens religieux. Car le droit
romain est religieux d’origine7, il est un avatar de la religion en tant
que fournisseuse de sens. Mais là où la religion fournissait ce sens
dans un rapport avec une face cachée du monde, le droit n’a plus
de face cachée. Au nom de quoi y a-t-il le droit ? Aldo Schiavone
montre bien les fissures qui se produisent au moment où la perte de
la référence religieuse devient de plus en plus claire. On observe
la même chose dans le domaine du savoir, qui chez les Romains est
avant tout un savoir technique, délesté de tout mystère.
Le christianisme apparaît alors de toute nécessité comme le
produit de l’insatisfaction de ce monde qui sait comment faire (du
droit, des fortifications, des routes), mais qui n’a plus de face
cachée. La mort devient ainsi un problème et l’influence du
judaïsme se fait sentir. Car le judaïsme, c’est une autre souche, un
autre germe qui s’est employé à se dégager des ordres du monde ;
il s’agit d’une grande entreprise de soustraction à la domination
humaine8, notamment à travers la rupture avec le sacrifice.
Je ne crois pas, contrairement à ce que dit René Girard, que le
sacrifice soit exclusivement de l’ordre de la violence, de la purifi-
cation par le bouc émissaire. Le sacrifice établit du lien, du sacré.
Ce lien se construit avec la face cachée, par la mort : on tue un vivant
pour être en rapport avec le monde des morts.
J’ai pensé quelquefois faire une typologie des cultures et des
civilisations en fonction de leur rapport avec les morts (et non pas
avec « la » mort). Pour les cultures dites « primitives », les morts
sont quelque part, ils sont là, dans la nature, ils sont présents ; ils
ont leur autel, il faut les apaiser, leur faire des sacrifices. Dans
l’Antiquité, les morts sont des ombres errantes, malheureuses,
inconsistantes, qu’on ne sait pas situer.
Ainsi, dans un monde dans lequel les morts sont devenus on ne
sait plus trop quoi, à la fois ombres et figures ancestrales honorées,
la tristesse est aussi à propos de ces morts dont on ne sait plus bien
quoi faire (aujourd’hui non plus d’ailleurs…). Le christianisme
s’annonce et parle d’une autre vie, d’une résurrection, qui repose en
réalité sur une idée venant du judaïsme, qui est celle de la fin du
souci, créée par l’Alliance. Je pense en effet que l’Alliance est plus

7. Voir Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2009.
8. Voir Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003.

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Jean-Luc Nancy

importante que la Loi, car elle n’est pas menacée par la mort de
Dieu. L’Alliance signifie ce qui va devenir, dans le christianisme,
le pardon des péchés. Or le péché est une chose absolument inédite,
complètement solidaire de la subjectivité, elle-même solidaire de la
rupture complète de l’ordre dont on parle. Parce qu’il n’y a plus
d’ordre, j’ai un moi. Augustin était vraiment nécessaire après Jean
et Paul, pour faire le christianisme. Parce qu’il dit que l’homme est
devenu un sujet qui a en lui, par lui-même, un rapport à infiniment
plus et autre que lui.

Pourquoi le christianisme a réussi


Vous dites que la seule expérience où le sens a fait monde et le monde
a fait sens de manière close, c’est Rome. Le christianisme a défait cette
identité au détriment du monde et au profit du sens. La phrase « il n’y
a plus de sens » n’est pas encore prononcée, on dirait plutôt « le sens
a été là » (par l’Incarnation) et « il est à venir » (par le retour du
Christ). Mais ne peut-on penser que le néant qui s’abat sur le monde
est déjà l’œuvre du christianisme ? Le nihilisme n’a-t-il pas à voir avec
cette démondanisation du sens ?
Oui et non. Dans Antéchrist9, Nietzsche rappelle que le chris-
tianisme est le pardon des péchés, c’est-à-dire la fin de la condition
de pécheur, de la condition de celui qui ne reconnaît pas l’ordre et
qui se trouve renvoyé à la subjectivité car il est en position de
pouvoir juger. Être sauvé, c’est être racheté de ses péchés, c’est
justement ne plus vouloir instaurer le monde par soi-même et à sa
mesure. Au fond, ce qui est le plus important, c’est de se dire que
jamais personne n’a pensé, au sens fort, que l’homme soit la mesure
de toute chose. Ni les Grecs, ni les Juifs, ni les chrétiens. Mais en
même temps, tout s’est passé comme si l’homme était et devait être
et allait devenir la mesure de toute chose, y compris de lui-même.
Il est devenu son propre producteur, comme le disait Marx.
Les deux choses se sont produites ensemble, à ceci près, quand
même, que ce n’est pas le christianisme qui a fait exploser ce
monde, c’est ce monde qui a explosé « en » christianisme parce qu’il
n’arrivait pas à tenir. Cela est très bien montré dans Quand notre

9. Friedrich Nietzsche, Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1990.

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Quand le sens ne fait plus monde

monde est devenu chrétien10 de Paul Veyne. Ce livre m’a illuminé.


Paul Veyne, qui n’est pas chrétien, est le premier qui ait répondu à
une question que j’ai posée je ne sais combien de fois : pourquoi le
christianisme a réussi ? Veyne dit que Constantin n’a absolument
pas fait une opération d’opportunisme politique. Il avait un entou-
rage intellectuel de très grande qualité, qui lui a montré que ce que
racontaient les chrétiens était sans doute ce qu’il y avait de mieux
pour venir au secours de la tristesse. Il s’agissait donc avant tout
d’un mouvement intellectuel, spirituel de compréhension.

Il fallait de la consolation à ce monde qui faisait sens et qui était


pourtant déjà mort. C’est ce que le christianisme a apporté.
C’était la solution la plus puissante, peut-être même une solu-
tion trop puissante. C’est ce qui a précipité, peut-être, la fin de
Rome, mais aussi le devenir de l’empire de la chrétienté. Ce qu’il
faut comprendre autrement que comme un fâcheux accident. Il
faut rappeler que, dans cette histoire du christianisme, c’est-à-dire
de la rupture complète avec la possibilité d’un ordre donné du
monde, s’ouvre aussi la possibilité humaine de produire un monde.
C’est même l’invention de l’homme comme étant au centre du
dispositif. Cela se fait en même temps que l’ouverture à un autre
régime du sens, le régime de l’infini. C’est dans cette énorme ambi-
valence que tout se joue, et qu’au bout d’un moment Pascal va dire
que « l’homme passe infiniment l’homme ».
C’est là qu’intervient également la tentation de refaire le monde
par l’Église, la question de l’empire, qui se dédouble, car le chris-
tianisme ne peut pas devenir directement empire ; on a donc le pape
et l’empereur. La scission entre ce qui a été, l’espace d’un siècle à
Rome, l’unité entre le sens et l’expérience, l’emporte. Mais ce n’est
tout de même pas un hasard si l’Église catholique est romaine. L’idée
de l’empire est restée comme idée de civilisation politique de
Charlemagne à Hitler. Mais l’Église au fond n’est jamais arrivée à
se traiter elle-même comme elle aurait dû. Elle s’est transformée une
première fois avec la Réforme, mais pour s’intégrer encore plus à
l’État. Et la Réforme a eu un autre effet, celui de lancer le processus
de démythologisation, qui a aussi mené à la crise du christianisme.
Le premier christianisme n’attendait que la fin du monde.
Pendant le deuxième, entre le VIe et le VIIIe siècle, le sens qui avait
été envoyé vers l’autre monde se replie vers ce monde, et l’on

10. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Le livre de poche, 2010.

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Jean-Luc Nancy

invente des choses pour montrer que le passage à l’autre monde se


fait par ce monde-ci : c’est là que naît l’idée de la vallée de larmes,
ou celle de la réussite du royaume de Dieu sur la terre.

On retrouve ici la providence, le progrès, l’histoire, ce que vous appelez


souvent des « régimes de signification » qui seraient ce qui est en crise
aujourd’hui. Le monde contemporain ne constituerait plus, et peut-être
heureusement, le sens. Comment distinguer alors l’infinité, ce que vous
pensez sous le terme du sens, et les tentatives constantes de l’histoire
de reconstituer des régimes de significations univoques ?
Il faut revenir pour cela à Rome, le seul moment où il a semblé
que le monde pouvait être son propre sens. Ce qui pose ensuite la
question : comment refaire l’empire ? Mais cette question n’est
valable que si l’on y ajoute : comment refaire l’empire sans le chris-
tianisme ? Puisque c’est ce dernier qui a parachevé, en quelque
sorte, la fin du monde romain.
D’un autre côté, il ne faut pas négliger ce qui se passe dans le
domaine du savoir, qui se transforme radicalement par rapport à ce
qu’il était du temps des Romains. En régime romain en effet, le
savoir est devenu savoir-faire, un bloc technique qui s’est imposé
et sur lequel l’événement chrétien, qui est aussi l’événement de la
subjectivité, fait advenir la possibilité d’un savoir infini. Ce n’est pas
un hasard si c’est une histoire qui va aller jusqu’au calcul infinité-
simal et à toutes les théories de l’infini dans les mathématiques
modernes. On cherche, en fin de compte, le moteur…

Cela renvoie au nominalisme médiéval.


Mais d’où vient le nominalisme ? Il a sa possibilité dans toute
la scolastique.

La tentation de la maîtrise
La scolastique est un immense effort pour enclore un sens, Dieu lui-
même, dans une série de définitions, c’est-à-dire pour maîtriser l’im-
maîtrisable. Le nominalisme n’aurait fait que rappeler cet
immaîtrisable et le radicaliser.
Il y a une entreprise de maîtrise, complètement parallèle à
celle de l’empire. À Rome, le fait de « dire » le monde s’accompa-
gnait de la maîtrise de ce monde, avec tous les moyens nécessaires.
Le christianisme est apparu pour répondre à la tristesse qui accom-

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Quand le sens ne fait plus monde

pagne la maîtrise. Il a apporté quelque chose qu’il faut comprendre


en termes d’énergie, qui a eu la grande force d’ouvrir vers un
dehors qui paraissait disparu. Mais cette force est redoutable.
Thomas d’Aquin, dans son traité des noms divins, s’évertue à
donner sens à « deus », tout en se référant au tétragramme divin,
mais aussi à Jésus, nom humain. Deus devient un nom magnifique,
mais Thomas ne croit pas que ce soit un nom magique, un nom
sacré.
Nous avons fini par nous servir de « Dieu » de manière constante,
et aujourd’hui mondialisée. « Dieu » au singulier a un sens, et c’est
une invention absolument occidentale, d’abord platonicienne puis
chrétienne. La scolastique, au fond, dévoile le fait que tout cela, ce
sont des opérations de langage. On retrouve le raisonnement mené
plus tôt à propos du droit. C’est peut-être là que quelque chose de
la latinité s’est glissé. Car le droit latin, s’il avait des références reli-
gieuses, a fini par s’installer dans son autoproduction (invention de
la jurisprudence, recueils d’ordonnances), déclarant ainsi sa propre
dimension formelle. Or le nominalisme dit que tout est formel ;
cette mise au jour de la formalité ouvre en même temps l’infini.

Mais elle ouvre également le rien, car c’est là que commence la ques-
tion de la théologie négative, qui mènera ensuite au nihilisme.
La théologie négative était déjà apparue avant, mais va effecti-
vement prendre de plus en plus d’importance, jusqu’à cette phrase
d’Eckhart, « prions Dieu de nous laisser quittes et libres de Dieu ».
Ce que dit Eckhart, et qui reste valable je pense, c’est que l’on n’est
jamais complètement libre de Dieu que si l’on est parvenu à prier
Dieu pour l’être. Que veut dire « prier Dieu », c’est-à-dire ne parler
à personne mais pourtant parler vraiment ? C’est quelque chose que
la poésie, la littérature en général sait, ou a su…
Si nous sommes peut-être sortis de la question de Dieu, nous
sommes en revanche toujours, et peut-être plus que jamais, dans la
question du savoir. Ou plutôt, aujourd’hui de la recherche, sorte de
« mauvais infini » du savoir. Nous ne cessons d’être inondés de
« découvertes » des sciences cognitives, qui, du moins dans leur
vulgarisation, donnent l’impression de repousser toujours plus loin
la question du sens, d’affirmer une sorte de pensée tautologique :
« C’est comme ça parce que c’est comme ça. »
La science moderne a été rendue possible à partir du moment
où, comme l’a bien dit Kant, la science s’est mise à construire elle-
même son objet. C’est ainsi que l’on crée un préalable de conditions

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Jean-Luc Nancy

mathématiques, qui sont les conditions d’un langage de l’infini. C’est


ce qui rend possible ce que dit Descartes au début de son Traité du
monde, à savoir qu’il va présenter au lecteur un monde à la fois tota-
lement différent et totalement semblable à celui qu’il connaît.
Cette science moderne est indissociablement technique (la
technique n’est pas simplement une application de la science).
Elle repose sur un postulat de maîtrise, et même de maîtrise de
l’infini.

Elle repose également sur le postulat que le monde est quelque chose
qui est « à faire », qui n’est pas donné. Or toute une série de théma-
tiques plus ou moins philosophiques dans le débat intellectuel du
XIXe siècle reviennent à dire : le monde n’est rien, donc je peux en faire
quelque chose. Une forme de nihilisme actif, aurait dit Nietzsche. Que
penser de cette croyance selon laquelle le monde est « à faire » ? N’est-
elle pas le préalable d’un certain nihilisme technique ?
Je ne sais pas. Au contraire de la proposition « le monde n’est
rien, il est ce que j’en fais », il me semble que ce que nous apprend
la technique, c’est que l’homme est un pur produit de la nature – un
des acquis de la science moderne contre lequel un certain fanatisme
se déchaîne. Que l’homme se situe dans la descendance du singe
est très important ; cela veut dire que la nature, la physis comme dit
Heidegger, a la capacité de produire un étant qui la déglingue
complètement.
Si nous comprenons cela, nous ne pouvons plus parler de la
nature comme d’une sorte de donné préalable dont nous avons
besoin, car c’est bien autre chose : nous sommes dedans. Ce qui veut
dire que la question du sens est la question de ce que fait cet animal
dans la totalité de ce qui existe. L’homme est cet étant, ce vivant qui
en parlant, c’est-à-dire en maniant le sens, défait et refait constam-
ment la totalité du monde. Mais on ne peut pas dire que le monde
n’est que ce qu’il produit. On peut dire que le monde se produit lui-
même comme sa propre transformation, en tant que l’homme est
partie du monde.
Cela permet d’aller au-delà du discours qui consiste à dire que
nous avons à faire un monde nouveau. Marx disait que l’histoire de
l’homme deviendra l’histoire naturelle et vice versa. Dans cette
formule cependant, il montre qu’il a le sens des deux, et de leur
interdépendance. On insiste beaucoup sur la production chez Marx,
mais quand il dit cela, il n’oublie pas que la production vient de la
nature.

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Quand le sens ne fait plus monde

À propos du savoir comme technique, on a trop l’habitude de


laisser le champ libre à des réflexions sous-heideggeriennes qui
considèrent la technique comme exploitation de la nature en tant
que stock. Or Heidegger ne dit pas seulement cela… Nous sommes
dans une situation où la technique demande autre chose que de
seulement en appeler à la régulation (« science sans conscience
n’est que ruine de l’âme », cela commence à dater un peu…), au bon
usage de la technique, comme on parle du bon usage du capitalisme.
Aujourd’hui prolifèrent les expressions comme « technique
humaine », « technique sous surveillance » ou « capitalisme
éthique ».

Blanchot et le « rien »
Vous évoquez le texte sur la technique de Heidegger, dont la première
phrase est : « L’essence de la technique n’est pas technique. » Ce geste
motive aussi l’emploi du terme « nihilisme » : l’essence de la crise n’est
pas l’économie. Il y a dans notre présent des configurations de sens
qui échappent au discours de l’expertise, aux impératifs du problem
solving. Or cette question du nihilisme est très présente, après la
Seconde Guerre mondiale, chez Blanchot, Bataille, puis Foucault via
Nietzsche et Heidegger. Comment expliquez-vous, rétrospectivement,
que cette notion surgisse à ce moment-là comme fondamentale pour
rompre avec un certain régime du sens ? Et cette notion a-t-elle joué
un rôle dans votre propre formation philosophique ?
Ce type de questionnement est venu pour moi relativement
tard, autour de 1968. Je suis toujours très frappé par le fait que,
comme toute ma génération, je n’ai pas du tout été dans une
conscience du nihilisme pendant ma jeunesse. Qu’est-ce qui nous
portait ? D’abord, les Trente Glorieuses. Mais en même temps, une
sorte de climat positif, de confiance, dans lequel de toute façon il y
avait une flèche du temps marquée positivement. L’histoire avançait.
Même lorsque l’on n’était pas marxiste, cela ne changeait pas
grand-chose : on croyait tout de même au progrès.
Je suis « sorti » du christianisme quand je me suis rendu compte
qu’il participait de ce même mouvement progressiste. Mais après
coup, je me suis rendu compte que tout ce qui nous portait était lié
à un état du monde hérité d’avant la guerre, et dont nos parents
avaient tout fait pour le reprendre, après, comme si de rien n’était.
J’ai vécu de 1945-1951 en Allemagne. J’avais entre 5 et 11 ans,
mais je n’avais aucune conscience de la guerre. On ne me racontait

37
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Jean-Luc Nancy

rien. Ce n’est qu’après que les choses sont venues. On pensait


qu’il y avait là seulement une grosse bourde qu’il fallait oublier.
Nous étions surtout portés par un élément de dynamisme de la
décolonisation, elle aussi intégrée à un grand modèle de progrès.
Cette libération des peuples colonisés, au fond, c’était presque le
couronnement de la civilisation occidentale (nous avions failli,
mais nous réparions). L’une des premières désillusions est inter-
venue lorsque j’ai rencontré pour la première fois des gens du FLN,
peu avant les accords d’Évian. C’était une formation pour les ensei-
gnants de la future Algérie indépendante, menée par des cadres du
FLN. J’ai l’impression que ce jour-là, toute mon énergie a été coupée
à la base. « Si c’est des salauds comme ça qu’on va mettre au
pouvoir, pourquoi nous sommes-nous battus ? », me suis-je dit… Je
devais m’occuper du domaine littéraire, et l’on m’a déconseillé
certains livres…
En Algérie, en Égypte, un peu dans toute l’Afrique, l’issue de
la décolonisation nous a refroidis. En 1963, la première fois que j’ai
été à Esprit, amené par Robert Fraisse, c’était pour une rencontre
sur le silence de la jeune génération. J’ai parlé, pour dire qu’on ne
se reconnaissait pas dans les discours des autres ; nous avions une
double conscience ; nous croyions au grand élan, en même temps
aucun discours (communiste, personnaliste) ne nous convainquait
complètement.

Quelle était alors l’influence d’auteurs qui abordaient la question du


rien, du nihilisme ? Y avait-il une prise de conscience du tragique
ainsi évacué aussi bien par le marxisme que par cette croyance géné-
ralisée au progrès ?
C’est à cette même période que Jean-Marie Domenach a publié
le Retour du tragique11. La référence au « rien » est arrivée un peu
comme une heureuse surprise. Comme si c’était quelque chose qui
venait remplir ce qui était ressenti comme un vide, mais sans
pensée.
On ne cesse de me poser cette question du « rien », car j’ai
toujours dit que le premier sens du mot est positif, ce que l’on
retrouve encore dans l’expression « il s’en faut d’un rien ». Un
« rien » est un tout petit quelque chose. Mais cela ne fonctionne
qu’en français. Surtout je pense maintenant que toute cette constel-

11. Jean-Marie Domenach, le Retour du tragique, Paris, Le Seuil, 1967.

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Quand le sens ne fait plus monde

lation du rien, de l’absence, a joué un rôle considérable, mais ce


qu’elle nous a livré, c’est l’exigence d’en finir avec le rien. Cela ne
veut pas dire pour autant mettre quelque chose ou quelqu’un à la
place de ce rien.
Je vais publier prochainement un ouvrage sur la Communauté
inavouable de Blanchot12. Je me suis en effet aperçu que ce livre n’a
jamais été lu par personne, et que c’est un livre étrange, compliqué.
Blanchot avoue qu’il n’a pas renoncé à ses convictions d’avant la
guerre, ce qu’il avait dit clairement dans un article en 1984, « Les
intellectuels en question13 » : il y affirme que les intellectuels,
quand ils s’engagent pour la justice et la démocratie, font leur
devoir mais ne font pas leur travail d’intellectuels.
Or dans le neutre de Blanchot, il y a un refus de se prononcer
qui peut aussi bien ouvrir sur « la neutralisation du neutre14 » que
sur le fait de ne pas vouloir nommer quelque chose dont on sait bien
qu’on en hérite et qui pourrait être mis sous le nom du mythe. Dans
la Communauté inavouable, Blanchot montre que pour lui la
communauté doit reposer sur un mythe, et ce mythe a un rapport très
marqué avec Jésus-Christ, avec l’Eucharistie.
Cela signifie que Blanchot, c’est-à-dire la grande référence du
« rien », a réussi à impressionner, avec une maîtrise et une péné-
tration extraordinaires, mais, en s’enivrant de lui-même, il a oublié
qu’il restait quand même quelque chose à faire. Comment Blanchot
réussit à s’enivrer de lui-même ? En consacrant à nouveau, et
comme toujours, la parole de l’écrivain et de la littérature comme
ce qui assure la présence mythique15. Mais chez Blanchot, j’ai
l’impression que ça a fini par prendre l’allure d’une sorte d’autorité
prophétique et sacrée. D’une certaine façon, c’est « après moi le
déluge ». Je n’aime pas les récits de Blanchot, pas au sens où ce
n’est pas mon goût, mais parce qu’ils exposent constamment un refus
du récit – grande affaire blanchotienne – parce que le récit porte
quelque chose du contingent, de l’accidentel, de la transformation
alors que le non-récit de Blanchot pense montrer une pleine
présence.

12. Maurice Blanchot, la Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1996.


13. Réédité sous forme de livre, M. Blanchot, les Intellectuels en question. Ébauche d’une
réflexion, Paris, Farrago, 2001.
14. Voir J.-L. Nancy, « Le neutre, la neutralisation du neutre », Cahiers Maurice Blanchot,
2011, no 1.
15. Id., la Communauté désœuvrée, op. cit.

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Jean-Luc Nancy

Tout récemment, j’ai découvert le livre d’Uri Eisenzweig16, dans


lequel il parle du refus du récit comme marque des origines du
fascisme en littérature, à partir de Barrès. Il s’agit d’un refus du récit,
mais pas du mythe. Jusque-là, je n’aurais pas fait la différence, parce
que je n’avais pas assez réfléchi à ce que signifiait le refus du récit
chez Blanchot. De quel mythe s’agit-il ? Il ne peut y avoir de mythe
sans figuration. Mais chez Blanchot, ce serait une figure pâle,
presque effacée, disparue. C’est toute l’affaire de la Communauté
inavouable : la femme qui disparaît. Car c’est la femme qui porte tout
pour Blanchot, y compris la jouissance, que l’homme ne connaît pas.
Mais Blanchot, dans le livre, se met dans la position de la femme.
Il y a un véritable enjeu du côté du récit, a contrario de ce que
pensait Blanchot. Récemment, j’ai lu deux romans de Roberto
Bolano, les Détectives sauvages et 2666. Là, je me suis dit : « Je tiens
quelque chose qui parle du monde dans lequel on est. » C’est le
même sentiment que j’ai eu très jeune en lisant Balzac.

Il est intéressant que l’exigence d’en finir avec le rien fasse revenir au
récit. C’est admettre ce qui a été l’un des refus fondamentaux de
Blanchot et du structuralisme, à savoir la transitivité du récit, le fait
que le récit parle du monde. C’est ce que Ricœur a dit, mais qui l’a
placé en porte à faux par rapport à la vision du littéraire comme texte
pur.
Parler du monde veut alors dire que le monde existe, c’est-à-dire
qu’il y a une extériorité dense, résistante. Prenons l’exemple de
l’esprit17, puisque la « faillite de l’esprit » a été une formule souvent
employée pour décrire la décadence, le nihilisme. Si on parle de
l’esprit, il faut absolument être capable de penser que l’esprit n’est
rien, n’est pas quelque chose. On peut se référer à Augustin :
l’esprit est sans dimension, il est hors du temps et de l’espace. Ce
qui signifie qu’il les traverse. En un sens, la science pénètre la
matière. Parler du monde, oui, parce que d’une certaine façon on ne
peut pas parler d’autre chose. Même si le monde ne fait pas monde
au sens d’une possibilité de sens. Ce n’est d’ailleurs qu’en en
parlant qu’on lui donne la possibilité de devenir monde.

16. Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du
XXIe siècle », 2013. Voir le compte rendu d’Alice Béja dans ce numéro, p. 229.
17. Voir Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987 (rééd.
par Flammarion, coll. « Champs », sous le titre Heidegger et la question. De l’esprit et autres
essais, en 2010).

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Quand le sens ne fait plus monde

L’appel aux valeurs


Il y a une manière de dire qu’on en finit avec le rien, le nihilisme, la
décadence, c’est d’en appeler aux valeurs. De plus en plus, les valeurs
apparaissent comme un référent destiné à constituer du commun, de
la communauté. Mais il faut se souvenir de la critique radicale des
valeurs chez Heidegger, comme appartenant au nihilisme. Cet appel
aux valeurs participe-t-il lui-même d’une forme de rien ou y a-t-il
quelque chose en lui, même de manière maladroite, éminemment
discutable, qui manifeste au contraire une exigence de ne pas s’aban-
donner au rien ?
Revenons tout d’abord au mot de « valeur » lui-même. Si le nihi-
lisme c’est la dévaluation de toutes les valeurs, la dévaluation ne
supprime pas la pensée qu’il y a dans le mot « valeur ». La valeur
manifeste quelque chose dans notre histoire, dans toute notre tradi-
tion, mais qu’on a beaucoup de mal à voir. Ce ne sont pas « les
valeurs », justement. Les valeurs ne peuvent que renvoyer à l’idée
de valeur. Or « la » valeur, le fait de valoir en soi, renvoie, au beau
milieu de l’histoire de la naissance du monde moderne, au mot alle-
mand de Würde (dignité) qui appartient à la famille de Wert (valeur).
Würde, c’est le mot de Kant pour désigner ce à quoi doit
s’adresser le respect de l’impératif catégorique. L’impératif catégo-
rique est la prise de conscience et la verbalisation par toute une
époque de quelque chose qui est là, au travail. Ce que dit Kant avec
la Würde, c’est que l’impératif moral, qui est de lui-même présent
dans la raison humaine (ce n’est pas le philosophe qui l’importe),
est de respecter la dignité de chaque homme. On peut l’étendre à
la dignité de chaque existant, mais c’est une autre question.
Que veut dire cette dignité comme valeur absolue ? C’est exac-
tement ce que nous désignent et nous cachent en même temps tous
nos discours sur les valeurs et les droits humains. Que veut dire cette
valeur ? Peut-être quelque chose qui ne peut être mesuré par aucune
unité de mesure. Il ne s’agit pas de la valeur au sens économique.
Ça n’a pas de prix, mais ça vaut. Ou alors ça vaut un prix infini. En
cela, la dignité kantienne vient tout droit du judéo-christianisme. Elle
est d’ailleurs commune à toutes les grandes religions monothéistes,
où le « mono » renvoie moins à l’Un qu’à l’idée de « chacun ».
Or c’est la grande affaire de la démocratie. On a inventé la démo-
cratie en croyant qu’on inventait un nouveau régime de gouverne-
ment alors qu’en fait on a procédé à une grande mutation
anthropologique. On a dit ce que le christianisme disait depuis le

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Jean-Luc Nancy

départ et ce qui était un des grands axes de rupture de l’Antiquité :


la fin des différences constituantes et hiérarchiques entre maître et
esclave, homme et femme…

C’est ce que disait Marx quand il écrivait que la démocratie réalise


ce que le christianisme n’a jamais pu réaliser lui-même.
Oui, sauf que lui croyait encore que cette réalisation était
possible. Et les théoriciens du communisme, comme Engels, ont
d’ailleurs souvent fait le parallèle entre les premiers chrétiens et les
communistes. C’est toujours la question de l’égalité qui pose
problème. Aujourd’hui, l’enseignement démocratique, par exemple,
repose en fait sur un mépris total de l’égalité qu’il est censé repré-
senter puisque tout le monde sait très bien que ça ne marche pas,
et que peut-être ça ne peut pas marcher. Ce qui signifie alors que
l’égalité démocratique n’est pas la même quantité de savoir donnée
à tout le monde.
La valeur, finalement, rejoint le sens. Le sens est un « valoir
pour » – toujours pour un autre, en principe pour tous.

Une telle approche gomme un peu l’aspect « moral » de la valeur. Or


nous sommes aussi dans une époque – on l’a vu au moment des mani-
festations contre le mariage homosexuel – où ce thème de la valeur
apparaît comme réinvesti d’une sorte d’aura presque magique, puis-
qu’il est censé refaire communauté là où l’individualisme ou les
communautarismes religieux auraient disséminé le sens. Quel serait
votre regard sur cette référence à du collectif par le moral, par la
valeur, qui n’est pas non plus la norme kantienne ?
L’universel, nous ne pouvons simplement le congédier ou le
laisser de côté, car c’est l’enseigne à laquelle nous nous sommes mis.
Le moduler peut-être, mieux comprendre que cet universel ne doit
pas être abstrait, d’accord. Mais on ne peut l’effacer.
L’histoire du mariage pour tous a été très intéressante pour ça.
Tout le monde s’est référé à des valeurs déjà données. D’un côté, la
famille, l’enfance, etc., de l’autre côté, l’égalité, le droit pour tous.
J’ai été très frappé, choqué même, par le nombre de manifestants
opposés au mariage ; mais, en face, j’ai été malheureux que ses
défenseurs n’aient rien d’autre à dire que le « droit ». J’aurais voulu
presque écrire quelque chose pour dire qu’il ne s’agit pas de cela,
mais du fait que les sociétés bougent, évoluent. La famille nucléaire
est une tradition qui n’est pas si ancienne et dans sa pratique effec-
tive, elle est même très récente. Sans être de la campagne, j’appar-

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Quand le sens ne fait plus monde

tiens à une famille dans laquelle j’ai vu mes grands-parents vivre


longtemps chez nous dans leur vieillesse, ce qui est impensable
aujourd’hui. Il faut analyser pourquoi cela bouge. C’est cette idée de
la famille conjugale avec toutes ses implications patrimoniales, à
quoi se surajoute curieusement le caractère sacré du mariage, une
invention chrétienne et le seul sacrement dont les acteurs sont les
époux eux-mêmes. Tout cela se déplace, c’est cela qu’il faut analyser.
On passe alors sur un registre d’instruction publique : comment
faut-il faire accepter ces mutations ? Si la « famille » se déplace, cela
rend certaines questions encore plus pointues et plus difficiles,
comme celle des enfants, de la procréation, et de toutes les ques-
tions économiques qui y sont accrochées. Mais tout ça peut amener
encore plus près de la pensée d’une valeur absolue, non seulement
d’une existence individuelle mais d’un rapport.
Ne pourrait-on pas dissocier la croyance de la valeur ? Ce sont des
notions que l’on a tendance à associer, alors qu’elles ne se recoupent
pas nécessairement.
Ce sont en effet deux choses très différentes. Quand on dit
« croyance », je pense toujours à une croyance en un Dieu. La
croyance est une forme de savoir faible. « Je crois qu’il va faire
beau. » Quand on dit : « Je crois en Dieu », qu’est-ce qu’on dit ? J’ai
posé la question récemment à une dame lors d’un colloque en
Italie. Elle m’a répondu que la croyance en Dieu n’était pour elle
absolument pas associée à une représentation, à une image, mais à
une force. Ce que je peux comprendre. Car finalement, l’athéisme
est-il véritablement capable de structurer une société ?
J’en viens à me demander s’il n’y a pas une question qu’il faut
se poser : est-ce que toutes les sociétés ne sont pas structurées
autour d’une différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient
pas ? Les intellectuels ne sont-ils pas inévitablement passés derrière
les représentations ? Ils les regardent et les démontent en tant que
représentations, et ne peuvent jamais plus retourner dans la posi-
tion de la croyance. Dans notre société qui est une société du
savoir, est-ce que l’athéisme n’est pas quelque chose qui n’est bon
que pour les intellectuels ?
Cela rejoint ce que disait Philippe Lacoue-Labarthe : la folie est le lot
du philosophe, précisément parce qu’il s’est libéré de ces mimétismes
identificatoires et est passé de l’autre côté. Il est condamné à être le
bouffon permanent d’une identité à laquelle il ne croit plus, à laquelle
il ne peut plus croire.

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Jean-Luc Nancy

Lui-même a d’ailleurs parlé de sa propre identification à


Hölderlin dans un entretien, et du danger qu’elle représentait pour
lui. Les folies modernes sont celles de Hölderlin, Sade, Nerval,
Schumann, Nietzsche, Artaud…

Mais avant cela, il y avait les grands mystiques, dont Michel de


Certeau18 a bien parlé. Or la mystique croise aussi la question du nihi-
lisme.
Justement, la mystique est un problème auquel Bataille a été
confronté ; elle était le plus souvent considérée comme une forme
d’accès. La mystique permet justement de ne pas être fou, comme
la folie permet de ne pas être mystique.
Je reviens à Eckhart : le fait de ne rien devoir à l’idée de Dieu,
d’en être libre, débarrassé. Si l’on prend l’exemple de Levinas, il se
dit « athée », mais ça ne l’empêche pas d’avoir un recours religieux.
Pour Levinas, c’est une religion d’observance, très différente de celle
dont il parle dans ses Lectures talmudiques.
Le premier texte de Blanchot, qui est devenu la deuxième partie
de la Communauté inavouable, était d’ailleurs adressé à Levinas.
Dans ce texte, Blanchot refuse à Levinas ce que lui-même professe,
c’est-à-dire la passion, la jouissance de la femme, ce qui revient à
se positionner contre Levinas, souvent accusé d’être devenu « trop »
chrétien, alors que dans Difficile liberté, il est d’une férocité extrême
envers l’Église. Mais il était chrétien en un sens non institutionnel.
Il y a d’un côté l’Église, mais de l’autre, si l’on entre dans les
subtilités de la théologie, et encore plus de la spiritualité mystique,
on peut aller très loin.

L’expérience du toucher
Venons-en à la question du toucher, que vous avez notamment abordée
dans Noli me tangere19. C’est comme cela que Derrida avait qualifié
votre travail : partir d’une expérience, le toucher20, qui renvoie au
monde sur un autre mode que celui du discours, de la rationalité, de
la transcendance au sens heideggerien. C’est comme si le monde, ou
un aspect du monde, nous était préhensible. Est-ce ce type

18. Voir Michel de Certeau, la Fable mystique, Paris, Gallimard, t. 2, 2013.


19. J.-L. Nancy, Noli me tangere. Essai sur la levée du corps, Montrouge, Bayard, 2003 (rééd.
2013).
20. J. Derrida, le Toucher. Jean-Luc Nancy, Paris, Galilée, 1998.

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Quand le sens ne fait plus monde

d’expérience-là, qu’elle soit sensible, artistique, érotique, qui d’une


certaine manière vous a toujours poussé à vous méfier de l’idée du
nihilisme, du rien ?
Sûrement. Pour moi c’est un peu étrange, car cette affaire du
toucher, c’est Derrida qui l’a découverte. C’était pour moi une des
preuves les plus fortes de sa capacité de lecture. C’était un thème
dispersé dans de nombreux petits textes. Mais d’où vient cette
expérience sensible, sinon de l’Église ? Il y a une chose qu’un
enfant catholique connaît, comme liée à la sacralité, c’est une
certaine sensibilité, pour ne pas dire sensualité. Hegel dit que la
Vierge à l’Enfant est le centre de la peinture. Philippe Lacoue-
Labarthe était d’accord, et disait qu’au moins le catholicisme a le
grand mérite d’avoir une déesse femme érotique. Certainement que
sous tout cela il y a quelque chose comme un sens du sensible.

Mais comment associer la philosophie du toucher avec le rejet de la


chair, puisque vous opposez le corps et la chair ?
La chair, c’est uniquement nominal, justement. Le mot « chair »
est trop chrétien. Les phénoménologues français ont pris le mot,
parce que Husserl l’emploie. Pour Husserl, Leib n’avait pas la réso-
nance que « chair » a en français. Pour moi, accepter ce mot de chair
suppose de remonter plutôt à l’hébreu : toute chair est comme
l’herbe. C’est ça la pensée de la chair : la pensée de la créature. Mais
il faut remonter tout le système de la création…
D’autre part, je préfère « corps » parce que « corps » a quelque
chose d’individualisant, de discontinu, alors que la chair est
continue. Toutes les choses sont des corps. Mais il y a une chose qui
n’est pas corps mais sans quoi le corps n’est pas, qui est le rapport.
Je pense que c’est par là que passe aussi l’évaluation de la valeur.
Or s’il y a quelque chose qui me semble capital, c’est que tout
notre mode de pensée repose inévitablement sur une sorte de primat
du « un ». Même toutes les thématiques de l’autre supposent l’un.
Moi j’aurais envie de dire qu’il y a d’abord le rapport. Cela signifie,
au sens presque cosmogonique, qu’il faut une tension pour avoir
deux particules. Il y a donc un rapport. Et ce rapport n’est pas une
chose. Les scolastiques l’avaient bien vu, qui qualifiaient le rapport
de forme faible d’être. C’est là que le sens se produit.
À propos de la production de sens, il est en train de se produire
une très profonde transformation dans la représentation que la
science a d’elle-même. La science est en train de se montrer à elle-

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07-a-Nancy-entretien_Mise en page 1 20/02/14 17:37 Page46

Jean-Luc Nancy

même qu’elle fabrique des fictions21. C’est de l’intérieur de la


science que va venir un décalage par rapport à notre modèle d’ap-
préhension de la réalité, fût-il médiatisé par le kantisme de la
construction de l’objet. Ce kantisme est important, car si l’objet est
construit, plus il est complexe, subtil, donc construit, plus nous
sommes dans la conscience de cette construction, et moins il devient
possible de retomber dans le naturalisme.

Qu’est-ce qui empêche alors que la science devienne une nouvelle


mythologie ?
N’anticipons pas sur le prochain désastre… Supposons qu’à un
moment donné il devienne assez clair que nous ne sommes pas en
train d’attendre l’équation de l’univers. Les transformations les
plus intellectuelles, les plus théoriques qui existent, imprègnent,
même lentement, la vie commune. À l’époque de Descartes, presque
personne ne pouvait comprendre ce que signifiait être « comme
maître et possesseur de la nature » ; aujourd’hui, beaucoup de gens
le comprennent, beaucoup même le regrettent.
Nous ne pouvons pas non plus prévoir comment s’effectuent les
déplacements. C’est la plus grande difficulté à laquelle nous sommes
confrontés : notre civilisation est peut-être la première à entrer en
mutation en le sachant, et qui sait en même temps qu’il n’y a rien
à savoir de l’avenir. Derrida avait un grand sens de cela. Le futur
est un présent projeté au futur, alors que l’avenir est à-venir, et qu’il
faut donc le laisser advenir. Il y a un moment où ça se passe, où ça
passe à travers quelqu’un.
Propos recueillis par Michaël Fœssel,
Olivier Mongin et Jean-Loup Thébaud

Je tiens à remercier tant les trois représentants d’Esprit pour leurs


questions qu’Alice Béja pour sa transcription attentive. Les insuffi-
sances, lacunes, inachèvements dont ces propos restent émaillés sont
l’effet de la parole trop déliée…
J.-L. N.

21. Voir J.-L. Nancy et Aurélien Barrau, Dans quel monde vivons-nous ?, Paris, Galilée,
2011.

46
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1. GÉNÉALOGIES : UNE HISTOIRE EUROPÉENNE ?

Introduction

N IHILISME, nihilismes… Au premier abord, le terme risque de


partir dans toutes les directions, et cela d’autant plus qu’il renvoie
à « rien ». Si l’on peut trouver des antécédents philosophiques fort
anciens, remonter jusqu’à la Grèce antique, jusqu’à la naissance de
la philosophie, jusqu’à l’avènement de la métaphysique, jusqu’à
l’aube du christianisme, il n’en reste pas moins que les divers
courants qualifiés de nihilistes renvoient à la fois à des courants de
pensée, à des discours politiques, à des comportements indivi-
duels ou bien encore à des mœurs collectives1. Le nihilisme étant
indissociable de manières de penser mais aussi de manières d’être
et d’agir, sa généalogie fait nécessairement écho à des concepts et
à des personnages. Un recueil consacré au nihilisme et regroupant
des textes significatifs met ainsi en avant des textes philosophiques
mais aussi des extraits littéraires, à commencer par Tourgueniev et
des personnages de Dostoïevski ou de Maupassant2. Voilà ce que
rappelle d’emblée l’enquête qui suit, le caractère protéiforme du
nihilisme, sans pour autant en conclure que cette notion est inutile.
Si cette enquête ne revient aucunement à déterminer « un
moment nihiliste singulier » sur le plan historique ou politique, si
elle est une invitation à cultiver le pluriel du nihilisme sur le plan
historique, géographique et religieux (pensons à la place prise par
le bouddhisme dans la littérature sur le nihilisme !), l’objectif
premier de ce dossier est de se pencher sur le devenir nihiliste de

1. C’est le parti pris de l’ouvrage collectif dirigé par Marc Crépon et Marc de Launay, les
Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012. Sur les anté-
cédents philosophiques, voir l’article de Franco Volpi publié dans ce recueil, « Itinerarium
mentis in nihilum. Pour une histoire conceptuelle du problème ».
2. Voir le Nihilisme, textes choisis et présentés par Vladimir Biaggi, Paris, Flammarion,
coll. « Corpus/GF », 2013. On y trouve entre autres des textes de philosophes (Cloots, Crevier,
Deleuze, Nietzsche, Schopenhauer, Stirner, Jacobi, Vattimo), d’écrivains (Camus, Cioran,
Dostoïevski, Juliet, Tourgueniev) et d’artistes (Dubuffet, Kandinski)… Pour un cadrage histo-
rique et conceptuel pertinent, voir aussi Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, PUF, 1996.

47 Mars-avril 2014
08-a-Intro partie 1-OM_Mise en page 1 20/02/14 15:15 Page48

Olivier Mongin

l’Europe, de spécifier les raisons pour lesquelles l’Europe – marquée


qu’elle est par « les guerres du XXe siècle » pour reprendre l’ex-
pression du philosophe tchèque Jan Patočka qui reste avec Václav
Havel le symbole de la Charte 77 – a lié son destin à celui du nihi-
lisme, qui renvoie autant à une histoire qu’à une métaphysique et
à des révolutions politiques. Des auteurs comme Carl Schmitt ou
Martin Heidegger sont là pour nous le rappeler durant la période de
l’entre-deux-guerres3 ; Emmanuel Mounier n’ignore rien des incar-
tades de Nietzsche ; Albert Camus et Maurice Blanchot y font écho
après la Seconde Guerre mondiale en se focalisant sur l’absurde et
Sisyphe ; l’existentialisme revendique d’autant plus une liberté
totale (celle de la néantisation) que le Roquentin de la Nausée de
Sartre est englué dans un réel invivable4 ; le final des Mythologiques
de Lévi-Strauss est un aveu de nihilisme qui heurte les esprits
humanistes de l’époque5.
Pourtant, le moment nietzschéen des années 1880 reste le plus
révélateur. Alors que les maîtres du soupçon (Marx, Nietzsche,
Freud…) annoncent les guerres à venir, Nietzsche en est le prophète
le plus décapant car le plus incisif, le plus iconoclaste, le plus
torturé, le plus fou6… Et d’autant plus révélateur qu’il permet
d’ausculter la maladie profonde qui a conduit l’Europe au nihilisme
et qu’il anticipe ce que va devenir le nihilisme pour les siècles à
venir en Europe. Dans la Crise du libéralisme7, Marcel Gauchet
consacre un long chapitre à Nietzsche, un auteur qu’il prend donc

3. Voir Jean-Claude Monod, « Creatio ex nihilo, nihilisme et décision : sur une complica-
tion théologico-politique chez Heidegger et Carl Schmitt », dans M. Crépon et M. de Launay,
les Configurations du nihilisme, op. cit. Voir aussi Philippe Raynaud, « La révolution du nihi-
lisme, de Hermann Rausching à Leo Strauss », dans Philippe de Lara (sous la dir. de),
Naissances du totalitarisme, Paris, Cerf, 2011
4. N’oublions pas que le premier Esprit, celui de Mounier, qui consacre d’ailleurs un
ouvrage à Camus et à Sartre, ne cesse de tourner autour de Marx et de Nietzsche jusqu’aux
années 1980. Ce n’est pas par hasard que Jean-Marie Domenach publie au Seuil un Retour du
tragique en 1967 qui s’en prend aux totalitarismes et aux aliénations propres à la société de
consommation.
5. La mort de l’homme n’est pas qu’un slogan : voir, à propos du dernier tome des
Mythologiques, l’article de Jean-Marie Domenach, « Le requiem structuraliste », Esprit,
mars 1973.
6. Si l’on en juge par le Cheval de Turin (2011), le film « apocalyptique » de Bela Tarr, un
cinéaste culte d’origine hongroise qui poursuit l’aventure nihiliste sur le plan esthétique,
Nietzsche hante toujours les esprits : ce film fait écho à l’épisode turinois au cours duquel le
philosophe a vu un cocher battre un cheval jusqu’au sang, un spectacle dont il ne s’est pas remis
et qui l’aurait rendu fou.
7. Marcel Gauchet, la Crise du libéralisme (1880-1914). L’avènement de la démocratie II,
Paris, Gallimard, 2011. Le premier chapitre de cet ouvrage porte sur Nietzsche, p. 21-56. Le
premier tome de cet ensemble de quatre volumes s’intitule la Révolution moderne, les deux
derniers sont annoncés sous les titres suivants : À l’épreuve des totalitarismes et le Nouveau
Monde.

48
08-a-Intro partie 1-OM_Mise en page 1 20/02/14 15:15 Page49

Introduction

très au sérieux. Selon lui, Nietzsche met à nu la crise du libéralisme


du XIXe siècle à laquelle il apporte une mauvaise réponse par le biais
du surhomme. Ce n’en est pas moins un prophète :
Nous avons en Nietzsche le témoin et l’augure qui nous introduit
précocement dans les profondeurs de la crise du libéralisme. Nous
avons la vigie qui signale avant les autres l’ampleur de la vague qui
monte et qui désagrège de l’intérieur les Idéaux dont le Siècle du
Peuple, de la Science et du Progrès croyait pouvoir célébrer, en
1880, le triomphe imminent et final.
Si le diagnostic est bon, le remède est mauvais : telle est la carac-
téristique du tournant nietzschéen, moment crucial qui précède l’en-
trée dans l’âge totalitaire, dans les crimes du XXe siècle, moment
auquel, croyons-nous encore, le tournant de 1989, celui qui corres-
pond à la chute du mur de Berlin, succède pour valoriser « enfin »
la démocratie. Plutôt qu’un autre type de société, celui du surhomme
vanté par Nietzsche, les totalitarismes ont pris le dessus avant que
la démocratie ne fasse son apparition et favorise enfin la naissance
d’une Europe pacifiée.

9 [35] 1. Le nihilisme un état NORMAL*


Nihilisme : le but fait défaut ; la réponse au « pourquoi ? » fait
défaut ; que signifie le nihilisme ? – que les valeurs suprêmes se déva-
lorisent.
Il est ÉQUIVOQUE :
A)) Nihilisme en tant que signe de la puissance accrue de l’esprit :
en tant que NIHILISME ACTIF. Il peut être un signe de force : la force de
l’esprit a pu s’accroître de telle sorte que les buts fixés jusqu’alors
(« convictions », articles de foi) ne sont plus à sa mesure
– en effet une croyance exprime généralement la contrainte de
conditions d’existence, une soumission à l’autorité de circonstances
dans lesquelles un être prospère, croît, acquiert de la puissance…
D’autre part un signe de force insuffisante pour pouvoir produc-
tivement s’assigner un nouveau but, un pourquoi, une croyance.
Il atteint son MAXIMUM de force relative en tant que force violente
de la DESTRUCTION : en tant que nihilisme actif. Son contraire serait le
nihilisme épuisé qui cesse d’attaquer : sa forme la plus célèbre, le
bouddhisme : en tant que nihilisme passif.
Le nihilisme représente un état intermédiaire pathologique (patho-
logique est l’énorme généralisation, la conclusion à une absence totale
de sens) : soit que les forces productrices ne soient encore assez puis-

* Nietzsche, Œuvres philosophiques, t. XIII, trad. française Pierre Klossowski,


Paris, Gallimard, 1976.

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08-a-Intro partie 1-OM_Mise en page 1 20/02/14 15:15 Page50

Olivier Mongin

santes ; soit que la décadence** hésite et n’ait pas encore inventé ses
remèdes.
B)) Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de
l’esprit : le NIHILISME PASSIF :
en tant qu’un signe de faiblesse : la force de l’esprit peut être fati-
guée, épuisée en sorte que les buts et les valeurs jusqu’alors prévalentes
sont désormais inappropriées, inadéquates et ne trouvent plus de
croyance –
que la synthèse des valeurs et des buts (sur laquelle repose la puis-
sance d’une culture) se dissout si bien que les différentes valeurs se font
la guerre : décomposition
que tout ce qui réconforte, guérit, tranquillise, étourdit, passe au
premier plan, sous divers travestissements, religieux, moraux, poli-
tique, esthétiques, etc.

** En français dans le texte.

Pourtant, à ce scénario heureux s’oppose l’idée contemporaine


que le nihilisme s’est au contraire bel et bien installé, conforté qu’il
est par une révolution technologique qui voile la réalité des maux
et des malheurs. Comme nous allons le voir, la généalogie nietz-
schéenne du nihilisme européen n’est pas sans éclairer notre propre
époque puisqu’elle permet de saisir comment s’est imposé le nihi-
lisme, comment il a changé de masques et de postures, et donc
comment il occupe encore aujourd’hui les esprits et s’est installé
dans les mœurs8. Certes d’une tout autre manière, certes sur un
mode spécifique, c’est justement ce qui retient l’attention tout au
long de ce dossier, au-delà ou en deçà des discussions sur l’insti-
tution européenne. S’il a changé en apparence sur le plan des
mœurs, comme le suggère Yves Michaud9 dans la dernière partie,
s’il apparaît plus jouisseur, plus heureux, moins catholique, moins
coincé, moins coupable, il n’est pas sûr que l’histoire au sein de
laquelle il s’exprime soit très heureuse et libérée de la souffrance
et du tragique. En témoignent là encore les séries américaines
dévoreuses de violences en tous genres depuis des lustres comme
le dernier film de Martin Scorsese – le Loup de Wall Street – où
argent, drogue et coups évoquent notre état de nature. Comme s’il
ne restait plus qu’à opter pour une version de l’Apocalypse à la Lars

8. On peut même lire aujourd’hui, sous forme de bande dessinée, le journal d’un hamster
nihiliste, voir Miriam Elia et Ezra Elia, le Journal d’Edward, hamster nihiliste, Paris,
Flammarion, 2013.
9. Voir son article dans ce numéro, infra p. 173 sqq.

50
08-a-Intro partie 1-OM_Mise en page 1 20/02/14 15:15 Page51

Introduction

von Trier par exemple. Le nihilisme soft peut difficilement se voiler


la face et cacher la violence qu’il ne saurait voir ! Et pour cause :
l’histoire d’hier hante les corps et les esprits, celle de l’Europe en
proie à des répressions sanglantes (Kiev), des convulsions populistes
et identitaires, celle d’un univers où la guerre n’a pas disparu, de
la Syrie aux barbaries de Centrafrique et d’ailleurs. Le nihilisme
nous parle toujours de la violence humaine et de la difficulté de la
pacifier ! Nos convictions démocratiques ne peuvent faire semblant
de l’ignorer.
Olivier Mongin

51
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Enquête

Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

DONNONS d’abord la parole à Daniel Lindenberg. Historien des


idées, sensible aux transferts conceptuels d’un univers géographique
à l’autre, il rappelle l’importance de la grande tradition russe qui se
manifeste simultanément sur les plans intellectuel, littéraire et philo-
sophique. Faut-il s’en étonner ! Le nihilisme russe, qui ne cesse de
s’opposer à l’Europe et à l’esprit occidental au nom d’une autre spiri-
tualité, oscille entre la prise en compte de la vacuité du monde et la
nécessité de le renverser, et donc de faire la révolution. Le nihilisme
se montre ici biface : il associe une force négative et une force active,
un mélange qui a vite fait de produire de la violence contre soi et
contre les autres. Dans cette configuration, la dimension politique du
nihilisme est mise en avant, ce qui ne doit pas faire oublier la volonté
de peintres russes comme Kandinsky ou d’un courant comme le supré-
matisme de représenter l’irreprésentable, à savoir le vide1. Dans la
plupart de ces cas, la gnose joue un rôle décisif en raison de sa radi-
calité (si l’univers a été créé mauvais, il faut le renverser2).
Daniel LINDENBERG – Au XVIIe siècle, un tremblement de terre a
ébranlé l’orthodoxie russe. Je veux parler du raskol (« schisme » en
russe), autrement dit de la dissidence des « Vieux Croyants ». Ainsi
se sont eux-mêmes désignés les fidèles et les membres de la
hiérarchie qui ont refusé les réformes « modernisatrices » de Pierre
le Grand dans le domaine de la foi. Les « fols en Christ » qui
parsèment l’œuvre de Dostoïevski sortent tout droit du raskol.

1. Voir les travaux d’Alain Besançon, par exemple l’Image interdite. Une histoire intellec-
tuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, coll. « L’esprit de la cité », 1994.
2. Voir l’article de Bruce Bégout dans ce numéro, p. 68 sqq.

Mars-avril 2014 52
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Enquête

Entre Tourgueniev et Camus


Le chemin qui mène de la théologie à la politique dans la
Russie du XIXe siècle passe ainsi par la disqualification d’une
Église qui n’est qu’un rouage du despotisme, ce qui entraînera
celle de toutes les institutions politiques et sociales, et finalement
de l’idée même de civilisation. Seule la science doit guider l’hu-
manité, à l’exclusion de tout élément moral ou spirituel. La littéra-
ture et l’art sont condamnés comme des diversions nuisibles à
l’impératif de la destruction universelle, au même titre bien entendu
que la religion3. C’est ainsi que le mot de « nihilisme » fera son
apparition et deviendra une obsession majeure des intellectuels
russes, avec le roman de Tourgueniev Pères et fils (1862), puis
européens, avec les Essais de psychologie contemporaine de Paul
Bourget (1882), dont Nietzsche sera un lecteur attentif. Le nihilisme
russe redeviendra un enjeu central du débat intellectuel après la
révolution russe de 1917. Beaucoup y verront une clé pour
comprendre les origines du bolchevisme. C’est en particulier le cas
du philosophe émigré Nicolas Berdiaev, qui publie en 1938 les
Sources et le sens du communisme russe et est un contributeur régu-
lier d’Esprit. Ce livre sera une source essentielle pour Albert Camus
lorsqu’il réfléchira sur la généalogie du terrorisme d’État et du
nihilisme contemporain.
L’auteur de l’Homme révolté avait été initié à l’histoire du nihi-
lisme russe par l’anarcho-syndicaliste Nicolas Lazarévitch (1895-
1975), rencontré à Combat en 1946. Mais il était préparé à en tirer
la leçon, car depuis son diplôme d’études supérieures passé sous la
direction de Jean Grenier, il n’avait cessé de s’intéresser de très près
à l’histoire de la gnose et à toutes les hérésies, en particulier anti-
nomistes, issues du christianisme4, comme le montre sa pièce
Caligula, bourrée d’allusions gnostiques, et qui retiendra l’attention
de Gershom Scholem, le grand historien de la kabbale, ce qui ne
saurait étonner. Par ailleurs, sa Lettre à un ami allemand (1943-
1944) ne peut se comprendre que sur l’arrière-plan de ce « nihilisme
allemand » analysé en 1941 par Leo Strauss, et dont il se détache
après en avoir subi la tentation. Ce congé deviendra définitif avec
les articles recueillis dans Actuelles II, et surtout avec l’Homme

3. Sur ce sur ce mouvement, très souvent caricaturé, on lira avec profit Michael Confino,
« Révolte juvénile et contre-culture, les nihilistes russes des années 1960 », Cahiers du monde
russe et soviétique, 1990, no 31-4.
4. Voir Simone Pétrement, la Gnose en notre temps. Encyclopédie française, XIX, 1957.

53
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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

révolté, où les deux sources, allemande et russe, du nihilisme (et


donc des « terrorismes d’État » qui en découlent) sont décryptées.

Philosophe et historien de la philosophie, soucieux de saisir les


ressorts du nihilisme contemporain dans ses derniers travaux5, peu
enclin aux théories progressistes sans jamais céder à la nostalgie
conservatrice d’un retour en arrière, Rémi Brague rappelle ici les
ferments européens d’un nihilisme qu’il fait remonter à la fin du
XVIIIe siècle, aux années finissantes de l’Aufklärung et donc juste avant
la Révolution française, mais il souligne lui aussi le rôle du nihilisme
russe avant d’aborder le personnage philosophique le plus central,
Nietzsche.
Rémi BRAGUE – Le mot de nihilisme est, comme on sait, vieux de plus
de deux cents ans, puisqu’il fut forgé à la fin du XVIIIe siècle, en
France comme en Allemagne6. Mais c’est Nietzsche qui l’a installé
au centre de la pensée européenne, d’où il ne devait plus bouger.
Il le présentait, dans un fragment que l’on avait placé en tête de la
Volonté de puissance, comme « debout devant la porte, le plus
inquiétant de tous les invités7 ». Un invité indélicat, donc, qui ne
se contente pas de frapper à la porte, mais n’hésite pas à y coincer
son pied. Plus grave, dans le cycle russe parcouru par la notion,
entrée en littérature avec Tourgueniev (1862), il a connu une trans-
position concrète chez les révolutionnaires des années 1870-1880
dont l’activité culmina en 1881 avec l’assassinat du tsar
Alexandre II. Plus tard, Hermann Rauschning considéra le nazisme
comme une révolution du nihilisme, et Leo Strauss, dans une confé-
rence prononcée aux États-Unis en février 1941, l’analysa comme
une manifestation du « nihilisme allemand8 ».
Depuis lors, l’intelligentsia européenne a perdu l’habitude de
considérer le nihilisme comme quelque chose de grave. Le nihilisme
ne fait plus peur. L’avant-garde y voit un jeu cérébral à jouer entre
initiés, loin du vulgaire. D’aucuns l’accueillent même d’un cœur

5. Voir l’un de ses récents ouvrages, le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris,
Flammarion, 2013.
6. La meilleure synthèse me semble être celle de Franco Volpi, Il nichilismo, Bari, Laterza,
1996.
7. Nietzsche, Fragment Automne 1885-Automne 1886, 2 [127], dans Kritische
Studienausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin et New York, De Gruyter, 1980, t. 12, p. 125
(Der Wille zur Macht, § 1).
8. Hermann Rauschning, Die Revolution des Nihilismus. Kulisse und Wirklichkeit im
Dritten Reich, Zurich et New York, Europa Verlag, 1938 ; Leo Strauss, “On German Nihilism”,
éd. Daird Janssens et Daniel Tanguay, Interpretation, 26 (1999), p. 353-378, texte p. 355-373.

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Enquête

léger, et y cherchent bien plutôt la garantie de la paix : pourquoi se


battrait-on ? Pourquoi tuerait-on pour des causes auxquelles on ne
« croit » pas ? Augusto del Noce a même forgé le syntagme « nihi-
lisme gai » (comme on dit « avoir le vin gai ») pour caractériser une
position radicalement non tragique, et dans laquelle on peut, si l’on
y tient, reconnaître celle de son compatriote et collègue philosophe
Gianni Vattimo9.
Or il se pourrait qu’un fait nouveau soit en train de se mettre en
place, depuis quelques décennies, à pas de loup, et que le nihilisme
prenne une figure autrement plus sérieuse. La gaieté serait même
un symptôme de plus du danger qu’il représente. Les périodes de
décadence d’une civilisation, en effet, peuvent, voire doivent être
des plus agréables, puisque les contraintes fondatrices sont levées
et que chacun peut vivre dans l’illusion de « faire ce qu’il veut ».

Le moment nietzschéen
Évoquer Nietzsche, ce n’est pas le statufier (tâche au demeurant
impossible !) mais en prendre la mesure contemporaine. C’est donc
saisir à distance les forces et les faiblesses de sa pensée, comme le fait
Paul Valadier10, l’un de ses interprètes des années 1970 au cours de
laquelle le gauchisme deleuzien, Heidegger et les catholiques en
rupture de ban s’arrachaient Nietzsche. C’est aussi rappeler, histoire
de lever des malentendus inévitables, que la thématique de « la mort
de Dieu » n’est pas l’origine du nihilisme et que celui-ci a déjà dans
les années 1880 une longue histoire. Reconnaître la perte de « la
valeur de la valeur », que ce soit Dieu (dans l’ordre théologique), l’or
(dans l’ordre économique) ou le Beau (dans le registre esthétique),
c’est admettre que l’on s’est tourné vers des croyances valorisant une
méta-valeur, une méta-physique, pour mieux se détourner du monde
sensible, des sens, du corps et de la vie. La théologie comme la méta-
physique valorisent les arrière-mondes pour mieux mettre entre paren-
thèses le « monde ». Telle est la signification première du renversement
nietzschéen des valeurs, qui ne se résume donc pas à la mort de Dieu.
Jean Granier, un lecteur trop méconnu de Nietzsche11, l’affirme avec
force :

9. Augusto del Noce, Lettre du 8 janvier 1984 à Rodolfo Quadrelli, dans Tracce, février
1994.
10. Voir infra, p. 75 sqq.
11. Voir Jean Granier, Nietzsche, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982, et surtout le
Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1978.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

Le nihilisme signifie que Dieu est mort : c’est-à-dire que l’ensemble


des idéaux et des valeurs qui garantissaient la domination et la déca-
dence trahit le néant qui en était le fondement caché12.
La mort de Dieu est une invitation à rappeler que le processus de
décadence, indissociable d’une domination, d’une force (celle d’un
pouvoir religieux ou non), avance caché depuis longtemps et qu’il n’est
mis à nu qu’à la fin du XIXe siècle. Jean Granier poursuit :
On voit que la mort de Dieu ne correspond nullement à un simple
constat psychosociologique concernant les progrès de l’athéisme
dans le monde moderne ; elle désignerait encore moins la reprise du
thème chrétien de la mort et de la résurrection de Dieu. Quand
Nietzsche la proclame par la bouche de Zarathoustra, il entend
résumer des réflexions qui lui ont révélé le sens et la genèse de l’idéo-
logie dont la modernité expérimente, dans une crise planétaire, la
nullité radicale. L’angoisse moderne est bien, ainsi, angoisse devant
l’abîme d’une vie qui, privée maintenant de ses buts et de ses valeurs,
apparaît fatalement absurde : « Les valeurs supérieures se déprécient.
Les fins manquent ; il n’est pas de réponse à cette question : “À quoi
bon ?” » (Volonté de puissance, II, 43).
Après le moment nietzschéen, qui révèle ce qui sous-tend le
processus de décadence qui conditionne le nihilisme européen, le
moment philosophique de l’après-guerre a été porté par la thématique
de l’absurde et la pensée de Camus. Le risque est de laisser croire que
ce temps de l’absurde fut seulement celui d’une époque marquée par
la guerre. Une relecture de Kafka et de Blanchot s’impose dans ces
conditions, comme le propose ici Jérôme de Gramont. Mais on ne peut
oublier le rôle de Camus, devenu le penseur contemporain par excel-
lence, un penseur qui ne croit plus comme Sartre que la dialectique
hégélienne a des vertus et que la fin de l’histoire (au sens progressiste)
est devant nous13. Camus, ce n’est pas seulement le théâtre de l’ab-
surde, le non-sens, c’est la nécessité d’y répondre en se tournant vers
ce qui allège le monde. Au-delà de ces relectures, J. de Gramont s’ar-
rête sur la lutte de Jacob avec l’ange.
Jérôme de GRAMONT – Chacun est fils de son temps, et il est des
temps sombres, certains plus sombres encore, la chose est entendue.
Ce constat suffit-il pour qu’une génération soit jetée dans un
tourment d’histoire, et une autre sauvée ? Le nihilisme a cent
masques. Que l’un d’entre eux tombe, hideux, et le péril prend

12. J. Granier, Nietzsche, op. cit., p. 28.


13. Voir Éric Marty, « Le pouvoir de dire “je”. Les intellectuels, la politique et l’écriture
(entretien) », Esprit, juillet 2013 et le numéro d’août-septembre 2012 consacré à Simone Weil.

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Enquête

d’autres apparences. L’ouvrage de Michel Henry de 1990, par son


seul titre, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catas-
trophe14, donne à penser. Ce qui devait nous arracher à la crise nous
y entraîne par un autre tour d’histoire. Donnons-en un autre
exemple : nous pouvons bien espérer de la technique qu’elle nous
délivre de la misère, et sans doute le devons-nous, attendant d’elle
la maîtrise de la nature et la réalisation, sinon de notre bonheur, à
tout le moins des conditions de notre bonheur. Il nous faut pourtant
prendre la mesure de la catastrophe possible liée à l’ère de la tech-
nique, ce que Heidegger savait décrire comme la dévastation de la
terre. Nihilisme veut dire aussi : peut-être ne serons-nous jamais tout
à fait à l’abri, et dès lors : nous ne le serons jamais.
L’écrivain témoigne d’une exposition au désastre, et l’histoire en
donne bien des preuves. Il faut nous rendre à cette idée, que le
témoignage porte sur le danger autant que sur ce qui sauve.
Songeons ici à Kafka. Qu’il devance l’horreur qui bientôt va s’abattre
sur l’Europe et détruire les siens nous aide à penser qu’il nous
devance encore (Deleuze l’avait noté : l’écrivain est parfois comme
une montre qui avance). Les pages publiées sous le titre de la
Muraille de Chine présentent ce projet assurément salutaire, à bien
des égards justifié, d’assurer la défense d’un pays par la construc-
tion d’une vaste enceinte qui le protégerait des invasions barbares.
Mais le récit montre aussi que de toute évidence les nomades du
Nord sont déjà là, sur la grande place de la capitale, à quelques pas
du Palais impérial. Comment, eux pourtant si loin des frontières, ont-
ils pénétré jusqu’ici, voilà qui n’est pas dit, mais ils sont là. « La
muraille de Chine est la défense qu’on désire d’abord élever contre
le désert15. » Nous souhaitons tracer des frontières, identifier des
thèses, marquer un territoire, et placer la menace au dehors et
seulement au dehors.
D’où vient que ce projet, mené à bien par les plus grands archi-
tectes du temps, échoue ? De ce qu’un tel partage des lieux, des
terres, des thèses, est voué à l’impossible. Nous rêvons d’affirmer
d’indestructibles valeurs comme si elles étaient des choses encore
plus pérennes que la Grande Muraille de Chine ou les pyramides.
(Mais le sens n’a pas la solidité des pierres. Il a plutôt la fragilité
de ce qui nous est confié et n’existe plus que par nous.) Ou bien,
nous rêvons d’en finir avec le nihilisme en l’enfermant dans une

14. Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile
Jacob, 1990.
15. Maurice Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 270.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

définition dont il suffirait de prendre le contre-pied, mais cela est


encore faire son jeu. « Pour en finir avec le nihilisme » – et si une
telle formule, trop alerte, trop naïve, était justement ce dont il
fallait se garder ? Pour en finir avec Dieu (le jugement de Dieu), les
juifs, les pauvres, le nihil et les nomades du Nord (qu’importe le
nom, pourvu que le geste soit là, de chasser des villes, reconduire
aux frontières, dresser des lignes de partage) – voilà le rêve et la
folie. Le nihilisme est lié à l’être autant qu’au néant (Heidegger), à
la science autant qu’à la barbarie (Husserl), au jour autant qu’à la
nuit (Blanchot). Nous rêvons d’un dépassement du nihilisme, de
franchir la ligne critique, mais peut-être est-ce là l’impossible. Le
nihilisme est une possibilité d’histoire, et nous ne pouvons jamais
en finir avec le possible.
Ici, plus que jamais, il faut se garder de toute parole trop simple
(au risque de n’être pas compris). Commencer par tenir deux paroles
au lieu d’une, nourrir deux pensées à la fois : une certitude et une
incertitude. Leur alliage ôte l’autorité dont se pare le dogmatique,
mais elle retient de baisser les bras et les mots, et de renoncer à pour-
suivre notre métier d’homme, même là où la fatigue est la plus
grande. Songeons cette fois à la lutte si énigmatique de Jacob avec
l’ange. Qu’il doive lutter jusqu’à l’aurore, Jacob n’en doute pas un
instant, mais de cette lutte elle-même et avec qui il la mène, il ne sait
rien. De ce combat avec quelqu’un dont le nom dans le récit biblique
demeure tu, nous savons l’issue et qu’il fut un combat avec Dieu,
mais Jacob cette nuit-là ne le sait pas. Évoquant l’épisode, Blanchot
dit de Jacob qu’il « se heurte au Dehors inaccessible16 », ce qui ne
dissipe aucunement l’énigme. Mais qu’il y ait bénédiction, jusque
dans la nuit, et alors même que Jacob est blessé, vaincu, rendu à l’ex-
trême faiblesse de celui qui ne peut plus marcher sans boiter, voilà
ce que nous pouvons retenir. Qu’on n’attende pas de ce récit, d’aucun
livre, d’aucun penseur, même les plus grands, qu’ils nous disent
comment mener à bien la lutte que nous avons à mener, ici et main-
tenant, celle qu’il nous faut inventer. Mais qu’on retienne ce signe,
au milieu de tant d’autres qui semblent nous convaincre de la ruine
de notre histoire d’hommes : jusque dans la nuit de ce combat avec
un inconnu, jusque dans le néant, jusque dans la défaite même, une
bénédiction peut être reçue. Ce ne sont pas des royaumes et des
armées dont Jacob a besoin pour vaincre cet adversaire inconnu avec
qui il se mesure, c’est d’accueillir celui qui à la fois le blesse et le

16. Voir M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme », dans l’Entretien infini, op. cit.,
p.185.

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Enquête

bénit. Nous pouvons bien tout perdre, être dépossédés de tout bien
et de tout pouvoir d’affirmer, ramenés à notre nudité d’homme, cette
nudité est capable d’« une affirmation qui est joie, qui dit silen-
cieusement la joie et la force de l’homme nu et dépouillé17 ». Le nihi-
lisme est cette nuit dont nous ne désespérerons pas.
Disons-le autrement, tout autrement, d’une manière qui ne doit
plus rien aux pages que nous venons de lire mais voudrait les
accompagner aussi loin que possible dans l’expérience du désastre :
un Dieu nu, en mourant sur une croix, a pris notre place, la dernière
place possible. Depuis il n’y a plus de lieu ou de temps qui ne puisse
devenir bénédiction.

Patočka, Ricœur, Lévi-Strauss


On voit bien que le nihilisme ne se résume pas au moment nietzschéen
des années 1880. En effet, les nihilismes d’hier renvoient à des formes
de pensée et de comportement qui permettent de saisir les nihilismes
contemporains qui ne sont pas toujours tristes, malheureux, confrontés
au néant et à l’absurde. Là encore, Jean Granier est un excellent guide
pour s’aventurer dans le labyrinthe d’une œuvre nietzschéenne au
demeurant fragmentée.
Sortir du nihilisme exige d’en parcourir les étapes, car il y a bel
et bien une histoire du nihilisme. Évoquons-les rapidement pour
mieux saisir en quoi elles nous concernent encore aujourd’hui. Il y a
d’abord un prélude au nihilisme qui est le pessimisme, celui qui se
manifeste à la fin du XIXe siècle dans le spleen romantique et la pensée
de Schopenhauer qui, non sans lien avec le bouddhisme, valorise le
non-être par rapport à l’être. Mais ce pessimisme est un nihilisme
incomplet car « il se refuse à révoquer en doute leur fondement idéal
et remplace Dieu par le culte des idoles ». Des idoles que l’on peut
nommer : « Fanatisme, sectarisme, totalitarisme, trois types de fuite
dans le nihilisme incomplet. » Plus avant, les deux foyers de ce nihi-
lisme incomplet ne sont pas sans nous choquer :
Il s’agit d’une part de la lutte entre la tradition religieuse et les libres
penseurs qui n’ont éliminé le Dieu du christianisme que pour
conserver plus pieusement encore la morale chrétienne.
Ici, c’est Kant qui est visé, l’homme de la morale et de l’impératif caté-
gorique. L’autre menace est tout simplement le socialisme : Nietzsche
n’a pas lu Marx, mais

17. Voir M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme », art. cité, p. 262.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

il a bien vu les dangers de la sacralisation nihiliste de l’histoire et


du progrès ainsi que du moralisme révolutionnaire, ici déguisée en
apologie du bonheur collectiviste et obligatoire.
Arrêtons-nous un moment : qu’en est-il aujourd’hui du moralisme et
du culte du progrès ? Au nihilisme incomplet succède le nihilisme
passif
qui s’accompagne d’une abdication complète du vouloir. Maintenant
l’absence de fondement est devenue une évidence centrale et univer-
selle, et toutes les anciennes valeurs sont englouties dans ce gouffre.
Au lieu de mobiliser la volonté pour créer des valeurs nouvelles, on
démissionne.
Là encore, arrêtons-nous sur l’époque présente, les analogies ne
manquent pas !
Troisième étape : le nihilisme actif qui est celui des incendiaires :
Les décadents à la fois les plus farouches et les plus clairvoyants récla-
ment un sabordage universel des valeurs ; ils ne se contentent plus
d’assister à la ruine des anciens idéaux, ils s’en font eux-mêmes les
incendiaires. La fête de l’anéantissement, la rage du terrorisme sont
leur dernière chance18.
Le terroriste comme figure du nihilisme actif, cela ne fait-il pas un peu
penser à notre époque où les incendiaires provoquent des contre-
incendies peu démocratiques (Guantánamo) ? Reste une dernière
étape, celle du rebond qui veut dépasser tous ces nihilismes qui sont
« autant de capitulations devant le néant révélé par la mort de
Dieu », celle d’un nihilisme qualifié de « classique » ou d’« extatique »
qui est celui d’un dernier homme lui-même destiné à atteindre le
surhomme.
Des pensées qui n’ont pas voulu écrire des suites à Nietzsche s’ins-
crivent dans le cadre de cette généalogie du nihilisme pour tenter d’y
répondre. « Face au nihilisme », telle est la posture de Jan Patočka,
ce phénoménologue proche de Husserl et de sa Krisis, qui est l’auteur
avec Václav Havel de la Charte 77 à Prague. Face à Hegel et à son
idée d’une fin de l’histoire, idée partagée avant la guerre de 1914 par
le président Masaryk que Patočka critique dans nombre de ses textes
(la critique porte sur la guerre comme moyen de parvenir à la paix),
face à Nietzsche, face à Heidegger, Patočka tente une ouverture qui
le ramène à l’histoire la plus concrète et la plus violente, celle des tran-
chées de 1914. Jean-Loup Thébaud propose ici de réévaluer la
réflexion de Patočka qui se présente comme une forme de « résistance »

18. Citations extraites de J. Granier, Nietzsche, op. cit., p. 29-33.

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Enquête

impliquant une pensée et une action d’ordre éthique. Mais, en cela


indissociable du cadre propre à ce dossier, Patočka se pense comme
un Européen, c’est-à-dire comme marqué par la crise du sens dont les
tranchées de 1914 sont la marque sanglante.
Jean-Loup THÉBAUD – Paul Ricœur fut l’un des premiers penseurs
français à s’intéresser à Patočka. Dans la décennie 1980, celle où
cherchait à s’affirmer une réflexion « post-totalitaire », au moment
où Prague et Gdansk se profilaient comme les nouvelles capitales
de la philosophie, Ricœur ne pouvait qu’éprouver de la fraternité
avec un auteur comme lui issu de Husserl, en débat avec Heidegger,
et dont l’empreinte chrétienne, certes moins marquée que chez lui,
demeure sensible.
Mais s’il y avait un point où Ricœur et Patočka pouvaient ajuster
leur visée, c’est bien sur le refus du nihilisme, sur la résolution de
ne pas céder à Nietzsche, le « convive de pierre ». Ricœur a consacré
un texte à méditer la réponse de Patočka au défi du philosophe de
Sils-Maria : « Jan Patočka et le nihilisme19 ». La lecture de Ricœur
détecte avec sûreté ce qui, dans les derniers textes de Patočka,
emporte sa réflexion sur le nihilisme jusqu’au « point d’hérésie »,
notamment dans le dernier chapitre des Essais hérétiques20, « Les
guerres du XXe siècle et le XXe siècle comme guerre ». L’intérêt
marqué que nous portons aujourd’hui aux Essais hérétiques ne doit
pas nous faire oublier, en effet, que Patočka fait face au nihilisme
depuis ses premiers textes, dont certains ont été rassemblés sous le
titre la Crise du sens21. L’article qui ouvre ce volume et lui confère
son orientation s’intitule : « La conception de la crise spirituelle de
l’humanité européenne chez Masaryk et chez Husserl ».
Masaryk, Husserl : ajoutons la date, 1936. Tout est dit. Tout est
dit parce que nous comprenons que ce texte s’inscrit dans la trace
des célèbres conférences prononcées par Husserl à Prague en
novembre 1935 à l’invitation de Patočka, qui donneront matière à
former plus tard la décisive et historique Krisis. Parce que nous
comprenons qu’il s’agit aussi de l’héritage du « père de la nation »
Masaryk. Si l’alliance de ces deux noms peut nous surprendre, elle
va au contraire de soi pour Patočka. L’un comme l’autre osent dévi-
sager le nihilisme de l’époque, ils le font à des titres divers, avec des
moyens différents, mais pour Patočka il ne peut être question

19. Publié dans Esprit, novembre 1990, et repris dans P. Ricœur, Lectures 1. Autour du poli-
tique, Paris, Le Seuil, 1991 (rééd. coll. « Points Essais », 1999).
20. Jan Patočka, Essais hérétiques, Paris, Verdier, 2000.
21. Id., la Crise du sens, Paris, Éditions Ousia, 2000.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

d’ignorer leur parenté, leur commun ébranlement devant l’ébranle-


ment du sens et leur commun refus de « céder sur leur désir ». Une
formidable anecdote nous montre Patočka recevant des mains de
Husserl en 1935, dans sa demeure, un pupitre de lecture reçu lui-
même des mains de Masaryk son aîné, à Leipzig, quelque soixante
ans plus tôt. C’est grandiose – grandiloquent dirions-nous peut-être
aujourd’hui, comme un tableau d’Hernani.
Si l’héritage est revendiqué, Patočka ne se prive pas pour autant
de rouvrir le testament et de le modifier profondément. Masaryk
diagnostique la crise dans un « suicide » qu’il rapporte à un subjec-
tivisme moderne des valeurs et trouve un recours dans un nouveau
platonisme. Husserl quant à lui propose la phénoménologie comme
solution : elle seule abrite la capacité de redonner vie et sens à un
monde de significations, avec le retour au « monde de la vie »
(Lebenswelt).
Aux yeux de Patočka, il s’agit de corriger l’un par l’autre (ni
objectivisme ni subjectivisme), c’est pourquoi il s’oriente vers une
phénoménologie rénovée – « a-subjective » – qui emprunte à
Heidegger (le Dasein) et à Aristote (la Kinesis). Mais le mouvement
de pensée culmine dans une « percée socratique », celle du « souci
de l’âme », qui reprend la ligne de Masaryk. Ce dispositif antinihi-
liste, celui du « sens » socratique qui est le sens au sein du non-
sens, reste cependant sous la menace d’une version idéaliste de la
« vie dans la vérité ». On peut bien penser que c’est le risque de
cette équivoque qui a tourmenté Patočka.
C’est là que Ricœur marque le pas en abordant, non sans
« crainte et tremblement », le dernier chapitre des Essais hérétiques,
ces « textes étranges, et à bien des égards effrayants ». Il y a de quoi.
Dans ces pages étonnantes, Patočka brise avec la tradition phéno-
ménologique et s’expose sans plus de réserve à l’épreuve du nihi-
lisme ; il brûle ses vaisseaux au feu de la guerre et prive l’âme de
toute ressource intérieure. Pour lui, les forces du « jour », celles que
la phénoménologie avoue, ne délivrent pas le « jour de la présence »,
tout au contraire, elles sont les forces de l’enchaînement et de l’as-
servissement. Ce qui se « donne » comme sol ou ciel, c’est en fait le
déchaînement du nihilisme. Le « jour » dissimule dans son don (es
gibt) sa ténèbre, le monstrueux « il y a » dont parle Levinas, le pullu-
lement sans fin et le ressac immanent de la « vie qui va ».
Dans un renversement foudroyant, c’est la guerre qui révèle la
nuit qu’est en réalité le jour. L’expérience du front que Patočka tire
de son interprétation personnelle des textes que la guerre de 1914

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Enquête

a inspirés à Jünger et Teilhard de Chardin engloutit ce qui se donne


comme « monde » et « sens » dans le néant, précipite tout sens dans
le non-sens qu’il est, arrache ses masques en les retournant comme
des masques de sorciers. C’est au sein de cette nuit monstrueuse que
la comédie sinistre et criminelle du jour perd tous ses prestiges
maléfiques et que ses manigances sont mises à nu. Ce que Patočka
baptise alors « sacrifice », face au nihilisme, n’a rien à voir avec un
héroïsme hégélien ou nietzschéen. C’est la reconnaissance, de part
et d’autre de la ligne de front, de la « solidarité des ébranlés », c’est-
à-dire que c’est la fidélité à Polemos, l’éclair qui déchire la nuit (le
nihilisme du jour retourné dans sa hideuse doublure de la « mobi-
lisation générale ») et fait voir le jour (l’être-avec des ébranlés), qui
peut faire obstacle au nihilisme (le sens plein de l’immanence
étouffante et despotique). Mais, dira-t-on peut-être, si nous sortons
bien d’une phénoménologie classique, en quoi ce Polemos se sous-
trait-il à une problématique heideggerienne ? C’est qu’à la différence
ontologique, au combat de la terre et du ciel, le Polemos oppose la
puissance terrifiante du jour, dans un mouvement parent du rejet de
la violence mythique par Walter Benjamin.

N’aurions-nous d’autre espoir que celui de nous tenir comme autant


de vigilants dans la tranchée ? Devons-nous admettre qu’il n’y a
d’éthique que prépolitique et que la résistance au mal est la seule
option possible si la capacité de ressentir le mal n’a pas disparu, si un
nihilisme gai et jouisseur exacerbé par la consommation technique et
la glissade effrénée des écrans ne l’a pas emportée ? Dans la dernière
partie de ce dossier, il faudra revenir sur quelques interrogations se
démarquant des lourdes affirmations nietzschéennes qui précèdent.
D’où ces deux questions d’ordre politique et historique : celle de l’in-
détermination démocratique mise en avant par Claude Lefort (le
lieu nécessairement vide du pouvoir) et celle de la paix européenne
d’aujourd’hui. L’indétermination démocratique : l’absence de fonde-
ment nous condamne-t-elle à une indétermination toujours réitérée et
à renoncer à l’idée même de fondation ? L’Europe pacifiée : s’il est
manifeste que les totalitarismes ont ensanglanté l’histoire européenne
du XXe siècle, celle-ci est encore voilée, bien des crimes sont encore
recouverts et mal connus, comme l’a montré un récent ouvrage, Terres
de sang, de Timothy Snyder22. Ne faut-il pas alors s’interroger sur
l’incapacité européenne à regarder en face ses propres maux ? Par-

22. Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012.
Voir l’entretien que lui a consacré Esprit en février 2013.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

delà le bien et le mal ? Sûrement pas. L’horizon d’universalité reste


le nôtre parce que c’est une illusion de croire que l’on va se débarrasser
du mal et de la violence et que la raison démocratique est l’arme des
faibles. Les manifestants de Kiev en savent quelque chose, qui ne sont
pas des surhommes mais manifestent contre la décadence et la domi-
nation !
Paul Ricœur a donc titré l’un de ses textes consacrés à Jan
Patočka « Face au nihilisme » ; il ne craint jamais de se confronter
à cette problématique pour lui indépassable. Indépassable car on ne
saute pas allégrement de la doxa nihiliste à une posture qui en
délivre, celle de la science, du surhomme, de la dogmatique, etc. Le
« tenir pour vrai », notre horizon de convictions, n’est pas la posses-
sion du vrai. La mort du théologico-politique ne nous a pas rendu
orphelins du vrai, mais plus que jamais nous ne pouvons faire
semblant de nous l’approprier.
Il est un autre apport de Ricœur que rappelle ici l’un de ses pro-
ches et continuateurs, Olivier Abel, quand il revient sur les liens avec
Claude Lévi-Strauss. Ce dialogue difficile rend manifeste l’opposition
de celui qui lit la Bible et de celui qui ne la valorise pas outre mesure,
mais on y perçoit surtout une joute autour des notions de sens et de
non-sens. Lévi-Strauss ne supporte pas cette notion aux allures trans-
cendantes et l’on accusera longtemps Ricœur d’être à la recherche d’un
supplément de sens aux accents religieux ou théologiques. Olivier Abel
montre qu’il ne s’agit pas de cela mais de la place impartie à soi et à
l’autre dans chacune de ces anthropologies. Pour le « pyrrhonisme
structuraliste », il n’y a pas de dehors et pas d’altérité. C’est donc la
discussion conséquente sur le relatif et l’universel qui est engagée dans
cette réflexion.
Olivier ABEL – Le mot nihilisme est un mot trop important, qui peut
fasciner la pensée de quelque côté qu’on la tourne. Ce peut être dans
le rapport au monde, peu à peu décoloré, ayant perdu goût et
réalité, juste offert à nos manipulations, ou juste bon à être quitté.
Ce peut être dans le rapport à l’autre, cette impuissance à toucher,
à être touché, à transgresser ensemble la solitude, cette manière de
préférer arrêter tout de suite que de risquer la déception – et c’est
toujours l’idéalisme qui se retourne en cynisme. Ce peut être dans
cette impuissance à rien finir dont parlait Nietzsche, qui n’est pas
sans parenté avec l’acédie mélancolique, face à laquelle se
comprend et se reprend l’affirmation originaire chère à Paul
Ricœur – cette reprise affirmative, je la vois à l’œuvre chez lui dans
l’inversion fréquemment glissée sous la locution « et pourtant ».

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Enquête

Chez Ricœur, il me semble que le nihilisme est notamment ce


qui ronge la fiabilité des témoins et du langage commun, lequel
n’existe que par l’écart soutenu des témoignages. Ricœur n’a cessé
de montrer la demande de crédibilité et de véracité qui anime
toute parole, et qui présuppose une sorte de confiance dans le
langage, une sorte de « foi » dans sa propre parole comme dans la
parole d’autrui. Sans cette confiance, nos sociétés s’effondrent. On
trouve cela très tôt chez lui dans un texte programmatique sur la
mondialisation : « Civilisation universelle et cultures nationales23 ».
Le paradoxe culturel est que nous voyons se déployer en même
temps un progrès technique et rationnel de la civilisation planétaire
et un péril anthropologique pour la diversité des cultures par une
subtile destruction de ce qu’il appelle leurs « noyaux éthico-
mythiques ».
Il en propose une analyse profonde et originale, sans doute en
débat intime avec Claude Lévi-Strauss avec lequel il est ici tout
proche dans l’énoncé du problème, même s’il cherche dans une tout
autre direction. Quand il parle de « pyrrhonisme radical » pour
définir le postulat quasi parménidien de l’anthropologue : « les
hommes pensent toujours bien », c’est certes parce qu’avec cela on
ne peut dire et penser que correctement, mais aussi parce que cela
désigne une permutation égalitaire des termes, une sorte d’inter-
changeabilité radicale et universelle, dans laquelle il n’y a plus que
des autres. Or pour Ricœur le problème est justement celui d’un
nihilisme pour lequel il n’y a que des autres. Cette menace, dont il
dit alors qu’elle est plus grave que la menace atomique, il l’identifie
notamment au tourisme, comme figure de ce perpétuel déplacement
sans but que sont devenus les échanges humains.
Il n’est pas aisé de rester soi-même et de pratiquer la tolérance à
l’égard des autres civilisations [...] la découverte de la pluralité des
cultures n’est jamais un exercice inoffensif ; le détachement désa-
busé à l’égard de notre propre passé, voire le ressentiment contre
nous-mêmes qui peuvent nourrir cet exotisme révèlent assez bien
la nature du danger subtil qui nous menace. Au moment où nous
découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment
par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de
monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de
destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible
qu’il n’y ait plus que des autres, que nous soyons nous-mêmes un

23. Texte paru dans Esprit en octobre 1961 puis repris dans P. Ricœur, Histoire et Vérité,
Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001. Les citations sont extraites de l’ouvrage.

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Olivier Abel, Rémi Brague, Jérôme de Gramont,


Daniel Lindenberg, Jean-Loup Thébaud

autre parmi les autres […] Nous pouvons très bien nous représenter
un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement
fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort
sous les espèces d’un interminable voyage sans but […] ce serait
le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du
bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être
plus probable que celui de la destruction atomique24.
Le scepticisme ici n’est pas le solipsisme, comme impuissance
à sortir de soi, mais au contraire l’impuissance à avoir un soi. C’est
pourquoi Ricœur écrit ici, plutôt contre Lévi-Strauss et le pyrrho-
nisme structuraliste dans lequel le langage n’a pas de dehors :
« Pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi25. » Ricœur
part du constat commun à cette génération de la pensée française,
sans doute frappée par la guerre, la destruction de l’Europe et la
décolonisation, que les civilisations sont plurielles dans l’espace et
dans le temps, et qu’elles sont mortelles. Sa question est alors celle
des conditions de possibilité d’une rencontre des cultures diverses,
une rencontre qui ne soit pas mortelle pour tous. Et qui rompe à la
fois le vertige d’une communication universelle et totale sous l’idée
d’une unité absolue de l’humanité et celui d’une altérité totale
entre des humanités qui ne se comprendraient pas entre elles.
C’est ici qu’il rencontre justement le paradigme de la traduction :
L’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi
un semblable […] croire la traduction possible jusqu’à un certain
point, c’est affirmer que l’étranger est un homme […] je puis me
faire autre en restant moi-même. Être homme, c’est être capable de
ce transfert dans un autre centre de perspective26.
C’est à ce point du texte que surgit l’interrogation sceptique, non
plus le doute sur la possibilité de comprendre l’autre, de le rencon-
trer, de le traduire, mais le doute inverse : « Alors se pose la ques-
tion de confiance : qu’arrive-t-il à mes valeurs quand je comprends
celles des autres peuples ? » La question de confiance est bien la
question de la confiance en soi, en sa propre existence, en ses
propres capacités de recevoir et de donner. Il y a donc bien une
condition à la rencontre des cultures :
Seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état
de créativité sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie,

24. P. Ricœur, Histoire et Vérité, op. cit., p. 330-331.


25. Ibid., p. 337.
26. Ibid., p. 336.

66
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Enquête

de la spiritualité, est capable de supporter la rencontre des autres


cultures, non seulement de la supporter, mais de donner un sens à
cette rencontre. Lorsque la rencontre est une confrontation d’im-
pulsions créatrices, une confrontation d’élans, elle est elle-même
créatrice. Je crois que, de création à création, il existe une sorte de
consonance, en l’absence de tout accord. C’est ainsi que je
comprends le très beau théorème de Spinoza : « Plus nous connais-
sons de choses singulières, plus nous connaissons Dieu. » C’est lors-
qu’on est allé jusqu’au fond de la singularité, que l’on sent qu’elle
consonne avec toute autre, d’une certaine façon qu’on ne peut pas
dire, d’une façon qu’on ne peut pas inscrire dans un discours27.
La tâche des générations à venir est donc de sortir du choc
dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme
indifférent et sceptique :
C’est pourquoi nous sommes dans une sorte d’intermède, d’inter-
règne, où nous ne pouvons plus pratiquer le dogmatisme de la vérité
unique, et où nous ne sommes pas encore capables de vaincre le
scepticisme dans lequel nous sommes entrés28.
Cinquante ans plus tard, nous en sommes toujours là : dans le
grand marché planétaire, il n’y a plus que des options, et chacune
s’encapsule, se durcit, s’intégralise pour surnager dans le grand
déluge.
Enquête coordonnée par Olivier Mongin

27. P. Ricœur, Histoire et Vérité, op. cit., p. 337.


28. Ibid.

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Les récidives de la gnose

Entretien avec Bruce Bégout*

ESPRIT – Les premières occurrences du terme « nihilisme » sont


d’origine théologique, plus précisément gnostique. La première forme
du « nihil » serait le monde sensible identifié, dans la tradition gnos-
tique, au mal et à la dépravation. Un certain nombre de philosophes
contemporains ont vu dans la modernité une résurgence de la gnose :
c’est le cas de Voegelin1 dans sa critique du totalitarisme, de Jonas2,
qui voit dans le subjectivisme contemporain un rejet de la nature et
de la vie, ou encore de Hannah Arendt3, qui insiste sur la haine du
monde comme ressort de la désolation contemporaine. Que faut-il
penser de ces rapprochements entre la gnose, le nihilisme et l’époque
contemporaine ? Y a-t-il, selon vous, des ressources critiques dans un
tel rapprochement ?
Bruce BÉGOUT – Si, comme Hans Jonas, on considère que le
gnosticisme ne correspond pas seulement à un courant de pensée
religieux, synthétisant en un mélange obscur et fascinant diverses
influences grecques, juives et chrétiennes aux alentours du IIe siècle
après J.-C., mais également une sorte de catégorie transhistorique
de l’être-au-monde identifié dans ce cas au malaise d’être prison-
nier d’un monde mauvais et injuste, alors, effectivement, on peut
faire une lecture de la modernité, dans ce qu’elle possède de plus
sombre et de plus terrible (la dégradation écologique, le totalitarisme

* Philosophe, écrivain, il a récemment publié Suburbia, Paris, Éditions Inculte, 2013.


1. Éric Voegelin, la Nouvelle Science du politique (1952), Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre
philosophique », 2000.
2. Hans Jonas, le Principe responsabilité (1979), Paris, Flammarion, coll. « Champs
Essais », 2013.
3. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne (1961), Paris, Pocket, 2001.

Mars-avril 2014 68
10-a-Begout-entretien_Mise en page 1 20/02/14 14:20 Page69

Les récidives de la gnose

politique, la domination marchande et technologique, etc.) du point


de vue gnostique. Le nihilisme que contient en effet le gnosticisme,
conçu ici dans une critique radicale du monde comme néant
– critique que l’on retrouve chez Michel Henry4 où le monde, séparé
de la source vive de la subjectivité, n’est qu’un horizon mort de la
transcendance – correspond alors à la disqualification du monde
actuel comme pauvre en sens et en valeur.

Dire non au monde


Plus généralement, on peut considérer la pensée nihiliste comme
un exercice de comptabilité des pertes : perte de Dieu (Gottlosigkeit),
perte du sens, du monde (acosmisme), de la communauté, etc. Au
fond, l’état d’esprit nihiliste advient lorsque le sentiment nostalgique
de la perte devient prédominant et masque les gains mêmes de la
modernité. Toutefois, tous les nihilismes ne se ressemblent pas. Et
les penseurs nihilistes eux-mêmes ont des positions différentes
vis-à-vis des pertes, des absences et des privations qu’ils identifient.
Si l’on revient à la tendance gnostique, on pourrait parler de demi-
nihilisme. En effet, l’identification du monde au néant (de sens, de
valeur, de qualité, de vie, etc.) contraste avec la croyance en un salut
extramondain. Le nihilisme gnostique se complète donc très bien
avec une vision sotériologique positive. Et c’est pourquoi d’ailleurs
les nihilistes ou revendiqués comme tels (car rares sont ceux qui se
présentent ainsi, le nihilisme, comme le cubisme, étant un qualifi-
catif extérieur et dépréciateur) sont souvent des penseurs intime-
ment persuadés d’une issue heureuse de l’histoire, comme on peut
le voir avec les théoriciens ou personnages nihilistes de la littéra-
ture russe du XIXe siècle dans les romans de Tourgueniev,
Tchernychevski ou Dostoïevski.
La fascination contemporaine du gnosticisme que l’on repère en
effet chez Jonas, Taubes, Arendt, Voegelin, et d’autres, s’explique
à mon sens plus par le sentiment de perte du monde. Lorsque le
monde s’enfuit, la meilleure manière de répondre à cette fuite est
de croire que l’on est celui qui la provoque. C’est à l’époque de la
Weltlosigkeit que les disciples de Marcion reprennent confiance en
eux. Avec le gnosticisme, il n’est plus nécessaire de recourir à la
théodicée. Le Dieu créateur du monde, et donc indirectement du

4. Voir Michel Henry, la Barbarie, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004.

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Bruce Bégout

malheur, n’est absolument plus le même que celui qui nous en


délivre pour toujours. Le vrai Dieu n’a plus à se justifier de ce qu’il
n’a pas fait, et il contemple avec indifférence les malheurs du
monde comme les péripéties sans intérêt d’un univers étranger.
Très souvent, les philosophes persistent à nommer « nihilisme »
une attitude de défiance vis-à-vis de la civilisation, qui se caracté-
riserait par un rejet de ses valeurs et institutions traditionnelles.
Mais cette définition, assez vague et orientée, n’est pas vraiment
satisfaisante, car, comme on ne le sait que trop bien, elle passe sous
silence la négation qui appartient en propre à la civilisation elle-
même en tant que celle-ci requiert une certaine forme de violence
et de cruauté afin de s’instituer comme civilisation. Nul ne peut
croire à la douceur innocente de la civilisation, attendu que l’his-
toire, depuis la découverte du Nouveau Monde, nous montre le spec-
tacle désolant d’une conquête au nom de la civilisation qui a abouti
très souvent à la barbarie.
Qui est donc le vrai nihiliste ? Qui fait usage d’une violence sans
frein et gratuite, afin d’édifier, sur un tas de cadavres, son règne ?
Contrairement à ce que soutiennent certains penseurs conservateurs,
soucieux de sauver les meubles d’une tradition corrompue, le nihi-
lisme ne peut être identifié à la seule critique de la civilisation
moderne, si tant est que l’on soit parvenu à dégager l’unité de
celle-ci. Toute détermination est négation, de sorte que chaque
choix de civilisation implique une annihilation des autres possibi-
lités culturelles, techniques et idéelles. À ce compte, toute civili-
sation serait nihiliste en tant qu’elle contiendrait en soi le rejet de
certaines expériences sociales et culturelles au profit d’autres,
alternatives ou antagonistes. Personne néanmoins n’accepterait de
considérer une civilisation comme nihiliste – et il aurait raison –
sous prétexte qu’elle opère des choix drastiques dans la vie humaine
en mettant en valeur certains comportements typiques. Il nous faut
donc reprendre la question à zéro et considérer le nihilisme comme
le rejet, non d’une civilisation, mais du principe de civilisation. Mais
alors le nihilisme se confond tout simplement avec la barbarie, à
savoir avec une humanité sauvage qui ne connaîtrait pas encore le
processus de civilisation, ce qui est absurde car circulaire.
Il existe donc autant d’espèces de nihilisme qu’il existe de
raisons de dire non ; et ce qui différencie le nihilisme ne tient pas
dans son acharnement à nier un certain état du monde supposé
communément valable (par qui ? et au nom de quoi ?), mais dans la
manière dont il le fait : le coup de force. Pour un penseur imprégné

70
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Les récidives de la gnose

par la théologie et la scholastique comme Voegelin, la philosophie


de Nietzsche est nihiliste de fond en comble : en libérant la puis-
sance immanente de la vie, elle destitue les principes sacrés de la
civilisation ; mais pour Nietzsche lui-même, le socle idéel sur
lequel reposent les convictions conservatrices de Voegelin est déjà
lui-même nihiliste, attendu qu’il s’édifie sur la négation de la vie et
du monde, bref de l’immanence. On pourrait dire qu’un philosophe
traite un autre philosophe de nihiliste, lorsqu’il ne s’accorde pas
avec lui sur les choses à rejeter. Ce n’est pas le néant qui est ici en
jeu, mais son emploi et sa destination. Il y a une manière de
dénoncer le nihilisme qui est nihiliste ; c’est celle qui conçoit le
négatif comme nocif dans les mains d’autrui, mais s’en accom-
mode dans son propre maniement critique. Les nihilismes sont
aussi divers que les raisons de nier.
Ce n’est donc pas l’étendue des dégâts qu’elle a directement ou
indirectement causés qui, rétrospectivement, peut nous autoriser à
qualifier une doctrine philosophique de nihiliste. Il est toujours
permis d’aduler le tyran, et les factures de l’histoire restent rarement
impayées. Le nihilisme n’a rien à voir avec les massacres histo-
riques, il n’en est pas même la caution théorique. Il s’agit là d’une
invention stratégique de penseurs à court d’arguments qui consi-
dèrent le néant comme une insulte et n’ont trouvé d’autre moyen de
discréditer leur adversaire que de leur jeter au visage la négation
qu’ils font mine d’abhorrer. Pour les uns, le nihilisme moderne
signifie extinction de la vie, maladie de la puissance, lassitude et
renoncement ; pour les autres, refus morveux de la transcendance,
des valeurs immémoriales de l’unum, verum, bonum. Que chacun
choisisse son camp.
Mais l’essentiel est-il vraiment là ? Ce qui est nouveau n’est pas
la dose de négativité que contient le monde, ni l’expression violente
de ses envies et de ses passions ; non, ce qui marque l’originalité de
la modernité tient à sa conviction profonde que le néant est une
force, et non plus un état. Aussi tout le monde se bat-il pour l’em-
ploi de cette force inédite, et toutes les justifications sont bonnes à
partir du moment où elles parviennent à s’arranger avec le pouvoir
décapant de la négativité. Néanmoins, parce qu’elle ne peut s’as-
sumer comme telle, cette fascination moderne du nihil doit respecter
une règle : ne jamais faire publiquement sien le nihilisme, associé
dans l’esprit du sens commun aux femmes violées, aux enfants
massacrés, aux coups et aux tortures, aux homicides. Elle veut
bien faire un emploi de la chose, mais sans la nommer. Et c’est la

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10-a-Begout-entretien_Mise en page 1 20/02/14 14:20 Page72

Bruce Bégout

raison pour laquelle le penseur moderne est si naturellement enclin


à voir des nihilistes tout autour de lui et, en même temps, à rester
aveugle à son propre usage de la négativité qu’il pense tout simple-
ment rédimé par sa finalité supérieure (trait de pensée proprement
nihiliste, s’il en est).
Il est caractéristique de la pensée contemporaine que son
recours continuel aux termes négatifs de « crise des valeurs », de
« nihilisme » et de « perte de l’autorité » entraîne à la longue des
effets contre-productifs. Car, alors même qu’elle vise à effrayer le
public en employant ce registre verbal et à créer chez lui une sorte
d’électrochoc psychologique censé le reconduire peu à peu vers les
voies bénies de la raison, elle commence à le lasser. Dans l’attente
de la catastrophe annoncée, la vie continue, ni meilleure ni pire, et
le temps ne joue pas en faveur du catastrophisme apocalyptique qui
fleurit seulement aux époques d’effervescence sociale et de montées
subites de température.

Les lieux du néant


Deux penseurs ont placé la question du nihilisme au cœur de leurs
préoccupations : Nietzsche et Heidegger. Au-delà de ce qui les
distingue, l’un et l’autre refusent d’envisager le nihilisme comme une
orientation mystique, une prédilection personnelle ou collective pour
le néant ou encore une vision du monde accordée à son absurdité.
L’intérêt de cette approche consiste à rendre pour ainsi dire sensible le
nihilisme en décrivant la manière dont il se phénoménalise à l’époque
moderne. Dans ce cadre, peut-on dire qu’une certaine forme d’oubli
du monde constitue l’aboutissement de la volonté de néant ? Comment
l’acosmisme devient-il phénomène, par exemple dans certaines métro-
poles auxquelles vous avez consacré des études ? Se sentir « étranger
au monde » constitue-t-il l’affect nihiliste par excellence ?
Nietzsche comme Heidegger discernent en effet le nihilisme plus
dans un processus culturel que dans de simples positions théologico-
philosophiques. Pour eux, le nihilisme s’est incarné, a pris vérita-
blement corps dans les objets, les attitudes, les marchandises, des
processus, le dispositif technique (Gestell) de sorte que l’acosmisme,
qu’il véhicule comme disqualification du monde sans signification
ni valeur, s’est lui-même concrétisé paradoxalement dans le monde.
On peut ainsi reconnaître des formes mondaines d’acosmisme anti-
mondain dans certaines tendances techniques, architecturales et

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Les récidives de la gnose

urbanistiques. Ce qu’on nomme, après Duvignaud et Augé, des


« non-lieux », à savoir des espaces contemporains déconnectés de
toute identité, relation et tradition (centres commerciaux, aéro-
ports, parkings de zones commerciales, hôtels discounts des bords
d’autoroute, etc.), appartiennent, selon moi, à une forme d’urbanisme
acosmique qui, dans un esprit néognostique de dévalorisation
sensible et symbolique du monde, construit des lieux indépen-
dants de toute relation vivante au monde ambiant, tant du point de
vue spatial que temporel. D’où la prolifération de cette architecture
suburbaine à bas coût qui, de Los Angeles à Marne-la-Vallée, s’ins-
crit dans l’espace mondial sans référence aux environnements natu-
rels et humains. Le géographe Augustin Berque n’hésite pas
également à parler dans ses derniers travaux5 d’une tendance acos-
mique dans la production des villes, notamment dans cette façon
d’édifier des bâtiments et des quartiers sans nulle interaction souple
et profonde avec le site, l’histoire, le paysage, les pratiques des habi-
tants. Bien évidemment, ce nihilisme acosmique se masque comme
mise en valeur positive du monde, à savoir comme son exploitation.
Mais, peut-on rétorquer, Max Weber a clairement montré dans ses
écrits sur le développement du capitalisme dans l’aire géogra-
phique du protestantisme que l’esprit d’une valorisation écono-
mique et marchande du monde pouvait très bien s’accompagner d’un
pessimisme mondain flagrant. Aussi la modernité technicienne et
capitaliste n’est-elle pas uniquement mue, comme le croient de
manière naïve à mon avis Hans Blumenberg6 et Axel Honneth7, par
une attitude positive envers le monde à travers sa mise en valeur
rationnelle dans la science et la technique, mais également, de
manière peut-être plus souterraine, par une mise à disposition du
monde qui dénote son absence fondamentale de valeur.
L’orientation vers le monde de la modernité laïque n’est pas la
découverte de sa positivité contre sa dévalorisation métaphysico-
chrétienne au profit d’un outre-monde absolu, mais, au contraire, le
prolongement de cette disqualification. C’est à mon sens ce qu’ont
vu Voegelin et Arendt : la rationalité moderne, loin de mettre fin à
l’attitude de méfiance vis-à-vis du monde sensible et terrestre, l’a
accentuée en colonisant ce monde sensé être mis pour la première

5. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin,
2009.
6. Hans Blumenberg, la Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de philosophie », 1999.
7. Axel Honneth, la Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.

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Bruce Bégout

fois en valeur depuis l’antiquité grecque par des processus qui lui
sont étrangers : la rationalité technicienne, l’idée de profit et
d’accumulation infinie, etc. Il n’est donc pas étonnant que le senti-
ment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la
mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique
basée sur un flux perpétuel des récits, images et informations qui
ne donne pas la possibilité à tout un chacun de l’intégrer à son
horizon d’expérience et de vie. Le gnosticisme acosmique et nihi-
liste n’est plus, dans ces conditions, une doctrine ou un état d’es-
prit ; c’est devenu une réalité objective. Le déni du monde s’incarne
d’une certaine manière dans les produits de la technologie moderne.
Il y a plus de gnosticisme dans un composant électronique que dans
les manuscrits de Nag-Hammadi.
Propos recueillis par Michaël Fœssel

74
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Nietzsche : un inactuel qui parle encore

Paul Valadier*

MŒURS et références morales ont été tellement bouleversées en


plus d’un siècle qu’on peut légitimement se demander s’il est encore
besoin d’user du marteau de la critique, comme le fit Nietzsche à la
fin du XIXe siècle, pour ébranler nos certitudes morales. Lui qui a
voulu essentiellement être un affirmateur (Nur ein Jasagender sein)
n’a-t-il pas été vaincu ou débordé par ses propos négatifs ? N’a-t-il
donc pas été submergé par le nihilisme qu’il annonçait, non sans
effroi d’ailleurs ?
Et pourtant, il se pourrait bien que cet inactuel (Unzeitgemäss)
comme il se voulait aussi, nous parle encore. On ne retiendra ici que
quelques éléments de sa pensée qui peuvent nous éclairer sur la
situation éthique de notre temps. Et l’on partira surtout de sa
Généalogie de la morale1, ouvrage sans doute le plus sombre et le
plus impitoyable que le philosophe de Sils-Maria ait écrit.

Lectures de la volonté
Lorsque Nietzsche décrit le nihilisme comme la dévalorisation
des valeurs les plus hautes, il ne veut pas dire que nous soyons sans
valeurs de référence aucunes. Nous aspirons toujours à la liberté,
nous cherchons à instaurer la justice. Ces valeurs restent des réfé-
rences dont en réalité nul ne peut se passer. Encore faut-il savoir
ce qu’on met sous ces termes. Ici intervient l’idée de généalogie : que

* Directeur de la revue Archives de philosophie.


1. Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, Le livre de poche, 2000.

75 Mars-avril 2014
11-a-Valadier_Mise en page 1 20/02/14 14:25 Page76

Paul Valadier

veut la volonté quand elle veut, quoi que ce soit qu’elle veuille ? Que
cherchons-nous au juste quand nous aspirons à la liberté ou à la
justice ? Quel type de liberté et de justice voulons-nous ? Ou plus
exactement, quelle est la qualité de liberté et de justice que nous
visons ? Une telle question conduit aux fameuses distinctions entre
morale esclave et morale noble, entre servitude et aristocratie,
entre faiblesse et force, entre distinction et avilissement, entre
maladie et santé. Ces distinctions ne divisent pas les êtres humains
en catégories sociales, comme si tels groupes d’individus étaient
infailliblement du côté de la servitude et d’autres fixés dans la
noblesse. Nietzsche prétend se situer sur le terrain de la psycho-
logie, et ses analyses portent en effet sur les profondeurs de la
volonté, pressentant ainsi les analyses freudiennes.
Ces distinctions, qu’on peut décliner en noms divers, désignent
donc des attitudes qui traversent toute volonté particulière. Chacun
consent plus ou moins à la servitude ou se veut plus ou moins noble ;
chacun peut vouloir s’affaisser dans le conformisme et se confondre
dans la morale du troupeau, mais chacun peut aussi se vouloir noble,
distingué, différent, original, mettre sa marque propre sur ses actes,
leur donner une signature spécifique. Personne n’est jamais fixé
dans la servitude ou la noblesse, mais chacun a à vouloir dans une
sorte d’éternel retour sur soi pour décider dans un sens ou dans un
autre. Mais qui peut avoir assez de volonté de puissance pour ne pas
consentir à l’esclavage et garder le « sens de la distance » ? Si
personne ne peut entièrement se prévaloir de sa noblesse ou
admettre ne vivre que dans la servitude, n’est-ce pas aussi que tout
acte humain appelle une multitude d’interprétations, qu’on ne peut
jamais le réduire à un jugement simple ? Or souvent « la volonté
manque », selon une autre définition du nihilisme : elle manque à
elle-même et accepte de ne pas (se) vouloir. Il faut donc admettre
une pluralité des lectures de la volonté qui ne contribue pas néces-
sairement au relativisme, si elle conduit à bien mesurer la
complexité de nos décisions. Qui niera qu’on touche ici une réalité
vive de nos sociétés en tous domaines où nous avons à prendre
position ?
Il est clair pourtant qu’aux yeux de Nietzsche domine dans le
monde moderne une complaisance pour la servitude. Par là même,
sa pensée jette une lumière impitoyable sur des sociétés démocra-
tiques qui se flattent de leur « autonomie » conquise, sans aperce-
voir à quel point elles entretiennent le ressentiment, cultivent en
chacun des désirs toujours ravivés d’avoir plus, de paraître plus, de

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11-a-Valadier_Mise en page 1 20/02/14 14:25 Page77

Nietzsche : un inactuel qui parle encore

se conformer davantage aux modèles sociaux de la performance ou


de la réussite. Le grégarisme consiste justement à imposer subtile-
ment la loi du grand nombre, à valoriser la faiblesse égalitariste :
« pas de chef, un seul troupeau », dit Zarathoustra. L’égalitarisme
niveleur ne supporte pas l’idée de différence : tous doivent chercher
leur petit bonheur, et il ne faut surtout pas prétendre se distinguer.
Nivellement et indifférenciation sont les nouvelles normes qui écra-
sent non seulement les inégalités, mais les différences (sexuelles,
politiques, religieuses). La première partie de la Généalogie de la
morale offre ainsi une critique impitoyable de l’utilitarisme qui vise
au bonheur du plus grand nombre et qui serait l’expression théorique
de ce nivellement où la masse du plus grand nombre impose sour-
dement sa loi.
Or un regard averti ne peut que remarquer la prégnance de ces
normes morales serviles qui constituent en effet de nouveaux tabous.
Ainsi, pour le faible asservi à l’opinion, l’opposant ne peut être que
« méchant », immoral, indigne d’être pris en considération ; en
sorte que sous le conformisme du troupeau, l’égalitarisme démocra-
tique alimente des oppositions irréductibles entre les faibles qui se
croient les justes ou les meilleurs puisqu’ils ne se « distinguent »
pas, et tous les autres jugés et condamnés comme des « ennemis »
à dévaloriser. La tactique des faibles consiste précisément à détruire
du dedans les valeurs sur lesquelles repose la distance, pour en
montrer la soi-disant bassesse (homophobie, racisme, sexisme…).
On confond ainsi l’adversaire, non en se mesurant à lui, non en
appréciant les valeurs qu’il affirme (ce dont le faible est incapable),
mais en utilisant la ruse propre aux faibles qui consiste à dévalo-
riser les valeurs de noblesse pour en montrer la soi-disant bassesse.
Réduire le noble à la bassesse, telle est la tactique de l’esclave
moderne, du nihiliste !

La formation de la conscience morale


La deuxième dissertation de la Généalogie de la morale cherche
à descendre dans les labyrinthes de la volonté ; et ce texte plein de
violences et de cruautés attribue au manque de confrontation au
contrat imposé par la tradition ou à la loi du maître (en fait à toutes
formes d’autorité) l’incapacité à devenir « maître de soi », souverain
de soi-même. L’incapacité à se forger une volonté propre en se
confrontant à la force des traditions et des morales produit ces
volontés incapables de se vouloir et de vouloir quoi que ce soit qui

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11-a-Valadier_Mise en page 1 20/02/14 14:25 Page78

Paul Valadier

les dépasse. Ce rude rappel à l’importance de la formation de la


conscience morale (Gewissen) montre aussi que la mauvaise
conscience l’emporte alors, ravageant des êtres de ressentiment
toujours obligés de se mesurer à des « effigies » imaginaires inac-
cessibles. Le tourment et l’insatisfaction des modernes trouveraient
là une source toujours féconde et inextinguible.
Du moins tant que ces volontés asservies, incapables de se
prendre en main, ne trouvent pas des « prêtres ascétiques » (troi-
sième dissertation) qui donnent un sens (illusoire) à leur tourment.
Plutôt n’importe quel sens que pas de sens du tout. Mais, dira-t-on,
où sont aujourd’hui ces « prêtres ascétiques » ? N’est-ce pas sur un
tel point que la pensée de Nietzsche est la plus inactuelle au sens
péjoratif du terme ? Or s’il est bien clair que ces fameux « prêtres
ascétiques » sont devenus rares dans les églises ou les temples, ils
n’en continuent pas moins à prospérer de manière plus subtile, selon
la ruse toujours intelligente des faibles. Mais ailleurs et sous
d’autres formes. Comme le précisent ces pages assez terribles, de
tels prêtres sont tous ceux qui fournissent des dérivatifs au ressen-
timent, ceux qui continuent à endormir des volontés tourmentées ou
perdues dans leur torpeur ou enfermées dans le divertissement (ne
pas oublier que Nietzsche fut un admirateur de Pascal). Il ne
manque pas de gourous pour étourdir les volontés, d’illuminés qui
délestent d’avoir à être soi (pour s’ouvrir à l’Esprit ou à la volonté
d’un Prophète), de séducteurs qui grisent les esprits plutôt que de
leur demander de « dire oui » à la vie, à la vie unique qui est la leur.
Si la morale ascétique se définit par la formule de la division de
la vie d’avec elle-même, de son retournement acharné contre soi, qui
niera qu’elle domine dans les idéaux de la compétitivité à tout prix,
de la performance, du harcèlement incessant sur les lieux de
travail ? Cette morale donne en effet un but, elle permet de mobi-
liser des énergies qui sans elle tourmenteraient l’individu ; elle n’est
donc pas une illusion qu’un peu plus de raison pourrait vaincre, elle
est la façon vitale de tenir à la vie et de la détenir. Mais le but visé
par l’idéal est inatteignable, et en ce sens cette morale contribue à
étourdir, à rendre malade, dépressif, à viser des fins inaccessibles
qui brisent en réalité l’individualité au lieu de la « sauver ». Elle est
la forme nouvelle d’un « nihilisme suicidaire » (§ 28). Ainsi les
prêtres ascétiques actuels sont-ils sans doute plus présents dans les
tours de la Défense et leurs bureaux climatisés que dans les sacris-
ties. Ou dans les nouveaux « séminaires » où l’on inculque des
contraintes sur soi qui n’ont rien à envier aux anciens séminaires.

78
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Nietzsche : un inactuel qui parle encore

Il faudrait aussi ranger dans cette catégorie ces scientifiques (§ 23)


qui, animés par une « volonté inconditionnelle de vérité », font
croire régulièrement qu’on va enfin déchiffrer le mystère de la vie
ou du cosmos, prétendant qu’on peut rendre toute chose « pensable »
(Ainsi parlait Zarathoustra, II, »Von der Selbst-Überwindung«).
L’idée de généalogie est assurément féconde, car elle prend en
compte l’importance du sujet et en lui de la volonté. Par là même,
fidèle à Schopenhauer qui a donné tant de place à la volonté,
Nietzsche se sait aussi l’héritier du christianisme. Il n’ignore pas que
le souci de soi, lié à une théologie du péché, a ouvert la voie à des
analyses psychologiques inconnues de l’Antiquité, mais plus large-
ment a fondé l’importance moderne donnée à la personne, ou comme
il dit plus volontiers, à l’individu. C’est donc le christianisme qui
apporte avec lui ce sens de l’individu, et ouvre la voie à la décou-
verte de l’abîme qu’est chacun pour lui-même. Pour cette raison,
Nietzsche ne rêve nullement d’un retour à la Grèce comme d’autres
philosophes allemands l’ont fait avant lui. Nous sommes les héritiers
du christianisme, pour le meilleur et pour le pire. Pour le meilleur
dans l’insistance mise sur la subjectivité qui nous rend étrangers le
monde grec (ainsi, dit-il, nous ne comprenons plus ce que les Grecs
entendaient par « esclave » [le Gai Savoir, § 18]) ; mais pour le pire,
car la conscience de soi peut s’affaisser dans l’incapacité à se
vouloir, ou dans la culpabilité permanente (l’insatisfaction moderne),
selon la pente de nos sociétés, valorisant à l’excès les droits de
l’homme, comme si l’individu était un ayant droit qui recevrait
sans avoir jamais à « créer ». L’affaissement moderne ne pourrait être
« surmonté » que si l’individu apprenait à se vouloir, à devenir
« maître de soi », à apprendre à danser au-dessus des abîmes, un
peu comme l’enfant d’Ainsi parlait Zarathoustra, ou comme le dieu
danseur qu’évoquent aussi ces chants. Comme le danseur dont la
grâce des gestes découle de la discipline (la loi) qu’il a su vouloir
s’imposer.
Paul Valadier

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12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page80

2. RELIGIONS ET NIHILISME : ADVERSAIRES OU COMPLICES ?

Introduction

L A ou les religions ont l’avantage – ou l’inconvénient – de faire


entrer sur le terrain de la confrontation directe avec le nihilisme
– vécu, éprouvé, désigné, combattu. Bien entendu, chronologique-
ment et spatialement, la vieille Europe marquée par le christianisme
vient ici en première ligne, même si Nietzsche n’a pas manqué de
rappeler le rôle du passé juif, grec, romain, indo-européen,
allemand, avec des incursions du côté de l’Asie… Parlerait-il,
aujourd’hui, d’une mondialisation du nihilisme ? Mais comment se
présente, au fond, le « front du sens », ou de la résistance au non-
sens ?

Quel sens donner à la croix du Christ ?


On exagérerait à peine si on disait qu’aujourd’hui le nihilisme,
nommément désigné, fait partie de ce que les religions diagnosti-
quent en priorité de délétère dans les sociétés modernes, tout en se
présentant volontiers elles-mêmes comme des solutions à l’esprit
nihiliste qui a envahi ces dernières après la « mort de Dieu ».
L’Église catholique, grande productrice de discours interprétant le
devenir de ces sociétés, vient ici en première ligne. Et elle ne reste
pas dans l’indétermination. Le « nihilisme » est identifié, il porte des
noms divers : relativisme, hédonisme, idolâtrie, culte de l’éphémère,
quête sans fin et donc impossibilité de vouloir la Vérité ou de
pouvoir l’atteindre. À leur tour, ces maladies de la volonté sont à
l’origine ou annonciatrices possibles du pire : des totalitarismes, des
terrorismes, des catastrophes de l’histoire récente… Ce discours des

Mars-avril 2014 80
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page81

Introduction

papes a été récemment, lors des manifestations contre le mariage


gay, relayé par des catholiques – en particulier des jeunes, qui
condamnaient avec emphase le nihilisme de la « société de merde »
actuelle à travers une mise en accusation sans nuances du libéra-
lisme sous toutes ses formes1.
Cette désignation d’un ennemi en apparence précis (en réalité
assez diffus) est une force, car elle indique aux croyants un adver-
saire – voire l’« Ennemi du genre humain » tout court (le Diable)
dont parlent les Évangiles – et elle est capable ainsi de les mobi-
liser, voire de susciter la « résistance » contre l’apocalypse qui
vient2. L’Église n’est certes pas illégitime en critiquant le nihilisme
des modernes. La difficulté vient plutôt de la position de « dénon-
ciation », car la dénonciation en général des manifestations du
nihilisme est aussi une faiblesse : elle se transforme vite en mora-
lisme, ou en « moraline », en déplorations sur le malheur des
valeurs disparues et donc en épouvantail impuissant – voire en néga-
tion de la « vie » (ce mot « vie », si présent déjà chez Nietzsche, si
polysémique, si récurrent – tous les camps le revendiquent et
prétendent parler de la « vraie vie » – est un autre symptôme de la
confusion des valeurs actuelles). Un autre inconvénient pour l’Église
catholique (et les Églises chrétiennes « officielles » en général) est
leur assimilation inévitable aux effervescences fondamentalistes et
intégristes, surtout monothéistes mais pas exclusivement, qui défer-
lent aujourd’hui sur la planète entière3 : au non-sens (plutôt qu’au
« nihilisme ») des dérives modernes, on oppose alors un espace de
sens entièrement saturé, avec des conséquences sociopolitiques
– une attitude qui, dans une interprétation du nihilisme actif dans
les sociétés modernes, apparaît purement « réactive » et paradoxale
pour une Église qui a récemment réhabilité la raison dans la foi, le
dialogue avec la société, etc.
L’Église oublie aussi, ou voudrait oublier, que pour Nietzsche,
le philosophe dont le nom est par excellence attaché au concept de
nihilisme, c’est une religion, le christianisme précisément, religion
de l’Europe, qui est à l’origine de la maladie nihiliste, de cette
« haine créatrice de l’idéal, de la haine qui transmue les valeurs »,

1. Le libéralisme culturel libéral-libertaire de la gauche comme le libéralisme économique


et social de la droite.
2. En l’occurrence la « civilisation de mort », un concept lancé par Jean-Paul II à propos
de lois dites de « bioéthique » (concernant le début et la fin de la vie), en particulier de celle
qui autorise (« favorise » selon ses opposants) l’IVG.
3. Voir le numéro d’Esprit, « Effervescences religieuses dans le monde », mars-avril 2007.

81
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page82

Jean-Louis Schlegel

de tous les dangers et de nombreux malheurs que les « prêtres »


dénoncent aujourd’hui :
[…] Ce symbole de la « sainte croix », cet horrible paradoxe d’un
« Dieu mis en croix », ce mystère d’une inimaginable et dernière
cruauté, la cruauté d’un Dieu se crucifiant lui-même pour le salut
de l’humanité4…
Si on suit cette ligne, qui est au fond le cœur de la foi chrétienne
(même si les Évangiles se terminent sur la résurrection du Christ,
donc sur la vie), la Croix devient le symbole du goût du néant, de
la course au mensonge (sur soi-même d’abord), de toutes les peurs,
de la pulsion de mort européenne. « Platonisme pour le peuple »,
elle réussit à s’imposer aux faibles. « Nihilisme passif », dit
Nietzsche.
Au XXe siècle, des « théologiens de la Croix » ont cependant
tenté de relever le défi de cette critique radicale du christianisme
et de la cause peu honorable, au fond, de son succès5. Mais on le
voit bien : une des difficultés patentes, aujourd’hui, derrière la
question de la Croix, est le sens donné à la souffrance : dans les
sociétés de la satisfaction immédiate, quel sens positif, « rédemp-
teur » (en lien avec les souffrances du Crucifié), pourrait-elle encore
avoir ? Ou même, plus crûment, que faire encore de la souffrance
(sous toutes ses formes) sinon la combattre ? La discussion ne porte
plus que sur le sens et les moyens de la lutte pour l’éliminer. Plus
même : partout, les victimes font entendre leurs plaintes (et on les
comprend certes, même s’il arrive que les droits des unes contre-
disent directement ceux des autres), en s’adressant à la compassion
universelle et en cherchant des coupables. En arrière-fond, la ques-
tion du mal ordinaire réalisé par les individus ordinaires, et pas
seulement par l’État ou les criminels, semble aujourd’hui ignorée de
la philosophie et des sciences sociales. Seraient-ils « par-delà le
Bien et le Mal » ?

Athées ou nihilistes
Depuis Nietzsche, la tradition philosophique a diversement
repris à son compte l’interprétation de l’origine – et de la corrup-
tion – chrétienne des valeurs morales de l’Europe. Mais quand elle

4. Généalogie de la morale, Première dissertation, § 8.


5. Voir Jürgen Moltmann, le Dieu crucifié, Paris, Cerf-Mame, 1974 ; Stanislas Breton, le
Verbe et la Croix, Paris, Mame-Desclée, 1981 (2010).

82
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page83

Introduction

s’aventure elle aussi dans la désignation directe d’ennemis, ce n’est


pas sans risque. En France, Michel Onfray, philosophe médiatique,
est le représentant emblématique d’une position athée quasi mimé-
tique. Il n’a pas d’Église, mais un vaste public de croyants fidèles.
À travers livres et conférences6, il a popularisé ses thèses d’« athéo-
logue », plutôt à la hache et au bulldozer qu’au ciseau et au pinceau
fin. À ceux qui objectent l’inactualité de sa critique à une époque
d’athéisme et de sécularisation considérables, voire de nietz-
schéisme vulgaire né de l’euphorie consumériste, hédoniste, liber-
taire, il répond que le nihilisme d’origine chrétienne continue son
chemin sous la forme d’un refoulé qui ne cesse de faire retour, et que
sous l’athéisme affiché de beaucoup d’intellectuels, de philosophes
et de maîtres de sagesse athées se profilent toujours le schéma chré-
tien, les valeurs chrétiennes, l’épistémê chrétienne, ou même seule-
ment l’intérêt intellectuel pour le christianisme. Que penser de ces
accusations7 ?
Onfray se revendique d’un « athéisme athée », contrairement aux
« athées chrétiens » qui continuent de pulluler, et il n’hésite pas à
faire le partage entre ceux qui relèvent ou non du nihilisme : il
énumère ainsi sans hésiter tous les acteurs et les victimes de la
maladie européenne (y compris des monstres sacrés comme Freud),
en s’exceptant apparemment lui-même de cette haine, de cette
dette et de cette culpabilité qui accablent les autres. Comme s’il
n’était pas, envers et contre tout, le témoin de la persistance de ce
qu’il dénonce. Sa dénonciation serait plus crédible si elle n’était
mimétique de la dénonciation des religions, et si Onfray n’était
devenu – avec talent – l’un des produits les plus demandés de la
commedia dell’arte télévisuelle, mise en scène par excellence du
pluralisme nihiliste où tout se vaut.

Des sagesses pour bien vivre


On peut se demander si, en réalité, le destin du nihilisme, dans
ses facettes religieuses, se joue sur cette scène de l’opposition
entre religion et athéisme. Il existe en effet aujourd’hui une sorte de
voie tierce, considérable par l’intérêt qu’elle suscite : celle, pour
faire court, des sagesses.

6. Voir le Siècle du nihilisme de sa Contre-histoire de la philosophie, CD 18.


7. Voir le dialogue entre Camille Riquier et Pierre Zaoui dans ce numéro, infra, p. 124 sqq.

83
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page84

Jean-Louis Schlegel

À l’écart des Églises et des religions constituées, ce sont en effet


plutôt les maîtres de sagesse et de spiritualité qui prétendent
aujourd’hui répondre au vide – et à la quête – de sens. Ils sont en
phase avec le triomphe de la subjectivité, de la demande indivi-
dualiste et plurielle de bonheur et de sens, qui va des recettes
simples aux voies les plus exigeantes pour s’assurer du « sens », du
« bonheur », du « vivre bien » ou du « vivre mieux », de la guérison
psychique et physique. Ces maîtres, dont beaucoup sont des auteurs
à succès, ont été évoqués dans le numéro spécial d’Esprit sur « Le
temps des religions sans Dieu » (juin 1997), notamment par Joël
Roman8. Leur réussite éditoriale et médiatique, avec de nouveaux
auteurs et de nouveaux (?) thèmes, se maintient avec une constance
remarquable9. Il conviendrait en particulier d’évoquer ici, outre les
nombreuses variantes psychocorporelles du développement
personnel, la vogue des philosophies antiques – stoïcisme surtout,
épicurisme aussi… –, les sagesses de l’Asie, la « spiritualité », mot-
clef qui vient de la tradition chrétienne mais qui s’en est détaché
pour désigner les innombrables quêtes individuelles et subjec-
tives, comme la quête mystique dans les monothéismes, la faveur (et
la ferveur) revenue de la prière sous toutes ses formes dans les
communautés chrétiennes, la tradition de l’étude dans le judaïsme,
mais aussi la spiritualité chamanique et d’autres exotismes, et enfin
la revendication d’une spiritualité athée (André Comte-Sponville)
et même d’une spiritualité laïque (Claude Nicolet et Henri Pena-
Ruiz10). On note, parmi les derniers sages en hausse importante,
Montaigne et son épicurisme/scepticisme souriant.
Peut-être qu’une bonne dose de spiritualité est, tout compte fait,
la meilleure manière, individuellement et à court terme, de tirer son
épingle du jeu dans les difficultés présentes. Par rapport aux reli-
gions, les spiritualités ont aussi le grand avantage d’être paci-
fiques… à moins qu’elles soient de mols oreillers. En 1997, dans le

8. Joël Roman, « Les équivoques de la sagesse », Esprit, juin 1997, p. 90-97.


9. Au moment où j’écris (début février), le classement Datalib des meilleures ventes de
livres dans la catégorie « Essais et documents » donne ceci. 2. Jean-Claude Guillebaud, Je n’ai
plus peur. 3. Frédéric Lenoir, Du bonheur. Une promenade philosophique. 4. Robert Misrahi, la
Joie d’amour. Pour une érotique du bonheur. 5. Christophe André, Et n’oublie pas d’être heureux.
6. Pierre Rabhi, Vers la société heureuse. 8. Roger-Pol Droit, Si je n’avais plus qu’une heure à
vivre. 9. Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne. En no 1, la dernière livraison de la
revue XXI – installée comme une habitude désormais. En no 7, Pierre Rosanvallon, le Parlement
des invisibles.
10. Voir Ligue de l’enseignement, Vers un humanisme du IIIe millénaire, Paris, Éditions
du Cherche-Midi, 2000 (articles de Henri Peña-Ruiz et Claude Nicolet sur une « spiritualité
laïque ») ; Guy Coq (sous la dir. de), « À la fin, qu’appelez-vous spiritualité ? », Panoramiques,
no 64, 2003.

84
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page85

Introduction

numéro sur « Le temps des religions sans Dieu », nous avions jugé
plutôt sévèrement les excès et les succès des spiritualités, antiques
et nouvelles, en tant qu’elles constituent un désaveu implicite de
l’action politique. Aujourd’hui, dans l’horizon du nihilisme, on
pourrait y voir une réaction à l’impuissance du politique, à la diffi-
culté non seulement de s’y engager, mais même de seulement y
« croire » encore.

Une spiritualité laïque


qui fait nombre avec les autres, mais à quel prix ?
L’idée d’une « spiritualité laïque » a été introduite de façon
polémique par Henri Peña-Ruiz pour protester contre la vision
croyante (ou attribuée par lui aux croyants) d’une laïcité sans spiri-
tualité, affectée d’un « matérialisme » sordide, voire d’une forme de
nihilisme. On ne discutera pas ici du bien-fondé de cette revendi-
cation, qui se rapproche davantage d’une promotion ou d’un appro-
fondissement de l’esprit rationaliste des Lumières que d’une vie
spirituelle qui, dans toutes les traditions, se différencie de l’intel-
ligence active et volontariste par une forme de passivité, de récep-
tion, de « lâcher prise », pour prendre une expression bien connue.
Non, plus étonnant ici est le devenir de la laïcité française au
début du XXIe siècle : elle se présente elle aussi comme une source
de sens. À la place de la loi de séparation de l’Église et de l’État de
1905 – une loi simple, concrète, susceptible de correctifs en fonc-
tion des évolutions et des besoins historiques – s’est installée une
sorte de philosophie, d’idéologie voire de religion républicaine de
l’État et de la société, dont le rôle principal semble consister à
contenir ou à écarter l’expression des religions révélées et autres
dans l’espace public, donc à les refouler dans l’espace privé. Le
ministre de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, est lui-même
l’auteur de plusieurs livres publiés avant sa nomination, où il
défend sans ambiguïté une religion républicaine quasi officielle pour
la France11.

11. Dans Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le
Seuil, 2010, Vincent Peillon écrit : « La religiosité républicaine, sans dogme, sans rite, sans
prêtre, religion laïque unissant toute les confessions, est l’affirmation d’un idéal par lequel nous
nous dépassons, à la fois individuellement et collectivement. […] Cette religion républicaine
est une hérésie […] car toute l’opération consiste bien, avec la foi laïque, à changer la nature
même de la religion, de Dieu, du Christ, et à terrasser définitivement l’Église. » Dans Refondons
l’école (Paris, Le Seuil, 2012), de telles formules ont totalement disparu.

85
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Jean-Louis Schlegel

Il n’est pas dit, certes, par ces militants laïques, que les religions
font partie d’un nihilisme déliquescent qui n’a pas sa place dans la
République, et en particulier dans son enseignement, mais il est
difficile d’ignorer le peu d’estime – c’est une litote – qu’une partie
importante du camp laïque (en particulier socialiste, mais il déborde
la gauche) voue aujourd’hui aux religions, et notamment à l’Église
catholique. On le voit par exemple à l’importance récurrente
accordée à la liberté de conscience, constamment réaffirmée avec
emphase, et à la discrétion sur la liberté religieuse, celle qui auto-
rise l’expression publique des religions. Ainsi, dans la loi de 1905
(où, soit dit en passant, il n’est question ni de « raison » ni de
« laïcité »), l’article 1, porche solennel de ce qui suit, s’énonce ainsi :
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre
exercice des cultes sous les seules restrictions énoncées ci-après
dans l’intérêt de l’ordre public.
Mais dans la charte de la laïcité dont M. Peillon a demandé
l’affichage dans les écoles, l’article 3 est rédigé comme suit :
La laïcité garantit la liberté de conscience. Chacun est libre de
croire ou de ne pas croire.
On note que le mot « laïcité » – un concept – a remplacé le mot
« République », et que le « libre exercice des cultes » est passé à
la trappe12. Or dans les sociétés postmodernes, l’enjeu de la liberté
religieuse est central dans la vie démocratique. La laïcité idéolo-
gique prend ainsi une tournure très « réactive », presque au sens
nietzschéen (elle n’est pas créatrice, elle interdit) ; et son durcis-
sement vient parer à la faiblesse de la vie démocratique, des idéaux
républicains et de la doctrine socialiste. Partout, en Europe et dans
le monde, on assiste, certes, à des crispations religieuses et antireli-
gieuses, mais la laïcité française, conçue comme un véritable
système de limitation du religieux dans la sphère publique, constitue
bien une « exception laïque » française qui semble aujourd’hui
épuisée dans ses capacités créatrices : le discours officiel, très
emphatique, sur la « valeur » incomparable de cette laïcité, tourne
à vide13.

12. Guy Coq, qui a souvent défendu notre laïcité publique dans cette revue, regrette lui
aussi la tonalité négative de la Charte envers les religions, voir Bibliothèque Michel Duclercq,
janvier 2014, Bulletin no 58, p. 34.
13. Il faudrait apporter ici le correctif des municipalités : beaucoup de maires, y compris
socialistes, inventent des solutions pratiques pour répondre à la nouvelle situation religieuse.

86
12-a-Schlegel-introduction_Mise en page 1 20/02/14 14:26 Page87

Introduction

Provocations religieuses
Les formes d’arrogance et les provocations religieuses, en tout
cas perçues comme telles, ne manquent pas, certes, et expliquent
des réactions laïques outrancièrement rigides. On pense d’abord à
l’islam, bien sûr. Mais l’intransigeance d’une frange de catholiques
avant, pendant et après le vote de la loi Taubira, le refus actif d’ac-
cepter une loi républicaine, la dérive récente qui amène une frange
de cette frange à pactiser sans discernement avec des mouvements
qui tiennent des propos extrêmes ou prônent des actions violentes
ont encore accentué les clivages et ne vont pas dans le sens de
l’apaisement. On est loin des perspectives qu’on voyait se dessiner
dans les années 1980-1990, d’une « reconnaissance » des valeurs
de la laïcité française par les catholiques notamment, et d’une
réévaluation du sens et du rôle des religions dans le cadre de la
laïcité (avec des conséquences sur leur enseignement dans les
programmes scolaires, par exemple, ou même d’un rôle positif dans
l’espace public et politique). Reconnaissance et réévaluation ont eu
lieu, mais dans des cercles « éclairés », restreints finalement, de
l’Église catholique et de la laïcité (chez des dirigeants de la Ligue
de l’enseignement).
En ce début du XXIe siècle, la bataille du sens et des valeurs,
rapportée de près ou de loin à une dimension religieuse (pour la
soutenir ou la récuser), fait de nouveau rage, et on pense inévita-
blement au célèbre « polythéisme des valeurs » annoncé au début
du XXe siècle par Max Weber, d’ailleurs relié par lui au nihilisme
comme relativité de ce qui vaut. Sous les pavés du nihilisme,
ressenti malgré tout comme la vague qui menace en permanence les
sociétés modernes, s’est ainsi installée la plage des sens multiples,
de leur concurrence, de l’impossibilité de se prétendre le premier
ou le dernier, d’imposer son leadership : la condition moderne, c’est
le pluralisme du sens et des valeurs, qu’ils soient religieux, éthiques,
laïques, athées ou autre chose encore. Et tous, en réalité, sont
confrontés à l’effondrement nihiliste, à la crédibilité de leur propo-
sition, à la valeur de leurs valeurs. Tous sont confrontés à l’inanité
qui menace, mais tous n’en sont pas également conscients. Que
faire ?
Jean-Louis Schlegel

87
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Enquête

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

EN caricaturant à peine, on pourrait résumer les positions de l’heure


par la formule : « Les nihilistes, ce sont les autres. » En particulier,
il arrive que les individus religieux accusent pêle-mêle laïques, athées,
agnostiques – confondus dans le même repoussoir – de contribuer
directement ou indirectement à l’avènement d’une société nihiliste. Il
est vrai que les grandes valeurs modernes (démocratie, liberté, rupture
avec le théologico-politique…) ont coïncidé avec la sécularisation, la
critique des Lumières, l’avènement de l’indifférence de masse, d’un
athéisme souvent élitiste et, en France, d’une laïcité parfois très idéo-
logique. D’où, chez les tenants de cette dernière surtout, la suffisance,
fréquente, de ceux qui vont dans le sens du progrès et de l’histoire.
Mais d’une part, ce qui a été (partiellement) vrai en Europe – la coïn-
cidence entre « sortie de la religion » et liberté démocratique – ne l’a
pas été partout (qu’on pense aux États-Unis, mais aussi à d’autres
nations hors Europe), et c’est bien le problème à l’heure de la mondia-
lisation. Et d’autre part, les formes d’épuisement de la démocratie et
de la liberté sont manifestes, en Europe notamment, et suscitent de
multiples malaises politiques.

Une rupture de société ?


Patrick Royannais, théologien catholique, constate que « le culte
du progrès a fait long feu, comme toutes les transcendances, car le
progrès lui-même, avec les Lumières, est une des idéologies nihi-
listes… ». Mais, l’internet aidant, les évidences et les certitudes

Mars-avril 2014 88
13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page89

Enquête

nihilistes, avec leurs conséquences sociales et culturelles, se mondia-


lisent. Le partage entre « nihilismes modernes du Nord » et « tradi-
tions de sens maintenues au Sud » doit donc lui aussi être désormais
relativisé. Même si l’ouverture aux espaces inconnus et à la mémoire
du passé est une nécessité absolue, le recours à des sagesses importées
d’ailleurs et le retour à celles du passé pour donner sens au présent
se révéleraient une illusion s’ils n’étaient pas au service du « seul impé-
ratif qui demeure », qui est toujours celui de vivre, d’inventer encore
la vie, de la libérer de ses aliénations sans cesse renaissantes.
Patrick ROYANNAIS – Le nihilisme est la culture de la majorité, ou du
moins, la culture dominante, celle qui impose ses règles, celle de
l’homme rabougri (qui peut être un puissant). Le nihilisme, c’est la
vulgate consensuelle qui dicte les évidences et dénonce comme
histrion ou révolutionnaire celui qui aurait l’audace de les ques-
tionner. Défendue ou contestée, cette vulgate est communément
acceptée. La renverser, au sens de l’inverser, c’est encore l’accepter
en remplaçant un discours unitaire par un autre.
Où se logent les discours de l’assurance, ceux qui ferment
l’horizon à coup d’assertions ou d’abstention, sans même avoir pris
le temps d’entendre que l’homme était question, pour ne pas recon-
naître que l’homme est question ? Qu’est-ce qui empêche la vie ?
Les réponses varient selon les perspectives, les idéologies. Peut-il
en aller autrement quand le savoir absolu est une illusion, une
fumisterie, une tromperie mortelle ?
Les périodes de changement de cultures ou de civilisations, de
« rupture de société », exacerbent sans aucun doute le nihilisme. La
mondialisation, culturelle, économique, migratoire, idéologique,
etc., est un bouleversement qui n’est plus appréhendé à travers les
seules délocalisations. Ce n’est plus entre la France et l’Espagne,
comme au XVIIe siècle, pour les quelques personnes qui franchis-
saient les Pyrénées ou rencontraient des étrangers, que la vérité est
changeante. Aujourd’hui, les rencontres se sont multipliées de façon
exponentielle, notamment grâce à l’internet, et pas seulement en
deçà et au-delà des Pyrénées, mais entre une infinité de civilisations
très différentes. En outre, la prétendue supériorité de la culture occi-
dentale est rangée au rang des idéologies racistes, de sorte qu’au-
cune hiérarchisation des cultures ne protège de leur relativisation.
Lorsque le monde se trouve en face de défis jusqu’alors ignorés,
on préfère s’en tenir à ce que l’on connaissait déjà, à la vérité qui
est forcément « de toujours » ; réflexe de peur devant une identité
perdue. On perçoit cela dans tous les pays, qu’ils soient riches ou

89
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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

pauvres, industrialisés ou non. À Madagascar comme en France, les


affres que traversent les sociétés sont imputées aux étrangers :
importation d’un Occident débauché pour les uns, règne du relati-
visme généralisé et des flux migratoires pour les autres.
Le culte du progrès a fait long feu, comme toutes les transcen-
dances, car le progrès lui-même, avec les Lumières, est une des
idéologies nihilistes, une des perspectives que l’on prenait pour
absolue. La nouveauté n’a de quoi susciter ni enthousiasme béat ni
nostalgie chagrine. Le seul impératif qui demeure est celui de
vivre, d’inventer la vie, de la libérer.
Que Dieu et les religions soient nihilistes aux yeux de Nietzsche
ne fait aucun doute. Mais il ne suffit pas d’avoir tué Dieu pour vivre
et être libre.
Rien n’indique que l’homme cessera d’être animé par « la volonté
de croyance », c’est-à-dire par le besoin de se donner des idoles,
des certitudes inébranlables, des points d’appui fermes pour porter
et supporter l’existence2.
La société contemporaine est tout aussi religieuse que les précé-
dentes, d’un religieux sauvage, hors des institutions souvent, d’au-
tant plus terrible. Les sociétés religieuses sans Dieu continuent à
être orientées par des certitudes qui sont autant de « nords », dont
le moindre n’est pas la doxa néolibérale à laquelle on fournit chaque
jour son lot de sacrifices humains, dans les pays pauvres mais
aussi dans les pays riches, où l’on peut fermer une entreprise
rentable en ignorant la casse humaine, uniquement parce qu’elle ne
rapporte pas assez. La destruction de l’humain est nihilisme.
L’aphorisme 125 du Gai Savoir (celui de la mort de Dieu) montre
comment ceux qui ont tué Dieu continuent de croire au sens alors
qu’ils ont effacé l’horizon, détaché ce monde du sens. Le prophète
arrive trop tôt. Il arrivera toujours trop tôt. Les candidats aux
discours de substitution, les crypto-religions athées, intégristes ou
fondamentalistes, sont légion. La pensée de Nietzsche est une desti-
tution des idoles quelles qu’elles soient. C’est pour cela qu’elle ne
peut être qu’intempestive.

On peut détester a priori l’idée même de vérité et, parmi toutes les
vérités, celle des religions, avec son cortège d’assurance, de certitude
et en fin de compte, inéluctablement, d’ignorance volontaire de la
vérité d’autrui et de tentative pour l’éliminer dès lors qu’on la connaît

2. Paul Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », Le Portique 8 (2001) (http://lepor


tique.revues.org/199).

90
13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page91

Enquête

et qu’elle apparaît comme une rivale. Donc ses conséquences de


violence. C’est bien pour cela après tout, pour sa violence mortifère,
que la religion paraît si insupportable, « nihiliste » finalement, à nos
contemporains pour qui, peu ou prou, la paix prend place parmi les
vertus les plus désirables de ce temps. Néanmoins, il reste une diffi-
culté, on le sent bien, autour de l’idée de « vérité ». D’un côté, elle
apparaît caduque, ou archaïque : il n’y a que des vérités multiples,
plurielles. Mais d’autre part, quand le nihilisme s’identifie pratique-
ment au « relativisme » ou à l’indifférence générale, la question de la
vérité se repose. Elle ne retrouve pas seulement une pertinence : elle a
le mérite de déranger le conformisme et les assurances paradoxales
d’une installation tranquille dans la relativité générale… qui tourne
en rond dès lors qu’elle devrait aussi se relativiser elle-même – alors
qu’il faut pourtant vivre, exprimer des convictions… Au-delà de la
renaissance religieuse, selon des formes certes inattendues et contes-
tables, on pourrait comprendre ainsi l’intérêt d’intellectuels français
quand le pape Benoît XVI, au début de son pontificat, a relancé la
question de la vérité à travers l’insistance sur la raison dans la foi.
Sous la forme d’une parabole humoristique tirée de la tradition béné-
dictine (celle de saint Benoît de Nursie), Denis Moreau exprime ce que
peut être l’« inquiétude » d’un philosophe ou d’un intellectuel
« gyrovago-sarabaïte » au temps du relativisme.
Denis MOREAU – Si le thème de ce numéro d’Esprit invite à penser
que certains, ou beaucoup, sont des nihilistes, on peut concevoir que
ceux qui sont ainsi désignés en soient agacés, puisque le terme est
désormais lesté d’une solide connotation péjorative et utilisé surtout
par des gens pas très drôles sur l’air chagrin du c’était mieux avant.
« Nihilisme » apparaît en outre comme une catégorie fourre-tout,
dans le meilleur des cas commode pour désigner pêle-mêle les maux
réels ou supposés de l’époque : « crise du sens », « perte des
repères », « aquoibonisme » généralisé, frénésie consumériste,
« individualisme » hypertrophié en « narcissisme », grosse fatigue
postmoderne, morosité voire désespérance globales, etc. Enfin, si par
« nihilisme » on entend, de façon rigoureuse, la doctrine de ceux qui
« ne croient (plus) en rien » ou « ne veulent (plus) rien », il faut
convenir que la quasi-totalité de nos contemporains ne le sont pas,
nihilistes : ils font des projets, fondent des familles, défendent des
idées, en critiquent d’autres, etc. Et c’est tant mieux. J’avouerai
d’ailleurs – sans ironie aucune – qu’en un sens je les admire : pour
de présumés nihilistes, ils se sortent plutôt bien des ornières et
complications de l’existence, et leurs vies ont, parfois, belle allure.

91
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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

Si l’on considère malgré tout que le mot « nihilisme » exprime


quelque chose d’un malaise persistant de la contemporanéité, on
peut le préciser, par deux opérations complémentaires.
1) Substituer à la catégorie de « nihilisme » celle de « relativisme »
(ou considérer que le relativisme est l’espèce actuellement dominante
du genre « nihilisme »). Par relativisme, j’entends la thèse qui estime
que rien (sauf, peut-être – et encore – les énoncés des sciences dites
« dures ») n’est vrai toujours et partout, que chaque affirmation est
relative au contexte où elle a été formulée, que tout est ainsi affaire
de « point de vue », ces points de vue étant par essence variés et
variables, aussi bien à l’échelle de l’Histoire universelle qu’au fil des
petites histoires de nos vies. Théoriquement parlant, ce relativisme
se fonde donc sur une position de type sceptique.
2) Décrire cette forme actuelle du nihilisme à l’aide du chapitre 1
de la Règle que Benoît de Nursie (circ. 480-547) rédigea pour
organiser la vie monastique. Benoît distingue quatre types de
moines, dont les sarabaïtes qui vivent en petits groupes désorga-
nisés, « suivant toujours leur époque », « ayant pour loi le plaisir de
leur convoitise », « appelant “bien” tout ce qu’ils pensent ou préfè-
rent, et estimant illicite tout ce qui leur déplaît » ; et les gyro-
vagues, qui changent sans cesse de lieu, « toujours errants et jamais
stables ». En ce début de XXIe siècle, nous, enfants de l’Occident et
du capitalisme mondialisé, ne sommes-nous pas précisément
devenus, dans des proportions et à des degrés divers, de façon plus
ou moins consciente et consentante, des gyrovago-sarabaïtes ?
Ondoyants et fluidifiés, c’est-à-dire désorientés, à l’affût des derniers
styles et concepts (le gender !) et soucieux de nous y conformer, épar-
pillés en microcommunautés qui s’effilochent à peine constituées,
écartelés par des désirs concurrents sinon contradictoires, ricochant
de désirs en plaisirs, d’achats en crédits, de coups de cœur en
déceptions, de mariages en ruptures, de moment d’euphorie en
accès de déprime, jamais vraiment contents (we can’t get no satis-
faction) et toujours inquiets – au sens étymologique : in-quietudo,
absence de repos, difficulté à se (re)poser, incapacité à tenir en
place – travaillés par ce gigotage permanent qu’exige l’extrême
mobilité désormais érigée, ou imposée, en mode de vie.
Chacun décidera s’il se reconnaît dans ce portrait du nihiliste
moderne en relativiste gyrovago-sarabaïte (désormais : RGS). Quant
à moi je confesse que je m’y retrouve, en partie au moins, et que je
n’en suis point trop fier.

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Enquête

Judaïsme et nihilisme
À quel point les religions contribuent-elles elles-mêmes, par leurs Écri-
tures, leurs traditions et leurs doctrines, et les réinterprétations qu’elles
en font, à l’esprit nihiliste ? Nietzsche a fait le procès radical du chris-
tianisme à travers la généalogie de la morale, mais selon Paul
Valadier3, d’une part, cette critique est devenue en partie inactuelle
et, d’autre part, elle portait bien au-delà de la seule morale chrétienne.
Comme l’a montré naguère Yirmyahu Yovel4, sur le judaïsme les juge-
ments de Nietzsche ne recoupent pas ni ne confirment les imprécations
contre le christianisme et ses fondateurs, Paul et/ou Jésus. Une raison
essentielle de cette différence de traitement tient peut-être à une
qualité propre à la tradition biblique : sa diversité de thèmes et de
genres littéraires, mais aussi la présence de textes radicaux, radica-
lement interrogatifs et rebelles à toute doxa théologique. Ils intro-
duisent dans la Révélation même de Dieu une rupture ou une cassure
de sa pure « positivité », un élément négatif qui tôt ou tard interroge,
voire tourmente, la croyance au « Dieu bon » : c’est la question de la
théodicée, ou de l’absence de justice, posée dans toute son ampleur par
le livre de Job. Mais Ami Bouganim a plutôt rouvert, à propos de la
question du nihilisme, l’autre livre surprenant de la Bible : Qohélet,
ou l’Ecclésiaste. L’absence de sens y est décrite phénoménologiquement
avec un réalisme qui n’a rien à envier ni aux vieux pyrrhoniens
fustigés par Pascal ni aux sceptiques désenchantés d’aujourd’hui, qui
se contentent d’une vie où les plaisirs de la table sont bien assurés
(comme les télés et leurs multiples émissions de cuisine l’ont bien
compris) :
Voici ce que j’ai vu, moi : ce qui convient le mieux à l’homme, c’est
de manger et de boire et de goûter le bonheur dans toute la peine dont
il peine sous le soleil, durant le nombre des jours que Dieu lui donne,
car telle est sa part (Ecclésiaste 5,17).
Mais un tel comportement est-il conséquence ou cause d’une vie
« absurde » ? Ami Bouganim suggère une voie inédite, qu’il appelle
un « nihilisme dessillé » et qui a des analogies avec celle de Camus :
Continuer de chercher [Dieu] et de l’invoquer même quand l’on est
convaincu qu’il n’existe pas […] pour donner un semblant protoco-
laire à la vie.

3. Voir son article, supra, p. 75 sqq.


4. Yirmyahu Yovel, les Juifs selon Hegel et Nietzsche. La clé d’une énigme, Paris, Le Seuil,
2001.

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Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

Ami BOUGANIM – D’un côté l’Ecclésiaste, de l’autre le Livre de Job.


De-ci l’absence de sens, de-là l’absence de justice. Dans les deux
cas, un Dieu plutôt mièvre, pour ne pas dire absent. Entre ces deux
rouleaux, nous trouvons les vaticinations, les attaques et les idéaux
des Prophètes. Le Talmud aussi, avec ses dires déliés. La kabbale
avec ses cosmogonies sidérantes, où l’on balance entre l’être et le
néant. L’Ecclésiaste est un manifeste du nihilisme davantage que de
l’absurde, quoique les deux notions s’imbriquent l’une dans l’autre,
le nihilisme – métaphysique s’entend – découlant logiquement de
l’absurde d’une condition humaine impossible et désespérante. De-
ci les maîtres taoïstes et leurs connaisseurs, de-là Kierkegaard et la
pléthore des théologiens qui s’inscrivent dans son sillage.
Yeshayahou Leibowitz, grand maître positiviste, faisait de
l’Ecclésiaste le « rouleau du grand examen de conscience ».
L’Ecclésiaste propose un diagnostic si prosaïque et laconique
qu’il bascule en effet volontiers dans le nihilisme. Il relève le
caractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers du
soleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L’absence
de toute nouveauté sous le soleil malgré la relève incessante des
générations. On assiste à sa propre dégradation : « Tout provient de
la poussière, tout retourne à la poussière. » L’Ecclésiaste constate
encore la contingence de toute chose. On ne maîtrise pas plus son
destin qu’un animal : « La supériorité de l’homme sur la bête est
nulle. » Le plus lancinant est l’absence de justice : « Il y a un juste
qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence)
dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendre
plus d’un sage talmudique, le constat qui articule toute théodicée :
« Il n’y a ni jugement ni juge, toute limite est levée » (Lévitique
Rabba XXVIII, § 1). Plus directement, plus lucidement, Kafka
s’interroge : « Où sont les lois du monde et toute la police du
Ciel5 ? » Bien sûr, l’Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiable
de la mort, dont Camus dit qu’elle représente le « suprême abus ».
Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L’Ecclésiaste prend
le contre-pied de la position communément reçue : plutôt le néant
que l’être :
Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que les
vivants d’être encore vivants. Mais mieux encore que les uns et les
autres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvre
mauvaise qui se fait sous le soleil.

5. Franz Kafka, Lettres à Milena, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1989, vol. IV, p. 910.

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Enquête

L’homme se remarque par son in-satiété. Il ne meurt pas rassasié.


Ni de jours ni de richesses. Ni du spectacle du monde ni de l’écoute
de ses crissements et de ses mélodies. Ni content de sa postérité,
assimilée pour reprendre Camus, à « une éternité provisoire6 », ni
soulagé par ses héritiers. Rien ne garantit la conservation de ce qu’il
a accumulé. Pour reprendre Walter Benjamin, on ne sera pas cité,
ni parmi les vaincus ni parmi les vainqueurs. On reste avec le
manège du vent qui poursuit son mirage dans le non-sens ambiant7.
Le vent est symbole et métaphore de l’absurde. Il recouvre un
mystère. On ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quand
ni pourquoi il se calme. Il est tour à tour calme et véhément ; sage
et insensé. On serait sans cesse ballotté entre deux pôles. D’un côté,
le vertige devant l’absurde d’une condition insensée ; de l’autre, les
tentatives de le contenir par la sagesse. L’Ecclésiaste était sage et
insensé comme Sisyphe était sage et brigand.
L’Ecclésiaste est l’anti-prophète par excellence. Il est bouleversé
par le retour inexorable – éternel ? – des choses. Par l’imperturba-
bilité cosmique aussi. Il n’est ni révolté ni révolutionnaire. Il ne se
retourne pas en arrière ; il ne se projette pas dans l’avenir. Il ne s’en-
combre pas de son prochain. L’Ecclésiaste ne cède pas à l’exalta-
tion d’on ne sait quel surhomme, que celui-ci se présente comme la
bête blonde de Nietzsche ou l’homme slave de Dostoïevski. Il est
seul, et il s’accommode de sa solitude. Il n’est pas de bonne vie, il
n’est de vie que telle qu’elle se présente, et l’on commettrait une
faute de goût que de ne pas la vivre. Aussi vit-il le moment selon
le moment. Il ne cède pas à l’utopie. Ni Messie ni autre monde. Tout
se joue en ce monde. Voire il n’est que ce monde : « J’ai reconnu
qu’il n’y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce qui
est bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse

6. Albert Camus, le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 93.


7. Cette poursuite du vent se rencontre dans le taoïsme où Lie-tseu prescrit de « se
mouvoir dans le vide et chevaucher le vent » ! (Lie-tseu, le Vrai Classique du vide parfait, I, XII,
Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 376).
Tchouang-tseu, moins sournois, présente plus clairement la veine de l’Ecclésiaste poussée dans
ses retranchements. Le Tao n’est pas tant présumé que pressenti. On ne l’invoque pas – il n’est
pas Conscience –, on ne décèle aucun indice de son existence, on s’inscrit dans l’imprévisible
de sa spontanéité : « Le jour et la nuit se succèdent devant nous, mais personne ne connaît leur
origine. Hélas ! Hélas ! Quand pourrons-nous saisir d’où tout cela naît ? » (Tchouang-tseu,
l’Œuvre complète, II, Philosophes taoïstes, op. cit., p. 95). Plus loin : « Lui et les autres êtres se
blessent et se polissent ; leur voyage d’ici-bas fuit comme le galop d’un coursier ; personne ne
saurait arrêter une course aussi rapide. N’est-ce pas misérable ? Chacun de nous se surmène
sans voir aucun succès ; affairé et exténué, il ne sait où il va. N’est-ce pas déplorable ? » La vie
ne doit pas nous obnubiler. On n’est pas chargé d’une mission, on n’est pas investi d’une tâche :
« La vie n’est qu’un emprunt ; c’est par emprunt qu’on naît. La vie n’est que poussière et ordure »
(Tchouang-tseu, l’Œuvre complète, XVIII, Philosophes taoïstes, op. cit. p. 216).

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puisqu’il récuse jusqu’aux livres. C’est peut-être paradoxal ; ce


l’est sûrement. La veine nihiliste de l’Ecclésiaste ne s’en perpétue
pas moins dans le judaïsme, se tressant d’hédonisme, de piétisme…
voire d’épicurisme. Leur servant peut-être de soubassement. Le
midrash le plus éloquent, le dernier sinon le premier, celui que l’on
prononce sur la tombe ouverte d’un mort, déclare :
Médite trois choses, et tu échapperas au péché : Sache d’où tu viens,
où tu vas, et devant qui tu es appelé à rendre des comptes : D’où
viens-tu ? – D’une goutte malodorante. Où vas-tu ? – À la poussière,
aux vers et à la pourriture. Devant qui es-tu amené à rendre des
comptes ? – Devant le Roi suprême, le Roi des rois, le Saint, béni
soit-il (Avot III, 1).
L’Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilisme
négateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirma-
teur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova8 (« cela
aussi est pour le mieux ») talmudique, le tout est bien de Kirilov
dans les Démons9 ou l’amor fati nietschéen : « Ne rien vouloir
d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les
siècles des siècles. » Il ne sacrifie rien. Ni sa postérité à l’instar
d’Abraham ni son être à l’instar de Job. Il n’exerce pas de violence.
Ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vie
et en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Des
bâtisses, des palais, des parcs. Des esclaves. Des richesses. Des arts.
Des femmes : « Je n’ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout est
peut-être « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose comme
le Hasard qui réserverait indistinctement le même sort – arbi-
traire – à tous plutôt que comme une Providence protectrice : « Tout
arrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant,
pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »
L’inclusion de l’Ecclésiaste dans le canon biblique intrigue
quant aux motivations des sages. Peut-être n’envisageaient-ils
d’autre héroïsme que de soutenir le désarroi métaphysique, d’as-
sumer le nihilisme, de s’extasier devant l’ordonnancement infini de
l’univers et sa complexité infinitésimale, de montrer la plus grande
noblesse morale, de célébrer le miracle de sa présence et de prier
Dieu. De prendre son loisir à poétiser avec Heidegger ou prêcher
avec Levinas aussi. Dans tous les cas, il ne serait de sens que dans
le dépassement du nihilisme. Mais on ne peut l’éviter, on doit

8. Voir TB Taanit 21b.


9. Fedor Dostoïevski, les Démons, Paris, Babel, 1995, vol. II, p. 56.

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Enquête

passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs,
les intérêts… voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne serait
pas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreux
sinon haineux comme dans la Bible. Inconséquent comme dans Job.
Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud, où il ne
trouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la,
c’est ce qui m’est venu à l’esprit10 ! » Il est peut-être une manière
d’invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ;
Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut. Sans
pathos. Sans voltige. Les derniers versets qui concluent l’Ecclésiaste
sont sûrement un ajout. Peut-être ne s’entendait-on qu’à un Dieu
plaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav,
sur la « grande béance11 ». En l’occurrence par la halakha, qui
balise les voies du Juif en ce monde. Sinon, tout le reste n’est que
variations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux,
prescriptions pseudo-médicales, enluminures spirituelles. Dans le
meilleur des cas.
Considérer le judaïsme en disciple de l’Ecclésiaste, c’est consi-
dérer Dieu comme une illusion vitale, que l’on doit soutenir si l’on
ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs et les laisser
se décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et de
l’invoquer même quand l’on est convaincu qu’il n’existe pas. Par
désir de sens, qu’il soit sublimé ou non ; parce qu’il cligne dans le
miracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaire
à la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à la
fois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Il
réside dans son invocation et l’on doit l’invoquer de tous ses sens,
ses entrailles et ses raisons pour s’insinuer en lui et l’incarner. Il
arrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Or
l’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour les
masses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – ne
ressuscite pas –, il n’est aucun besoin de lui ; si la religion ne
console pas – ne promet pas un monde à venir –, il n’est aucun
besoin d’elle. L’homme ne se résout pas au néant de sa mort, il a
besoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s’inscrire dans le
dessein d’une éternité pour endurer sa précarité et son caractère
éphémère. Il doit s’en remettre à une mémoire qui conserverait le
souvenir de son passage en ce monde. Or l’histoire ne convainc

10. Voir TB Menahot 27b.


11. Voir Dan Scher, « Le maître des herbes », dans Rabbi Nahman, Contes de Bratslav,
Waterloo, Avant-Propos, 2013.

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plus ; la postérité généalogique non plus ; les monuments encore


moins ; les œuvres ne séduisent plus autant. Seul Dieu conserverait
encore le souvenir de notre âme parce qu’il serait son créateur et
qu’il la récupérerait à la mort. Peut-être le dogme des dogmes. On
est acculé à Dieu et l’on se retrouve avec un Doute en guise de Dieu,
qu’on convertirait ou non en foi, porteuse de réconfort, de consola-
tion et, dans les cas extrêmes, de tourment, d’inquisition, de persé-
cution et de terreur. Un paradoxe aussi, provenant du néant qui
persiste à coller à lui et grince dans son silence, son absence et son
impuissance – paradoxe, pour reprendre Camus, « d’un Dieu tout-
puissant et malfaisant ou bienfaisant et stérile12 ». Car dire de
Dieu qu’il est invisible, irreprésentable et inconnaissable, c’est
persister à le nimber du néant auquel son silence ramène… toute
chose.
C’est parce que l’homme désespère de la vie et de la mort, du
sens et du non-sens, des cieux et de la terre – qu’il n’est rien à quoi
s’accrocher – qu’il mise sur Dieu. C’est le premier et le dernier mot
du sens. Il est un antidote contre la déréliction. Il brise les chaînes
de la nécessité. Il reconnaît l’inconnu qui perce dans la contingence.
Il permet une trouée vers le ciel. Dieu est le nom que l’homme donne
au sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir les
hommes dans le culte d’une même nomination. On peut bien sûr
concevoir de mener une vie qui s’en tiendrait à l’absurde sans
avoir le nom de Dieu aux lèvres, balançant entre l’enthousiasme de
dire oui et l’accablement de dire non. Se résoudre à une vie
maniaco-dépressive qui serait la marque la plus distinctive de
l’homme post-divin : « Nier d’un côté et exalter de l’autre, déclare
Camus, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. » Il précise
aussitôt : « Il doit donner au vide ses couleurs13. » Or ces couleurs
sont de guerre et de paix, de haine et d’amour, de noir et de bleu.
Chacun aurait les siennes selon qu’il s’inscrit dans une tradition reli-
gieuse ou se pose en créateur de ses propres couleurs. Le nihilisme
n’est ni un cachet de vérité ni de mensonge. Ni une garantie de
bonheur ni de malheur. C’est le lot de l’homme en exil hors de sa
condition animale, voire de l’homme comme créature. On reconnaît
volontiers avec Camus : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à
soutenir l’absurdité du monde14. »

12. A. Camus, l’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 358.


13. Id., le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 154.
14. Ibid., p. 129.

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Enquête

Au fond, on le sent bien : le scepticisme doux-amer de l’Ecclésiaste,


dont le livre fait partie du genre « sapientiel », peut ouvrir à de
multiples voies de sagesse, au Carpe diem hédoniste et souriant
d’Horace autant qu’au nostalgique Fugit, fugit irreparabile tempus
de Virgile, deux poètes latins du Ier siècle avant J.-C. (donc, somme
toute, pas si éloignés dans le temps de Qohélet, l’auteur de
l’Ecclésiaste, qu’on date de la fin du IIIe siècle avant notre ère). A-t-
il contribué aussi à l’explosion de réactions extrêmes dans l’histoire
longue du judaïsme, jusqu’à l’autodestruction ? A priori, dans l’épi-
sode extraordinaire du faux messie Sabbataï Tsvi, qui se convertit à
l’islam, et de son successeur Jakob Frank, prédicateur d’un antino-
misme radical, dont Daniel Lindenberg rappelle les traits et les
conséquences principales, c’est plutôt un messianisme exacerbé jusqu’à
se retourner en son contraire qui a joué le rôle principal. On notera
que, comme Ami Bouganim à propos de l’Ecclésiaste, c’est l’Homme
révolté de Camus qu’il évoque pour ces « nihilistes » et « anar-
chistes » avant l’heure. On n’y prête pas assez attention dans une
époque où l’on n’attend plus de fin collective et où la fin personnelle
devrait être hâtée, en cas de besoin, grâce à l’aide compatissante des
proches et de la médecine : la composante eschatologique ou apoca-
lyptique des religions, avec le sentiment d’une épée de Damoclès
suspendue sur l’histoire mauvaise mais aussi d’un salut imminent et
d’une rédemption radicale toujours possible, reste omniprésente
aujourd’hui pour quiconque sait la décrypter. Y compris et même dans
des manifestations pacifiques, mais quantitativement impression-
nantes, pour la famille « avec un père et une mère ». Il serait évidem-
ment absurde de ranger indistinctement sous la rubrique du nihilisme
ces événements de notre présent (sauf à y inclure tous leurs acteurs,
donc aussi ceux qui se voient en hérauts des Lumières), mais il
convient de discerner mieux les causes, les enjeux et les effets, et parfois
les intérêts obscurs que recouvre le discours du Bien.
Daniel LINDENBERG – Le nihilisme se décline, nul ne l’ignore, de
multiples façons. Toutes ne se réduisent pas à cette fascination
quasi pathologique du Néant ou de la Mort qui conduit, poussée à
l’extrême, au suicide ou à l’émasculation volontaire. On peut
« vouloir le rien », pour reprendre les termes du célèbre aphorisme
nietzschéen, dans une tout autre perspective. Celle-là même qu’ont
illustrée ceux qui affirment qu’un monde nouveau ne pourra naître
que de la destruction du monde présent, parce que ce dernier est
intégralement mauvais et inamendable. On aura reconnu un thème
essentiel de la gnose éternelle. Mais la conclusion est radicalement

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différente. On entre ici dans une dialectique destruction/recons-


truction, bien illustrée par Bakounine, lorsque le père de l’anar-
chisme déclare : « L’œuvre de détruire est une œuvre de création. »
Citer Bakounine nous plonge immédiatement dans le monde sulfu-
reux de ce nihilisme russe qui nous a légué le mot dans son sens poli-
tique moderne, jusqu’à Albert Camus. Mais ce livre admirable
qu’est l’Homme révolté ne s’intéresse qu’à la filière proprement
slave. Il ignore la source juive qui, tel un volcan réveillé, connaît
depuis le milieu du XVIIe siècle des éruptions messianiques qui
vont non seulement former de nouvelles identités post-talmudiques,
mais contribuer au grand fleuve de la gnose révolutionnaire moderne.
À la décharge de Camus, il n’est pas le seul, au moins jusqu’à
l’introduction en France de l’œuvre de Gershom Scholem (1897-
1982), à faire cette impasse. Ce dernier, historien mondialement
reconnu de la kabbale, a introduit le concept capital de « rédemp-
tion par le péché », en particulier par le biais de sa biographie de
Sabbataï Tsvi (1626-1676), le « faux messie » de Smyrne qui plongea
le judaïsme dans une crise dont il n’est toujours pas sorti à ce jour.
Il s’est également intéressé à son successeur, Jakob Frank (1726-
1791). Mais qui connaît ces figures spirituelles et politiques de
premier plan ? Peu de monde en vérité en dehors d’un cercle étroit
d’aficionados, spécialistes du messianisme juif ou simples amateurs
d’une histoire souterraine des religions. Pourtant, Jakob Frank a été
jugé par Gershom Scholem assez significatif pour qu’il revienne à
plusieurs reprises sur une biographie à vrai dire hors du commun.
Le célèbre historien israélien le présente ainsi lors d’une confé-
rence prononcée à la fin de sa vie à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS), à l’initiative de François Furet :
Dans plusieurs études, j’ai analysé la métamorphose du messia-
nisme hérétique, professé par les adhérents du messie kabbalistique
Sabbataï Tsvi, en un nihilisme [souligné par moi] religieux au
XVIIIe siècle. Ce développement a pris place dans le mouvement
« underground » connu sous le nom du frankisme, d’après son
prophète Jacob Frank (1726-1791), dont l’activité s’est située dans
la deuxième moitié du XVIIIe siècle, surtout en Pologne et en
Autriche, à la veille de la Révolution française15.
Jacob Frank était issu de cette plèbe qui n’avait pu se livrer à l’étude
talmudique, et pour cela il fut considéré par l’aristocratie rabbinique

15. Gershom Scholem, Du frankisme au jacobinisme. La vie de Moses Dobruska, alias Franz
Thomas von Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, p. 9.

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Enquête

comme un « ignorant ». Or Frank, loin d’en rougir, se targuera de


cette ignorance et voudra, beaucoup plus brutalement que ne l’avait
fait Sabbataï, renverser les institutions du judaïsme traditionnel. Il
accentue deux traits qui étaient présents chez Sabbataï : l’abroga-
tion de la Loi (ou « antinomisme ») et l’aspiration à une « libération »
ici et maintenant. Frank voudra un État juif (en Pologne !) et une
armée juive. Il finira par saluer la Révolution française, à laquelle
certains de ses disciples prendront une part active, ainsi Moses
Dobruska, devenu Junius Frey à travers ses affiliations maçon-
niques en Autriche.
L’aventure de Frank a été suivie avec passion à travers toute
l’Europe. Certains spécialistes voient en ce « faux Messie » le
modèle de « Spiegelberg » dans les Brigands de Schiller. Après
1820, nombre d’ex-frankistes abandonneront leurs croyances et
leurs organisations secrètes pour se fondre dans l’élite polonaise
(voir le cas probable de la mère du grand poète national Adam
Mickiewicz, et peut-être même de son père, selon certaines sources).
Ils révéleront ainsi que, poussée à ses plus extrêmes conséquences,
la logique de tout ce chambardement peut être la sortie, non seule-
ment du judaïsme normatif, mais de toute religion révélée,
l’athéisme en somme.
Cependant, d’autres rejoindront les deux mouvements qui,
quoique engagés dans une rivalité féroce, ont eu pour conséquence
commune de continuer à saper les fondements de la société ashké-
naze traditionnelle. Qu’il s’agisse du hassidisme, qui substitue à l’au-
torité rabbinique celle d’un thaumaturge charismatique (le rebbe) ou
de l’intellectuel occidentalisé (dit Maskil, c’est-à-dire partisan des
Lumières, Haskala en hébreu) qui se donne pour mission de
répandre la « Civilisation » dans le shtetl (bourgade juive d’Europe
orientale), on est toujours dans les conséquences de la prédication
messianique de Sabbataï, qui met en péril la vieille confiance en la
Loi salvatrice. À propos du hassidisme, on parlera de « neutralisa-
tion du messianisme », sans oublier cependant qu’elle a eu des ratés
importants. Jusqu’où peut aller le refus des compromis auquel
consentait le mainstream du mouvement hassidique, c’est ce que
nous apprend la biographie de Menahem Mendel Morgenstern, dit
le rebbe de Kotzk16. Ce dernier poussera le ferment « nihiliste » et
antinomiste du hassidisme dans ses derniers retranchements. Il n’est

16. Voir Jean Baumgarten, « Menahem Mendel de Kotzk et sa postérité », Les Cahiers du
judaïsme, 2000(8).

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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

pas impossible qu’il ait grandi dans un milieu où les échos du fran-
kisme étaient encore très audibles, comme c’est avéré pour d’autres
leaders hassidiques. Il est sûr en tout cas qu’il abhorrait toute
idolâtrie mécanique de la Loi ou de lui-même, sans craindre de
scandaliser. Selon une tradition orale tenace, il aurait même renou-
velé un jour le blasphème proféré dans l’Antiquité par un de ses
lointains précurseurs : Leit din weleitdayyan ! (« Il n’y a pas de Loi
et il n’y a pas de Juge ! »). Même si l’anecdote se révélait controuvée,
le parfum de nihilisme autour du « Kotzker » ne fait aucun doute.
Il anticipe sur le destin séculier du Yiddishland.

La force du sens et la faiblesse de croire


Et le christianisme actuel ? En s’appuyant sur la signification radi-
cale de la foi et de ce qu’elle engage, Patrick Royannais juge très sévè-
rement des positions et des évolutions chrétiennes récentes, en
particulier dans le catholicisme d’aujourd’hui. Certes, Nietzsche n’a
pas raison dans toute sa critique du christianisme : elle était elle-même
réactive, située dans un contexte social et familial, aussi celui du
luthéranisme allemand de la fin du XIXe siècle, pris en tenailles entre
libéralisme et piétisme. Pour autant, sa lecture « symptômale » est une
leçon qu’on ne devrait pas oublier. Précisément, P. Royannais lit, dans
divers syndromes catholiques et protestants actuels, des symptômes de
dépression nihiliste, ou d’avancée de la « maladie » nihiliste : sous
couvert de succès mondains (la sympathie dont jouit souvent le chris-
tianisme, aujourd’hui, dans les classes aisées et dirigeantes) ou reli-
gieux (des conquêtes en termes de nombre et de signes visibles), à coup
d’affirmations croyantes péremptoires, on espère gagner la partie, se
débarrasser finalement de la « mort de Dieu » ou des questions
gênantes que suscite la formule. Le barème rigoureux de la foi que
P. Royannais met en avant et qui devrait guider l’action du chrétien
ne s’oppose pas seulement à la « religion », pour reprendre une oppo-
sition classique. Il s’oppose aussi à une foi confondue avec le sens,
c’est-à-dire avec l’acquisition d’une force avant tout conçue comme
une cuirasse, un bouclier, une arme de combat pour terrasser ses
ennemis. La foi est une force, mais au sens paradoxal de Paul : sa
faiblesse, « la faiblesse de croire » (Michel de Certeau), pourrait
seule échapper au nihilisme de la religion, des valeurs, du sens
saturé.

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Enquête

Patrick ROYANNAIS – Comme le montre Paul Valadier17, le nihilisme


chrétien est l’histoire de l’autosuppression du christianisme. La
compréhension que Nietzsche a de la foi n’est sans doute pas perti-
nente, trop liée à sa biographie (famille pastorale piétiste et ressen-
timent personnel) et à l’époque. La foi ne se réduit pas à ce que
Nietzsche pouvait en dire. Cependant, la critique nietzschéenne n’a
pas perdu toute vertu. La religion fournit un terreau favorable à l’ido-
lâtrie. Les Écritures en témoignent en négatif, par leur lutte
constante contre l’idole, depuis l’interdit exodique de la représen-
tation du divin jusqu’à la lutte théologico-politique contre les faux
dieux auxquels le peuple se prostitue en passant par la dénoncia-
tion prophétique des sacrifices reprise par Jésus.
Le nihilisme chrétien réside dans l’identification de la foi au
sens. Dans le monde de l’utilité technocratique, affirmer le sens de
la foi n’est pas une question d’intelligence de la foi, mais d’effica-
cité et donc de vérité. Si la foi ne sert à rien, elle est fausse, puisque
seul ce qui sert a une valeur18.
Bien que critiques de la société contemporaine, les chrétiens
n’en partagent pas moins sa grammaire. Si l’on considère combien,
dans les pays occidentaux, le sociogramme chrétien s’est réduit,
recrutant majoritairement dans le milieu de l’efficacité technocra-
tique (en finance, commerce, ingénierie, marketing, coaching, etc.),
on comprendra cette sorte de crase du sens à l’efficace. Il faut que
le christianisme se voie, bien loin d’une spiritualité de l’enfouisse-
ment, qui n’est plus intelligible, au point de paraître contraire à l’en-
gagement que la foi requiert ; on pense l’évangélisation comme
une affaire de communication ; on adopte des stratégies de réseaux ;
on compte sur des gens motivés, efficaces ; on cherche les témoi-
gnages sans jamais songer à la faiblesse, cultivant plutôt la tyrannie
de l’émotionnel ; on ne veut pas de réflexions subtiles, mais la foi
du charbonnier. Il y a du populisme à réclamer des choses simples,
et la version catholique de ce christianisme ne jure que par le
Catéchisme de l’Église catholique, qui fournit un recueil de vérités
bien loin de la théologie. Ces catholiques, très antiprotestants dans
la théologie, sont pourtant très proches du pentecôtisme et des

17. P. Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », art. cité.


18. « Un acte gratuit est un acte inutile dont il aurait mieux valu se passer. Il en va de même
d’une parole gratuite qui est une parole sans sens. Gratuité devient synonyme de non-sens et
d’inutilité », voir André Birmelé, l’Horizon de la grâce, Paris, Cerf, 2012, p. 203. Lorsque la grâce
ne peut plus être comprise, mais qu’on n’a que ce mot à la bouche, n’est-ce pas le nihilisme
chrétien, l’autosuppression de la foi ?

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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

born-again dans la manière de se cramponner aux certitudes et de


vouloir les imposer à tous.
Cette identification de la foi au sens et du sens à l’efficace
conduit la foi à sa mort. Ce n’est évidemment pas ce que souhaitent
les chrétiens, et pourtant ! La religion a besoin de voir, depuis le
veau d’or, l’utilité de la foi. Même la prière se doit d’être efficace !
Benoît XVI identifiait sans difficulté, et sans démonstration, perte
du sens de Dieu et destruction de l’humanité, comme s’il avait fallu
attendre la généralisation de l’indifférence religieuse occidentale
pour que l’homme soit opprimé, comme si l’Église n’avait pas été
elle-même force d’oppression.
On profère en matière sociale et morale des propos intransi-
geants – sans même s’en rendre compte, puisqu’ils ne seraient que
bon sens et vérité révélée. Une pastorale de croisés des temps
modernes traduit un dogmatisme idéologique qui liquide la foi et
l’évangile alors qu’il prétend les défendre. Or la défense de la foi ne
peut jamais emprunter le chemin de l’efficacité et de la force. On
n’est pas obligé de se laisser bêtement marcher sur les pieds, mais
si Jésus s’était comporté comme les partisans de la Manif pour tous,
aurait-il des disciples 2 000 ans après sa mort ?
On parle de catholicisme intransigeant19 et de catholiques
d’identité, qui cherchent à défendre leurs privilèges contre l’histoire.
L’héritage maurassien, certes de façon non consciente – car l’his-
toire n’est pas le fort de ceux qui ont besoin de certitudes, elle est
trop souvent maîtresse de cynisme –, n’en est pas absent, qui voit
dans l’Église le dernier bastion de l’ordre social et naturel.
De façon inattendue, un front commun se constitue avec un
islam plus ou moins radical sur les questions de société.
L’autoritarisme religieux est la raison première de l’athéisme, hier
comme aujourd’hui. La haine et le rejet de l’autorité et de ses abus
détournent de Dieu. Ceux qui sont chargés de faire croire présen-
tent un Dieu incroyable dont il faut paradoxalement se détourner
pour ne pas blasphémer. Mais peut-être est-ce le salut de l’Évan-
gile, si l’on peut dire, que meurent le catholicisme ou le christia-
nisme, entendus comme culture ou système voire comme religion.

19. L’« intransigeance » catholique a été théorisée surtout par Émile Poulat, dans Église
contre bourgeoisie, Tournai, Casterman, 1977.

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Enquête

Défense des valeurs et complicités libérales


Une Église donc dénonce la perte des valeurs, sans même se
rendre compte qu’elle parle à l’unisson du capitalisme libéral. Les
valeurs sont au centre de ses préoccupations. Que fait le terme de
valeur en morale ? Au Moyen Âge, comme dans l’Antiquité, on
aurait parlé de vertu, de force, mots que Nietzsche n’aurait pas
reniés. Claude Lefort remarque que le mot « valeur » débarque en
morale quand il n’est plus possible de se référer à « un garant
reconnu par tous : la nature, la raison, Dieu, l’Histoire ; il est l’in-
dice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcen-
dance sont brouillées20 ». Nous y sommes.
Un monde s’effondre, celui de l’identité. La peur et la perte des
intérêts – autre terme venu de l’économie – expliquent la violence
dont fait montre ce catholicisme d’identité. On ne comprendrait pas
autrement comment des gens intelligents pourraient en être venus
à la haine et à la violence, y compris raciale. L’opposition au
mariage pour tous n’aura été qu’un catalyseur ou un révélateur ; elle
aura plus profondément scindé l’Église que la société, raffermi
dans leurs certitudes des troupes toujours moins nombreuses et
écarté encore un peu plus du monde de l’Évangile. C’est un constat
plus qu’une thèse : la défense des « valeurs chrétiennes » mène
l’Évangile à sa perte21. L’Église deviendra-t-elle une secte ?
Jamais les valeurs n’ont été évangéliques. Que l’on relise le
procès, noué dès le début de l’Évangile, entre Jésus et ceux qui tien-
nent le rôle, mutatis muntandis, des tenants des valeurs, les phari-
siens. Chez Jésus, la charité passe avant tout, même avant les
principes, qu’ils soient sociaux, moraux, politiques et même reli-
gieux (sabbat, règles de pureté, etc.). Jamais les certitudes n’ont été
évangéliques. Abraham partit sans savoir où il allait, et Jésus
pareillement qui n’a pas où poser la tête. Ils avancent mus par une
parole évanescente en qui ils ont mis leur confiance. En cours de
route, ils peuvent même perdre tout repère. « Mon Dieu pourquoi
m’as-tu abandonné ? » « Lorsque le fils de l’homme viendra, trou-
vera-t-il la foi sur la terre ? » Ne reste que la fidélité à la parole dont

20. Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 230, cité
par P. Valadier, l’Anarchie des valeurs, Paris, Albin Michel, 1997, p. 7.
21. Voir Danièle Hervieu-Léger, « Le combat perdu de l’Église », Le Monde, 12 janvier
2013 : « Ce mouvement de fond [au mieux deux millions de manifestants, soit 3 % de la popu-
lation] aura certainement des suites, car tout ce peuple a pris conscience qu’il représentait une
force, et que l’on pouvait résister à la marche inéluctable du soi-disant progrès. »

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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

ils ne savent plus même s’ils l’ont vraiment entendue. Thérèse de


l’enfant Jésus raconte cela :
Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu,
je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que JE
VEUX CROIRE22.

La foi et le discours du rien


Choisir le rien, au sens de ne pas choisir ce qui fait artificielle-
ment, fallacieusement, office de sens, voilà qui pourrait définir la foi
chrétienne. La dénonciation de la foi « bouche-trou » par Bonhoeffer
doit aller jusqu’à une dénonciation de la foi comme sens de la vie,
idole. La vie humaine n’est pas plus sensée avec la foi que sans. Les
chrétiens ne sont pas croyants pour le sens, adorateurs du sens ou
de l’harmonie, mais par pure grâce. Quand le sens fait défaut,
comme dans l’horreur d’un génocide, il faut que Dieu ne soit pas du
côté du sens ni de la réussite. La théodicée est une des formes du
nihilisme ; à défendre la foi, elle la tue et ouvre un boulevard à
l’athéisme.
Les disciples, hier comme aujourd’hui, sont invités à une conver-
sion : ils n’ont jamais fini de se désolidariser du savoir absolu,
fantasme de toute-puissance que l’homme ne peut atteindre et qu’il
projette dans le ciel. Ce sont les esprits mauvais qui confessent : « Je
sais très bien qui tu es, le saint de Dieu. »
« Pas ça, pas ça », écrit Jean de la Croix, biffant toute affirma-
tion, surtout quant à Dieu, pour respecter à peu près l’interdit
sinaïtique des idoles. Michel de Certeau, que le nouveau pape cite,
a raconté cela. Espérons qu’avec un blason à la clé son la ne se
mettra pas à gonfler. L’institution du croire, chargée de faire croire,
est pourriture dès lors qu’elle n’organise pas les stratégies de la
déprise, d’autant plus indispensables que ce à quoi elle s’attache,
c’est Dieu même.
La foi est discours du rien, si l’on en croit le mouvement kéno-
tique si magistralement commenté par Stanislas Breton. La kénose
n’a pas tout dit dans l’abaissement du divin qui prend chair, indigne
que lui. Elle est effacement, disparition du divin, orchestré par le
divin lui-même. Il va jusqu’à disparaître du discours, ainsi que
Matthieu 25 (la scène du Jugement dernier) le met en scène. Il n’y

22. Thérèse de l’enfant Jésus (Thérèse de Lisieux), Manuscrits autobiographiques, Paris,


Le Seuil, coll. « Livre de vie », 1957, p. 248.

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Enquête

a plus à reconnaître et nommer le Seigneur, mais à s’engager pour


la justice, c’est-à-dire pour la charité.
Jusqu’où faut-il aller dans cet effacement ? Jusqu’à ne plus
parler de Jésus ? Jusqu’à ne plus parler de Dieu etsi Deus non
daretur ? Que reste-t-il de la prière dans une telle absence ? Plus
rien n’est assuré, non que l’on doute du Christ, mais que toute certi-
tude ne peut être qu’idole, doit être chassée comme n’étant pas lui.
Cela rend paradoxalement à l’Évangile d’être annoncé sans que l’on
soit obligé de vendre avec lui, comme une prostitution, la culture
occidentale, non que celle-ci soit pire que d’autres, loin s’en faut,
mais qu’elle est une perspective, et n’a de vérité qu’à se reconnaître
telle. Le christianisme est à ce jour une affaire occidentale mondia-
lisée ; il n’est pas encore institutionnellement et théologiquement
livré aux cultures23.
Reste une chose à dire et à faire, la lutte pour la justice, celle
du Royaume, la charité ; et le reste sera donné de surcroît. Le nihi-
lisme chrétien dénonce alors la substitution d’un humanisme, certes
louable, à la foi. Il refuse la riche diffraction de la vérité qui n’est
pas savoir seul, seulement, mais toujours charité. Il ne s’agit cepen-
dant pas de faire de la morale la philosophie première, ce serait
encore une manière de réduire le vrai au discours, mais de pratiquer
l’unique nécessaire, l’amour. La vérité est acte.
Reste aussi à savoir comment cet amour fait justice à tous dans
une Église scindée, comment un discours comme celui qu’on vient
de lire peut ne pas empêcher une vraie fraternité avec ceux qui, dans
le discours mais aussi dans la pratique, tombent sous le coup du
nihilisme ici décrit. C’est là que le propos risque de se briser…

La vérité et la joie
« Comment ? », se demande P. Royannais : comment sortir du nihi-
lisme, ou comment s’en défendre, ou plutôt : comment celui qui sent
la montée du nihilisme peut-il rester fraternel avec les nombreux
croyants qui ne voient pas son advenue, qui le renforcent même,
selon lui, en s’engageant à fonds perdus dans les combats pour la
« religion » ? On pourrait presque lire dans cette question le souci de
Spinoza : comment la lucidité du philosophe peut-elle envisager le

23. On voudrait ne pas avoir besoin de préciser que cela n’est pas un jugement de valeur
quant à ce que vivent sous toutes les latitudes les disciples de Jésus, notamment dans la prière
et la charité.

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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

salut des ignorants ? Spinoza justement : Denis Moreau se réfère à lui,


autant qu’à Descartes, pour proposer une voie de sortie de la « galère »
nihiliste. Une voie double : celle de la vérité et de la joie, qui refuse
la tyrannie du nouveau – une des « règles » du nihilisme actuel – et
se laisse au contraire instruire par le « toujours nouveau » de l’ancien.
Denis MOREAU – Comment sortir de cette galère ? Sous ma double
casquette de catholique et de philosophe – autant ne pas avancer
masqué –, je propose deux pistes de réflexion.
1) La vérité. Je n’ignore pas qu’il s’agit selon certains de l’idole
ultime. Depuis Nietzsche, on soupçonne aussi ceux qui disent la
chercher de motivations peu avouables. Mais j’ai placé ma foi en un
homme-Dieu qui eut le culot de proclamer « Je suis la vérité » et « la
vérité vous rendra libres » (Évangile de Jean, 14,6 et 8,32). Rudes
affirmations, que je ne demanderai pas au lecteur de partager. Je lui
suggérerais en revanche de s’intéresser à nouveau à cette idée de
vérité, et pas seulement dans le domaine des sciences exactes.
J’oserais même avancer ceci : oui, à l’encontre des pseudo-évidences
relativistes, la vérité existe, et chacun peut en faire l’expérience. Il
suffit pour s’en convaincre de relire Descartes et son cogito : nos
camarades RGS (gyrovago-sarabaïtes, voir supra, p. 92) auront beau
dire et faire, l’énoncé « je pense donc je suis » est vrai, toujours et
partout, « et toutes les plus extravagantes suppositions des scep-
tiques ne sont pas capables de l’ébranler » (Discours de la méthode,
IV). La bataille contre le scepticisme relativiste a été menée, et défi-
nitivement gagnée, par Descartes. Depuis lors, il ne tient qu’à nous
de nous convaincre à sa suite que la recherche de la vérité n’est pas
une activité à tous égards vaine ou absurde.
2) La joie. Je n’envisage pas ici les jouissances vives mais
fugaces, ni les petits contentements ponctuels et quelque peu
frelatés, décevants avant même qu’on ait fini de les apprécier (par
exemple ceux que procure la satisfaction des pulsions d’achat
déclenchées par les spécialistes du marketing), ni même le bonheur,
puisque personne ne sait trop ce que c’est. Je parle de la joie
profonde et vraie, celle qui fait fond sur la puissance vitale de notre
désir, la joie qui dure et coïncide avec l’affirmation et le dévelop-
pement décidés, opiniâtres, difficiles et combatifs parfois, de ce qu’il
y a de bon en nous – l’exact contraire, donc, de la langueur chan-
geante, morose et insatisfaite du RGS. Jésus mit cette joie au cœur
de son enseignement : « … pour que ma joie soit en vous et que votre
joie soit parfaite » (Jean 15,9-11). Mais sur ce point, en mon nom et

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Enquête

en celui de mes coreligionnaires, je dois présenter une autocritique


et sans doute des excuses : depuis longtemps, nous autres, catho-
liques, ne sommes plus vraiment joyeux et avons commué la vigueur
libératrice du message évangélique en un moralisme grognon et
rabat-joie, qui suinte la cagoterie et la vie lasse d’elle-même. On n’a
donc pas tort de considérer le christianisme – ou plutôt : ce qu’il est
devenu sous nos cieux – comme une des sources et un des vecteurs
de cette tristesse (ou acédie ?) collective qui constitue un symptôme
frappant du nihilisme en sa forme actuelle.
Que faire ? Je dirais : lire ou relire ce grand théoricien de la joie
qu’est Spinoza (notamment les parties III et IV de son Éthique), nous
poser avec lui la belle et grande question de la vie bonne (dont
Spinoza explique d’ailleurs qu’elle est, en son fond, identique à celle
de la recherche de la vérité), faire ainsi l’effort (cela ne va pas de
soi) de réfléchir, ensemble, à ce qui pourrait nous rendre plus
joyeux, notamment dans le champ collectif, politique, où les passions
tristes de tous ordres sont indéniablement devenues dominantes.
Eh quoi, me dira-t-on, Benoît de Nursie, Descartes et Spinoza :
pour sortir de notre galère RGS, n’as-tu rien de mieux à proposer que
ces vieilles lunes ? Navré, je n’ai rien de mieux. C’est que la philo-
sophie n’est pas un de ces jeux où le dernier qui parle a gagné. Et
que nous ne perdrions rien à nous débarrasser une bonne fois de
cette lubie typiquement RGS : penser qu’une thèse ancienne est
nécessairement périmée, évaluer spontanément de façon positive ce
qui représente un changement, une nouveauté. Ou, si l’on préfère :
« Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieux
que le journal d’aujourd’hui » (Péguy).

Servir en vérité le bien et la justice


Comme d’autres intervenants de ce numéro, François-Xavier Bellamy
explique pourquoi la problématique des « valeurs », si souvent invo-
quées aujourd’hui par les gens religieux mais aussi par d’autres,
aboutit à une impasse. C’est une rhétorique qui ne fonctionne plus,
d’abord parce qu’elle est impuissante, et ensuite parce que son côté
purement « réactif » entérine paradoxalement la victoire du nihilisme
d’indifférence qui règne aujourd’hui en maître. Mais quelle alterna-
tive ? Fr.-X. Bellamy suggère d’entendre « ce à quoi aspirent nos
consciences », la réalisation du Bien et de la Justice qui donne sens
à toute vie digne de ce nom.

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François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,


Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

François-Xavier BELLAMY – Nous voilà libres, de cette liberté d’in-


différence qui semble constituer, d’une certaine façon, le projet
même de la modernité. Liberté d’indétermination, qui suppose d’af-
firmer l’indifférence du bien et du mal, et donc un relativisme
impensable et impraticable, mais nécessaire à notre indépendance.
Comme l’écrivait Descartes, dans une lettre célèbre au père
Mesland : « Il nous est toujours possible de nous retenir de pour-
suivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente,
pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notre
libre arbitre. » Au nom de la liberté de l’individu, ne plus laisser une
norme objective s’imposer à l’action ou à la raison : voilà, si tôt et
déjà parfaitement exprimé, le principe du relativisme contemporain
– ce qui le fonde, et ce qui l’explique. Car ainsi compris, le relati-
visme que nous partageons n’est pas sceptique : il est nihiliste.
Il correspond en effet au culte du vouloir pour lui-même, du
vouloir vide, indéterminé. Une volonté que rien ne précède,
« volonté de puissance » ou, plus simplement encore, « volonté de
volonté ». Pour la jeunesse européenne, ces expressions de
Nietzsche et de Heidegger trouvent leur effectuation concrète dans
la « mondialisation de l’indifférence » dont le pape François parlait
à Lampedusa ; nos vies sont désormais inscrites dans l’universel
marché où chacun peut faire ses choix, en fonction de ses
ressources. Le culte individualiste de l’autodétermination a conduit
à un mouvement d’« économisation » du monde, structuré autour de
la figure du consommateur : le marché est en effet le lieu du libre
choix, qu’aucun jugement a priori ne précède et ne détermine. Tout
y est commensurable, mesurable, relatif. Le marché n’admet pas de
norme absolue – c’est d’ailleurs là le seul absolu qu’il défende :
l’éviction de toute transcendance qui viendrait perturber l’espace du
libre-échange. Dans cette « économisation » du monde, tout devient
affaire de transactions : les relations sociales, l’amour, les corps…
Les récents débats de société révèlent bien ce mouvement progressif
de dérégulation, la suppression des barrières héritées d’une culture
de la transcendance au nom d’un espace accru de liberté, qui
s’accompagne bientôt de sa traduction économique.
Dans cette perspective, la rhétorique des valeurs n’est qu’un
masque, qui voudrait dissimuler à nos propres yeux l’horizontalité
totale de cette axiologie dont la fragilité, dans le relativisme
universel, nous angoisse. Comme toutes les autres, les « valeurs de
l’humanisme », ou les « valeurs de la République », n’ont aucun
fondement dans l’absolu. La valeur est toujours le résultat d’une

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Enquête

évaluation ; à l’intérieur du marché, tout prend une valeur – mais


une valeur relative, dépendant des besoins du moment, des habi-
tudes du passé et des calculs sur l’avenir. La valeur s’estime et
s’ajuste, elle croît et décroît. Que le contexte évolue : le bien qui
avait une valeur considérable peut, en un seul instant, ne plus rien
valoir du tout. Et puisque, à l’intérieur du marché, rien n’a de
valeur absolue, on peut dire en fait que rien ne vaut rien.
La critique de ce nihilisme contemporain serait donc très
maladroite si elle s’appuyait à son tour sur le lexique des valeurs.
Qu’elle vienne de la philosophie, de la politique ou de la religion,
la « défense des valeurs » signe d’une certaine façon la victoire
ultime de ce relativisme contre lequel elle prétend s’armer. À titre
personnel, je refuse l’idée de m’engager pour promouvoir « mes
valeurs » : notre société ne sera sauvée du nihilisme inassumé qui
la caractérise que par une parole qui assume le caractère non
relatif des buts auxquels elle tend. Je voudrais parler et écrire pour
servir en vérité le bien et la justice dans le monde contemporain ;
ce ne sont pas « mes » valeurs, mais ce à quoi aspirent nos
consciences, et qu’il nous appartient de rechercher ensemble. C’est
cette recherche de l’absolu qui peut seule, aujourd’hui, redonner à
nos vies le sens qui les sauvera du désespoir, et à nos sociétés la
possibilité du dialogue, d’où vient toute authentique relation.
Enquête coordonnée par Jean-Louis Schlegel

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Al-Qaida et le nihilisme des jeunes

Olivier Roy*

C OMMENT une religion pourrait-elle être nihiliste ? Si l’on se limite


aux grandes religions monothéistes, toutes offrent au contraire un
excès de sens, des valeurs supérieures et le réel d’un salut qui donne
rétroactivement du sens à la vie, qui sacralise la vie et qui donc
interdit le suicide ; mourir pour une cause peut-être, mais être
dégoûté du monde que Dieu a créé, c’est autre chose. Doute et
angoisse ne sont pas du nihilisme. Annihiler les idoles, voire les
païens eux-mêmes, n’est pas en soi du nihilisme : cela peut relever
d’un optimisme messianique que l’on retrouve aussi dans le fan-
tasme communiste de la table rase et de l’éradication des ennemis
de classe. Le nihilisme, c’est quand l’acte de destruction n’est
porteur que de lui-même.

L’attentat suicide
Peut-il alors y avoir un nihilisme du croyant ? Le mot a souvent
été appliqué aux « terroristes islamiques » qui se font sauter avec
leur cible. Partons donc de là.
L’attentat suicide est un phénomène récent, « mis au point » par
les Tigres tamouls, repris par le Hezbollah, puis par la mouvance
Al-Qaida, ainsi que par des Palestiniens. Mais il y a bien ici deux
types différents d’action terroriste par rapport à la cause défendue.
Pour les attentats suicides perpétrés dans une perspective natio-

* Professeur à l’Institut universitaire européen de Florence où il dirige le programme


ReligioWest. Il a notamment publié la Sainte Ignorance, Paris, Le Seuil, 2008.

Mars-avril 2014 112


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Al-Qaida et le nihilisme des jeunes

naliste (Tigres tamouls, Palestiniens), l’auteur est en général bien


intégré et surtout la famille comprend et sanctionne l’acte : on
attend d’ailleurs un gain militaire ou politique direct de l’attentat
(affaiblir l’armée ennemie, décourager une occupation), gain compris
comme tel et approuvé par les proches. Mais le passage à l’acte du
terroriste d’Al-Qaida surprend et déstabilise ses proches. Le gain
n’est pas rationnel en termes géostratégiques (qu’a rapporté le
11 septembre ?) ; le désir de mort est explicite et va au-delà du
simple sacrifice. Ce n’est pas propre à Al-Qaida : Farhad
Khosrokhavar a étudié le nihilisme du martyr chiite iranien1 qui
cherche la mort sur le front irakien au cours de la décennie 1980,
non pas tant pour gagner la guerre ou le paradis que pour quitter un
monde qui ne l’intéresse plus, parce que la pureté entrevue lors de
la révolution s’est évanouie sous la corruption et les jeux de pouvoir.
La vie avait cessé de « valoir ».
Il serait naïf de lier l’attentat suicide à la seule certitude du
paradis imminent. Cela demande d’abord beaucoup d’assurance :
comment enfreindre un interdit sur le suicide qui pourrait justement
compromettre la promesse de salut ? Chez les sunnites, la légitimité
religieuse des maîtres d’Al-Qaida est faible : comment leur seule
autorité religieuse pourrait-elle garantir la validité de l’acte ?
D’ailleurs, ils s’embarrassent assez peu de faire des fatwas assurant
le terroriste de son salut. Il suffit aussi de lire le testament de
Mohammed Atta (où il refuse qu’une femme touche son corps) pour
comprendre que ce n’est pas l’attrait des houris qui le motive. En
fait, tout se passe comme si le candidat ne s’intéressait pas vraiment
à la dimension théologique : il affirme sa certitude d’aller au paradis
mais se garde d’évoquer les détails.

Un sentiment de non-appartenance
Comment donc comprendre ce surgissement nihiliste dans une
génération de jeunes musulmans ou convertis ? Car il s’agit bien
d’un phénomène de génération : les vieux ne se suicident pas ;
aucun des cadres de la génération de Ben Laden ne s’est suicidé et
aucun n’est mort les armes à la main (Ben Laden a été exécuté au
saut du lit et il tenait à la vie, comme le montrent sa prudence et ses
engagements matrimoniaux). Ce n’est donc pas seulement la

1. Farhad Khosrokhavar, l’Islamisme et la mort. Le martyre révolutionnaire en Iran, Paris,


L’Harmattan, coll. « Comprendre le Moyen-Orient », 1995.

113
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Olivier Roy

Promesse du paradis qui est en jeu mais aussi celle de la vision de


la mort ou plutôt de la valeur de la non-vie parmi une jeune géné-
ration.
La réponse de la plupart des experts a été de chercher la
« généalogie » du terrorisme en islam. Cette quête à rebours part de
Ben Laden pour revenir à Saïd Qutb, puis à Hassan al-Banna, à
partir duquel on fait un saut au XIIIe siècle pour convoquer Ibn
Taymmiyya et, enfin, on atterrit dans le Coran pour traquer les
versets suicidaires.
Le problème est que, du Coran à Hassan al-Banna, si on parle
parfois de djihad, ce n’est jamais dans une perspective nihiliste,
c’est-à-dire où la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. Le sacrifice
advient au cours de la bataille, il n’est pas planifié comme mort
souhaitée.
Mais il y a bien, avec Saïd Qutb (exécuté en 1963), un change-
ment de ton. Qutb était Frère musulman, mais n’a jamais été l’idéo-
logue des Frères. Ses écrits ont plutôt attiré des jeunes en dehors
du mouvement. Ce qu’il y a chez Qutb, ce n’est pas tant le djihad
qu’un profond pessimisme sur la société musulmane ; l’idée que
dans le fond c’est trop tard, la sécularisation, le néopaganisme ont
gagné (ce qu’il appelle la jahilliyya, l’ignorance) ; on est revenu
avant l’époque du Prophète, mais c’est bien pire, car le Prophète ne
reviendra pas et l’espérance n’est plus devant soi : elle a été enterrée
par l’impiété des hommes, à commencer par les musulmans. Bref,
il ne s’agit pas ici de défendre la communauté musulmane contre les
empiétements de l’Occident (comme c’est le cas pour Hassan al-
Banna), ou bien de défendre le peuple palestinien, car toutes ces
communautés ne valent guère mieux que leurs ennemis. Il faut
retrouver les « signes de piste » qui permettraient au petit groupe
des « purs » de revenir au message de Dieu dans un monde qui l’a
oublié. Et ils ne sont même pas sûrs d’y arriver. En un mot, comme
le dit un chant populaire parmi les radicaux : « Nous sommes étran-
gers (ghurabe) dans notre propre société. »
C’est sur ce sentiment de non-appartenance que se développe
le nihilisme des radicaux, et pas du tout, comme pour les
Palestiniens, dans la fusion avec la communauté pour qui on se
sacrifie.
Cette non-appartenance est évidente quand on fait une étude
sociologique des auteurs ou promoteurs d’attentats suicides. C’est
ce que j’ai appelé leur « déterritorialisation » : ils ne se battent
jamais au sein d’une communauté concrète de musulmans, ils ne

114
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Al-Qaida et le nihilisme des jeunes

sont jamais intégrés comme acteurs d’une telle communauté2. Ils


pratiquent le nomadisme djihadique, le plus souvent à la péri-
phérie du monde musulman (Tchétchénie, Afghanistan, Sahel,
Bosnie). Ils proviennent la plupart du temps de la périphérie occi-
dentalisée (Europe, États-Unis). Leur trajectoire implique souvent
trois pays (celui d’origine de la famille, celui de leur éducation et
celui de l’action). Ils comptent un nombre étonnant de convertis (et
la proportion augmente : elle est en passe d’atteindre aujourd’hui le
tiers des jeunes qui partent en Syrie ; elle tournait autour de 20 %
dans les années 1990).
Le schéma est toujours le même : un jeune homme ou une jeune
femme « normal(e) », pas particulièrement dévot, qui peut être
professionnellement intégré ou petit délinquant, change brusque-
ment de comportement, devient religieux, s’isole et passe à l’acte
dans un laps de temps très rapide (il n’y a pas de cellule dormante
à Al-Qaida). La décision n’est jamais la conséquence d’une lente
maturation religieuse dans une communauté de foi (mosquée), mais
le brusque passage à l’acte dans le cadre d’un groupe de « copains »
centré sur lui-même et qui bascule collectivement dans l’action. Ils
n’agissent jamais en solidarité avec leur communauté locale : comme
Saïd Qutb, ils pensent qu’ils sont les seuls purs dans une société qui
a abandonné la vertu et les principes. L’entourage est toujours
surpris : les journalistes qui se précipitent pour interroger les voisins
sont frappés par l’incrédulité de ces derniers (les articles décrivant
le passé des terroristes se ressemblent étrangement).
Une autre caractéristique est la mise en scène morbide de soi-
même : on fait une vidéo où l’on annonce son acte et pose avec
armes, on poste une déclaration de guerre sur l’internet ; on essaie
aussi parfois de filmer son action.

Une question de génération


Quelle spécificité islamique alors ? La cause bien sûr. Mais
pourquoi se convertirait-on pour rejoindre Al-Qaida ? Ma thèse est
que le converti se convertit pour passer à l’acte et rejoint Al-Qaida
parce que c’est la meilleure « marque » de l’action nihiliste présente
sur le marché, celle qui garantit le plus d’impact. La quête généa-

2. Pour une analyse plus complète et des exemples concrets, voir Olivier Roy, Al-Qaeda
in the West as a Youth Movement: The Power of a Narrative, CEPS Policy brief, août 2008
(http://www.ceps.eu/book/al-qaeda-west-youth-movement-power-narrative).

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Olivier Roy

logique verticale (qu’y a-t-il dans le Coran qui prédispose au nihi-


lisme ?) cache l’hypothèse transversale : Al-Qaida ne fait qu’ex-
primer un nihilisme générationnel qui, lui, ne s’embarrasse pas des
frontières religieuses.
Car ce phénomène se répand aussi en dehors d’Al-Qaida, mais
on ne veut pas voir le lien. Il s’agit de « Columbine », c’est-à-dire
du passage à l’acte soudain de jeunes lycéens qui tuent un maximum
de personnes dans leur établissement scolaire pour se tuer ou se
faire tuer dans la foulée. Ce sont des dizaines de cas qui ont fait des
dizaines voire maintenant des centaines de victimes aux États-
Unis, en Finlande ou en Allemagne (mais pas en France, ni en Italie,
ni en Espagne) sur une période de temps identique à celle des acti-
vités d’Al-Qaida.
Il est cependant curieux qu’on soit aveugle à la concomitance
entre les attentats d’Al-Qaida et les attaques suicidaires de jeunes
lycéens. C’est parce qu’on est victime d’une fausse téléologie : l’at-
tentat d’Al-Qaida est islamique et renvoie à la question « Que dit
l’islam ? », alors que les attentats de type Columbine ne seraient que
l’expression d’individus isolés ayant un problème psychiatrique. Et
si la structure était la même ? La différence étant qu’Al-Qaida
entretient la dimension religieuse et politique de l’action, dans la
défense d’une oumma (communauté) virtuelle qui n’existe que dans
l’imaginaire de ses membres, alors que le jeune de Columbine est
en dehors de toute référence collective (mais il suscite néanmoins,
lui aussi, des émules, et il a un public). Même mise en scène de soi-
même, même haine indifférenciée de l’autre (« il n’y a pas d’inno-
cents », comme disait en 1894 l’anarchiste Émile Henry qui jeta une
bombe sur le Café du Terminus à Paris). Même retournement contre
son univers proche, même quête de l’héroïsme, mais d’un héroïsme
en négatif, même recherche de la médiatisation, même discours des
proches (c’était un garçon normal, jusqu’au jour où il s’est renfermé
sur lui-même), souvent même effet de groupe (on prépare l’attentat
à deux ou trois). Curieusement, il n’y a pas de filles dans Columbine :
et si Al-Qaida était plus féministe ?
La question clé est donc bien celle des formes de nihilisme qui
s’expriment dans la jeunesse du monde occidental, et si cela n’ex-
plique pas tout d’Al-Qaida bien sûr, on ne peut pas le comprendre
si on ne l’insère pas dans le monde contemporain, au lieu de s’en-
fermer dans un exceptionnalisme musulman qui n’explique rien, car
justement il n’y a, en l’occurrence, rien d’exceptionnel.
Olivier Roy

116
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Une perspective extrême-orientale

Bernard Stevens*

LE bouddhisme passe encore aujourd’hui, aux yeux de beaucoup


d’Occidentaux, pour une religion ou une sagesse « nihiliste ». Cette
idée ne correspond pas à la réalité. J’aimerais évoquer ici, à titre
d’exemple, le nihilisme dans la pensée de Keiji Nishitani (1900-
1990), de l’école de Kyoto, dont l’œuvre s’articule autour de cette
notion. Sa pensée acquiert une signification particulière lorsqu’on la
relit sur le fond de la tragédie récente de Fukushima. Celle-ci est
comme une métaphore de notre époque : toute notre civilisation ne
fonctionne-t-elle pas comme une gigantesque centrale nucléaire, mue
par la volonté de puissance, risquant la destruction de la vie humaine
et de l’environnement, aux seules fins de la croissance la plus rapide
possible de la production et du capital ? Aucune limite ne peut être
fixée à l’avidité, à la voracité infinies de l’humanité capitaliste. Et la
nucléarisation de notre production d’énergie en est le témoin.
La centrale nucléaire apparaît en outre comme la négation
symbolique, l’annihilation de la beauté exquise que l’esthétique
japonaise a traditionnellement développée dans son art : ses jardins
zen si inspirants, ses arrangements floraux si délicats, sa musique
intemporelle, son architecture minimaliste de la période d’Edo,
son sens de la vénération dans les sanctuaires Shintô, dédiés aux
nombreux dieux qui habitaient jadis l’archipel et le protégeaient,
dans un passé de plus en plus reculé – mukashi, ô mukashi, « il y
a très, très longtemps », comme nous le raconte le Kojiki, « Le récit
des choses anciennes ».
* Spécialiste de philosophie japonaise contemporaine, il enseigne à l’université catholique
de Louvain. Il a notamment publié Invitation à la philosophie japonaise. Autour de Nishida, Paris,
CNRS Éditions, 2005.

117 Mars-avril 2014


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Bernard Stevens

La menace nihiliste est intérieure


Pour Nishitani, la plus grande menace ne se trouve pas à l’ex-
térieur de notre civilisation, mais à l’intérieur, en son cœur même.
Si nous voulons être sauvés, il s’agit littéralement de changer notre
cœur, en un sens quasi religieux, par une conversion qui nous fera
nous détourner de l’idéologie de la croissance infinie et nous engager
dans le sens d’une éthique de la responsabilité. La dynamique
d’une telle conversion, ou retournement, est celle dont Nishitani a
voulu développer la logique dans sa philosophie de « l’auto-
dépassement du nihilisme », fondée sur sa réinterprétation du lieu
nishidien et de la lecture heideggerienne de Nietzsche.
Pour lui, une tragédie comme celle de Fukushima apparaîtrait
comme le type de situation extrême qui met en mouvement la quête
philosophique, laquelle ne naît pas du thaumazein grec (l’émer-
veillement devant les beautés du cosmos), mais de l’épreuve vécue
contemporaine du nihilisme (lequel est proche d’une destruction du
cosmos) : d’abord identifié tant avec l’invasion des traditions japo-
naises par le matérialisme et la technologie qu’avec l’impérialisme
agressif de l’Occident moderne, ce nihilisme a été compris plus tard
selon une interprétation plus nettement ontologique.
Selon Heidegger, la catastrophe nucléaire n’était que l’extrême
conséquence d’une catastrophe métaphysique qui avait déjà eu
lieu, à savoir la montée du nihilisme, laquelle induisait la destruc-
tion de l’essence des choses par leur objectivation techno-scienti-
fique. Nishitani, quant à lui, décrit l’expérience japonaise de cette
catastrophe métaphysique en donnant une définition de son
essence : le nihilisme est le désespoir dû à l’effondrement des
valeurs et à la perte de tous les repères éthiques et religieux, c’est
la stérilité d’un positivisme scientifique qui détruit toute spiritua-
lité. L’existence historique d’un peuple et de chacun de ses membres
a perdu ses fondements spirituels, les valeurs morales, métaphy-
siques et esthétiques sont détrônées, et la totalité de la vie sociale
et historique s’est détachée de ses fondations. Le sol historique a été
ébranlé et il est désormais en train de s’effriter sous nos pieds, s’ou-
vrant sur un abîme sans fond, causant désarroi et angoisse. Le soi,
l’histoire, le monde et l’être lui-même sont devenus une question
insondable. Le cosmos – une notion grecque signifiant tout à la fois
le monde, son ordre et sa beauté – est en train de se désintégrer.

118
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Une perspective extrême-orientale

Résister au nihilisme
Dès sa Philosophie de la subjectivité radicale (1940), Nishitani
souligne que l’ego métaphysique moderne, qui a tantôt trouvé sa
fondation en Dieu (comme chez Descartes) tantôt dans sa propre
structure transcendantale (le système kantien), a ensuite voulu
s’édifier dans un isolement métaphysique au sein duquel il pense
pouvoir être libre et à partir duquel il pense pouvoir atteindre le
monde. Or il ne le peut, car il s’est coupé de la vie et de la nature
qui l’ont originellement nourri. Sa relation à elles est aliénée :
prétendant être « maître et possesseur de la nature », l’homme la
domine, la consomme, l’instrumentalise, l’exploite, et finalement la
détruit, l’anéantit, humanité comprise, ne laissant rien subsister si
ce n’est le désert annoncé par Nietzsche. Pour cette raison, il est
nécessaire de déconstruire cette fondation égotique, d’accepter la
non-fondation qui réside à sa racine, de s’ouvrir à une nature et une
vie originelles qui peuvent alors se déployer dans les profondeurs
de son propre soi, une fois que l’ego idéaliste aura été déconstruit.
Alors la conscience de la « subjectité », ramenée à sa racine, ouvre
sur une dimension non substantielle qui est sans fondement, à une
nouvelle attitude où le soi s’immerge dans ce qui le dépasse ; elle
déploie une nouvelle position à partir de laquelle les problèmes de
la pensée humaine peuvent être redécouverts. Une nouvelle dimen-
sion religieuse, non théiste, sera dévoilée, donnant une signification
inédite à l’existence humaine.
Pour Nishitani, la question du nihilisme surgit explicitement
lorsque la problématique du sujet rencontre celle de l’histoire.
Après les années de guerre, où sa théorie de l’histoire s’égara dans
son interprétation politique du dépassement de la modernité, il
développa une réflexion progressivement plus ontologique et reli-
gieuse sur le sujet. Son livre publié en 1966 et traduit en anglais en
19901 offre un survol de la littérature européenne sur le nihilisme
(Dostoïevski, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger et
d’autres encore). Il y reconnaît la justesse de l’assertion nietz-
schéenne selon laquelle, afin de surmonter le nihilisme, il est
nécessaire de le parcourir entièrement d’un bout à l’autre. Une
dimension ontologique plus authentique rendra possible non seule-
ment une redécouverte de Dieu ou même une proclamation du

1. Keiji Nishitani, The Self-Overcoming of Nihilism [l’auto-dépassement du nihilisme], New


York, State University of New York Press, 1990.

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Bernard Stevens

« surhomme » (Übermensch), mais un approfondissement du soi


authentique, que le bouddhisme traditionnel avait exploré à l’aide
des notions de néant et de vacuité. Une fois que l’on a pénétré le
nihilisme jusqu’au cœur de son nihil, de sa « nihilité » ou de son
néant, de sa plus extrême finitude, l’ouverture de la vacuité peut se
produire et permettre la redécouverte d’une vie créative au milieu
du désert spirituel après la catastrophe.
Mais le nihilisme « passif » qui a été décrit jusqu’à présent va
devoir traverser une phase « active » : une suppression lucide des
deux mondes, l’ancien monde métaphysique et le monde matéria-
liste moderne. Lorsque Marx, Schopenhauer, Kierkegaard ou
Nietzsche invoquent, respectivement, la praxis sociale, la volonté
aveugle, l’individualité existentielle ou le renversement des valeurs,
ils accentuent une « portion » de la réalité vécue, que Hegel avait
écrasée sous sa systématisation conceptuelle. Mais en même temps,
une fois que l’inconsistance de notre condition a été lucidement
saisie, le néant se révèle. La douleur et l’angoisse de ce nihilisme
actif, acceptées lucidement, deviennent le premier pas vers une
nouvelle dimension spirituelle. En rejetant intentionnellement le
surmonde des valeurs platoniques-chrétiennes-bouddhiques en
même temps que le monde sensible des sciences positives,
Nietzsche, plus qu’aucun autre, a lucidement accompli ce nihilisme
actif. Mais il affirme que celui qui est confronté au néant de la perte
de vérité et de la valeur doit endurer l’amor fati, l’« amour du
destin ». C’est le seul moyen de supporter l’« éternel retour » du
même. Lorsque la vision terrifiante de la répétition infinie du même
est acceptée et voulue avec une joie dionysiaque, nous sommes
capables de la pure ouverture, du consentement au monde et à la
manière dont les choses sont : à savoir « sans raison ». Le poids de
l’éternel retour a été transformé en la légèreté du présent éternel.
C’est le moment où l’auto-dépassement du nihilisme est à l’œuvre.

L’expérience du néant pour dépasser le néant


Dans son maître ouvrage de 1961, Qu’est-ce que la religion ?,
Nishitani tente de répondre à cette question. Publié en japonais, ce
livre commence par un essai d’explication du fondement de
l’expérience religieuse, qui s’articule autour de celle du néant.
Le besoin de religion, explique Nishitani, n’a rien à voir avec
l’utilité dans le sens utilitariste, mais bien avec la réponse à la ques-

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Une perspective extrême-orientale

tion du « pourquoi de l’existence ». Celle-ci peut surgir collective-


ment, dans la prise de conscience du non-sens nihiliste, et indivi-
duellement, lorsque nous faisons l’expérience de ce que l’on nomme
les « situations limites » (les Grenzsituationen dont parlait Karl
Jaspers) : la maladie, quelque tragédie existentielle, la mort dans
notre entourage, la conscience d’être pécheur… Nous sommes alors
mis face à face avec la « nihilité », le « néant creux », qui est en fait
toujours au fondement de notre être sans que nous en soyons plei-
nement conscients. Lorsque nous devenons conscients d’une telle
nihilité, nous devenons véritablement conscients de la réalité, nous
nous l’« approprions », nous effectuons une « auto-réalisation » de
la réalité. Nous devenons nous-mêmes à travers une réalisation/
compréhension intime de la réalité. Celle-ci n’est plus comprise
selon l’expérience de l’entendement commun (le sens des choses au-
dehors et de nos sentiments au-dedans), ni au sens de ce qui est
expliqué par la science (les lois de la physique) ou par la méta-
physique (le monde des idées). La réalité, dans le sens radical qui
est visé ici, n’est pas du registre des choses observables, de l’étant,
mais plutôt du registre de non-étant ou du néant.
Car ce qui est fortement nié par une telle expérience du néant,
à la racine du soi, c’est l’ego cartésien moderne, qui n’est qu’une
systématisation de la croyance de l’entendement commun en un soi
constant et ferme, avec ses expériences internes, et séparé du
monde au-dehors, avec ses objets qui peuvent être observés et
manipulés. L’ego, lui-même objectivé, produit un écran de repré-
sentation entre lui-même et le monde objectif, et une citadelle
d’isolement dans un monde qui a perdu sa vitalité. L’ego nous a fait
perdre notre sens de l’appartenance à un monde vivant plus vaste
qui nous entoure – où nous sommes nous-mêmes des âmes vivantes,
faisant partie d’une vie plus englobante d’êtres animés auxquels
nous sommes apparentés.
L’expérience de kyomu, la « nihilité » ou « néant creux », peut
nous libérer de l’attachement à soi de l’ego moderne objectivant, non
pas afin de nous ramener à un animisme prémoderne, mais pour nous
faire accomplir un pas supplémentaire en direction du « radical »,
de la racine de l’existence, à la fois réalité et soi. Alors le doute
méthodique, le « petit doute » de l’ego cartésien, peut se transformer
dans le « grand doute » de l’expérience zen, lorsque l’on décide
d’établir son séjour sur le sol du néant. Le grand doute ou « grande
mort » (mort à l’ego) est le seuil de la redécouverte de la grande
réalité, la renaissance ou l’éveil du soi à soi-même et au monde.

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Bernard Stevens

Afin de compléter le mouvement de dépassement du nihilisme,


nous devons approfondir notre expérience du néant, aller au-delà du
néant relatif de la nihilité pour atteindre le néant absolu qui se
déploie dans la vacuité. Ainsi le « surmontement » de l’inhumanité
ou de l’impersonnalité nihilistes en direction d’une nouvelle spiri-
tualité n’est pas le retour à quelque animisme prémoderne ou à
quelque théisme personnaliste mais, au moyen d’une relève, l’ou-
verture d’un troisième niveau, par-delà le moderne et le prémo-
derne : une position qui transcende les deux premiers tout en les
maintenant, transmuant chacun dans une dimension plus mûre.

Une vacuité qui surmonte le nihilisme


C’est comme une nouvelle naissance, à travers la mort du vieil
homme au-dedans de nous. La vie continue comme avant et pour-
tant tout est vu sous une nouvelle lumière, tout est transformé par
une sorte de double exposition à la vie et à la mort, une véritable
intersection des opposés (ce que Nishida avait exprimé spéculati-
vement avec sa notion de l’« auto-identité des contraires absolus »).
Le néant absolu de la vacuité, niant le néant relatif de la nihilité
(elle-même une négation de l’étant de l’existence ordinaire), ouvre
à une assimilation ou à une appropriation plus essentielles de l’être
véritable des étants. L’immensité céleste de la vacuité se révèle
comme un abysse pour l’abysse de la nihilité. Par elle, nous surmon-
tons l’exclusion mutuelle de la vie et de la mort, de l’être et du néant,
de l’ici-bas et de l’au-delà – toutes ces oppositions étant confondues
dans leur mêmeté primordiale. La matière elle-même devient le lieu
de l’esprit.
Cela se produit lorsque l’ego ordinaire s’est vidé de son ego-
centrisme et de son avidité, afin d’émerger à sa réalité authentique,
ouverte au monde et à ses habitants. Lorsqu’un tel auto-évidement
est radicalisé jusqu’à sa profondeur la plus intime, le néant deve-
nant absolu, alors notre éveil intérieur peut prendre place, quelque
chose qui est proche de ce à quoi faisait référence Maître Eckhart
lorsqu’il parlait de l’expérience de notre divinité intérieure.
L’étrangeté inquiétante de la nihilité se métamorphose alors en la
plus intime proximité de la vacuité. Le soi a reconquis son authen-
ticité, il réside en son propre centre, et à partir de là, il peut
atteindre le centre intime des autres choses, par-delà leur définition
substantielle, au niveau plus essentiel de leur forme originelle, où
le soi et les choses sont « le même ».

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Une perspective extrême-orientale

Au sein de la vacuité, chaque chose est servante de toutes les


autres en se vidant d’elle-même tout en trouvant son propre être dans
le « se-vider » réciproque des autres. Aucune chose, aucune
personne n’existe par elle-même, mais seulement par sa relation
« auto-évidante » avec les autres. Cette dynamique réciproque
forme la véritable réalité des choses, nous explique Nishitani, en
écho à l’antique doctrine indienne de la « coproduction condi-
tionnée ».
Ainsi la vacuité est un champ d’énergie ou de force (chikara no
ba), qui s’ouvre dans chaque personne qui a déchargé son propre ego
et s’est ouverte à la totalité des choses. Celle-ci est émancipée du
cycle fatidique de samsâra, la roue sans fin de la souffrance au sein
de la naissance et de la mort, qui fait reposer l’existence sur un
sentiment d’absurdité insondable. L’existence n’est plus le rembour-
sement sans fin de quelque dette karmique : l’extinction de son
avidité ou son attachement à soi (nirvâna) crée une relation plus
libre aux étants, plus détachée, plus ludique, faite de l’acceptation
des choses telles qu’elles sont. Dans la vacuité, on voit chaque étant
comme une expression du Dharma, l’ordre des choses. Les choses,
délestées de l’ego, deviennent l’occasion d’une ouverture infinie au
commencement incessant de l’être. Le soi, délesté de soi, n’agit plus
par son avidité auto-centrée, ni par sa volonté, ni par son ignorance :
il est agi, en quelque sorte, depuis la constellation des centres des
autres étants. C’est un agir au sein du non-agir.
La vacuité rassemble les choses dans leur être quintessentiel,
par-delà la forme et la non-forme, où la philosophie échoue à expli-
quer conceptuellement et où il ne nous reste plus qu’à écouter le
poète (Basho), apprenant des choses elles-mêmes ce qu’elles sont
vraiment :
Du pin apprend ce qu’est le pin
Du bambou, apprend ce qu’est le bambou.
Bernard Stevens

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Les athées ont-ils tué Dieu ?

Dialogue entre Camille Riquier et Pierre Zaoui*

ESPRIT – On associe souvent le nihilisme à la mort de Dieu. Si « Dieu


est mort » est d’abord une parole chrétienne (on la trouve chez Luther
et chez Hegel, où elle symbolise le scandale de la crucifixion), elle
reçoit toute sa portée philosophique avec Nietzsche. Pour celui-ci, la
mort de Dieu est un événement culturel et historique, mais surtout le
résultat d’un acte, puisque ce sont les hommes qui ont tué Dieu,
portant par là une responsabilité dans l’effondrement des anciennes
valeurs. Y a-t-il toujours un moment destructeur et potentiellement
nihiliste dans l’athéisme ? En d’autres termes, l’athéisme se distingue-
t-il de l’agnosticisme seulement par son caractère négatif ou est-il
possible de le penser comme une affirmation ?
Camille RIQUIER – Ce qui distingue Nietzsche du chrétien n’est
effectivement pas de dire que Dieu est mort, mais qu’il « demeure
mort1 » et ne ressuscite pas. Et pour cela, il fallait tuer également
le Père. Ce meurtre s’est d’ailleurs fait de façon beaucoup moins
spectaculaire que celui du Fils, repérable entre tous, qui a son lieu
et sa date. Mais il fut en un sens bien plus réussi. Ce fut le crime
parfait, accompli sans laisser de traces, sans même qu’il fût néces-
saire de faire couler le sang – tout en douceur, insidieusement, inté-
rieurement, profondément, à l’insu même de ses assassins. Comme

* Camille Riquier est philosophe, membre du Centre international d’études de la philo-


sophie française contemporaine (CIEPFC) et enseigne à l’Institut catholique de Paris. Il a
récemment dirigé, avec Frédéric Worms, Lire Bergson, Paris, PUF, 2013. Pierre Zaoui,
philosophe, enseigne à l’université Paris VII-Diderot ; il a récemment publié la Discrétion, ou
l’art de disparaître, Paris, Autrement, 2013.
1. Friedrich Nietzsche, le Gai Savoir, trad. fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, coll.
« Garnier », 1998, § 125.

Mars-avril 2014 124


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Les athées ont-ils tué Dieu ?

tous les grands événements, il est venu sur des « pattes de


colombes » et n’a pas fini de faire son chemin jusqu’aux oreilles des
hommes. Pour cela, il a suffi qu’on le nie dans son cœur, ce qui
toujours se fait insensiblement sans même qu’on y pense. C’est ce
que nous avions commencé de faire « en détachant cette terre de son
soleil », en l’abandonnant à sa chute, et nous avec elle.

La mort de Dieu
Il faut bien entendre dans ce fragment célèbre la voix de Pascal
qui continue de résonner dans celle de Nietzsche : « le silence
éternel de ces espaces infinis m’effraie », dit l’incrédule2 ; « est-il
encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un
néant infini ? », dit l’insensé. Le silence de Dieu éclate dans l’uni-
vers et affole quiconque s’obstine à l’y chercher, qui n’a plus aucun
horizon pour s’orienter, aussi bien spatial que temporel – le « bon
sens ». Pascal est le penseur « le plus table rase » qu’il y ait eu au
monde, écrivait Péguy, qui connaissait peu Nietzsche, « le penseur
le plus absolu et en un certain sens, au temporel, […] le penseur le
plus nihiliste3 ». Le constat nihiliste est donc partagé et remonte au
moins à Pascal qui se désolait déjà d’un dieu perdu, « dans l’homme
et hors de l’homme ».
Il serait absurde d’imaginer le chrétien accroché à ses
« valeurs » et sauvé du naufrage, insensible au froid glacial qu’il fait
autour de lui. Il y a, et peut-être est-elle première, une « expérience
nihiliste du christianisme » comme le dit très bien Vincent
Delecroix4. Ce qui me frappe surtout n’est donc pas le moment
potentiellement nihiliste qu’il peut y avoir dans l’athéisme ; c’est
qu’il n’est pas besoin d’être athée pour être nihiliste, bien au
contraire, ce que Nietzsche appelait le nihilisme passif. À qui
s’adresse en effet le « dément » qui, chez Nietzsche, annonce la mort
de Dieu ? Non pas aux athées (Gottloser) que sont les esprits libres.
Ce serait leur faire trop d’honneur de les appeler ainsi. Il parle tout
simplement « à ceux qui ne croient pas en Dieu », à ceux que nous

2. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1962, éd. Lafuma, frag-
ment 201.
3. Charles Péguy, Un poète l’a dit, 1907 posthume, Œuvres en prose complètes, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Robert Burac, 1988, vol. II, p. 857.
4. Vincent Delecroix, « L’expérience nihiliste du christianisme », dans Marc Crépon,
Marc de Launay (sous la dir. de), les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes
et controverses », 2012, p. 59 sq.

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Camille Riquier et Pierre Zaoui

nommerions aujourd’hui volontiers des agnostiques – et qui l’ac-


cueillent avec « un énorme éclat de rire ». Pascal voulait encore leur
ficher la frousse en leur montrant leur déréliction ; désormais ils en
rient. Nietzsche voulait au contraire qu’ils ne s’en effraient plus et
qu’ils aient assez de courage pour se rendre dignes de l’acte gran-
diose qu’ils ont commis ; mais ils rient encore. Ils rient de leur igno-
rance, et non bien sûr du franc et « gai savoir » qu’il attend d’eux
– voilà peut-être ce qu’il y a de plus effrayant, à quoi le nihilisme
se reconnaît infailliblement, cette dérision universelle de ceux qui
ne prennent plus rien au sérieux, pas même l’athéisme.

Pierre ZAOUI – Je ne sais pas si « Dieu est mort » est d’abord une
parole chrétienne. Voyez, par exemple, ce très étrange récit que fait
Plutarque sur la mort du grand Pan dans De la disparition des
oracles : à l’époque du règne de Tibère, un bateau passant près de
l’île de Paxos entend monter la rumeur « le grand Pan est mort,
annoncez-le à tous » et tous les marins sont glacés d’effroi. Depuis
Eusèbe de Césarée, on a pu interpréter ce texte de mille manières :
effectivement, comme l’annonce du sacrifice du fils de Dieu, la fin
du polythéisme et la mort du monde antique, mais aussi bien
comme la mortalité des démons au sens d’êtres intermédiaires entre
dieux et hommes, comme la libération des superstitions populaires
(Pan étant une divinité tardive et secondaire) ou anachroniquement
comme l’annonce du désenchantement du monde. Bref, dire « Dieu
est mort » plutôt que « Dieu n’existe pas » peut prendre de multiples
significations : c’est bien davantage une énigme qu’un slogan ou une
provocation.
Tout cela dit, il est vrai que la formule exacte « Dieu est mort »
ne prend sa pleine mesure qu’avec Nietzsche, ce dernier laissant
entendre que l’athéisme naîtrait d’abord dans un acte violemment
négateur, même meurtrier et donc effectivement nihiliste. « Dieu est
mort ! Et c’est nous qui l’avons tué », dit Nietzsche. Mais il faut faire
attention à la ruse du philosophe allemand. Car qui est pour lui ce
« nous » ? Qui est l’inventeur du nihilisme ? C’est le christianisme
et tout ce qu’il y a d’encore chrétien en nous, c’est-à-dire tout ce qui
déprécie les valeurs les plus hautes de la vie : la force, la volonté,
la grandeur, le plaisir, etc. De ce point de vue, l’athéisme n’est nihi-
liste qu’en tant qu’il n’est qu’un ultime avatar des monothéismes
primordiaux. Après tout, ce n’est pas faux historiquement : il n’y a
pas vraiment d’athéisme dans l’antiquité gréco-romaine, parce qu’il
n’y a pas de sens à nier les dieux quand une pluralité de cultes et

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Les athées ont-ils tué Dieu ?

de rituels est autorisée, sinon sous le coup de la colère ou du senti-


ment d’injustice à la manière d’Œdipe au début d’Œdipe à Colone
ou de Jason à la fin de Médée.
Dans tous les cas, il me semble que le problème de savoir qui
est le plus originairement affirmatif entre la foi monothéiste et
l’athéisme est un problème insoluble : les uns défendront toujours
que l’athéisme est une négation première de toutes les valeurs
instituées par les religions, les autres que l’athéisme est d’abord une
affirmation des valeurs de la vie que les religions tentent de
rabaisser et de culpabiliser, et seulement en un second temps une
négation de cette négation. En revanche, il peut être plus intéres-
sant de penser l’athéisme, à la suite de Nietzsche, comme un
devenir interne des monothéismes, c’est-à-dire ni tout à fait comme
une affirmation originelle – position trop naïve et trop orgueilleuse –,
ni tout à fait comme une négation absolue, potentiellement nihiliste,
plutôt comme un pont ou un état transitoire entre une nostalgie, en
tout cas le constat d’une absence, et une attente de quelque chose
à venir. Nietzsche avait la nostalgie des premiers Grecs et attendait
l’advenue du surhomme. Il n’est pas sûr que de telles figures,
construites sur celles de l’Éden et du Messie, soient encore perti-
nentes : on a fait dire n’importe quoi aux Grecs et le surhomme est
un nom trop sali ou infantilisé. En revanche, la structure me semble
pertinente : l’athéisme demeure pris dans cet espace de forme
monothéiste entre une origine perdue et un pas-encore comme
entre une affirmation et une négation qui peuvent nourrir autant le
nihilisme qu’une nouvelle espérance, l’un n’étant peut-être d’ailleurs
que l’envers de l’autre.

Faut-il prendre la foi au sérieux ?

Une des figures de l’athéisme nihiliste ne serait-elle pas l’indifféren-


tisme généralisé ou le relativisme, comme si la question de Dieu
perdait tout son sérieux ? On en trouverait la trace aussi bien dans
les livres de Michel Onfray, où l’existence de Dieu semble reléguée au
rencart des superstitions dépassées par la science, que dans une forme
d’extrémisme laïque qui n’envisage jamais la croyance comme autre
chose qu’une superstition anachronique. L’athéisme, pour être une
position tenable, doit-il prendre la foi au sérieux ?

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Camille Riquier et Pierre Zaoui

P. ZAOUI – Évidemment qu’il faut prendre la foi au sérieux ! Et


d’autant plus que, suivant la juste formule de Dominique Pestre5,
nous vivons aujourd’hui dans des « sociétés d’ignorance » dans
lesquelles plus personne ne peut maîtriser ne serait-ce qu’une
partie substantielle de la totalité du savoir disponible. De telles
sociétés ne peuvent et ne pourront donc tenir qu’en mettant en place
et en soutenant un certain nombre de croyances communes. Celles-
ci ne sont pas nécessairement d’ordre religieux, et heureusement,
mais il serait aberrant pour les analyser de rejeter en bloc les reli-
gions qui furent et qui sont encore parfois des tentatives extrême-
ment subtiles pour fonder et penser des « sociétés de croyance », ou
des « sociétés de docte ignorance », au lieu même d’un savoir inac-
cessible.
De ce point de vue, il me semble pourtant que l’athéisme est bien
plus respectueux des formes et des expériences de foi que la laïcité.
Non pas parce qu’il existerait un « extrémisme laïc » – c’est à mon
sens une contradiction dans les termes : il n’existe que des extré-
mismes, généralement droitiers et islamophobes, qui se dissimulent
sous le beau nom de laïcité pour soutenir des positions insuppor-
tables. Mais parce que l’idée de laïcité, aussi valeureuse soit-elle
politiquement (comme celle de tolérance), manque dramatique-
ment de profondeur métaphysique et existentielle : elle laisse
chacun à ses croyances privées, dans une indifférenciation qui
vide tout ancrage ontologique et toute orientation existentielle.
Autrement dit, il y a évidemment un sens à défendre la laïcité mais
il n’y a aucun sens à se dire ou pire encore à se croire « laïc »
puisque par définition la laïcité est le suspens public des identités.
C. RIQUIER – Combien se disent agnostiques d’un air entendu
plutôt qu’athées ! L’athéisme est encore une théologie, écrivait
Comte. Aussi ceux-là se croient raisonnables qui s’abstiennent de
trancher pour ou contre l’existence de Dieu quand on le leur
demande, sans s’apercevoir que ce n’est pas la réponse qu’ils igno-
rent, mais la question elle-même, qui a littéralement cessé de faire
sens pour eux. La question de Dieu, qui était encore pour Kant un
« besoin de la raison humaine », a été déracinée de bien des
consciences, au point que certains ne savent plus même ce que veut
dire « croire ».

5. Dominique Pestre, À contre-science. Politiques et savoirs des sociétés contemporaines,


Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2013.

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Les athées ont-ils tué Dieu ?

Probablement Michel Onfray est de ceux-là, qui s’étonnent


ensuite que d’autres continuent à croire. Lui seul en revanche s’est
fait une profession de s’en indigner, parlant ainsi de ce dont il n’a
aucune idée : il n’y a plus que des « dupes » et des « victimes » d’un
côté et de l’autre des méchants « bourreaux » qui les « trompent avec
constance » ; il n’y a plus qu’un fourre-tout de névroses, psychoses
et autres affaires privées et des « profiteurs embusqués » qui font
« commerce d’arrière-mondes ». Même Kant, en laissant une place
à la foi, aurait manqué sa majorité, encore trop attendrie par sa
maman piétiste. Ce qui est le plus gênant quand on lit le Traité
d’athéologie d’Onfray6 n’est pas tant ce qu’il dit que le ton mauvais
et condescendant avec lequel il le dit. Il répète qu’il ne méprise pas
les croyants et s’adresse à eux comme un père à ses enfants – avec
beaucoup de superbe et de naïveté aussi, comme tous ceux d’ailleurs
qui croient savoir sans savoir qu’ils croient. Car cette science faite
religion, cela aussi appartient au XIXe siècle. Si le doute le gagnait
un peu, peut-être le lirais-je davantage ; en tout cas, il serait philo-
sophe.
Être athée sans prendre la foi au sérieux, c’est se réduire à
embêter les curés. C’est au fond s’attaquer à l’institution et espérer
faire tomber la doctrine elle-même à bon marché. C’est combattre
les autorités qui n’ont besoin que d’être dénoncées, c’est mépriser
les croyances qui devraient pourtant être critiquées. Bref, c’est
confondre tous les ordres. L’athéisme mal compris peut nourrir
l’homme du ressentiment aussi bien que le judéo-christianisme.
Aussi en retour dois-je vous répondre qu’il ne me semble pas
possible non plus d’être chrétien sans prendre Nietzsche au sérieux.
Si Dieu est mort, c’est qu’il n’était pas Dieu. Bon débarras ! Ce
n’était qu’une des nombreuses idoles qui avait été prise pour lui,
probablement la plus tenace, le dieu « kantien », le dieu moral, juge
et rétributeur du bien et du mal. Dans l’Idole et la distance7, Jean-
Luc Marion a dit là-dessus des choses essentielles. En tout cas, il
importe au chrétien de n’être pas dupe de sa croyance, et de n’ou-
blier jamais le judaïsme dont il provient, qui lui a enseigné le
premier la destruction du Veau d’or. L’athée, quand il affirme qu’il
sait et que le reste n’est que superstition, me semble être la plus
grande des dupes. Et c’est encore dans le christianisme que j’ai
rencontré la plus haute figure de l’athéisme, aux antipodes de

6. Michel Onfray, Traité d’athéologie, Paris, Grasset, 2005.


7. Jean-Luc Marion, l’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977.

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Camille Riquier et Pierre Zaoui

l’athéisme nihiliste dont vous parlez : Polyeucte, qui à peine chré-


tien crache sur l’édit de l’empereur et brise au sol les idoles de bois
et de métal que le peuple païen portait aux autels. Ce saint martyr
que l’histoire a prêté à Corneille n’avait en effet pas reçu d’« autre
Baptême que celui de son sang8 » – comme si l’acte de conversion
n’avait fait qu’un avec le rejet même de l’idolâtrie. Et où aurait-il
trouvé la force de nier les faux dieux s’il ne s’était pas tourné vers
le vrai Dieu qui est au-delà de toute idolâtrie ? Le chrétien sincère
est peut-être aussi l’athée véritable.
Propos recueillis par Michaël Fœssel

8. Pierre Corneille, Polyeucte martyr, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1980, p. 978.

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3. OBSESSION DES VALEURS, TRIOMPHE DU RIEN

Introduction

L’UN des signes les plus marquants du nihilisme1 contemporain,


Michaël Fœssel l’a indiqué au début de ce dossier , est l’obsession
avec laquelle on invoque en permanence les valeurs. En effet, dans
le moment même où l’on cherche à conjurer la menace du relati-
visme, l’affirmation des valeurs en révèle l’extrême fragilité, et le fait
qu’elles ne sont pas acquises (sinon, pourquoi les invoquer ?). C’est
évidemment manifeste dans le champ des valeurs morales et poli-
tiques, mais ça n’est pas moins le cas dans celui des valeurs esthé-
tiques, et bien évidemment dans ce qui est au cœur de la réflexion
sur la construction de la valeur, l’économie. Nous sommes pris ainsi
dans un double mouvement, celui d’une course perpétuelle à l’éva-
luation (des biens, des services, des institutions, des idées, des
personnes même) et celui d’une dévalorisation (dévaluation, obso-
lescence) de plus en plus rapide de tout ce que nous valorisions hier
et valorisons aujourd’hui, que ne contredit pas la formation de bulles
spéculatives (l’immobilier, l’internet dans le champ économique, la
République dans le champ politique, les people sur la scène média-
tique). Analyser ces phénomènes de construction/destruction des
valeurs dans les différents champs et s’interroger sur les conditions
qui sont ainsi faites à la démocratie, telles sont les interrogations qui
dominent cette troisième partie de notre dossier.
Les signes s’accumulent d’un « devenir valeurs » du monde.
C’est incontestable dans le domaine du discours politique et écono-
mique, où la référence aux valeurs est devenue une sorte de mantra
(voir le texte qui suit sur Marx). Par temps de crise, tout semble se
décomposer, les solidarités sociales se distendent et les concepts
classiques de la philosophie politique (progrès, justice, loi) sont
frappés d’obsolescence. Restent alors les « valeurs » comme ultime
refuge de stabilité dans un monde qui ne se reconnaît plus lui-même.
Joël Roman
1. Voir supra « Pourquoi le nihilisme ? », p. 16 sqq.

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« Les eaux glacées du calcul égoïste »

Jean Vioulac*

LA question du nihilisme s’impose en philosophie dans les années


1880 avec Nietzsche, qui le définit comme « dévalorisation de
toutes les valeurs » : notre époque est alors comprise comme étape
terminale de ce processus, où il n’y a plus de valeur absolue, où
conséquemment tout se vaut pareillement, et où finalement plus rien
ne vaut. La valeur est pourtant aussi un concept économique, et
l’avènement du nihilisme est contemporain de cette révolution
économique totale qu’est la mise en place du dispositif capitaliste
de production. Aucune pensée du nihilisme ne peut donc se passer
d’une confrontation avec le seul philosophe à avoir pensé le capi-
talisme, à savoir Karl Marx.
Le concept de nihilisme n’intervient qu’une fois dans le Capital,
quand Marx définit la paupérisation comme processus par lequel le
prolétaire est « réduit à une position nihiliste1 » : mais en vérité,
toute sa pensée peut être abordée à partir de cette question. Marx
inaugure en effet son itinéraire par un débat avec Hegel : à l’onto-
logie de provenance grecque qui définit l’être par l’universalité
abstraite du concept et voit dans les existences individuelles de
simples phénomènes de l’Idée absolue, Marx oppose une ontologie
des sujets incarnés vivant en communauté, dont les idées et théo-
ries ne sont jamais que des productions idéologiques. Marx
commence donc par une question ontologique fondamentale portant
sur la réalité et l’apparence, l’être et le néant : il conquiert sa
pensée propre en reprochant à l’idéalisme métaphysique une

* Enseignant en philosophie, il a récemment publié la Logique totalitaire, Paris, PUF, coll.


« Épiméthée », 2013.
1. Karl Marx, le Capital. Livre premier, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1993, p. 672.

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« Les eaux glacées du calcul égoïste »

inversion de la cause et de l’effet, du sujet et du prédicat, du fonda-


mental et du dérivé, du réel et de l’irréel, il lui reproche d’avoir
dévalorisé la vie concrète des individus vivants par leur assujettis-
sement à une Idée posée comme suprême valeur, à ce que la
Métaphysique d’Aristote nommait « l’Étant de la plus haute valeur »
(τό τιμιώτατον ὄν2). Toute l’analyse marxienne de la logique capita-
liste va alors y retrouver la logique hégélienne et y découvrir une
mise en œuvre systématique de cette inversion, et par suite une
dévalorisation de toute réalité par son évaluation marchande.

La loi de la valeur
Les analyses du Capital se fondent sur la distinction entre valeur
d’échange et valeur d’usage. La valeur d’usage circonscrit l’utilité
qu’a une chose pour un homme particulier, et en réalité, précise
Marx, elle n’est pas une valeur au sens propre, parce qu’elle est
entièrement définie par ses qualités concrètes et son utilisation : elle
« exprime la relation naturelle entre choses et homme, c’est-à-dire
l’existence des choses pour l’homme3 ». La valeur d’échange est la
valeur qu’acquiert cette chose quand elle est échangée, et donc
comparée à d’autres qui n’ont pourtant pas les mêmes caractéris-
tiques, elle est alors le résidu irréel d’une abstraction de toutes ces
qualités particulières et concrètes : elle se définit par une pure
quantité universelle et abstraite, et c’est pourquoi elle pourra être
exprimée par un simple chiffre, le prix. La nouveauté du capitalisme
réside dans la production exclusive de valeur d’échange, c’est-à-dire
la production de marchandises destinées à être vendues, quand les
économies anciennes étaient production de choses utiles, dont seule
une infime fraction de la production totale était portée au marché.
Or produire directement pour le marché, c’est produire pour un
champ d’équivalence où tout se vaut pareillement, et où – selon un
exemple que Marx se plaît à répéter – une Bible vaut une bouteille
d’eau-de-vie : sur le marché « la valeur autonome des choses, la
valeur absolue de toutes les choses et de tous les rapports s’en trouve
dissoute », et par là même « il n’y a pas de valeur absolue, puisque
la valeur en tant que telle est relative à l’argent4 ». Dans un système

2. Aristote, Métaphysique, K, 1064 b 5.


3. K. Marx, Théories sur la plus-value, t. III, Paris, Éditions sociales, 1976, p. 345.
4. Id., Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), t. II, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 330-
331.

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Jean Vioulac

qui a pour finalité exclusive la production de valeur et sacrifie tout


à sa « croissance », il y a alors une tendance expansionniste et impé-
rialiste inhérente au marché, par laquelle plus rien n’échappe à son
évaluation marchande. Dès 1847, Marx constatait ainsi que
les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais
jamais échangées ; données, mais jamais vendues ; acquises, mais
jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience etc. –,
tout passe dans le commerce. C’est le temps de la corruption géné-
rale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’éco-
nomie politique, le temps où toute chose, morale ou physique,
étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appré-
ciée à sa plus juste valeur5.
Le capitalisme impose par là l’équivalence de toute chose par
leur soumission à l’unique loi de la valeur : mais il convient alors
de se demander comment une telle production est possible. Si la
chose utile, définie par une qualité concrète, est à chaque fois
produite par un travail particulier, la valeur d’échange, définie par
une quantité abstraite, est elle-même produite par une quantité de
travail abstrait. C’est-à-dire que le capitalisme est fondé sur cette
révolution dans l’organisation du travail qu’est le salariat, qui
consiste à agglomérer en masse des travailleurs pour user de leur
puissance cumulée : c’est alors l’homme lui-même qui se trouve
soumis à la loi de la valeur. D’abord parce qu’il devient lui-même
une marchandise, contraint de se vendre sur le « marché du
travail » : toutes les activités se trouvent en cela soumises à la
même évaluation quantitative et hiérarchisées par l’unique critère
du revenu annuel. Ensuite et surtout parce que sa puissance de
travail n’est plus mise en œuvre par lui-même et pour lui-même,
mais par le dispositif qui l’emploie, et ce pour produire de la
valeur : le travail n’a alors plus pour finalité que la production de
cette abstraction idéelle, qui en dernière instance se réduit à un
chiffre, et faire du chiffre devient le but de toute activité. Et parce
qu’il se trouve contraint de ne plus produire que cette irréalité qui
le domine, le travailleur, écrivait Marx en 1844, « produit son
propre néant6 ».

5. K. Marx, Misère de la philosophie, dans Œuvres. Économie I, Paris, Gallimard, coll.


« Bibliothèque de la Pléiade », 1963, p. 12.
6. Id., Économie et philosophie, dans Œuvres. Économie II, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1968, p. 23.

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« Les eaux glacées du calcul égoïste »

L’empire du capital
Le capitalisme est ainsi ce dispositif où une certaine quantité de
valeur (un capital, au sens courant du terme) achète des marchan-
dises (dont une certaine quantité de puissance de travail), pour se
produire elle-même, c’est-à-dire accroître sa propre quantité et
faire ainsi de la plus-value. C’est précisément quand la valeur
universelle et abstraite se valorise elle-même par la soumission de
toute réalité particulière et concrète (les hommes et les choses)
qu’elle est capital, et c’est la définition la plus souvent donnée par
Marx : il y a capital quand « la valeur devient le sujet du processus »,
le capital est « l’autovalorisation de la valeur7 ». Le capitalisme est
l’avènement de l’irréalité abstraite de la valeur au rang de sujet
absolu, qui impose l’évaluation universelle, et c’est paradoxalement
cette évaluation totale (par la valeur abstraite) qui est dévalorisation
(des réalités concrètes) ; elle impose d’aborder tout ce qui est, non
plus avec la question : Qu’est-ce que c’est ? mais avec la question :
Qu’est-ce que ça vaut ?, qui devient vite : Combien ça vaut ? et
puis : Combien ça rapporte ? L’empire du capital s’établit ainsi par
la dissolution de tout ce qui pourrait entraver le règne de sa puis-
sance, et c’est bien l’avènement du nihilisme que Marx et Engels
décrivaient dès 1848 dans le Manifeste communiste :
Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs
naturels, la bourgeoisie les a brisé sans pitié pour ne laisser
subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt
et les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les
frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevale-
resque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu
devenu simple valeur d’échange […] et dépouillé de leur auréole
toutes les activités considérées jusqu’alors avec un saint respect
comme vénérables8.
L’avènement du marché mondial au XXe siècle n’a alors fait que
confirmer ces analyses. D’abord parce que l’extension de la logique
marchande imposait la destruction méthodique et systématique de
toute morale susceptible de condamner l’égoïsme et la cupidité, et
impliquait par exemple une inversion de valeur des adjectifs

7. K. Marx, le Capital, op. cit., p. 173.


8. Karl Marx et Friedrich Engels, Manifeste du parti communiste, dans Œuvres. Économie I,
op. cit., p. 164-165.

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Jean Vioulac

« intéressé » ou « calculateur » : le livre la Vertu d’égoïsme de l’idéo-


logue libérale américaine Ayn Rand en est l’expression la plus
caricaturale, mais particulièrement influente. Ensuite parce que
l’avènement de la société de consommation imposait la dissolution
– par voie de ringardisation – de tout ce qui serait susceptible de
freiner l’achat de marchandises, et donc l’abolition de toute loi
morale réprimant la satisfaction immédiate du désir. Le libéra-
lisme, en tant qu’il se définit par l’exigence de la dérégulation et de
la désinstitutionnalisation de toutes les activités humaines, est le
projet politique de démantèlement complet de l’ordre de la loi, et
en cela un des plus puissants moteurs du nihilisme9.
Mais si le capitalisme condamne l’humanité à sombrer dans les
« eaux glacées du calcul égoïste » par l’abolition progressive de toute
morale, il est surtout un dispositif de production qui consomme – et
donc détruit – réellement la nature et ses ressources en même
temps que les peuples du monde, et ce dans un processus qui, en
tant qu’il a pour finalité l’accroissement d’une quantité, n’a aucune
limite. Son dispositif devenu planétaire est ainsi une machinerie
d’annihilation réelle, qui ne porte pas simplement sur des idéaux,
mais sur les hommes concrets, en chair et en os, et sur la Terre sur
laquelle ils se tiennent. Il doit donc se définir plus précisément par
ce que Günther Anders a nommé « annihilisme10 », c’est-à-dire nihi-
lisme annihilateur.
Jean Vioulac

9. Depuis une quarantaine d’années, les politiques « de droite » ont systématiquement déré-
gulé l’économie : c’est alors la « gauche » qui s’est chargée de déréguler la société par un déman-
tèlement systématique de la loi morale au profit de la pulsion immédiate dont la libération est
nécessaire au consumérisme. Ce « progrès » dans la « libération » des individus est l’accom-
plissement de la domination idéologique de la bourgeoisie et de la soumission totale des
sociétés au marché, et les hommes « de gauche » sont les idiots utiles du capitalisme total. Voir
les ouvrages de Jean-Claude Michéa, en particulier Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur
l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Castelnau-le-Lez, Climats, 2002 et de
Dany-Robert Dufour, en particulier la Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël,
2009 (avec une analyse remarquable du rapport entre Adam Smith et le marquis de Sade).
10. Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révo-
lution industrielle, Paris, Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 338.

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Enquête

Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq,


Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,
André Orléan, Philippe Raynaud,
Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

M AX Weber définissait l’avènement de la modernité par l’apparition


du « polythéisme des valeurs », assignant au pluralisme et au conflit
une place de première importance. Aujourd’hui, les valeurs continuent
à être évoquées au pluriel, mais tout se passe comme si elles faisaient
bloc, désignant un ensemble unifié capable d’ordonner le monde
autour de principes intangibles. Sur le plan rhétorique, cet étrange
monothéisme des valeurs se présente comme un « rappel ». On ne sait
jamais très bien de quelles valeurs il s’agit, mais on comprend que leur
« oubli » expliquerait le déclin moral et civique contemporain. Comme
si la mémoire (obligée) des valeurs constituait le seul viatique au
désespoir social. Pour donner un peu de chair à leurs exhortations,
les autorités politiques et intellectuelles parlent des « valeurs de la
République », supposant que la République est née de croyances
partagées et consensuelles opposées au désordre, alors que (du moins
en France) elle est née d’une révolution qui a commencé par mettre
à bas les ordres d’Ancien Régime.
Laïcité, vivre ensemble, tolérance, sécurité, droits de l’homme :
chacune de ces notions (la liste n’est pas close) a son histoire et sa
logique propres. Transformées en « valeurs », elles deviennent des
concepts hors sol auxquels il faudrait se référer comme à des évidences.
La valeur indique ce qui devrait être en même temps qu’elle est censée
garantir la cohésion de la société. Elle accomplit cette prouesse de
traverser la distance entre les choses et les normes, ce qui explique

137 Mars-avril 2014


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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

pourquoi le comportement de celui qui « ne respecte pas les valeurs »


est perçu non seulement comme immoral, mais même comme patho-
logique.
Philosophe ayant étudié les formes et les limites des phénomènes
de sécularisation, Jean-Claude Monod insiste sur la portée volonta-
riste du nihilisme politique. Sa mise en perspective historique rappelle
que le relativisme contemporain a été précédé d’un nihilisme délibé-
rément destructeur des « idoles ». Qu’elle soit révolutionnaire ou
contre-révolutionnaire, la passion du rien porte en elle une véhémence
apocalyptique qui tranche avec l’ambiance séculière du réformisme.
Jean-Claude MONOD – Le nihilisme me paraît difficile à classer
suivant la partition droite/gauche : dans sa version russe, dépeinte
par Dostoïevski dans les Démons, les nihilistes radicalisent une
critique de la religion et de l’autorité politique qui puise certaine-
ment ses racines « à gauche », mais la portent à un degré d’incan-
descence où elle débouche sur un activisme destructeur qui ruine
la perspective du Progrès, jugée naïve et bourgeoise. L’un de ceux
qui ont contribué à la diffusion du terme, Herzen, est pourtant
assurément un esprit « progressiste », mais il notait en 1869 dans
la revue Kolokol (« La Cloche ») :
Ce sont d’abord les ennemis du mouvement radical et réaliste qui
ont mis [ce mot] en avant. […] Ne cherchez donc pas une défini-
tion du nihilisme dans l’étymologie. La destruction, prêchée par nos
réalistes, tend par toutes ses aspirations à l’affirmation1.
De même, chez Tourgueniev, le nihiliste est une sorte d’esprit libre
radical :
Un nihiliste est un homme qui ne s’incline devant aucune autorité,
qui n’accepte aucun principe sans examen, quel que soit le crédit
dont jouisse ce principe.
Dans sa version stirnerienne, une certaine trouée d’émancipation
reste présente qui peut faire considérer cette variante du nihilisme
comme un programme de libération de l’individu de toutes les
tutelles – programme qu’on peut à bon droit dire « anarchiste », mais
cet anarchisme est-il de droite (par son anti-étatisme individualiste,
l’État comme dernière idole) ou de gauche (par son hostilité aux
« spectres » de la tradition, Dieu, Esprit, etc.) ?

1. J’emprunte cette citation, ainsi que la suivante, au précieux article de Marc de Launay,
« Le “nihilisme est un état normal” », dans Marc Crépon et Marc de Launay (sous la dir. de),
les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012, p. 29-
42, ici p. 32.

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Enquête

Sans doute, pour reprendre une formule de Karl Löwith, le


transfert d’un horizon de sens d’« après le monde » (jugement
dernier, etc.) au « monde d’après » (règne de la liberté à venir, du
communisme, etc.) est-il refusé dans toutes les variantes du nihi-
lisme, qui voient dans l’Histoire-Progrès la dernière illusion à
abattre, sans pour autant adhérer à une compréhension de l’histoire
comme déclin, qui supposerait un état antérieur préférable. En ce
sens, la critique de la technique chez Heidegger, qui a oscillé entre
espoir de sa transfiguration (national-socialiste) et réveil d’un sens
de l’habitation du monde qu’elle achèverait de rendre impossible,
ne s’empare du thème du « nihilisme achevé » que pour l’intégrer
à une trame non nihiliste : celle du dépassement héroïque de la
modernité « sans sol », puis celle d’un retournement miraculeux et
incertain du « danger » en salut. Il y a là des attentes eschatolo-
giques qui maintiennent le moment nihiliste à une place provisoire.
Le nihilisme « authentique » ne me semble pas lié de façon intrin-
sèque à la question de la technicisation mais plutôt à l’expérience,
diagnostiquée par Nietzsche et Dostoïevski, de la dévaluation de
toutes les valeurs et de l’absence d’un fondement ontologique des
valeurs dans le sillage de la « mort de Dieu ».

Évaluation et oubli du qualitatif


Avant de se demander si le rappel aux valeurs est de nature à répondre
au relativisme et au nihilisme (ou si, au contraire, il y participe réso-
lument), il faut préciser que le devenir des valeurs du monde ne
concerne pas seulement la morale. Il n’y a pas de valeur sans évalua-
tion, et cette dernière est une activité qui associe vie et économie dans
une même activité. Vivre, c’est évaluer, disait Nietzsche, une équation
qui ne sera pas sans échos sur les règles de gouvernance adoptées dans
les politiques publiques comme dans le management privé, et que la
vogue actuelle de l’évaluation vient sans cesse confirmer (même s’il
faudrait distinguer entre la nécessité légitime de rendre compte et l’ob-
session du chiffrage et de la mesure, qui se traduit par la multipli-
cation des grilles dites d’évaluation qui font dégénérer celle-ci en
contrôle).
Mais comment ce modèle de l’évaluation se constitue-t-il ? Le
philosophe Jean-Joseph Goux, engagé depuis plusieurs années dans
une réflexion sur l’argent et le symbolisme monétaire, rappelle que
l’évaluation généralisée apparaît au cours du XIXe siècle, exactement
à la période où s’impose le thème du nihilisme.

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

Jean-Joseph GOUX – Dans une nouvelle parue il y a presque deux


siècles, en 1835, Balzac fait une description magistrale de la Bourse
des valeurs, peut-être la première de ce genre dans la littérature :
Il est un endroit où l’on cote ce que valent les rois, où l’on soupèse
les peuples, où l’on juge les systèmes, où les gouvernements sont
rapportés à la mesure de l’écu de cent sous, où les idées, les
croyances sont chiffrées, où tout s’escompte, où Dieu même
emprunte et donne en garanties ses revenus d’âmes, car le pape y
a son compte-courant. Si je puis trouver une âme à négocier n’est-
ce pas là2 ?
Description ou analyse étonnante, dont on mesure aujourd’hui
la perspicacité et la portée, mieux encore qu’à l’époque où elle a été
écrite. L’opération qui est en jeu dans la Bourse, l’évaluation totale,
universelle, de toutes les activités humaines, en termes écono-
miques et donc quantitatifs, y est résumée d’une façon étonnante et
radicale. À la Bourse, pour reprendre les termes de Balzac, on cote,
on soupèse, on juge, on mesure, on chiffre, et aucune activité
humaine, aucune condition, aucun principe supérieur, fût-il le plus
élevé dans la hiérarchie sociale ou spirituelle, le plus vaste ou le
plus puissant dans l’ordre du pouvoir, le plus abstrait ou le plus
profond dans l’ordre des idées, ne sont épargnés par cette évalua-
tion permanente qui ramène tout à une mesure unique, la valeur
monétaire. Les rois, les peuples, les gouvernements, les systèmes,
les idées, les croyances, Dieu même et ses représentants, tous
subissent cette évaluation réductrice, qui résout et dissout toutes les
différences des activités et des valeurs dans une seule valeur. On
pourrait dire que le principe de l’équivalent général, qui règne dans
les échanges ordinaires, est porté ici à son comble, dans ce marché
des marchés où se concentre et se résume, à tout moment, le tout
d’une société.
Ce que donne à voir, d’une façon grinçante, cette présentation
de la Bourse (« les gouvernements sont rapportés à la mesure de
l’écu de cent sous » ; « les idées, les croyances sont chiffrées »), c’est
une tendance lourde, un vaste mouvement, qui deux siècles après
Balzac ont pris une ampleur, une visibilité, une radicalité que l’on
ne peut plus ignorer, et qui concernent non seulement les opérations
de la Bourse, en un lieu naguère bien circonscrit, mais l’ensemble
de la vie économique, sociale, institutionnelle, et même artistique

2. Honoré de Balzac, « Melmoth réconcilié », dans la Maison Nucingen. Melmoth récon-


cilié, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 1989.

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Enquête

et spirituelle. La tendance à « soupeser les peuples » n’a-t-elle pas


pris, par exemple, avec les agences de notation, une évidence trou-
blante ? Et ne mesure-t-on pas le pessimisme et l’optimisme (d’un
pays, d’une profession, d’une classe d’âge, etc.), ne dresse-t-on pas
le tableau de la cote des peintres les plus connus, en fonction des
ventes aux enchères, etc. et ne trace-t-on pas des courbes de ces
cotes en fonction des mois ou des années ? Et l’on pourrait multi-
plier presque sans limites ces opérations de mesure, d’évaluations,
où ce qui est le plus qualitatif et le moins exprimable (les états d’âme
ou la valeur esthétique) est converti en stricte évaluation numérique,
de nature le plus souvent économique ou ayant des conséquences
supposées sur l’économie. Ce qui dispense de s’interroger sur la
valeur esthétique en elle-même ou la signification de tel ou tel senti-
ment ou état d’âme.

Origine et destin de la valeur


Contrairement aux apparences, il existe un lien entre le recours
moral aux valeurs et l’évaluation économique du monde. Dès lors que
le réel est confondu avec sa quantification, il n’existe plus d’obstacle
à la constitution d’une physique morale qui évalue les comportements
sociaux à l’aune d’un ensemble de valeurs disponibles. Mais il n’y a
pas de marché (y compris celui des valeurs) sans « équivalent
général ». Les sociétés configurées par le capitalisme financier érigent
la monnaie en instrument universel de traduction du réel : chaque
individu se voit désormais doté d’un capital, non seulement dans le
domaine économique, mais encore dans celui du psychisme, des rela-
tions sociales, de l’intelligence… Au détour de sa critique de l’éco-
nomie politique, Marx a perçu le lien entre cette symbolisation
monétaire généralisée et le nihilisme3.
Dans un monde fait de valeurs, il semble rester bien peu de place
pour la matérialité de la production4. De fait, la notion de valeur
trouve son origine dans la science économique qui en fait son objet de
prédilection. Au monde de la Bourse décrit par Balzac et évoqué plus
haut par Jean-Joseph Goux a fait place celui d’une finance dématé-
rialisée qui évalue la richesse en même temps qu’elle la produit. La
distinction propre à l’économie politique (de Smith à Marx) entre

3. Voir l’article de Jean Vioulac, supra, p. 132 sqq.


4. Voir l’article de Gaël Giraud, infra, p. 164 sqq.

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André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

valeur d’usage et valeur d’échange a été abandonnée par l’économie


néoclassique. Traditionnellement, en effet, la valeur d’un bien
renvoyait soit à la satisfaction qu’un individu retire de son utilisation
(valeur d’usage), soit à la propriété objective de ce bien telle qu’elle
se trouve déterminée socialement par le marché (valeur d’échange).
L’économie néoclassique abolit cette distinction en réduisant la valeur
d’un bien à sa forme phénoménale, c’est-à-dire à son prix. Depuis la
Théorie de la valeur de Gérard Debreu (1959), la plupart des écono-
mistes rapprochent la formation des prix de l’utilité que les consom-
mateurs retirent de la consommation d’un bien. Le prix devient alors
l’expression objective des goûts et des préférences de chacun : voilà
enfin la valeur exprimée par un chiffre reconnaissable par tous…
La crise dans laquelle s’enferre l’Europe depuis 2008 n’a pas
fondamentalement remis en cause la domination de cette théorie
économique qui fait de la maximisation d’utilité le principe de l’ac-
tion humaine. Qu’aucun démenti de l’expérience n’altère les certitudes
relatives à la mathématisation des conduites n’est pas pour surprendre,
puisque l’application des mathématiques à l’action humaine a juste-
ment pour objectif de mettre les raisonnements à l’abri de l’expérience.
Engagé dans une réflexion au long cours sur l’origine de la
valeur économique, l’économiste André Orléan défend des thèses
hétérodoxes sur l’importance de la monnaie dans les échanges5. Si le
capitalisme désigne l’autovalorisation de la valeur, encore faut-il se
demander comment la finance a pu s’imposer comme le principal
instrument d’évaluation du réel. Or l’économiste montre que les
promoteurs de la financiarisation du capitalisme sont incapables de
penser la valeur.
André ORLÉAN – La primauté accordée aux valeurs financières est
assurément un des traits les plus caractéristiques du capitalisme
contemporain. Qu’on se tourne vers les taux d’intérêt, les taux de
change ou les taux de profit, il n’est pas de grandeurs économiques
qui échappent à leur influence. Cette réalité est en profonde rupture
avec la période des Trente Glorieuses, marquée tout au contraire par
ce que les économistes libéraux ont nommé la « répression finan-
cière ». Le changement débute au milieu des années 1970. La
montée en puissance de la finance s’opère alors au travers de son
internationalisation. Les deux processus sont intrinsèquement liés.
Ils culminent au moment de la crise des subprime. Il n’est pas

5. Voir l’entretien avec André Orléan, « Pour une approche alternative de l’économie »,
Esprit, février 2012.

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Enquête

exagéré de dire qu’aujourd’hui, du fait de la levée quasi universelle


des obstacles au mouvement des capitaux, s’est constitué un marché
mondial unifié du capital. Les valeurs qui s’y forment tirent leur
puissance du fait qu’elles peuvent se prévaloir d’une circulation
planétaire et, ce faisant, d’une légitimité sans frontière. Elles s’im-
posent comme l’expression ultime de la richesse. Autrement dit, de
même qu’on a vu, par le passé, la richesse mobilière supplanter la
richesse foncière, de même la richesse financière tend à devenir la
forme supérieure de la richesse à l’époque néolibérale.
Mais, aujourd’hui, ce qu’il s’agit de supplanter, c’est la monnaie.
Ce conflit de valeurs entre monnaie et finance est au cœur du néo-
libéralisme. Il s’agit d’en comprendre la logique. Pour ce faire, il faut
garder à l’esprit que la circulation monétaire a toujours constitué un
scandale pour la pensée libérale6 dans la mesure où la monnaie est
par nature un corps étranger à la logique contractualiste. En effet,
la monnaie relève toujours de l’ordre de la souveraineté en ce
qu’elle puise ses racines dans l’accord généralisé du corps social et
trouve dans l’État son agent privilégié. Quand la monnaie parle, ce
n’est jamais le langage de l’économie qu’elle tient, mais toujours
celui de l’intérêt collectif. Elle donne à voir la société en tant
qu’autorité discrétionnaire et, en conséquence, potentiellement
perturbatrice au regard des réquisits de l’ordre concurrentiel, raison
pour laquelle Friedrich von Hayek, le plus cohérent de tous les libé-
raux, ne voyait d’autres solutions que de la supprimer pour la
remplacer par un système de libre concurrence entre moyens de
paiement privés. Pour un libéral, la prétention de l’État à intervenir
dans la production des valeurs est un non-sens absolu dans la
mesure où seules les entreprises privées sont aptes à ce rôle par le
biais de la production de marchandises utiles. À ses yeux, mettre
l’effigie de la reine d’Angleterre sur un morceau de papier dans le
but de lui donner un prix relève au mieux de la pensée magique. Ce
faisant, c’est la souveraineté monétaire que le néolibéralisme
cherche à dominer en la soumettant à une souveraineté supérieure :
le marché des droits de propriété.

Revenant sur la description balzacienne de la Bourse, Jean-Joseph


Goux aborde le même problème.

6. Faute de place, nous renvoyons à la section « La pensée libérale face au fait monétaire »,
aux pages 213 à 221 du livre d’André Orléan, l’Empire de la valeur, Paris, Le Seuil, coll. « La
couleur des idées », 2011 (rééd. coll. « Points économie », 2013).

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André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

Jean-Joseph GOUX – Dans la description sans concession et presque


brutale que fait Balzac, nous voyons que de très hautes idées, voire
de suprêmes valeurs (la royauté, la papauté, la voix des peuples, le
pouvoir des gouvernements, etc.), sont abaissées, destituées, par les
évaluations permanentes d’un marché qui non seulement les réduit
à de simples valeurs d’échange, mais encore plus, à des « valeurs »
au sens boursier. Ces idéaux, ces valeurs supérieures, deviennent
des valeurs quantitatives qui sont mises en concurrence permanente
sur le grand marché des intérêts humains. Et ces idéaux dépréciés,
destitués, ne sont même plus des valeurs. Substantiellement, intrin-
sèquement, ils n’appartiennent plus à un plan supérieur, ils sont
devenus des « valeurs » au sens d’éléments d’une sorte de porte-
feuille financier dont les prix varient rapidement au gré des choix,
des engouements, des conjonctures les plus transitoires.
Balzac, anticipant sur Nietzsche, mais aussi, déjà, sur ceux qui
viendront après lui et qui radicaliseront son propos, met à jour
magistralement, en quelques phrases, le saut que le monde moderne
accomplit. Cette concise description va plus loin que Nietzsche,
implicitement sinon conceptuellement, en constatant comment les
idéaux suprêmes (renvoyant à des valeurs de divinité, de sacralité,
de prestige, de noblesse, etc.) sont compris maintenant comme
simple valeur d’échange, et sous la forme la plus efficiente et la plus
mobile du marché, où ils deviennent des « valeurs » au sens bour-
sier. Ce faisant, en un raccourci extrême, Balzac esquisse et
annonce, au-delà de Nietzsche, l’interprétation que certains, comme
Valéry, avanceront, une interprétation qui précipite le sens nietz-
schéen du nihilisme, et qui a le grand avantage d’entrer en réso-
nance très audible avec l’univers du capitalisme financier et
spéculatif le plus contemporain.
Pour Valéry, qui le déplore, les « valeurs essentielles » semblent
à présent subir le sort des « valeurs matérielles » ; l’économie spiri-
tuelle et l’économie matérielle se résument à un conflit d’évaluation
et le langage de la Bourse convient à l’une comme à l’autre. Il y a
une valeur esprit comme il y a une valeur pétrole, blé, ou or.
Il semble que l’on pourrait ainsi dessiner plusieurs phases (au
moins conceptuelles) dans le mouvement de dépréciation des Idées
où l’on peut voir, selon Heidegger relisant Nietzsche, le destin
nihiliste de la métaphysique occidentale. Certes, les Idées perdent
leur transcendance en devenant des valeurs. C’est la subjectivité
humaine qui les instaure ; elles ne sont pas d’origine céleste et
suprasensible. Mais au-delà de ce mouvement indiqué par

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Enquête

Nietzsche, ces valeurs sont pensables maintenant comme des


« valeurs d’échange », et ce faisant elles perdent non seulement leur
transcendance mais aussi leur substance ; puis ces valeurs
d’échange, par la logique même de l’extension et de l’accélération
du marché, deviennent des « valeurs » au sens boursier, et l’on
atteint par là à la subjectivité, à la volatilité, à l’insignifiance, la plus
extrême. Le mouvement de dégradation s’accomplit et s’achève.

Y a-t-il une limite au processus néolibéral de valorisation financière


du monde ? Cette question rappelle celle, d’origine marxiste, sur les
limites de l’accumulation. Mais il s’agit aussi, comme y revient
André Orléan, d’une difficulté à représenter le réel des échanges.
André ORLÉAN – La conception néolibérale bute sur ce que nous
proposons de nommer le « paradoxe autoréférentiel », à savoir le fait
que la confrontation des opinions privées telle que l’organise le
marché financier, sans autorité extérieure qui l’informe, ne conduit
pas à la production d’un jugement pertinent apte à permettre un
développement durable du capitalisme. Autrement dit, la mise en
commun par le marché des rationalités individuelles ne produit pas
une rationalité collective bien formée.
Sur ce point, l’observation des faits ne laisse guère de doute : la
rationalité financière dégénère en rationalité mimétique, chaque
protagoniste cherchant à découvrir comment évoluera l’opinion
collective du marché au lieu de s’attacher à prévoir comment
évoluera l’économie. Il s’ensuit une succession d’emballements
spéculatifs déconnectés des données réelles de l’économie. Cette
propension des investisseurs au mimétisme est l’une des clefs de
l’instabilité du néolibéralisme. Ce faisant, le néolibéralisme paye
pour son individualisme radical qui le conduit à tout miser sur les
passions intéressées des investisseurs. Pour pouvoir fonctionner de
manière rationnelle, le marché financier devrait poser hors de lui-
même une instance autonome capable de juger rationnellement
des évolutions futures. Envisageons cette possibilité. La question se
pose alors de la manière dont les membres de cette entité évalua-
trice seraient eux-mêmes récompensés. Autrement dit, qu’est-ce qui
les inciterait à faire les meilleures prévisions possibles ? On peut
imaginer deux configurations. Dans la première, ce sont les profits
financiers des investisseurs qui les rémunèrent. Cette situation est
celle que l’on connaît avec les agences de notation. Ce que montre
l’expérience de celles-ci est que les agences de notation vont cher-
cher à suivre le marché et qu’elles vont perdre leur autonomie de

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jugement. En conséquence, elles deviennent incapables de prévenir


les emballements du marché. Une seconde configuration est celle
dans laquelle l’instance évaluatrice possède ses propres valeurs d’où
elle tire sa « rémunération », par exemple le goût de la vérité ou bien
la volonté d’aider au bien public en faisant les meilleures antici-
pations. Dans ce cas, son jugement sera véritablement indépendant
et fiable. Mais alors, a été introduite une nouvelle souveraineté qui
viendra nécessairement fortement limiter, voire contredire, celle de
la finance, à la manière d’un commissariat général au plan qui dicte-
rait aux entreprises où il faut investir.
Cette réflexion illustre l’irréductibilité du conflit de valeurs au
sein du capitalisme néolibéral. Il en est ainsi parce que les valeurs
financières sont incomplètes, au sens où elles ne sauraient fonder
un ordre social stable. On l’a vu encore en 2008 : sans l’action finan-
cière de l’État, le prix des titres serait tombé à zéro, conduisant à
une banqueroute généralisée. Autrement dit, contrairement aux
idées souvent diffusées, la finance ne sait pas s’autoréguler. Or, si
pour perdurer, elle a impérativement besoin de s’adosser à un
système de valeurs qu’elle ne produit pas, dans le même temps son
action en sape l’autorité. C’est là assurément une configuration à
hauts risques.

L’œuvre d’art au risque de l’évaluation


Même si elle lui emprunte la plupart de ses procédures, l’évaluation
ne se réduit pas à la dimension économique. Avec la modernité appa-
raissent concurremment le thème de l’évaluation morale et celui du
goût. Sentiment moral et sens commun esthétique sont censés répondre
à l’effondrement des ordres hiérarchiques traditionnels en plaçant au
cœur du sujet, dans sa sensibilité, le principe du jugement. Dès lors,
la valeur d’une action ou celle d’une œuvre deviennent l’objet d’un
sentiment : le bien et le beau renvoient à des critères subjectifs, mais
universels.
Dans le domaine de l’art, en particulier, cette prétention du senti-
ment esthétique à juger n’a cessé d’être battue en brèche, aussi bien
par les partisans d’une objectivité du beau que par ceux d’un relati-
visme esthétique radical. Mais c’est toujours la question « quand y a-
t-il art ? » qui se trouve posée et, avec elle, celle de ce qui constitue
une valeur esthétique. Observateur attentif des ruptures modernes,
Jean-Philippe Domecq a développé une critique sans concession de
l’« art contemporain ». Par là, il faut moins entendre les œuvres

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Enquête

elles-mêmes qu’un ensemble de discours qui légitiment la valeur


d’une pratique à partir de sa contemporanéité. Ici aussi, l’évaluation
marchande pourrait s’imposer comme un palliatif à un goût devenu
de plus en plus incertain.
Jean-Philippe DOMECQ – Une chose frappante dans la réception
des œuvres plastiques dites contemporaines depuis trente ans, c’est
à quel point leur évaluation esthétique aura été barrée, refoulée,
aussi pauvre et enrobée au total que les œuvres qu’elle a mises en
avant. Comme s’il ne fallait surtout pas juger, de l’intérieur du
langage qu’il a choisi, ce que propose l’artiste. Dès qu’on s’y essaie,
revient immanquablement le revers de main : « ce n’est pas le
sujet », ou « c’est à l’appréciation de chacun ». Pareil blocage tient
du symptôme, vu les lignes de défense qu’il a mobilisées durant ce
qu’on nomma la « Querelle de l’art contemporain », qu’il sera plus
précis, et historique, de nommer « de l’art du contemporain ». Cela
donne les cercles concentriques suivants, en allant du plus extérieur
au plus près de ce qui pourrait commencer à approcher de l’œuvre.
Premier moyen de dissuader la discussion esthétique avant
qu’elle commence : le clivage réactionnaire/informé. Ce fut la culpa-
bilisation historicisante, qui consista à réciter l’histoire des refus
auxquels l’art moderne fut en butte depuis le Salon des Refusés,
avec citation des critiques conservateurs contre toutes les avant-
gardes l’une après l’autre, jusqu’à l’« art dégénéré » des nazis, ce
qui, évidemment, frappe d’interdit par l’anathème moderne, qui n’est
plus religieux mais politique.
Deuxième tranchée, découlant logiquement de la précédente :
le placage du modèle « Querelle des Anciens et des Modernes » sur
le débat contemporain. Qui n’est pas convaincu par l’œuvre en ques-
tion la jugerait en fonction de critères inadéquats car périmés. Là
encore, on refait vite fait le présent avec du passé, lors même qu’on
se veut défenseur de l’« art contemporain » et d’avenir.
De là, troisième ligne de défense : toute hiérarchie ayant été
heureusement abolie, et les langages visuels s’étant multipliés par
les nouvelles technologies multimédias et le croisement multi-arts,
nous serions entrés dans une période absolument inédite, qui a
remplacé le « il faut être absolument moderne » de Rimbaud. C’est
la « Pensée-désormais », qui voudrait que, pour comprendre le
contemporain, il faudrait s’arracher à tout ce qui le précéda. En
conséquence, le goût étant un dépôt de savoir, il ne faut pas
s’étonner que l’élite de la critique d’art ne trouve rien à redire aux
artistes que le marché contemporain cote d’autant plus qu’ils sont

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

cotés. Leurs œuvres ont en commun l’exubérance signalétique,


c’est-à-dire l’apparence propre à frapper publicitairement l’atten-
tion (échantillons : Jeff Koons, Damien Hirst, Takashi Murakami,
Paul McCarthy, etc.). À partir de là, les mêmes critiques se réfugient
dans une dénonciation de la marchandisation exponentielle de
l’art, alors même que celle-ci était programmée par les œuvres
qu’ils ont cautionnées, et, pour qu’ils les aient cautionnées, il fallait
une certaine évacuation du jugement affiné au profit d’un discours
argumentaire. Cela va jusqu’aux discours les plus chevillés et cohé-
rents philosophiquement, d’Arthur Danto à Georges Didi-
Huberman.
Plus intéressante en effet, car moins hors sujet : l’évaluation de
l’œuvre ou de la démarche artistique entièrement absorbée par l’ex-
plicitation de l’intention de l’artiste. L’artiste a voulu ceci, son projet
était cela, son œuvre le confirme, donc c‘est bon, ou plutôt : c’est
ainsi. Mais qu’a-t-il fait de son intention, qui en soi n’est pas discu-
table a priori, la question est très rarement posée. Deux exemples
que tout le monde repérera dans sa mémoire : Andy Warhol ironisa
sur la mondanité de consommation, donc son œuvre est ironique.
Oui, peut-être, mais à quel taux ? L’évaluation commencerait pour-
tant là. Autre exemple : Joseph Beuys a inventé un chamanisme
contestataire contemporain. Telle fut bien l’une de ses intentions
majeures, mais que produisent au juste, en effets d’ondes mentales
et sociales, ses rituels et pièces ? Une communication centrée sur lui
seul, en gourou d’art donc ; et une révolte très enracinée dans les
révoltes ultraconservatrices allemandes, pour le coup.
Il est net, au total, que le jugement critique, fort ouvragé théo-
riquement, aboutit à se contenter en fait de peu d’effets transfor-
mateurs des œuvres sur notre vision des choses extérieures et
intérieures. Il suffit qu’une installation de Thomas Hirschhorn, prix
Marcel Duchamp en 2000, ait, par ses slogans antihelvétiques sur
cartons d’emballage, suscité un débat de censure politique, pour que
tous les critiques ne parlent plus que de censure, sans jamais s’in-
terroger sur l’insigne faiblesse d’initiative mentale proposée pour
l’occasion, à provocation lourde en vérité et courue d’avance par l’ar-
tiste malin, qui par ailleurs n’atteint pas, loin s’en faut, la force de
provocation qu’avait Schwitters soixante ans avant lui dans le même
registre de langage. Autre exemple reconnu : Marina Abramovic,
artiste performeur serbe qui, dans les années 1970, faisait de son
corps une œuvre d’art et resta sur une chaise pendant cent jours au
MoMA face à qui voulait bien s’asseoir (sans que personne ait

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Enquête

demandé : So What?…), est présentée aujourd’hui dans ses activités


de clips-mode, « spa culturel » et affichages people, toujours aussi
sérieusement par les commentateurs qui, tout de même, esquissent
un brin d’étonnement. Comme si ce n’était pas au même taux, ce
qu’a toujours proposé cette artiste.
Ainsi les révolutions artistiques, qui nous libérèrent des hiérar-
chies de genres, de langages et de critères, ont débouché, pour
l’heure, sur ce que, au temps de Kant, on appelait l’« indifféren-
tisme ». Mais dire cela, c’est s’exposer au soupçon d’on ne sait quel
retour à on ne sait quoi. Comme si, en entrant dans le langage de
chaque artiste, on ne pouvait apprécier, en termes réflexifs, quali-
tatifs. Illusion négative, et provisoire, dans l’histoire de l’évaluation
de l’art.

La valeur des valeurs


Cette emprise des valeurs sur les discours contemporains, mais aussi
sur les vies, incite à revenir à la question de Nietzsche sur la « valeur
des valeurs ». Par là, le philosophe entendait appliquer une évalua-
tion nouvelle à nos évaluations quotidiennes qui, à ses yeux, émanent
encore du type réactif de volonté de puissance à l’œuvre dans le
christianisme et la métaphysique. Il n’est pas sûr que l’on puisse retenir
le projet nietzschéen d’une « transvaluation des valeurs » qui confère
au surhomme le pouvoir de créer librement de nouvelles évaluations,
enfin fidèles à la vie et à sa puissance. Heidegger a insisté sur ce que
cette thématique des valeurs devait à la métaphysique et, en particu-
lier, à une forme de subjectivisme qui emprisonne le monde dans les
cadres de la représentation7. Plutôt que d’inventer de nouvelles
valeurs (credo d’un discours managérial qui a récupéré l’exigence
d’innovation au profit de la perpétuation du même), il faut revenir sur
notre désir d’évaluation.
Rémi Brague rappelle ici les présupposés anthropologiques du
discours des valeurs. Ce dernier apparaît dans un contexte de crise,
lorsque l’évidence des principes transcendants est remise en cause. Il
existe un prométhéisme des valeurs qui consiste à vouloir refonder à
partir de rien (ou à partir de soi seul) tout l’ordre du monde. N’y a-
t-il pas une forme de démesure dans la prétention de l’homme à
incarner et à dire les valeurs ?

7. Voir Martin Heidegger, Nietzsche, tome 2, Paris, Gallimard, 1972.

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

Rémi BRAGUE – La question de la métaphysique, telle que Leibniz


en a donné la formulation classique, reprise par Schelling et
Heidegger, était : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que
rien ? » Celle du nihilisme est : « Pourquoi faudrait-il vraiment
qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? » Or, à cette question,
nous n’avons plus de réponse.
La question paraît oiseuse puisqu’il est clair que nous ne
pouvons pas décider de l’existence ou non de l’univers, dont nous
ne sommes qu’une infime partie. Mais nous pouvons décider de
l’existence de l’univers pour nous, car « comme notre naissance nous
apporte la naissance de toutes choses, aussi fera la mort de toutes
choses, notre mort8 ».
La question du suicide se pose désormais bien moins à l’échelle
de l’individu qu’à celle des groupes auxquels il appartient : famille,
nation, etc., et, à l’horizon ultime, à celle du genre humain.
Nous sommes incapables de fournir une réponse convaincante
à la question de la légitimité de ce qui est, et de l’homme qui croit
culminer parmi l’ensemble de ce qui est. Cette incapacité tient au
déploiement même du projet humaniste. L’homme prémoderne se
croyait posé dans l’être par une instance extérieure, qui pouvait être
soit la nature en style « grec », aristotélicien ou stoïcien, soit un Dieu
créateur en style biblique. La nature cherchait par lui à s’affirmer
elle-même dans le foisonnement de sa capacité formatrice, que
l’homme venait couronner et récapituler en en devenant le specta-
teur conscient et reconnaissant. Le Dieu biblique créait pour
communiquer la richesse d’une vie intérieure déjà dialogique, et
faisait donc l’homme à son image. L’homme moderne rêve d’une
création de soi par soi, à partir de rien, éventuellement en faisant
table rase du passé, en rééduquant l’homme ou, comme le projet s’en
fait jour depuis quelque temps, en le retaillant à nouveaux frais
grâce aux moyens que lui offre la science biologique. Mais l’idéal
d’autonomie une fois poussé jusqu’au refus de toute extériorité, nous
n’avons plus rien qui garantisse notre légitimité9.
L’idéal d’autonomie absolue se heurtant à la finitude de toute vie
humaine, la détermination de soi par soi ne peut pas se réaliser au
niveau de l’individu, mais à celui du groupe. La référence à soi,
l’autos de auto-nomie, ne relève plus alors du réfléchi, mais du réci-
proque. C’est le groupe humain qui se replie sur soi, largue les

8. Montaigne, Essais, I, 20, éd. M. Villey, Paris, Alcan, 1930, t. 1, p. 166.


9. Rémi Brague, le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris, Flammarion,
2013.

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Enquête

amarres par rapport à toute instance extérieure et décide seul du cap


à prendre, sans savoir s’il appareille vers un quelconque rivage.
La communauté humaine refuse alors de se devoir à quoi que ce
soit d’autre qu’à soi. Et de se régler sur des normes qu’elle n’aurait
pas librement posées. Tout cela, au moment même où la science
pourrait le convaincre du contraire : l’astrophysique, la paléontologie,
la théorie de l’évolution lui apprennent qu’il est lié, au plus profond
de ce qui le constitue, à une préhistoire qui remonte jusqu’aux
origines du vivant, voire aux origines tout court ; les sciences de la
terre et l’écologie qui en est issue lui apprennent que ses pratiques
interagissent avec les équilibres climatiques et végétaux.
Devant ces données, le nihilisme prend la figure d’une dénéga-
tion de la réalité. Pour lui, il ne s’agit plus nécessairement de poser
des bombes, même si certains le font, mais de faire sauter tout ce
qui nous définit comme ce que nous sommes, et qui sera ressenti
comme constituant d’insupportables entraves.
Tout cela ne serait pas bien grave si l’espèce humaine pouvait
survivre autrement que par la décision active de se reproduire, et
donc, tout simplement, d’avoir des enfants. Acte profondément non
démocratique, puisque nous ne pouvons leur demander leur avis. Il
se peut que l’existence des enfants soit un bien pour nous, parce
qu’ils nous apportent de la joie… et paieront nos retraites. Souci fort
compréhensible, mais moralement douteux. Nous n’avons le droit de
les appeler à l’être ou, pour filer la métaphore, de les faire monter
sur le bateau, que si nous sommes convaincus que leur existence
sera un bien pour eux, qu’elle leur ouvrira le chemin d’un bien, et
d’un bien tel qu’il puisse contrebalancer, voire surclasser au point
de le faire oublier, tout malheur possible10.

Quelles croyances ?
Il se pourrait que l’appel aux valeurs se fasse d’autant plus impérieux
que nos sociétés se trouvent en panne de croyances partagées. Certes,
les demandes religieuses de sens se portent bien : de l’islam radical
aux renouveaux évangéliques, l’actualité est rythmée par des crispa-
tions dogmatiques et identitaires. De ce point de vue, rien n’est plus
faux que le diagnostic qui associe le monde contemporain à l’absence

10. R. Brague, les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine, Paris,
Le Seuil, 2011 (rééd. Flammarion, 2013).

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

de croyances. Mais au-delà des assurances offertes par la foi, quelles


sont les modalités actuelles de l’adhésion au vrai ?
La formule « retour du religieux » cache mal les évolutions profondes
qui marquent les effervescences religieuses propres à une époque de
globalisation11. En tout état de cause, les religions ne peuvent plus
prétendre à configurer seules le monde, d’où l’apparition d’alliances
inattendues entre la croyance religieuse et l’optimisme technique.
Plutôt que l’opposition traditionnelle entre la foi et la science, il faut
s’interroger sur les articulations entre religion et raison instrumentale.
Dans ce cadre, il se pourrait que l’appel aux valeurs, bien loin de s’op-
poser au désenchantement technique du monde, fasse système avec lui.
Comme si l’attente de certitudes enjambait la frontière qui sépare la
foi de l’objectivisme scientifique.
C’est en tout cas l’hypothèse de Camille Riquier, qui revient sur
le rapport entre nihilisme et valeurs.
Camille RIQUIER – Je pense avec Rémi Brague que le discours
(nostalgique) sur les « valeurs » n’est qu’un symptôme de plus de
notre époque nihiliste, qu’il faut interroger comme tel. Car il suppose
lui aussi la mort de Dieu. Il tourne seulement son regard vers les
derniers rayons d’un soleil depuis longtemps éteint. Au sens strict,
il n’y a pas de « valeurs actuelles ». Quand elles l’étaient, elles
devaient nécessairement être perçues comme des « biens », pour
lesquels les hommes étaient prêts à mourir. Il a fallu les perdre pour
qu’elles apparaissent comme « valeurs », se découvrant rétrospec-
tivement comme le fruit de notre évaluation et d’une certaine pers-
pective prise sur l’Être. Ainsi compris, celui qui dit croire en Dieu
et qui se repose sur des valeurs se réfugie dans ce qui n’est plus, ce
qui est bien croire « à » et « au » rien.
Tant que nous continuons à parler ce langage, ce qui « vaudra »
sera toujours l’instance qui évalue et qui donne seule de la valeur
à la valeur, c’est-à-dire pour Nietzsche la « volonté de puissance »,
laquelle finit inévitablement par se vouloir elle-même, divinement.
En cela Nietzsche, lui aussi, est idolâtre. Aussi je ne suis pas sûr non
plus que le monde moderne ne croit « en » rien. Même l’agnostique
croit toujours à quelque chose. Il croit en lui-même, bien qu’il
l’ignore, voilà tout. « Ce siècle qui se dit athée ne l’est point. Il est
autothée », écrit Péguy. Il a cru s’être débarrassé des dieux alors qu’il
n’en a jamais été aussi « embarrassé », « de Dieu » comme « de tous

11. En plus de la deuxième partie de ce dossier, voir Esprit, « Effervescences religieuses


dans le monde », mars-avril 2007.

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Enquête

les anciens dieux12 » – des bons comme des mauvais, du vrai comme
des faux. L’homme les a tous tués, mais non sans avoir pris le temps
de les détrousser un à un, en s’augmentant chaque fois de leur puis-
sance. Il fallait bien sûr que le crime lui profitât : qu’est-ce que
Vulcain désormais auprès d’une centrale nucléaire, « Jupiter auprès
du paratonnerre, et Hermès à côté13 » du réseau internet ? L’homme
est littéralement un « mangeur de dieux ». Mais la croyance satis-
faite de soi est la seule croyance qui soit stérile, qui vit des anciennes
croyances comme un parasite. Aussi, peu importe qu’un tel se dise
croyant ou qu’il se dise athée, si le nom de « Dieu » l’embarrasse,
pourvu qu’il croie, mais pas en lui. Que savons-nous si l’athée
sincère n’est pas parfois l’inspiré véritable ? Ainsi Bernard Lazare,
« cet athée ruisselant de la parole de Dieu14 ».

Pierre Zaoui renchérit sur ce diagnostic en montrant que le lexique


des valeurs passe à côté du phénomène authentique de la croyance
comme invention de sens et création vitale.
Pierre ZAOUI – Il faut se méfier comme de la peste de toutes ces
apologies des valeurs (les « valeurs traditionnelles », les « valeurs
libérales », les « valeurs de gauche »…) comme de ces déplorations
de l’ère du vide. La plupart du temps, il s’agit là bien moins d’un
diagnostic que d’un symptôme même du nihilisme montant. Pour
paraphraser Lacan, on pourrait dire que ne fait appel aux anciennes
valeurs et ne vitupère l’ère du vide que celui dont la foi, en Dieu,
en la raison ou en la vie, s’éteint. En particulier parce que chercher
à appuyer ses croyances sur des valeurs, c’est chercher au fond à
s’en débarrasser en tant que croyances, c’est-à-dire en tant que
sentiments compliqués pétris d’élans, d’amours, d’attentes, de ques-
tions et de doutes, pour se contenter de minuscules certitudes
subjectives. Les seules valeurs intéressantes sont les valeurs de
l’avenir, celles que l’on n’a pas encore créées, dont on n’est jamais
sûr de l’advenue et qui émergent de l’expérience de la croyance au
lieu de prétendre la fonder.
De ce point de vue, on devrait renvoyer dos à dos agnosticisme
cynique et fanatisme des valeurs. Ils se nourrissent l’un l’autre et,

12. Charles Péguy, Zangwill. Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, vol. I, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1401.
13. Nous paraphrasons Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique
(1857), Économie, I, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969,
p. 265.
14. Ch. Péguy, Notre jeunesse. Œuvres en prose complètes, op. cit., vol. III, p. 78.

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

davantage que l’agnosticisme seul, c’est leur dialectique stérile


qui triomphe aujourd’hui – Wall Street ou la Bible Belt, Tel Aviv ou
les Yeshiva fondamentalistes de Jérusalem, les intégristes de Dubaï
ou de La Mecque, Moscovici ou Boutin…
À cet égard, et au moins du point de vue du nihilisme, il me
semble que si l’athéisme constitue une position théorique et exis-
tentielle plus radicale que l’agnosticisme, elle n’en est pas moins
politiquement beaucoup plus modérée et peut-être même commune
autant aux mécréants qu’aux croyants intelligents. Envisager la
possibilité d’une vie sans Dieu, c’est non seulement admettre la
possibilité inverse, l’existence d’une vie avec Dieu, mais c’est
surtout affirmer l’obligation de partir de cette absence (et de tout ce
qui va avec : une table immuable des valeurs, un ordre du monde,
un système commun des fins, etc.) pour inventer de nouvelles
valeurs, de nouvelles fins, un nouveau monde. L’athée authentique,
par exemple le dernier Nietzsche, celui prônant un nihilisme exta-
tique, est sans conteste plus proche des premiers chrétiens sans
Église ou des premiers soufis de Bagdad que des agnostiques. Il
s’agit évidemment d’une proximité polémique : rechercher, au lieu
même de l’absence d’un Dieu manifeste, les traces d’un Dieu trans-
cendant ou caché, ou rechercher les traces d’une nouvelle humanité
à venir, plus juste, plus aimante ou plus créatrice, n’est évidemment
pas la même chose. Mais de telles polémiques ont toujours constitué
le meilleur rempart contre le nihilisme – le pire n’est peut-être pas
tant de croire ou de ne pas croire, mais de croire que rien d’impor-
tant ne se joue dans l’expérience de la croyance, c’est-à-dire, à
maints égards, de la vie.

La démocratie, régime du vide ?


Il existe un usage politique du nihilisme et du discours des valeurs que
l’on retrouve dès la fin du XIXe siècle. Il dépasse l’alternative
gauche/droite puisqu’on le retrouve aussi bien dans la tradition anar-
chiste (dans la lignée de Max Stirner : « Rien n’est, pour moi, au-
dessus de moi15 ! ») que dans les critiques de la décadence issues de
la pensée conservatrice. C’est plutôt le progressisme en général, qu’il
soit capitaliste ou socialiste, qui est visé par l’accusation de nihilisme.
Sous les apparences du progrès, de la croissance et de la marche néces-
saire de l’homme vers l’émancipation ou la prospérité, s’exprimerait

15. Max Stirner, l’Unique et sa propriété, Paris, Jean-Jacques Pauvert et Stock, 1960, p. 9.

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Enquête

en réalité un renoncement à la singularité au profit d’entités collec-


tives. Depuis le XIXe siècle, le nihilisme est comme l’ombre des grandes
philosophies optimistes de l’histoire. Il défait la croyance dans les
« grands récits » qui ont légitimé les aventures humaines tout au long
du siècle dernier.
L’usage politique du concept de nihilisme est plein de dangers
puisqu’il confond dans un même registre la critique de la technici-
sation du monde et toutes les velléités de transformation sociale. Dans
l’idée selon laquelle les hommes font (à partir de rien…) l’histoire,
on a souvent vu le masque du néant, au point de délégitimer tous les
projets d’émancipation, qu’ils soient libéraux ou socialistes. Les ambi-
guïtés de la référence au nihilisme permettent néanmoins d’éclairer
celles de la politique moderne. Philosophe du politique et grand
lecteur de Nietzsche, Philippe Raynaud revient sur ces paradoxes en
montrant qu’ils reflètent certains traits de la modernité.
Philippe RAYNAUD – La notion de « nihilisme » est d’un usage poli-
tique très divers, mais il me semble que cela tient surtout à son
caractère, sinon confus, du moins polysémique. Le « nihilisme selon
le modèle de Saint-Pétersbourg » apparaît dans le Gai Savoir (1882),
au § 347, où il est présenté comme une expression paradoxale du
« désir de croyance » qui consiste à pousser l’incroyance jusqu’au
martyre, et donc comme une formation réactive où s’exprime la
permanence du besoin de croyance et de soumission dans un monde
où le « positivisme » a ruiné la religion traditionnelle. Le nihilisme
est alors un phénomène essentiellement réactif, qui est le symptôme
d’un manque de volonté et qui exprime la permanence du besoin reli-
gieux dans le monde positiviste, et c’est pour cela que Nietzsche le
rapproche du bouddhisme et du christianisme, ces deux grandes
religions qui sont nées d’une « maladie de la volonté ».
Il y a donc quelque chose d’assez profondément paradoxal dans
le destin de la notion de nihilisme. Nietzsche l’introduit pour dési-
gner des courants qui reproduisent dans les conditions modernes,
c’est-à-dire postreligieuses, des passions et des forces semblables à
celles qui ont donné naissance au christianisme et à la civilisation
traditionnelle ; elle va désigner peu à peu des mouvements très
divers mais qui ont en commun d’opérer une destruction des
« valeurs » traditionnelles au nom de l’émancipation de la volonté
ou de l’émancipation du sujet. La problématique du « nihilisme » a
donc bien quelque affinité avec la pensée conservatrice mais elle ne
se confond pas pour autant avec la « critique du progrès ». En fait,
il me semble que ce qui a fait le succès du thème du nihilisme, c’est

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

son application par des auteurs critiques de la modernité au fascisme


et, plus encore, au nazisme dont ils entendaient montrer que, sous
les dehors d’une pseudo « révolution conservatrice », ces mouve-
ments portaient à l’incandescence les tendances les plus profondes
de la modernité16. Ce modèle théorique sous-tend beaucoup de
critiques ultérieures du nihilisme, qui le retournent contre divers
aspects du monde démocratique pour dire que, si celui-ci prétend
congédier toute référence transcendante, il est menacé de retomber
dans les mêmes errements qui ont conduit naguère à la barbarie
nazie. On en trouve une version philosophique dans l’œuvre d’Eric
Voegelin, et il est omniprésent dans une certaine pensée catholique,
qui veut bien accepter la démocratie, mais qui pense que celle-ci
aurait tout à gagner à se donner ou à se reconnaître des fondations
chrétiennes si elle veut surmonter la tentation « relativiste ».

Nous sommes arrivés à ce moment où la révolte, rejetant toute


servitude, vise à annexer la création entière. À chacun de ces échecs,
déjà, nous avions vu s’annoncer la solution politique et conquérante.
Désormais, de ses acquisitions, elle ne retiendra, avec le nihilisme
moral, que la volonté de puissance. Le révolté ne voulait, en principe,
que conquérir son être propre et le maintenir à la face de Dieu. Mais
il perd la mémoire de ses origines et, par la loi d’un impérialisme
spirituel, le voici en marche pour l’empire du monde à travers des
meurtres multipliés à l’infini. Il a chassé Dieu de son ciel, mais l’esprit
de révolte métaphysique rejoignant alors franchement le mouvement
révolutionnaire, la revendication irrationnelle de la liberté va prendre
paradoxalement pour arme la raison, seul pouvoir de conquête qui lui
semble purement humain. Dieu mort, restent les hommes, c’est-à-dire
l’histoire qu’il faut comprendre et bâtir. Le nihilisme qui, au sein de
la révolte, submerge alors la force de création, ajoute seulement qu’on
peut la bâtir par tous les moyens. Aux crimes de l’irrationnel, l’homme,
sur une terre qu’il sait désormais solitaire, va joindre les crimes de la
raison en marche vers l’empire des hommes. Au « je me révolte, donc
nous sommes », il ajoute, méditant de prodigieux desseins et la mort
même de la révolte : « Et nous sommes seuls. »
Albert Camus, l’Homme révolté,
Paris, Gallimard, 1985, p. 131-132

16. L’ouvrage fondateur est sans doute celui de Hermann Rauschning, la Révolution du
nihilisme, Paris, Gallimard, 1939, dont on trouve un écho déformé dans le Nietzsche de
Heidegger, et qui est discuté par Leo Strauss dans sa conférence « Sur le nihilisme allemand »,
prononcée le 26 février 1941 (avant Pearl Harbour) dans le cadre d’un séminaire de la New
School for Social Resarch (trad. dans Leo Strauss, Nihilisme et politique, Paris, Payot, 2004).

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Enquête

Ainsi, le devenir démocratique est souvent assimilé au nihilisme, à


l’« ère du vide » ou encore à la dépréciation des valeurs tradition-
nelles. Parallèlement, les critiques radicales de la technique moderne
ont donné lieu à des remises en cause généralisantes de la démocratie
contemporaine, comme si le « lieu vide du pouvoir » dont parlait
Claude Lefort équivalait au néant des valeurs. La question est de
savoir s’il est possible de penser la démocratie comme absence de
fondement sans pour autant conclure au triomphe de la vacuité. On
a peine à imaginer une démocratie qui ne pratiquerait pas l’absten-
tion à l’égard des valeurs suprêmes (le Bien, le Juste, le Vrai). Mais
faut-il en conclure pour autant à l’équation entre démocratie moderne
et relativisme ? Philippe Raynaud montre que le lien entre la démo-
cratie et le droit se trouve ici en jeu.
Philippe RAYNAUD – L’assimilation de la démocratie moderne au
« nihilisme » est à la fois philosophiquement vraie et politiquement
stérile. Elle est vraie en ce sens que la démocratie accomplit
quelque chose qui est déjà au cœur de l’État moderne lui-même, tel
que l’avait compris son plus grand penseur – Thomas Hobbes.
L’État moderne s’est constitué parce qu’il permettait de dépasser le
conflit religieux, ce qu’il ne pouvait faire qu’en dissociant la produc-
tion du droit de la découverte de la « vérité » (Auctoritas non veritas
facit legem) et en refusant du même coup de fonder l’ordre politique
sur une inégalité naturelle entre les individus, qui ne pourrait
reposer que sur une hiérarchie indiscutée entre les fins que se
donnent les hommes ; ce dispositif conceptuel qui, chez Hobbes,
permettait de fonder l’État monarchique, se retrouve au cœur d’une
des grandes théories de la démocratie, celle de Kelsen, qui fait du
scepticisme le vrai fondement de l’égalité entre les citoyens17. Elle
est néanmoins politiquement vaine si on veut lui donner une portée
radicale : si on dénonce le monde moderne au nom de la « vérité »,
on revient à une position réactive et finalement impuissante du type
de celle qu’exprimait Pie IX dans l’encyclique Quanta cura et
dans le Syllabus. Mais si l’on déplore simplement la disparition de
toute référence à la transcendance dans les régimes démocratiques,
on ne sort pas vraiment du scepticisme, faute de pouvoir dire sur
quelle « vérité » se fonde cette transcendance.
Faut-il dire pour autant que, pour « penser la démocratie comme
absence de fondement », il faut « conclure à l’absence de sens » ?

17. Voir sur ce point Philippe Raynaud, le Juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2008,
p. 255-271.

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

Il me paraît impossible de répondre ici à cette question, car cela


supposerait un examen global des problèmes de la démocratie
contemporaine qui dépasse évidemment les limites de cette enquête.
Je noterai simplement que l’« indétermination » démocratique, chère
à Claude Lefort, ne peut survivre que si elle est elle-même double-
ment limitée. D’un côté, elle s’appuie sur des « principes » (l’« État
de droit », les « droits de l’homme », etc.) qui n’auraient pas d’au-
torité s’ils ne s’imposaient pas comme des vérités transcendantes, au
risque de ruiner le principe « sceptique » sur lequel l’État s’est
construit. D’un autre côté, les hommes ne peuvent guère s’intéresser
à la politique si celle-ci ne poursuit pas des « biens » ou des « fins »
qui ne se réduisent pas à la combinaison des intérêts, ce qui ne va
pas sans une certaine idée de la « bonne vie », dont la définition va
sans doute au-delà de la simple affirmation des droits de l’individu.
L’idée démocratico-libérale du droit naît du scepticisme
moderne, mais elle se donne elle-même comme le fondement indis-
cutable de notre liberté. La démocratie interdit qu’une conception
particulière du bien s’impose sans discussion mais elle se nourrit de
la diversité des croyances et des idéaux qui permettent aux hommes
d’être des « citoyens » et non pas seulement des « bourgeois ».
Je laisserai la conclusion au plus grand critique du « nihi-
lisme », qui, à défaut d’être démocrate, était du moins conscient des
difficultés de la condition moderne :
Qu’il faut qu’il y ait une certaine quantité de croyances, à partir
desquelles l’on soit en droit de juger, que le doute eu égard à toutes
les valeurs essentielles fasse défaut : voilà la condition préalable à
tout vivant et à sa vie. Donc il est nécessaire que quelque chose soit
tenu pour vrai ; non pas que quelque chose soit vrai18.

Mais les critiques récurrentes du relativisme sont-elles au-dessus de


tout soupçon ? Jean-Claude Monod montre qu’à trop insister sur
l’équation entre scepticisme et démocratie, on cède au fantasme d’une
théologie politique de la vérité.
Jean-Claude MONOD – Un certain relativisme ne signifie pas néces-
sairement l’abandon au néant ! Rappelons que Hans Kelsen liait
positivement la démocratie à une forme de relativisme : il faut
admettre qu’il y a des bribes de vérité dans des points de vue diffé-
rents et même contradictoires pour être démocrate. On peut aussi
considérer que la croyance personnelle dans des valeurs suprêmes

18. Friedrich Nietzsche, la Volonté de puissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1995, p. 29.

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Enquête

ne s’accompagne pas nécessairement de l’idée qu’elles doivent être


les mêmes pour tous : un fondement oublié du pluralisme démo-
cratique est sans doute l’expérience européenne des guerres de reli-
gion, où il a fallu trouver un terrain neutre – et une instance tierce,
l’État – pour faire coexister des croyances « absolues » et imposer
la « paix de religion ». Cela impliqua bien une certaine « neutrali-
sation » de la prétention d’un groupe, d’une Église, à détenir le
monopole (armé) de la vérité – la référence à l’absolu peut conduire
au meurtre et à la guerre civile fratricide. Mais là encore, que
l’État ait perdu ses fondements théologiques ou métaphysiques ne
signifie pas qu’il ait perdu tout fondement moral et philosophique.
Nous n’avons pas fini, à cet égard, de penser et d’interpréter le
démantèlement des anciennes figures du théologico-politique et les
effets de longue durée du processus de sécularisation. Lefort nous
y aide assurément, mais il me semble contestable d’associer sa
thématique du « lieu vide du pouvoir » au diagnostic sociologique
ou médiatique (ou « sociologico-médiatique » ?) de l’« ère du vide ».
Le « lieu vide du pouvoir » renvoie d’abord chez Lefort au fait qu’il
n’y a pas de détenteur « naturel » ou « divin » de cette place,
comme c’était le cas dans le cadre du pouvoir « incarné », de la loi
salique, etc. Le pouvoir devient un lieu que n’importe quel corps
peut occuper provisoirement. Mais cela n’implique pas que la
société démocratique n’ait aucun contenu : on peut dire au contraire
que l’« invention démocratique » ne cesse de nourrir le tissu social
de revendications, d’expressions, de manières de vivre qui cherchent
à s’y déployer librement.
Enfin, on peut dissocier ces thèmes lefortiens de l’idée, que
Lefort a pu soutenir, d’une « absence de fondement » de la démo-
cratie. Il s’agissait surtout, je crois, pour lui, de creuser le contraste
entre la démocratie comme forme politique où le savoir, la loi et le
pouvoir se séparent, contre la vision totalitaire d’un pouvoir fondé
sur une « science » (de l’histoire, de la race…) dont les gouvernants
seraient les seuls interprètes autorisés. La démocratie n’a pas de
fondement scientifique ou dogmatique, mais elle a bien des fonde-
ments éthiques et philosophiques. La pensée grecque de la politeia
gouvernée en fonction du bien commun et sur fond d’égalité, les
thèmes républicains romains réactivés par les philosophes de la
Renaissance et des Lumières, l’horizon cosmopolitique, les droits
de l’homme, la tolérance, l’idée d’une dynamique de l’égalité consti-
tuent un fonds de valeurs et de pensées qui définissent un cadre
pour l’expérience démocratique. Celle-ci n’est donc ni si vide ni si

159
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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

indéterminée qu’on le dit souvent. Reste que ces fondements


éthiques et intellectuels paraissent aujourd’hui en passe d’être
oubliés, d’un côté, au profit de la valorisation néolibérale de la seule
réussite individuelle (dont le récent Loup de Wall Street de Scorsese
pourrait être la peinture sardonique et… nihiliste, en un sens bien
pauvre et coupé de toutes les aspirations spirituelles et éthiques des
nihilistes russes) ; de l’autre, à la faveur du nivellement de toutes
les opinions, informées ou non, argumentées ou non, compétentes
ou non, savantes ou ignares, qui fait florès sur l’internet.
On atteindrait ici le point où le relativisme cesse d’être favorable
à une démocratie régie par l’échange des opinions éclairé par la
recherche commune de la vérité, au profit d’une caricature de la
démocratie : tout « dit » se vaut, anything goes, et que le plus toni-
truant gagne.

Ce triomphe d’un « nihilisme soft » qu’analyse plus loin Yves


Michaud19 est-il le dernier mot de notre enquête ? À coup sûr, le règne
de la dérision, le relativisme généralisé de notre époque tendraient
souvent à le laisser croire, quand ils n’ouvrent pas, néanmoins, la porte
à des réactions violentes d’individus ou de foules fanatisés qui ne
peuvent se satisfaire de ce scepticisme. À quelles conditions pouvons-
nous échapper à cette alternative pour construire un espace où des
convictions réfléchies puissent se confronter de manière à la fois
résolue et pacifiée ? C’est ce que demande ici Joël Roman.
Joël ROMAN – Afin de nous prémunir contre le relativisme qui nous
guette et, pour certains, nous menace, nous élisons telle ou telle de
ces valeurs, ou parfois même un syncrétisme entre plusieurs d’entre
elles, un tronc commun en quelque sorte, au rang de valeurs fonda-
trices ou valeurs partagées. Une telle solution, si elle a le mérite de
nous permettre d’échapper au retour d’un ordre transcendant et
surplombant, ne nous prémunit en aucune manière contre le nihi-
lisme tapi dans ce recours aux valeurs. Jamais elles ne sont autant
invoquées que quand elles n’ont plus cours et n’irriguent pas en
profondeur et au quotidien la vie des individus. En outre, le recours
aux valeurs risque souvent de manquer son but : il est clair que la
plupart de ceux qu’on convoque au tribunal des valeurs ne sont en
fait pas défaillants sur ce point. Ils adhèrent complètement, totale-
ment, sans retenue, aux valeurs que nous leur opposons.
Simplement, ils ne voient pas en quoi leurs comportements

19. Voir infra, p. 173 sqq.

160
19-Enquete-Politique_Mise en page 1 20/02/14 17:53 Page161

Enquête

pourraient offusquer ces valeurs. Les spectateurs de Dieudonné qui


se délectent de ses attaques contre les juifs sont antiracistes et
droits-de-l’hommiste convaincus : ils ne sont pas, pour la plupart,
antisémites. Mais ils ne comprennent pas pourquoi ce juif singulier,
leur voisin qu’ils estiment, pourrait se sentir agressé par un tel spec-
tacle. Pour eux, le « comique » n’attaque pas des personnes, mais
un système, des entités abstraites. Ils sont totalement dépourvus de
cette imagination dont parlait Hannah Arendt, qui permet de se
mettre à la place de l’autre. De ce point de vue, ils ne sont pas si
différents de ces antiracistes qui sont convaincus d’œuvrer pour la
bonne cause en interdisant à tour de bras toute manifestation visible
de l’islam. Ils sont sincèrement universalistes et ne pensent qu’à
l’émancipation du genre humain. Et cette bonne conscience les rend
totalement aveugles aux humiliations qu’ils infligent à leurs conci-
toyens en leur récusant la qualité de sujets libres. Le recours aux
valeurs est ainsi, à part pour une petite minorité de cyniques résolus
(dans ces affaires, Alain Soral, sans doute Dieudonné lui-même et
quelques autres), le fait d’individus partageant au fond les mêmes
valeurs. On voit bien que cela ne suffit pas et que la seule invoca-
tion des valeurs, censée rassembler, n’aboutit pratiquement qu’à
exclure.
Au recours à des valeurs, qu’on appellera substantielles, car
elles cherchent à donner à nos sociétés et aux règles qu’elles
mettent en œuvre un fondement indiscuté plutôt qu’indiscutable, il
est tentant d’opposer des solutions formalistes ou procédurales,
plus conformes, semble-t-il, à l’esprit de notre modernité. Un tel
point de vue déroule de manière souvent convaincante les consé-
quences de principes de base et non plus de valeurs. Il n’est aucu-
nement nécessaire, selon cette conception résolument libérale, de
communier en quoi que ce soit dans du « commun » : il suffit de se
mettre d’accord sur des principes, au premier chef celui de la
liberté individuelle de chacun de mener sa vie comme il l’entend et
de souscrire à la conception de la vie bonne qu’il s’est choisie. Des
approches comme celles de Habermas, Rawls ou encore Kelsen,
malgré leurs différences, convergent dans une vision analogue. On
serait ainsi débarrassés des questions identitaires et communau-
taires qui parasitent nos débats20.

20. Sophie Heine a développé ce point de vue de manière très claire dans un article de la
revue de la Ligue des droits de l’homme, Hommes et libertés, juin 2012, n°158, « Laïcité et visi-
bilité de l’islam : de l’identité à la liberté ». Voir aussi son livre, Pour un individualisme de
gauche, Paris, Lattès, 2013.

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Rémi Brague, Jean-Philippe Domecq, Jean-Joseph Goux, Jean-Claude Monod,


André Orléan, Philippe Raynaud, Camille Riquier, Joël Roman, Pierre Zaoui

Plus élégantes formellement, ces démonstrations se heurtent


cependant à des objections majeures. La première est que l’on
peut toujours remonter d’une règle formelle à une autre, plus fonda-
mentale ; or il faut bien qu’à un moment la régression s’arrête et que
quelque chose d’autre soit mis en jeu, et d’abord la confiance dans
les règles, ou encore la réciprocité, ce qui implique des choix
éthiques qui n’ont rien de purement formel. La seconde est que les
questions d’identité ou d’appartenance peuvent être secondarisées
à l’égard des règles formelles et d’un privilège accordé à la liberté :
elles n’en sont que temporairement ou partiellement suspendues,
mais pas supprimées et resurgissent nécessairement à un moment
où à un autre. Car le pluralisme des appartenances fait partie de
l’humaine condition et est fondateur de la diversité des détermina-
tions et des choix individuels.
On ne peut donc entièrement s’en remettre à la sagesse de prin-
cipes pour échapper au conflit des valeurs. Pour le dire d’une autre
manière, personne n’habite l’univers aseptisé du formalisme. C’est
d’ailleurs l’objection centrale que fait à Rawls Michael Walzer, qui
revient à pointer le solipsisme latent de toute construction purement
formelle, puisque les différences individuelles, constitutives de la
difficulté, mais aussi de la singularité des situations et de la plura-
lité humaine, sont suspendues21. Et en même temps, nous ne
voulons pas nous résoudre à la domination d’un référentiel sur les
autres, fût-il largement majoritaire, fût-il humaniste, républicain
etc., bref, accueillant et ouvert. Le formalisme a raison sur ce
point : si je suis minoritaire, je n’ai que faire des bonnes dispositions
des majoritaires à mon égard, qui courent toujours le risque d’être
temporaires et révocables.
On voudrait ici tenter de proposer une troisième voie, ni celle
des valeurs, ni celle des principes, mais celle des consensus partiels
et des conflits maîtrisés entre des convictions (et pas simplement des
opinions, qui peuvent être changeantes, éphémères et volatiles). Le
point de départ est le caractère irréductible des différences de
points de vue, lesquels sont pour une part maintenus à distance
réflexive, mais pour une autre part, indissociables d’appartenances
héritées ou traversées (c’est-à-dire forgées par l’expérience), des

21. Dans Critique et sens commun (Paris, La Découverte, 1989), Michael Walzer explique
que la société de Rawls ressemble à un hôtel où tous seraient logés : les clients de luxe et le
personnel de service. Mais il remarque que l’on peut aussi préférer vivre « chez soi » plutôt qu’à
l’hôtel, même si le confort est moindre. J’ai commenté ce point dans ma préface à M. Walzer,
Pluralisme et démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1997.

162
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Enquête

appartenances culturelles, ethniques ou religieuses pour l’essentiel.


On peut bien les appeler valeurs si l’on veut, mais au sens des
valeurs auxquelles je tiens, qui donnent sens à ma vie, et non au
sens de valeurs qui auraient on ne sait quelle extériorité et seraient
par conséquent susceptibles de régenter la société tout entière. Je
me caractérise donc par un noyau de convictions, que je partage
certes avec d’autres mais certainement pas avec tous.
Que faire face à ceux qui affichent d’autres convictions, et qui
néanmoins partagent le même espace que moi ? La seule solution
est d’instituer nos différends, c’est-à-dire s’accorder sur un espace
et des procédures susceptibles de permettre à chacun de persévérer
dans ses convictions, tout en rendant possible leur coexistence.
Historiquement, cela a pris la forme de la tolérance (Bayle, Locke ;
la laïcité française de ce point de vue, n’en déplaise à ceux qui y
voient une création absolument originale et supérieure, est une
forme de tolérance, codifiée institutionnellement). Cette tolérance
requiert une reconnaissance, de la pluralité des convictions d’une
part, et de la légitimité de chacune d’entre elles d’autre part. Cette
voie n’est sans doute pas la voie royale d’une solution dogmatique,
qui décide du cadre de référence en en faisant une donnée trans-
cendante, universelle : elle conduit à des compromis provisoires, à
des consensus partiels et évolutifs, mais il n’y a sans doute pas
d’autre issue en démocratie.
Enquête coordonnée par Michaël Fœssel et Joël Roman

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Le nihilisme de l’après-pétrole

Gaël Giraud*

L’ANALOGIE entre les deux tentatives de mise en œuvre d’une


mondialisation commerciale – à la fin de chacun des deux siècles
précédents – pourrait servir de point de départ à un parallèle entre
le développement des thèses « nihilistes » de la Belle Époque et le
mal-être qui semble gagner certains Européens en ce début de
XXIe siècle1.
Ce serait pourtant passer à côté de la différence essentielle qui
sépare de manière définitive, me semble-t-il, la « première mondia-
lisation » de la nôtre. La fin du XIXe siècle fait une découverte
majeure : celle des possibilités inouïes qu’offre l’industrialisation du
pétrole. Une nouvelle ère semblait s’ouvrir alors : celle de transports
à longue distance presque gratuits et d’une électricité urbaine
(dérivée du pétrole) abondante et également bon marché. Notre
époque signe au contraire le début d’une ère où le pétrole ne sera
plus jamais disponible en abondance comme il le fut jadis. Non pas
que nous ayons épuisé la totalité des réserves fossiles de la planète :
il reste malheureusement suffisamment de carbone sous terre pour
que son extraction suffise à dérégler entièrement notre climat. Mais
parce que l’impératif climatique s’impose lentement – même aux
élites –, de sorte que chacun comprend peu à peu qu’il va falloir,
d’une manière ou d’une autre, que nos sociétés limitent leur consom-
mation en huile fossile. Et parce que la déplétion des puits (y

* Économiste, directeur de recherche au CNRS, il est notamment l’auteur de l’Illusion finan-


cière, Paris, Éditions de l’Atelier, 2012, rééd. revue et augmentée, 2014.
1. Voir Jean-Pierre Chevènement, 1914-2014 : l’Europe sortie de l’histoire ?, Paris, Fayard,
2013.

Mars-avril 2014 164


20-a-Giraud_Mise en page 1 20/02/14 14:37 Page165

Le nihilisme de l’après-pétrole

compris, très vraisemblablement, des puits de pétrole issus des


roches-mères, dit « pétrole de schiste ») nous interdit d’augmenter
indéfiniment la production mondiale quotidienne de pétrole2. En
d’autres termes, la parenthèse ouverte vers 1880 est précisément en
train de se refermer aujourd’hui.

Charbon, pétrole et progrès social


Quelle incidence cette mutation géopolitique peut-elle avoir sur
le Zeitgeist des élites occidentales ? La découverte des potentialités
industrielles de l’or noir avait provoqué une double rupture poli-
tique. Tout d’abord, elle induisit la possibilité d’une augmentation
sans précédent de la production industrielle. Car, n’en déplaise à
bon nombre d’économistes (qu’ils soient néoclassiques ou
marxistes), c’est essentiellement l’accélération de la consommation
d’hydrocarbures faciles d’accès qui a rendu possible l’étonnante
croissance des économies industrielles depuis un peu plus d’un
siècle3. Ce faisant, elle facilitait le développement de la foi dans le
progrès technique – dont le positivisme de Comte (pourtant mort une
génération plus tôt) fut l’une des traductions possibles – et l’effon-
drement d’une expérience religieuse (catholique comme protes-
tante) dont l’articulation doctrinale était restée partiellement ancrée
dans une métaphysique d’Ancien Régime.
Ensuite, et surtout, la seconde révolution industrielle, appuyée
sur le pétrole, a induit une organisation politique radicalement
différente de la première, tributaire du charbon. Comme l’a montré
Timothy Mitchell4, l’ère du charbon, géographiquement concentrée
autour de la mine et très intensive en main-d’œuvre, fut celle de
luttes sociales où le sabotage des mines permettait de renverser peu
à peu le rapport de force entre ouvriers et cols blancs. Le succès
politique de la grève est lié à l’apprentissage, par les « masses labo-

2. En 2010, l’Agence internationale de l’énergie a officiellement reconnu que, depuis 2005,


la production conventionnelle de pétrole mondiale a atteint un plafond (légèrement en dessous
de 90 millions de barils/jour) que l’humanité ne parviendra plus à dépasser. Les techniques de
fractionnement de la roche le permettront-elles ? Ce serait une mauvaise nouvelle pour le climat
et, qui plus est, il est peu vraisemblable qu’elles y parviennent durablement, comme le recon-
naît publiquement Christophe de Margerie, le PDG de Total.
3. Le rôle joué par l’accumulation du capital ou le progrès technique est mineur, comparé
à celui de l’énergie. Voir G. Giraud et Z. Kahraman, “On the Output Elasticity of Primary Energy
in OECD countries (1970-2012)”, Center for European Studies, Working Paper, 2014.
4. Timothy Mitchell, Carbon Democracy : le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La
Découverte, 2013.

165
20-a-Giraud_Mise en page 1 20/02/14 14:37 Page166

Gaël Giraud

rieuses », de la manière dont on peut paralyser une économie


construite en grande partie sur le charbon, en bloquant l’extraction
de ce dernier. Le renoncement aux charmes de l’Ancien Régime et
à l’esclavage, le consentement progressif à la démocratie parle-
mentaire, les principales conquêtes sociales (réduction du temps de
travail, protection des enfants, lois sur les assurances…) sont le
résultat d’un bras de fer collectif que jamais les ressources éner-
gétiques antérieures à la première révolution industrielle (toutes
dépendantes de l’accès à la terre, qu’il s’agisse de la photosynthèse,
de l’eau, du vent, de l’énergie animale ou de l’usage thermique du
charbon précédant son exploitation industrielle) n’avaient rendu
possible. Bien sûr, d’autres conquêtes sociales verront le jour après
1880 – le Front populaire en témoigne – mais elles constituent les
derniers soubresauts d’un monde où le pétrole n’a pas encore
détrôné le charbon.
Avec le pétrole, la possibilité du sabotage et le pouvoir de négo-
ciation qui lui est associé échappent davantage aux cols bleus,
d’ailleurs de moins en moins nombreux sur les sites d’extraction. Ce
d’autant plus que le transport du précieux liquide est infiniment plus
facile et souple que celui du charbon5. À présent, grâce au pétrole,
même un blocus militaire autour de Berlin (1948) n’interdit plus son
approvisionnement par les airs. De même, fermer le canal de Suez
(1956) ne permet plus non plus, désormais, d’assécher l’Europe en
énergie fossile, et donc de paralyser son économie. La seconde
mondialisation, la nôtre, et la vague dite néolibérale naîtront en
partie, autour des années 1980, de cette nouvelle configuration
d’une économie-monde fondée sur un pétrole presque gratuit.

La fin de la mystique du progrès


Un siècle plus tôt, le nihilisme de Nietzsche était une réaction
aux bouleversements provoqués par les deux révolutions indus-
trielles. La percée démocratique, facilitée notamment par le
charbon, faisait s’effriter peu à peu l’édifice métaphysique d’un

5. À de rares exceptions près (pendant la Seconde Guerre mondiale), le charbon n’a jamais
fait l’objet de transport transocéanique. Bloquer la livraison de charbon sur un continent
revient donc à l’en priver. Au contraire, aucune interruption d’approvisionnement en pétrole
provenant d’une source particulière ne suffit à interdire l’accès au pétrole d’un continent
entier, même si le transport, le raffinage et le stockage (par opposition à l’extraction) restent
exposés à un sabotage qui peut fragiliser une région.

166
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Le nihilisme de l’après-pétrole

souverain garant du bien commun, pour laisser s’ouvrir la pers-


pective angoissante d’une place du pouvoir devenue vide parce que
libérée de toute fondation théologico-politique6. Au fils de pasteur,
épris d’héroïsme aristocratique qu’était Nietzsche, pareille volonté
démocratique dont l’objet est toujours remis en chantier ne pouvait
que ressembler à une volonté du nihil : « Le but fait défaut. La
réponse à la question “pourquoi ?” » En outre, le soudain décuple-
ment des forces industrielles semblait donner du crédit aux thèses
positivistes, candidates toutes trouvées pour identifier dans l’hypo-
stase du « progrès » une réponse à la question du sens. Nietzsche
est d’autant plus sensible au vide démocratique d’une société qui
devait désormais apprendre à déchiffrer le mystère de son propre
fondement qu’il récuse la fiction du « progrès ». En vérité, il faudra
un siècle à nos sociétés pour tout à la fois commencer à se déprendre
de l’illusion du progrès technique comme moteur d’une croissance
sans limites et simultanément construire, sur le lieu vide du pouvoir,
l’idole antidémocratique d’une société entièrement privatisée,
fondée sur la fiction de marchés financiers autorégulés.
Le premier versant – la désillusion à l’égard de l’utopie positi-
viste – aura nécessité la tragédie des camps d’extermination, du
goulag et de Hiroshima. Ce fut la force de l’école de Francfort que
d’essayer de penser une modernité qui aurait tiré toutes les leçons
de ces drames collectifs. En 1972, le rapport Meadows7, à la fois
scandale public et best-seller international, obligeait également la
conscience occidentale à renoncer à la dernière illusion associée à
la mystique du progrès comme moteur et finalité d’une société : en
l’absence d’une bifurcation majeure de nos modes de production et
de consommation, cette même énergie fossile qui aura rendu
possible la croissance depuis les débuts de la révolution industrielle
provoquera la destruction de ses propres acquis sociaux et, à terme,
la disparition d’une large partie de l’humanité.
Le second versant – celui de la « révolution conservatrice » coïn-
cidant avec la colonisation des esprits par le veau d’or du tout-
marché – s’imposera d’autant plus facilement, à la fin du siècle
dernier, que les sociétés européennes auront connu, à partir des
années 1970, une sorte de « panne eschatologique ». Les Trente
Glorieuses avaient été, en effet, l’époque de la reconstruction d’une
Europe en ruine. Au moment des deux chocs pétroliers, cette

6. Voir Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Le Seuil, 1986, p. 285 sq.
7. Donella H. Meadows et al., The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972.

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20-a-Giraud_Mise en page 1 20/02/14 14:37 Page168

Gaël Giraud

mission historique est accomplie et, sans l’abolition unilatérale


des accords de Bretton-Woods par l’Amérique, la puissance écono-
mique de l’Europe de l’Ouest aurait peut-être dépassé celle des
États-Unis. Durant cette même décennie, outre sa reconstruction
après l’aller-retour dévastateur de la Wehrmacht, l’Union soviétique
a elle aussi achevé le « programme » qu’elle s’était attribué dans les
années 1920 : l’industrialisation au pas de charge d’une société
rurale tout droit issue de l’Ancien Régime (elle-même berceau
féodal de la littérature nihiliste). De même que l’administration
Brejnev ne sait plus, désormais, quel avenir collectif proposer aux
« camarades » (en dehors du souvenir incantatoire des victoires mili-
taires de Staline), de même, l’Europe de l’Ouest ne sait plus quel
horizon offrir à ses citoyens (en dehors de la répétition du mythe
selon lequel les marchés dérégulés seraient la meilleure protection
contre la guerre).
La désaffection à l’égard des grandes utopies du XIXe siècle et
vis-à-vis des grandes institutions censées en être les garantes (l’État
et l’Église) date précisément de ce tournant. Les Européens se
défièrent à juste titre d’une foi naïve dans le progrès : dès 1994, ils
assisteront – certains impuissants, d’autres complices – au génocide
rwandais et, au cours de cette même décennie, à l’apparition de
nouveaux camps de concentration sur leur propre sol, de camps de
réfugiés palestiniens et, aujourd’hui, de camps de détention des
émigrés sans papier. La « panne » liée à l’absence de grand récit
collectif dans lequel inscrire le fil des générations peut à bon droit
ressembler à la néantisation collective de tout ce qui avait fait
l’Europe depuis les Lumières. Il existait pourtant bien des utopies
de rechange, candidates à fournir de nouveaux récits capables de
remplir le « vide » du pouvoir démocratique. Aux États-Unis, il
s’agit du vieux messianisme jeffersonien des « petits propriétaires »,
qui conduira tout droit au krach des subprime. Sur notre continent,
c’est l’immense malentendu constitué par le projet d’Union
Européenne qui jouera ce rôle. Entamé sous les auspices de la
Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) – en réfé-
rence donc à une « démocratie du charbon » qui, au sortir de la
guerre, était pourtant déjà supplantée par le pétrole –, ledit projet
sert d’alibi à la tentative d’éliminer systématiquement les acquis
sociaux autrefois facilités par le charbon8. En ce sens, les accords

8. Voir Robert Salais, le Viol d’Europe, enquête sur la disparition d’une idée, Paris, PUF,
2013.

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Le nihilisme de l’après-pétrole

de Maastricht, l’inscription de la liberté absolue de mobilité du


capital au fondement de l’Europe, la construction de la zone euro
et, à présent, le « partenariat transatlantique » (qui pourrait achever
de saper la souveraineté des États-nations) sont la figure euro-
péenne de l’impressionnante régression démocratique que le tout
pétrole aura rendu possible.
Face à la négation de toute volonté démocratique qu’organise la
mise en place d’un droit européen sans souverain politique, d’un
droit-sans-politique9, les peuples européens sont désarçonnés,
privés de mots et d’images pour comprendre ce qui leur arrive. La
social-démocratie est elle-même sans ressources pour inscrire le
détournement néolibéral de l’idée européenne dans une logique plus
vaste, incapable qu’elle est d’identifier la géopolitique du pétrole
comme ressort sur lequel s’appuie ce détournement. Car l’éco-
nomie néoclassique (dont la doctrine sert de catéchisme à la
Direction générale de la concurrence de Bruxelles), ayant perdu tout
lien avec le réel10, fonctionne désormais à la manière de l’orthodoxie
marxiste ou de la scolastique thomiste du XVe siècle : discours
désarticulé d’un psychotique sur lequel le bon sens n’a aucune
emprise11. L’impératif de la compétitivité (dont le fondement écono-
mique, pourtant, fait défaut) joue désormais le même rôle que les
« lois d’airain de l’histoire » au sein d’un marxisme fossilisé.
Pendant ce temps, en particulier chez l’immense majorité des
économistes néoclassiques, le rôle moteur joué par le pétrole reste
forclos12. Dès lors, la dénonciation incantatoire de l’idéologie néo-
libérale ne peut que manquer sa cible : en vérité, le « nouvel esprit
du capitalisme », organisé autour d’une substitution de l’entre-
prise-réseau à la figure de l’État-nation, doit l’essentiel de sa
puissance à la productivité, la ductilité et la facilité de transport du
pétrole.

9. Voir G. Giraud, « François, l’Église et la construction européenne », dans Pape François,


L’Église que j’espère, Paris, Flammarion, coll. « Études », 2013, p. 191 sq.
10. Voir Steve Keen, Déconstruire l’économie, trad. fr. G. Giraud et A. Goutsmedt, Paris,
Éditions de l’Atelier, 2014 (à paraître).
11. De temps en temps, tel ténor de l’économie néoclassique reconnaît l’inanité de son
propre discours, puis se ravise, réduisant son aveu antérieur à une sorte de lapsus qu’il
conviendrait d’oublier – ainsi en est-il, par exemple, d’Eugène Fama qui a lui-même reconnu
que la « théorie de l’efficience des marchés » pour laquelle il vient de recevoir le prix Nobel
(en 2013) est une supercherie, avant de se rétracter.
12. Voir Olivier Blanchard et Jordi Gali, “The Macroeconomic Effects of Oil Shocks: Why
are the 2000s so Different From the 1970s?”, Centre for Economic Policy Research, Discussion
Papers 6631, 2008.

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Gaël Giraud

Changer d’énergie, reconstruire le sens


Pour la majorité des citoyens européens, le ciel ouvert au cours
du XIXe siècle à la faveur de la géographie du charbon s’est refermé
en une génération : l’histoire est devenue absurde car son sens,
désormais, échappe. Pourquoi ces régressions antidémocratiques
depuis les années 1980 ? Pourquoi ce refus de la classe politique
européenne de dialoguer avec l’« Europe d’en bas » ? Du côté du
tiers « éduqué » ayant accès aux études supérieures généralistes,
c’est la première fois, dans son histoire, que l’élite européenne est
aussi nombreuse relativement au reste de la population. Elle peut
désormais vivre dans une endogamie quasiment complète, qui la
rend aveugle aux souffrances du reste du corps social. Les dogmes
néoclassiques couronnent cette psychose collective par une rhéto-
rique échappant à tout contrôle scientifique, qui achève de la priver
de toute parole sensée. Pour ce tiers-là, par exemple, la victoire du
« non » français au référendum sur le traité constitutionnel demeure,
encore aujourd’hui, une énigme.
La difficulté à dégager un sens à l’histoire récente des pays occi-
dentaux (Japon inclus) est accentuée par le rôle ambivalent joué par
le pétrole dans la réduction des inégalités. Durant les Trente
Glorieuses, en effet, l’industrie nord-américaine est convaincue
qu’elle dispose, depuis la découverte des puits géants au cours des
années 1930, d’un approvisionnement quasiment illimité en or
noir. La problématique des majors pétroliers se détermine alors en
termes d’excès d’offre : comment réguler des sociétés consomma-
trices de pétrole de telle manière que l’offre abondante puisse être
compensée par une hausse progressive de la demande ? Pour cela,
il convient que la demande en pétrole augmente aussi rapidement
que possible. Or le meilleur moyen d’y parvenir consiste à répartir
davantage les fruits de la croissance industrielle. C’est ici que
l’adoption généralisée du rapport salarial fordiste trouve une part de
son origine : même richissimes, les élites économiques minoritaires
ne peuvent pas accroître indéfiniment leur consommation de pétrole.
Elles ne suffisent donc pas à gonfler la demande globale pour faire
face à l’excédent de pétrole disponible, de sorte que le prix du baril
menace de s’effondrer, mettant en péril la rentabilité des puits
existants. Le fordisme fournit alors une réponse adaptée à cette
situation paradoxale : la généralisation de la voiture, notamment,
permet de transformer tous les citoyens nord-américains, ouest-
européens puis japonais en consommateurs de pétrole réguliers.

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20-a-Giraud_Mise en page 1 20/02/14 14:37 Page171

Le nihilisme de l’après-pétrole

Bien sûr, l’aspiration à une société plus égalitaire et démocratique,


consécutive aux horreurs perpétrées en moins de trente ans, par
deux guerres mondiales, n’est pas pour rien non plus dans la réduc-
tion des inégalités, à la même période, autour du bassin atlantique
nord. Mais est-ce un hasard si elle coïncide avec l’impératif de
fournir un débouché au pétrole, et la généralisation concomitante de
son usage dans tous les aspects de l’existence ?
Que s’est-il passé, à partir des années 1970, pour que cette
« heureuse coïncidence » entre les aspirations démocratiques des
peuples et le besoin d’un large marché du pétrole soit brisée ?
Deux événements, l’un passé inaperçu, l’autre mésinterprété,
rendent compte au moins partiellement de ce tournant, dont la
vague néolibérale accompagnera la traduction politique et intel-
lectuelle. Le premier est la découverte, en partie effarée, par l’ad-
ministration nord-américaine, en 1970, que les puits géants, qui
assuraient la prospérité et la supériorité mondiale de l’économie des
États-Unis depuis le début des années 1940, avaient déjà atteint
leur pic de productivité. Le marché mondial du pétrole (entièrement
dominé par l’industrie anglo-saxonne) passe alors, en silence, à une
situation globale de possible rationnement. Nul besoin, dès lors, de
maintenir une demande mondiale volumineuse et donc de pour-
suivre l’expérience de redistribution des fruits de la croissance. Les
inégalités repartent aussitôt à la hausse. Les raisons de ce retour-
nement, toutefois, sont inavouables, sauf à reconnaître l’étonnante
fragilité de l’économie nord-américaine, piégée par sa propre dépen-
dance à l’égard d’hydrocarbures dont elle ne maîtrise plus entière-
ment l’approvisionnement. Le second événement, c’est, bien sûr, le
double choc pétrolier, venu signaler qu’en effet les États-Unis ont
en partie perdu le contrôle de la production mondiale de pétrole.
Ceux-ci, néanmoins, fourniront le prétexte à une reprise en main,
par les cercles néolibéraux constitués depuis les années 1930, de
l’interprétation de l’inflation induite par l’explosion soudaine du prix
du pétrole. L’incurie (en grande partie imaginaire) de l’État sera
rendue responsable de la stagflation. La haute finance publique et
la finance privée travailleront alors de concert pour amorcer la
dérégulation des marchés financiers et reconduire les économies
occidentales vers la situation qui était la leur avant le krach de 1929.
Le sens qui semble se dégager en cette deuxième décennie du
e
XXI siècle (encore qu’il soit trop tôt pour l’affirmer avec confiance)
est celui d’une croisée des chemins.

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Gaël Giraud

D’un côté, la raréfaction programmée du pétrole et de toutes les


ressources naturelles, la disparition des abeilles et des poissons
comestibles… dessinent un horizon inacceptable, même pour les
élites les plus cyniques. Apparaît alors une « solution », qui consiste
à assumer l’inéluctable transition écologique en faisant supporter la
rareté des ressources naturelles par ceux des citoyens qui n’ont pas
accès aux études supérieures « nobles », ces néobarbares qui,
comme en 2005, osent encore dire « non » au sens de l’histoire (celui
de la mondialisation financière) que leur propose l’élite éduquée. Il
conviendrait donc de leur imposer ce sens à leur insu. Et c’est ce
qui est advenu du pacte de stabilité de 1997, du traité constitu-
tionnel de 2005 et du traité pour la stabilité, la coordination et la
gouvernance de 2012 – et ce qui adviendra peut-être du « Partena-
riat transatlantique ». Tentation d’une nouvelle féodalité, la noblesse
ayant troqué le pétrole contre la terre d’antan.
De l’autre côté, la transition écologique devrait confier un rôle
décisif aux énergies renouvelables et aux circuits « intelligents » de
partage des énergies. À la mondialisation féodale favorisée par le
pétrole pourrait alors succéder une économie-monde « démondia-
lisée » (pour cause de pétrole trop cher), où les territoires retrou-
veront un rôle dans l’histoire, et où les citoyens seront capables de
produire eux-mêmes et d’échanger de l’énergie. Jouiront-ils à
nouveau d’un pouvoir de négociation politique similaire à celui que
leur avait octroyé le charbon ? Sera-ce l’ébauche d’une démocratie
participative ? Allons-nous consentir à entamer une transition écolo-
gique grosse de transformations politiques majeures qui pourraient
bien remettre définitivement en cause la dynamique antidémocra-
tique facilitée par la toute-puissance du pétrole ? Ou bien allons-
nous refermer la parenthèse du pétrole abondant pour tous en
renouant avec une féodalité où l’élite continuera d’avoir accès à l’or
noir, tandis que le reste des Européens sera condamné aux condi-
tions de travail de la Chine ?
C’est de notre capacité à porter ces questions au cœur de
l’espace public occidental que dépendent les réponses que nous y
apporterons. C’est leur forclusion prolongée qui est responsable du
nihilisme postmoderne qui semble s’emparer du corps social
européen.
Gaël Giraud

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21-a-Michaud_Mise en page 1 20/02/14 17:45 Page173

Le nihilisme gris contemporain

Yves Michaud*

O N peut aborder le nihilisme sous trois angles. Le premier est


l’angle historique et culturel. On considère les diverses attitudes et
conduites qualifiées de « nihilistes » durant une période qui s’étend
sur un peu moins d’un siècle, entre 1850 et 1950. Mépris des
valeurs établies, apologies de la destruction et de la mort, refus des
lois et éloge de l’arbitraire juridique, haine et destruction de « l’en-
nemi », guerres, massacres et exterminations : telles sont les mani-
festations historiques de ce nihilisme qu’on peut indexer sur le titre
d’un ouvrage de Peter Gay, la Culture de la haine1. Cette approche
correspond à la zone de pertinence du terme « nihilisme » vulgarisé,
rappelons-le, par Tourgueniev en 1862 dans Pères et fils et par les
catéchismes terroristes des anarchistes russes, puis théorisé dans un
ouvrage comme Mein Kampf et mis en œuvre de manière industrielle
dans l’âge barbare du XXe siècle inauguré par la Première Guerre
mondiale.
Le deuxième angle d’approche est métaphysique-généalogique.
On étudie les doctrines faisant le diagnostic de ces manifestations
historiques, en détaillant leurs thèses et arguments pour en tirer des
considérations sur l’origine de ces manifestations, leur signification
et leurs perspectives d’évolution – condamnées à s’aggraver ou, au
contraire, dépassées par un effet de retournement du nihilisme
contre lui-même ou d’un autre nihilisme dépassant le premier. Ici,
ce sont Nietzsche, Spengler, Jünger, Rauschning, Strauss, mais

* Philosophe, il a récemment publié le Nouveau luxe. Expériences, arrogance, authenticité,


Paris, Stock, 2013.
1. Peter Gay, The Cultivation of Hatred: The Bourgeois Experience, Victoria to Freud, New
York et Londres, W.W. Norton & Company, 1993.

173 Mars-avril 2014


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Yves Michaud

aussi les philosophes de l’école de Francfort avec leur idée d’une


dialectique de la raison, et évidemment Heidegger qui font l’objet
de l’enquête. Dans un livre qui eut peu d’écho, pourtant bien mené
et bien documenté, la très regrettée Denise Souche-Dagues a donné
une description et une généalogie de ces pensées2. On pourra selon
les cas remonter, comme elle le fait, jusqu’à la polémique entre
Jacobi et Fichte sur le caractère nihiliste ou non de l’idéalisme
radical laissant le sujet seul face à lui-même et sans réalité pour le
limiter, voire faire le procès « à la Heidegger » du nihilisme qui
caractériserait toute la métaphysique occidentale.

De l’âge de la haine au nihilisme paisible


Si ces deux approches sont tout à fait pertinentes par rapport à
la période de la « culture de la haine » ou de l’« âge des extrêmes3 »,
ce n’est plus aussi évident pour notre temps. Ce que suggérait
Denise Souche-Dagues dans sa « conclusion impossible ».
Certes le relativisme des valeurs est à son comble, mais il se
présente positivement comme « pluralisme ». Certes la pensée
négative est au cœur des entreprises de « déconstruction » de toutes
sortes, mais celles-ci ne reconnaissent jamais leur portée sceptique
et, au contraire, se posent comme libératrices et démystificatrices.
Certes l’instrumentation d’autrui se vend en fantasmes à des millions
d’exemplaires (50 nuances de…), mais elle se prétend un jeu et les
libertins se revendiquent simplement « libérés ».
Force est de constater que beaucoup de traits de notre temps ne
sont pas nihilistes.
La bienveillance est un commandement universel. Les diffé-
rences font l’objet du plus grand respect. La philosophie du soin et
de la sollicitude concurrence et même remplace le cynisme post-
moderne. Le nombre des guerres a considérablement diminué et la
sauvagerie en est, légalement au moins, bannie. Les programmes
d’extermination tombent sous le coup des poursuites pénales inter-
nationales. La construction de la paix et la réconciliation font en
revanche l’objet, elles, d’actions concertées des Nations unies. Il
n’est pas jusqu’à la relation à la nature qui ne soit placée sous le

2. Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, PUF, coll. « Philosophie d’aujourd’hui »,


1996.
3. Éric Hobsbawm, l’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1914-1991), Paris, André
Versaille Éd., 2008.

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Le nihilisme gris contemporain

signe de la préservation et du soin à travers les catéchismes


écologistes.
On peut évidemment toujours prétendre déconstruire ces faux-
semblants et débusquer le nihilisme qui leur serait sous-jacent
(« de quoi… est-il le nom ? »), il vient un moment où ce type de
déconstruction s’avère plus nihiliste que ce qu’il croit décons-
truire…
Bref, si nihilisme il y a aujourd’hui, nous ne sommes plus au
XIXe siècle et notre nihilisme est, au pire, partiel.
Ce nihilisme partiel porte uniquement sur la relativisation des
valeurs et l’affaiblissement des croyances.
L’anarchisme épistémologique postmoderne pose que « tout va »
pourvu que ça marche.
L’anarchisme esthétique de même, mais ici « marcher » prend
le sens de « marché » tout court. L’anarchisme en matière de valeurs
sociales se nomme pluralisme et engendre à répétition des antino-
mies : entre liberté d’expression et tolérance, entre libéralisme et
pluralisme culturel, entre démocratie et communautarisme.
Il semble donc judicieux d’abandonner les deux premières
formes d’approche.
Celle par l’histoire ne rencontre ni les mêmes situations ni les
mêmes caractéristiques.
Celle par la métaphysique et la généalogie tourne immanqua-
blement à l’exercice d’histoire de la philosophie en perdant de vue
des situations qui se voient, dans le meilleur des cas, caricaturées
en approximations apocalyptiques du passé. L’inscription histo-
rique du nihilisme liait étroitement et en profondeur celui-ci à la
violence, à la crise et au renouvellement, fût-ce par une purification
infernale. Notre nihilisme, si tant est qu’on puisse encore employer
le terme, est paisible, insidieux, endémique et bien supporté – pour
tout dire sans perspective de crise ni d’évolution. C’est un état de
la volonté ne voulant rien ou ne sachant que vouloir.
D’où le troisième angle d’approche que je propose, celui par la
grammaire des énoncés de volonté.
Le nihilisme, c’est la volonté du néant ou du rien. Ce qui peut
s’exprimer en plusieurs formulations et le « nihilisme » ainsi
exprimé est chaque fois différent.
La première formulation traduit une volonté du rien : « Je veux
le rien. »

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Yves Michaud

C’est le « nous nions tout » de Bazarov chez Tourgueniev, ou le


viva la muerte du général Millán-Astray en 1936 à l’université de
Salamanque. Vouloir, c’est vouloir le néant, le vide et ce vide résulte
de la destruction de ce qui est – les choses, les êtres, les produc-
tions de la culture, la vie. Il ne s’agit pas de faire le vide en soi mais
hors de soi pour ne laisser subsister que la volonté. « Il faut d’abord
déblayer le terrain », dit encore Bazarov.
Une fois exaucé le Viva la muerte, qu’est-ce qui reste ? Selon les
cas, un terroriste allumé, une baderne avec le menton relevé, un
dictateur sur son cheval, un bodybuilder en pose avantageuse, un
personnage raidi identifié à sa volonté sans contenu, un moi vide,
commencement et fin de tout. Sur ce point, Jacobi n’avait pas tort
de qualifier l’ultra-idéalisme de nihilisme.
Le corrélat de ce vide et de cette volonté sans contenu, c’est
l’hystérie de la croyance : n’importe quoi peut devenir une convic-
tion pour une volonté qui n’a rien d’autre qu’elle-même. Rauschning
a bien perçu cette omniprésence de l’hystérie dans le nihilisme du
néant et du vide, que ce soit dans sa Révolution du nihilisme ou dans
ses « conversations avec Hitler4 ». Ernst Tugendhat a souligné lui
aussi dans son étude de Heidegger5 à quel point la « résolution »
(Entschlossenheit) du da-sein authentique est vide et susceptible
d’être « remplie » par les convictions hystériques les plus folles.
Je ne pense pas que cette formulation du nihilisme soit aujour-
d’hui la plus pertinente. La volonté n’est pas celle du néant, ce serait
plutôt une absence ou une faiblesse de la volonté s’exprimant par
un « je ne veux rien » ou « je ne préfère rien ».

Défaillance de la volonté
Comment comprendre alors la phrase ?
La première interprétation qui vient est celle d’une absence
complète de vouloir et de volonté – à la différence de la volonté vide
du nihilisme du néant. On aura alors affaire là à une abolition de la
volonté résultant d’exercices méthodiques de méditation ou d’illu-
mination : à travers la nuit obscure, l’abandon à Dieu, à un monde
ou à une nature qui nous dépasse, le sujet fait l’expérience de la

4. Hermann Rauschning, la Révolution du nihilisme, Paris, Gallimard, 1939, et Hitler m’a


dit (1939), Paris, Fayard, coll. « Pluriel », 2012.
5. Ernst Tugendhat, Selbstbewusstsein und Selbstbestimmung, 1979, trad. fr. Conscience de
soi et autodétermination, Paris, Armand Colin, 1997.

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Le nihilisme gris contemporain

vanité de sa volonté et se déprend aussi de lui-même. On atteint une


zone en deçà de la crispation sur le moi, une zone où s’accomplit la
reconnaissance de l’« in-importance » du sujet, de sa vanité, et de
la vanité de ses vouloirs, comme dans la poésie mystique espagnole
de la nada chez saint Jean de la Croix ou sainte Thérèse d’Avila, ou
dans le nihilisme bouddhiste zen de l’école de Kyoto au XXe siècle
chez des philosophes comme Nishida, Nishitani ou Ueda qui asso-
cient reconnaissance de l’Être, du Non-être et de l’illusion du Moi6.
Je ne pense pas non plus que cette formulation du nihilisme
corresponde à notre temps : nous sommes, au contraire, affairés à
vouloir dans tous les sens, ceci et cela et encore ceci et encore cela,
dans une sorte d’instabilité qui fait penser à la certitude sensible
hégélienne dans la Phénoménologie de l’esprit, mais une certitude
sensible qui serait maintenant celle d’une volonté sautillante et
instable.
Une autre interprétation de l’énoncé « je ne veux rien » sera alors
celle non pas d’une absence de volonté mais d’une volonté retenue
ou suspendue par le doute : « je ne veux rien » signifiant « je ne peux
rien vouloir », parce que le doute me dissuade de vouloir. La volonté
est bloquée par l’impossibilité d’opiner induite par le doute. On aura
reconnu la neutralisation de la volonté, qui suit le doute cartésien
ou l’épochè phénoménologique. Dans ce cas, ce n’est pas la volonté
qui fait défaut : elle est en fait suspendue, neutralisée par l’impos-
sibilité de croire qui elle-même est le résultat d’une opération
active de doute : la mise en doute volontaire de la croyance empêche
la volonté de s’exercer.
On reconnaîtra aisément que le doute n’est pas aujourd’hui
l’exercice le plus pratiqué, ce qui rend cette interprétation, elle
aussi, peu pertinente.
Reste une dernière interprétation de « je ne veux rien », celle du
doute constatant l’impossibilité d’opiner, de se prononcer et donc de
vouloir « ceci plutôt que cela ». Dans ce cas, le doute est non pas
volontaire mais naturellement induit – par la situation et le tempé-
rament. Il s’agit du doute sceptique résultant des contradictions de
l’expérience, de celles des opinions et de celles des principes. Les
tropes sceptiques pyrrhoniens répertorient ces voies du doute. Ils ont
leur équivalent aujourd’hui dans les différentes raisons invoquées

6. Pour un aperçu, voir Michel Dalissier, Nagai Shin, Yasuhiko Sugimura (sous la dir. de),
Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, textes présentés et traduits par S. Abiko,
M. Dalissier, E. Dufourmont et al., Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2013.

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Yves Michaud

en faveur du relativisme, avec la seule différence qu’aucun pyrrho-


nien contemporain n’en a encore fait la liste systématique. Dans cet
état d’incertitude, le « je ne veux rien » devient un « je ne veux ni
ceci ni cela », « je ne préfère rien » : ouden mallon comme disaient
les sceptiques grecs. L’impossibilité de vouloir a quelque chose de
naturel et de passif et pas même une croyance hystérique ne peut
remplir l’absence : la volonté est si faible qu’elle ne peut opérer. Il
ne reste à l’individu d’autre solution que d’« être agi » ou d’« être
voulu ».
C’est cette ultime sorte de débilité, de faiblesse de la volonté qui
correspond à mon sens le mieux au nihilisme de notre temps, c’est-
à-dire à l’impact du relativisme sur le vouloir. La volonté n’est ni
vide ni susceptible de suivre une conviction hystérique. Son état
n’est pas non plus le fait d’un doute lui-même volontaire : c’est une
volonté debole, faible, fragile, sans préférence, presque indiffé-
rente – à condition de ne pas confondre cette indifférence avec une
absence de trouble ou une sérénité comme l’ataraxie recherchée par
les pyrrhoniens.
Cet ouden mallon sceptique (pas plus ceci que cela) rend
possible la détermination extérieure de l’individu : ce qui vient à
bout de l’indifférence, c’est quelque chose qui accroche la volonté,
qui la fasse vouloir.
Qu’est-ce qui peut donc « faire vouloir » cette volonté faible du
nihilisme indifférentiste contemporain ?
La vie consiste en actions et activités qui sont faites « à-dessein-
de ». Nous nous trouvons chaque fois devant un champ de possibi-
lités qui s’expriment par des « je peux » et des « il tient à moi de… »
(je peux faire ou ne pas faire telle chose). Les modalités de cette
détermination de moi ont été analysées par Austin dans un article
difficile à propos de « je peux si je veux7 ».
Pour que je veuille, il faut que je puisse savoir ce que je veux,
et donc délibérer entre des tendances en me rapportant non seule-
ment à des actions, des intentions, des croyances mais aussi à de
grands choix d’action propres à la vision de soi volontaire. Quand
nous avons ainsi affaire pratiquement à nous-mêmes, nous avons
affaire à nos manières de délibérer. Affaire d’autodétermination
– mais celle-ci est précisément impossible. Et donc la plupart du
temps, comme le dit Heidegger, le « qui » de la délibération est un

7. John Langshaw Austin, “Ifs and Cans”, dans Philosophical Papers, trad. fr. « “Pouvoir”
et “si” », dans Écrits philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994.

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Le nihilisme gris contemporain

« on » dans l’inauthenticité de l’existence quotidienne et grégaire.


Je me laisse déterminer, je suis les choix collectifs. Le nihilisme
contemporain est conformiste. Sa manifestation éminente est la
correction – politique, morale, sociale.
L’autre détermination sera non pas par le conformisme de groupe
ou de tribu mais une détermination intérieure non volontaire, celle
par le plaisir.
Le plaisir accroche et meut. Celui qui ne peut vouloir est soulagé
de sa passivité et enfoui en elle par le plaisir. Sur ce point, c’est une
analyse des addictions contemporaines (drogues, jeux, sexe, risque,
etc.), de leurs manifestations, de leur étendue, de leur technologie
d’usage et de gestion qui serait à entamer ici. Le nihilisme contem-
porain est addictif.
Ces quelques remarques dessinent donc un portrait du nihilisme
contemporain différent de celui du nihilisme « classique ».
Notre nihilisme est celui d’une défaillance de la volonté. Il
n’est pas destructif mais conformiste et jouisseur ; il n’est pas
violent mais paisible ; il n’est pas négateur mais égoïste ; il n’est pas
héroïque mais gris ; il n’est pas libre mais agi. Si une description
ancienne correspondait à cette figure (Gestalt), ce serait celle du
« dernier homme » dans le prologue du Zarathoustra. À cette diffé-
rence qu’il y a de bonnes chances que le surhomme soit déjà là et
lui ressemble.
Yves Michaud

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« Croire dans ce monde-ci »

Comment vivre sans inconnu devant soi ?


René Char, Poème pulvérisé

TANT de prophéties et d’avertissements, tant de pages écrites et de


discours prononcés sur le « rien » qui menacerait la civilisation
moderne. Et désormais, tant de savoirs scientifiques et de prédic-
tions expertes qui annoncent que le néant imaginé par les philo-
sophes peut advenir à chaque instant sous la forme d’une
catastrophe tellurique. Pourtant, elle continue à tourner, cette Terre
que l’on croyait condamnée à disparaître du fait de la vacuité ou de
la démesure des projets humains. C’est la faiblesse des discours de
la catastrophe : ils sont constamment démentis par cet oiseau qui
continue à chanter.
Mais le nihilisme n’est pas le catastrophisme. Ou alors, il parle
d’une catastrophe ancienne que l’on a datée de l’invention des
outre-mondes, de la croyance en un Dieu unique ou de la confiance,
finalement à peine plus récente, que la modernité place dans la
liberté humaine. Quoi que l’on pense du diagnostic de nihilisme, son
mérite est d’affirmer que la catastrophe a déjà eu lieu, et que nous
devons désormais y faire face.
Le néant n’est pas d’abord un avenir qui menace de plonger l’hu-
manité dans la nuit. Il existe un nihilisme du jour qui traverse silen-
cieusement le quotidien. De même que le pessimisme sombre est
une réaction impuissante au rien, l’optimisme béat que suscitent les
forces diurnes consonne sans le savoir avec le vide. Le XIXe et la plus
grande partie du XXe siècle européens ont mythifié la science, le

Mars-avril 2014 180


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« Croire dans ce monde-ci »

peuple ou le progrès, avec les conséquences que l’on connaît.


Aujourd’hui, les éloges de la vitesse, des nouvelles technologies et
des flux marchands ressemblent moins à un choix réfléchi qu’à un
abandon à l’inexorable.
Nous ne croyons plus que le nihilisme constitue une étape sur
le chemin du sens. Depuis que les philosophies de l’histoire ont,
elles aussi, fait l’aveu de leur vacuité, aucune relève n’est plus à
l’horizon des violences dont sont tissées les expériences humaines.
Mais l’optimisme postmoderne a masqué une autre forme de fatigue,
qui consiste à s’installer dans le nihilisme faute de trouver la force
de vouloir autre chose que ce qui est. La fin des grands récits n’est
pas celle des imaginaires dominants qui présentent la voie que nous
empruntons comme un sens unique. La principale différence avec
les philosophies de l’histoire d’autrefois réside dans l’incapacité à
définir le but du chemin autrement que par le chemin lui-même (la
croissance pour la croissance, la recherche pour la recherche, l’in-
novation pour l’innovation, etc.).
La bonne nouvelle réside paradoxalement dans la forme de
frivolité que le nihilisme autorise. Face aux discours qui légitiment
le présent sans l’interroger, il devient possible d’opposer un
soupçon : « ce n’est rien ». Comprenons : ce n’est rien de nécessaire,
ni d’inévitable, ni même de consistant. Il ne s’agit pas de minimiser
l’importance des processus à l’œuvre, mais de relativiser la force
coercitive de la « réalité » que l’on présente de plus en plus souvent
comme l’unique argument en faveur de la perpétuation du même.
Le constat de nihilisme marque l’impossibilité de s’arrêter à une
conception du monde, que celle-ci soit économique, religieuse ou
technique. Le « monde marché », le « monde église », le « monde
machine » sont autant de définitions univoques du réel qui finissent
par produire ce qu’elles décrivent. Ces imaginaires coagulent dans
le « monde valeur » qui, parce qu’il n’y a pas de valeur sans mise
en valeur, se caractérise par l’exploitation sans borne des hommes
et de la nature.
Au plus loin de ces imaginaires, le nihilisme nous incite à
trouver la force de vivre dans un monde délesté, mais aussi libéré,
de fondement absolu. La démocratie est le nom politique pour cette
expérience de la fin des hégémonies : ses procédures organisent le
débat entre des convictions sans certitudes. À égale distance de
l’opinion et de la science, la démocratie se déploie dans l’espace du
« tenir pour vrai » et des engagements inquiets. Encore faut-il que
cette incertitude puisse s’avouer sans honte, ce que ne permettent

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Michaël Fœssel et Olivier Mongin

ni l’obsession des valeurs ni le formatage médiatique des discours


où elle s’exprime. Faire mine de ne croire en rien ou s’avancer dans
la lumière tout armé de dogmes, c’est à peu de choses près la
même chose : ici et là, on refuse que le conflit joue un rôle quel-
conque dans la discussion publique. C’est pourquoi, il n’y a pas de
différence de nature entre le nihilisme mou et confortable du rela-
tivisme et le nihilisme militant et destructeur du dogmatisme. Dans
les deux cas, l’indétermination démocratique est prise pour cible au
nom de la médiocrité qu’elle engendre.
La démocratie moderne se nourrit d’une « prise de parole »
généralisée dont les expressions publiques donnent souvent l’im-
pression du vide. Mais ce vide résulte-t-il vraiment de l’absence
d’autorité capable d’arbitrer entre le dicible et l’indicible ? Ou
n’est-il pas plutôt le fait des nouvelles contraintes qui pèsent sur le
débat : rapidité, concision (pas plus de cent quarante signes…), obli-
gation de parler haut et fort dans l’espoir d’être entendu ? Pour se
soustraire à l’incertitude démocratique, nos sociétés saturent le
réel d’images et de mots, mais aussi de « projets » et de « réformes »,
dont la profusion donne le sentiment d’une équivalence généralisée
des paroles et des actes. Davantage que la fin des hiérarchies tradi-
tionnelles, ce qui est en cause ici est le désir (typiquement nihiliste)
de faire sens à tout prix. De ce désir effréné naît justement la
croyance que l’on peut combler le rien à l’aide de valeurs.
On peut penser, à l’inverse, qu’il faut reconquérir des espaces
pour l’incertitude, ce qui ne revient nullement à renoncer aux
convictions. Une revue comme Esprit a, parmi d’autres, repéré dans
la tentation totalitaire le souhait d’en finir avec l’indétermination
démocratique. À l’heure où le totalitarisme n’apparaît plus comme
un danger immédiat, il serait hasardeux d’en conclure que les
sociétés européennes sont réconciliées avec l’absence de fondement.
C’est pourquoi il est toujours actuel de se situer « face au scepti-
cisme1 », non pour y répondre par de nouveaux dogmes, mais pour
réinvestir le lien ténu, souligné par Paul Ricœur, entre la « critique »
et la « conviction ».
Face au nihilisme, aménager des lieux accueillants à l’interro-
gation sans posture et privilégier une certaine lenteur sans laquelle
il n’y a de place que pour les slogans. Cela veut dire aussi : multi-
plier et valoriser les expériences sensibles du réel plutôt que de s’ar-
rêter aux imaginaires dominants. Gilles Deleuze, un philosophe peu

1. Voir le numéro d’Esprit intitulé « Face au scepticisme », janvier 1989.

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« Croire dans ce monde-ci »

suspect d’une confiance naïve dans la démocratie, expliquait pour-


tant qu’il fallait en finir avec les interprétations du réel et recon-
quérir les expériences du possible. Le nihilisme contemporain,
disait-il, s’exprime dans l’incapacité de « croire dans ce monde-ci »,
trop habitués que nous sommes à miser sur les processus automa-
tiques. Ce ne sont pas les valeurs qui manquent, ni les images d’un
monde fantasmatique unifié autour de principes « rationnels ». Ce
qui manque, ce sont les croyances dans le possible et le praticable.
Lorsqu’elle est érigée en loi, l’absence d’alternative devient néces-
sairement nihiliste : rien ne vaut la peine d’être tenté, sinon ce qui
existe déjà.
À ce constat mortifère, on opposera moins des valeurs que des expé-
riences qui répliquent à la perte en monde. Car cette perte est la
principale conséquence du nihilisme : la globalisation de la tech-
nique favorise la certitude que cela fonctionnerait très bien sans
nous. Il y a pourtant des expériences qui, de l’amour à l’engagement,
de l’art aux luttes pour un peu moins de douleurs, sont susceptibles
de nous faire croire en ce monde. En suivant de toutes autres voies
que celles de Deleuze, Camus avait déjà mis en avant l’impératif de
faire monde (plutôt que de le « refaire » à partir de rien) :
Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde.
La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est
peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne
se défasse2.
Sous l’apparente modestie de ce propos, on trouve l’exigence de se
réconcilier avec l’incertitude du sensible pour mieux l’affronter. À
nous de faire surgir sous les événements une question cachée et de
voir dans l’inconnu autre chose qu’une menace. Alors, « notre nihi-
lisme » aura peut-être été une chance.
Michaël Fœssel et Olivier Mongin

2. Albert Camus, « Discours du 10 novembre 1957 », Œuvres complètes, t. 4, Paris,


Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 241.

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23-Presentation auteurs enquetes_Mise en page 1 20/02/14 15:20 Page184

Présentation des auteurs ayant participé à l’enquête


Olivier ABEL est philosophe et théologien, président du conseil scientifique du Fonds
Ricœur et membre du comité de rédaction d’Esprit. Voir Paul Ricœur, Jacques Ellul,
Jean Carbonnier, Pierre Chaunu. Dialogues, Genève, Labor et Fides, 2012.
François-Xavier BELLAMY enseigne la philosophie ; il est également maire adjoint à
Versailles.
Ami BOUGANIM, écrivain et philosophe, membre de la Fondation Matanel, est l’auteur
de Vers la disparition d’Israël, Paris, Le Seuil, 2012 et Es-Saouira de Mogador
(avant-propos, 2013).
Rémi BRAGUE est professeur à l’université Paris I-Panthéon/Sorbonne et à la Ludwig-
Maximilian Universität de Munich. Voir le Propre de l’homme. Sur une légitimité
menacée, Paris, Flammarion, 2013.
Jean-Philippe DOMECQ est romancier et essayiste, membre du comité de rédaction
d’Esprit. Voir Artistes sans art ?, Paris, Pocket, 2009.
Michaël FŒSSEL occupe la chaire de philosophie à l’École polytechnique, et est
membre du comité de rédaction d’Esprit. Voir Après la fin du monde. Critique de la
raison apocalyptique, Paris, Le Seuil, 2013.
Jean-Joseph GOUX enseigne la philosophie à l’université Rice au Texas. Voir le
Trésor perdu de la finance folle, Paris, Blusson, 2013.
Jérôme de GRAMONT enseigne la philosophie à l’Institut catholique de Paris. Voir Au
commencement. Parole, Regard, Affect, Paris, Cerf, 2013.
Daniel LINDENBERG est historien des idées, membre du comité de rédaction d’Esprit.
Voir Y a-t-il un parti intellectuel en France ?, Paris, Armand Colin, 2013.
Olivier MONGIN est philosophe, directeur de la publication d’Esprit. Voir la Ville des
flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris, Fayard, 2013.
Jean-Claude MONOD est chercheur au CNRS et enseigne à l’École normale supérieure.
Voir Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, Le Seuil,
2012.
Denis MOREAU est professeur d’histoire de la philosophie moderne et de philosophie
de la religion à l’université de Nantes. Voir Dans le milieu d’une forêt. Essai sur
Descartes et le sens de la vie, Paris, Bayard, 2012 ; avec Cyrille Michon, Dictionnaire
des monothéismes, Paris, Le Seuil, 2013.
André ORLÉAN est économiste, directeur de recherche au CNRS et président de
l’Association française d’économie politique. Voir l’Empire de la valeur, Paris, Le
Seuil, 2011, réédité en poche en 2013.
Philippe RAYNAUD est professeur de sciences politiques à l’université Panthéon-Assas.
Voir la Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Paris, Gallimard,
2013.
Joël ROMAN est essayiste et éditeur, membre du comité de rédaction d’Esprit.
Patrick ROYANNAIS, théologien, est l’auteur d’une thèse sur Qu’est-ce que croire ? (avec
une partie sur la « théologie de Michel de Certeau », publiée dans Recherches de
science religieuse, 2003/3). Il tient un blog intitulé « Pour les hommes, c’est impos-
sible » (www.royannais.blogspot.fr).
Jean-Louis SCHLEGEL est sociologue des religions, membre du comité de rédaction
d’Esprit. Voir, avec Denis Pelletier, À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche
en France de 1945 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2012.
Jean-Loup THÉBAUD est spécialiste de Jan Patočka, membre du comité de rédaction
d’Esprit. Voir, avec Jean-François Lyotard, Au juste, Paris, Christian Bourgois, 2006.

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24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page185

Faut-il abandonner l’euro ?

Anne-Laure Delatte*

LES discours prônant la dissolution de l’euro fleurissent actuelle-


ment dans les médias et le phénomène devrait s’amplifier à l’ap-
proche des élections européennes. Ce n’est pas étonnant, car il faut
reconnaître que l’Union monétaire européenne (UME) n’est plus
crédible. Après dix ans de convergence économique, la crise finan-
cière a précipité la fragmentation monétaire. S’il semble évident
qu’une entreprise américaine emprunte à un taux semblable qu’elle
soit basée en Californie ou dans le Vermont, dans la zone euro, on
emprunte en 2013 à Porto pour le triple du taux d’Amsterdam. La
monnaie unique est de plus en plus souvent accusée d’être une
cause majeure d’instabilité et de stagnation économique. Parce
que l’euro est le fruit de compromis techniques et liés à des inté-
rêts nationaux, il est facile à discréditer. Le discours anti-euro
prend racine dans la désillusion vis-à-vis du collectif européen et
de l’impuissance des gouvernements face aux marchés financiers.
Une sortie de l’euro est-elle souhaitable, voire inéluctable ?
Une dissolution de l’UME et une reprise du contrôle national des
monnaies rétabliraient-elles la stabilité et la croissance ?

Les bénéfices d’un retour aux monnaies nationales


L’argument principal en faveur d’un abandon de la monnaie
unique consiste dans l’idée qu’un ajustement des balances courantes

* Spécialiste en finance internationale, elle est chargée de recherche au CNRS dans


l’équipe ÉconomiX de l’université Nanterre. Elle est associée à l’OFCE et enseigne à Sciences
Po Paris.

185 Mars-avril 2014


24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page186

Anne-Laure Delatte

serait moins coûteux socialement que l’austérité actuelle. Il est cohé-


rent et basé sur des modèles de commerce international bien
établis1.
L’adoption d’une monnaie commune a privé les membres de la
zone euro d’une variable d’ajustement essentielle : le taux de change.
Or les pays du sud de l’Europe, qui en moyenne ont accumulé un
déficit commercial au cours des années 2000, ont besoin d’équili-
brer leur balance par des gains de compétitivité. Comme les devises
européennes ne peuvent pas varier entre elles, les gains de compé-
titivité à l’intérieur de la zone se font sur les prix et donc les
salaires (qui sont la composante principale des prix). Autrement dit,
en l’absence d’une flexibilité des changes, les salaires sont devenus
la variable d’ajustement en zone euro. Pour être plus compétitifs, les
Brésiliens peuvent dévaluer leur monnaie alors que les Portugais,
eux, doivent baisser leur salaire. Or dévaluer une devise permet des
gains de compétitivité plus rapides et bien moins coûteux sociale-
ment que plusieurs années de déflation et de chômage à deux
chiffres.
Une solution serait donc de rendre aux pays les plus touchés par
la crise la flexibilité de leur change en renonçant à la monnaie
unique. Une dévaluation permettrait de réduire la pression sur les
salaires. Les gains de compétitivité nécessaires pour compenser la
fuite des capitaux seraient alors automatiques. Par exemple, on
estime que si les cours étaient de nouveau autorisés à varier libre-
ment sur le marché des changes, la peseta espagnole serait déva-
luée de 30 %. Une telle dévaluation entraînerait une baisse quasi
proportionnelle du prix des biens exportés espagnols qui devien-
draient donc plus compétitifs. Et la hausse du prix des biens
importés découragerait leur consommation, qui serait en partie
substituée par des biens locaux. Au total, une dévaluation en
Espagne aurait sans doute un effet net positif sur la balance commer-
ciale (amoindri toutefois par la simultanéité des dévaluations dans
plusieurs pays du sud de l’Europe).
Le regain de compétitivité et une sortie de crise par le secteur
exportateur grâce à une sortie de l’euro sont défendus par différentes
personnalités politiques et du monde universitaire. On peut distin-
guer les propositions radicales des propositions plus libérales.

1. Voir par exemple Paul Krugman et Maurice Obstfeld, Économie internationale, Londres,
Pearson, 2009.

186
24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page187

Faut-il abandonner l’euro ?

Les propositions radicales


entraîneraient de la stagflation
Parmi ceux qui défendent les propositions radicales, on compte
le Front national, qui plaide pour un retour au franc et une reprise
de contrôle de la politique monétaire. L’euro étant perçu comme une
perte de souveraineté politique, le parti propose que la Banque de
France retrouve ses prérogatives d’avant 1973 et « prête au Trésor
français sans intérêt ». Cette proposition vise à s’affranchir de l’in-
fluence des autres membres de l’Union européenne, en particulier
de l’Allemagne. Dit autrement, le Front national souhaite rétablir la
possibilité que les dépenses publiques soient financées par la
planche à billets.
Des cercles éloignés du Front national prônent également une
remise en question du principe d’indépendance de la banque
centrale vis-à-vis de l’État à cause de la perte de souveraineté que
ce principe sous-tend et des conséquences visibles du libéralisme
économique. Par exemple, certains affirment que la Banque centrale
européenne (BCE) pourrait être transformée en un bureau de change,
privé du pouvoir de politique monétaire. Celle-ci redeviendrait la
prérogative des banques centrales nationales et chaque gouverne-
ment souverain déciderait de maintenir l’indépendance de sa
banque centrale ou d’en reprendre le contrôle2.
Toutefois, la reprise du contrôle de l’émission monétaire par le
pouvoir exécutif est un leurre. La possibilité de financer les
dépenses publiques par l’émission monétaire produit indéniable-
ment une inflation élevée et volatile. Certes, la déflation est aujour-
d’hui une menace plus crédible que l’inflation, après cinq années
d’austérité budgétaire inepte. Pour autant, renoncer à l’indépen-
dance de la banque centrale aurait pour effet de rompre l’ancrage
des anticipations d’inflation et on se retrouverait dans la situation
de stagflation des années 1970 (combinaison malheureuse d’infla-
tion et de récession).
Or l’inflation réduit le pouvoir d’achat de l’épargne. Non seule-
ment il n’est pas rentable de placer ses économies, mais c’est même
contre-productif car leur valeur se dégrade progressivement. Pour
compenser la perte de valeur des placements financiers, les taux
d’intérêt intègrent une prime liée à l’inflation et sa volatilité. Cela

2. Frédéric Lordon, « Contre une austérité à perpétuité, sortir de l’euro ? », Le Monde diplo-
matique, 2013/8, no 713.

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24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page188

Anne-Laure Delatte

explique par exemple qu’un taux d’emprunt supérieur à 25 % était


courant dans les années 1970 pour financer l’équipement d’une
entreprise. Le retour au franc dans les conditions proposées serait
donc très défavorable à l’économie. Tout gain de compétitivité
réalisé grâce à la dévaluation serait absorbé par l’inflation et les
coûts d’emprunt augmenteraient pour la compenser. L’inves-
tissement, moteur de la croissance, se tarirait.

Les propositions plus libérales


auraient des conséquences financières gigantesques
Il existe plusieurs propositions prônant un retour aux monnaies
nationales sans remise en question de l’indépendance de la BCE.
Ces propositions ont pour principe commun un taux de change
fixe et ajustable pour les monnaies nationales3. Elles n’envisagent
pas un retour aux purs changes flexibles, car celui-ci implique
trop de volatilité nuisible à l’économie et réduirait à néant la conver-
gence acquise au cours des vingt dernières années. Aussi, bien que
présentées sous des formes différentes, ces propositions aboutissent
à un système similaire au Système monétaire européen (SME) en
vigueur de 1979 à l’introduction de l’euro en 1999. Le SME, qui
constitue alors le premier pas significatif vers l’Union monétaire, est
un système de taux de change fixes entre les pays de la CEE. Les
monnaies sont autorisées à varier à l’intérieur de marges de fluc-
tuations préétablies.
Les bénéfices d’une sortie de l’euro seraient de tenir compte de
la diversité des situations nationales et de retrouver une flexibilité
d’ajustement via le taux de change. Mais ces propositions présentent
deux limites de poids qui révèlent leur irréalisme et les périls
économiques qu’elles impliquent.

3. Une liste non exhaustive des propositions françaises : Jacques Mazier, « Le futur de
l’euro », 2013 (www2.euromemorandum.eu) ; Jacques Sapir et Philippe Murer, « Les scénarii
de dissolution de l’euro », Fondation Res Publica, 2013 (http://www.fondation-res-publica.org/et
ude-euro/#.UuiqP_ZKH9k). Une première modalité de sortie envisage un abandon collectif de
la monnaie commune et un retour aux monnaies nationales. Celles-ci sont autorisées à flotter
à l’intérieur d’une bande de fluctuations. L’amplitude des variations autorisées dépend du pays.
Une alternative est le maintien de l’euro pour les pays du nord de l’Europe et le flottement géré
des monnaies nationales des pays du Sud. L’euro du Nord devient une monnaie étrangère pour
les pays du Sud. Et il sert d’ancrage à la peseta, la lire, la drachme, etc. La parité de chaque
monnaie avec l’euro du Nord est fixe mais ajustable en cas de nécessité. Une dernière moda-
lité est le maintien de l’euro qui deviendrait une monnaie externe, utilisée dans les seules tran-
sactions hors zone et le retour aux monnaies nationales dans les transactions intérieures. Et dans
cette proposition également, les monnaies européennes restent fixées entre elles par une grille
de parités intra-européennes et ajustables si nécessaire.

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Faut-il abandonner l’euro ?

La spéculation financière exacerbée


Un retour à un système de change fixe reposant sur des parités
ajustables comme dans le SME rendrait les devises européennes
vulnérables aux attaques spéculatives.
Un pays qui décide d’ancrer sa devise à une autre monnaie est
soumis au jugement des marchés financiers. Si ceux-ci considèrent
que la parité n’est pas réaliste, ils spéculent à la baisse, comme cela
s’est produit fin 1992. La réunification allemande en 1990 a entraîné
un surcroît d’inflation que la Bundesbank a combattu par des
hausses du taux d’intérêt. Pour maintenir leur parité fixe avec
l’Allemagne, les autres membres du SME se sont alignés sur les taux
d’intérêt allemands et ont plongé leur économie dans une profonde
récession. Comme en 2013 sur l’euro, le conflit politique entre
l’Allemagne et ses partenaires a jeté le discrédit sur le SME. Cette
perte de crédibilité a conduit à une série d’attaques spéculatives
violentes à partir de septembre 1992. Le Royaume-Uni et l’Italie
quittent alors le SME. Échaudé par la perte de souveraineté et la
vulnérabilité impliquée par le change fixe, le Royaume-Uni ne
reviendra jamais dans le projet de monnaie commune. Finalement,
en août 1993, les autres membres adoptent des marges de fluctua-
tion beaucoup plus larges qui permettent de contenir la spéculation.
Il n’y a plus d’attaques spéculatives jusqu’à l’introduction de l’euro
en 1999 parce que les pays membres s’engagent de façon crédible
dans le projet d’union monétaire. Autrement dit, en 1993, les
attaques spéculatives ont été neutralisées par l’affirmation du projet
commun. La spéculation a été vaincue par la consolidation du
projet européen. Des voix se sont également élevées à l’époque
contre ce SME, contre le projet d’une monnaie commune. Mais les
pro-européens l’ont emporté et la convergence s’en est trouvée
accélérée.
Les mêmes causes produisent les mêmes effets. Le retour aux
monnaies nationales mettrait leur évaluation sous l’appréciation des
marchés financiers. Étant donné la puissance financière acquise par
les géants bancaires depuis vingt ans, aucune banque centrale
nationale ne saurait résister à une attaque coordonnée. Par exemple
aujourd’hui, les actifs de la Deutsche Bank représentent plus de dix
fois le PIB du Portugal ou de la Grèce. De plus, le réalisme oblige
à considérer l’innovation financière depuis vingt ans : celle-ci a
fourni aux spéculateurs des instruments sophistiqués échappant à
la surveillance des régulateurs. Autrement dit, la puissance

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Anne-Laure Delatte

publique est dénuée de moyens réalistes pour contrer une attaque


spéculative. Il faut donc pouvoir empêcher son déclenchement.
La solution pour échapper aux attaques spéculatives consiste à
réintroduire des contrôles de capitaux, comme cela est souvent
évoqué dans les propositions existantes : contrôle de changes,
montants limités de transferts financiers, réserves obligatoires sur les
dépôts et actifs, etc. La conséquence immédiate est une augmenta-
tion des coûts de transaction pour les entreprises qui opèrent sur
plusieurs marchés européens. Cela revient donc à augmenter les coûts
opérationnels pour une part significative de la richesse créée en
Europe. D’autre part, c’est accepter l’idée d’un retour à une Europe
avant l’Acte unique de 1986 qui avait aboli les barrières internes aux
mouvements de capitaux. Enfin, les contrôles de capitaux ne sont pas
une arme infaillible car il subsiste toujours des possibilités de les
contourner.

Le problème des dettes privées


Outre la vulnérabilité accrue de chaque monnaie nationale face
aux marchés financiers, la dissolution de l’euro pose la question
cruciale du remboursement des dettes.
Les propositions actuelles manquent de réalisme en ne traitant
que le problème de la dette publique externe, c’est-à-dire des
créances publiques vis-à-vis des étrangers. Le remboursement
concerne pourtant toutes les dettes et pose un problème aigu sur la
dette privée interne, les créances entre débiteurs et créanciers d’un
même pays.
En effet, les prêts consentis aux entreprises pour financer l’in-
vestissement sont libellés en euros, comme les prêts à la consom-
mation et sur l’immobilier. À quel taux les honorer une fois le
retour au franc confirmé ? Honorer les dettes au taux de marché
permet de respecter le contrat. C’est donc la solution la plus immé-
diate et qui évite les recours judiciaires lourds. Mais alors, les débi-
teurs verront leur dette augmenter du montant de la dévaluation. Par
exemple, dans l’hypothèse d’une dévaluation de 30 %, la dette
coûtera aux débiteurs 30 % de plus. Les ménages et les entre-
prises verraient leur situation financière se dégrader de 30 %, ce qui
revient à une faillite. Or il est essentiel d’avoir à l’esprit que l’agent
débiteur dans une économie est le secteur des entreprises, car
elles financent leur investissement à crédit. Autrement dit, honorer

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Faut-il abandonner l’euro ?

les dettes au taux du marché reviendrait à une série de faillites dans


les entreprises, toutes tailles confondues. La sortie de l’euro entraî-
nerait une crise d’une autre nature que celle que nous subissons
aujourd’hui, une crise de la dette privée.
L’épisode argentin en 2001 est utile pour anticiper les consé-
quences d’une telle situation. Au sortir du régime bimonétaire en
2001, la même question s’est posée. Plus de 80 % des contrats, prêts
bancaires, dépôts, etc., étaient libellés en dollars. Le peso est passé
d’une valeur de 1 dollar à 25 cents, entraînant la faillite générale du
secteur productif et des ménages. Il a alors été décrété que les
contrats et les bilans bancaires seraient convertis en pesos à un taux
déterminé par les autorités qui permettrait d’éviter la faillite du
secteur productif. C’est ainsi que celui-ci s’est relevé rapidement de
la crise, bénéficiant de l’effet favorable de la dévaluation tout en
échappant à la faillite.
La situation a été résolue par l’émission de nouvelles règles
monétaires par les autorités souveraines. Ces règles étaient favo-
rables aux débiteurs et ont entraîné des pertes de richesse des créan-
ciers, étrangers et nationaux. Les principaux perdants ont été les
épargnants argentins qui pensaient avoir épargné en dollars pendant
dix ans et les détenteurs étrangers de dette publique sur qui l’État
argentin a déclaré un défaut de 70 %. Une conséquence de ce
défaut a été l’exclusion de l’Argentine des marchés financiers.
L’État argentin s’est financé grâce à l’aide du président vénézuélien,
Hugo Chávez, pendant plusieurs années après la crise de 2001. En
Europe, un défaut sur la dette dans les pays du Sud exclurait ces
pays des marchés financiers pour quelques années. Qui prêterait
alors aux États périphériques ? La Chine ? La Russie ? Et comment
éviter le désordre social au moment de l’arbitrage sur le règlement
des dettes privées ? Quel gouvernement sera capable d’imposer les
règles de remboursement des dettes sans subir un vaste soulèvement
des catégories lésées ? Le cas chypriote récent et le cas argentin sont
révélateurs des tensions sociales au moment de ce type de crise.
La période de transition est en effet cruciale. Les défenseurs
d’une sortie de l’euro, radicaux comme libéraux, admettent géné-
ralement qu’une sortie chaotique entraînerait des fuites de capitaux,
des dévaluations cumulatives et une guerre commerciale. Ils
prévoient donc différentes solutions pour contenir l’incertitude et
garantir une sortie coordonnée. C’est précisément à ce stade que ces
propositions sont les plus irréalistes.

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Anne-Laure Delatte

Pour le Front national, ce retour « devrait être concerté » avec


les partenaires européens de la France, « précédé par une période
de négociation de six mois et validé par un référendum ». Est-il
réaliste de compter sur la coordination européenne en cas de disso-
lution de l’Union monétaire alors qu’elle est déjà si difficile à
établir à l’intérieur de l’Union européenne ? La priorité de chaque
gouvernement serait de minimiser les pertes collatérales en défen-
dant les intérêts nationaux : parer contre le défaut des débiteurs, se
protéger contre les gains de compétitivité des pays voisins, etc.
Les autres propositions évoquent aussi la nécessité de « prendre
les mesures à froid », d’une sortie ordonnée et de la possibilité de
fermer des banques pour éviter les fuites de capitaux. Mais c’est sous-
estimer les transferts de richesse qu’une dissolution impliquerait,
dans la zone et à l’intérieur de chaque pays. D’une part, l’effacement
ou la restructuration de la dette externe des États débiteurs exacer-
berait les conflits avec les pays du Nord. La suite logique serait une
guerre des monnaies dans laquelle les pays du Sud joueraient la
dévaluation compétitive pour relancer leur économie par les expor-
tations. Se déroulerait un jeu non coopératif dont l’issue serait défa-
vorable à tous : instabilité des changes, inflation et fuites de capitaux.
D’autre part, les conséquences d’une dévaluation sur le bilan des
entreprises entraîneraient une forte instabilité sur le marché obli-
gataire privé (le marché de la dette des entreprises) et susciteraient
sans aucun doute son assèchement (l’épargnant ne sachant plus à
quel saint se vouer) et des spéculations déstabilisatrices.
Aussi, quand on envisage la dissolution de l’euro, le remède
semble pire que le mal. L’Union monétaire a mis ses membres
dans une situation de lock-in : une sortie de l’union entraîne des
coûts tels que les membres sont enfermés et forcés d’accepter les
effets pervers de leur adhésion. Pour asseoir la crédibilité de l’euro,
et ne pas tenter les spéculateurs comme en 1993, les autorités
répètent inlassablement le caractère irrémédiable de la monnaie
unique. Dès 2011, à la question : « La Grèce doit-elle sortir de
l’euro ? », la réponse de la Commission européenne était sans équi-
voque : « Les traités ne prévoient pas de sortie de l’euro sans une
sortie de l’Union européenne4. » Cette logique d’enfermement est un
effet pervers bien connu des régimes de change durs assortis de
règles monétaires contraignantes. L’Argentine s’était trouvée dans

4. Déclaration de Karolina Kottova, porte-parole de la Commission européenne, à propos


de la Grèce, Reuters, 3 novembre 2011.

192
24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page193

Faut-il abandonner l’euro ?

une situation semblable à partir de 1997 et avait alors subi quatre


années de récession avant de rompre son ancrage au dollar dans la
violence que l’on sait. Il existe toutefois des différences notables
entre l’Argentine de 2001 et l’Europe de 2013, qui donnent des
raisons d’espérer.

L’alternative à l’abandon de l’euro :


l’union budgétaire et fiscale
En Argentine, l’ancrage avec le dollar décrété en 1991 avait des
fondations fragiles. Les cycles économiques argentin et américain
n’étaient pas synchrones et ne le sont pas devenus au cours des
années suivantes. L’UME au contraire s’appuie sur une logique
économique et politique plus ancienne, solide et convergente.
L’euro a été préparé dès 1989 quand Jacques Delors, président de
la Commission européenne, lance le projet de monnaie unique, et
la convergence macroéconomique de ses membres depuis est indé-
niable. Pour autant, l’euro n’est toujours pas une monnaie complète.
La crise de la dette européenne en est la manifestation douloureuse.
Les critères de Maastricht, établis en 1991, constituent des
conditions nécessaires mais non suffisantes à l’établissement d’une
zone monétaire optimale. Pendant dix ans, la convergence des
critères cache les divergences croissantes en termes de compétiti-
vité et d’endettement privé. Les pays inflationnistes tels que l’Italie
gagnent en crédibilité en confiant leurs décisions de politique
monétaire à la Banque centrale européenne, très attentive à la lutte
contre l’inflation. La liberté des capitaux assurée par l’Acte unique
européen en 1986 favorise les transferts d’épargne des pays riches
vers les pays du Sud. Mais les capitaux étrangers ne financent pas
que des investissements productifs dans les pays du sud de l’Europe.
Des crédits étrangers viennent financer la consommation des
ménages et le secteur immobilier. Les prix de l’immobilier espagnol
et irlandais connaissent des taux de croissance à deux chiffres
pendant près de dix ans. La bulle immobilière éclate en 2009, quand
la liquidité mondiale s’assèche suite à la crise financière américaine.
C’est que les critères de Maastricht prévoient la surveillance de
l’endettement public mais ne prennent pas en compte la dette des
ménages et des entreprises. La procédure de surveillance donne
donc une fausse impression de sécurité car elle masque les désé-
quilibres croissants entre certains pays du Nord finançant la
consommation et l’immobilier des pays du Sud.

193
24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page194

Anne-Laure Delatte

Dès le début de la crise en 2010 s’est opéré un rapatriement


massif des capitaux du nord de l’Europe investis au cours de la
dernière décennie dans les pays du Sud. Ces transferts ont exacerbé
la hausse du chômage par rapport à une situation d’immobilité des
capitaux. C’est l’effet pervers d’avoir adopté une monnaie commune
sans fédéralisme budgétaire mais avec une circulation parfaite des
capitaux : l’effet d’un choc est plus important que si les capitaux
étaient immobiles.
Le principal défaut de la zone euro est devenu évident après la
crise financière américaine de 2008. Certains États ont dû
emprunter massivement pour renflouer leurs banques suite à l’écla-
tement de la bulle immobilière (Espagne et Irlande) ou pallier la
chute des recettes fiscales et la hausse des dépenses dues au ralen-
tissement de l’activité économique (Portugal et Italie). L’absence de
transferts fiscaux entre membres de la zone a alors été fatale. Le
poids de la dette publique est devenu insoutenable.
Tout s’est passé comme si les Pyrénées-Orientales, département
qui a vu son taux de chômage passer de 10 à 15,7 % en cinq ans,
devait seul faire face à ses problèmes fiscaux. Comme si, le chômage
augmentant de 50 %, le département devait lui-même financer
cette hausse de dépenses liées aux indemnisations plutôt que de
bénéficier d’un transfert automatique de la caisse d’assurance
chômage. En l’absence de transfert interrégional, si chaque dépar-
tement français devait émettre sa propre dette, les mêmes tensions
qu’au niveau européen aujourd’hui émergeraient : les Hauts-de-
Seine (8,1 % de chômage) emprunteraient à un taux bien plus favo-
rable que le Pas-de-Calais (14 %), le Gard (14,5 %) ou les
Pyrénées-Orientales. En réalité, ces départements en difficulté
reçoivent un soutien automatique sous forme de transferts financés
par les départements dont la croissance est vigoureuse. Les dépar-
tements moins touchés par la crise perçoivent des recettes fiscales
plus importantes qui sont redistribuées aux départements sinistrés
sous forme de transferts automatiques. Ces transferts automatiques
permettent l’intégrité du territoire français et aussi le fonctionnement
d’une monnaie commune. Autrement dit, les effets d’une libre
circulation des capitaux doivent être compensés par des transferts
fiscaux. Aussi, pour faire de l’euro une monnaie complète, il nous
faut mettre en place l’union budgétaire et fiscale. Il nous faut
mutualiser les dettes publiques en créant l’équivalent des bons du
Trésor américains. Il nous faut un véritable parlement en charge du

194
24-a-Delatte_Mise en page 1 19/02/14 18:10 Page195

Faut-il abandonner l’euro ?

budget afin de déterminer démocratiquement l’assiette et le taux des


impôts qui doivent être mis en commun.
Finalement, le raisonnement économique nous a menés à la
sphère politique5 : la survie de l’euro repose sur le renforcement des
pouvoirs du parlement et la mise en place d’une communauté poli-
tique légitime pour discuter les transferts au niveau européen. Mais
est-ce une volonté citoyenne ? Une étude récente de la politiste Sara
B. Hobolt de la London School of Economics and Political Science
révèle que le soutien à l’intégration européenne est resté élevé et
stable tout au long de la crise. La raison en est que les citoyens ne
sont pas convaincus par les solutions alternatives. Malgré une
légère baisse du soutien à l’Union européenne, ils préfèrent une inté-
gration européenne renforcée à l’avenir incertain de gouvernements
nationaux faisant face individuellement à la crise économique. En
France, l’opinion sur la sortie de la zone euro est en progression mais
reste minoritaire6.
Les diverses propositions prônant la dissolution de l’euro sont
incohérentes économiquement et donc populistes. Non, sortir de
l’euro ne conférera pas plus de souveraineté aux États-nations et ne
résoudra pas la crise économique actuelle. Pour autant, il serait
dangereux d’ignorer ce que révèlent ces propositions. Elles expri-
ment le désarroi et la méfiance sociale vis-à-vis du monde politique.
La dissolution de l’euro est présentée comme une solution à la perte
de souveraineté populaire. Comme le note Pierre Rosanvallon, les
propositions populistes expriment, en la déformant, une « sourde
demande de représentation ». Les derniers rendez-vous électoraux
européens ont été des rendez-vous ratés. Le sentiment d’un dysfonc-
tionnement démocratique et d’une mauvaise représentation des
idées citoyennes perdure et érode le sentiment européen.
L’enseignement pour le monde politique est que l’Europe a besoin
de plus de représentation politique, pas de moins d’euros.
Anne-Laure Delatte

5. Voir « Manifeste pour une union politique de l’euro » (www.pouruneunionpolitiquedeleu


ro.eu).
6. Selon l’enquête Ipsos/Steria « Fractures françaises » de janvier 2014, 33 % des Français
souhaitent que la France sorte de la zone euro, en progression de 5 % depuis un an.

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Valérie Rouzeau

La grâce et la gravité

DE tous les jeunes poètes apparus à la fin du précédent siècle,


Valérie Rouzeau (née en 1967) fut très vite la plus remarquée.
Quinze ans plus tard, elle est devenue une figure populaire, faisant
la couverture des magazines littéraires et atteignant des chiffres de
vente respectables. Les raisons de son succès tiennent d’abord à son
talent, plus précisément au ton de sa « voix » composée d’un subtil
mélange de familiarité, d’humour et de sensibilité. Si l’on ajoute à
cela que Valérie Rouzeau a l’oreille prosodique juste, un sens très
développé du rythme et du décalage « jazzé » entre l’image et la
syntaxe, on comprend mieux l’accueil de son public. Il y avait, à la
fin des années 1990, l’attente d’une nouvelle donne lyrique, d’un
retour à un art poétique plus direct, plus simple, où les émotions
retrouveraient leur place. Les réflexions, voire les affrontements,
entre poéticiens du rythme et formalistes de la contrainte, avaient
fini par lasser. Après un passage sous le scanner Jakobson, l’animal
poème nous avait été rendu totalement anémié, essoré. La seule
issue possible semblait la dérision. Dès Pas revoir1, poème de
déploration sur la mort de son père, Valérie Rouzeau change tota-
lement de registre. Sans doute des essais littéraires (Jean-Michel
Maulpoix) avaient-ils parallèlement appelé à un renouveau lyrique,
mais le recueil paru au Dé bleu donnait corps à cet appel. Dans
Neige rien2, paru l’année suivante, la poète livrait des poèmes
courts de six vers, pour la plupart, dans lesquels elle explorait le
quotidien sur le ton de la conversation. On y entendait la trans-
cription d’une parole cueillie dans les cafés, la rue, le métro avec

1. Valérie Rouzeau, Pas revoir, Paris, Le Dé bleu, 1999.


2. Id., Neige rien, Draguignan, Éditions Unes, 2000.

Mars-avril 2014 196


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La grâce et la gravité

juste ce qu’il fallait de déformation ou de drôlerie. Ainsi cet


échantillon :
L’éternité des souliers
C’est dans la colle qu’il pose
Tout dans la bonne pompe qui dure
Il faut pouvoir compter dessus
D’autant que l’hiver serra là
D’ici deux semelles
(Neige rien, op. cit.)
D’autres fois, l’intervention de l’artiste ou artisan-chausseur-de-
phrases était plus volontaire, plus évidente mais pas moins enjouée :
Meuh-cieux Mad-âme
L’horreur de la nature
Bétail qui clochait
Dans les flaches télévisées
Vache folle c’est terminé
Pouvez manger
Cieux d’âme
(Neige rien, op. cit.)
Dans Va où3, l’écriture de Valérie Rouzeau atteignait un moment
de grâce pure sur la distance d’au moins quatre-vingt-dix pages. On
y découvrait une suite de moments autoréflexifs correspondant à des
fragments de vie quotidienne vécus avec plus ou moins de bonheur.
La poète s’exposait, avec toute sa vulnérabilité, à la réparation par
le chant. Une distance se creusait entre elle-même et son instru-
ment, elle-même comme instrument.
Pas moi mes animaux de somme pas moi mes voyelles
abîmées
Pas moi mes souvenirs mes déménagements
Pas moi ma vie l’assurance de mes sentiments et mes
salutations sincères
Pas moi mes amis chers ni toujours mes amours mes
grands dieux mes grands-mères mes frères et puis mes
sœurs ma mère et puis mon père
Pas moi ma mort tout ce qui fait combien partie de moi
pas moi
(Va où, op. cit.)

3. V. Rouzeau, Va où, Bazas, Le Temps qu’il fait, 2002.

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25-a-Darras-Rouzeau_Mise en page 1 19/02/14 18:19 Page198

Valérie Rouzeau

L’humour n’a pas quitté Valérie Rouzeau depuis lors. Cette


spécialiste de littérature anglaise qui a publié une traduction d’Ariel
de Sylvia Plath4 et écrit un essai sur ce poète américain mort dans
des conditions tragiques5, donne quelquefois le sentiment d’avancer
en équilibre sur une corde instable, étroite mais toujours maîtrisée.
La famille reste un thème majeur de ses derniers ouvrages, un
écran de protection pour ainsi dire, à l’abri duquel la prosodiste peut
continuer de se livrer à ses acrobaties verbales, ses glissements
progressifs du plaisir des mots, ses lapsus savamment manqués.
Mais entre la famille proche et la grande famille humaine, aucune
solution de continuité, ce sont les mêmes joies, les mêmes angoisses.
« Est-ce un travail de sonner comme ça le quotidien », s’interroge
Valérie Rouzeau dans son plus récent recueil Vrouz6, dans lequel elle
se livre, sur la distance de cent soixante pages, à la forme sonnet.
Comme si le fait même de mener une existence apparemment
oisive de poète induisait chez elle un vif sentiment de culpabilité.
Est-ce un travail de sonner comme ça le quotidien
Une manie un trouble obsessionnel compulsif
Toc pour parer au tic-tac une tactique
Façon Boby Lapointe ta Cathy t’a quitté
Une manière d’avancer en retardant l’horloge
Ou le contraire sans savoir dans quel jour on est
Quelle nuit bonne et noire mauvaise et blanche ou l’inverse
Une castagne contre quel géant identifié néant
Est-ce un jeu pas vraiment réponds en écrivant
Quand bien même la question reste là au premier plan
Le canari fini dans une boîte à savon
Sait peut-être si j’aligne paroles contre la montre
Qu’éphéméride j’effeuille les deux et deux saisons
Et pour combien de temps, quel futur seriné
Jeu sérieux la poésie, ou serinage « obsessionnel » ? La modestie
revendiquée par Valérie Rouzeau, ses références à la chanson
populaire (Boby Lapointe) la maintiennent au contact d’un public
reconnaissant qu’on ne l’oublie pas. Il y a, dans ses poèmes, un écho
de Prévert mais aussi de Desnos, pour les jeux de mots. Soit une
pratique économique du vers juste, avec son poids de gravité jamais
excessive, sa tare légère de gratuité, son lien indéfectible à l’exis-
tence commune.
Jacques Darras
4. Sylvia Plath, Ariel, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2009.
5. V. Rouzeau, Sylvia Plath. Un galop infatigable, Paris, Jean-Michel Place, 2003.
6. Id., Vrouz, Paris, Éd. La Table ronde, 2012.

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26-Journal-mars-avril-2014_Mise en page 1 20/02/14 15:29 Page199

JOURNAL
QUERELLES est plus incertaine, mais le paysage
est redevenu familier. La droite a
DE FAMILLES exprimé avec plus d’assurance son
Le mois de janvier avait été scepticisme devant la capacité du
dominé par l’économie, à partir de la président à traduire son nouveau dis-
réorientation vers la politique de cours en actes. Et les socialistes se
l’offre prônée par le président de la répartissent, au gouvernement
République. Le mois de février a été comme au parlement, selon le degré
marqué par l’envahissement de ce de précision des « contreparties »
qu’il est désormais convenu d’appe- qu’ils souhaitent exiger à l’allége-
ler le « sociétal » : manifestations de ment des charges patronales. Les
rue d’ampleur imprévue, actions de plus fermes demandent des objec-
harcèlement moins violentes que tifs « chiffrés » plutôt que simple-
celles des bonnets rouges à l’au- ment « mesurables », voire un calen-
tomne, mais plus inquiétantes par drier de défiscalisation par tranches
leur dynamique d’incivisme, comme conditionnées à des résultats.
le retrait d’enfants des écoles après La curiosité a changé d’objet.
les batailles de mots entre « théorie En janvier, l’interrogation portait sur
du genre » et « études de genre1 ». ceux qui rejoindraient Borloo dans
son intention annoncée de voter le
pacte de responsabilité : Raffarin et
Les enchères montent les anciens UDF de l’UMP ? Baroin et
La proximité des deux séquences les chiraquiens ? En février, on
a permis de mesurer les différences constate que le courant de Benoît
de tempo, d’impact, de lignes de frac- Hamon a rejoint celui d’Emmanuel
tures entre ces deux registres de l’ac- Maurel et Marie-Noëlle Lienemann
tion politique. Le ralliement de Fran- sur une position critique et l’on se
çois Hollande à la priorité donnée à demande si les amis de Martine
la confiance des entreprises et à la Aubry les rejoindront. Cette grogne a
restauration de leurs marges a, dans permis au pouvoir de faire pression
un premier temps, suscité une sorte sur le Medef pour le ramener à
d’adhésion résignée de la gauche et accepter une logique d’« engage-
une perplexité bruyante de la droite. ments », à défaut de contreparties, en
Depuis, les esprits se sont ressaisis. termes d’emplois et d’investisse-
L’issue du pacte de responsabilité ments, puis à faire fuiter certaines
hypothèses d’économie très rudes en
1. Voir la « position » de Joël Roman dans matière de dépenses hospitalières ou
ce numéro, supra, p. 6 sqq. de revenus des fonctionnaires. Les

199 Mars-avril 2014


26-Journal-mars-avril-2014_Mise en page 1 20/02/14 15:29 Page200

Journal

enchères montent et rien ne prouve retirer l’ensemble du projet, quelques


que le gouvernement trouvera dans heures après la fin de la manifesta-
ces réticences et ces résistances croi- tion, a conforté le sentiment de recu-
sées le regain de légitimité nécessaire lade chez de nombreux socialistes.
pour concrétiser un plan qui relance Mais sur le fond, le choix de ne
la croissance sans brader l’objectif de pas amalgamer l’inquiétant, factieux
réduction des déficits. et antisémite « Jour de colère » et la
familiale « Manif pour tous » n’est
La fin des réformes pas déraisonnable. Il apparaît comme
de société ? une prudence nécessaire dans la
durée, précisément pour éviter la
Plus perturbatrice pour le sys- porosité entre les deux mouvements.
tème est apparue la crise sociétale de Le resurgissement d’une protestation
février. Le pouvoir, ici, n’était pas à du noyau catholique, presque intacte
l’initiative. Dès qu’il a arrêté une et réclamant un droit de suite contre
première réponse à la contestation de la PMA, pouvait en effet faire craindre
la rue, en retirant le projet de loi sur que le « mariage pour tous » devien-
la famille, le mécontentement, voire ne le boulet du mandat de Hollande.
l’indignation de nombreux socialistes Il était dès lors urgent de ne pas don-
se sont exprimés assez fort pour le ner prise à une bataille pro famille
contraindre à un nouveau rectificatif contre « familiphobie », puisque tel
et à annoncer la possibilité de faire était le fil rouge qui semblait réunir
passer, en pièces détachées dans aux yeux des opposants la loi sur le
d’autres lois, certaines mesures pré- mariage des couples de même sexe,
vues pour créer des droits (connais- la circulaire Taubira de naturalisation
sance des origines, statut du beau- des enfants nés à l’étranger sous GPA,
parent). les projets de suppression de la fis-
Certes, l’improvisation et la mal- calité familiale et le projet de loi
adresse ont contribué à accroître famille.
l’émotion à gauche. L’omniprésence On peut dès lors se demander
de Manuel Valls, sa tentative d’ex- pourquoi les enjeux sont montés si
ploitation du « Jour de colère » à la haut, pourquoi au pays des droits et
veille de la « Manif pour tous » par de la liberté, la France, une partie
une dénonciation d’un retour aux importante de la société a plus de mal
années 1930, puis son virage sur à digérer le mariage homosexuel
l’aile, le lendemain, dans un débor- qu’en Espagne ou au Portugal. Est-ce
dement de ses compétences de le moment où il arrive, dans la crise,
ministre de l’Intérieur, pour annoncer l’inquiétude de l’avenir stimulant la
que le gouvernement n’accepterait nostalgie des origines et des repères
aucun amendement sur la PMA ou la éprouvés ? Ou bien est-ce la gestion
GPA, ont irrité. La précipitation avec politique de la loi sur le mariage,
laquelle le Premier ministre a dû, marquée par le refus de la négocia-
pour prévenir toute division à l’As- tion, de toute explication présiden-
semblée sur ces deux sujets brûlants, tielle, et le vote bloqué des députés

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Journal

socialistes ? Ou plutôt l’arrière-plan ISTANBUL :


idéologique, comme l’a dit Jean-
Louis Bourlanges, le choix d’une LA FIN DU SYSTÈME
défense normative des droits des ERDOGAN ?
homosexuels plutôt que d’une
défense libérale, qui ferait craindre Où Istanbul s’arrêtera-t-elle ?
qu’on présente désormais deux Selon le dernier recensement, dont
modèles concurrents aux enfants ? les résultats ont été publiés en janvier
Le risque demeure d’une guerre 2014, la mégalopole compte
idéologique prolongée, de batailles 14,2 millions d’habitants, près d’un
sémantiques incessantes, d’un affron- Turc sur cinq. C’est dix millions de
tement entre la peur du retour à plus qu’il y a trente ans. Depuis le
l’ordre moral et celle de l’utopie début des années 1980, l’exode rural
rééducatrice, sur des sujets où la massif de toutes les provinces de
droite s’avère mal à l’aise (et brille l’Anatolie vers les grandes cités de
par son silence hors Boutin, Guaino l’ouest et l’arrivée de populations,
et Copé) et la gauche divisée entre notamment kurdes et alévites, chas-
intransigeants et réalistes. sées par les violences politiques, ont
transformé la démographie et la géo-
Le retrait du projet de loi famille graphie d’Istanbul. « Un jour Istanbul
sonne le glas d’un certain style d’of- a sauté le mur. Depuis elle galope »,
fensive de la gauche sur les terrains écrivait Daniel Rondeau dans son
qui la mettraient directement aux carnet de voyage urbain dédié à la
prises avec une dynamique conser- ville1. Celle-ci, autrefois resserrée
vatrice catholique. Sur la fin de vie, autour du Bosphore, s’étire désor-
le Premier ministre l’a annoncé, l’ob- mais sur une centaine de kilomètres
jectif sera de réunir un consensus. d’est en ouest. Mais son développe-
Est-ce à dire que tous les dossiers ment forcené, longtemps applaudi
sociétaux seront enterrés ? Pas for- par les promoteurs et les milieux éco-
cément : des sujets plus neutres, nomiques, est aujourd’hui vivement
moins porteurs de fracture avec les contesté. Les manifestations du prin-
catholiques, comme la dépénalisa- temps 2013 autour de la place Tak-
tion des drogues douces, pourraient sim et les affaires de corruption et de
redevenir d’actualité. malversations révélées en décem-
Michel Marian bre de la même année remettent en
question le modèle de développe-
ment d’Istanbul imaginé par les
islamo-conservateurs au pouvoir. Les
élections municipales qui se tien-
nent le 30 mars prochain seront
déterminantes.

1. Daniel Rondeau, Istanbul, Paris, Gal-


limard, coll. « Folio », 2004.

201
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Journal

De la modernisation c’est aujourd’hui l’un des trente-neuf


à l’« urbanicide » districts d’Istanbul, une banlieue en
pleine expansion grâce à la proximité
La politique de transformation du deuxième aéroport de la ville, tout
urbaine, au départ, répondait à un proche, et de l’axe autoroutier. Aux
besoin. Elle a été initiée il y a vingt heures de pointe, il faut trois heures
ans par le jeune maire islamiste de pour revenir de la place Taksim en
l’époque, lui-même issu du faubourg voiture. Tout va trop vite. Cette urba-
déshérité de Kasimpacha : Recep nisation galopante menace d’autres
Tayyip Erdogan. Ce dernier, élu en espaces à la périphérie, comme le
1994, a bâti son succès sur le déve- nord du district d’Arnavutköy, le long
loppement des services et des infra- de la côte de la mer Noire, où dans
structures. Jusque-là, Istanbul était, cinq ans s’ouvrira le nouvel aéroport,
dans son immense majorité, un flanqué de zones industrielles, d’un
enchevêtrement anarchique de quar- centre financier et d’affaires… Les
tiers informels, constitués de gece- préemptions et la spéculation fon-
kondu (littéralement « construit dans cière vont faire basculer de paisibles
la nuit ») édifiés par les immigrants villages de pêcheurs et des zones
au fur et à mesure de leur arrivée et maraîchères dans le tourbillon. Un
régularisés par les pouvoirs succes- changement radical aussi pour les
sifs. Les services publics (voirie, habitants et pour leur mode de vie,
transports, propreté, accès à l’eau, bouleversé en moins d’une
au gaz et à l’électricité) ont mainte- génération.
nant gagné tous ces quartiers récents
du grand Istanbul. Des districts La frénésie qui s’est emparée
autrefois industriels, comme Esenler d’Istanbul est devenue incontrôlable.
ou Kagithane, comptent chacun un Des quartiers entiers de grands
demi-million d’habitants et sont ensembles résidentiels poussent
aujourd’hui pleinement intégrés au comme des champignons, repoussant
centre-ville résidentiel, desservis par la périphérie de ce monstre urbain
les lignes de métro, de bus, connec- toujours plus loin des murailles de
tés aux grands axes par des voies Théodose. Les centres commerciaux
rapides et des tunnels. Les gecekondu à l’américaine se comptent par
ont été rasés au nom du progrès et dizaines, même si certains restent
remplacés par des grands ensembles désespérément vides. Le gouverne-
d’habitations collectives construits ment couvre également la ville de
par le fameux TOKI (administration grands projets d’infrastructures très
du logement collectif, sous l’autorité contestés : un troisième pont auto-
directe du Premier ministre). routier sur le Bosphore qui va éven-
Plus loin sur la rive asiatique, trer des hectares de forêt, un nouvel
Sultanbeyli était encore un village aéroport géant d’une capacité annon-
en 1992. Il en reste quelques agri- cée de cent cinquante millions de
culteurs et des troupeaux qui pais- passagers prévu pour 2018, des cen-
sent entre les grues et les chantiers. taines de kilomètres de lignes de
Avec ses trois cent mille habitants, métro, une mosquée aux proportions

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Journal

démesurées sur la colline de Cam- ros. En retour, les cinq compagnies


lica, une marina sur la Corne d’or… de construction ont obtenu le droit
Sans parler du « projet fou » de d’acheter le groupe de média Sabah,
Recep Tayyip Erdogan : percer un qui appartenait jusque-là à Calik,
canal de quarante kilomètres de long entreprise dirigée par le gendre du
entre les deux mers, à l’ouest, un Premier ministre. De forts soupçons
détroit artificiel qui désengorgerait le de malversations et de corruption
Bosphore et créerait une nouvelle île entourent chacun de ces projets
centrale, sur la partie européenne. De pharaoniques. Il en va de même pour
chaque côté de l’agglomération serait le plan lancé fin 2012 : cinq cent
bâtie une ville nouvelle de plusieurs mille bâtiments dans vingt-cinq dis-
millions d’habitants. tricts de la ville doivent être démolis
De quoi accélérer encore un peu et reconstruits au nom de la mise
plus cette transformation urbaine aux normes sismiques. Mais de nom-
radicale, qualifiée depuis des années breux mécanismes de contrôle ont
d’« urbanicide » par les militants éco- été abolis après les manifestations
logistes et par les urbanistes. Le rejet de Taksim. C’est ainsi que la très
de cette politique irraisonnée a été le militante Chambre des architectes
point de départ, au printemps 2013, s’est vue retirer tout pouvoir sur la
des manifestations sur la place délivrance des permis de construire.
Taksim, elle-même concernée par un La législation a aussi été assouplie en
vaste projet de réaménagement. 2013 pour permettre aux investis-
seurs étrangers, notamment des pays
de la péninsule arabique, de placer
Le chantier leurs capitaux dans l’immobilier.
de la corruption
Les pratiques frauduleuses ont
Sous prétexte de se mettre aux été exposées au grand jour avec les
normes internationales et de s’adap- opérations policières du 17 décem-
ter aux exigences de sa population, bre. Le maire du district central de
Istanbul est devenue une rente pour Fatih, Mustafa Demir, est notamment
les proches du Premier ministre. accusé d’avoir délivré des permis de
M. Erdogan a toujours conservé la construire sur des terrains incon-
haute main sur la gestion de la muni- structibles à proximité du chantier du
cipalité et a fait de l’ancienne capi- Marmaray, le tunnel ferroviaire sous
tale des sultans ottomans la vitrine le Bosphore inauguré en octobre.
clinquante de son pouvoir et de sa L’un des volets du scandale de cor-
mégalomanie. Les petits entrepre- ruption présumée qui remonte
neurs du BTP qui ont accompagné et jusqu’à l’entourage proche de Recep
financé l’ascension politique de l’AKP Tayyip Erdogan concerne également
en ont largement profité. C’est le cas l’administration du logement collec-
par exemple du consortium Cengiz- tif, le tout-puissant TOKI. Cet orga-
Kolin-Limak-Mapa-Kalyon, qui a nisme s’est mué en promoteur foncier
emporté l’appel d’offres de l’aéroport et immobilier ; il construit des stades
géant pour vingt-deux milliards d’eu- et des mosquées, préempte et

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spécule, le tout sans aucun contrôle corruption, environnement), l’ins-


administratif. De quoi constituer une tauration d’une Cour constitution-
caisse noire pour l’AKP. Le Premier nelle en mesure de juger la confor-
ministre avait placé à sa tête un ami mité des lois, la reconnaissance à
de vingt ans, originaire comme lui de l’opposition parlementaire, désor-
la région de Trabzon, Erdogan mais « composante essentielle de
Bayraktar. Ce dernier fut même l’Assemblée représentative », de dif-
nommé ministre de l’Urbanisme et de férentes prérogatives : autant d’élé-
l’Environnement en 2011. Avant de ments qui constituent une rupture
démissionner fin décembre, il a nette avec l’autocratisme et l’autori-
souligné que le chef du gouverne- tarisme antérieurs.
ment était au courant de toutes les L’affirmation du caractère civil
décisions prises par TOKI. La pour- de l’État (art. 2) basé sur la citoyen-
suite ou non de cette politique de neté, la volonté du peuple et la pri-
rente destructrice dépendra grande- mauté du droit est aussi un acquis.
ment du résultat des municipales du Mais si toute référence à la charia a
30 mars. finalement été écartée, le caractère
Guillaume Perrier ambigu de l’article 1 (la Tunisie est
un État libre, indépendant et souve-
rain, sa religion est l’islam, sa langue
est l’arabe et son régime la répu-
blique) déjà présent dans le texte de
1959 laisse la porte ouverte à l’in-
L’ESPOIR DE LA terprétation (l’islam, religion de la
CONSTITUTION Tunisie ou de l’État ?) ; le débat n’est
TUNISIENNE donc pas tranché !
De même, la garantie par l’État,
« gardien de la religion », des liber-
ESPRIT – La nouvelle Constitution tés de croyance, de conscience et du
tunisienne a été paraphée le lundi libre exercice des cultes (article 6),
27 janvier par les dirigeants du pays, aboutit à une rédaction alambiquée
deux ans et demi après l’élection de où l’État, tout en s’engageant à pro-
l’Assemblée nationale constituante téger le sacré, s’engage aussi à pros-
(ANC). Quelles sont les principales crire l’accusation d’apostasie… alors
avancées de ce texte, et les différences que l’article 31, pour sa part, garan-
majeures d’avec la précédente consti- tit les libertés d’opinion, de pensée,
tution, adoptée sous Bourguiba en d’expression, d’information et de
1959 et suspendue depuis mars 2011 ? publication. Enfin, résultat de longs
Édith LHOMEL – Les avancées marchandages, le rang « supra légis-
sont réelles et les innovations incon- latif et infraconstitutionnel » des trai-
testables, telles que la création de tés et engagements internationaux
cinq autorités constitutionnelles de (article 20) vient minorer un Préam-
régulation élues (médias, droits de bule qui, lui, reconnaît l’universa-
l’homme, élections, lutte contre la lité des principes des droits de

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l’homme. Pour leur part, les articles le parti Ennahda voulant d’entrée de
sur les droits des femmes (article 21, jeu, car fort de sa victoire électorale,
égalité en droits et devoirs dans la faire table rase du passé, a été nour-
sphère publique ; article 46, protec- rie par ces apports extérieurs. Dans
tion de ces droits acquis et engage- un pays doté d’une solide tradition
ment à les améliorer, égalité des juridique, la Constitution a été débat-
chances et parité dans la vie poli- tue en dehors de l’ANC, qui a en fait
tique et économique) ont, en formalisé dans les toutes dernières
revanche, le mérite de la clarté, mais semaines le texte via une commission
ces avancées n’englobent malheu- dite du consensus. Le terme est au
reusement pas la sphère privée. demeurant impropre car le texte
L’instauration d’un régime par- constitutionnel est le fruit d’un rap-
lementaire modéré par la possibilité port de force, le résultat de compro-
pour le chef de l’État (élu pour cinq mis où Ennahda a dû faire marche
ans au suffrage universel) de dis- arrière sur des aspects clés (« com-
soudre l’assemblée est une différence plémentarité » hommes-femmes,
majeure, tout comme le fait que la loi place de la charia, etc.) face à la
ne peut plus venir limiter l’exercice mobilisation citoyenne sans précé-
de droits garantis par la Constitution, dent que ses « ballons d’essai » ont
pratique courante sous les régimes de déclenché. Sans parler des manifes-
Bourguiba et surtout de Ben Ali. tations provoquées par deux assassi-
nats politiques où la foule a dit son
La Tunisie étant le premier pays arabe refus de se laisser diviser et enrégi-
à s’être doté d’une constitution, en menter dans un projet religieux.
1861, il y a une forte tradition de
La constitution est avant tout le
droit constitutionnel dans le pays.
produit de cette mobilisation paci-
Lors des travaux de la constituante,
fique durant plus de deux ans, les
pensez-vous que s’est mise en place
séances de l’ANC se déroulant sous le
une dynamique qui peut accompa-
regard vigilant de médias et d’asso-
gner des transformations de la culture
ciations. Jamais, depuis l’indépen-
politique tunisienne, une forme de
dance, le pays n’avait connu une telle
maturation politique ?
effervescence civique, qui traduit la
Il faut rappeler que ces travaux maturation démocratique d’une
pour une nouvelle constitution ont société marquée jusqu’alors par dif-
donné lieu à plusieurs projets (au férentes vagues de répression (1978,
moins six), dont les plus progres- 1982, 2008). Cette appropriation du
sistes ont été élaborés par des asso- politique par des franges entières de
ciations, des partis et l’Union géné- la population a révélé a contrario
rale tunisienne du travail (UGTT) combien le champ partisan était sorti
épaulés par des experts de droit affaibli de décennies d’autoritarisme.
constitutionnel indépendants. L’ANC, Le fait que ce soient, une fois de
confrontée au syndrome de la page plus, des acteurs de la société civile
blanche en raison notamment d’une (UGTT, patronat, Ligues des droits de
majorité parlementaire dominée par l’homme et avocats) regroupés en un

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quartet qui aient été en octobre 2013 tout en demeurant majoritaire à l’ANC
les artisans du Dialogue national en où, même divisé à différents moments
dit long sur l’immaturité des élites et/ou sur différents points, il n’en
politiques, même si les efforts de témoigne pas moins d’une discipline
regroupements partisans ou encore indiscutable.
les affrontements finalement pro- Ce retrait permet aujourd’hui à
ductifs au sein de l’ANC sont encou- Ennahda de prétendre se poser en
rageants. acteur politique modéré alors que
seul le rapport de force en sa défaveur
Si l’adoption de la Constitution est créé par la rue et par les artisans du
une avancée majeure, le climat poli- dialogue national est à l’origine de
tique en Tunisie est néanmoins tendu. cette pseudo-modération. Le précé-
Ennahda a été poussé vers la porte, et dent égyptien a également joué dans
le parti islamiste est lui-même divisé. ce recul tactique alors qu’en 2011-
Comment analyser cette expérience 2012, des ténors d’Ennahda, à com-
du pouvoir pour la formation issue mencer par Rached Ghanouchi, leur
des Frères musulmans ? leader, tenaient un discours de divi-
sion opposant bons et mauvais musul-
Si la Constitution est une vic- mans, croyants et impies. En situation
toire pour la Tunisie démocratique, de faiblesse, plaider pour toujours
nonobstant le fait essentiel que cer- plus de consensus devient la formule
taines interprétations de sa mise en attrape-tout qui permet de se dis-
œuvre dépendront évidemment du penser de rendre compte de sa gestion
rapport de force politique qui éma- mais risque aussi de gommer dange-
nera des prochaines élections ; la reusement les différences de fond en
nouvelle Loi fondamentale et, sur- termes de projet de société et de gou-
tout, le départ forcé d’Ennahda du vernance entre les forces politiques.
gouvernement sonnent comme une Certes, les clivages et frictions au
défaite de l’islam politique. Celui-ci sein d’Ennahda sont réels, mais ils
a reculé car il a été incapable de restent secondaires et ne produiront
convaincre, d’un point de vue doc- leurs effets au mieux que lors de la
trinal et pratique. Qu’il s’agisse des remise en ordre de bataille pour les
aspects sécuritaires, de la situation prochaines élections.
économique ou encore de la gestion
des affaires publiques, l’échec est Depuis la France, on suit surtout les
patent. Préempter l’appareil admi- évolutions politiques en Tunisie. Qu’en
nistratif quitte à l’affaiblir, abandon- est-il de la situation économique et
ner des espaces économiques entiers sociale ? La crise, qui a provoqué la
à l’activité informelle, tolérer pour révolution de 2011, semble toujours
ne pas dire plus l’action violente des aussi profonde. Y a-t-il encore des
ligues de protection de la révolution mouvements de protestation contre
et engager tardivement la lutte contre l’absence de débouchés économiques et
le terrorisme illustrent ce constat la dégradation des conditions de vie
d’échec. Celui-ci a obligé le parti d’une certaine frange de la popula-
islamiste à quitter le gouvernement tion ?

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Deux faits suffisent à illustrer Les budgets votés en 2012 en


l’ampleur de la dégradation : la nette faveur du développement des régions
aggravation du taux de déscolarisa- n’ont été dépensés qu’à hauteur de
tion et la réapparition de certaines 20 %. L’Observatoire social tunisien
épidémies dans les régions de l’inté- fait état de grèves générales à répé-
rieur où, par ailleurs, des bâtiments tition dans plusieurs gouvernorats
publics et des sièges locaux d’Ennah- (Siliana, Gabès, Gafsa) et de nom-
da ont été incendiés. Réactive aux breux mouvements sociaux (56 pour
débats de la constituante pour sa le seul mois d’octobre 2013) avec,
partie la plus mobilisée, la société pour principales revendications,
tunisienne a aussi témoigné d’une l’amélioration des conditions de tra-
lassitude et d’une indifférence cer- vail et le paiement des salaires.
taines à l’égard de ceux-ci, tant ces La marge de manœuvre est
deux dernières années ont été dures étroite pour le gouvernement Jomaa,
pour de larges pans de la population, même si cette étape importante de la
qu’il s’agisse du renchérissement du Constitution enfin franchie pourrait
coût de la vie ou du marasme sévis- redonner un minimum de confiance
sant dans le domaine de l’emploi. aux milieux économiques et inves-
L’effondrement des recettes touris- tisseurs étrangers occidentaux.
tiques, en raison notamment de la Propos recueillis par Alice Béja
gestion politique calamiteuse d’un
gouvernement davantage préoccupé
à se maintenir au pouvoir qu’à se
saisir des urgences économiques, a LE PORTUGAL,
provoqué la destruction de milliers
d’emplois. LA DÉMOCRATIE
ET L’EUROPE
Que les articles 131 et 133 de la
nouvelle Constitution instaurent le Pour marquer l’anniversaire de la
principe d’une décentralisation, révolution portugaise (25 avril 1974),
accordant enfin aux collectivités la revue Esprit, qui a accompagné
locales une certaine autonomie bud- avec attention la naissance des reven-
gétaire et un droit de regard sur leur dications démocratiques au Portugal
développement économique, est à et le développement de la culture
certains égards un progrès. Mais pas- démocratique, propose sur son site
ser du principe à de premiers résul- (www.esprit.presse.fr) une série de
tats tangibles, alors que le déficit textes issus de notre collection, ainsi
que deux textes inédits d’António Bar-
budgétaire avoisine les 7 % de PIB,
reto et de Guilherme d’Oliveira Mar-
exige un temps vécu comme de plus
tins sur la situation politique du pays.
en plus insupportable par les régions
les plus en difficulté car les plus Quarante ans après la « révolu-
délaissées, celles-là mêmes qui tion des œillets », presque trente ans
furent le berceau de la révolution de après l’adhésion du pays à l’Union
décembre 2010. européenne, malgré les effets de la

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crise économique et financière, la pris le chemin de la modernisation.


démocratie et l’Europe restent les Penseur hétérodoxe et critique des
références fondamentales pour le courants conservateur et commu-
Portugal. João Fatela l’avait souli- niste, Lourenço pensait qu’il fallait
gné pour les lecteurs d’Esprit : Jorge revenir au point de départ après une
de Sena, l’écrivain portugais, histoire faite de voyages et d’aven-
distingue dans un poème écrit en tures à travers le monde. La diaspora
19711 les « véritables » révolutions portugaise est nombreuse et diverse.
qui se terminent en compromis et Elle prit de l’ampleur avec les mou-
celles qui ne commencent ni ne se vements migratoires vers les Amé-
terminent2.
riques et, à partir des années 1960,
Où situer le Portugal ? vers la France et l’Allemagne. L’Eu-
Deux raisons expliqueraient d’em- rope et la démocratie étaient donc les
blée, poursuit Fatela, les compromis deux faces de la médaille, suscep-
qui rythment la vie portugaise. Tout
tibles de mobiliser les Portugais en
d’abord une situation économique
préoccupante. Ensuite le souci de marche vers la liberté promise. Mário
sauvegarder et d’étendre les valeurs Soares comprit la nécessité de lier
démocratiques, qui apparaissent ces deux références dans un projet
comme l’acquis fondamental du politique d’ouverture et de stabili-
25 avril 19743. sation qu’il appela « l’Europe avec
Le problème persiste aujourd’hui. nous ». Ernesto Melo Antunes joua
L’idée de compromis constitutionnel un rôle complémentaire important
et politique présente une double en affirmant, le 25 novembre 1975,
face : une stabilisation nécessaire et quand fut vaincue la dernière tenta-
un conformisme pervers… tive des militaires radicaux, que le
pluralisme et la démocratie devaient
être défendus, avec toutes leurs
La fin conséquences. Et João Fatela
d’une peur millénaire d’affirmer :
Si la démocratie ne se construit pas
Comme l’a remarqué Eduardo sans compromis, seul l’exercice col-
Lourenço, le rôle joué par la question lectif de la liberté la rend possible5.
coloniale dans l’éclosion de la révo-
lution portugaise fut essentiel4. Avec Il cite alors une phrase d’Agustina
les trois « D » de la révolution Bessa-Luís, à ses yeux l’une des
– Démocratisation, Développement réflexions les plus lucides sur la révo-
et Décolonisation –, le Portugal a lution portugaise :
Il ne s’agissait pas d’une révolution
dans le sens que chacun voulait
1. Jorge de Sena, Poesia III, Moraes Edi-
tores, 1978. bien lui donner, de celui du
2. João Fatela, « Brumes sur l’espoir. triomphe d’une classe sur une autre,
Aspects d’une démocratisation », Esprit, jan- par exemple, mais de quelque chose
vier 1979. de plus profond peut-être, de la fin
3. Ibid.
4. Voir son entretien récent dans Esprit :
« La culture européenne vue du Portugal », 5. J. Fatela, « Brumes sur l’espoir… »,
juin 2013. art. cité.

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d’une peur millénaire, du mépris économique de production aux objec-


de soi-même6. tifs de convergence sociale. Car la
cohésion économique, sociale et ter-
ritoriale de l’Europe doit être repen-
Une crise profonde sée en exigeant des gouvernements
Au cours des quarante dernières de l’Union une coordination des poli-
années, des aspects significatifs de tiques d’investissement et d’emploi et
l’évolution politique et sociale de la une place accordée aux valeurs et
société portugaise ont émergé : (a) le aux intérêts communs.
progrès démocratique et l’idée euro-
péenne sont intimement liés, avec Comment le Portugal voit-il son
une convergence d’indicateurs éco- avenir aujourd’hui, débarrassé des
nomiques, culturels et de dévelop- mythes de son passé impérial ? La
pement (éducation, science, santé et globalisation est le terme d’un long
sécurité sociale) ; (b) cette évolution chemin d’ouverture et de contact
a été marquée par l’accomplissement entre des cultures différentes, à
des conditions qui ont permis au Por- l’échelle de la planète. Mais la crise
tugal (à côté de l’Espagne) d’être l’un que nous vivons nous oblige à tirer
des pays fondateurs de l’euro ; des leçons : d’une part, l’idée de pro-
(c) cependant, la croissance de la grès illimité est mise en cause ;
consommation publique et privée, la d’autre part, les inégalités se sont
baisse du prix du crédit et la réduc- accrues, mettant en échec la
tion de l’épargne ont entraîné confiance dans l’action politique et les
l’aggravation du déséquilibre des idéaux de justice. Une vision enchan-
comptes extérieurs ; (d) depuis 2002, tée de l’Histoire n’est pas légitime, le
l’économie portugaise rencontre ainsi passé ne se projette pas dans le pré-
des difficultés de croissance écono- sent. Saramago, António Lobo
mique et de productivité ; (e) la crise Antunes, Lídia Jorge, Dulce Maria
financière internationale a des réper- Cardoso parlent de ce défi de com-
cussions négatives sur la situation préhension et de volonté. E. Lou-
portugaise, notamment en ce qui renço assume l’héritage critique des
concerne le chômage et la dette intellectuels portugais, en défendant
publique. l’exigence d’un pays moderne. Mais
on ne peut faire aujourd’hui la même
Dans la période récente, avec la
critique des institutions et des savoirs
crise des dettes souveraines, un
que les romanciers portugais du
important effort a été réalisé pour
XIXe siècle. Car Camilo Castelo
améliorer les paramètres de la
Branco et Eça de Queiróz rompaient
rigueur budgétaire et de la conver-
surtout avec le fatalisme du retard
gence sociale (selon le traité de Lis-
pour dire, comme le disciple de
bonne), mais l’évolution montre le
Michelet et de Proudhon, Antero de
besoin de mieux adapter la capacité
Quental, que les peuples de la pénin-
sule Ibérique avaient besoin d’un sur-
6. Agustina Bessa-Luís, Crónica do Cru-
zado Osb, Porto, Guimaraes & C. a Editores, saut civique et politique qui établirait
1976, p. 31. les bases d’une attitude de rupture.

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La recherche favoriser la consolidation du projet


d’un nouveau compromis européen et de ses institutions, qu’ils
doivent rechercher une démocratie
Après la crise de la dette portu- mieux organisée et davantage de
gaise et l’opération de sauvetage de citoyenneté. Le moment actuel, avec
la « troïka » (Commission euro- l’anniversaire de la révolution, est
péenne, BCE et FMI) dues à la pres- fait de tension et d’espoir. L’austérité
sion des marchés internationaux, on de ces dernières années, qui a mar-
peut se demander si le « rêve euro- qué le pays, doit être complétée par
péen » n’a pas perdu ses couleurs. Un la justice et la légitimité démocra-
nouveau défi est lancé – celui de tique. Il faut écouter de nouveau
trouver le chemin d’une démocratie Jorge de Sena : le compromis poli-
fondée sur un nouveau compromis tique et social, fait de respect et non
entre l’ouverture cosmopolite et uni- de mépris, de volonté et non de peur,
versaliste d’une « société ouverte » et doit, une fois de plus, être privilégié.
la nécessité d’un équilibre entre la Guilherme d’Oliveira Martins
rigueur et la justice économique et
sociale. Eduardo Lourenço, encore
lui, déclare :
Nous, Européens, avons cessé d’être
comme pendant des siècles, une MOURIR
pluralité de nations et de peuples, DANS LA RUE
potentiellement ou imaginairement
maîtres de leurs destins, bien que Le mendiant date de la plus
l’illusion de l’être soit plus forte que haute antiquité, comme la rue,
le démenti permanent qui, par la comme le soleil1. Il date des contes
force des choses, nous est infligé.
Sans surprise, cette dissolution d’en-
anciens, orientaux et septentrionaux,
tités souveraines classiques que il est là, au coin des vieux récits
nous appelions nations est compen- bibliques et épiques. Il est une figure
sée par les revendications de micro- typique de nos imageries sur le social
identités violentes ou de super-iden- et « la vie », en tant qu’espaces de
tités symboliques […]. Personne ne perdition possible. Il n’est pas un
sait si, sous des vestiges d’archaïsme invisible. Ou plutôt, il est tellement
tribal d’une nouvelle espèce, un exposé aux regards collectifs depuis
monde à la fois globalisant et pro- « la nuit des temps » qu’il en est
fondément fragmenté s’annonce7. réduit à sembler n’être que ce qu’il
Voilà où nous en sommes. Reve- apparaît – et même à n’être que ce
nus en Europe, dans un continent qui s’est épaissi à sa propre surface,
en crise, les Portugais, depuis long- un être à la limite de la chose, et qui
temps ouverts sur le monde, savent bouge encore. Finalement, il fait par-
qu’ils doivent retrouver la capacité à
affirmer leur volonté collective et
1. « L’homme date de la plus haute anti-
quité, comme le soleil », expression souvent
7. Préface à l’édition de 2000 de le Laby- répétée par Alexandre Vialatte dans ses chro-
rinthe de la Saudade, Lisbonne, Gradiva. niques.

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tie de la famille des invisibles : les les espaces périurbains en extension


trop visibles. Il se multiplie en temps sauvage autour des grandes capitales
de crise ou de totalitarisme mafieux. du monde entier3 – ruines de sta-
Il ne se voit plus quand la misère est tions essence, vieilles usines, bords
majoritaire dans les pays où la sau- des périphériques, soubassement
vagerie de l’inégalité est la norme – d’autoroutes, tunnels hurlants, par-
ce dont l’Europe se veut sortie. kings extrêmes, etc. L’errant du
Proche du pauvre extrême, il est ce dehors est plus à l’aise en grande
misérable qui tend la main vers le ville qu’en petite bourgade où il est
carrosse. Le stéréotype du clochard trop visible, donc chassé. Il veut se
est une performance de notre culture, perdre, se noyer dans le monde des
il est assez bien ficelé : sa présence autres et non pas faire le zouave seul
insupportable est consentie en tant près de l’unique fontaine du village
qu’emblème de la dure réalité éter- devant l’église. D’où ce sentiment de
nelle du social à laquelle on échappe l’habitant de nos grandes villes
en passant tout près, sans même trop contemporaines, pendant ses
détourner le regard ni la trajectoire. vacances d’été où il veut retrouver
Le mendiant change de nom, il villages d’antan et rêves de Sud, qu’il
devient « Sans domicile fixe », « Per- n’y a plus tous ces mendiants dans
sonne à la rue » ou « Habitant du les ruelles : le clochard n’appartient
dehors », comme on veut, mais le pas au monde des vacances d’été, le
son de son patronyme s’est éloigné de monde comme il devrait être et qui
son propre visage. Personne ne pense serait au Sud, au bord d’une plage –
à ce nom propre, même pas lui. Il n’a ce symétrique inverse du périphé-
souvent qu’un prénom-surnom, rique parisien un matin de novembre.
« Ricou », « Frédo »… Dans nos C’est pendant l’année et en grande
sociétés, il préfère la ville, l’espace ville qu’il est là, comme signe et
périurbain rempli de lieux sans défi- preuve que le réel n’est pas un rêve.
nitions, contrairement à son vieux
cousin tout aussi ancien que lui, mais Les mendiants
moins misérable, le vagabond en che- meurent aussi
min de jadis, allant comme Georges
Navel2 de petits boulots en petits Un vieux problème ne meurt
boulots (agricoles surtout), selon les jamais, et sa solution attendra. Donc
saisons. Maintenant, l’errant de la le mendiant ne meurt pas puisqu’il
rue cherche le cœur historique des est toujours là, dans la stagnation de
grandes villes où circulent « les son ombre présente, de son « être
gens » le jour, et la nuit tous les là » physique : sa situation a dévoré
recoins possibles un peu cachés. Ces toute son identité, contrairement au
lieux potentiels situés hors regard promeneur intéressant derrière ses
d’autrui et dans les trous d’occupa- lunettes noires…
tion du sol sont plus nombreux dans
3. Voir Olivier Mongin, la Ville des flux.
2. Georges Navel, Travaux, Paris, Stock, L’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine,
1945. Paris, Fayard, 2013.

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Le cliché du clochard : il n’a pas munes d’appliquer l’injonction légale


beau poil. Il a coulé vers le fond, il a d’inhumer avec décence les démunis
dérivé, chuté, il s’est échoué sur le n’arrangeant pas les choses.
pavé, bien bas. Il est cuit, dans ce Depuis, ce collectif tente de
chaudron du dehors. La cuisson est retrouver les personnes décédées de
physique, par le chaud et le froid, la rue, leurs noms, leurs proches. La
l’alcool souvent, et le tabac, sa brû- collecte des informations sur les
lure – et comme fond de sauce, une décès est encore artisanale, au coup
torture spéciale, cette forme de soli- par coup des informations venues des
tude de la peau exposée à tous vents, associations, de la médecine légale,
non protégée. Cette solitude due de la police. Petit à petit, leur action
aussi au manque d’arrières et de une fois reconnue, les diverses
replis use le corps dans une alerte sources possibles vont rassembler et
permanente. Les prunelles du clo- leur envoyer des données de plus en
chard cherchent la rencontre des plus complètes. Ce n’est pas encore le
yeux d’autrui, mais leur nid d’épines cas. En 2013, ils ont compté 480 per-
et de ronces qui empêche la pau- sonnes mortes de la rue, c’est-à-dire
pière de se fermer fait trop peur. À dont la mort est liée au mode de vie
peine quelques jours de vie dehors et impliqué par leur situation. Mais des
la cuisson commence (deux jours, chercheurs de l’Insee en supposent le
avait dit l’Abbé Pierre) : elle durcit double. Ils ont aussi eu des informa-
une surface stratifiée du corps, qui tions sur des décès non comptabilisés
devient informe. Cette image du clo- des années précédentes.
chard est puissante : il n’est que ce Une fois par an5, ils lisent la
qu’il apparaît, c’est-à-dire ce qu’il liste des Morts de la rue et essayent
doit être, l’image de ce qu’il ne faut de trouver les formes d’une manifes-
pas être. Il ne meurt pas puisqu’il tation qui célèbre et aussi dénonce.
n’existe pas en tant que sujet, avec un Lire les noms est un moment étrange,
patronyme et un visage, une vie terrible :
propre – adjectif étrange dont tous les
sens l’excluent. Un homme, 57 ans, est mort le
13 janvier 2013 dans un box non
Tout le monde, les passants, les loin du gymnase de Sainte-Gene-
autorités, avait oublié qu’un jour eux viève-des-Bois.
aussi meurent4. Et en effet, avant le
travail du collectif « Les morts de la Un homme, 40 ans, est mort le
rue », créé il y a une dizaine d’an- 31 janvier 2013 dans une cave de la
rue Delattre-Tassigny à Roubaix
nées, les morts de la rue, même s’ils
mouraient à l’hôpital, étaient jetés Une femme très jeune est morte le
sans chichi dans des fosses com- 2 février dans un squat d’Avignon.
munes. Le refus fréquent des com- Béni, 12 ans, est mort le 12 mai
2013 dans une usine désaffectée,
4. Sauf le médecin, anthropologue et psy- rue Audibert à Lyon.
chanalyste Patrick Declerck, dans son livre
extraordinaire les Naufragés. Avec les clochards
de Paris, Paris, Pocket, coll. « Terre humaine », 5. Cette année, c’est le 18 mars, place de
2003, et les associations proches du terrain. la République à Paris, de 13 heures à 19 heures.

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Journal

Damien, 28 ans, est mort en février sortie. Mais la caméra a cadré un


à Rennes. visage dans cette ouverture carrée
La liste est instructive : diver- au fond du tunnel flashé par les
sité d’âges et de sexes. Il y a aussi phares de temps en temps. Un visage
trois enfants entre trois et huit ans ; hagard, un peu grimaçant.
pour la première fois en 2013, un Une mauvaise nouvelle de plus :
enfant de quatre ans, Rom, est mort. celle de ce choix d’un endroit infer-
Les personnes à la rue meurent en nal de dureté morne, habituelle, au
moyenne à quarante-neuf ans. Ce fond d’un tunnel routier comme si
que dit la liste, c’est que la vie dans souvent, un trou dans le béton, une
la rue détruit, tue, massacre hommes, cavité derrière la paroi, comme abri.
femmes et enfants, à petits feux et Lorsqu’il y a encore le ciel, peut-
grands froids, et dans une souffrance être que la phrase de Camus peut
chronique : on ne sort pas plus faci- s’entendre, qui parle de « cette
lement de cette vie qu’on ne l’ac- cruelle liberté rencontrée au fond du
cepte. plus extrême dénuement ». Mais
Les morts de la rue sont en fait dans ce tunnel, non, il n’y a plus rien
extrêmement singuliers, divers, qu’une phrase puisse sauver. Il n’y a
contrairement au stéréotype brossé que ce noir plombé et troué par
ci-dessus. Dès l’écoute de son nom, l’aveuglement des phares, clignote-
ou de la date, du lieu de son décès, ments risibles, rires inaudibles, des
données même incomplètes, laco- points rouges au dos du bolide passé.
niques, la possibilité s’ouvre d’une À quel point tous ces gens dans leur
personne, d’un destin, d’une vie. voiture sont là et ne sont pas là, je
crois que c’est impossible à penser.
Le cadre le moins habitable de la
Une solitude sans fond ville est choisi par une solitude d’un
Dans le grand film de Claus genre spécial : une solitude qui n’est
Drexel, Au bord du monde6, réalisé à pas un état stable mais une substance
partir de rencontres avec des per- mouvante et destructrice de tout
sonnes vivant dehors dans Paris, il y sens : elle est alors la puissance
a une image qu’on ne peut plus chas- d’anéantissement progressif de tout
ser : en plein milieu d’un tunnel rou- ce qui, à l’intérieur d’un sujet vivant,
tier très emprunté, sur une paroi, on voulait s’adresser un jour à un autrui.
voit comme une béance carrée, un Cette forme de solitude sans fond – à
trou, une lucarne ouverte sur du noir, force de s’amplifier dans toutes les
il y a donc un espace vide là der- dimensions avec ce mode de vie –
rière ? Au milieu de ce tunnel, on se détruit le désir de penser le bout du
sent en son fond ; le temps du tunnel tunnel, son trou de lumière, vers
du périphérique parisien est celui lequel marcher. Elle massacre aussi
du trou noir : accéléré, aspiré vers la le vieux geste humain irrépressible
de lever le visage vers quelqu’un ou
6. Claus Drexel, Au bord du monde. Sorti quelque chose. Faut-il en avoir fini
en salles le 22 janvier 2014. avec le vouloir voir. J’entends déjà :

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Journal

« Encore un schizophrène, un pas, « c’est bon », mais « c’est gour-


dément, un débile, un vieux con dont mand ». Quand vous êtes aux four-
le peu de neurones est cramé par neaux, vous vous surprenez à penser :
l’alcool… etc. » Peut-être, mais c’est « Aujourd’hui, je vais sublimer la
aussi un visage, des mains, une saucisse-purée. » Le vocabulaire des
épaule, on dirait un portrait volé par émissions culinaires s’insinue déli-
la caméra et qui ne sera jamais peint, catement dans votre quotidien.
une figure d’un cauchemar d’ici et de En France, c’est entendu, on
maintenant. aime la nourriture. Le « repas gastro-
On croyait tout connaître, mais nomique » a été inscrit en 2010 au
ce portrait volé au néant, cadré dans patrimoine immatériel de l’Unesco,
un trou d’une paroi d’un tunnel auto- l’« art de vivre » à la française conti-
routier très bruyant, il fallait éviter de nue d’attirer touristes et profession-
voir, détourner les yeux à la vitesse nels, et nombre de conversations sur-
de la lumière, de la bagnole, de son prises au coin d’une rue ou à la table
phare en fuite. Trop tard, une seule d’un restaurant portent sur la nour-
séquence, sans paroles, assez brève, riture. En France, on aime aussi les
différente du reste de ce film qu’il concours. Ou, si on ne les aime pas,
faut aller voir, fait irruption dans le on est souvent forcé de les passer.
monde, elle en élargit l’éventail cala- C’est la célèbre « méritocratie ». Vous
miteux. S’il meurt là-dedans, tom- voulez être enseignant ? Concours.
bant derrière sa lucarne dans le trou, Vous voulez faire une école de com-
qui entendra son cri dans ce vacarme merce/d’ingénieur ? Concours. Vous
des moteurs ? Qui viendra le cher- voulez être facteur ? Concours.
cher à pied ? Qui sentira l’odeur de Deux obsessions nationales, qu’il
sa mort noyée dans les gaz d’échap- ne s’agissait que de combiner. C’est
pement et filtrée par les airs condi- ce que fait Top chef, émission franco-
tionnés ? belge diffusée depuis 2010 sur M6,
et dont la cinquième saison a débuté
Véronique Nahoum-Grappe le 20 janvier 2014. Le concept : des
candidats, tous cuisiniers profession-
nels (contrairement à Master chef,
sur TF1, où les candidats sont ama-
teurs), s’affrontent dans des épreuves
TOP CHEF, en temps limité, puis sont évalués par
L’EXCELLENCE un jury de chefs reconnus. Chaque
semaine, un candidat est éliminé. Le
À LA FRANÇAISE ? gagnant remporte un chèque de
100 000 euros et les opportunités
Que vous soyez au restaurant ou professionnelles qui viennent avec
que vous achetiez un sandwich dans le fait d’avoir été en contact avec des
la rue, on ne vous souhaite plus un professionnels prestigieux et des mil-
« bon appétit » mais une « bonne lions de téléspectateurs.
dégustation ». Lorsque vous invitez
des gens à dîner, ils ne vous disent

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Journal

Sublimer la téléréalité candidats cuisinent sur fond de


musique de film d’action. Ils ne mar-
Le « concept » Top chef vient des chent jamais, ils courent : vers le
États-Unis. Comme ceux du Loft ou garde-manger, vers leurs fourneaux,
de la Star Academy, il a ensuite été du four au frigo, du frigo à leur plan
décliné dans plusieurs pays, sur le de travail…, ce qui donne opportu-
même format que l’émission initiale nément lieu à des collisions, des bris
(épreuves récurrentes comme la de verre, des casseroles brûlées. Ils
« guerre des restaurants », temps doivent faire face à des ennemis
limité, processus d’élimination, atmo- redoutables : le siphon (dans lequel
sphère surdramatisée) mais avec des ils tentent de faire des espumas, et qui
variantes. En France, par exemple, ne fonctionne jamais), la gelée (qui ne
les émissions durent plus longtemps prend pas ou qui prend trop bien) et
qu’aux États-Unis et en Australie la mandoline (au moins un candidat
(alors même qu’elles comptent moins par saison y laisse un morceau de
de coupures publicitaires) ; l’accent doigt). Ils sont placés dans des condi-
est davantage mis sur la cuisine que tions de cuisine extrême, dignes
sur la dimension « téléréalité » (par- d’émissions de « survie » comme Koh
cours personnels des candidats, dra- Lanta : dans un château sans électri-
matisation des conflits, construction cité ni gaz, dans un pré, uniquement
de personnages…) ; et, malgré la à l’aide d’un chaudron et d’un feu de
diversité des produits proposés aux bois, et – pire que tout – dans les
candidats et l’insistance sur la appartements de particuliers, sans
dimension très contemporaine de leur leurs outils professionnels.
cuisine, les chefs répètent que la Les candidats sont sélectionnés
cuisine française est avant tout une sur leur niveau de cuisine, mais aussi
cuisine de produits, une cuisine de – comment ne pas le penser – sur
terroir. Régulièrement d’ailleurs, les leur histoire. Le petit génie qui
candidats sont appelés à « revisiter » souffre d’une maladie orpheline, le
un classique de la gastronomie fran- jeune Congolais réfugié, la tête
çaise (blanquette de veau, char- brûlée devenue chef à Dubaï qui veut
treuse, choucroute, cassoulet…). enfin être reconnu en France, le chef
Top chef reste malgré tout une étoilé qui se met à l’épreuve. Pathos,
émission de téléréalité, bien que le soif de revanche, envie de « se
terme ait beaucoup changé depuis prouver des choses », tout y est. Y
les premiers épisodes du Loft. Il ne compris la dimension internationale
s’agit pas ici de télé d’enfermement, (candidats belges, hollandais, québé-
même si les « cuisines de Top chef » cois…) et un vernis social et huma-
sont présentées comme un lieu nitaire : il y a deux ans, le thème de
mythique dans lequel les candidats l’émission était « cuisiner dans la
doivent mériter leur entrée. On ne crise », et les candidats étaient invi-
suit pas les candidats au jour le jour ; tés à accommoder des restes, ou à
chaque émission est un condensé de cuisiner des produits sans rien jeter.
plusieurs jours d’épreuves, chaque Cette année, ils organiseront un repas
épreuve est savamment montée. Les de charité dont les profits seront

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Journal

reversés à une association permettant sont d’ailleurs en moyenne plutôt


à des enfants issus de milieux défa- plus âgés, même si, les cuisiniers
vorisés d’aller voir la mer pour la commençant très tôt leur carrière,
première fois (les enfants étant bien cela permet d’avoir un éventail assez
entendu filmés et leur gratitude large (entre 18 et 39 ans). Ils sont
envers Top chef dûment enregistrée et également plus habitués à recevoir
diffusée à l’antenne). des critiques et sont capables de
Mais l’émission se concentre sur- « résister » aux commentaires du jury
tout sur l’exploit gastronomique, sur (sans systématiquement fondre en
la promotion de la cuisine à la fois larmes). De plus, le niveau de la
comme art de vivre, comme milieu et compétition monte tous les ans, en
comme discipline. Un milieu de gens même temps que le nombre de cui-
souvent issus de familles modestes siniers qui tentent d’accéder à l’émis-
(Thierry Marx, qui fait partie du jury, sion (plus de 2 000 cette année selon
a lui-même grandi dans une HLM de M6). Tout cela explique que le public
Ménilmontant), ayant eu des diffi- de Top chef est sans doute un peu dif-
cultés à l’école, des problèmes de férent que celui d’autres émissions de
comportement… Et qui ont décou- téléréalité : plus bobo, plus hype, cri-
vert la passion et la discipline pen- tiquant facilement la télévision tout
dant leur apprentissage. Top chef est en exceptant de cette critique les
en effet un étrange mélange de pro- émissions qu’il affectionne. Et, évi-
motion de la réussite individuelle « à demment, il s’agit d’un public fasciné
l’américaine » (je peux le faire) et par la nourriture, qui, quand il le
de méritocratie « à la française » peut, se paye un « gastro », atroce
mâtinée de corporatisme. Les « oui abréviation qui désigne un restau-
chef » fusent, les candidats ne remet- rant gastronomique, mais qui, pour le
tent jamais – ou très rarement – en commun des mortels, évoque d’autres
cause une décision du jury, ils sont images bien moins plaisantes…
habitués à ce qu’on leur donne des
ordres et obtempèrent sans trop Le bonheur
rechigner. La notion de corps est éga-
lement très présente, notamment est dans le plat
lorsque interviennent des chefs au Ces dernières années, on a vu
col bleu, blanc, rouge, lauréats du fleurir les émissions de cuisine. La
concours du Meilleur Ouvrier de Star Academy de TF1 (défunte en
France (MOF) ou ceux qui sont étoi- 2010 puis reprise par NRJ12, et
lés. De nombreux candidats ont déjà
aujourd’hui suspendue au bon vouloir
passé divers concours, manière de
de la TNT) et la Nouvelle Star de M6
tester leurs propres capacités tout
(qui a elle aussi migré, sur W9) se
en se comparant aux autres.
sont vues remplacées par Masterchef
Contrairement à ceux d’autres et Top chef. Au milieu des classiques
émissions comme la Star Academy ou – Un dîner presque parfait, diffusé sur
la Nouvelle star, les candidats de Top M6 depuis 2008 – surgissent régu-
chef sont tous des professionnels ; ils lièrement de nouveaux concepts : le

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Journal

Meilleur Pâtissier, la Meilleure Bou- siniers. Ce souci de la nourriture va


langerie de France, toujours sur M6, de pair avec la remise en question
Qui sera le prochain grand pâtissier ? des techniques de production indus-
sur France 2. Même Arte s’y est mis, trielles de l’agroalimentaire, le déve-
avec Repas de fête, diffusée en loppement du bio, le désir de retrou-
décembre 2013. Que cette soudaine ver les produits de saison, la crainte
abondance de nourriture télévisée des scandales alimentaires type
coïncide avec la crise n’est sans « vache folle » ou « grippe du pou-
doute pas un hasard. Comme l’écri- let ». Il s’inscrit également dans une
vait Jean-Louis Schlegel dans ces culture nationale de promotion du
colonnes en 2010 : « bien manger », qui sous-entend une
La passion culinaire reflète peut- lutte contre l’américanisation des
être l’angoisse de manquer, d’être pratiques gastronomiques, et notam-
vraiment touché au corps par la ment contre la progressive disparition
crise, mais sans doute plus encore du déjeuner au profit de la pause
l’envie de l’oublier et de l’enterrer et
sandwich. Si la cuisine de rue et les
de croire de toutes ses forces que le
pire n’est pas sûr1. produits venus des États-Unis (bur-
gers, hot dogs, cookies, muffins,
Dans un climat économique brownies ou cupcakes) sont très en
morose, dans une atmosphère poli- vogue dans les émissions culinaires,
tique délétère, dans un contexte où on en propose des versions « artisa-
les territoires de consensus semblent nales », fondées sur des produits
se faire de plus en plus rares, la cui- sains, à mille lieues de la « mal-
sine est à la fois une nécessité (il bouffe » qu’ils représentent à
faut bien manger), une occupation l’origine.
(on se met aux fourneaux pendant
les week-ends pluvieux), un sujet de La nourriture devient un objet
conversation et une fierté nationale. culturel à part entière, un élément
C’est aussi, aujourd’hui, un mar- fondamental de la vie, pour ceux qui
ché conséquent. D’innombrables peuvent se permettre de manger bien,
livres de cuisine paraissent, et sou- de manger beau, de manger bio. Cela
vent se vendent bien, dans un climat a même donné lieu à une mode, le
pourtant difficile pour l’édition. Ils food porn (que l’on pourrait fort lai-
sont assortis de gadgets divers et dement traduire par « porno gastro »),
variés (moules à muffin, mini-cha- des photographies où la nourriture est
lumeaux pour crèmes brûlées), pro- mise en scène de manière à en faire
mettent de manger bien, mieux, pour un objet glamour, sensuel, qui excite
pas cher, pour maigrir, pour se faire les papilles de celui qui les regarde.
plaisir… Les rayons des magasins Ces photographies s’étalent dans des
s’ornent de siphons, de mandolines, magazines et des livres spécialisés,
de poches à douille, pour satisfaire mais aussi sur les réseaux sociaux :
toutes les envies des apprentis cui- les gens prennent des photos des
plats qu’ils mangent au restaurant, de
1. Voir Jean-Louis Schlegel, « Faire bonne ceux qu’ils cuisinent eux-mêmes ou
chère dans la crise », Esprit, octobre 2010. dégustent chez des amis. Une pro-

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Journal

portion non négligeable des clichés tion qu’elle apporte aux futurs grands
publiés sur Instagram (réseau social chefs (« c’est la recette de ma grand-
de partage de photos) est ainsi consa- mère », « c’est ma mère qui m’a tout
crée à la nourriture. appris »), est systématiquement mise
en opposition à la cuisine « gastro-
nomique » telle que la pratiquent les
Les chefs et la ménagère chefs. Dans une des premières sai-
sons, Thierry Marx (sans doute
C’est cette dimension visuelle
« recadré » depuis) disait régulière-
qui prime évidemment dans les émis-
ment, lorsqu’un plat était trop gros-
sions sur la cuisine, et en particulier
sier, trop mal présenté, « c’est de la
dans Top chef. Il pourrait en effet
cuisine de ménagère, ça ». L’émission
sembler étrange que l’on apprécie
ne s’adresse donc pas à la fameuse
tant des programmes qui, après tout,
« ménagère de moins de cinquante
ne nous permettent ni de goûter, ni de
ans ». Et, même si elle se veut hype,
toucher, ni de sentir tous ces jolis
à la mode et dans l’air du temps, elle
plats qu’on nous mitonne. Au départ,
reflète bien le monde de la cuisine,
les émissions culinaires, souvent pro-
principalement masculin. Lorsque
grammées à l’heure des repas,
l’on nous présente les parcours, per-
avaient pour but de montrer des
sonnels et professionnels, des can-
recettes que les téléspectateurs pou-
didats, on s’aperçoit souvent que ces
vaient reproduire chez eux – c’est
génies des fourneaux laissent le soin
encore le cas de nombre d’entre elles.
à leurs compagnes de cuisiner à la
Ce qui compensait la frustration de
maison… Et, dans l’épreuve de la
ne pas pouvoir goûter ce que les ani-
« fête des voisins », on les découvre
mateurs préparaient, c’était de le
démunis face à des cuisines non pro-
refaire chez soi, avec plus ou moins
fessionnelles, comme s’ils n’avaient
de succès. Dans Top chef, cependant,
jamais mis les pieds dans la leur.
ce n’est pas cela qui compte, même
si régulièrement l’animateur propose Le succès de l’émission tient à
de se rendre sur le site internet de l’indéniable qualité du jury, au
l’émission pour y retrouver une niveau élevé des candidats et au fait
recette vaguement dérivée des que c’est la cuisine, et non les indi-
épreuves données aux candidats, vidus, qui en est l’objet principal.
simple et facile à faire. Car si Top chef Lorsque l’on part sur une bonne idée,
popularise la cuisine, il ne la rend qu’on la rend à la fois gourmande et
pas populaire : il ne s’agit pas, pour graphique, qu’on engage beaucoup
nous téléspectateurs, de devenir des de travail et que l’on joue sur les
grands chefs. Mais de nous donner textures, en apportant un petit twist,
envie d’aller dans leurs restaurants, on arrive à sublimer la téléréalité
de nous faire saliver sur la beauté pour aboutir au rêve de tout annon-
(parfois époustouflante, il est vrai) ceur : la fusion totale entre le pain et
de leurs compositions. les jeux.
D’ailleurs, la cuisine familiale, si
elle est souvent louée pour l’inspira- Alice Béja

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BIBLIOTHÈQUE
REPÈRE

Le théâtre questions que soulève la pratique du


théâtre. Adoptant tour à tour le point
et ses spectateurs de vue de l’enthousiaste (l’« amour »)
Coïncidence ou préoccupation et du sceptique (le « désamour »), il
aujourd’hui brûlante, trois ouvrages se garde de donner des réponses défi-
et un numéro de revue parus en 2013 nitives. Que faire de plus, en effet,
interrogent la relation entre le théâtre dans un domaine sujet à controverse,
et ses spectateurs. La question peut sinon d’exposer le plus honnêtement
en effet se poser, alors qu’un certain possible les arguments des uns et
théâtre postdramatique semble bien des autres. Ce qui n’empêche pas
souvent ne vouloir s’adresser qu’à d’apporter des précisions utiles à
une petite chapelle assoiffée de tous. Par exemple que le théâtre n’est
modernisme. Les ouvrages examinés pas un art, si on définit ce dernier
ici ne se limitent pas, néanmoins, à comme un « manque » (la musique
une interrogation sur le seul théâtre ne fait pas appel à l’image, la pein-
contemporain. ture au mouvement, etc.). En effet, au
théâtre, ce sont bien des humains en
chair et en os qui s’exhibent et repré-
Héritages et innovations sentent des situations concrètes,
Dans son dernier livre, Georges même si le plus souvent imaginaires.
Banu ne se contente pas de résumer Une telle incarnation n’est d’ailleurs
son expérience de spectateur. Il pose pas sans poser problème, lorsque
sur un mode accessible à tous les l’être de chair qui représente tel ou

À propos de…
• Georges Banu, Amour et désamour du théâtre, Arles, Actes Sud, coll.
« Le temps du théâtre », 2013.
• Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique
aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013.
• Nancy Delhalle (sous la dir. de), le Théâtre et ses publics. La création
partagée, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013.
• « Le mauvais spectateur », Alternatives théâtrales, no 116, coédition avec
l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca.

219 Mars-avril 2014


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Bibliothèque

tel personnage ne correspond pas à mure inaudible, il y a un juste milieu


l’idée que s’en faisait le spectateur : dont on ne saurait trop s’écarter.
hypothèse d’autant plus plausible Le livre de Banu évoque bien
dès lors que certains metteurs en d’autres débats qui divisent les spec-
scène se refusent par principe à tateurs comme les professionnels.
recruter des comédiens sur la base de Ainsi, faut-il conserver le « rideau
leur « emploi ». rouge » qui instaure d’emblée une
Si le théâtre est la vie, il est séparation entre la scène et la salle,
comme elle éphémère et non repro- ou faut-il, comme c’est devenu cou-
ductible à l’identique. On peut rant, le supprimer en signe de refus
accepter ce fait, ou le refuser autant de cette séparation ? Faut-il conti-
qu’il est possible – comme Jerzy Gro- nuer à jouer dans de grandes salles
towski – en exigeant des comédiens ou privilégier l’intimité d’un espace
la répétition sans faille du jeu qui a restreint ? Faut-il jouer avec ou sans
été mis en place une fois pour toutes, décor ? En costume d’époque ou en
ou au contraire exacerber la singu- vêtement d’aujourd’hui ? Autre ques-
larité de chaque représentation en tion dont l’enjeu semble a priori plus
incitant les comédiens – voire les mince : faut-il ou pas faire mourir
spectateurs, comme au Living (fictivement) en scène, faire couler le
Theatre – à improviser. Or la mode de sang (factice), au risque d’accentuer
l’improvisation contribue, à côté de l’artificialité du théâtre ? Le théâtre
l’engouement des metteurs en scène classique répondait par la négative ;
pour les textes non écrits pour le le théâtre moderne a souvent moins
théâtre – qu’ils adaptent souvent eux- de retenue.
mêmes –, à ce qu’il se monte de
moins en moins de pièces du « réper- Émanciper le spectateur
toire ».
Qu’on improvise ou qu’on récite, Banu insiste sur la différence
jouer c’est parler. Et parler pour se radicale qui sépare l’« acteur », qui
faire entendre. Banu cite Godard : agit, et le spectateur, en position de
« Je n’aime pas le théâtre parce que récepteur plus ou moins passif. (Et
l’on parle fort. » Authentique ou pas, cela même si l’on s’entend à recon-
ce propos révèle que la manière de naître que la réaction de la salle n’est
parler fort qui est propre au théâtre pas sans influer sur la prestation des
peut déplaire. Et de fait, les spec- comédiens.) Le théâtre politique
tacles ne sont plus rares désormais où refuse cette dichotomie ; il vise la
l’on doit se résigner à ne pas entendre transformation du spectateur en agent
l’intégralité du texte parce que les actif, le plus souvent au service d’une
comédiens ne font pas l’effort de cause prédéterminée. Cela ne va pas
« porter leur voix », quand ils ne sans mal, comme on peut s’en douter.
tournent pas carrément le dos à la Et ses partisans sont loin d’être d’ac-
salle ! Comment le spectateur pour- cord sur la meilleure manière de le
rait-il y trouver son compte ? Et que pratiquer.
dire du spectateur vieillissant ? Entre Olivier Neveux expose ces
la profération à l’ancienne et le mur- désaccords dans un ouvrage d’un

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Repère

accès parfois difficile dans lequel il du visage du fils de Dieu) de Romeo


fait largement référence à l’œuvre de Castellucci, récemment joué en Avi-
Jacques Rancière, en particulier à gnon puis à Paris.
son livre le Spectateur émancipé1. Les Après avoir réglé son compte au
Politiques du spectateur peuvent donc théâtre formaliste, Neveux passe en
aussi servir d’introduction aux écrits revue des tentatives récentes de
de Rancière sur le théâtre, puis- théâtre politique avant de conclure
qu’elles en reprennent les princi- sur un constat général d’échec. Il
pales conclusions, mais elles sont distingue successivement – pour sim-
loin de se résumer à cela, Neveux plifier – le théâtre de « dénoncia-
appuyant également ses démonstra- tion », inspiré par la Misère du monde
tions sur d’autres auteurs, comme de Bourdieu2, qui cherche à donner
Herbert Marcuse, Fredric Jameson la parole aux pauvres et aux exploi-
ou Hans-Thies Lehmann auteur, en tés ; le théâtre « citoyen » qui s’im-
1999, de Théâtre postdramatique, un plique dans des actions militantes
titre qui désigne « l’une des mani- concrètes (Stanislas Nordey à Saint-
festations du postmodernisme au Denis) ; le théâtre « documentaire »
théâtre : sa composante esthétique » (théorisé par Peter Weiss), l’agit-
(p. 39). Les habitués du In d’Avi- prop ; l’« artivisme », fondé sur la
gnon, par exemple, savent d’expé- certitude qu’un autre monde est pos-
rience combien cette tendance pèse sible et qu’on peut le faire advenir
lourd dans le théâtre contemporain. non en représentant d’éternels
Signe incontestable d’une perte de conflits mais par des interventions
sens, son formalisme désigne en de toutes sortes (happenings…) dans
creux la crise du théâtre politique. Et l’espace public ; le théâtre de la
même si une intention politique est représentation « populaire » dans la
encore présente chez bien des lignée de Brecht ; enfin, le théâtre
hommes (et femmes) de théâtre, elle « affirmationniste » d’Alain Badiou,
ne se traduit le plus souvent que par dont la mission serait
des spectacles voués à la transgres- de montrer que l’intelligence des
sion, donc en pure négativité. choses, et la capacité pratique à
Le théâtre transgressif n’a pas inventer des possibilités antérieu-
disparu pour autant, on vient de le rement impensables sont du côté
dire. Mais quel peut être son impact ? des personnages diagonaux et non
Comme le souligne Jameson, après pas du côté des puissants (cité
Marcuse, ses provocations ne cho- p. 129).
quent plus personne – quand elles ne Ces différents courants font l’ob-
sont pas reçues avec complaisance jet de plusieurs critiques de la part de
par les institutions officielles, comme Neveux. La principale peut être résu-
ce fut le cas pour Sul concetto di mée par cet axiome spinoziste : « Il
volto nel figlio di Dio (Sur le concept n’y a pas de force intrinsèque de

1. Jacques Rancière, le Spectateur éman- 2. Pierre Bourdieu, la Misère du monde,


cipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008. Paris, Le Seuil, 1995.

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Bibliothèque

l’idée vraie » (p. 137). Le souci pre- « l’équilibre des possibles et la dis-
mier du théâtre politique ne devrait tribution des capacités3 », selon le
donc pas être d’enseigner le « vrai » même Rancière (p. 224) qui ajoute
au spectateur mais de le mettre en cette belle définition de la politique :
capacité d’agir. C’est alors, dans la « l’œuvre de sujets qui ajoutent dans
dernière partie du livre de Neveux, l’ordre saturé de la police des objets
que Rancière trouve toute sa place, en surplus » (p. 227).
Rancière qui veut parier sur l’« éga- Neveux distingue finalement
lité des intelligences et des capaci- trois sortes de théâtre politique du
tés ». Afin d’éclairer ce qu’un tel point de vue de ses intentions vis-à-
principe peut donner concrètement vis du spectateur. Le premier cherche
au théâtre, Neveux étudie la pièce We à l’instruire, le deuxième à le mobi-
are la France (1999), un montage de liser, le troisième – théorisé par Ran-
textes de Jean-Charles Massera par le cière – à l’émanciper. Le dernier fait
metteur en scène Benoît Lambert. le pari que le spectateur émancipé
En combinant des séquences très saura s’engager dans le sens d’une
différentes, qui représentent des société plus juste.
situations d’échec aussi bien que des
exemples de solution, il s’agit, sui-
vant le mot d’ordre de Rancière, d’ai- Quelle politique
der le spectateur à « s’émanciper », culturelle ?
en lui montrant que la domination
dans laquelle il se croit enfermé est Il est encore souvent question
vulnérable. Pas de manichéisme ni de Rancière dans les contributions au
de discours incantatoire : colloque de Liège qui a réuni des
Chacun bricole, braconne, invente praticiens et des théoriciens du
avec les moyens disponibles et c’est théâtre. Il n’y avait, curieusement,
de cela, de ce qui est réellement étant donné le thème retenu, pas de
disponible que parle le spectacle ! représentant des spectateurs, de leurs
(p. 177). associations (par exemple, en France,
Tout théâtre politique vise à les « Amis du théâtre populaire »),
l’efficacité. L’objectif ultime demeure sans parler de ce « Public majus-
de susciter l’engagement des specta- cule », ainsi baptisé par Piergiorgio
teurs. Contre le fatalisme, conforté Giacchè (p. 57), celui des program-
par la thèse de la « fin de l’histoire », mateurs, représentants de la « culture
Rancière affirme que l’on peut démocratisée », dont l’omnipotence
donner est dénoncée par plusieurs contri-
buteurs. La tension, en effet, est
aux prolétaires […] une vision
manifeste chez nombre de créateurs
d’eux-mêmes comme êtres capables
de vivre autre chose que [leur] des-
tin d’exploités et de dominés (cité 3. Il ne s’agit donc pas d’imposer une
ligne politique mais d’éveiller le spectateur
p. 198). afin de le mettre éventuellement en position de
choisir sa propre conception de la vie et de la
Le but assigné au « théâtre cri- société « bonnes ». Le rapprochement avec la
tique » serait alors de modifier théorie de la justice d’Amartya Sen s’impose ici.

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Repère

qui, d’un côté, se sentent soumis à la représentations d’un spectacle


norme de l’art contemporain et valo- public qui a été payé par tous
risent donc la recherche et l’expéri- (p. 126).
mentation, et qui, d’un autre côté, On ne saurait mieux dire.
se trouvent dans l’obligation de trou- Pour en revenir à l’influence des
ver des financements publics. Or les prescripteurs publics, inévitables dès
dispensateurs de ces deniers sont que des subventions interviennent, le
soucieux de rentabilité, veulent rem- cas de la Flandre, abordé dans deux
plir les salles, et sont donc plus sou- communications, s’avère instructif.
vent enclins à promouvoir un théâtre La première étudie les effets de l’in-
populaire (« au sens unique de fré- tégration de la pratique « socio-artis-
quenté et apprécié du plus grand tique » parmi les objectifs de la poli-
nombre » comme le précise Nancy tique culturelle de la province, suite
Delhalle dans son « Introduction », à la publication d’un rapport qui
p. 34). identifiait l’exclusion de la culture
Cette contradiction traverse toute comme la forme la plus grave de la
la politique culturelle. À quoi doit pauvreté. À partir de là se sont mis en
servir l’argent public ? À plaire au route progressivement divers méca-
plus grand nombre ? À flatter une élite nismes d’incitation pour développer
cultivée ? À faire en sorte que des « la force émancipatoire de la
spectateurs de plus en plus nombreux culture », en particulier au théâtre.
rejoignent cette élite ? On parlera dans La question qui se pose aujourd’hui
ce cas de « démocratisation de la rejoint celle de l’efficacité de tout
culture » dans la lignée d’un Jean théâtre politique. Le bilan tiré par
Vilar, mais celle-ci est-elle vraiment Karel Vanhaesebrouck à propos de
préférable à la « démocratie cultu- « l’art communautaire » prôné en
relle », concept plus récent par quoi Flandre est désabusé :
on peut entendre une « création par- Les artistes adoptent une position
tagée » avec le public, comme dans les modeste et servile, ils essaient d’être
expériences de « théâtre infusé » utiles à la société. Ce qu’ils font
décrites par Marcel Freydefont4 ? réellement, c’est faciliter la diges-
Si ces questions sont rarement tion des problèmes plutôt que les
abordées de front dans le livre – mais combattre (p. 261).
sont constamment sous-jacentes – Elle aussi fait référence au concept
une intervention fait exception à cet de « tolérance répressive » de Mar-
égard, celle de Stéphane Olivier qui cuse.
résume en quelques mots l’écono-
L’autre exemple, toujours relatif
mie du spectacle subventionné : à la Flandre, et rapporté par Johan
Faire payer sa place, c’est autoriser Thielemans, concerne cette fois la
certains citoyens à s’approprier les procédure d’attribution des subven-
tions aux compagnies. Renouvelée
4. La Machine (François Delarozière à tous les quatre ans, sur la base d’un
Nantes), théâtre Pagaï (Cyril Jaubert à Bor-
deaux), HVDZ (Guy Alloucherie à Loos-en- rapport d’experts, elle donne lieu à
Gohelle), etc. un intense lobbying auprès des poli-

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tiques dont les décisions se trouvent passionner pour telle ou telle pièce
ensuite régulièrement contestées. En sujette à controverse. En France, les
2009, afin de bloquer par avance polémiques récentes suscitées par
toute tentative de lobbying, la nou- Romeo Castellucci (Sur le concept
velle ministre de la Culture de du visage du fils de Dieu) ou Rodrigo
Flandre avait prévenu qu’elle se Garcia (Golgota Picnic) sont dans
contenterait de suivre la commission toutes les mémoires. Que le « non-
dont elle rendit publiques les recom- public » puisse se montrer parfois
mandations, ce qui était contraire plus actif que le public, voilà un
aux usages antérieurs. Ce fut un tollé paradoxe qui indique combien, à
général contre la commission, la dis- défaut d’une véritable efficacité poli-
cussion prenant une ampleur incon- tique, demeure – pour qui sait s’en
nue jusque-là en matière culturelle. servir – le pouvoir d’agitation du
La ministre avait su rester au-dessus théâtre.
de la mêlée ; elle trancha en amen- « La relation entre le répertoire,
dant les recommandations initiales le public et l’art du théâtre » est l’un
dans le sens le plus consensuel, et des articles du programme de la
mit fin ainsi à la contestation. Cet revue Alternatives théâtrales. Le pre-
exemple conduit à penser que la mier numéro de l’année 2013 consa-
décision en dernière instance par le crait un dossier à la relation entre les
pouvoir politique reste la seule légi- deux derniers termes de cette trilogie,
time. De ce point de vue, en tout cas, au-delà du titre un peu provocateur
la démocratie ne serait donc pas en de « Mauvais spectateur ». La revue
crise. rappelle que parler d’« art » à propos
S’il est impossible de rendre jus- du théâtre n’est pas seulement
tice aux trente-quatre contributions problématique pour la raison invo-
des participants au colloque de quée plus haut (l’absence d’un
Liège, il serait dommage de ne pas « manque »). Le théâtre a une autre
évoquer, pour finir, celle de Christo- particularité, celle d’être indisso-
pher Balme relative à la « sphère ciable des spectateurs. Si l’on peut
publique du théâtre ». Il entend par écrire sans l’espoir d’être lu par
là l’ensemble le plus englobant des d’autres, dessiner pour soi, il n’en
individus concernés à un titre ou à un va pas de même du théâtre. Il est
autre par le théâtre. Dans l’exemple significatif que deux articles se réfè-
précédent de l’affectation des cré- rent à l’article iconoclaste de Michael
dits aux compagnies, le domaine Fried, “Art and Objecthood5” (1967).
d’expansion du débat circonscrit la Pour cet auteur, une œuvre d’art doit
sphère publique. Un tel concept, dont exister indépendamment de son
l’origine se trouve chez Habermas, public. Dès lors la « théâtralité » lui
permet de rendre compte du fait a apparaît logiquement comme le
priori surprenant que des gens qui contraire de l’art. Certes, ce résultat
n’ont pas tous l’intention d’aller au ne vaut que si l’on souscrit à la défi-
théâtre – qui peuvent même, pour
certains d’entre eux, être tout à fait 5. Michael Fried, “Art and Objecthood”,
décidés à ne pas y aller – puissent se Artforum, juin 1967.

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nition de l’art donnée par Fried, mais taines combinaisons de ces concepts.
son point de vue mérite d’être pris en La tâche, néanmoins, ne sera pas
considération, ne serait-ce que parce aisée, vu l’ampleur de la liste (non
qu’il rejoint une intuition de Diderot exhaustive) retenue par L. Pavel :
à propos de la peinture. plaisir esthétique, identification,
On conclura avec Laura Pavel catharsis, distance, empathie, dupli-
(toujours dans Alternatives théâtrales), cation psychodramatique, jeu de
que la meilleure façon d’appréhender rôle et inversion des rôles, distan-
la réception du théâtre par le spec- ciation brechtienne, rencontre,
tateur est sans doute d’admettre absorption, spect-acteur (A. Boal),
identification projective (Melanie
qu’elle est fluctuante. Dès lors, tous Klein), identification symbolique
les concepts qui ont été avancés pour (Lacan), expérience de l’identité,
expliquer ou modifier cette récep- participation, spectateur émancipé
tion se trouvent, à un moment ou à un (Rancière), esthétique relationnelle
autre, pertinents, et une théorie plus (Nicolas Bourriaud) !
satisfaisante de l’implication des
spectateurs pourrait résulter de cer- Selim Lander

LIBRAIRIE
Jacques Mistral diale est artificiellement sortie de
cette crise financière par une
Guerre et paix méthode non soutenable, l’explo-
entre les monnaies sion des dettes publiques et du bilan
Paris, Fayard, 2014, 350 p., 19 € des banques centrales. On a gagné
du temps, tant mieux, mais le
Au moment où ce livre est sorti, moment de vérité approche (p. 33).
les monnaies des pays émergents
(Russie, Turquie, Inde…) ont connu Ce moment de vérité, c’est de com-
une forte chute, suite à la décision de mencer à sevrer l’économie améri-
la Réserve fédérale américaine de caine de l’argent facile, au risque de
limiter progressivement sa politique précipiter de nouveaux déséquilibres
de facilités monétaires qui a favo- globaux. Il manque en effet toujours
risé, outre la reprise aux États-Unis, un vrai système international moné-
les investissements dans ces pays. taire qui encadre le développement
Cette coïncidence illustre pré- des échanges mondiaux. Pour com-
cisément la démarche de l’auteur, prendre l’importance du risque de
qui se propose de saisir le moment « guerre monétaire », le livre invite à
actuel, où l’on entrevoit la sortie de une double enquête. Il retrace tout
la crise de 2008 mais où l’on perçoit d’abord, dans la première partie,
aussi les premiers déséquilibres qui l’histoire du système monétaire inter-
risquent d’enclencher un nouveau national depuis la fin de l’étalon-or,
cycle de difficultés : l’équilibre permis par les accords de
La tragédie économique de notre Bretton Woods puis le passage à un
temps, c’est que l’économie mon- système de changes flottants et enfin

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la situation actuelle, marquée par la nationale, dont l’Union européenne


« concurrence des capitalismes », donne un exemple poussé, même s’il
avec la situation particulière de la est incomplet et contesté, reste l’op-
Chine, qui devient un acteur central tion la plus raisonnable.
du commerce mondial tout en gar- Marc-Olivier Padis
dant sa monnaie non convertible.
Dans la deuxième partie,
Jacques Mistral examine la situation Jean-Marc Ferry
des trois grands ensembles moné-
taires mondiaux : la Chine, l’euro- Les Lumières de la religion.
zone, les États-Unis. Aucun n’a les Entretien avec Élodie Maurot
moyens d’imposer le yuan, l’euro ou Montrouge, Bayard, 2013,
le dollar comme monnaie internatio- 227 p., 19 €
nale. Et chaque zone est confrontée Alors que les sciences sociales,
à des déséquilibres internes et à des la sociologie des religions en parti-
défauts de gouvernance majeurs : culier, tentent de mesurer l’impor-
absence de démocratie et corruption tance et la signification de la nouvelle
en Chine, gouvernance économique place des religions dans l’espace
incomplète de l’eurozone, blocage public, le phénomène est en général
complet des institutions aux États- stigmatisé par les médias, l’opinion
Unis, lié à une radicalisation sans publique et les responsables poli-
précédent des républicains. Au final, tiques. Il est, disons-le, « mal vécu »
la zone euro n’est pas la plus dys- et à l’origine de multiples tensions,
fonctionnelle même si elle bute sur en France notamment. « Une source
des problèmes majeurs : croissance permanente de conflits et d’inquié-
faible, chômage massif, inégalités tude », résumait récemment un jour-
croissantes, instabilité financière. naliste excédé, pourtant mesuré en
C’est pourquoi Jacques Mistral général dans ses jugements.
plaide finalement pour un système Le livre de Jean-Marc Ferry
multilatéral réaliste, adapté au prend, avec une acuité philosophique
monde multipolaire et hétérogène que les relances d’Élodie Maurot
qui se dessine. Ce qui suppose de contribuent à stimuler, le contre-pied
mettre en cause le privilège du dol- de cette doxa française. Le philo-
lar, qui favorise les intérêts améri- sophe, marqué par Habermas sans
cains, alors que les États-Unis n’ap- être aligné sur lui, capable au
paraissent plus capables, cependant, contraire d’une pensée originale et
d’assumer les responsabilités régu- d’une traduction neuve de ses thèses,
latrices liées au statut international déploie avec une grande clarté les
de leur monnaie. Mais comme ni les enjeux d’une meilleure prise en
émergents ni la Chine ne sont prêts compte des religions et de leur parole
à prendre le relais, et qu’un monde dans l’espace public des démocra-
« apolaire », sans leadership, n’a ties libérales, prise en compte sou-
aucune chance de trouver des équi- haitée depuis plusieurs années par
libres spontanés, la coopération inter- Habermas.

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Non seulement Ferry indique les l’idée qu’elle a de sa propre « huma-


raisons de cette intégration souhai- nité ». Les confessions religieuses ont
table dans la « raison publique », ici des arguments d’expérience et de
mais il en détaille les modalités, les sagesse à faire valoir, que les États
conditions et les conséquences à la entrés dans la « modernité seconde »
fois pour l’État et les religions, c’est- (une expression que Ferry préfère à
à-dire pour la conception de ce qu’est « postmodernité ») doivent entendre.
une religion aux yeux du premier, et Mais comment les religions pour-
pour l’autocompréhension, par les raient-elles surmonter leur facette
religions, de leur sens dans la Cité. Il dogmatique, ou une conception dog-
s’agit ainsi de répondre à une concep- matique de leur Révélation ? Le prix
tion purement « fonctionnelle » de la « communicationnel » que les reli-
religion chez Habermas, à une « exté- gions devraient payer pour entrer en
riorité » dont des théologiens pou- interaction positive avec les acteurs
vaient légitimement s’alarmer. modernes du débat pourrait en effet
La problématique de Ferry paraître élevé. En réalité, il s’agirait
repose notamment sur la conviction surtout d’admettre, comme préalable
que dans les démocraties libérales, le à toute possibilité d’intégration dans
« juste » tel qu’il a été développé par le jeu de la discussion et de la raison
le droit a atteint ses limites, ou que publiques, quelques principes de
son extension se fait au détriment base de la vie en démocratie, comme
du bien ; ou encore que la question la tolérance, la liberté d’opinion, etc.
du « bien » se trouve fortement relan- Les religions ont intérêt à le faire si
cée quand l’excès du « juste » (en elles ne veulent pas s’exclure pure-
particulier de nouveaux droits pour ment et simplement du jeu démocra-
les individus) repose la question du tique, voire du « monde » tout court
bien, créant ainsi des dilemmes où elles se proposent pourtant d’ap-
éthiques auxquels les États démo- porter du sens.
cratiques (sécularisés) sont inca- Mais que devient alors leur pré-
pables de répondre avec leurs seules tention (nécessaire) à la vérité ? Une
ressources : les principes libéraux Aufklärung religieuse est-elle pos-
(liberté, égalité) se trouvent alors au sible et souhaitable ? Et d’ailleurs
minimum en concurrence avec des parle-t-on de la religion ou des reli-
principes éthiques. gions ? Nombreuses sont les ques-
La dignité des femmes, par tions, très communes finalement, que
exemple, s’oppose à la liberté de se le philosophe aborde frontalement,
prostituer (à leur consentement – fût- jusque dans le détail, avec des
il majoritairement avancé par les exemples à l’appui et, disons-le, une
femmes prostituées elles-mêmes). De liberté peu courante en France.
même, au libre droit de (faire) naître Responsables et intellectuels
ou non, de (faire) mourir ou non, s’op- religieux chargés de produire et de
posent des arguments éthiques qu’une traduire la parole et les arguments
société lucide et responsable ne sau- religieux dans l’espace public des
rait évacuer sans dommage pour sociétés contemporaines auraient

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grand intérêt à lire ces pages éclai- est déjà à l’œuvre » (p. 55). Les
rantes, d’autant plus que l’empathie approches contemporaines de l’auto-
du philosophe pour la question reli- nomie, de la précarité, du don, de
gieuse est grande – et courageuse l’étranger, du care ainsi que les inter-
dans le contexte actuel. Au moins sections existant entre la philosophie
cet espoir a-t-il des chances d’être et la critique sociale issues de cou-
exaucé, tandis que Ferry en a beau- rants théoriques distincts attachés
coup moins, à notre avis, d’être lu et aux noms de Deleuze, Honneth, du
entendu du côté laïque : la crispation pragmatisme, relèvent déjà d’un tra-
et la méfiance sont telles en France vail de rapprochement et de mise en
aujourd’hui, sans compter une tradi- tension fécond.
tion rigide et parfois arrogante de Pourquoi se livrer à ce rappro-
séparation et de rejet du religieux chement ? Pour une raison qui tient
dans la vie privée, que la simple au mode de constitution du social
hypothèse d’une meilleure intégra- lui-même. Il s’agit de penser la pro-
tion de la religion dans la raison duction sociale depuis le désir en
publique semble incongrue. refusant la double antécédence de
Jean-Louis Schlegel l’un sur l’autre. Il ne s’agit donc pas
de se donner un individu tout fait et
de voir par quels mécanismes pas-
Frédéric Lordon sionnels il fait société, car ce rai-
sonnement psychologique efface le
La Société des affects rôle des structures sociales. Mais à
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre l’inverse, il ne faut pas non plus par-
philosophique », 2013, 288 p., 22 € tir d’une société toute faite dont la
seule caractéristique serait son éter-
A priori il n’existe rien de plus nelle reproduction dans le dos des
compliqué que les relations entre individus. Ce qui intéresse Lordon
philosophie et sciences sociales. Si est la production sociale en acte telle
pendant longtemps elles furent qu’elle se construit de l’intérieur de
vécues sur le mode de déclarations régimes d’affects qui doivent être
de guerre répétées de part et d’autre, appréhendés en eux-mêmes sans être
contribuer à une discussion entre les référés à un sujet qui en serait l’au-
deux blocs, après une longue période teur.
de gel, s’avère une nécessité théo-
Telle est l’hypothèse d’un
rique et pratique fondamentale. Tel
« structuralisme des passions », sous-
est l’argumentaire général de la
titre de l’ouvrage et véritable propo-
Société des affects, sur fond duquel se
sition-manifeste.
développe une analyse des relations
entre structures sociales et passions, Il y a des structures, et dans les
règles sociales impersonnelles et structures, il y a des hommes pas-
sionnés ; en première instance les
affects individuels.
hommes sont mus par leurs pas-
Frédéric Lordon part du dia- sions, en dernière analyse leurs pas-
gnostic que « le renouement de la sions sont largement déterminées
philosophie et des sciences sociales par les structures (p. 11).

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En se référant à Spinoza et à la tra- au pouvoir de la multitude. Au plus


dition antisubjectiviste qu’il inau- loin de l’autosuffisance individuelle,
gure, Lordon entend éclairer les pro- nous voilà alors reconduits à des
cédures de validation passionnelle puissances d’agir inhérentes aux
par lesquelles les sujets accomplis- structures elles-mêmes. Reste à
sent les structures du capitalisme, savoir selon quelles modalités
liant régimes d’accumulation et concrètes la force de la multitude
régimes de désir, se donnant pour peut se déployer comme issue
tâche dès lors d’expliquer comment joyeuse à la crise.
l’idéologie néolibérale se diffuse dans Guillaume le Blanc
la tête des gens en leur extorquant
non pas des aveux mais des affects
particuliers. Les affects éprouvés en
première personne sont socialement Uri Eisenzweig
construits et font adhérer les sujets Naissance littéraire
aux structures sociales. Certes, ces du fascisme
adhésions ne sont pas automatiques Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du
et une zone de contingence se déve- XXIe siècle », 2013, 192 p., 19 €
loppe inévitablement entre la repro-
duction automatisée des structures L’affaire Dreyfus est une affaire
sociales et l’épanchement passionnel d’écrivains. Zola contre Barrès. Des
qui les accueille. Une chose est sûre écrivains qui, par leur prise de posi-
cependant : les remises en cause de tion, deviennent tout à coup des
ces structures passent toujours par « intellectuels ». C’est aussi une his-
l’élaboration de nouveaux affects col- toire, un drame à rebondissements,
lectifs par lesquels des nouages dont le principal est, en novem-
propres à de nouvelles formes bre 1897, la révélation par Mathieu
sociales peuvent apparaître. Dreyfus de l’identité de l’auteur du
Comment dès lors penser le bordereau qui a mené à la condam-
registre de l’histoire ? Les hommes nation de son frère pour trahison.
font-ils l’histoire dans laquelle ils L’entrée en scène d’Esterhazy, puis
sont situés s’ils ne sont que des varia- son acquittement par le conseil de
tions d’affects le long d’un ensemble guerre, provoquent l’engagement de
de lignes et de structures qui sem- Zola, qui publie « J’accuse » dans
blent avoir leur propre autonomie ? l’Aurore du 13 janvier 1898. C’est à
Le mérite du livre de Frédéric Lordon la même période que Maurice Barrès
est de s’attaquer à cette question épi- s’engage tout entier dans l’anti-
neuse. D’un côté, il récuse l’argu- dreyfusisme, reprenant dans ses
mentaire néolibéral selon lequel les articles des images et des arguments
individus sont seuls responsables de déjà présents dans son roman les
ce qui leur arrive et ont à se prendre Déracinés, paru en 1897.
en main pour changer le monde : car C’est ce roman qu’Uri Eisenz-
« nous ne sommes pas self-made » weig analyse ; il met en parallèle
(p. 263). D’un autre côté, en élargis- l’affaire Dreyfus et la crise du roman
sant le geste spinoziste, il en appelle de la fin du XIXe siècle, qui voit se

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déliter l’association faite jusque-là conséquences politiques plus hasar-


par le « grand » roman réaliste entre deuses ; ce serait cette pratique de la
récit et vérité. Ou plutôt, il analyse la forme romanesque qui aurait fait
dimension narrative de l’affaire et naître le tournant idéologique de
s’interroge sur les engagements de 1897. Le refus du narratif, du per-
Maurice Barrès, Bernard Lazare et sonnage, aurait mené Barrès à ses
Octave Mirbeau (à travers l’analyse prises de position, centrées non pas
du Journal d’une femme de chambre), sur l’individu Dreyfus – négligeable –
à l’aune de leur refus du récit. Barrès, mais sur la culpabilité collective des
selon lui, est fasciné par « l’idée d’une juifs.
identité qui échapperait à l’écono- Si Maurice Barrès devient plus
mique, au contemporain, à la contin- virulent dans ses prises de position à
gence », bref « au narratif » (p. 43), partir de 1897, Bernard Lazare, à la
une identité organique, enracinée, et même date, se tait. Et, selon Uri
qui n’a donc pas besoin de se racon- Eisenzweig, cette décision est certes
ter. Uri Eisenzweig analyse les Déra- motivée par l’élargissement du camp
cinés non pas comme un pamphlet, des dreyfusards, pour lesquels le radi-
mais en tant qu’œuvre littéraire. Il calisme de Lazare devient parfois
montre très finement que ce texte est gênant, mais également par son refus
en lutte perpétuelle avec l’héritage de la dramatisation de l’affaire. Ses
balzacien et repose en fin de compte propres textes, en particulier la bro-
sur un refus du récit, du romanesque, chure qu’il publie en 1896 en défense
compris comme une figure du déra- de Dreyfus, ne veulent pas « racon-
cinement et de l’errance ; la prin- ter » l’affaire, ou faire le récit d’une
cesse Astiné, que Sturel finira par autre version des faits, mais démon-
tuer, est comparée à Shéhérazade, ter les récits existants, par l’argu-
car elle raconte sans cesse. Et ce sont mentation et la logique. Lazare ne
ces récits qui « empoisonnent » l’es- veut pas du « mélodrame » qui attire
prit du jeune homme, selon le narra- le romancier Zola, il ne veut pas du
teur. Tout au long du roman se dessine « héros » Picquard. Il « rejette la légi-
la condamnation de ce qui vient timité de toute représentation, y com-
d’ailleurs, et qui donc se raconte, pris narrative » (p. 95). Alors que
alors que l’identité authentique, elle, Maurice Barrès refuse le récit en
ne se raconte pas : elle est. faveur des racines, Bernard Lazare
On voit bien par là la manière rejette la représentation au nom de
dont se construit l’antisémitisme de l’anarchisme. Le raisonnement d’Uri
Barrès : pour lui, les juifs « ne sont Eisenzweig montre là ses limites, car
pas, tout simplement. Ce n’est pas comment comparer un texte littéraire
l’ailleurs d’où ils viennent qui fait comme les Déracinés (qu’il a raison
problème, c’est le fait qu’ils en vien- d’analyser en tant que roman et non
nent – que leur existence se définisse simplement comme l’exposé d’une
par le déplacement, par des événe- thèse) et les brochures publiées par
ments appelant la narration » (p. 70). Lazare, à vocation strictement argu-
De cette analyse littéraire fine et mentative ?
convaincante, Uri Eisenzweig tire des

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L’analyse de l’« absence de pro- parle que très peu de « fascisme »


gression narrative » (p. 126) dans le – et ne le définit guère – se concen-
Journal d’une femme de chambre de trant plutôt sur les évolutions du dis-
Mirbeau, est intéressante en elle- cours antisémite au cours de l’affaire
même, car l’auteur fait, comme dans Dreyfus.
le reste du livre, une étude précise du Alice Béja
texte. Mais elle peine à s’inscrire
dans le mouvement d’ensemble de
l’ouvrage. Eisenzweig met en avant, Richard Ford
là aussi, le thème de l’antisémitisme
et la manière dont il est traité, notam- Canada
ment à travers le personnage de Paris, Éditions de l’Olivier, 2013,
Joseph le jardinier. Et il est intéres- 480 p., 22,50 €
sant d’apprendre qu’une première Avec ce roman, publié six ans
version du roman était parue en après le dernier tome1 de la trilogie
feuilleton au début des années 1890 ; qui retrace la vie de Frank Bas-
et que par conséquent les allusions à combe, archétype de la classe
l’affaire Dreyfus ont été ajoutées par moyenne blanche, Richard Ford
Mirbeau lors de la réécriture (le poursuit sa chronique de la société
roman est finalement paru en 1900). américaine en privilégiant un milieu
plus modeste et en s’attachant au
Il manque au livre une conclu- portrait d’adolescents, de marginaux
sion générale, qui permettrait de et de laissés-pour-compte. Il pro-
pointer plus précisément les conclu- longe sa réflexion sur la violence, la
sions auxquelles ces trois études per- faiblesse humaine, la fragilité de ces
mettent à l’auteur de parvenir. Est-ce existences qui peuvent à tout moment
parce que ces conclusions, juste- basculer et la fiabilité des stratégies
ment, ne sont pas claires ? Reste que de survie.
ce livre a le mérite de proposer un
La divulgation, dès les premières
travail d’exploration original des liens
lignes, de l’intrigue – un cambriolage
entre fiction et politique et qu’il est
et des meurtres commis ultérieure-
un des (trop rares) exemples d’études
ment – trouve sa justification dans la
d’œuvres à la fois précises et très
dernière des trois parties du récit.
lisibles (même lorsque l’on n’a pas lu
Cinquante ans après leur déroule-
les ouvrages en question…). Les
ment, il s’agit pour Dell, le narra-
arguments qu’il avance sont parfois
teur, d’une ultime tentative pour
contestables, mais cela oblige le lec-
appréhender ces épisodes hétéro-
teur à s’interroger sur la validité des
clites qui ont ponctué son existence :
comparaisons établies, à tirer ses
le braquage raté d’une banque par
propres conclusions de l’étude de
ses parents, Bev et Neeva Parsons, et
ces différents textes. Le titre, en fin
les conséquences immédiates de leur
de compte, ne reflète guère le
contenu de l’ouvrage ; si Eisenzweig
1. Richard Ford, The Lay of the Land,
mentionne sa dette à l’égard du livre New York, Knopf, 2006 (trad. fr. l’État des lieux,
de Zeev Sternhell sur Barrès, il ne Paris, Éditions de l’Olivier, 2009).

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Bibliothèque

arrestation pour lui et sa sœur errances affectives, géographiques


jumelle Berner, sa fuite au Canada et ou professionnelles, le chaos généré
son bref séjour dans le Saskatchewan par des décisions absurdes, la fron-
sous la surveillance de deux person- tière ténue entre la conception d’un
nages aussi mystérieux que dange- projet de vie et son délitement dou-
reux, Arthur Remlinger et Charley loureux.
Quarters. Les images défilent, hachées puis
Dans Canada, certains para- reprises comme sur une pellicule
mètres familiers à l’univers de usée qui se déchirerait : instantanés
Richard Ford se retrouvent. La réso- de vie au sein d’une cellule fami-
nance avec les événements mar- liale aimante avec ses différends, ses
quants de sa vie est inscrite au cœur aspirations, ses contradictions aussi ;
du récit : les jumeaux, adolescents, contours d’une Amérique complexe
ont l’âge qu’il avait quand son propre avec ses inégalités, ses racismes, ses
père est décédé de même que, dans préjugés, ses guerres et toujours ce
Un week-end dans le Michigan2, le droit à une seconde chance.
travail de Frank Bascombe, écrivain
raté, comme journaliste sportif, rap- L’originalité de ce roman est de
pelle ces années où Richard Ford, décliner tous ces éléments autour de
ayant renoncé à l’activité roma- l’idée de normalité, d’ordinaire, et
nesque, écrivait pour le magazine de lier héritage intime et héritage
new-yorkais Inside Sports. Les collectif. Dell cherche à se construire
remarques ambiguës de Bev Parsons avec ou en dépit du vide, de l’ab-
sur l’Alabama, État dont il est origi- sence, de la perte de son patrimoine
naire, rappellent l’attachement com- familial, de même qu’au Canada, il
plexe de Richard Ford au sud des lui faut composer avec ou sans les
États-Unis : né en 1944 à Jackson valeurs qui font de lui un sujet amé-
dans le Mississippi, il refuse l’éti- ricain. Dell feuillette rétrospective-
quette d’écrivain sudiste, comme en ment les pages d’un album de
témoigne son silence littéraire après famille, tout comme il opère inlassa-
que son premier livre, Une mort blement un voyage mental entre les
secrète3, ait été critiqué pour son États-Unis et le Canada. Respecter la
« régionalisme ». volonté de sa mère en s’enfuyant au
Canada avec la complicité d’une de
Sur un mode laconique, fort dif- ses amies, imaginer toujours, même
férent de celui plus enlevé et caus- à l’âge adulte, que son père est vivant
tique de ses romans précédents, ou revoir sa sœur jumelle juste avant
Richard Ford raconte la délicate qu’elle ne meure ne lui restituent
question de la transmission, le renon- pas la vie de famille ordinaire,
cement impossible à l’amour paren- banale, qu’il aurait pu ou dû avoir. De
tal, la quête identitaire à travers des même, obtenir la nationalité cana-
dienne, épouser une Canadienne,
2. R. Ford, Un week-end dans le Michigan, enseigner à de jeunes Canadiens,
Paris, Éditions de l’Olivier, 1999.
3. Id., Une mort secrète, Paris, Éditions tout cela ne lui permet pas de clari-
de l’Olivier, 1999. fier son appartenance. L’allégeance à

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Brèves

un pays rejoint la fidélité à une suicide de la mère, le silence per-


famille ; les failles de l’individu reflè- sistant d’Arthur, la fugue de Berner –
tent celles de la nation. Tout ce qui pour se lancer ensuite dans de
était de l’ordre de l’évidence, tant longues parenthèses : l’arrestation
sur le plan personnel que culturel, se des parents, des scènes de chasse,
trouve gommé et doit être réinventé. des réflexions sur la peinture et sa
Richard Ford joue sur les chan- représentation de la réalité.
gements de rythme, la froideur méca- Tout semble à la fois inscrit dans
nique du ton, l’acuité des portraits l’urgence et destiné à perdurer : l’en-
psychologiques, la violence des situa- jeu est de vivre ou de survivre dans
tions, les longues descriptions de un contexte fluctuant et peu ration-
paysages pour compenser la dimen- nel, de choisir entre accepter pour
sion répétitive de la démarche et comprendre et comprendre pour
créer un lien entre des éléments dis- accepter. À moins qu’il ne s’agisse
parates. Il excelle à asséner en peu plus simplement d’essayer de pré-
de mots la rudesse d’une action sou- server une part d’enfance :
daine – une scène d’inceste, un Mon rôle à moi, c’était de trouver le
double meurtre – et à poursuivre le fil moyen d’être normal. Et pour ça,
des événements comme s’il ne s’agis- les enfants n’ont pas leur pareil
sait que d’un épisode anecdotique. Il (p. 167).
avance dans le récit précautionneu- Sylvie Bressler
sement, donnant subrepticement des
indices, les répétant volontiers – le

BRÈVES
Raymond Aron tection des individus), la liberté de cir-
culation (« Nous sommes libres de nous
Liberté et égalité déplacer sur tout le territoire sans
Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, 64 p., 8 € demander la permission à personne »),
« Je vais consacrer cette dernière les libertés économiques (liberté de choix
leçon, comme je vous l’avais annoncé, à des consommateurs, liberté des entre-
la liberté, ou plus exactement aux liber- preneurs), enfin la liberté religieuse et,
tés. » Telle est la phrase qui inaugure la de manière générale, les libertés d’opi-
dernière leçon prononcée par Raymond nion, d’expression et de communication.
Aron au Collège de France le 4 avril À ces « libertés personnelles » néces-
1978. Loin de proposer une théorie géné- sairement imparfaites (il n’y a pas de
rale des libertés valable pour toutes les police parfaite), Aron ajoute les « liber-
sociétés, Aron précise le contenu des tés politiques » qu’il résume en trois
libertés dans les pays démocratiques dits mots (voter, protester, rassembler) et les
libéraux. Dans cette optique, il analyse « libertés sociales » qui correspondent
d’entrée quatre catégories de libertés pour lui aux droits sociaux. Cette dis-
qui sont celles que le pouvoir public tinction entre trois types de libertés (per-
garantit aux individus : la sûreté (pro- sonnelles, politiques et sociales) ne

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Bibliothèque

recoupe aucunement celle, courante, éta- Jean-Michel Rey


blie entre libertés formelles et maté-
rielles. Ce qui signifie que les libertés
Histoires d’escrocs.
personnelles sont éminemment réelles Tome 2. La Banqueroute en
(se déplacer), tout comme les libertés famille ou Les Buddenbrook
sociales, mais aussi que les libertés et Paris, Éditions de l’Olivier, coll.
l’égalité s’enchevêtrent dans la réalité « Penser/rêver », 2014, 224 p., 16 €
politique. De cette réflexion qui associe
Avec cet ouvrage consacré aux Bud-
libertés au pluriel et souci d’égalité,
denbrook de Thomas Mann, Jean-Michel
Aron conclut d’abord que ces libertés
Rey poursuit son enquête au long cours
couvrent ce que nous comprenons en
sur les liens de la littérature et de l’éco-
Europe comme « l’essentiel de nos liber-
nomie. Ce qui retient son attention n’est
tés », ce qui le rend prudent vis-à-vis de
pas que la littérature parle d’économie
l’invocation de droits universels trop abs-
(Zola et la Bourse) ou de la passion de
traits quand ils ne sont pas rapportés à
l’argent (Balzac et Grandet) mais qu’elle
une histoire. Enfin, il constate que plus
éclaire en profondeur des comportements
on est amené à définir la liberté par la
économiques dont le savoir économique
puissance et le « pouvoir de faire », plus
ne veut pas voir les dessous psycholo-
on risque de confondre liberté et égalité
giques et langagiers. Comme il l’avait
et d’arguer que celui qui est plus riche
fait précédemment pour le Comte de
est plus libre que les autres. En effet,
Monte-Cristo d’Alexandre Dumas, il sou-
plus on considère toute forme d’inégalité
ligne les liens entre une histoire de
comme une violation de la liberté, plus
famille (la fille à marier pour se ren-
l’inégalité paraît inacceptable. À s’en
flouer) et une transaction économique
tenir au sens strict et rigoureux de la
qui sont l’une et l’autre vouées à l’échec.
liberté (la liberté comme « droit égal »),
Non sans écho « chrétien », « le sacrifice
« l’égalité des droits ne peut pas se tra-
(de la fille à marier) est le moment néces-
duire, dans une société inégalitaire, par
saire d’un rachat (économie et théologie
l’égalité des puissances ». Alors que la
s’accordent), voire d’une restauration
question de l’inégalité est très claire-
complète de celui qui s’était trouvé lésé
ment devant nous plus de trente-cinq
ou perdu ». C’est au sens strict, celui de
ans après cette conférence, celle-ci a le
Hegel, une aliénation dans son double
mérite de rappeler (et ce n’est pas affaire
sens de perte et de réappropriation, mais
de droite et de gauche) que les notions
cette aliénation se heurte au fait que le
d’égalité et de liberté ne peuvent pas
personnage auquel il est fait confiance (et
être traitées n’importe comment et
donc crédit) est un escroc. Si le sacrifice
qu’elles doivent être liées afin de ne pas
ne permet pas un rachat en raison d’une
être confondues ou présentées comme
escroquerie, J.-M. Rey avance d’un cran
une alternative. Ce n’est pas qu’une
en suggérant que, si le XIXe siècle fut
affaire sémantique, c’est une affaire de
celui de l’homme s’aliénant lui-même
compréhension de ce qu’est la politique
(en vue d’un « rachat »), le XXe siècle
démocratique.
est celui de l’homme s’escroquant lui-
O. M. même. L’ombre de Madoff n’est pas loin.
O. M.

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Brèves

Pierre Rosanvallon Moi, Anthony,


Le Parlement des invisibles ouvrier d’aujourd’hui
Paris, Le Seuil, coll. « Raconter la vie », Paris, Le Seuil, coll. « Raconter la vie »,
2014, 80 p., 5,90 € 2013, 75 p., 5,90 €

Montrer ceux que l’on ne voit pas. Ce récit à la première personne per-
Donner la parole à ceux que l’on n’en- met de découvrir de manière très directe
tend pas. Tel est l’ambitieux projet de à quoi ressemblent les premiers pas dans
« Raconter la vie », série dirigée par le travail d’un jeune sans diplôme. Le
Pierre Rosanvallon, dont le Parlement secteur de la manutention, dans lequel il
des invisibles constitue le manifeste. Cette s’intègre progressivement, présente des
série est composée de petits livres (Marc- conditions de travail très variées : travail
Olivier Padis a rendu compte de celui en équipe ou isolé, très encadré ou lais-
d’Ève Charrin dans notre numéro de jan- sant une marge d’autonomie, précaire
vier) consacrés à des personnes, des ou standard… Mais au-delà du parcours
lieux, des moments de vie, et d’un site sinueux auquel on s’attend (avec des
internet sur lequel on peut proposer étapes décisives comme le permis de
« son » histoire. L’objectif est de consti- conduire, le logement à soi, le passage
tuer une « démocratie narrative », de par l’agence d’intérim…), le véritable
« construire une représentation-narra- fil conducteur de ce témoignage est l’in-
tion pour que l’idéal démocratique terrogation sur l’identité conférée par le
reprenne vie et forme ». P. Rosanvallon travail. Le récit s’achève en effet quand
pointe le fait qu’une société qui ne se voit Anthony accepte l’idée qu’il sera un
pas prend peur, ou reste passive ; la ouvrier, c’est-à-dire qu’il voit sa condi-
représentation politique étant aujour- tion de travail comme son destin social.
d’hui en crise, c’est la représentation Cette coïncidence de l’expérience et du
narrative qui peut permettre de « refaire récit de soi, qui est longue à venir,
société ». Un tel projet n’est pas le pre- marque le vrai sens de son entrée dans
mier du genre, et l’auteur le souligne en le monde ouvrier, assumé dans le titre.
faisant une brève histoire des récits de M.-O. P.
vie, de la série les Français peints par
eux-mêmes au XIXe siècle au Quai de
Ouistreham de Florence Aubenas, en
passant par les reportages des journa- Thierry Guidet
listes et écrivains américains pendant
la Grande dépression. Si le croisement
La rose et le granit.
entre fiction et documentaire, entre Le socialisme dans les villes
sciences sociales et récit, est toujours de l’Ouest (1977-2014)
fécond, reste que l’on peut malgré tout se La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube,
poser la question du statut de ces récits 2014, 240 p., 18 €
de vie : est-ce la même chose de lire la
Considéré comme une des régions
vie d’une contrôleuse des impôts racon-
les plus attractives de France, le Grand
tée par un philosophe (Guillaume le
Ouest ne cesse de surprendre depuis
Blanc) et celle d’un ouvrier racontée par
plus de trente ans : terre traditionnelle-
lui-même (Anthony) ?
ment conservatrice, elle s’est ancrée à
A. B. gauche ; économiquement en retard, elle
a développé un modèle original et attire
de la population ; pragmatique et

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Bibliothèque

modérée, elle résiste à la progression de démarquant des corps de métier et des


l’extrême droite. Mais cette réussite est artisans constructeurs qui ont élevé les
mise en cause et les élections munici- cathédrales ; dans un deuxième temps,
pales pourraient marquer un bascule- on comprend que l’architecte ne peut
ment dans un nouveau cycle. D’une part, exister, être reconnu et donc avoir un sta-
le modèle économique breton est fragi- tut qu’en nouant des alliances avec le
lisé : l’agriculture intensive est trop pol- pouvoir royal ; dans un troisième temps,
luante, la filière agroalimentaire subit on découvre que l’architecte n’est même
une concurrence nouvelle, les PME pas le maître du dessin (d’abord réservé
industrielles doivent monter en gamme. dans les instituts à d’autres beaux-arts
D’autre part, la génération du « socia- – peinture, sculpture, gravure…). Bref
lisme municipal », qui a connu ses pre- l’architecte/constructeur, le concepteur/
miers succès aux élections locales de entrepreneur à la Brunelleschi trouve
1977 en défendant un socialisme moder- difficilement sa place alors même qu’il a
niste, passe la main dans un contexte éclipsé les autres corps de métier (ceux
particulièrement difficile d’usure et d’im- qu’on appelait les « serruriers » par
popularité gouvernementale. Le socia- exemple, sans lesquels l’architecture du
lisme de l’Ouest aura-t-il été une force de fer n’aurait pas vu le jour) qui étaient les
transition qui s’est banalisée ou consti- « maîtres de l’œuvre ». Se distanciant
tue-t-il une synthèse originale, appelée des entrepreneurs d’un côté, il noue de
à durer, associant un ancrage catholique l’autre des liens de plus en plus aliénants
modéré, une grande vivacité associative avec le pouvoir (royal puis révolution-
et un pragmatisme réformiste ? naire), ce qui donne lieu à la naissance
M.-O. P. de l’Académie d’architecture créée par
Louis XIV (assisté de Colbert) et à celle
de l’Académie des beaux-arts, voulue
Bernard Marrey par la Convention et le Directoire. Ce qui
ne restera pas sans conséquences : l’ar-
Architecte. Du maître chitecte va se défendre par exemple
de l’œuvre au disagneur contre les ingénieurs et la nouveauté des
Paris, Éditions du Linteau, 2014, matériaux comme le fer (la tour Eiffel est
170 p., 20 € l’œuvre méprisée de monsieur Eiffel, un
Ce livre est d’abord un récit scandé constructeur travaillant avec des ingé-
par des histoires de constructions : après nieurs et non pas un architecte). C’est
la Florence de Brunelleschi, la France de tout le paradoxe : l’architecte qui s’arroge
Louis XIV, la naissance des Académies un rôle effectif qu’il a en partie volé aux
et des Instituts, on assiste à l’érection de artisans et aux métiers va être progres-
la tour Eiffel et du Grand Palais à l’âge sivement confronté à la place occupée
du fer puis aux bâtiments du XXe siècle, par les maîtres d’ouvrage. D’où des for-
l’âge du béton. Mais, si talentueux et mules assassines, comme celle de l’ar-
précis soit-il dans la manière de tisser chitecte Jean Balladur qui vise l’entre-
ces récits, Bernard Marrey veut surtout preneur Paul Chaslin en 1970 :
faire comprendre que l’architecte est un « N’oubliez pas qu’ici vous représentez la
personnage dont l’existence est fragile matière et nous l’esprit. » Mais aussi les
car toujours menacée. Dans un premier pièges tendus à l’architecte : celui de
temps, on saisit que Brunelleschi ne devenir un « disagneur » (certes sur
peut se positionner à Florence au écran en 3D) alors même qu’on lui avait
XVIe siècle comme architecte qu’en se juste concédé la capacité de dessiner ; et

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En écho

celui d’être à la traîne d’un État qui publics… au seul profit des entreprises
demeure le donneur d’ordres. Tout le de travaux publics, ces grands groupes
monde y a perdu : les artisans et les qui se partagent le butin en nouant des
corps de métier dévalorisés et devenus alliances discrètes avec un État qui est
ouvriers de chantier, les architectes/ le maître des grands travaux.
constructeurs sous tutelle des pouvoirs O. M.

EN ÉCHO

NOTRE EUROPE : 1914-2014 – La CITOYENNETÉ EUROPÉENNE – À


Nouvelle Revue française (Paris, Galli- l’approche des élections européennes,
mard, février 2014, no 607) part d’un la revue Diasporiques ouvre, par une dis-
constat partagé : « On publie aujourd’hui cussion entre Catherine Teule, Charles
beaucoup de livres sur l’Europe, écrit Conte, Bernard Delemotte et Gilles Man-
Philippe Forest en ouverture. Mais ceux- ceron, un débat sur « la citoyenneté euro-
ci sont rarement l’œuvre d’écrivains. Les péenne de résidence » qui permettrait
exceptions se comptent sur les doigts d’accorder les mêmes droits à tous ceux
des deux mains. Autant dire que le pro- qui résident en Europe, indépendam-
pos de ce numéro de La Nouvelle Revue ment de leur nationalité (décembre 2013,
française passera à bon droit pour ana- no 24, www.diasporiques.org).
chronique ou, du moins, pour intempes-
tif. » Dans ce dossier, en effet, des écri- OBAMA, LA SYRIE ET LE TERRO-
vains (Philippe Forest, Virgil Tanase, RISME – Dans la dernière livraison de
Brina Svit, Stéphane Audeguy…) croi- Politique internationale (no 142, hiver
sent des plumes comme celles de Jean- 2013-2014, www.politiqueinternationale.
Marc Ferry qui s’interroge sur le sens de com), on peut lire quatre articles, portant
l’Europe politique ou de Thomas chacun à sa manière sur le Moyen-Orient
Ferenczi qui revient sur le couple franco- et les États-Unis, qui se font écho. Jean-
allemand. C’est aussi l’occasion d’évo- Pierre Perrin, spécialiste du Moyen-
quer les thèmes de la guerre et de la paix Orient et journaliste à Libération, livre
puisque c’est le centenaire de l’entrée en une analyse lucide (et quelque peu
guerre de 1914. désespérante) de l’enlisement de la situa-
tion en Syrie. Son point de départ est une
MARCHÉ TRANSATLANTIQUE – Le anecdote : à Lakhdar Brahimi, l’émis-
Débat réunit plusieurs contributions sur saire spécial de l’ONU, qui lui disait :
les négociations qui viennent de s’ouvrir « Vous allez perdre ! L’opposition va
entre l’Union européenne et les États- gagner, mais le prix en sera la destruc-
Unis sur le projet de grand marché trans- tion de Damas », Bachar Al Assad a
atlantique : pourquoi maintenant ? qu’a- répondu en juin 2013 : « Non, c’est l’in-
t-on à y gagner ? se demandent verse qui va se passer, je vais l’emporter
Jean-Michel Quatrepoint et Jean-Luc et l’opposition va perdre. Oui, le prix
Gréau. Comme les droits de douanes sera la destruction de Damas. » De fait,
sont déjà insignifiants, la négociation la rébellion est restée « militairement »
portera sur les normes, sans garantie aux marges du centre de Damas et de ses
d’un vrai gain qualitatif (Paris, Galli- ruines, s’est laissée encercler dans la
mard, janvier-février 2014, no 178). plaine de la Ghouta orientale, a reculé à

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Bibliothèque

Alep et a perdu la ville de Homs. À ce continue d’afficher le président et le


constat militaire s’ajoutent le morcelle- refus de déclassifier des documents ; tout
ment de la rébellion, divisée en quatre cela dessine des orientations politiques
mouvances, et la montée en puissance et stratégiques, qui, à plus d’un titre,
d’un « djihad global ». Autant d’argu- prolongent celles du président Bush plus
ments qui confortent le climat de guerre qu’elles ne permettent de fermer une
civile, et qui expliquent les trois scéna- parenthèse ».
rios de la CIA évoqués : victoire de
ÉCOLOGIE EN CHINE – L’économiste
Bachar Al Assad grâce au soutien de
Jean-Paul Maréchal coordonne un dos-
l’Iran et de la Russie (mais aussi au
sier de la revue Écologie et Politique sur
retrait américain) ; poursuite indéfinie
la Chine qui montre la manière dont les
des combats ; « dissolution de la Syrie en
questions écologiques globales, notam-
factions rivales qui consacrerait la fin des
ment climatiques, sont prises en compte
frontières dessinées en 1916 lors des
par le pouvoir chinois (Richard Balme,
accords franco-britanniques Sykes-Picot,
Giulia C. Romano) mais aussi utilisées
ce qui donnerait naissance à une nou-
au profit de la consolidation du pouvoir
velle “zone de non-gouvernance” ». On
(Gwennaël Gaffric et Jean-Yves Heurte-
peut lire parallèlement un article de Lau-
bise). D’un autre côté, une prise de
rence Nardon de l’IFRI sur « Obama,
conscience écologique s’observe dans
Kerry et le Moyen-Orient », qui est favo-
les mobilisations des citoyens eux-
rable à l’action conduite par John Kerry
mêmes, à travers des ONG (Marie-Hélène
dans la région, et qui contraste avec les
Schwob) ou des pratiques urbaines
propos du stratège et historien Edward
(Monique Selim) (Paris, Presses de
Luttwak, un « réaliste à l’américaine »
Sciences Po, no 47).
qui fut le conseiller de Reagan et de
Bush père, et plaide d’autant plus pour MÉTROPOLES – Tous urbains (Paris,
un retrait militaire à long terme du PUF, janvier 2014) consacre le dossier de
Moyen-Orient qu’il affirme qu’Obama, sa quatrième livraison aux métropoles
piégé selon lui durant son deuxième mondiales : Detroit, São Paulo et les
mandat par des conseillers trop sociaux- mégapoles chinoises. Jacques Donzelot
démocrates, se méfie du monde arabo- et Michel Lussault s’inquiètent de la
musulman. Au passage, on appréciera présentation victimaire du périurbain
(ou non) son éloge inattendu de F. Hol- développée par le géographe Christophe
lande sur le plan de la politique exté- Guilluy qui installe une vision schéma-
rieure ! Quant à Anne-Lorraine Bujon, tique des inégalités sociales et territo-
elle revient sur l’affaire Prism/Snowden riales et sur laquelle on ne peut fonder
afin d’évaluer le décalage (disconti- aucune vision publique ambitieuse de
nuité/continuité) entre les administra- réduction des inégalités.
tions Bush et Obama. Si la page de l’Af- Contact : tousurbains@orange.fr
ghanistan et de l’Irak se tourne, « il n’en
va pas de même d’autres volets de la UNIVERSITÉS EN LIGNE – Dans la
guerre contre le terrorisme mondial. Si revue de prospective Futuribles, Pierre
Obama se démarque en effet du registre Moeglin fait le point sur les défis du
de la guerre militaire, la lutte contre le développement des cours en ligne (Mas-
terrorisme international reste une priorité sive Online Open Courses, « Moocs »).
pour les États-Unis […] Les révélations En insistant sur la diversité des offres
actuelles sur la National Security Agency actuelles, qui butent sur la validation
[NSA], le soutien à ses dirigeants que des diplômes, l’auteur pointe les risques
de consolidation des acteurs internatio-

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Avis

naux les mieux placés dans la concur- nalyse, tant sur le plan pratique que
rence académique mondiale. Mais ce théorique. « La psychanalyse, écrit
phénomène en expansion ne doit pas Sophie Mendelsohn, qui a coordonné ce
cacher l’évolution d’ensemble : « Le dossier, est diverse et son hétérogénéité
monde de l’enseignement passe, comme profonde. Elle entretient des liaisons,
celui de l’information en général, d’une parfois dangereuses, avec des pensées
situation, où la pénurie des ressources critiques qui ne l’épargnent pas, de Fou-
confortait les monopoles en place, à une cault à Deleuze et Guattari, du fémi-
situation où leur surabondance nécessite nisme aux théories queer […] Mais, ni
des acteurs en mesure de les sélection- science, ni dogme, la psychanalyse a
ner, les hiérarchiser, les agréger et de construit un “régime de vérité” capable
donner aux apprenants l’illusion qu’ils de métamorphoses et de déplacements.
les leur destinent personnellement » Sa prétention à l’universalité est sou-
(www.futuribles.com, janvier-février vent stigmatisée : “universelle”, elle l’est
2014, no 398). pourtant, en ce qu’elle peut aider à
inventer des manières singulières de
OÙ EST PASSÉE LA PSYCHANALYSE ?
faire avec le désir, le fantasme, l’amour,
– Si la question est brutale, elle corres-
la culpabilité et la honte. » Ces propos
pond à une opinion répandue. Mais,
traduisent fort bien l’esprit de ce numéro
fidèle à son histoire où Freud et Lacan
(voir les articles de Pierre-Henri Castel,
ont toujours tenu leur place, la revue
Jean Bollack, Jacques Le Rider, Isabelle
Critique (Paris, Minuit, janvier-février
Serça, Jean-Michel Rabaté, Guy Le
2014, no 800-801) se penche sur les
Gaufey…).
déplacements et transferts de la psycha-

AVIS

Le 7 mars, à Rome, l’Istituto Interna- J. Donzelot, C. Ghorra-Gobin, D. Mangin,


zionale Jacques-Maritain organise un P. Veltz (informations : http://www.ccic-
colloque pour célébrer ses 40 ans, au cerisy.asso.fr/metropoles14.html).
cours duquel les intervenants revien-
Dans les mois à venir, nous aborderons
dront sur le bilan de l’institution (plus
la question des conversions. Que signi-
d’informations : www.istitutomaritain.org).
fie la conversion pour le converti, pour la
Du 25 mai au 1er juin aura lieu à Cerisy foi qu’il quitte et celle qu’il rejoint ? Et
un colloque intitulé « Cultures et créa- pour la société dans son ensemble ? Nous
tions dans les métropoles-monde », traiterons ensuite, en partenariat avec
conçu par Michel Lussault et Olivier le musée du Louvre, la question philo-
Mongin, qui vise à explorer la fonction sophique de la « fin des temps », puis
culturelle des organisations urbaines, nous nous interrogerons sur la médecine
devenue aussi importante que leur fonc- prédictive, à l’heure de la multiplica-
tion économique, à l’heure de la mon- tion des tests génétiques. Faut-il tout
dialisation. Citons, parmi les nombreux savoir pour bien vivre ? À quoi bon savoir
intervenants, P. Braouezec, J. Carrera, si l’on ne peut soigner ?

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