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SOMMAIRE
NOTRE NIHILISME
13 D’un siècle à l’autre (1914-2014) : toujours face au nihilisme.
Introduction. Michaël Fœssel et Olivier Mongin
16 Pourquoi le nihilisme ? Michaël Fœssel
Face au mot « crise », si souvent employé depuis quelques années qu’il ne
renvoie plus à grand-chose, il est utile de redonner sa place au « nihilisme ».
Issue d’une histoire, cette notion nous permet de ne pas nous enfermer dans
notre présent, et d’interroger aussi bien la destruction du sens qui semble
caractériser notre époque que l’appel aux valeurs qui trop souvent prétend y
répondre.
27 Quand le sens ne fait plus monde. Entretien avec Jean-Luc Nancy
Le constat de la crise du sens ne date pas d’aujourd’hui ; ni même peut-être
d’hier. À y bien réfléchir, ne faut-il pas remonter à la Rome antique pour trou-
ver l’image d’un « monde » cohérent et sensé ? Mais le monde romain lui-
même est entré en crise, crise que le christianisme a révélée, et dans
laquelle, à bien des égards, nous sommes toujours.
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Éditorial
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Position
Refus de l’école :
fausses raisons et vrai malaise
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Joël Roman
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1. Si le Sénat vote la loi, il faudra encore passer par un changement de la constitution, par
voie référendaire ou convocation du Congrès : un long chemin législatif !
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Marc-Olivier Padis
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NOTRE NIHILISME
Introduction
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1. Jean-Luc Nancy, « Nietzsche. Mais où sont les yeux pour le voir ? », Esprit, mars 1968.
2. Voir les numéros qu’Esprit a consacrés à la crise financière et économique, dont celui-
ci est à sa manière une suite : « Dans la tourmente (1). Aux sources de la crise financière »
(novembre 2008), « Dans la tourmente (2). Que fait l’État ? Que peut l’État ? » (décembre 2008),
« Les mauvais calculs et les déraisons de l’homme économique » (juin 2009), « Les contrecoups
de la crise » (novembre 2009), « Les impensés de l’économie » (janvier 2010), « Les États et
le pouvoir des marchés » (décembre 2010), « Les marchés hors contrôle ? » (décembre 2011),
« La crise, comment la raconter ? » (juin 2012).
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exacerbé par les nouvelles technologies, nous qui sommes mis sous
pression par les inquiétudes écologiques de la planète et des inéga-
lités croissantes ? Mais alors de quel nihilisme parlons-nous ? Et
surtout, comment lui faire face ? Car si parler de « notre nihi-
lisme », celui de toute notre époque, ne vaut pas adhésion, comment
lui répliquer, sans se contenter d’un rappel des bonnes valeurs, ce
qui contribue trop souvent à les renforcer, à partir d’une position de
surplomb ?
Notre nihilisme, ce titre signifie seulement que notre monde a
sûrement à voir avec le nihilisme et qu’il faut en prendre acte. Tant
du côté des religieux que de ceux qui ne veulent pas d’un Dieu, la
catégorie de nihilisme nous éclaire. Certes, les options démocra-
tiques de la revue ne vont pas dans le sens d’une adhésion aux nihi-
lismes contemporains. Il n’en reste pas moins qu’il nous faut vivre
les difficultés d’une démocratie qui n’a plus de fondement assuré et
ne saurait faire semblant d’en avoir un. Parler, à l’heure des discus-
sions sur la Constitution tunisienne, d’indétermination démocratique
n’est pas nécessairement un aveu d’impuissance mais l’indication
qu’il faut éprouver un temps présent qui ne se résume pas au seul
destin de l’Europe ou de l’Occident, celui que vivent physiquement
les manisfestants de la place Maïdan à Kiev.
Michaël Fœssel et Olivier Mongin
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Pourquoi le nihilisme ?
Michaël Fœssel
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Pourquoi le nihilisme ?
1. La revue a souvent fait appel à des questionnaires ou à des enquêtes pour traiter de sujets
divers, de l’école (« Réforme de l’enseignement », juin 1954), à la médecine (« Les médecins
parlent de la médecine », février 1957) en passant par l’armée (« Armée française ? », mai 1950)
et des pays étrangers (Japon, Allemagne…). Les enquêtes ont également été au cœur de
numéros emblématiques d’Esprit, comme « La sexualité » (novembre 1960), « Nouveau monde
et parole de Dieu » (octobre 1967), « Le temps des religions sans Dieu » (juin 1997) ou
« Pourquoi le travail social ? » (avril-mai 1972) et son écho de 1998 : « À quoi sert le travail
social ? ».
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Michaël Fœssel
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Pourquoi le nihilisme ?
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Michaël Fœssel
Inquiéter le sens
À cela, on pourrait répondre que l’histoire européenne est une
chose, mais que les défis du présent appellent autre chose qu’une
remémoration du néant. Pourquoi parler de nihilisme alors que le
monde n’a jamais été autant saturé de sens et traversé à ce point par
des techniques efficaces ?
Précisément, le nihilisme n’est pas synonyme d’absence de
sens (l’absurde), mais il désigne sa réduction à un modèle unique :
celui de l’efficience. C’est au milieu du XIXe siècle, on l’a dit, que
le thème s’impose, c’est-à-dire à une époque où triomphent le posi-
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Pourquoi le nihilisme ?
5. Ajoutons que, pour Nietzsche, le nihilisme ne résulte pas de l’abandon des valeurs chré-
tiennes ou des croyances métaphysiques, mais qu’il est déjà à l’œuvre dans le modèle du sens
légué par le christianisme et le platonisme. Dans cette perspective, c’est parce que l’on pose
la vérité hors de ce monde que l’on se condamne à nier le monde dans toutes ses caractéris-
tiques prégnantes (le devenir, le sensible, la puissance affirmative de la vie). L’idéalisme ne serait
jamais que la marque d’un refus. Sur le rapport entre christianisme et nihilisme, voir Didier
Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998.
6. Nietzsche, Généalogie de la morale, III, § 1.
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Michaël Fœssel
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Pourquoi le nihilisme ?
7. Voir Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Paris, Verdier, 1999.
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Michaël Fœssel
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Pourquoi le nihilisme ?
Notons déjà que cet appel récurrent aux valeurs est singulier
puisqu’il promeut le volontarisme (« les valeurs, cela s’enseigne »)
tout en se revendiquant d’un ordre universel du bien que personne
n’a choisi. Rien n’est plus subjectif que les valeurs, mais ce sont
elles, pourtant, que l’on appelle en renfort d’une société dont les
édifices semblent mis à mal par les évolutions du monde. Surtout,
la dimension moralisante du retour aux valeurs masque mal une
accointance profonde avec le nihilisme qu’il prétend combattre :
Nietzsche repérait le triomphe du nihilisme dans le fait que l’hu-
manité ne retenait plus que les « valeurs qui jugent ». On oublie que,
à l’arrière des valeurs, il y a des évaluations qui demanderaient
elles-mêmes à être mises en question, non seulement quant à leur
objectivité, mais aussi relativement au geste dont elles procèdent.
Le nihilisme pourrait bien triompher sous la figure des juge-
ments qui concluent à la décadence, au déclin, voire à la maladie
du présent. Comme l’écrit Heidegger :
Dans de tels jugements, ce qui est décisif ce n’est pas qu’ils
évaluent tout dans le sens négatif, c’est qu’en tout état de cause ils
évaluent8.
Le dogme de l’évaluation s’est aujourd’hui généralisé à un point tel
qu’il ne fait plus question. Des politiques publiques à la recherche,
du fonctionnement de l’entreprise à celui du couple, l’ensemble des
activités humaines est décrété susceptible de quantification. N’est-
ce pas là le signe d’une incapacité à juger à l’aide d’autres critères
que ceux fournis par les mathématiques ? Ce choix d’un unique
modèle de rationalité n’émane-t-il pas d’un désespoir profond qui
mine les capacités d’initiative des individus ?
Ce sont là autant de questions que la confrontation avec le
nihilisme permet d’ouvrir. S’interroger sur la « valeur des valeurs »,
c’est revenir à une configuration de l’Europe ouverte par la « mort
de Dieu » et dont ce dossier montre qu’elle nous concerne encore
par bien des aspects. La passion de l’évaluation ne peut s’imposer
que dans un monde où le fondement des valeurs n’est plus donné
sous une forme religieuse. En ce sens, il existe bien un lien entre
l’évaluation et la démocratie : ce que Claude Lefort appelle le « lieu
vide du pouvoir » implique que les principes qui organisent la
société deviennent l’objet d’un questionnement permanent. Mais
l’évaluation cesse d’être démocratique lorsque ses critères ne font
8. Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, trad. Aloys Becker et Gérard Granel, Paris, PUF,
1959, p. 39.
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Michaël Fœssel
9. L’opposition entre les normes et les valeurs est, par exemple, au cœur de l’œuvre de
Jürgen Habermas.
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Jean-Luc Nancy
L’épuisement du sens
Chez Nietzsche, le nihilisme, qu’il qualifie d’« effondrement
des valeurs suprêmes », est lié à la mort de Dieu, qui signifie la réfu-
tation du Dieu moral, d’un Dieu comme valeur, garant des valeurs
et de leur possibilité. Je serais même tenté de remplacer valeurs par
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Jean-Luc Nancy
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7. Voir Aldo Schiavone, Ius. L’invention du droit en Occident, Paris, Belin, 2009.
8. Voir Jan Assmann, Moïse l’Égyptien, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2003.
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Jean-Luc Nancy
importante que la Loi, car elle n’est pas menacée par la mort de
Dieu. L’Alliance signifie ce qui va devenir, dans le christianisme,
le pardon des péchés. Or le péché est une chose absolument inédite,
complètement solidaire de la subjectivité, elle-même solidaire de la
rupture complète de l’ordre dont on parle. Parce qu’il n’y a plus
d’ordre, j’ai un moi. Augustin était vraiment nécessaire après Jean
et Paul, pour faire le christianisme. Parce qu’il dit que l’homme est
devenu un sujet qui a en lui, par lui-même, un rapport à infiniment
plus et autre que lui.
9. Friedrich Nietzsche, Antéchrist, suivi de Ecce Homo, Paris, Gallimard, coll. « Folio »,
1990.
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10. Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Paris, Le livre de poche, 2010.
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Jean-Luc Nancy
La tentation de la maîtrise
La scolastique est un immense effort pour enclore un sens, Dieu lui-
même, dans une série de définitions, c’est-à-dire pour maîtriser l’im-
maîtrisable. Le nominalisme n’aurait fait que rappeler cet
immaîtrisable et le radicaliser.
Il y a une entreprise de maîtrise, complètement parallèle à
celle de l’empire. À Rome, le fait de « dire » le monde s’accompa-
gnait de la maîtrise de ce monde, avec tous les moyens nécessaires.
Le christianisme est apparu pour répondre à la tristesse qui accom-
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Mais elle ouvre également le rien, car c’est là que commence la ques-
tion de la théologie négative, qui mènera ensuite au nihilisme.
La théologie négative était déjà apparue avant, mais va effecti-
vement prendre de plus en plus d’importance, jusqu’à cette phrase
d’Eckhart, « prions Dieu de nous laisser quittes et libres de Dieu ».
Ce que dit Eckhart, et qui reste valable je pense, c’est que l’on n’est
jamais complètement libre de Dieu que si l’on est parvenu à prier
Dieu pour l’être. Que veut dire « prier Dieu », c’est-à-dire ne parler
à personne mais pourtant parler vraiment ? C’est quelque chose que
la poésie, la littérature en général sait, ou a su…
Si nous sommes peut-être sortis de la question de Dieu, nous
sommes en revanche toujours, et peut-être plus que jamais, dans la
question du savoir. Ou plutôt, aujourd’hui de la recherche, sorte de
« mauvais infini » du savoir. Nous ne cessons d’être inondés de
« découvertes » des sciences cognitives, qui, du moins dans leur
vulgarisation, donnent l’impression de repousser toujours plus loin
la question du sens, d’affirmer une sorte de pensée tautologique :
« C’est comme ça parce que c’est comme ça. »
La science moderne a été rendue possible à partir du moment
où, comme l’a bien dit Kant, la science s’est mise à construire elle-
même son objet. C’est ainsi que l’on crée un préalable de conditions
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Jean-Luc Nancy
Elle repose également sur le postulat que le monde est quelque chose
qui est « à faire », qui n’est pas donné. Or toute une série de théma-
tiques plus ou moins philosophiques dans le débat intellectuel du
XIXe siècle reviennent à dire : le monde n’est rien, donc je peux en faire
quelque chose. Une forme de nihilisme actif, aurait dit Nietzsche. Que
penser de cette croyance selon laquelle le monde est « à faire » ? N’est-
elle pas le préalable d’un certain nihilisme technique ?
Je ne sais pas. Au contraire de la proposition « le monde n’est
rien, il est ce que j’en fais », il me semble que ce que nous apprend
la technique, c’est que l’homme est un pur produit de la nature – un
des acquis de la science moderne contre lequel un certain fanatisme
se déchaîne. Que l’homme se situe dans la descendance du singe
est très important ; cela veut dire que la nature, la physis comme dit
Heidegger, a la capacité de produire un étant qui la déglingue
complètement.
Si nous comprenons cela, nous ne pouvons plus parler de la
nature comme d’une sorte de donné préalable dont nous avons
besoin, car c’est bien autre chose : nous sommes dedans. Ce qui veut
dire que la question du sens est la question de ce que fait cet animal
dans la totalité de ce qui existe. L’homme est cet étant, ce vivant qui
en parlant, c’est-à-dire en maniant le sens, défait et refait constam-
ment la totalité du monde. Mais on ne peut pas dire que le monde
n’est que ce qu’il produit. On peut dire que le monde se produit lui-
même comme sa propre transformation, en tant que l’homme est
partie du monde.
Cela permet d’aller au-delà du discours qui consiste à dire que
nous avons à faire un monde nouveau. Marx disait que l’histoire de
l’homme deviendra l’histoire naturelle et vice versa. Dans cette
formule cependant, il montre qu’il a le sens des deux, et de leur
interdépendance. On insiste beaucoup sur la production chez Marx,
mais quand il dit cela, il n’oublie pas que la production vient de la
nature.
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Blanchot et le « rien »
Vous évoquez le texte sur la technique de Heidegger, dont la première
phrase est : « L’essence de la technique n’est pas technique. » Ce geste
motive aussi l’emploi du terme « nihilisme » : l’essence de la crise n’est
pas l’économie. Il y a dans notre présent des configurations de sens
qui échappent au discours de l’expertise, aux impératifs du problem
solving. Or cette question du nihilisme est très présente, après la
Seconde Guerre mondiale, chez Blanchot, Bataille, puis Foucault via
Nietzsche et Heidegger. Comment expliquez-vous, rétrospectivement,
que cette notion surgisse à ce moment-là comme fondamentale pour
rompre avec un certain régime du sens ? Et cette notion a-t-elle joué
un rôle dans votre propre formation philosophique ?
Ce type de questionnement est venu pour moi relativement
tard, autour de 1968. Je suis toujours très frappé par le fait que,
comme toute ma génération, je n’ai pas du tout été dans une
conscience du nihilisme pendant ma jeunesse. Qu’est-ce qui nous
portait ? D’abord, les Trente Glorieuses. Mais en même temps, une
sorte de climat positif, de confiance, dans lequel de toute façon il y
avait une flèche du temps marquée positivement. L’histoire avançait.
Même lorsque l’on n’était pas marxiste, cela ne changeait pas
grand-chose : on croyait tout de même au progrès.
Je suis « sorti » du christianisme quand je me suis rendu compte
qu’il participait de ce même mouvement progressiste. Mais après
coup, je me suis rendu compte que tout ce qui nous portait était lié
à un état du monde hérité d’avant la guerre, et dont nos parents
avaient tout fait pour le reprendre, après, comme si de rien n’était.
J’ai vécu de 1945-1951 en Allemagne. J’avais entre 5 et 11 ans,
mais je n’avais aucune conscience de la guerre. On ne me racontait
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Jean-Luc Nancy
Il est intéressant que l’exigence d’en finir avec le rien fasse revenir au
récit. C’est admettre ce qui a été l’un des refus fondamentaux de
Blanchot et du structuralisme, à savoir la transitivité du récit, le fait
que le récit parle du monde. C’est ce que Ricœur a dit, mais qui l’a
placé en porte à faux par rapport à la vision du littéraire comme texte
pur.
Parler du monde veut alors dire que le monde existe, c’est-à-dire
qu’il y a une extériorité dense, résistante. Prenons l’exemple de
l’esprit17, puisque la « faillite de l’esprit » a été une formule souvent
employée pour décrire la décadence, le nihilisme. Si on parle de
l’esprit, il faut absolument être capable de penser que l’esprit n’est
rien, n’est pas quelque chose. On peut se référer à Augustin :
l’esprit est sans dimension, il est hors du temps et de l’espace. Ce
qui signifie qu’il les traverse. En un sens, la science pénètre la
matière. Parler du monde, oui, parce que d’une certaine façon on ne
peut pas parler d’autre chose. Même si le monde ne fait pas monde
au sens d’une possibilité de sens. Ce n’est d’ailleurs qu’en en
parlant qu’on lui donne la possibilité de devenir monde.
16. Uri Eisenzweig, Naissance littéraire du fascisme, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du
XXIe siècle », 2013. Voir le compte rendu d’Alice Béja dans ce numéro, p. 229.
17. Voir Jacques Derrida, De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987 (rééd.
par Flammarion, coll. « Champs », sous le titre Heidegger et la question. De l’esprit et autres
essais, en 2010).
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Jean-Luc Nancy
L’expérience du toucher
Venons-en à la question du toucher, que vous avez notamment abordée
dans Noli me tangere19. C’est comme cela que Derrida avait qualifié
votre travail : partir d’une expérience, le toucher20, qui renvoie au
monde sur un autre mode que celui du discours, de la rationalité, de
la transcendance au sens heideggerien. C’est comme si le monde, ou
un aspect du monde, nous était préhensible. Est-ce ce type
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Jean-Luc Nancy
21. Voir J.-L. Nancy et Aurélien Barrau, Dans quel monde vivons-nous ?, Paris, Galilée,
2011.
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Introduction
1. C’est le parti pris de l’ouvrage collectif dirigé par Marc Crépon et Marc de Launay, les
Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012. Sur les anté-
cédents philosophiques, voir l’article de Franco Volpi publié dans ce recueil, « Itinerarium
mentis in nihilum. Pour une histoire conceptuelle du problème ».
2. Voir le Nihilisme, textes choisis et présentés par Vladimir Biaggi, Paris, Flammarion,
coll. « Corpus/GF », 2013. On y trouve entre autres des textes de philosophes (Cloots, Crevier,
Deleuze, Nietzsche, Schopenhauer, Stirner, Jacobi, Vattimo), d’écrivains (Camus, Cioran,
Dostoïevski, Juliet, Tourgueniev) et d’artistes (Dubuffet, Kandinski)… Pour un cadrage histo-
rique et conceptuel pertinent, voir aussi Denise Souche-Dagues, Nihilismes, Paris, PUF, 1996.
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Olivier Mongin
3. Voir Jean-Claude Monod, « Creatio ex nihilo, nihilisme et décision : sur une complica-
tion théologico-politique chez Heidegger et Carl Schmitt », dans M. Crépon et M. de Launay,
les Configurations du nihilisme, op. cit. Voir aussi Philippe Raynaud, « La révolution du nihi-
lisme, de Hermann Rausching à Leo Strauss », dans Philippe de Lara (sous la dir. de),
Naissances du totalitarisme, Paris, Cerf, 2011
4. N’oublions pas que le premier Esprit, celui de Mounier, qui consacre d’ailleurs un
ouvrage à Camus et à Sartre, ne cesse de tourner autour de Marx et de Nietzsche jusqu’aux
années 1980. Ce n’est pas par hasard que Jean-Marie Domenach publie au Seuil un Retour du
tragique en 1967 qui s’en prend aux totalitarismes et aux aliénations propres à la société de
consommation.
5. La mort de l’homme n’est pas qu’un slogan : voir, à propos du dernier tome des
Mythologiques, l’article de Jean-Marie Domenach, « Le requiem structuraliste », Esprit,
mars 1973.
6. Si l’on en juge par le Cheval de Turin (2011), le film « apocalyptique » de Bela Tarr, un
cinéaste culte d’origine hongroise qui poursuit l’aventure nihiliste sur le plan esthétique,
Nietzsche hante toujours les esprits : ce film fait écho à l’épisode turinois au cours duquel le
philosophe a vu un cocher battre un cheval jusqu’au sang, un spectacle dont il ne s’est pas remis
et qui l’aurait rendu fou.
7. Marcel Gauchet, la Crise du libéralisme (1880-1914). L’avènement de la démocratie II,
Paris, Gallimard, 2011. Le premier chapitre de cet ouvrage porte sur Nietzsche, p. 21-56. Le
premier tome de cet ensemble de quatre volumes s’intitule la Révolution moderne, les deux
derniers sont annoncés sous les titres suivants : À l’épreuve des totalitarismes et le Nouveau
Monde.
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Introduction
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Olivier Mongin
santes ; soit que la décadence** hésite et n’ait pas encore inventé ses
remèdes.
B)) Nihilisme en tant que déclin et régression de la puissance de
l’esprit : le NIHILISME PASSIF :
en tant qu’un signe de faiblesse : la force de l’esprit peut être fati-
guée, épuisée en sorte que les buts et les valeurs jusqu’alors prévalentes
sont désormais inappropriées, inadéquates et ne trouvent plus de
croyance –
que la synthèse des valeurs et des buts (sur laquelle repose la puis-
sance d’une culture) se dissout si bien que les différentes valeurs se font
la guerre : décomposition
que tout ce qui réconforte, guérit, tranquillise, étourdit, passe au
premier plan, sous divers travestissements, religieux, moraux, poli-
tique, esthétiques, etc.
8. On peut même lire aujourd’hui, sous forme de bande dessinée, le journal d’un hamster
nihiliste, voir Miriam Elia et Ezra Elia, le Journal d’Edward, hamster nihiliste, Paris,
Flammarion, 2013.
9. Voir son article dans ce numéro, infra p. 173 sqq.
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Introduction
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Enquête
1. Voir les travaux d’Alain Besançon, par exemple l’Image interdite. Une histoire intellec-
tuelle de l’iconoclasme, Paris, Fayard, coll. « L’esprit de la cité », 1994.
2. Voir l’article de Bruce Bégout dans ce numéro, p. 68 sqq.
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Enquête
3. Sur ce sur ce mouvement, très souvent caricaturé, on lira avec profit Michael Confino,
« Révolte juvénile et contre-culture, les nihilistes russes des années 1960 », Cahiers du monde
russe et soviétique, 1990, no 31-4.
4. Voir Simone Pétrement, la Gnose en notre temps. Encyclopédie française, XIX, 1957.
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5. Voir l’un de ses récents ouvrages, le Propre de l’homme. Sur une légitimité menacée, Paris,
Flammarion, 2013.
6. La meilleure synthèse me semble être celle de Franco Volpi, Il nichilismo, Bari, Laterza,
1996.
7. Nietzsche, Fragment Automne 1885-Automne 1886, 2 [127], dans Kritische
Studienausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin et New York, De Gruyter, 1980, t. 12, p. 125
(Der Wille zur Macht, § 1).
8. Hermann Rauschning, Die Revolution des Nihilismus. Kulisse und Wirklichkeit im
Dritten Reich, Zurich et New York, Europa Verlag, 1938 ; Leo Strauss, “On German Nihilism”,
éd. Daird Janssens et Daniel Tanguay, Interpretation, 26 (1999), p. 353-378, texte p. 355-373.
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Enquête
Le moment nietzschéen
Évoquer Nietzsche, ce n’est pas le statufier (tâche au demeurant
impossible !) mais en prendre la mesure contemporaine. C’est donc
saisir à distance les forces et les faiblesses de sa pensée, comme le fait
Paul Valadier10, l’un de ses interprètes des années 1970 au cours de
laquelle le gauchisme deleuzien, Heidegger et les catholiques en
rupture de ban s’arrachaient Nietzsche. C’est aussi rappeler, histoire
de lever des malentendus inévitables, que la thématique de « la mort
de Dieu » n’est pas l’origine du nihilisme et que celui-ci a déjà dans
les années 1880 une longue histoire. Reconnaître la perte de « la
valeur de la valeur », que ce soit Dieu (dans l’ordre théologique), l’or
(dans l’ordre économique) ou le Beau (dans le registre esthétique),
c’est admettre que l’on s’est tourné vers des croyances valorisant une
méta-valeur, une méta-physique, pour mieux se détourner du monde
sensible, des sens, du corps et de la vie. La théologie comme la méta-
physique valorisent les arrière-mondes pour mieux mettre entre paren-
thèses le « monde ». Telle est la signification première du renversement
nietzschéen des valeurs, qui ne se résume donc pas à la mort de Dieu.
Jean Granier, un lecteur trop méconnu de Nietzsche11, l’affirme avec
force :
9. Augusto del Noce, Lettre du 8 janvier 1984 à Rodolfo Quadrelli, dans Tracce, février
1994.
10. Voir infra, p. 75 sqq.
11. Voir Jean Granier, Nietzsche, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1982, et surtout le
Problème de la vérité dans la philosophie de Nietzsche, Paris, Le Seuil, 1978.
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Enquête
14. Michel Henry, Du communisme au capitalisme. Théorie d’une catastrophe, Paris, Odile
Jacob, 1990.
15. Maurice Blanchot, l’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 270.
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16. Voir M. Blanchot, « Réflexions sur le nihilisme », dans l’Entretien infini, op. cit.,
p.185.
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Enquête
bénit. Nous pouvons bien tout perdre, être dépossédés de tout bien
et de tout pouvoir d’affirmer, ramenés à notre nudité d’homme, cette
nudité est capable d’« une affirmation qui est joie, qui dit silen-
cieusement la joie et la force de l’homme nu et dépouillé17 ». Le nihi-
lisme est cette nuit dont nous ne désespérerons pas.
Disons-le autrement, tout autrement, d’une manière qui ne doit
plus rien aux pages que nous venons de lire mais voudrait les
accompagner aussi loin que possible dans l’expérience du désastre :
un Dieu nu, en mourant sur une croix, a pris notre place, la dernière
place possible. Depuis il n’y a plus de lieu ou de temps qui ne puisse
devenir bénédiction.
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Enquête
19. Publié dans Esprit, novembre 1990, et repris dans P. Ricœur, Lectures 1. Autour du poli-
tique, Paris, Le Seuil, 1991 (rééd. coll. « Points Essais », 1999).
20. Jan Patočka, Essais hérétiques, Paris, Verdier, 2000.
21. Id., la Crise du sens, Paris, Éditions Ousia, 2000.
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Enquête
22. Timothy Snyder, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et Staline, Paris, Gallimard, 2012.
Voir l’entretien que lui a consacré Esprit en février 2013.
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Enquête
23. Texte paru dans Esprit en octobre 1961 puis repris dans P. Ricœur, Histoire et Vérité,
Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 2001. Les citations sont extraites de l’ouvrage.
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autre parmi les autres […] Nous pouvons très bien nous représenter
un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement
fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort
sous les espèces d’un interminable voyage sans but […] ce serait
le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu dans le triomphe du
bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être
plus probable que celui de la destruction atomique24.
Le scepticisme ici n’est pas le solipsisme, comme impuissance
à sortir de soi, mais au contraire l’impuissance à avoir un soi. C’est
pourquoi Ricœur écrit ici, plutôt contre Lévi-Strauss et le pyrrho-
nisme structuraliste dans lequel le langage n’a pas de dehors :
« Pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi25. » Ricœur
part du constat commun à cette génération de la pensée française,
sans doute frappée par la guerre, la destruction de l’Europe et la
décolonisation, que les civilisations sont plurielles dans l’espace et
dans le temps, et qu’elles sont mortelles. Sa question est alors celle
des conditions de possibilité d’une rencontre des cultures diverses,
une rencontre qui ne soit pas mortelle pour tous. Et qui rompe à la
fois le vertige d’une communication universelle et totale sous l’idée
d’une unité absolue de l’humanité et celui d’une altérité totale
entre des humanités qui ne se comprendraient pas entre elles.
C’est ici qu’il rencontre justement le paradigme de la traduction :
L’homme est un étranger pour l’homme certes, mais toujours aussi
un semblable […] croire la traduction possible jusqu’à un certain
point, c’est affirmer que l’étranger est un homme […] je puis me
faire autre en restant moi-même. Être homme, c’est être capable de
ce transfert dans un autre centre de perspective26.
C’est à ce point du texte que surgit l’interrogation sceptique, non
plus le doute sur la possibilité de comprendre l’autre, de le rencon-
trer, de le traduire, mais le doute inverse : « Alors se pose la ques-
tion de confiance : qu’arrive-t-il à mes valeurs quand je comprends
celles des autres peuples ? » La question de confiance est bien la
question de la confiance en soi, en sa propre existence, en ses
propres capacités de recevoir et de donner. Il y a donc bien une
condition à la rencontre des cultures :
Seule une culture vivante, à la fois fidèle à ses origines et en état
de créativité sur le plan de l’art, de la littérature, de la philosophie,
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Enquête
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Bruce Bégout
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5. Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin,
2009.
6. Hans Blumenberg, la Légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de philosophie », 1999.
7. Axel Honneth, la Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006.
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Bruce Bégout
fois en valeur depuis l’antiquité grecque par des processus qui lui
sont étrangers : la rationalité technicienne, l’idée de profit et
d’accumulation infinie, etc. Il n’est donc pas étonnant que le senti-
ment d’être étranger au monde s’accentue dans une culture de la
mondialisation sans monde, dans la culture marchande et technique
basée sur un flux perpétuel des récits, images et informations qui
ne donne pas la possibilité à tout un chacun de l’intégrer à son
horizon d’expérience et de vie. Le gnosticisme acosmique et nihi-
liste n’est plus, dans ces conditions, une doctrine ou un état d’es-
prit ; c’est devenu une réalité objective. Le déni du monde s’incarne
d’une certaine manière dans les produits de la technologie moderne.
Il y a plus de gnosticisme dans un composant électronique que dans
les manuscrits de Nag-Hammadi.
Propos recueillis par Michaël Fœssel
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Paul Valadier*
Lectures de la volonté
Lorsque Nietzsche décrit le nihilisme comme la dévalorisation
des valeurs les plus hautes, il ne veut pas dire que nous soyons sans
valeurs de référence aucunes. Nous aspirons toujours à la liberté,
nous cherchons à instaurer la justice. Ces valeurs restent des réfé-
rences dont en réalité nul ne peut se passer. Encore faut-il savoir
ce qu’on met sous ces termes. Ici intervient l’idée de généalogie : que
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Paul Valadier
veut la volonté quand elle veut, quoi que ce soit qu’elle veuille ? Que
cherchons-nous au juste quand nous aspirons à la liberté ou à la
justice ? Quel type de liberté et de justice voulons-nous ? Ou plus
exactement, quelle est la qualité de liberté et de justice que nous
visons ? Une telle question conduit aux fameuses distinctions entre
morale esclave et morale noble, entre servitude et aristocratie,
entre faiblesse et force, entre distinction et avilissement, entre
maladie et santé. Ces distinctions ne divisent pas les êtres humains
en catégories sociales, comme si tels groupes d’individus étaient
infailliblement du côté de la servitude et d’autres fixés dans la
noblesse. Nietzsche prétend se situer sur le terrain de la psycho-
logie, et ses analyses portent en effet sur les profondeurs de la
volonté, pressentant ainsi les analyses freudiennes.
Ces distinctions, qu’on peut décliner en noms divers, désignent
donc des attitudes qui traversent toute volonté particulière. Chacun
consent plus ou moins à la servitude ou se veut plus ou moins noble ;
chacun peut vouloir s’affaisser dans le conformisme et se confondre
dans la morale du troupeau, mais chacun peut aussi se vouloir noble,
distingué, différent, original, mettre sa marque propre sur ses actes,
leur donner une signature spécifique. Personne n’est jamais fixé
dans la servitude ou la noblesse, mais chacun a à vouloir dans une
sorte d’éternel retour sur soi pour décider dans un sens ou dans un
autre. Mais qui peut avoir assez de volonté de puissance pour ne pas
consentir à l’esclavage et garder le « sens de la distance » ? Si
personne ne peut entièrement se prévaloir de sa noblesse ou
admettre ne vivre que dans la servitude, n’est-ce pas aussi que tout
acte humain appelle une multitude d’interprétations, qu’on ne peut
jamais le réduire à un jugement simple ? Or souvent « la volonté
manque », selon une autre définition du nihilisme : elle manque à
elle-même et accepte de ne pas (se) vouloir. Il faut donc admettre
une pluralité des lectures de la volonté qui ne contribue pas néces-
sairement au relativisme, si elle conduit à bien mesurer la
complexité de nos décisions. Qui niera qu’on touche ici une réalité
vive de nos sociétés en tous domaines où nous avons à prendre
position ?
Il est clair pourtant qu’aux yeux de Nietzsche domine dans le
monde moderne une complaisance pour la servitude. Par là même,
sa pensée jette une lumière impitoyable sur des sociétés démocra-
tiques qui se flattent de leur « autonomie » conquise, sans aperce-
voir à quel point elles entretiennent le ressentiment, cultivent en
chacun des désirs toujours ravivés d’avoir plus, de paraître plus, de
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Paul Valadier
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Introduction
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Introduction
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Jean-Louis Schlegel
Athées ou nihilistes
Depuis Nietzsche, la tradition philosophique a diversement
repris à son compte l’interprétation de l’origine – et de la corrup-
tion – chrétienne des valeurs morales de l’Europe. Mais quand elle
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Introduction
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Jean-Louis Schlegel
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Introduction
numéro sur « Le temps des religions sans Dieu », nous avions jugé
plutôt sévèrement les excès et les succès des spiritualités, antiques
et nouvelles, en tant qu’elles constituent un désaveu implicite de
l’action politique. Aujourd’hui, dans l’horizon du nihilisme, on
pourrait y voir une réaction à l’impuissance du politique, à la diffi-
culté non seulement de s’y engager, mais même de seulement y
« croire » encore.
11. Dans Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le
Seuil, 2010, Vincent Peillon écrit : « La religiosité républicaine, sans dogme, sans rite, sans
prêtre, religion laïque unissant toute les confessions, est l’affirmation d’un idéal par lequel nous
nous dépassons, à la fois individuellement et collectivement. […] Cette religion républicaine
est une hérésie […] car toute l’opération consiste bien, avec la foi laïque, à changer la nature
même de la religion, de Dieu, du Christ, et à terrasser définitivement l’Église. » Dans Refondons
l’école (Paris, Le Seuil, 2012), de telles formules ont totalement disparu.
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Jean-Louis Schlegel
Il n’est pas dit, certes, par ces militants laïques, que les religions
font partie d’un nihilisme déliquescent qui n’a pas sa place dans la
République, et en particulier dans son enseignement, mais il est
difficile d’ignorer le peu d’estime – c’est une litote – qu’une partie
importante du camp laïque (en particulier socialiste, mais il déborde
la gauche) voue aujourd’hui aux religions, et notamment à l’Église
catholique. On le voit par exemple à l’importance récurrente
accordée à la liberté de conscience, constamment réaffirmée avec
emphase, et à la discrétion sur la liberté religieuse, celle qui auto-
rise l’expression publique des religions. Ainsi, dans la loi de 1905
(où, soit dit en passant, il n’est question ni de « raison » ni de
« laïcité »), l’article 1, porche solennel de ce qui suit, s’énonce ainsi :
La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre
exercice des cultes sous les seules restrictions énoncées ci-après
dans l’intérêt de l’ordre public.
Mais dans la charte de la laïcité dont M. Peillon a demandé
l’affichage dans les écoles, l’article 3 est rédigé comme suit :
La laïcité garantit la liberté de conscience. Chacun est libre de
croire ou de ne pas croire.
On note que le mot « laïcité » – un concept – a remplacé le mot
« République », et que le « libre exercice des cultes » est passé à
la trappe12. Or dans les sociétés postmodernes, l’enjeu de la liberté
religieuse est central dans la vie démocratique. La laïcité idéolo-
gique prend ainsi une tournure très « réactive », presque au sens
nietzschéen (elle n’est pas créatrice, elle interdit) ; et son durcis-
sement vient parer à la faiblesse de la vie démocratique, des idéaux
républicains et de la doctrine socialiste. Partout, en Europe et dans
le monde, on assiste, certes, à des crispations religieuses et antireli-
gieuses, mais la laïcité française, conçue comme un véritable
système de limitation du religieux dans la sphère publique, constitue
bien une « exception laïque » française qui semble aujourd’hui
épuisée dans ses capacités créatrices : le discours officiel, très
emphatique, sur la « valeur » incomparable de cette laïcité, tourne
à vide13.
12. Guy Coq, qui a souvent défendu notre laïcité publique dans cette revue, regrette lui
aussi la tonalité négative de la Charte envers les religions, voir Bibliothèque Michel Duclercq,
janvier 2014, Bulletin no 58, p. 34.
13. Il faudrait apporter ici le correctif des municipalités : beaucoup de maires, y compris
socialistes, inventent des solutions pratiques pour répondre à la nouvelle situation religieuse.
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Introduction
Provocations religieuses
Les formes d’arrogance et les provocations religieuses, en tout
cas perçues comme telles, ne manquent pas, certes, et expliquent
des réactions laïques outrancièrement rigides. On pense d’abord à
l’islam, bien sûr. Mais l’intransigeance d’une frange de catholiques
avant, pendant et après le vote de la loi Taubira, le refus actif d’ac-
cepter une loi républicaine, la dérive récente qui amène une frange
de cette frange à pactiser sans discernement avec des mouvements
qui tiennent des propos extrêmes ou prônent des actions violentes
ont encore accentué les clivages et ne vont pas dans le sens de
l’apaisement. On est loin des perspectives qu’on voyait se dessiner
dans les années 1980-1990, d’une « reconnaissance » des valeurs
de la laïcité française par les catholiques notamment, et d’une
réévaluation du sens et du rôle des religions dans le cadre de la
laïcité (avec des conséquences sur leur enseignement dans les
programmes scolaires, par exemple, ou même d’un rôle positif dans
l’espace public et politique). Reconnaissance et réévaluation ont eu
lieu, mais dans des cercles « éclairés », restreints finalement, de
l’Église catholique et de la laïcité (chez des dirigeants de la Ligue
de l’enseignement).
En ce début du XXIe siècle, la bataille du sens et des valeurs,
rapportée de près ou de loin à une dimension religieuse (pour la
soutenir ou la récuser), fait de nouveau rage, et on pense inévita-
blement au célèbre « polythéisme des valeurs » annoncé au début
du XXe siècle par Max Weber, d’ailleurs relié par lui au nihilisme
comme relativité de ce qui vaut. Sous les pavés du nihilisme,
ressenti malgré tout comme la vague qui menace en permanence les
sociétés modernes, s’est ainsi installée la plage des sens multiples,
de leur concurrence, de l’impossibilité de se prétendre le premier
ou le dernier, d’imposer son leadership : la condition moderne, c’est
le pluralisme du sens et des valeurs, qu’ils soient religieux, éthiques,
laïques, athées ou autre chose encore. Et tous, en réalité, sont
confrontés à l’effondrement nihiliste, à la crédibilité de leur propo-
sition, à la valeur de leurs valeurs. Tous sont confrontés à l’inanité
qui menace, mais tous n’en sont pas également conscients. Que
faire ?
Jean-Louis Schlegel
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Enquête
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Enquête
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On peut détester a priori l’idée même de vérité et, parmi toutes les
vérités, celle des religions, avec son cortège d’assurance, de certitude
et en fin de compte, inéluctablement, d’ignorance volontaire de la
vérité d’autrui et de tentative pour l’éliminer dès lors qu’on la connaît
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Enquête
Judaïsme et nihilisme
À quel point les religions contribuent-elles elles-mêmes, par leurs Écri-
tures, leurs traditions et leurs doctrines, et les réinterprétations qu’elles
en font, à l’esprit nihiliste ? Nietzsche a fait le procès radical du chris-
tianisme à travers la généalogie de la morale, mais selon Paul
Valadier3, d’une part, cette critique est devenue en partie inactuelle
et, d’autre part, elle portait bien au-delà de la seule morale chrétienne.
Comme l’a montré naguère Yirmyahu Yovel4, sur le judaïsme les juge-
ments de Nietzsche ne recoupent pas ni ne confirment les imprécations
contre le christianisme et ses fondateurs, Paul et/ou Jésus. Une raison
essentielle de cette différence de traitement tient peut-être à une
qualité propre à la tradition biblique : sa diversité de thèmes et de
genres littéraires, mais aussi la présence de textes radicaux, radica-
lement interrogatifs et rebelles à toute doxa théologique. Ils intro-
duisent dans la Révélation même de Dieu une rupture ou une cassure
de sa pure « positivité », un élément négatif qui tôt ou tard interroge,
voire tourmente, la croyance au « Dieu bon » : c’est la question de la
théodicée, ou de l’absence de justice, posée dans toute son ampleur par
le livre de Job. Mais Ami Bouganim a plutôt rouvert, à propos de la
question du nihilisme, l’autre livre surprenant de la Bible : Qohélet,
ou l’Ecclésiaste. L’absence de sens y est décrite phénoménologiquement
avec un réalisme qui n’a rien à envier ni aux vieux pyrrhoniens
fustigés par Pascal ni aux sceptiques désenchantés d’aujourd’hui, qui
se contentent d’une vie où les plaisirs de la table sont bien assurés
(comme les télés et leurs multiples émissions de cuisine l’ont bien
compris) :
Voici ce que j’ai vu, moi : ce qui convient le mieux à l’homme, c’est
de manger et de boire et de goûter le bonheur dans toute la peine dont
il peine sous le soleil, durant le nombre des jours que Dieu lui donne,
car telle est sa part (Ecclésiaste 5,17).
Mais un tel comportement est-il conséquence ou cause d’une vie
« absurde » ? Ami Bouganim suggère une voie inédite, qu’il appelle
un « nihilisme dessillé » et qui a des analogies avec celle de Camus :
Continuer de chercher [Dieu] et de l’invoquer même quand l’on est
convaincu qu’il n’existe pas […] pour donner un semblant protoco-
laire à la vie.
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5. Franz Kafka, Lettres à Milena, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 1989, vol. IV, p. 910.
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Enquête
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Enquête
passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs,
les intérêts… voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne serait
pas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreux
sinon haineux comme dans la Bible. Inconséquent comme dans Job.
Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud, où il ne
trouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la,
c’est ce qui m’est venu à l’esprit10 ! » Il est peut-être une manière
d’invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ;
Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut. Sans
pathos. Sans voltige. Les derniers versets qui concluent l’Ecclésiaste
sont sûrement un ajout. Peut-être ne s’entendait-on qu’à un Dieu
plaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav,
sur la « grande béance11 ». En l’occurrence par la halakha, qui
balise les voies du Juif en ce monde. Sinon, tout le reste n’est que
variations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux,
prescriptions pseudo-médicales, enluminures spirituelles. Dans le
meilleur des cas.
Considérer le judaïsme en disciple de l’Ecclésiaste, c’est consi-
dérer Dieu comme une illusion vitale, que l’on doit soutenir si l’on
ne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs et les laisser
se décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et de
l’invoquer même quand l’on est convaincu qu’il n’existe pas. Par
désir de sens, qu’il soit sublimé ou non ; parce qu’il cligne dans le
miracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaire
à la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à la
fois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Il
réside dans son invocation et l’on doit l’invoquer de tous ses sens,
ses entrailles et ses raisons pour s’insinuer en lui et l’incarner. Il
arrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Or
l’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour les
masses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – ne
ressuscite pas –, il n’est aucun besoin de lui ; si la religion ne
console pas – ne promet pas un monde à venir –, il n’est aucun
besoin d’elle. L’homme ne se résout pas au néant de sa mort, il a
besoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s’inscrire dans le
dessein d’une éternité pour endurer sa précarité et son caractère
éphémère. Il doit s’en remettre à une mémoire qui conserverait le
souvenir de son passage en ce monde. Or l’histoire ne convainc
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15. Gershom Scholem, Du frankisme au jacobinisme. La vie de Moses Dobruska, alias Franz
Thomas von Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, p. 9.
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Enquête
16. Voir Jean Baumgarten, « Menahem Mendel de Kotzk et sa postérité », Les Cahiers du
judaïsme, 2000(8).
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pas impossible qu’il ait grandi dans un milieu où les échos du fran-
kisme étaient encore très audibles, comme c’est avéré pour d’autres
leaders hassidiques. Il est sûr en tout cas qu’il abhorrait toute
idolâtrie mécanique de la Loi ou de lui-même, sans craindre de
scandaliser. Selon une tradition orale tenace, il aurait même renou-
velé un jour le blasphème proféré dans l’Antiquité par un de ses
lointains précurseurs : Leit din weleitdayyan ! (« Il n’y a pas de Loi
et il n’y a pas de Juge ! »). Même si l’anecdote se révélait controuvée,
le parfum de nihilisme autour du « Kotzker » ne fait aucun doute.
Il anticipe sur le destin séculier du Yiddishland.
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19. L’« intransigeance » catholique a été théorisée surtout par Émile Poulat, dans Église
contre bourgeoisie, Tournai, Casterman, 1977.
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Enquête
20. Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 230, cité
par P. Valadier, l’Anarchie des valeurs, Paris, Albin Michel, 1997, p. 7.
21. Voir Danièle Hervieu-Léger, « Le combat perdu de l’Église », Le Monde, 12 janvier
2013 : « Ce mouvement de fond [au mieux deux millions de manifestants, soit 3 % de la popu-
lation] aura certainement des suites, car tout ce peuple a pris conscience qu’il représentait une
force, et que l’on pouvait résister à la marche inéluctable du soi-disant progrès. »
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Enquête
La vérité et la joie
« Comment ? », se demande P. Royannais : comment sortir du nihi-
lisme, ou comment s’en défendre, ou plutôt : comment celui qui sent
la montée du nihilisme peut-il rester fraternel avec les nombreux
croyants qui ne voient pas son advenue, qui le renforcent même,
selon lui, en s’engageant à fonds perdus dans les combats pour la
« religion » ? On pourrait presque lire dans cette question le souci de
Spinoza : comment la lucidité du philosophe peut-elle envisager le
23. On voudrait ne pas avoir besoin de préciser que cela n’est pas un jugement de valeur
quant à ce que vivent sous toutes les latitudes les disciples de Jésus, notamment dans la prière
et la charité.
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Enquête
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Olivier Roy*
L’attentat suicide
Peut-il alors y avoir un nihilisme du croyant ? Le mot a souvent
été appliqué aux « terroristes islamiques » qui se font sauter avec
leur cible. Partons donc de là.
L’attentat suicide est un phénomène récent, « mis au point » par
les Tigres tamouls, repris par le Hezbollah, puis par la mouvance
Al-Qaida, ainsi que par des Palestiniens. Mais il y a bien ici deux
types différents d’action terroriste par rapport à la cause défendue.
Pour les attentats suicides perpétrés dans une perspective natio-
Un sentiment de non-appartenance
Comment donc comprendre ce surgissement nihiliste dans une
génération de jeunes musulmans ou convertis ? Car il s’agit bien
d’un phénomène de génération : les vieux ne se suicident pas ;
aucun des cadres de la génération de Ben Laden ne s’est suicidé et
aucun n’est mort les armes à la main (Ben Laden a été exécuté au
saut du lit et il tenait à la vie, comme le montrent sa prudence et ses
engagements matrimoniaux). Ce n’est donc pas seulement la
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Olivier Roy
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2. Pour une analyse plus complète et des exemples concrets, voir Olivier Roy, Al-Qaeda
in the West as a Youth Movement: The Power of a Narrative, CEPS Policy brief, août 2008
(http://www.ceps.eu/book/al-qaeda-west-youth-movement-power-narrative).
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Olivier Roy
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Bernard Stevens*
Bernard Stevens
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Résister au nihilisme
Dès sa Philosophie de la subjectivité radicale (1940), Nishitani
souligne que l’ego métaphysique moderne, qui a tantôt trouvé sa
fondation en Dieu (comme chez Descartes) tantôt dans sa propre
structure transcendantale (le système kantien), a ensuite voulu
s’édifier dans un isolement métaphysique au sein duquel il pense
pouvoir être libre et à partir duquel il pense pouvoir atteindre le
monde. Or il ne le peut, car il s’est coupé de la vie et de la nature
qui l’ont originellement nourri. Sa relation à elles est aliénée :
prétendant être « maître et possesseur de la nature », l’homme la
domine, la consomme, l’instrumentalise, l’exploite, et finalement la
détruit, l’anéantit, humanité comprise, ne laissant rien subsister si
ce n’est le désert annoncé par Nietzsche. Pour cette raison, il est
nécessaire de déconstruire cette fondation égotique, d’accepter la
non-fondation qui réside à sa racine, de s’ouvrir à une nature et une
vie originelles qui peuvent alors se déployer dans les profondeurs
de son propre soi, une fois que l’ego idéaliste aura été déconstruit.
Alors la conscience de la « subjectité », ramenée à sa racine, ouvre
sur une dimension non substantielle qui est sans fondement, à une
nouvelle attitude où le soi s’immerge dans ce qui le dépasse ; elle
déploie une nouvelle position à partir de laquelle les problèmes de
la pensée humaine peuvent être redécouverts. Une nouvelle dimen-
sion religieuse, non théiste, sera dévoilée, donnant une signification
inédite à l’existence humaine.
Pour Nishitani, la question du nihilisme surgit explicitement
lorsque la problématique du sujet rencontre celle de l’histoire.
Après les années de guerre, où sa théorie de l’histoire s’égara dans
son interprétation politique du dépassement de la modernité, il
développa une réflexion progressivement plus ontologique et reli-
gieuse sur le sujet. Son livre publié en 1966 et traduit en anglais en
19901 offre un survol de la littérature européenne sur le nihilisme
(Dostoïevski, Kierkegaard, Schopenhauer, Nietzsche, Heidegger et
d’autres encore). Il y reconnaît la justesse de l’assertion nietz-
schéenne selon laquelle, afin de surmonter le nihilisme, il est
nécessaire de le parcourir entièrement d’un bout à l’autre. Une
dimension ontologique plus authentique rendra possible non seule-
ment une redécouverte de Dieu ou même une proclamation du
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La mort de Dieu
Il faut bien entendre dans ce fragment célèbre la voix de Pascal
qui continue de résonner dans celle de Nietzsche : « le silence
éternel de ces espaces infinis m’effraie », dit l’incrédule2 ; « est-il
encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas comme à travers un
néant infini ? », dit l’insensé. Le silence de Dieu éclate dans l’uni-
vers et affole quiconque s’obstine à l’y chercher, qui n’a plus aucun
horizon pour s’orienter, aussi bien spatial que temporel – le « bon
sens ». Pascal est le penseur « le plus table rase » qu’il y ait eu au
monde, écrivait Péguy, qui connaissait peu Nietzsche, « le penseur
le plus absolu et en un certain sens, au temporel, […] le penseur le
plus nihiliste3 ». Le constat nihiliste est donc partagé et remonte au
moins à Pascal qui se désolait déjà d’un dieu perdu, « dans l’homme
et hors de l’homme ».
Il serait absurde d’imaginer le chrétien accroché à ses
« valeurs » et sauvé du naufrage, insensible au froid glacial qu’il fait
autour de lui. Il y a, et peut-être est-elle première, une « expérience
nihiliste du christianisme » comme le dit très bien Vincent
Delecroix4. Ce qui me frappe surtout n’est donc pas le moment
potentiellement nihiliste qu’il peut y avoir dans l’athéisme ; c’est
qu’il n’est pas besoin d’être athée pour être nihiliste, bien au
contraire, ce que Nietzsche appelait le nihilisme passif. À qui
s’adresse en effet le « dément » qui, chez Nietzsche, annonce la mort
de Dieu ? Non pas aux athées (Gottloser) que sont les esprits libres.
Ce serait leur faire trop d’honneur de les appeler ainsi. Il parle tout
simplement « à ceux qui ne croient pas en Dieu », à ceux que nous
2. Blaise Pascal, Pensées, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1962, éd. Lafuma, frag-
ment 201.
3. Charles Péguy, Un poète l’a dit, 1907 posthume, Œuvres en prose complètes, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », éd. Robert Burac, 1988, vol. II, p. 857.
4. Vincent Delecroix, « L’expérience nihiliste du christianisme », dans Marc Crépon,
Marc de Launay (sous la dir. de), les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes
et controverses », 2012, p. 59 sq.
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Pierre ZAOUI – Je ne sais pas si « Dieu est mort » est d’abord une
parole chrétienne. Voyez, par exemple, ce très étrange récit que fait
Plutarque sur la mort du grand Pan dans De la disparition des
oracles : à l’époque du règne de Tibère, un bateau passant près de
l’île de Paxos entend monter la rumeur « le grand Pan est mort,
annoncez-le à tous » et tous les marins sont glacés d’effroi. Depuis
Eusèbe de Césarée, on a pu interpréter ce texte de mille manières :
effectivement, comme l’annonce du sacrifice du fils de Dieu, la fin
du polythéisme et la mort du monde antique, mais aussi bien
comme la mortalité des démons au sens d’êtres intermédiaires entre
dieux et hommes, comme la libération des superstitions populaires
(Pan étant une divinité tardive et secondaire) ou anachroniquement
comme l’annonce du désenchantement du monde. Bref, dire « Dieu
est mort » plutôt que « Dieu n’existe pas » peut prendre de multiples
significations : c’est bien davantage une énigme qu’un slogan ou une
provocation.
Tout cela dit, il est vrai que la formule exacte « Dieu est mort »
ne prend sa pleine mesure qu’avec Nietzsche, ce dernier laissant
entendre que l’athéisme naîtrait d’abord dans un acte violemment
négateur, même meurtrier et donc effectivement nihiliste. « Dieu est
mort ! Et c’est nous qui l’avons tué », dit Nietzsche. Mais il faut faire
attention à la ruse du philosophe allemand. Car qui est pour lui ce
« nous » ? Qui est l’inventeur du nihilisme ? C’est le christianisme
et tout ce qu’il y a d’encore chrétien en nous, c’est-à-dire tout ce qui
déprécie les valeurs les plus hautes de la vie : la force, la volonté,
la grandeur, le plaisir, etc. De ce point de vue, l’athéisme n’est nihi-
liste qu’en tant qu’il n’est qu’un ultime avatar des monothéismes
primordiaux. Après tout, ce n’est pas faux historiquement : il n’y a
pas vraiment d’athéisme dans l’antiquité gréco-romaine, parce qu’il
n’y a pas de sens à nier les dieux quand une pluralité de cultes et
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8. Pierre Corneille, Polyeucte martyr, dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », vol. I, 1980, p. 978.
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Introduction
Jean Vioulac*
La loi de la valeur
Les analyses du Capital se fondent sur la distinction entre valeur
d’échange et valeur d’usage. La valeur d’usage circonscrit l’utilité
qu’a une chose pour un homme particulier, et en réalité, précise
Marx, elle n’est pas une valeur au sens propre, parce qu’elle est
entièrement définie par ses qualités concrètes et son utilisation : elle
« exprime la relation naturelle entre choses et homme, c’est-à-dire
l’existence des choses pour l’homme3 ». La valeur d’échange est la
valeur qu’acquiert cette chose quand elle est échangée, et donc
comparée à d’autres qui n’ont pourtant pas les mêmes caractéris-
tiques, elle est alors le résidu irréel d’une abstraction de toutes ces
qualités particulières et concrètes : elle se définit par une pure
quantité universelle et abstraite, et c’est pourquoi elle pourra être
exprimée par un simple chiffre, le prix. La nouveauté du capitalisme
réside dans la production exclusive de valeur d’échange, c’est-à-dire
la production de marchandises destinées à être vendues, quand les
économies anciennes étaient production de choses utiles, dont seule
une infime fraction de la production totale était portée au marché.
Or produire directement pour le marché, c’est produire pour un
champ d’équivalence où tout se vaut pareillement, et où – selon un
exemple que Marx se plaît à répéter – une Bible vaut une bouteille
d’eau-de-vie : sur le marché « la valeur autonome des choses, la
valeur absolue de toutes les choses et de tous les rapports s’en trouve
dissoute », et par là même « il n’y a pas de valeur absolue, puisque
la valeur en tant que telle est relative à l’argent4 ». Dans un système
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Jean Vioulac
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L’empire du capital
Le capitalisme est ainsi ce dispositif où une certaine quantité de
valeur (un capital, au sens courant du terme) achète des marchan-
dises (dont une certaine quantité de puissance de travail), pour se
produire elle-même, c’est-à-dire accroître sa propre quantité et
faire ainsi de la plus-value. C’est précisément quand la valeur
universelle et abstraite se valorise elle-même par la soumission de
toute réalité particulière et concrète (les hommes et les choses)
qu’elle est capital, et c’est la définition la plus souvent donnée par
Marx : il y a capital quand « la valeur devient le sujet du processus »,
le capital est « l’autovalorisation de la valeur7 ». Le capitalisme est
l’avènement de l’irréalité abstraite de la valeur au rang de sujet
absolu, qui impose l’évaluation universelle, et c’est paradoxalement
cette évaluation totale (par la valeur abstraite) qui est dévalorisation
(des réalités concrètes) ; elle impose d’aborder tout ce qui est, non
plus avec la question : Qu’est-ce que c’est ? mais avec la question :
Qu’est-ce que ça vaut ?, qui devient vite : Combien ça vaut ? et
puis : Combien ça rapporte ? L’empire du capital s’établit ainsi par
la dissolution de tout ce qui pourrait entraver le règne de sa puis-
sance, et c’est bien l’avènement du nihilisme que Marx et Engels
décrivaient dès 1848 dans le Manifeste communiste :
Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs
naturels, la bourgeoisie les a brisé sans pitié pour ne laisser
subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que le froid intérêt
et les dures exigences du « paiement au comptant ». Elle a noyé les
frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevale-
resque et de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux
glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu
devenu simple valeur d’échange […] et dépouillé de leur auréole
toutes les activités considérées jusqu’alors avec un saint respect
comme vénérables8.
L’avènement du marché mondial au XXe siècle n’a alors fait que
confirmer ces analyses. D’abord parce que l’extension de la logique
marchande imposait la destruction méthodique et systématique de
toute morale susceptible de condamner l’égoïsme et la cupidité, et
impliquait par exemple une inversion de valeur des adjectifs
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Jean Vioulac
9. Depuis une quarantaine d’années, les politiques « de droite » ont systématiquement déré-
gulé l’économie : c’est alors la « gauche » qui s’est chargée de déréguler la société par un déman-
tèlement systématique de la loi morale au profit de la pulsion immédiate dont la libération est
nécessaire au consumérisme. Ce « progrès » dans la « libération » des individus est l’accom-
plissement de la domination idéologique de la bourgeoisie et de la soumission totale des
sociétés au marché, et les hommes « de gauche » sont les idiots utiles du capitalisme total. Voir
les ouvrages de Jean-Claude Michéa, en particulier Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur
l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Castelnau-le-Lez, Climats, 2002 et de
Dany-Robert Dufour, en particulier la Cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël,
2009 (avec une analyse remarquable du rapport entre Adam Smith et le marquis de Sade).
10. Günther Anders, l’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révo-
lution industrielle, Paris, Ivrea/L’Encyclopédie des nuisances, 2002, p. 338.
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Enquête
1. J’emprunte cette citation, ainsi que la suivante, au précieux article de Marc de Launay,
« Le “nihilisme est un état normal” », dans Marc Crépon et Marc de Launay (sous la dir. de),
les Configurations du nihilisme, Paris, Vrin, coll. « Problèmes et controverses », 2012, p. 29-
42, ici p. 32.
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Enquête
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Enquête
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5. Voir l’entretien avec André Orléan, « Pour une approche alternative de l’économie »,
Esprit, février 2012.
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Enquête
6. Faute de place, nous renvoyons à la section « La pensée libérale face au fait monétaire »,
aux pages 213 à 221 du livre d’André Orléan, l’Empire de la valeur, Paris, Le Seuil, coll. « La
couleur des idées », 2011 (rééd. coll. « Points économie », 2013).
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Enquête
Quelles croyances ?
Il se pourrait que l’appel aux valeurs se fasse d’autant plus impérieux
que nos sociétés se trouvent en panne de croyances partagées. Certes,
les demandes religieuses de sens se portent bien : de l’islam radical
aux renouveaux évangéliques, l’actualité est rythmée par des crispa-
tions dogmatiques et identitaires. De ce point de vue, rien n’est plus
faux que le diagnostic qui associe le monde contemporain à l’absence
10. R. Brague, les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine, Paris,
Le Seuil, 2011 (rééd. Flammarion, 2013).
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Enquête
les anciens dieux12 » – des bons comme des mauvais, du vrai comme
des faux. L’homme les a tous tués, mais non sans avoir pris le temps
de les détrousser un à un, en s’augmentant chaque fois de leur puis-
sance. Il fallait bien sûr que le crime lui profitât : qu’est-ce que
Vulcain désormais auprès d’une centrale nucléaire, « Jupiter auprès
du paratonnerre, et Hermès à côté13 » du réseau internet ? L’homme
est littéralement un « mangeur de dieux ». Mais la croyance satis-
faite de soi est la seule croyance qui soit stérile, qui vit des anciennes
croyances comme un parasite. Aussi, peu importe qu’un tel se dise
croyant ou qu’il se dise athée, si le nom de « Dieu » l’embarrasse,
pourvu qu’il croie, mais pas en lui. Que savons-nous si l’athée
sincère n’est pas parfois l’inspiré véritable ? Ainsi Bernard Lazare,
« cet athée ruisselant de la parole de Dieu14 ».
12. Charles Péguy, Zangwill. Œuvres en prose complètes, éd. R. Burac, vol. I, Paris,
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987, p. 1401.
13. Nous paraphrasons Marx, Introduction générale à la critique de l’économie politique
(1857), Économie, I, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969,
p. 265.
14. Ch. Péguy, Notre jeunesse. Œuvres en prose complètes, op. cit., vol. III, p. 78.
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15. Max Stirner, l’Unique et sa propriété, Paris, Jean-Jacques Pauvert et Stock, 1960, p. 9.
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Enquête
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16. L’ouvrage fondateur est sans doute celui de Hermann Rauschning, la Révolution du
nihilisme, Paris, Gallimard, 1939, dont on trouve un écho déformé dans le Nietzsche de
Heidegger, et qui est discuté par Leo Strauss dans sa conférence « Sur le nihilisme allemand »,
prononcée le 26 février 1941 (avant Pearl Harbour) dans le cadre d’un séminaire de la New
School for Social Resarch (trad. dans Leo Strauss, Nihilisme et politique, Paris, Payot, 2004).
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Enquête
17. Voir sur ce point Philippe Raynaud, le Juge et le philosophe, Paris, Armand Colin, 2008,
p. 255-271.
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18. Friedrich Nietzsche, la Volonté de puissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1995, p. 29.
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Enquête
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Enquête
20. Sophie Heine a développé ce point de vue de manière très claire dans un article de la
revue de la Ligue des droits de l’homme, Hommes et libertés, juin 2012, n°158, « Laïcité et visi-
bilité de l’islam : de l’identité à la liberté ». Voir aussi son livre, Pour un individualisme de
gauche, Paris, Lattès, 2013.
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21. Dans Critique et sens commun (Paris, La Découverte, 1989), Michael Walzer explique
que la société de Rawls ressemble à un hôtel où tous seraient logés : les clients de luxe et le
personnel de service. Mais il remarque que l’on peut aussi préférer vivre « chez soi » plutôt qu’à
l’hôtel, même si le confort est moindre. J’ai commenté ce point dans ma préface à M. Walzer,
Pluralisme et démocratie, Paris, Éditions Esprit, 1997.
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Enquête
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Le nihilisme de l’après-pétrole
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Gaël Giraud
5. À de rares exceptions près (pendant la Seconde Guerre mondiale), le charbon n’a jamais
fait l’objet de transport transocéanique. Bloquer la livraison de charbon sur un continent
revient donc à l’en priver. Au contraire, aucune interruption d’approvisionnement en pétrole
provenant d’une source particulière ne suffit à interdire l’accès au pétrole d’un continent
entier, même si le transport, le raffinage et le stockage (par opposition à l’extraction) restent
exposés à un sabotage qui peut fragiliser une région.
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Le nihilisme de l’après-pétrole
6. Voir Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Le Seuil, 1986, p. 285 sq.
7. Donella H. Meadows et al., The Limits to Growth, New York, Universe Books, 1972.
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Gaël Giraud
8. Voir Robert Salais, le Viol d’Europe, enquête sur la disparition d’une idée, Paris, PUF,
2013.
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Yves Michaud
Défaillance de la volonté
Comment comprendre alors la phrase ?
La première interprétation qui vient est celle d’une absence
complète de vouloir et de volonté – à la différence de la volonté vide
du nihilisme du néant. On aura alors affaire là à une abolition de la
volonté résultant d’exercices méthodiques de méditation ou d’illu-
mination : à travers la nuit obscure, l’abandon à Dieu, à un monde
ou à une nature qui nous dépasse, le sujet fait l’expérience de la
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6. Pour un aperçu, voir Michel Dalissier, Nagai Shin, Yasuhiko Sugimura (sous la dir. de),
Philosophie japonaise. Le néant, le monde et le corps, textes présentés et traduits par S. Abiko,
M. Dalissier, E. Dufourmont et al., Paris, Vrin, coll. « Textes clés », 2013.
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Yves Michaud
7. John Langshaw Austin, “Ifs and Cans”, dans Philosophical Papers, trad. fr. « “Pouvoir”
et “si” », dans Écrits philosophiques, Paris, Le Seuil, 1994.
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Anne-Laure Delatte*
Anne-Laure Delatte
1. Voir par exemple Paul Krugman et Maurice Obstfeld, Économie internationale, Londres,
Pearson, 2009.
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2. Frédéric Lordon, « Contre une austérité à perpétuité, sortir de l’euro ? », Le Monde diplo-
matique, 2013/8, no 713.
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Anne-Laure Delatte
3. Une liste non exhaustive des propositions françaises : Jacques Mazier, « Le futur de
l’euro », 2013 (www2.euromemorandum.eu) ; Jacques Sapir et Philippe Murer, « Les scénarii
de dissolution de l’euro », Fondation Res Publica, 2013 (http://www.fondation-res-publica.org/et
ude-euro/#.UuiqP_ZKH9k). Une première modalité de sortie envisage un abandon collectif de
la monnaie commune et un retour aux monnaies nationales. Celles-ci sont autorisées à flotter
à l’intérieur d’une bande de fluctuations. L’amplitude des variations autorisées dépend du pays.
Une alternative est le maintien de l’euro pour les pays du nord de l’Europe et le flottement géré
des monnaies nationales des pays du Sud. L’euro du Nord devient une monnaie étrangère pour
les pays du Sud. Et il sert d’ancrage à la peseta, la lire, la drachme, etc. La parité de chaque
monnaie avec l’euro du Nord est fixe mais ajustable en cas de nécessité. Une dernière moda-
lité est le maintien de l’euro qui deviendrait une monnaie externe, utilisée dans les seules tran-
sactions hors zone et le retour aux monnaies nationales dans les transactions intérieures. Et dans
cette proposition également, les monnaies européennes restent fixées entre elles par une grille
de parités intra-européennes et ajustables si nécessaire.
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Anne-Laure Delatte
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Valérie Rouzeau
La grâce et la gravité
La grâce et la gravité
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Valérie Rouzeau
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QUERELLES est plus incertaine, mais le paysage
est redevenu familier. La droite a
DE FAMILLES exprimé avec plus d’assurance son
Le mois de janvier avait été scepticisme devant la capacité du
dominé par l’économie, à partir de la président à traduire son nouveau dis-
réorientation vers la politique de cours en actes. Et les socialistes se
l’offre prônée par le président de la répartissent, au gouvernement
République. Le mois de février a été comme au parlement, selon le degré
marqué par l’envahissement de ce de précision des « contreparties »
qu’il est désormais convenu d’appe- qu’ils souhaitent exiger à l’allége-
ler le « sociétal » : manifestations de ment des charges patronales. Les
rue d’ampleur imprévue, actions de plus fermes demandent des objec-
harcèlement moins violentes que tifs « chiffrés » plutôt que simple-
celles des bonnets rouges à l’au- ment « mesurables », voire un calen-
tomne, mais plus inquiétantes par drier de défiscalisation par tranches
leur dynamique d’incivisme, comme conditionnées à des résultats.
le retrait d’enfants des écoles après La curiosité a changé d’objet.
les batailles de mots entre « théorie En janvier, l’interrogation portait sur
du genre » et « études de genre1 ». ceux qui rejoindraient Borloo dans
son intention annoncée de voter le
pacte de responsabilité : Raffarin et
Les enchères montent les anciens UDF de l’UMP ? Baroin et
La proximité des deux séquences les chiraquiens ? En février, on
a permis de mesurer les différences constate que le courant de Benoît
de tempo, d’impact, de lignes de frac- Hamon a rejoint celui d’Emmanuel
tures entre ces deux registres de l’ac- Maurel et Marie-Noëlle Lienemann
tion politique. Le ralliement de Fran- sur une position critique et l’on se
çois Hollande à la priorité donnée à demande si les amis de Martine
la confiance des entreprises et à la Aubry les rejoindront. Cette grogne a
restauration de leurs marges a, dans permis au pouvoir de faire pression
un premier temps, suscité une sorte sur le Medef pour le ramener à
d’adhésion résignée de la gauche et accepter une logique d’« engage-
une perplexité bruyante de la droite. ments », à défaut de contreparties, en
Depuis, les esprits se sont ressaisis. termes d’emplois et d’investisse-
L’issue du pacte de responsabilité ments, puis à faire fuiter certaines
hypothèses d’économie très rudes en
1. Voir la « position » de Joël Roman dans matière de dépenses hospitalières ou
ce numéro, supra, p. 6 sqq. de revenus des fonctionnaires. Les
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l’homme. Pour leur part, les articles le parti Ennahda voulant d’entrée de
sur les droits des femmes (article 21, jeu, car fort de sa victoire électorale,
égalité en droits et devoirs dans la faire table rase du passé, a été nour-
sphère publique ; article 46, protec- rie par ces apports extérieurs. Dans
tion de ces droits acquis et engage- un pays doté d’une solide tradition
ment à les améliorer, égalité des juridique, la Constitution a été débat-
chances et parité dans la vie poli- tue en dehors de l’ANC, qui a en fait
tique et économique) ont, en formalisé dans les toutes dernières
revanche, le mérite de la clarté, mais semaines le texte via une commission
ces avancées n’englobent malheu- dite du consensus. Le terme est au
reusement pas la sphère privée. demeurant impropre car le texte
L’instauration d’un régime par- constitutionnel est le fruit d’un rap-
lementaire modéré par la possibilité port de force, le résultat de compro-
pour le chef de l’État (élu pour cinq mis où Ennahda a dû faire marche
ans au suffrage universel) de dis- arrière sur des aspects clés (« com-
soudre l’assemblée est une différence plémentarité » hommes-femmes,
majeure, tout comme le fait que la loi place de la charia, etc.) face à la
ne peut plus venir limiter l’exercice mobilisation citoyenne sans précé-
de droits garantis par la Constitution, dent que ses « ballons d’essai » ont
pratique courante sous les régimes de déclenché. Sans parler des manifes-
Bourguiba et surtout de Ben Ali. tations provoquées par deux assassi-
nats politiques où la foule a dit son
La Tunisie étant le premier pays arabe refus de se laisser diviser et enrégi-
à s’être doté d’une constitution, en menter dans un projet religieux.
1861, il y a une forte tradition de
La constitution est avant tout le
droit constitutionnel dans le pays.
produit de cette mobilisation paci-
Lors des travaux de la constituante,
fique durant plus de deux ans, les
pensez-vous que s’est mise en place
séances de l’ANC se déroulant sous le
une dynamique qui peut accompa-
regard vigilant de médias et d’asso-
gner des transformations de la culture
ciations. Jamais, depuis l’indépen-
politique tunisienne, une forme de
dance, le pays n’avait connu une telle
maturation politique ?
effervescence civique, qui traduit la
Il faut rappeler que ces travaux maturation démocratique d’une
pour une nouvelle constitution ont société marquée jusqu’alors par dif-
donné lieu à plusieurs projets (au férentes vagues de répression (1978,
moins six), dont les plus progres- 1982, 2008). Cette appropriation du
sistes ont été élaborés par des asso- politique par des franges entières de
ciations, des partis et l’Union géné- la population a révélé a contrario
rale tunisienne du travail (UGTT) combien le champ partisan était sorti
épaulés par des experts de droit affaibli de décennies d’autoritarisme.
constitutionnel indépendants. L’ANC, Le fait que ce soient, une fois de
confrontée au syndrome de la page plus, des acteurs de la société civile
blanche en raison notamment d’une (UGTT, patronat, Ligues des droits de
majorité parlementaire dominée par l’homme et avocats) regroupés en un
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quartet qui aient été en octobre 2013 tout en demeurant majoritaire à l’ANC
les artisans du Dialogue national en où, même divisé à différents moments
dit long sur l’immaturité des élites et/ou sur différents points, il n’en
politiques, même si les efforts de témoigne pas moins d’une discipline
regroupements partisans ou encore indiscutable.
les affrontements finalement pro- Ce retrait permet aujourd’hui à
ductifs au sein de l’ANC sont encou- Ennahda de prétendre se poser en
rageants. acteur politique modéré alors que
seul le rapport de force en sa défaveur
Si l’adoption de la Constitution est créé par la rue et par les artisans du
une avancée majeure, le climat poli- dialogue national est à l’origine de
tique en Tunisie est néanmoins tendu. cette pseudo-modération. Le précé-
Ennahda a été poussé vers la porte, et dent égyptien a également joué dans
le parti islamiste est lui-même divisé. ce recul tactique alors qu’en 2011-
Comment analyser cette expérience 2012, des ténors d’Ennahda, à com-
du pouvoir pour la formation issue mencer par Rached Ghanouchi, leur
des Frères musulmans ? leader, tenaient un discours de divi-
sion opposant bons et mauvais musul-
Si la Constitution est une vic- mans, croyants et impies. En situation
toire pour la Tunisie démocratique, de faiblesse, plaider pour toujours
nonobstant le fait essentiel que cer- plus de consensus devient la formule
taines interprétations de sa mise en attrape-tout qui permet de se dis-
œuvre dépendront évidemment du penser de rendre compte de sa gestion
rapport de force politique qui éma- mais risque aussi de gommer dange-
nera des prochaines élections ; la reusement les différences de fond en
nouvelle Loi fondamentale et, sur- termes de projet de société et de gou-
tout, le départ forcé d’Ennahda du vernance entre les forces politiques.
gouvernement sonnent comme une Certes, les clivages et frictions au
défaite de l’islam politique. Celui-ci sein d’Ennahda sont réels, mais ils
a reculé car il a été incapable de restent secondaires et ne produiront
convaincre, d’un point de vue doc- leurs effets au mieux que lors de la
trinal et pratique. Qu’il s’agisse des remise en ordre de bataille pour les
aspects sécuritaires, de la situation prochaines élections.
économique ou encore de la gestion
des affaires publiques, l’échec est Depuis la France, on suit surtout les
patent. Préempter l’appareil admi- évolutions politiques en Tunisie. Qu’en
nistratif quitte à l’affaiblir, abandon- est-il de la situation économique et
ner des espaces économiques entiers sociale ? La crise, qui a provoqué la
à l’activité informelle, tolérer pour révolution de 2011, semble toujours
ne pas dire plus l’action violente des aussi profonde. Y a-t-il encore des
ligues de protection de la révolution mouvements de protestation contre
et engager tardivement la lutte contre l’absence de débouchés économiques et
le terrorisme illustrent ce constat la dégradation des conditions de vie
d’échec. Celui-ci a obligé le parti d’une certaine frange de la popula-
islamiste à quitter le gouvernement tion ?
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portion non négligeable des clichés tion qu’elle apporte aux futurs grands
publiés sur Instagram (réseau social chefs (« c’est la recette de ma grand-
de partage de photos) est ainsi consa- mère », « c’est ma mère qui m’a tout
crée à la nourriture. appris »), est systématiquement mise
en opposition à la cuisine « gastro-
nomique » telle que la pratiquent les
Les chefs et la ménagère chefs. Dans une des premières sai-
sons, Thierry Marx (sans doute
C’est cette dimension visuelle
« recadré » depuis) disait régulière-
qui prime évidemment dans les émis-
ment, lorsqu’un plat était trop gros-
sions sur la cuisine, et en particulier
sier, trop mal présenté, « c’est de la
dans Top chef. Il pourrait en effet
cuisine de ménagère, ça ». L’émission
sembler étrange que l’on apprécie
ne s’adresse donc pas à la fameuse
tant des programmes qui, après tout,
« ménagère de moins de cinquante
ne nous permettent ni de goûter, ni de
ans ». Et, même si elle se veut hype,
toucher, ni de sentir tous ces jolis
à la mode et dans l’air du temps, elle
plats qu’on nous mitonne. Au départ,
reflète bien le monde de la cuisine,
les émissions culinaires, souvent pro-
principalement masculin. Lorsque
grammées à l’heure des repas,
l’on nous présente les parcours, per-
avaient pour but de montrer des
sonnels et professionnels, des can-
recettes que les téléspectateurs pou-
didats, on s’aperçoit souvent que ces
vaient reproduire chez eux – c’est
génies des fourneaux laissent le soin
encore le cas de nombre d’entre elles.
à leurs compagnes de cuisiner à la
Ce qui compensait la frustration de
maison… Et, dans l’épreuve de la
ne pas pouvoir goûter ce que les ani-
« fête des voisins », on les découvre
mateurs préparaient, c’était de le
démunis face à des cuisines non pro-
refaire chez soi, avec plus ou moins
fessionnelles, comme s’ils n’avaient
de succès. Dans Top chef, cependant,
jamais mis les pieds dans la leur.
ce n’est pas cela qui compte, même
si régulièrement l’animateur propose Le succès de l’émission tient à
de se rendre sur le site internet de l’indéniable qualité du jury, au
l’émission pour y retrouver une niveau élevé des candidats et au fait
recette vaguement dérivée des que c’est la cuisine, et non les indi-
épreuves données aux candidats, vidus, qui en est l’objet principal.
simple et facile à faire. Car si Top chef Lorsque l’on part sur une bonne idée,
popularise la cuisine, il ne la rend qu’on la rend à la fois gourmande et
pas populaire : il ne s’agit pas, pour graphique, qu’on engage beaucoup
nous téléspectateurs, de devenir des de travail et que l’on joue sur les
grands chefs. Mais de nous donner textures, en apportant un petit twist,
envie d’aller dans leurs restaurants, on arrive à sublimer la téléréalité
de nous faire saliver sur la beauté pour aboutir au rêve de tout annon-
(parfois époustouflante, il est vrai) ceur : la fusion totale entre le pain et
de leurs compositions. les jeux.
D’ailleurs, la cuisine familiale, si
elle est souvent louée pour l’inspira- Alice Béja
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BIBLIOTHÈQUE
REPÈRE
À propos de…
• Georges Banu, Amour et désamour du théâtre, Arles, Actes Sud, coll.
« Le temps du théâtre », 2013.
• Olivier Neveux, Politiques du spectateur. Les enjeux du théâtre politique
aujourd’hui, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013.
• Nancy Delhalle (sous la dir. de), le Théâtre et ses publics. La création
partagée, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2013.
• « Le mauvais spectateur », Alternatives théâtrales, no 116, coédition avec
l’université Babes-Bolyai de Cluj-Napoca.
Bibliothèque
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Repère
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Bibliothèque
l’idée vraie » (p. 137). Le souci pre- « l’équilibre des possibles et la dis-
mier du théâtre politique ne devrait tribution des capacités3 », selon le
donc pas être d’enseigner le « vrai » même Rancière (p. 224) qui ajoute
au spectateur mais de le mettre en cette belle définition de la politique :
capacité d’agir. C’est alors, dans la « l’œuvre de sujets qui ajoutent dans
dernière partie du livre de Neveux, l’ordre saturé de la police des objets
que Rancière trouve toute sa place, en surplus » (p. 227).
Rancière qui veut parier sur l’« éga- Neveux distingue finalement
lité des intelligences et des capaci- trois sortes de théâtre politique du
tés ». Afin d’éclairer ce qu’un tel point de vue de ses intentions vis-à-
principe peut donner concrètement vis du spectateur. Le premier cherche
au théâtre, Neveux étudie la pièce We à l’instruire, le deuxième à le mobi-
are la France (1999), un montage de liser, le troisième – théorisé par Ran-
textes de Jean-Charles Massera par le cière – à l’émanciper. Le dernier fait
metteur en scène Benoît Lambert. le pari que le spectateur émancipé
En combinant des séquences très saura s’engager dans le sens d’une
différentes, qui représentent des société plus juste.
situations d’échec aussi bien que des
exemples de solution, il s’agit, sui-
vant le mot d’ordre de Rancière, d’ai- Quelle politique
der le spectateur à « s’émanciper », culturelle ?
en lui montrant que la domination
dans laquelle il se croit enfermé est Il est encore souvent question
vulnérable. Pas de manichéisme ni de Rancière dans les contributions au
de discours incantatoire : colloque de Liège qui a réuni des
Chacun bricole, braconne, invente praticiens et des théoriciens du
avec les moyens disponibles et c’est théâtre. Il n’y avait, curieusement,
de cela, de ce qui est réellement étant donné le thème retenu, pas de
disponible que parle le spectacle ! représentant des spectateurs, de leurs
(p. 177). associations (par exemple, en France,
Tout théâtre politique vise à les « Amis du théâtre populaire »),
l’efficacité. L’objectif ultime demeure sans parler de ce « Public majus-
de susciter l’engagement des specta- cule », ainsi baptisé par Piergiorgio
teurs. Contre le fatalisme, conforté Giacchè (p. 57), celui des program-
par la thèse de la « fin de l’histoire », mateurs, représentants de la « culture
Rancière affirme que l’on peut démocratisée », dont l’omnipotence
donner est dénoncée par plusieurs contri-
buteurs. La tension, en effet, est
aux prolétaires […] une vision
manifeste chez nombre de créateurs
d’eux-mêmes comme êtres capables
de vivre autre chose que [leur] des-
tin d’exploités et de dominés (cité 3. Il ne s’agit donc pas d’imposer une
ligne politique mais d’éveiller le spectateur
p. 198). afin de le mettre éventuellement en position de
choisir sa propre conception de la vie et de la
Le but assigné au « théâtre cri- société « bonnes ». Le rapprochement avec la
tique » serait alors de modifier théorie de la justice d’Amartya Sen s’impose ici.
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tiques dont les décisions se trouvent passionner pour telle ou telle pièce
ensuite régulièrement contestées. En sujette à controverse. En France, les
2009, afin de bloquer par avance polémiques récentes suscitées par
toute tentative de lobbying, la nou- Romeo Castellucci (Sur le concept
velle ministre de la Culture de du visage du fils de Dieu) ou Rodrigo
Flandre avait prévenu qu’elle se Garcia (Golgota Picnic) sont dans
contenterait de suivre la commission toutes les mémoires. Que le « non-
dont elle rendit publiques les recom- public » puisse se montrer parfois
mandations, ce qui était contraire plus actif que le public, voilà un
aux usages antérieurs. Ce fut un tollé paradoxe qui indique combien, à
général contre la commission, la dis- défaut d’une véritable efficacité poli-
cussion prenant une ampleur incon- tique, demeure – pour qui sait s’en
nue jusque-là en matière culturelle. servir – le pouvoir d’agitation du
La ministre avait su rester au-dessus théâtre.
de la mêlée ; elle trancha en amen- « La relation entre le répertoire,
dant les recommandations initiales le public et l’art du théâtre » est l’un
dans le sens le plus consensuel, et des articles du programme de la
mit fin ainsi à la contestation. Cet revue Alternatives théâtrales. Le pre-
exemple conduit à penser que la mier numéro de l’année 2013 consa-
décision en dernière instance par le crait un dossier à la relation entre les
pouvoir politique reste la seule légi- deux derniers termes de cette trilogie,
time. De ce point de vue, en tout cas, au-delà du titre un peu provocateur
la démocratie ne serait donc pas en de « Mauvais spectateur ». La revue
crise. rappelle que parler d’« art » à propos
S’il est impossible de rendre jus- du théâtre n’est pas seulement
tice aux trente-quatre contributions problématique pour la raison invo-
des participants au colloque de quée plus haut (l’absence d’un
Liège, il serait dommage de ne pas « manque »). Le théâtre a une autre
évoquer, pour finir, celle de Christo- particularité, celle d’être indisso-
pher Balme relative à la « sphère ciable des spectateurs. Si l’on peut
publique du théâtre ». Il entend par écrire sans l’espoir d’être lu par
là l’ensemble le plus englobant des d’autres, dessiner pour soi, il n’en
individus concernés à un titre ou à un va pas de même du théâtre. Il est
autre par le théâtre. Dans l’exemple significatif que deux articles se réfè-
précédent de l’affectation des cré- rent à l’article iconoclaste de Michael
dits aux compagnies, le domaine Fried, “Art and Objecthood5” (1967).
d’expansion du débat circonscrit la Pour cet auteur, une œuvre d’art doit
sphère publique. Un tel concept, dont exister indépendamment de son
l’origine se trouve chez Habermas, public. Dès lors la « théâtralité » lui
permet de rendre compte du fait a apparaît logiquement comme le
priori surprenant que des gens qui contraire de l’art. Certes, ce résultat
n’ont pas tous l’intention d’aller au ne vaut que si l’on souscrit à la défi-
théâtre – qui peuvent même, pour
certains d’entre eux, être tout à fait 5. Michael Fried, “Art and Objecthood”,
décidés à ne pas y aller – puissent se Artforum, juin 1967.
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nition de l’art donnée par Fried, mais taines combinaisons de ces concepts.
son point de vue mérite d’être pris en La tâche, néanmoins, ne sera pas
considération, ne serait-ce que parce aisée, vu l’ampleur de la liste (non
qu’il rejoint une intuition de Diderot exhaustive) retenue par L. Pavel :
à propos de la peinture. plaisir esthétique, identification,
On conclura avec Laura Pavel catharsis, distance, empathie, dupli-
(toujours dans Alternatives théâtrales), cation psychodramatique, jeu de
que la meilleure façon d’appréhender rôle et inversion des rôles, distan-
la réception du théâtre par le spec- ciation brechtienne, rencontre,
tateur est sans doute d’admettre absorption, spect-acteur (A. Boal),
identification projective (Melanie
qu’elle est fluctuante. Dès lors, tous Klein), identification symbolique
les concepts qui ont été avancés pour (Lacan), expérience de l’identité,
expliquer ou modifier cette récep- participation, spectateur émancipé
tion se trouvent, à un moment ou à un (Rancière), esthétique relationnelle
autre, pertinents, et une théorie plus (Nicolas Bourriaud) !
satisfaisante de l’implication des
spectateurs pourrait résulter de cer- Selim Lander
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Jacques Mistral diale est artificiellement sortie de
cette crise financière par une
Guerre et paix méthode non soutenable, l’explo-
entre les monnaies sion des dettes publiques et du bilan
Paris, Fayard, 2014, 350 p., 19 € des banques centrales. On a gagné
du temps, tant mieux, mais le
Au moment où ce livre est sorti, moment de vérité approche (p. 33).
les monnaies des pays émergents
(Russie, Turquie, Inde…) ont connu Ce moment de vérité, c’est de com-
une forte chute, suite à la décision de mencer à sevrer l’économie améri-
la Réserve fédérale américaine de caine de l’argent facile, au risque de
limiter progressivement sa politique précipiter de nouveaux déséquilibres
de facilités monétaires qui a favo- globaux. Il manque en effet toujours
risé, outre la reprise aux États-Unis, un vrai système international moné-
les investissements dans ces pays. taire qui encadre le développement
Cette coïncidence illustre pré- des échanges mondiaux. Pour com-
cisément la démarche de l’auteur, prendre l’importance du risque de
qui se propose de saisir le moment « guerre monétaire », le livre invite à
actuel, où l’on entrevoit la sortie de une double enquête. Il retrace tout
la crise de 2008 mais où l’on perçoit d’abord, dans la première partie,
aussi les premiers déséquilibres qui l’histoire du système monétaire inter-
risquent d’enclencher un nouveau national depuis la fin de l’étalon-or,
cycle de difficultés : l’équilibre permis par les accords de
La tragédie économique de notre Bretton Woods puis le passage à un
temps, c’est que l’économie mon- système de changes flottants et enfin
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grand intérêt à lire ces pages éclai- est déjà à l’œuvre » (p. 55). Les
rantes, d’autant plus que l’empathie approches contemporaines de l’auto-
du philosophe pour la question reli- nomie, de la précarité, du don, de
gieuse est grande – et courageuse l’étranger, du care ainsi que les inter-
dans le contexte actuel. Au moins sections existant entre la philosophie
cet espoir a-t-il des chances d’être et la critique sociale issues de cou-
exaucé, tandis que Ferry en a beau- rants théoriques distincts attachés
coup moins, à notre avis, d’être lu et aux noms de Deleuze, Honneth, du
entendu du côté laïque : la crispation pragmatisme, relèvent déjà d’un tra-
et la méfiance sont telles en France vail de rapprochement et de mise en
aujourd’hui, sans compter une tradi- tension fécond.
tion rigide et parfois arrogante de Pourquoi se livrer à ce rappro-
séparation et de rejet du religieux chement ? Pour une raison qui tient
dans la vie privée, que la simple au mode de constitution du social
hypothèse d’une meilleure intégra- lui-même. Il s’agit de penser la pro-
tion de la religion dans la raison duction sociale depuis le désir en
publique semble incongrue. refusant la double antécédence de
Jean-Louis Schlegel l’un sur l’autre. Il ne s’agit donc pas
de se donner un individu tout fait et
de voir par quels mécanismes pas-
Frédéric Lordon sionnels il fait société, car ce rai-
sonnement psychologique efface le
La Société des affects rôle des structures sociales. Mais à
Paris, Le Seuil, coll. « L’ordre l’inverse, il ne faut pas non plus par-
philosophique », 2013, 288 p., 22 € tir d’une société toute faite dont la
seule caractéristique serait son éter-
A priori il n’existe rien de plus nelle reproduction dans le dos des
compliqué que les relations entre individus. Ce qui intéresse Lordon
philosophie et sciences sociales. Si est la production sociale en acte telle
pendant longtemps elles furent qu’elle se construit de l’intérieur de
vécues sur le mode de déclarations régimes d’affects qui doivent être
de guerre répétées de part et d’autre, appréhendés en eux-mêmes sans être
contribuer à une discussion entre les référés à un sujet qui en serait l’au-
deux blocs, après une longue période teur.
de gel, s’avère une nécessité théo-
Telle est l’hypothèse d’un
rique et pratique fondamentale. Tel
« structuralisme des passions », sous-
est l’argumentaire général de la
titre de l’ouvrage et véritable propo-
Société des affects, sur fond duquel se
sition-manifeste.
développe une analyse des relations
entre structures sociales et passions, Il y a des structures, et dans les
règles sociales impersonnelles et structures, il y a des hommes pas-
sionnés ; en première instance les
affects individuels.
hommes sont mus par leurs pas-
Frédéric Lordon part du dia- sions, en dernière analyse leurs pas-
gnostic que « le renouement de la sions sont largement déterminées
philosophie et des sciences sociales par les structures (p. 11).
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BRÈVES
Raymond Aron tection des individus), la liberté de cir-
culation (« Nous sommes libres de nous
Liberté et égalité déplacer sur tout le territoire sans
Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, 64 p., 8 € demander la permission à personne »),
« Je vais consacrer cette dernière les libertés économiques (liberté de choix
leçon, comme je vous l’avais annoncé, à des consommateurs, liberté des entre-
la liberté, ou plus exactement aux liber- preneurs), enfin la liberté religieuse et,
tés. » Telle est la phrase qui inaugure la de manière générale, les libertés d’opi-
dernière leçon prononcée par Raymond nion, d’expression et de communication.
Aron au Collège de France le 4 avril À ces « libertés personnelles » néces-
1978. Loin de proposer une théorie géné- sairement imparfaites (il n’y a pas de
rale des libertés valable pour toutes les police parfaite), Aron ajoute les « liber-
sociétés, Aron précise le contenu des tés politiques » qu’il résume en trois
libertés dans les pays démocratiques dits mots (voter, protester, rassembler) et les
libéraux. Dans cette optique, il analyse « libertés sociales » qui correspondent
d’entrée quatre catégories de libertés pour lui aux droits sociaux. Cette dis-
qui sont celles que le pouvoir public tinction entre trois types de libertés (per-
garantit aux individus : la sûreté (pro- sonnelles, politiques et sociales) ne
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Montrer ceux que l’on ne voit pas. Ce récit à la première personne per-
Donner la parole à ceux que l’on n’en- met de découvrir de manière très directe
tend pas. Tel est l’ambitieux projet de à quoi ressemblent les premiers pas dans
« Raconter la vie », série dirigée par le travail d’un jeune sans diplôme. Le
Pierre Rosanvallon, dont le Parlement secteur de la manutention, dans lequel il
des invisibles constitue le manifeste. Cette s’intègre progressivement, présente des
série est composée de petits livres (Marc- conditions de travail très variées : travail
Olivier Padis a rendu compte de celui en équipe ou isolé, très encadré ou lais-
d’Ève Charrin dans notre numéro de jan- sant une marge d’autonomie, précaire
vier) consacrés à des personnes, des ou standard… Mais au-delà du parcours
lieux, des moments de vie, et d’un site sinueux auquel on s’attend (avec des
internet sur lequel on peut proposer étapes décisives comme le permis de
« son » histoire. L’objectif est de consti- conduire, le logement à soi, le passage
tuer une « démocratie narrative », de par l’agence d’intérim…), le véritable
« construire une représentation-narra- fil conducteur de ce témoignage est l’in-
tion pour que l’idéal démocratique terrogation sur l’identité conférée par le
reprenne vie et forme ». P. Rosanvallon travail. Le récit s’achève en effet quand
pointe le fait qu’une société qui ne se voit Anthony accepte l’idée qu’il sera un
pas prend peur, ou reste passive ; la ouvrier, c’est-à-dire qu’il voit sa condi-
représentation politique étant aujour- tion de travail comme son destin social.
d’hui en crise, c’est la représentation Cette coïncidence de l’expérience et du
narrative qui peut permettre de « refaire récit de soi, qui est longue à venir,
société ». Un tel projet n’est pas le pre- marque le vrai sens de son entrée dans
mier du genre, et l’auteur le souligne en le monde ouvrier, assumé dans le titre.
faisant une brève histoire des récits de M.-O. P.
vie, de la série les Français peints par
eux-mêmes au XIXe siècle au Quai de
Ouistreham de Florence Aubenas, en
passant par les reportages des journa- Thierry Guidet
listes et écrivains américains pendant
la Grande dépression. Si le croisement
La rose et le granit.
entre fiction et documentaire, entre Le socialisme dans les villes
sciences sociales et récit, est toujours de l’Ouest (1977-2014)
fécond, reste que l’on peut malgré tout se La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube,
poser la question du statut de ces récits 2014, 240 p., 18 €
de vie : est-ce la même chose de lire la
Considéré comme une des régions
vie d’une contrôleuse des impôts racon-
les plus attractives de France, le Grand
tée par un philosophe (Guillaume le
Ouest ne cesse de surprendre depuis
Blanc) et celle d’un ouvrier racontée par
plus de trente ans : terre traditionnelle-
lui-même (Anthony) ?
ment conservatrice, elle s’est ancrée à
A. B. gauche ; économiquement en retard, elle
a développé un modèle original et attire
de la population ; pragmatique et
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En écho
celui d’être à la traîne d’un État qui publics… au seul profit des entreprises
demeure le donneur d’ordres. Tout le de travaux publics, ces grands groupes
monde y a perdu : les artisans et les qui se partagent le butin en nouant des
corps de métier dévalorisés et devenus alliances discrètes avec un État qui est
ouvriers de chantier, les architectes/ le maître des grands travaux.
constructeurs sous tutelle des pouvoirs O. M.
EN ÉCHO
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Avis
naux les mieux placés dans la concur- nalyse, tant sur le plan pratique que
rence académique mondiale. Mais ce théorique. « La psychanalyse, écrit
phénomène en expansion ne doit pas Sophie Mendelsohn, qui a coordonné ce
cacher l’évolution d’ensemble : « Le dossier, est diverse et son hétérogénéité
monde de l’enseignement passe, comme profonde. Elle entretient des liaisons,
celui de l’information en général, d’une parfois dangereuses, avec des pensées
situation, où la pénurie des ressources critiques qui ne l’épargnent pas, de Fou-
confortait les monopoles en place, à une cault à Deleuze et Guattari, du fémi-
situation où leur surabondance nécessite nisme aux théories queer […] Mais, ni
des acteurs en mesure de les sélection- science, ni dogme, la psychanalyse a
ner, les hiérarchiser, les agréger et de construit un “régime de vérité” capable
donner aux apprenants l’illusion qu’ils de métamorphoses et de déplacements.
les leur destinent personnellement » Sa prétention à l’universalité est sou-
(www.futuribles.com, janvier-février vent stigmatisée : “universelle”, elle l’est
2014, no 398). pourtant, en ce qu’elle peut aider à
inventer des manières singulières de
OÙ EST PASSÉE LA PSYCHANALYSE ?
faire avec le désir, le fantasme, l’amour,
– Si la question est brutale, elle corres-
la culpabilité et la honte. » Ces propos
pond à une opinion répandue. Mais,
traduisent fort bien l’esprit de ce numéro
fidèle à son histoire où Freud et Lacan
(voir les articles de Pierre-Henri Castel,
ont toujours tenu leur place, la revue
Jean Bollack, Jacques Le Rider, Isabelle
Critique (Paris, Minuit, janvier-février
Serça, Jean-Michel Rabaté, Guy Le
2014, no 800-801) se penche sur les
Gaufey…).
déplacements et transferts de la psycha-
AVIS
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Abonnement-2014_Mise en page 1 19/12/13 08:07 Page240
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