La Bibliothéque fantastique
A propos de La Tentation de saint Antoine
de Gustave Flaubert
MICHEL FOUCAULT
Toss fois, Flaubert a écrit, récrit La Tentation : en 1849 —
était avant Madame Bovary —, en 1856, avant Salammbé, en
1872, au moment de rédiger Bouvard et Pécuchet. En 1856 et en
1857, il en avait publié des extraits. Saint Antoine a accompagné
Flaubert pendant vingt-cing ou trente ans — aussi longtemps que
le héros de L’Education. Deux figures 4 la fois jumelles et inverses :
il se peut bien qu’d travers les siécles le vieil anachoréte d’ Egypte,
assiégé d’images, réponde au jeune homme de dix-huit ans qui,
sur le bateau de Paris 4 Nogent, voit apparaitre Mme Arnoux.
Et dans cette soirée ot Frédéric se détourne, comme par l’effroi
dun inceste, de celle qu’il n’a pas cessé d’aimer, il faut peut-étre
reconnaitre l’inverse de la nuit ot l’ermite vaincu s’est pris enfin
a aimer la matiére maternelle de la vie. Ce qui fut « tentation »
parmi les ruines d’un monde antique encore peuplé de fantémes
est devenu « éducation » par la prose du monde moderne.Née trés tot — et peut-étre d’un spectacle de marionnettes
— La Tentation parcourt toute l'ceuvre de Flaubert. A cété des
autres textes, derriére eux, il semble que La Teritation forme
comme une prodigieuse réserve de violences, de fantasmago-
ries, de chiméres, de cauchemars, de profils bouffons. Et ce tré-
sor sans mesure, on dirait que Flaubert I’a tour 4 tour passé a la
grisaille dans Madame Bovary. fagonné et sculpté pour les décors
de Salammbd), réduit au grotesque quotidien avec Bouvard. On
a le sentiment que La ‘léntation, c'est pour Flaubert le réve de
son écriture : ce qu’il aurait voulu qu'elle ftit, mais aussi ce
qu’elle devait cesser d’étre pour recevoir sa forme terminale. La
Tentation a existé avant tous les livres de Flaubert (son premier
dessin, on le retrouve dans les Mémoires d’un fou, dans le Réve
d’enfer, dans La Danse des morts, et surtout dans Smahr) ; et elle
a été répétée — rituel, exercice, « tentation » repoussée 7 —
avant chacun d’eux. En surplomb au-dessus de I’ceuvre, elle la
dépasse de ses excés bavards, de sa surabondance en friche, de
sa population de bestiaire ; et en retrait de tous les textes, elle
offre, avec le négatif de leur écriture, la prose sombre, murmu-
rante quil leur a fallu refouler et peu a peu reconduire au
silence pour venir eux-mémes 4 la lumiére.
On lit volontiers La Tentation comme le protocole d'une réve-
rie libérée. Ennui des premiers lecteurs (ou auditeurs) devant
ce défilé monotone de grotesques : « Nous écoutions ce quedisaient le Sphinx, la chimére, la reine de Saba, Simon le
Magicien... » ; ou encore — c’est toujours du Camp qui parle
— « Saint Antoine ahuri, un peu niais, j’oserai dire un peu
nigaud, voit défiler devant lui les différentes formes de La
‘Tentation ». D’autres s'enchantent de la « richesse de la vision »
(Coppée), « de cette forét d’ombres et de clarté » (Hugo), du
« mécanisme de l’hallucination » (Taine). Flaubert lui-méme
invoque folie et fantasme ; il sent qu’il travaille sur les grands
arbres abattus du réve : « Je passe mes aprés-midi avec les volets
termés, les rideaux tirés, et sans chemise, en costume de char-
pentier. Je gueule ! Je sue ! C’est superbe ! I] y a des moments
ou décidément, c’est plus que du délire. » Au moment ot le
labeur touche 4 sa fin : « Je me suis jeté en furieux dans Saint
Je
Antoine et je suis arrivé 4 jouir d’une exaltation effrayante
n’ai jamais eu le bourrichon plus monté. »
Or, en fait de réves et de délires, on sait maintenant’ que La
Tentation est un monument de savoir méticuleux. Pour la scéne
des hérésiarques, dépouillement des Mémoires ecclésiastiques de
Tillemont, lecture des quatre volumes de Matter sur I’ Histoire
du gnosticisme, consultation de I’ Histoire de Manichée par Beausobre,
de la Théologie chrétienne de Reuss ; 4 quoi il faut ajouter saint
Augustin bien sir, et la Patrologie de Migne (Athanase, Jéréme,
Epiphane). Les dieux, Flaubert est allé les redécouvrir chez
Burnouf, Anquetil-Duperron, Herbelot et Hottinger, dans les
volumes de |’ Univers pittoresque, dans les travaux de l’Anglais
Layard, et surtout dans la traduction de Creutzer, les Religions
de l’Antiquité. Les Traditions tératologiques de Xivrey, le Physiologus
que Cahier et Martin avaient réédité, les Histoires prodigienses de
x