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Étude technique et matérielle des tableaux liégeois in L'art dégénéré selon


Hitler

Chapter · January 2014

CITATION

2 authors:

Catherine Defeyt David Strivay


University of Liège University of Liège
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L’ART dégénéré selon Hitler
La vente de Lucerne, 1939

Édité par
Jean-Patrick Duchesne

Collections artistiques de l’Université de Liège 2014


Cet ouvrage est édité à l’occasion de l’exposition L’art dégénéré selon Hitler. La vente de Lucerne, Direction scientifique : Jean-Patrick Duchesne

1939, proposée à la Cité Miroir, à Liège, du 16 octobre 2014 au 29 mars 2015. Il accompagne Collaboration scientifique : Yves Dubois et Stéphanie Reynders
aussi la présentation des « achats de Paris », au BAL, et d’œuvres d’artistes « dégénérés » Coordination éditoriale : Stéphanie Reynders
conservées à l’Université de Liège, à la galerie Wittert (du 24 octobre 2014 au 31 janvier 2015).
Auteurs des textes : Julie Bawin, Catherine Defeyt, Sébastien Charlier, Yves Dubois, Jean-Patrick Duchesne, Yves Randaxhe,
Stéphanie Reynders, Christelle Schoonbroodt, David Strivay

Auteurs des notices

A. B. : Alisson Bisschop Cr. M. : Cristina Marino M. Des. : Maude Destray
A. C. : Amandine Colangelo D. N. : Daphné Nuyts M. Def. : Marie Defourny
A. Cl. : Auréline Cléban E. Ba. : Élodie Bauduin M. Ga. : Malika Gara
A. F. : Aurore Francotte E. Be. : Estelle Bergenhouse M. Gi. : Marjorie Gilen
A. Gav. : Aurore Gavage E. C. : Emmanuelle Cabiddu M. Lé. : Marjorie Léonard
A. Gar. : Aurélie Garot E. De. : Emmanuelle Dethier M. Let. : Marc Letard
A. Gr. : Aurore Graide E. Du. : Estelle Dumergue M. Li. : Martine Lion
A. Gu. : Anissa Guarneri E. Ja. : Estelle Jadoul M. M. : Maxime Moinet
A. L. : Anaïs Laurent E. G. : Emmanuel Grégoire M. P. : Marie Pesesse
A. M. : Alice Mathieu E. M. : Elodie Mayeres M. Pf. : Michelle Pfeiffer
A. N. : Alix Nyssen E. Mi. : Eva Milet M.-P. C. : Marie-Pierre Colas
A. Q. : Adèle Querinjean E. Tr. : Eva Trizullo M.-S. D. : Marie-Sophie Degard
A.-S. B. : Anne-Sophie Buchsenschmidt E. To. : Elisa Tomsin M.-S. S. : Marie-Sophie Sorée
A.-S. La. : Anne-Sophie Laruelle F. D. : Fanny Dombret M. T. : Mélanie Tasset
A.-S. Le. : Anne-Sophie Leprince F. Du. : Françoise Dumont N. S. : Nicolas Swyns
A. T. : Aurore Theis F. H. : Frédérique Hérin O. K. : Orane Kevers
C. A. : Céline Avci F. P. : Fanny Polese O. L. V. : Ornella La Vaccara
C. Bl. : Céline Blanchard F. V. : Fabienne Venien P. B. L : Paola Basika Lumonga
C. Bo. : Catherine Bourgeois F. W. : Fanny Willick P. Du. : Pauline Durieu
C. C. : Claire Callegaro G. M. : Gilbert Magis P. G. : Pierre Gillard
C. D. : Caroline Daco J. C. : Julie Coibion P. M. : Pierre Maes
C. Do. : Catherine Dormal J. M. : Julie Mottet P. S. : Pauline Salinas
C. E. : Clara Erpicum J. Del. : Julie Delbouille R. L. : Romain Laroche
C. Ge. : Carmen Genten J. Den. : Julien Denoël R. V. : Richard Veymiers
C. Gu : Camille Guiot J.-P. D. : Jean-Patrick Duchesne S. D. : Sylvain Daï
C. H. : Caroline Herbillon K. C. : Kevin Clymans S. Dec. : Sophie Decharneux
C. J. : Cathelyne Jacques L. B. : Lolita Becker S. Del. : Sophie Delhasse
C. Li. : Catherine Liégeois L. C. : Laëtitia Contino S. Delr. : Sophie Delruelle
C. Le. : Christophe Lepot L. D. F. : Loredana di Francesca S. Di. : Simon Dienst
C. O. : Christophe Oliva L. De. : Laura Deflandre S. N. : Saryna Nyssen
C. Ri. : Chantal Rigal L. Do. : Laura Dombret S. Re. : Stéphanie Reynders
C. Ru : Céline Rulmont L. L. : Laurence Leblanc S. Ro. : Séverine Rolland
C. Sa. : Cécile Sacino L. N. : Laëtitia Nulli S. W. : Samuelle Warnauts
C. St. : Caroline Stiernet L. P. : Laura Priarollo S. Z. : Sophie Zanier
C. T. : Caroline Tricota L. V. W. : Line Van Wersch T. C. : Thibaut Creppe
Ch. M. : Charlotte Marique M. Ca. : Michaël Cant T. W. : Thibaut Wauthion
Ch. D. : Chloé Delbos M. Co. : Mélanie Cornélis V. F. : Veronika Frydlova
Co. C. : Coline Caprasse M. De. : Magali Defrenne Y. D. : Yves Dubois

Remerciements à Francis Balace, Felix Billeter, Laëtitia Contino, Jean-Paul Depaire, Isabelle Graulich, Emmanuelle Grosjean,
Dr. Meike Hoffmann (Wiss. Mitarbeiterin und Projektkoordinatorin, Forschungsstelle « Entartete Kunst », Kunsthistorisches
Institut, Freie Universität Berlin), Édith Micha, Cécile Oger, May Servais, Philippe Tomsin, Julie Toussaint, Anne Verlaine.

© Collections artistiques de l’Université de Liège, 2014 Graphisme et mise en page : Thomas Jungblut / Yellow Now
ISBN : 978-2-9600912-3-6
Illustration de couverture : Pierre-Yves Jurdant
EAN : 9782960091236
D/2014/12.008/1 Impression : Raymond Vervinckt et Fils, Liège
Exposition L’art dégénéré selon Hitler. La vente de Lucerne, 1939 Visite des œuvres
confisquées le
Cité Miroir, Liège, 16 octobre 2014 – 29 mars 2015
13 janvier 1938.

© bpk /
PRODUCTION ET CONCEPTION SCÉNOGRAPHIE Bayerische
Le service d’histoire de l’art de l’Époque contemporaine de Christophe Gaeta Staatsbibliothek /
l’Université de Liège, Le Musée des Beaux-Arts de la Ville Archives Heinrich
de Liège (BAL), l’asbl MNEMA, l’asbl Les Territoires de la PROMOTION Hoffmann.
Mémoire et l’asbl Les Musées de Liège Sophie Liégeois, responsable de la communication de l’asbl
MNEMA
COMITÉ ORGANISATEUR Caracas, Bruxelles

Pour la Ville de Liège


PARTENAIRES
Willy Demeyer, Bourgmestre
Ethias, la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Province de Liège
Jean Pierre Hupkens, Échevin de la Culture et de
et la Région wallonne.
l’Urbanisme
Jean-Marc Gay, Directeur des Musées et du Département
ORGANISMES PRÊTEURS
Culture-Tourisme de la Ville de Liège
Fondation Ernst Barlach, Allemagne
Régine Rémon, Première Conservatrice du BAL
Galerie Bodenseekreis, Allemagne
Pauline Bovy, Conservatrice adjointe à la direction des
Kirchner Museum Davos, Suisse
Musées de la Ville de Liège
Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen,
Pour l’Université de Liège Belgique
Le Professeur Albert Corhay, Recteur Kunsthalle Mannheim, Allemagne
Le Professeur Jean Winand, Doyen de la Faculté de Kunstmuseum Bern, Suisse
Philosophie et Lettres Kunstmuseum Solothurn (Dübi-Müller Collection), Suisse
Le Professeur Jean-Patrick Duchesne, histoire de l’art Lentos Kunstmuseum, Autriche
de l’Époque contemporaine, Directeur des Collections Memorial Art Gallery, University of Rochester, États-Unis
artistiques Minneapolis Institute of Arts, États-Unis
Musée des Beaux-Arts de Liège, Belgique
Pour l’asbl MNEMA Osthaus Museum, Allemagne
Bernard Thiry, Président du Conseil d’administration Ulmer Museum, Allemagne
Jacques Smits, Administrateur délégué
Jean-Michel Heuskin, Directeur Remerciements à Stephanie Barron, Dr Felix Billeter,
Pour l’asbl Les Territoires de la Mémoire Francine Dawans, Catherine Defeyt, Jean-Paul Depaire,
Dominique Dauby, présidente du Conseil d’administration Grégory Desauvage, Yves Dubois, Françoise Dumont,
Jacques Smits, Directeur Martino Foca, Carmen Genten, André Gob, Isabelle
Philippe Évrard, Directeur Adjoint Graulich, Emmanuelle Grosjean, Pierre Henrion, Dr. Meike
Philippe Marchal, Directeur Adjoint Hoffmann (Wiss. Mitarbeiterin und Projektkoordinatorin
/ Forschungsstelle “Entartete Kunst”, Kunsthistorisches
Pour l’asbl Les Musées de Liège Institut, Freie Universität Berlin), Martine Hollenfeltz, Jean
Jean Pierre Hupkens, Président du Conseil d’administration Housen, Françoise Jeuris, Philippe Joris, Alain Meyst, Édith
Micha, Dr. Elisabeth Nowak-Thaller (Head of the Collection,
COMMISSAIRES Deputy Director, Lentos Kunstmuseum Linz, Cécile Oger,
Jean-Patrick Duchesne, Université de Liège, Régine Rémon, Suzanne Pennings (Client Development Analyst Impressionist
BAL (Ville de Liège) et Jacques Smits, asbl MNEMA & Modern Art, Christie’s London), Yves Randaxhe, Alexandra
Schiffer (Impressionist & Modern Art, Sotheby’s London) ,
COORDINATION ADMINISTRATIVE ET TECHNIQUE David Strivay et Marc Verpoorten. Les organisateurs tiennent
Christelle Schoonbroodt, Musées de la Ville de Liège et aussi à remercier l’ensemble de leurs collaborateurs qui ont
Stéphanie Reynders, Université de Liège contribué à cette réalisation.

ENCADREMENT PÉDAGOGIQUE
Édith Schurgers et Fanny Moens, service pédagogique des
Musées de la Ville de Liège
Marie-Sophie Degard, Julie Delbouille et Eva Milet,
asbl Art&fact (Association des Historiens de l’art, des
Archéologues et des Musicologues de l’Université de Liège)
Pascal Heins, assistant en didactique de l’histoire de l’art à
l’Université de Liège
Nicolas Kurevic et Anne-Sophie Leprince, équipe
pédagogique de l’asbl Les Territoires de la Mémoire

+ MNEMA ?
Karl HOFER, Tillgesellschaft (Quatre hommes à une table), 1924, huile sur toile, 117 x 140 cm.

© Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen (KMSKA).


© Lukas – Art in Flanders vzw, cliché Hugo Maertens.

Karl SCHMIDT-ROTTLUFF, Lupinen in vase (Lupins dans un vase), 1921, huile sur toile, 73 x 65 cm.

© Kirchner Museum Davos.


Avant-propos

En juin 1939, une délégation de la ville de Liège composée d’Auguste Buisseret, échevin libéral en
charge des Beaux-Arts (futur ministre et bourgmestre), de Jacques Ochs, directeur de l’Académie et du
Musée des Beaux-Arts et d’Olympe Gilbart, rédacteur en chef du journal La Meuse et titulaire du cours
d’histoire de l’art wallon à l’Université de Liège prend la direction de Lucerne. Son objectif : contribuer
à la sauvegarde d’un patrimoine artistique majeur menacé par le régime nazi d’Hitler.
Il s’agit d’acquérir grâce à des moyens importants réunis (l’équivalent de 3 300 000 euros) des œu-
vres mises en vente par ce régime. Comment ne pas être fier de ce geste posé par le Collège communal
de l’époque au nom de notre ville ?
Cette fois encore Liège avait rendez-vous avec l’histoire et choisissait sans trembler de défendre un
modèle de société. Ces valeurs de tolérance, d’ouverture, d’accueil, de métissage y compris esthétique
nous les avons en héritage, un héritage que nous devons sans cesse relancer, remettre en jeu afin de
le perpétuer vraiment.
En apportant sa collaboration à l’exposition « L’art dégénéré selon Hitler » la ville de Liège ainsi que
l’asbl Les Musées de Liège s’engagent dans cette entreprise. Une manière de soutenir notre devoir
général d’humanité.

Jean-Pierre Hupkens
Échevin de la Culture et de l’Urbanisme de la Ville de Liège
Président de l’asbl Les Musées de Liège

Christian ROHLFS, Gasse in Ascona (Ruelle à Ascona), 1930, huile sur toile, 75 x 60 cm.

© Osthaus Museum, Hagen, cliché Achim Kukulies, Düsseldorf.

11
AVANT-PROPOS AVANT-PROPOS

Créée en 1817, l’Université de Liège est intimement liée à la « modernité » liégeoise.


Liège, 1939. La Ville se redresse vaillamment de la Première Guerre mondiale et du krach de 1929. À la
pointe de l’innovation, des arts et de la culture, Liège mêle son souffle à celui du dynamisme ambiant,
L’Université se doit de reprendre sa part de l’activité culturelle directe ou induite qu’elle
est capable de générer grâce aux talents multiples et variés et au patrimoine culturel propre à cette période créatrice de l’Entre-deux-guerres. La Ville se dote d’une vitrine architecturale :
inestimable qu’elle recèle. Sa collaboration avec la ville et avec les provinces doit restauration du Théâtre de l’Émulation, tenue de l’exposition internationale de l’eau, sortie de terre du
s’intensifier sur ce plan et contribuer à rendre à Liège l’éclat qui fut le sien dans le passé. lycée Léonie de Waha et des Bains de la Sauvenière.
Lucerne, 1939. Dans le plus grand secret, le parti national-socialiste d’Adolf Hitler prépare la li-
L’exposition L’art dégénéré selon Hitler. La vente de Lucerne, 1939 illustre point par point ces deux quidation de ses trésors d’art moderne à coups d’enchères à la réputée Galerie Fischer à Lucerne,
citations, la première reprise à mon prédécesseur, Willy Legros, la seconde extraite de mon premier en Suisse. Opération double pour le régime nazi : asseoir sa politique culturelle en se débarrassant
discours de rentrée académique. d’œuvres qualifiées de dégénérées (Entartete Kunst) et renflouer les caisses en vue d’un armement
Au regard de l’histoire, les faits parlent d’eux-mêmes. Étaient présents ou représentés à Lucerne, massif…… L’annonce de cette vente agite le monde artistique. Délégations officielles et collectionneurs
« task forces » liégeoise et de l’État belge confondues, huit personnalités intimement liées à notre alma se préparent, sur fond de débat éthique.
mater  : son recteur, Jules Duesberg, deux professeurs, Léo Van Puyvelde et Olympe Gilbart et cinq Le vent amène la nouvelle aux oreilles d’un critique d’art liégeois, Jules Bosmant. Il sollicite l’échevin
de ses diplômés et de ses ambassadeurs les plus fidèles, Jules Bosmant, Auguste Buisseret, Paul de Auguste Buisseret afin de rassembler quelques fonds pour acquérir des tableaux. L’homme politique
Launoit, Emmanuel Fischer et Louis Lepage. Soit huit des douze « apôtres » en première ligne dans secoue autorités et mécènes privés. En quelques jours, il collecte une somme importante et prend la
l’opération. L’interdisciplinarité, chère à mon action, était au rendez-vous : un médecin, un économiste, route de Lucerne, accompagné d’Olympe Gilbart (rédacteur en chef de La Meuse) et de Jacques Ochs
un ingénieur et deux juristes unirent leurs forces à deux philologues et à un historien de l’art. L’origine (directeur de l’Académie royale des Beaux-Arts). Le 30 juin 1939 à 14 h 15, le premier coup de marteau
des protagonistes atteste le rayonnement national de notre université d’État : quatre ont leurs racines retentit dans une salle à l’ambiance survoltée. Parmi la foule de marchands d’art, collectionneurs et
en province de Liège (un seul en « Cité ardente »), pour quatre originaires du Namurois, du Limbourg responsables de musées, les Liégeois se tiennent prêts, au milieu de leurs confrères suédois, anglais,
et des deux Flandres. Plus significatif encore, et loin du cliché de la « tour d’ivoire universitaire », les français ou américains. 85 œuvres seront attribuées ; Liège en emportera neuf, le plus beau butin du
trois enseignants concernés, pour ne citer qu’eux, se sont énergiquement engagés dans ce qu’Arthur jour. Pactole aussi pour les nazis? Pas tout à fait. Les délégations se sont préalablement arrangées
Bodson appelait « les luttes exigeantes de la production et du progrès » : Duesberg, en tant que mi- entre elles pour ne pas laisser les enchères s’envoler. Sauver les œuvres, oui. Mais pas à n’importe
nistre de l’Instruction publique, Gilbart comme sénateur et rédacteur en chef du journal La Meuse, et quel prix.
Van Puyvelde, chargé, au titre de lieutenant-colonel de l’armée de libération, de revêtir la vareuse du Dilemme moral des acheteurs, flou autour de la notion d’art dégénéré, censures, opposition ferme à
« monuments man », chargé de récupérer des biens culturels belges pillés par les nazis. toute expression personnelle à travers l’art, nécessité pour les artistes d’être sur la liste des enchères
Du point de vue actuel, voire prospectif, le présent ouvrage et l’implication des universitaires liégeois pour éviter la destruction de leurs œuvres et le discrédit sur la scène internationale, ambiguïté des rap-
dans l’événement dont il conservera la mémoire renforcent mes convictions. Outre leur interdisciplina- ports arts et pouvoir : l’épisode de 1939 soulève bien des questionnements et dépasse largement les
rité, je tiens à relever la volonté pédagogique qui anime « mes bons élèves ». De peur d’oublier l’un de considérations pécuniaires.
nos innombrables « anciens » concernés, je tiens à souligner l’implication de mes collègues Jean-Pa- Liège, octobre 2014. Pour la première fois, une trentaine d’œuvres vendues à Lucerne sont rassem-
trick Duchesne, héritier du cours d’histoire de l’art wallon d’Olympe Gilbart et initiateur du projet, auquel blées pour une exposition inédite. Les anciens Bains et Thermes de la Sauvenière réhabilités créent
il a associé, depuis 1998, plus d’une centaine d’étudiants, et Marc-Emmanuel Mélon, de chercheurs ac- pour ces tableaux chargés d’histoire une caisse de résonance parfaite, avec leur conception dans le
tifs dans les domaines de l’histoire de l’art (Julie Bawin, Sébastien Charlier, Stéphanie Reynders), de la style Bauhaus, un courant artistique considéré par les nazis comme… dégénéré.
didactique (Pascal Heins) et de l’archéométrie – discipline introduite en Belgique par Léo Van Puyvelde Devenu aujourd’hui Cité Miroir, le lieu, véritable pôle d’éducation, de débat et de culture, cherche à
et dont l’ULg s’est fait une spécialité propre – (Catherine Defeyt et David Strivay), du Musée en Plein Air susciter la réflexion en se penchant sur l’Histoire et ceux qui l’écrivent.
du Sart-Tilman (Pierre Henrion), de nos Collections artistiques (Edith Micha) et de l’asbl Art&fact (Asso-
Bernard Thiry
ciation des Historiens de l’art, des Archéologues et des Musicologues de l’Université de Liège).
Président de l’asbl lMNEMA
Que nos partenaires, la Ville de Liège, les asbl MNEMA, Les Territoires de la Mémoire et Les Musées
de Liège, dont la coopération s’est avérée indispensable, trouvent ici la marque de la gratitude que je
leur adresse au nom des autorités académiques.
Parce qu’ils certifient la portée internationale de nos champs d’investigations et de leur exploitation
scientifique, puissent ce livre et cette exposition affermir cette solidarité et notre propre investissement
culturel, enraciné dans la tradition universitaire et fécondé par des échanges qui débordent largement
la ville de Liège et sa région, au service de celles-ci.

Bernard Rentier
Recteur honoraire de l’ULg
Président de la Société libre d’Émulation

12 13
AVANT-PROPOS

Lucerne, en Suisse… le 30 juin 1939 : une vente publique controversée !

Sous cette formulation assez banale et presque anodine se cache sans doute l’un des épisodes les
plus interpellants d’une période de l’histoire qui n’a pas fini de nous questionner : la Seconde Guerre
mondiale et ses conséquences dramatiques.
On le sait : l’une des obsessions des nazis aura été la volonté de préserver la pureté d’une « race »
qualifiée de supérieure. Cette « aryanisation » a eu des effets à tous les niveaux d’une société qui ac-
cordait la primauté absolue à l’identité allemande. Cela s’appliquait également à l’Art et plus largement
à la Culture.
C’est notamment dans ce contexte « hygiéniste et racial », que s’est inscrite la vente de Lucerne
qui concernait les œuvres d’artistes considérés comme « dégénérés » par les nazis et par leur chef :
Adolf Hitler.
S’il s’agissait aussi de conjuguer propagande et récolte de fonds destinés à financer la guerre, cet
événement reste très paradoxal.
Pour le Troisième Reich d’abord.
Pour assurer la promotion et le succès de cette vente, les Allemands ont présenté les artistes
dégénérés comme les « Maîtres de la modernité … » alors que les musées allemands de l’époque éta-
blissaient un lien de cause à effet entre le modernisme dans l’Art et les maladies mentales. Le comble
de l’ambiguïté !
Pour les acheteurs ensuite.
Si pour les représentants de la Ville de Liège (Auguste Buisseret, Olympe Gillbart et Jacques Ochs
qui acquièrent neuf tableaux de prestige) la vente est un vrai succès, il n’est pas inutile de se poser la
question : ce faisant, n’a-t-on pas contribué à l’économie de guerre de l’État totalitaire nazi ?
Quoi qu’il en soit, la vente Fischer restera un événement quasi unique et exceptionnel. Elle a permis
de sauver des œuvres majeures qui constituent toutes un véritable patrimoine pour l’Humanité. Heureu-
sement, elle n’a pas rencontré non plus les espoirs d’une Allemagne qui allait entraîner le monde dans
un très long conflit armé.
Picasso, Chagall, Ensor, Kokoschka… finalement, pour tous ces artistes de génie, la « dégénéres-
cence » n’est-elle pas une forme de reconnaissance ultime ? Une autre façon d’affirmer une légitimité et
une totale indépendance face à un pouvoir qui utilise l’Art et la Culture à des fins politiques. C’est sans
doute aussi une noble façon de résister ! C’est en tout cas ce que les Territoires de la Mémoire veulent
mettre en exergue en prenant part à cet ambitieux projet d’exposition à La Cité Miroir et à toutes les
initiatives qui en découleront.
Cet événement, c’est aussi l’occasion de rappeler qu’aujourd’hui dans le monde, de nombreux ar-
tistes sont toujours censurés, utilisés, instrumentalisés.
Entre Ai WeiWei, Serrano, Cattelan et tant d’autres il y a un lien bien plus fort que l’obligation d’être
conforme ou soumis. Leur combat contre la dictature, contre toutes les formes de dictature… est un exem-
ple qui ne cesse d’inspirer notre action. Leur engagement, c’est encore pour nous l’occasion de répéter
qu’il est définitivement inacceptable de porter atteinte à ce que nous avons de plus précieux : la Liberté !
Les acteurs de l’Histoire, c’est nous !

Dominique Dauby
Présidente de l’asbl Les Territoires de la Mémoire
Centre d’Éducation à la Résistance et à la Citoyenneté
Lovis CORINTH, Porträt Georg Brandes (Portrait de Georg Brandes), 1925, huile sur toile, 92 x 70 cm.

© Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen (KMSKA).


© Lukas – Art in Flanders vzw, cliché Hugo Maertens.
14
En guise d’introduction

Fleurs d’Allemagne

L’idée d’une exposition centrée sur la vente de Lucerne est née du mouvement de résistance aux vel-
léités de (re)mise en vente de plusieurs tableaux acquis pour la cité ardente en 1939.
Elle s’imposa rapidement, compte tenu du rôle phare joué par les élites liégeoises dans la pièce mise
en scène par la Galerie Fischer, mais sa réalisation se fit longtemps attendre. La Ville s’était engagée
dans la programmation d’une série de grand-messes expiatoires, consacrées à Chagall, Gauguin et Pi-
casso. L’Université s’était, de son côté, mobilisée pour étendre au XIXe siècle l’impressionnante chaîne
de rétrospectives retraçant et synthétisant l’évolution culturelle du Pays de Liège.
La gestation fut d’autant plus longue que restaient vivaces les tabous entravant l’approche objective
de la période la plus trouble de notre histoire. L’ambition des porteurs de projet ne se limitait pas à la
« simple » exhibition de peintures et de sculptures dispersées par le gouvernement nazi. Il s’agissait
non pas de « sacraliser » l’événement mais, au contraire, de le mettre en perspective, de l’interroger
pour ce qu’il est : un symptôme des contradictions et des conflits du temps. Le microcosme liégeois
ne constituait qu’un des foyers du séisme. Un foyer parmi tant d’autres mais singulièrement propice à
l’étude de l’onde de choc. À deux mois du début de la Seconde Guerre mondiale, la vente de Lucerne
intervint 40 jours seulement après l’inauguration de la dernière exposition internationale montée par un
centre industriel profondément meurtri par la soi-disant « der des ders » mais persuadé d’avoir retrouvé
Emil NOLDE, Blumengarten (Jardin de fleurs X), 1926, huile sur toile, 72,5 x 88 cm. la pleine possession de ses moyens économiques et humains. Ce sursaut, à une enjambée de la re-

© Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles, cliché J. Geleyns – Ro scan.


chute, mobilisa toutes les forces vives du cru et fut envisagée dans une stratégie de redéploiement qui
engageait bien plus que des enjeux artistiques.
Que la Cité Miroir ait été préférée à un musée comme écrin de l’exposition est conforme à l’opti-
que ainsi définie. Outre qu’elle a sauvé de la ruine le bâtiment des Bains et Thermes de la Sauvenière,
fleuron de l’architecture moderniste belge de la fin des années trente, sa gestionnaire, l’asbl MNEMA a
pour vocation d’organiser des activités « en rapport direct avec l’éducation à la citoyenneté, le travail
de mémoire ou le dialogue des cultures ».
Les difficultés, voire les embuches n’ont pas manqué. Je n’épiloguerai pas sur les réticences de plus
en plus impitoyables et parfois hypocrites des prêteurs potentiels. Elles sont rachetées par la bonne
volonté et la bienveillance de ceux qui nous ont ouvert leurs collections. Qu’ils trouvent ici l’expression
de ma gratitude. En revanche, l’ampleur de la documentation, sources et travaux, devenue disponible
défie l’imagination, d’autant plus qu’aux investigations sur l’histoire locale s’ajoutent celles sur la notion
d’art dégénéré et sur les trente-neuf artistes mis à l’encan. Nous avons donc renoncé à la quête illusoire

17
EN GUISE D’INTRODUCTION

de l’exhaustivité, les références se bornant aux ouvrages jugés les plus pertinents, dans les limites de
leur accessibilité et du temps disponible.
Suite aux refus de prêts, vingt seulement des trente-neuf artistes ici catalogués seront représentés à la
Cité Miroir. Trois d’entre eux seront aussi honorés dans les expositions connexes, au BAL et à l’Université de
Liège, dont les collections permettent de rendre hommage à deux grands absents : Van Gogh et Vlaminck.
Les notices portent la signature de leur auteur initial, éventuellement associée à celle d’un des res-
ponsables éditoriaux lorsqu’il a été nécessaire de les actualiser en profondeur.
À long mûrissement, fruits durables. Parmi leurs abondants jardiniers, je distinguerai d’abord les
cent douze étudiants recrutés, de 2001 à 2014 pour la rédaction des notices et pour les recherches
parfois dignes des grands détectives, à mener en amont. Mon collègue de l’Académie des Beaux-Arts
de Liège, Jean-Paul Depaire, à qui la connaissance des aspects liégeois de l’affaire de Lucerne doit
l’essentiel nous a généreusement confié la totalité de sa documentation. Tout aussi généreuse fut la
contribution de Meike Hoffmann, qui nous donna l’accès à la l’intégralité des données réunies par le
Centre de Recherche « Entartete Kunst » de la Freie Universität Berlin. Enfin, la réussite du projet fut
entièrement tributaire de la volonté opiniâtre, de la patience, des encouragements ou du travail acharné
de huit paysagistes : l’échevin Jean Pierre Hupkens, les responsables des musées liégeois, Jean-Marc
Gay, Régine Rémon et Pauline Bovy, du maître d’œuvre de la Cité Miroir, Jacques Smits, dont le sens
de l’hospitalité est à la mesure de l’efficacité, et des trois chevilles ouvrières infatigables de l’exposi-
tion et du livre qui l’accompagne, Stéphanie Reynders, Christelle Schoonbroodt et Yves Dubois. Que
tous trouvent ici les fleurs de ma reconnaissance vive et chaleureuse, laquelle va aussi aux dizaines
d’auteurs, artistes, collaborateurs scientifiques, administratifs ou techniques, autorités, experts, inter-
médiaires et prestataires de services qui participèrent à la récolte. Ossi vraîmint dji m’rafîye dè leû
donner li bia bouquèt.

Jean-Patrick Duchesne

Erich HECKEL, Amaryllis, 1927, huile sur toile, 71 x 56 cm.

© Halle, Stiftung Moritzburg, cliché Klaus E. Goeltz, Halle (Saale).

18
?????????????????

Karl HOFER, Trunkene (Femme ivre), 1925, huile sur toile, 106 x 81 cm.

© Ulmer Museum, cliché Ingeborg Schmatz, Ulm.


Jean-Patrick Duchesne
Professeur ordinaire à l’Université de Liège

Lucerne, le 30 juin 1939.


Des tableaux « d’art dégénéré »
pour Liège et la Belgique

Le 26 juillet 1939, s’ouvrait, dans le cadre du salon Cent ans d’art wallon, la présentation triomphale
des neuf tableaux « arrachés » le mois précédent, par une délégation liégeoise, à la vente dite « de
Lucerne  ». De facto, le Musée des Beaux-Arts de la Cité ardente, dont la politique d’acquisition
s’était longtemps cantonnée dans un conservatisme frileux et provincial se hissait, sinon au premier
rang des collections d’art moderne, à tout le moins au niveau des institutions qu’on ne peut ignorer
à l’échelle mondiale. Trois œuvres au moins, Le sorcier d’Hiva-Oa de Gauguin, La famille Soler de
Picasso et La maison bleue de Chagall, qui se sont affirmées comme des jalons majeurs dans la
production de leur créateur, forçaient l’accès du patrimoine liégeois au réseau d’échange qui lui a
valu, jusqu’aujourd’hui, de pouvoir accueillir des rétrospectives d’envergure internationale.
Si l’opération fit l’objet d’une mobilisation générale, il est indéniable que sa conception et son
extraordinaire rapidité d’exécution sont entièrement imputables à trois grandes figures du parti libé-
Marc CHAGALL, Blaues Haus (La maison bleue), 1920, huile sur toile, 66 x 97 cm.
ral liégeois, les sénateurs Auguste Buisseret et Olympe Gilbart, et le ministre Jules Duesberg, ainsi
Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège. qu’à deux de leurs fidèles, en amitié comme en politique, Jules Bosmant (le véritable initiateur de
l’affaire), et Jacques Ochs.
Une fois les faits établis, il conviendra de s’interroger sur le sens et la portée de l’initiative lié-
geoise. Ce questionnement impose un rappel préalable tant du contexte que des circonstances
de la mise à l’encan de « peintures et de sculptures de maîtres modernes, provenant de musées
allemands », à quelques semaines du début du deuxième conflit mondial.

Entartete Kunst2

La vente de Lucerne n’est en effet qu’une étape relativement mineure d’un long processus, au terme
duquel les autorités nazies espéraient liquider l’art moderne, qualifié de « dégénéré » (entartete) par
le ci-devant peintre Adolf Hitler. Nourrissant une haine viscérale de la création d’avant-garde, celui-
ci s’investit personnellement dans cette action d’éradication, brisant toute velléité de résistance au
sein même de son parti, avec la complicité de dignitaires dont l’acharnement et le fanatisme sont
parfaitement incarnés par Alfred Rosenberg, « philosophe » autoproclamé du régime. La notion d’art

23
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

Photographie dégénéré se fonde sur la pseudo théorie de la pureté raciale. censure contraint néanmoins son auteur à la démission. Le mouvement s’accélère avec l’avènement
d’Auguste
Buisseret. Est « tarée » l’œuvre marquée par – ou conduisant à – la perte de Hitler à la chancellerie, en 1933. Au licenciement de professeurs d’écoles d’art et de directeurs
© www.wallonie- des qualités aryennes. Sont d’abord visés les apports d’artistes de musées s’ajoutent les pressions exercées sur les galeries et marchands d’art pour qu’ils renon-
en-ligne.net.
d’origine juive, « bolcheviques » (engagés peu ou prou « à gau- cent à exposer leurs anciens protégés. Signe des hésitations internes, aucun des grands parias de
che  ») ou «  cosmopolites  ». L’expressionnisme et ses confins « l’art dégénéré » n’est emprisonné et rares sont ceux qui se résignent alors à l’exil.
(postimpressionnisme, fauvisme, cubisme) sont les principaux Parvenu au pouvoir suprême, Hitler finit par désavouer publiquement Goebbels, par deux fois
ennemis à abattre. Leur sont reprochés un parti pris formel « ir- pour la seule année 1934, en dénonçant l’organisation d’une exposition futuriste à Berlin, pourtant
réaliste », fruit d’une vision « malade », voire « débile », un primi- offerte par l’Italie fasciste et dont le ministre avait témérairement rejoint le comité d’honneur, puis en
tivisme « négroïde », une thématique étrangère aux stéréotypes excluant catégoriquement toute libéralisation artistique lors du Congrès de Nuremberg. Rentré dans
de la culture nazie, vouée à l’exaltation de la famille, de la viri- le rang, Goebbels planifie avec zèle et méthode la surenchère iconoclaste : interdiction d’exposer
lité et des vertus guerrières, ainsi que, de manière plus implicite puis de produire des œuvres expressionnistes, trois campagnes de purges dans les musées pu-
mais sans doute aussi plus fondamentale, le privilège accordé à blics, qui débouchent sur la confiscation de 15 997 peintures, sculptures, dessins et estampes (dont
la subjectivité, en opposition radicale à la primauté du collectif 1 052 travaux de Nolde, 729 de Heckel et 639 de Kirchner), appartenant à 101 institutions (341 au
Henri ANSPACH,
Caricature de
que postule toute idéologie totalitaire. L’unique point de diver- détriment du seul Wallraf-Richartz-Museum de Cologne), organisation d’expositions vilipendant l’art
Jacques Ochs, gence opposant Rosenberg et Hitler concerne le rejet par celui-ci « dégénéré » (dont la plus importante rassemble 730 réalisations de 112 plasticiens à Maison de l’Art
1910, linogravure,
25,1 x 16 cm. non seulement de l’innovation mais aussi de l’histoire, puisqu’il allemand de Munich, en juillet 1937), loi du 3 mai 1938 sur le retrait des œuvres d’art « dégénéré »
© Collections condamne la nostalgie cultivée par son disciple à l’égard des (ultime ambiguïté, cette disposition ne concerne que les collections publiques, prévoit des « cas par-
artistiques de
l’Université de « sources de la culture germanique », comme incompatible avec ticuliers » où peuvent être prises « des mesures moins draconiennes » et exclut le Land d’Autriche de
Liège. l’esthétique classique, universelle et intemporelle, seule digne du son champ d’application), destructions de monuments ou d’objets saisis (entre autres, 1 004 toiles et
Troisième Reich. 3 825 dessins et estampes, brûlés... dans la caserne des pompiers de Berlin, le 20 mars 1939).
En dépit du soutien indéfectible du Führer, le combat contre
l’art moderne n’a rien d’un Blitzkrieg. Les réticences exprimées,
au moins jusqu’en 1934, par le ministre de la Culture et de la
Propagande Jozef Goebbels, rival de Rosenberg, soucieux de La vente de Lucerne4
la réputation du régime à l’étranger et admirateur avoué de Van
Gogh et de Nolde se combinent avec la résistance de groupe- Le choix des œuvres soumises à l’autodafé n’est pas arbitraire. Sont soigneusement écartées par des
ments d’étudiants nazis qui s’efforcent de promouvoir l’art « pu- experts les pièces susceptibles d’être écoulées au prix fort sur le marché international de l’art. Quel-
rement allemand » de Nolde, Barlach, Kirchner, Mueller et Schmidt-Rottluff. Que plusieurs des artis- ques-unes sont détournées de leur emploi lucratif pour
Jean DONNAY,
tes pourchassés par les tenants de la ligne dure soient ou auraient été des sympathisants du parti être échangées contre des peintures anciennes, notam- Portrait d’Olympe
nazi, tels Nolde, adhérent de la première heure, mais aussi Barlach, Heckel et Feininger, ne simplifie ment à l’instigation de Göring. Plusieurs sont négociées, Gilbart, 1946,
gravure à l’eau-
pas le débat. Il n’est pas jusqu’à l’armée qui ne renâcle, en prenant le parti de Franz Marc, mort à directement et discrètement, avec des marchands, des forte,
Verdun comme officier de réserve et décoré de la Croix de Fer à titre posthume. Jusqu’en 1943 au collectionneurs et des conservateurs de musées étran- 56,5 x 37,1 cm.
© Collections
moins, des œuvres des artistes précités seront encore montrées dans des expositions « privées », gers (tel Georg Schmidt, directeur du Kunstmuseum de artistiques de
l’Université de
destinées aux travailleurs d’entreprises industrielles, sans que ces écarts soient dénoncés. Notons Bâle, qui décroche treize tableaux à Berlin)5. Une sélec-
Liège.
enfin que Hitler concède l’incorporation de productions, très « sages » il est vrai, de deux artistes tion de cent vingt-cinq tableaux et sculptures est enfin
concernés par la vente de Lucerne, Corinth et Liebermann à son projet de Führermuseum à Linz, acheminée vers la Galerie Theodor Fischer de Lucerne,
qu’au début de 1943, il aurait, selon Brenner, « fini par supprimer le qualificatif “art dégénéré” qui dans l’espoir que la concurrence suscitée par leur mise
frappait » les artistes modernes dans l’Allemagne national-socialiste, et qu’il tolére que les potentats aux enchères, le 30 juin 1939, se révèle plus rentable que
de la politique culturelle nazie collectionnent des œuvres des artistes officiellement mis à l’index.. 3
les tractations directes. La formule s’avérant préjudicia-
Entre-temps, toutefois, la machine de guerre mise en branle par Rosenberg prouve son efficacité. ble en termes d’image de marque, elle est abandonnée,
Elle est rodée dès 1929 en Thuringe, où les nazis se sont pour la première fois infiltrés dans un gou- en dépit de quelques hésitations.
vernement régional. Wilhelm Frick, ministre de l’Instruction publique parvient à écarter les produc- En 1939, Liège semble enfin se remettre des séquelles
tions modernes des musées du Land. Le concert de protestations que suscite ce premier acte de de la Grande Guerre et de la crise de 1929. Déjà marqué

24 25
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

Assemblée au de tir »16. Hormis les officiels allemands, l’assemblée se compose surtout de marchands, de collec-
Grand Hôtel
national de
tionneurs, d’experts et de responsables de musées américains, belges et suisses, mais aussi d’une
Lucerne, le 30 poignée d’Anglais, de Français, de Hollandais et de Suédois17. Une deuxième délégation nationale,
juin 1939. À
droite, Auguste issue de la Commission d’Achat des Beaux-Arts et composée de Arthur Hendrik Cornette18, Emile
Buisseret, penché Langui19, Isidoor Opsomer20 et Léo Van Puyvelde21 est en effet présente. Disposant d’un capital,
sur ses notes.
© Barron – beaucoup plus modeste, de 100 000 BEF (soit près de 15 000 CHF d’alors et près de 76 250 EUR au
Galerie Fischer. cours actuel), ils emporteront deux tableaux, Hommes à table de Hofer et L’hypnotiseur (Portrait de
L’Autoportrait de l’acteur Ernst Reinhold) de Kokoschka, destinés respectivement aux Musées royaux des Beaux-Arts
Vincent Van Gogh
d’Anvers22 et de Bruxelles23. Quatre autres tableaux, dont les acheteurs ne sont pas personnellement
présenté aux
enchères. identifiés, rejoindront les collections de la métropole et de la capitale, Portrait de Georg Brandes de
© Barron –
Galerie Fischer.
Corinth, Portrait de Walter Mehring de George Grosz, Jeune fille assise de Pascin24, d’une part, et
par la saison internationale de l’Eau, la construction du Lycée Léonie de Waha, superbement décoré Jardin de fleurs de Nolde25, d’autre part.
par une pléiade de peintres et de sculpteurs liégeois, et celle de la piscine couverte de la Sauve- Le Corinth et le Nolde entrent aux col- Auguste
nière, le bilan culturel de cette année faste trouve encore à s’enrichir grâce à la vente de Lucerne. lections immédiatement après la vente ; Buisseret, Olympe
Gilbart et Jacques
En mai, l’instituteur et critique d’art Jules Bosmant6, qui présidera plus tard aux destinées du Mu- le Pascin dès 1939, mais le Grosz à une Ochs devant
La famille Soler
sée des Beaux-Arts, annonce la vente à Auguste Buisseret , échevin libéral en charge des Beaux-
7
date indéterminée  ; selon le catalogue
de Picasso,
Arts, depuis peu sénateur – son élection remonte au 2 avril – et futur ministre et bourgmestre. Il a du musée bruxellois, le Nolde aurait été photographie
parue dans La
l’appui de Jacques Ochs , directeur de l’Académie et du Musée des Beaux-Arts depuis 1934 – et
8
« acquis à l’Office de Récupération éco- Meuse du 27
célèbre caricaturiste au Pourquoi pas. Sans tergiverser, Buisseret parvient à convaincre un groupe nomique ». Acheté à Lucerne, il est volé juillet 1939, p. 3.

de mécènes. Identifiés sous le nom d’Amis des Musées liégeois et représentés par le baron Paul en 1951, mais réapparaît chez le collec-
de Launoit, patron du groupe Cofinindus-Brufina-Banque de Bruxelles (second holding du pays, tionneur américain Walton J. Lord, qui
après la Société générale) et de la Société Ougrée-Marihaye (fleuron de l’industrie métallurgique le restitue en 1984, par l’entremise du
nationale)9, ainsi que par l’ingénieur Louis Lepage, fondateur, entre autres, de la Société belge de service précité, fondé par l’État le 16 no-
l’Azote , ces bienfaiteurs s’engagent à mettre à la disposition de la ville la somme de cinq millions
10
vembre 1944 par le Ministère des Affai-
de francs belges (l’équivalent de plus de 3 800 000 EUR d’aujourd’hui, et de 754 774 CHF d’alors)11, res économiques en vue de la récupéra-
Jacques OCHS,
à titre de don ou d’avance. Fort d’un rapport de Jules Bosmant sur l’estimation et l’état des œuvres, tion et de la restitution des biens belges, Portrait de Jules
et du résultat encourageant des négociations entreprises avec les acheteurs potentiels afin « de dé- tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, Bosmant, 1944,
huile sur panneau,
limiter [...] les secteurs d’intérêt de chacun et de modérer ainsi les enchères, et dès lors d’alimenter tant en matière de propriété privée que 70 x 70 cm,
le moins possible, en devises étrangères, le trésor nazi »12, Buisseret parvient même in extremis (le de propriété publique.26 Musée des
Beaux-Arts de
26 juin) à persuader Jules Duesberg, nouveau ministre de l’Instruction publique (nommé le 16 avril) Le catalogue de vente recense 109 Liège (BAL).
© Ville de Liège.
et recteur de l’Université de Liège13, d’allouer une subvention d’un million et demi de francs. C’est peintures et 16 sculptures de 39 artistes.
finalement l’avant-veille de la vente que le Conseil communal approuve, à l’unanimité (y compris Les mises sous séquestre nazies n’ont
cinq voix rexistes !), l’octroi d’une subvention de 1 750 000 BEF et la fixation définitive du montage épargné ni les précurseurs de l’expres-
financier de l’opération : la contribution de la Ville est fixée à 35 % des dépenses, dont 30 % sont sionnisme (Ensor, Gauguin, Van Gogh et
en outre garantis par l’État et 35 % par les mécènes privés, ces derniers avançant la totalité des les impressionnistes allemands Corinth,
sommes requises, comme convenu initialement. Liebermann et Mataré) ni les membres
Outre Buisseret et Jacques Ochs, la mission dépêchée à Lucerne regroupe Olympe Gilbart, ré- français ou étrangers de l’École de Paris
dacteur en chef du journal La Meuse, titulaire du cours d’histoire de l’art wallon à l’Université de (Archipenko, Maurice Barraud, Braque,
Liège et lui aussi novice libéral du Sénat belge14, Emmanuel Fischer, directeur du contentieux à Chagall, Derain, Marie Laurencin, Matis-
l’Azote et trésorier des mécènes, ainsi qu’Eugène Baudoin, chef de division à l’administration com- se, Modigliani, Pascin, Picasso et de Vla-
munale15. minck). Pour l’essentiel, cependant, les
La vente débute à 14 h 15 au Grand Hôtel national. Le parterre réunit entre 300 et 350 personnes, artistes concernés ont en commun d’être
dans une atmosphère qu’un journaliste batave n’hésite pas à qualifier « d’ambiance de concours expressionnistes et germanophones (les

26 27
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

Allemands Barlach, Beckmann, Dix, Grosz, Heckel, Hofer, Kirchner, Lehmbruck, Levy, Macke, Marc, Alfred Frankfurter, éditeur de la revue Art News, dame le pion d’un Jeanne
NEUJEAN,
Marcks, Paula Modersohn-Becker, Mueller, Nolde, Pechstein, Rohlfs et Schmidt-Rottluff, l’Autri- concurrent hollandais 29
pour la somme de 175  000  CHF. Le ta- Portrait du baron
chien Kokoschka, les Suisses Amiet et Klee, et l’Américain d’origine allemande Feininger). Beau- bleau est aujourd’hui conservé au Fogg Art Museum (Université de de Launoit, 1939,
gravure à l’eau-
coup sont représentés par plusieurs réalisations : 15 pour Corinth, 9 pour Kokoschka, 8 pour Hofer Harvard). En dépit du niveau de la «performance», Buisseret aurait forte,
et Marc, 7 pour Nolde, 4 pour Dix, Lehmbruck et Picasso, etc. été en mesure de persévérer. C’est peut-être la crainte de repré- 56,5 x 37,1 cm.
© Collections
Abstraction faite des 15 % d’agio (10 % pour les marchands d’art), soit 84 350 CHF, le profit total sailles de concurrents en cours de vente qui l’a incité à renoncer artistiques de
l’Université de
de la vente s’élèvera à 542 650 CHF, dont 518 327 sont versés aux autorités allemandes, ce qui à ce qui aurait été le plus beau trophée de son tableau de chasse.
Liège.
équivaut à 288 618 DEM sur le million que rapportera l’ensemble des cessions orchestrées par le Notons que le journal La Meuse, dans son édition du lendemain
ministère nazi de la Propagande27. Ce dernier montant correspond à 3 443 657 BEF au cours de juin de la vente, publie en manchette la photo du Van Gogh, image
1939 et à 2 626 110,70 EUR de juin 2014. 87 numéros sont adjugés ; le reliquat, amputé de quelques sans doute commandée à l’avance par Gilbart, sans doute dans la
pièces sacrifiées a posteriori en dessous de l’estimation de départ (notamment La buveuse assoupie perspective d’un achat liégeois30.
de Picasso, cédée moyennant 42 000 CHF à un collectionneur suisse) est renvoyé en Allemagne. Le «  dauphin  » du Van Gogh est aussi le seizième31 tableau
Le « prix record » est remporté (déjà !) par un autoportrait que Van Gogh avait, en son temps, offert attribué à un de nos compatriotes : le Bruxellois Roger Janssen
à Gauguin, avant qu’il ne devienne la propriété de la Neue Staatsgalerie de Munich. Convoité par emporte en effet Acrobate et jeune arlequin de Picasso pour la
les Liégeois28, il échoit en fin de compte à un franc-tireur américain, Maurice Wertheim, dont l’agent, coquette somme de 80 000 CHF32.
Joseph
Les plus hautes enchères sont ensuite le fait de Buisseret  : BONVOISIN,
50  000  CHF pour Le sorcier d’Hiva-Oa de Gauguin et 36  000 Portrait de Jules
Lettre de Duesberg, 1946,
Jacques Ochs pour La famille Soler de Picasso. gravure au burin,
à C. Dangotte à 50 x 33 cm.
Les productions du groupe «germanique» se comportent
Bruxelles, le 14 © Collections
août 1939, Musée beaucoup moins bien33, les deux plus chères n’étant abandon- artistiques de
des Beaux-Arts l’Université de
nées qu’à concurrence de 15 000 (Le cheval rouge de Marc) et de Liège.
de Liège (BAL).
© Ville de Liège. 7 200 CHF (Towerbridge à Londres de Kokoschka). Une quasi-
aumône de 260 CHF est consentie pour un Otto Mueller.
Les conventions passées entre les acheteurs déclarés sont
plus ou moins respectées ; les Liégeois, forts d’une dotation qui
excède le produit de la vente, frais compris, s’en sortent bien, en
décrochant neuf des dix tableaux escomptés. La mésaventure
du Van Gogh a néanmoins pour pendant celle d’un Matisse, La
berge, qui échappe provisoirement à Georg Schmidt34, pris de vitesse par un de ses compatriotes
collectionneur, qui en donne 5 100 CHF. Le directeur du musée de Bâle, qui dispose d’un crédit
municipal de 50 000 CHF, obtient tout de même deux huiles de Chagall, un Klee, un Dix, un Co-
rinth et un Derain. Une nature morte du même Matisse part à 8 000 CHF. Les prix faits par les sept
autres tableaux « liégeois » s’élèvent à 6 800 CHF (Les masques et la mort d’Ensor), 3 300 CHF (La
maison bleue de Chagall), 3 200 CHF (Le cavalier sur la plage de Liebermann), 3 100 CHF (Portrait
de jeune fille de Marie Laurencin), 2 500 CHF (Monte-Carlo de Kokoschka), 2 400 CHF (Le déjeuner
de Pascin) et 2 300 CHF (Les chevaux bleus de Marc). Avec frais, l’investissement liégeois culmine
à 126 040 CHF35 (plus de 20 % du total des sommes déboursées à Lucerne et seulement 16,70 %
du « trésor de guerre » dont dispose Buisseret), soit environ 834 951,98 BEF d’alors ou quelque
636  730  EUR d’aujourd’hui. La valeur de l’ensemble des achats belges s’élève, quant à elle, à
204 680 CHF hors frais.
Sur leur lancée, Buisseret, Gilbart et Ochs se rendent en août à Paris, d’où ils ramènent neufs
tableaux : Coquillages d’Ensor, Le port d’Anvers de Friesz, Paysan au fagot de Gromaire, L’Écluse
du moulin Bouchardon à Crozant de Guillaumin, Nu de Charles Alexandre Picart Le Doux, Le châ-

28 29
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

teau de Comblat de Signac, Le moulin de la Galette d’Utrillo, La violoniste de Van Dongen et Fleurs Catalogue de la
vente Fischer
de Vlaminck36. Gemälde
Vu le coût de cette deuxième vague d’emplettes (186 231 BEF), la réserve théoriquement dispo- und Plastiken
moderner Meister
nible voisine encore les quatre millions. Mais après la guerre, ni la Ville, ni l’État ne pourront inscrire aus deutschen
Museen du 30 juin
une quelconque participation à leur budget, ce qui mettra de facto un terme à l’accord passé avec
1939, Musée des
les Amis des Musées. Beaux-Arts de
Liège (BAL).
© Ville de Liège.

Bilan artistique, culturel et moral

Du point de vue strictement artistique, la modernité des dix-huit tableaux acquis en 1939 ne doit être
ni minimisée ni surévaluée. À l’échelle liégeoise et même au-delà, si l’on tient compte de la renom-
mée mondiale de la plupart des artistes et de plusieurs œuvres majeures, ils témoignent évidemment
d’une avancée spectaculaire. Du reste, sous l’impulsion notamment de Bosmant, rejoint par le baron
Fernand Graindorge, l’actualisation et l’internationalisation des collections liégeoises se poursuivront
sans relâche durant les années cinquante. Pour l’heure, faisant la part belle au postimpressionnisme
et au symbolisme du tournant du XXe siècle (Ensor, Gauguin, Guillaumin, Liebermann, Signac) et sur-
tout à la mouvance fauvo-expressionniste du premier quart du XXe siècle, plus ou moins audacieuse
et ouverte aux tendances «construites» (Barraud, Chagall, Friesz, Gromaire, Kokoschka, Marie Lau-
rencin, Marc, Pascin, Picart Ledoux, Picasso, Utrillo, Van Dongen, Vlaminck), cette sélection, déjà
classique, demeure fermée aux productions franchement cubistes et plus encore à l’avant-garde
immédiatement contemporaine, partagée entre l’abstraction et le surréalisme. Compte tenu de la Désireux d’accroître les collections communales, il entend orienter son action dans une double direc-
préférence marquée aux artistes d’Outre-Quiévrain, cette option peut être rapprochée de celle des tion : mettre en valeur l’effort des Liégeois à travers les siècles et approfondir « l’art moderne depuis
organisateurs de la grande exposition d’art indépendant, organisée au Petit Palais dans le cadre de les impressionnistes jusqu’aux maîtres les plus récents, ceux surtout de l’école de Paris ». Ces deux
l’exposition internationale de 1937 . Centrée sur les «continuateurs de la tradition française», cette
37
orientations s’articulent en fait dans une direction unique : « En faisant de Liège un centre d’art ouvert
rétrospective s’oppose à une manifestation plus modeste, programmée au musée du Jeu de Paume à tous les courants de l’esthétique moderne, nous contribuerons indirectement, mais avec une ef-
et qui, sans exclure les figures consacrées, s’ouvre plus lar- ficacité décuplée, à augmenter le rendement et à accroître l’éclat de l’école liégeoise vivante. Nous
Photographie de
Léo Van Puyvelde,
gement aux tendances contestataires. La prudente audace attirerons dans nos murs, dans nos monuments et nos musées, dans les ateliers de nos créateurs,
s. d., ou l’éclectisme de bon aloi des animateurs de la vie artis- dans nos concerts et nos théâtres [...] les touristes, les curieux, les amateurs d’art ».
2,5 x 4,2 cm.
© Collections tique liégeoise s’est manifestée dès 1938, lors des achats On ne peut que souscrire à ce programme qui fonde l’encouragement à la créativité locale sur
artistiques de qui accompagnaient traditionnellement le salon officiel de l’ouverture au monde (en dépit du carcan « francophile »). Et dès lors regretter la séparation opérée
l’Université de
Liège. peinture. Nettement plus dispendieuses, nombreuses et en 1981 entre les collections relatives au patrimoine wallon et celles qui intéressent l’art moderne
sensibles aux apports étrangers que lors des éditions an- flamand et étranger. Relégués au Musée de l’Art wallon, à l’initiative de Jean Lejeune, lui aussi éche-
térieures, ces acquisitions concernent exclusivement des vin libéral et professeur à l’université – et biographe de Buisseret –, les artistes contemporains de
membres français de l’École de Paris, Friesz, Utrillo et Vla- nos régions se retrouvaient en effet de facto exclus du Musée d’Art moderne, en dépit de leur crainte
minck se voyant déjà distinguer, en même temps que Le légitime de se retrouver isolés dans un musée à vocation régionale. Les ouvrages des peintres et
Fauconnier, Marquet et Suzanne Valadon . 38
des sculpteurs wallons et a fortiori liégeois ne peuvent bénéficier d’une reconnaissance à l’échelle
En termes de politique culturelle, le sens des achats de belge et internationale, que dans la mesure où l’on apporte la preuve concrète qu’elles soutiennent
1938 et de 1939 est clairement explicité tant par ses ac- la comparaison avec les créations exogènes, lesquelles favorisent de toute façon leur découverte.
teurs que par des journalistes proches. Auguste Buisseret Saluons donc le regroupement, en 2012 des deux institutions au sein du BAL (Musée des Beaux-
le résume sans ambages dans le discours qu’il prononce Arts de Liège). « Pourvu que ça dure ! ».
lors de la présentation officielle des tableaux de Lucerne39. Comble du reniement et de la régression, les partisans du pas très lointain projet de vente de

30 31
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

Invitation la Famille Soler, heureusement avorté40, ont été ces offres, en arguant du fait que « les donateurs s’intéressant actuellement au Musée ont exprimé
personnelle à la jusqu’à opposer au maintien à Liège des ta- le désir de voir acheter des œuvres de l’École moderne française »50. Dès lors, puisque civisme il y
vente Fischer,
adressée bleaux de Lucerne à la survie de l’art wallon, avait, c’était toutefois un civisme aussi bien ordonné que la charité qui commence – et finit – par les
à Auguste
avec un cynisme que l’on croyait l’apanage intérêts de ceux qui s’en réclament. Le premier objectif des Liégeois était bien d’enrichir leur patri-
Buisseret, Musée
des Beaux-Arts d’un temps révolu (les autorités nazies ne pré- moine « à des conditions avantageuses »51 avec les « valeurs sûres » du pays frère et non de venir
de Liège (BAL).
© Ville de Liège.
tendaient-elles pas que l’argent réuni grâce à en aide aux victimes de l’épuration nazie.
la vente des productions dégénérées retourne- Notons, en outre, que le vœu formulé après coup par Bosmant de ne pas trop remplir le bas de
rait aux musées où celle-ci avaient été confis- laine nazi fut partiellement exaucé. La plupart des œuvres phares de la vente de Lucerne partirent en
quées  ?)41  : «  La situation de la culture, dans dessous du prix estimé par Fischer52. Certains auteurs considèrent néanmoins le résultat financier
nos grandes agglomérations, est réellement comme bon, abstraction faite de la contre-propagande subie par le régime de Hitler53.
catastrophique. [...] Les centaines de millions Les historiens de l’art d’aujourd’hui ne sont, au demeurant, pas toujours tendres envers des
que le remplacement de l’original [...] par sa copie pourrait rapporter, suffiraient à donner un formi- acheteurs, qui, à suivre le Français Jean-Louis Ferrier, faisaient passer leur participation pour «un
dable coup de fouet à la pratique artistique dans notre Communauté. [...] Notre état paradoxal de acte de sauvegarde du patrimoine artistique allemand soustrait à la barbarie nazie»54. On peut, selon
civilisation permet ce geste »42. Que les défenseurs du statu quo institutionnel ou du bradage bis, cet auteur, « déplorer que leur avidité ait été telle qu’aucun d’eux n’ait cédé aux appels de boycott
pour cause de « préférence régionale » crient, dès lors qu’on les remet en question, au crime de lancés par les artistes allemands en exil » et que « l’amour de l’art - ou plutôt la célébrité de certains
lèse-Wallonie n’intimidera pas ceux qui à la suite de Buisseret et des collaborateurs de Gilbart au artistes dont les noms étaient à l’affiche - aura été plus fort que toute considération d’ordre moral
journal La Meuse, continueront de rappeler que pour défendre et illustrer sa culture, « il ne s’agit ou politique »55. Sans totalement contester la chose, on rétorquera que le succès relatif de la vente
pas de se replier sur soi-même, de s’abandonner à un excessif esprit de clocher, d’étriquer une vie de Lucerne amena effectivement les responsables ad hoc du ministère de la propagande allemande
spirituelle aux limites d’une ville, d’une région, voire d’un pays » . 43
à se prononcer contre la liquidation ou la destruction précipitée du stock dont ils disposaient en-
Les difficultés économiques actuelles, au demeurant, sont-elles vraiment plus dramatiques que core et que les ventes de gré à gré, même conclues à vil prix, qui se prolongèrent jusqu’en 1941
les conditions subies en 1939, lesquelles n’empêchèrent pas la mobilisation de ressources sans ont assuré la survie de très nombreuses œuvres56. Certains des artistes concernés par la vente de
commune mesure avec celles actuellement prévues pour les acquisitions du ministère de la Culture Lucerne, tel Kokoschka, s’opposèrent d’ailleurs à son boycott, pour des raisons que résume bien
de la Fédération Wallonie-Bruxelles ou de la Ville de Liège ?
44
Georg Schmidt, s’adressant à un partisan du renoncement : « Si vous aviez été présent à Lucerne,
Le débat, on le voit, ne peut prendre qu’un tour éthique. Dans cette perspective, il convient de vous sauriez de manière beaucoup plus précise à quel point il était important que les œuvres aient
confirmer la motivation antinazie des initiateurs de la vente, notamment dans le chef de Bosmant, été estimées à la hausse : les quelques artistes […] qui n’ont pas trouvé acquéreur sont désormais
co-fondateur, à Liège, du Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes et de la Ligue contre totalement discrédités aux yeux des nazis, alors que ceux qui ont fait des prix sont secrètement
le racisme et l’antisémitisme, de Ochs, prisonnier politique au fort de Breendonk et condamné à estimés. Vous auriez dû voir quel était l’effet quand un artiste n’était pas acheté : c’était comme une
mort en 1944, et de Buisseret, premier homme politique à être arrêté par l’occupant en 194045, sans condamnation à mort. Et à l’inverse, quel était l’effet quand un artiste montait ! »57.
oublier Lepage et de Launoit, l’un membre actif et l’autre bailleur de fonds de la Résistance. Cette
46
Que ce bilan en demi-teintes ne nous fasse pas bouder notre satisfaction d’amateurs d’art ni
dimension n’échappe d’ailleurs pas à la presse locale, qui présente les achats liégeois comme une notre gratitude pour ceux qui, chercheurs de chefs-d’œuvre, ont, pour paraphraser la Gazette de
réplique à « un crime contre l’esprit »47. Elle s’affirme davantage si l’on se réfère au texte pour le Liège, voulu en « faire notre plaisir et notre luxe »58.
moins frileux qui introduit le catalogue d’une l’exposition vente, organisée à Londres en 1938 et
dont le titre, L’art allemand au XXe siècle, était lui-même une version pour le moins édulcorée de
l’intitulé initial, L’art mis au ban de l’Allemagne : « Les organisateurs [...] croient [...] que l’art qui, en
Allemagne, a été hautement apprécié durant de nombreuses années [avant de tomber en « défa-
veur »], n’est pas à négliger complètement ; qu’il a sa place dans l’histoire de la peinture et de la
sculpture EURopéennes »48. Du reste, les musées anglais, comme les Français, négligèrent presque
NOTES
totalement l’art « dégénéré » d’Outre-Rhin49.
1
La présente contribution constitue la version ultime, corri- tique culturelle nazie sont tirés de Wilhelm F. ARNTZ, Bilders-
Il n’en reste pas moins vrai que l’exposition de Londres, destinée, quant à elle, à écouler des gée, augmentée et actualisée de l’étude Des tableaux « d’art turm in Deutschland, dans Das Schönste, Munich, mai 1962,
œuvres au profit de leurs créateurs eux-mêmes, amène à formuler sinon un reproche, en tout cas dégénéré » pour Liège, publiée dans Art&fact, n° 18, Mélan- p. 42-47, juin 1962, p. 30-35, juillet 1962, p. 26-29, août 1962,
ges Philippe Minguet, Liège, 1999, p. 158-163 et déjà rema- p.  36-39 et septembre 1962, p.  42-45.  – Eugen BLUME et
une première restriction quant à la valeur morale des achats liégeois. Les archives du défunt musée
niée dans André GOB (dir.), Des musées au-dessus de tout DIETER SCHULZ (dir.), Überbrückt : ästhetische Moderne und
des Beaux-Arts conservent du courrier avertissant Jacques Ochs et son échevin que des réfugiés soupçon, Paris, Armand Collin, 2007, p. 192-202. Nationalsozialismus. Kunsthistoriker und Künstler 1925-1937,
allemands cherchent à négocier des peintures. Le conservateur oppose une fin de non-recevoir à
2
Sauf mention contraire, les renseignements relatifs à la poli- Cologne, 1999. – Hildegard BRENNER, La politique artistique

32 33
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

du national-socialisme, Paris, 1980. – catalogue de l’exposi- PAIRE, Les achats de Lucerne, dans Pierre-Yves KAIRIS (dir.), http://mineco.fgov.be/informations/statistics/press/cpi04_ dans la région liégeoise ». Il fut aussi le secrétaire d’un comité
tion «Degenerate Art». The Fate of the Avant-Garde in Nazy Le syndrome Picasso, Liège, Académie royale des Beaux-Arts fr.asp (dernière consultation le 29 juillet 2014). Pour rappel, chargé d’organiser des manifestations d’hommage au bourg-
Germany, Los Angeles, Los Angeles County Museum of Arts, et Éditions Yellow Now, 1990, p. 15-24) et belges de la vente un EURo = 40,3399 BEF. mestre La Ruelle. Cfr J.-B. CUYVERS, op. cit., col.  137.  –
1991. – Uwe FLECKNER (dir.), Angriff auf die Avantgarde. de Lucerne (cfr Jacques LUST, Kunst te koop, dans Knack, 3 12
Jules BOSMANT, Souvenir d’un ancien Belge, Liège, 1974, Viktoria VON HOFFMANN, Un mythe liégeois réactualisé. La
Kunst und Kunstpolitik im Nationalsozialismus, Berlin, Akade- mai 1989, p. 57-59). p. 215. commémoration de l’assassinat de Sébastien La Ruelle en
mie Verlag Gmbh, 2007 (coll. Schriften der Forschungsstelle 5
Cfr Stephanie BARRON, op. cit., p.  138.  – Georg KREIS, 13
Sur Jules Duesberg (Verviers, 29/9/1881 – Liège, 12/7/1947), 1938, dans Cahiers d’Histoire du Temps présent, n° 19, mars
« Entartete Kunst », t. I). – Uwe FLECKNER (dir.), Das verfemte « Entartete » Kunst für Basel, dans Basler Zeitschrift für Ges- cfr Paul VAN MOLLE, Le Parlement belge 1894-1969, Le- 2008, p. 30.
Meisterwerk. Schicksalswege moderner Kunst im Dritten chichte und Altertumskunde, n° 78, Bâle, 1978, p. 168-189. derberg (Gand), 1969, p.  134.  – G. LEPLAT, Jules Duesberg 16
Cfr Wilhelm F. ARNTZ, op. cit., juin 1962, p. 31.
Reich, Berlin, Akademie Verlag Gmbh, 2009 (coll. Schriften der 6
Sur Bosmant (Liège, 24/4/1893  – 20/4/1975), cfr Pierre (1881-1947), dans Robert  DEMOULIN (dir.), Liber memoria- 17
Cfr ibidem.
Forschungsstelle « Entartete Kunst », t. IV) – Adelin GUYOT et COLMAN, Bosmant, dans Nouvelle biographie nationale, t. X, lis. L’Université de Liège de 1836 à 1966, t.  II, Liège, 1967, 18
Docteur en droit, Arthur Hendrik Cornette (Anvers, 4/3/1880 –
Patrick RESTELLINI, L’art nazi. Un art de propagande, Bruxel- Bruxelles, 2010, p. 50-52. p. 531-535. C’est en tant que « technicien » qu’il obtint son Bruges, 22/1/1945) s’orienta très tôt vers la critique et l’histoi-
les, Éditions Complexe, 1983. – Jonathan HUENER et Fran- 7
Sur Buisseret (Beauraing, 16/08/1888  – Liège, 15/4/1965), portefeuille  ; mais, abstraction faite du privilège accordé à re de l’art. Il fut entre autres conservateur au Musée royal des
cis R. NICOSIA (dir.), The Arts in Nazi Germany. Continuity, cfr J.-B. CUYVERS, Buisseret (Auguste-Dieudonné-Eugène), Liège à l’occasion de la vente de Lucerne, les sympathies li- Beaux-Arts d’Anvers et professeur à l’Université de Bruxelles.
Conformity, Change, New York et Oxford, Berghahn Books, dans Biographie belge d’Outre-mer, t.  VI, Bruxelles, 1968, bérales de Duesberg sont attestées, entre autres, par sa colla- Cfr J. J. MAK et A. M. MUSSCHOOT, Cornette, Arthur, dans
2007.  – Gesa JEUTHE, Kunstwerte im Wandel. Die Preisen- col.  136-142.  – Paul, DELFORGE, Buisseret Auguste, dans boration régulière à la revue Le Flambeau, où publièrent aussi G. J. VAN BORK (dir.), Schrijvers en dichters [en ligne], Digitale
twicklung der deutschen Moderne im nationalen und interna- Paul DELFORGE, Philippe DESTATTE et Micheline LIBON, Buisseret et Gilbart. Bibliotheek voor de Nederlandse Letteren, Leyde, 2002 [réf.
tionalen Kunstmarkt 1925 bis 1955, Berlin, Akademie Verlag Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, 2000, t.  I, 14
La création de cet enseignement, inauguré par Gilbart en du 10 août 2014], disponible sur http://www.dbnl.org/tekst/
Gmbh, 2011 (coll. Schriften der Forschungsstelle « Entartete p. 206-208. – Jean LEJEUNE, Buisseret (Auguste-Dieudonné- 1928, sous le rectorat de Jules Duesberg, répondait, entre bork001schr01_01/bork001schr01_01_0213.php?q=.
Kunst », t. VII) – Anita KÜHNEL, Entartete Kunst, in Jane TUR- Eugène), dans Biographie nationale, t.  XLI, Bruxelles, 1979, autres, à des motivations politiques, s’agissant de faire pièce 19
Historien de l’art formé à l’Université de Gand, Emile Lan-
NER (dir.), The Dictionary of Art, vol. 10, Londres, Grove, 1996, col. 62-68. Conseiller communal de Liège à partir de 1930, il à l’impérialisme flamand, à une époque de haute tension « lin- gui (Bruxelles, 31/10/1903  – Anderlecht, 24/7/1980) est un
p.  413 et 414.  – Pierre MILZA et Fanette ROCHE-PÉZARD, occupe les fonctions d’échevin des Finances de 1934 à 1937, guistique  » («  flamandisation  » de l’Université de Gand). Le des plus importants historiens de l’art belge du XXe siècle. Il
Art et fascisme, Paris, Éditions Complexe, 1989. – Jonathan puis de l’Instruction publique et des Beaux-Arts de 1937 à choix du premier titulaire n’était du reste pas anodin, si l’on exerce d’importantes fonctions dans l’administration de l’État
PETROPOULOS, The Faustian Bargain: The Art World in Nazi 1940. Ministre de l’Instruction publique de 1945 à 1946, il se considère son parcours et ses autres fonctions, principales ou (directeur du Service de la Propagande artistique, directeur
Germany, New York, Oxford University Press, 2000. – Lionel voit ensuite confier les portefeuilles de l’Intérieur (1946-1947), accessoires. Docteur issu de la section de philologie romane, général des Beaux-Arts auprès du ministre de l’Instruction
RICHARD, Nazisme et culture, Paris et Bruxelles, Éditions des Travaux publics (1949-1950) et des Colonies (1954-1958). avec une thèse en dialectologie, Olympe Gilbart (Saint-Trond, publique. Administrateur général des Nederlandse Culturele
Complexe, 1988.  – Paul VOGT, Geschichte der deutschen Il termine sa carrière en tant que bourgmestre de Liège (1958- 7/6/1874 – Liège, 26/81958) s’illustre d’abord en tant que ré- Zaken). Il est présent à Lucerne en tant que secrétaire de
Malerei im 20. Jahrhundert, Cologne, 1972. 1963). dacteur en chef du journal libéral La Meuse, fer de lance de cabinet de Duesberg, poste qu’il occupera plus tard auprès
3
Le parcours de ces peintres avait en effet été tronçonné en 8
Sur Ochs (Nice, 18/2/1883 – Liège le 3/4/1971), cfr catalogue la cause francophone, et comme collaborateur des revues de Buisseret. Il figure parmi les 350 Monuments men (parti-
périodes «  saines  » ou «  corrompues  ». La toile de Corinth de l’exposition Jacques Ochs (1883-1971), Liège, Cabinet des Wallonia et La Vie wallonne. Il exerce aussi plusieurs mandats cipants au programme Monuments, Fine Arts, and Archives,
transita même par les appartements privés du Führer, tandis Estampes et des Dessins de la Ville de Liège, 2004. – Liliane publics, tant à Liège (conseiller communal de 1921 à sa mort, mis sur pied en 1943 par le commandement allié afin de pro-
que l’aquarelle de Liebermann refit surface chez Fischer le 30 SABATINI, Ochs, dans Nouvelle biographie nationale, t.  IV, plusieurs fois échevin, entre autres de l’Instruction publique et téger le patrimoine culturel dans les zones de Guerre, puis
août 1944… Cfr Database on the Sonderauftrag Linz (Special Bruxelles, 1997, p. 283-285. des Beaux-Arts), qu’à l’échelon national (sénateur de 1939 à de récupérer les œuvres dérobées par les nazis) au côté de
Commission Linz) [en ligne], Deutsche Historische Museum 9
Paul de Launoit (Grammont, 15/11/1891  – Bruxelles, 1946). Il est en outre président de la Société de Langue et de Léo Van Puyvelde, qui fut un de ses professeurs. Cfr Renilde
(DHM), Berlin, 2008 [réf. du 3 août 2014], disponible sur http:// 31/7/1981) reçoit le titre de baron en 1929, puis de comte en Littérature wallonnes et du Musée de la vie wallonne et mem- HAMMACHER, Langui, dans Nouvelle biographie nationale,
www.dhm.de/datenbank/linzdb/indexe.html. Sur le revirement 1951. Il s’implante à Liège à la suite de ses études à l’Univer- bre fondateur et secrétaire général des Amitiés françaises. Cfr t.  VI, Bruxelles, 2001, p.  262-266.  – Emile Langui [en ligne],
de Hitler, cfr Hildegard BRENNER, op.cit., p. 238. Sur le ré- sité et de son premier mariage avec Marie-Louise Naveau, Suzanne COLLON-GEVAERT, Olympe Gilbart (1874-1958), The Monuments Men Foundation for the Preservation of Art,
gime de faveur octroyé aux dignitaires, cfr Jonathan PETRO- qui l’introduit dans le milieu économique du cru. Son exper- dans Robert  DEMOULIN (dir.), op. cit., p.  262-266.  – Jean- Dallas, s. d. [réf. du 10 août 2014], disponible sur http://www.
POULOS, op.cit., p. 230-231. L’auteur vise en particulier Arno tise financière tire Albert Ier d’un mauvais pas et le rapproche Patrick DUCHESNE, Histoire de l’art : la Wallonie et Bruxelles, monumentsmen.com/the-monuments-men/monuments-
Breker, le « Michel-Ange » de Hitler, qui non content d’exhiber de la Cour, en tant que gestionnaire de la Donation royale et dans Art&fact, n° 23, Le temps retrouvé. 100 ans d’histoire de men-roster/langui-emile.
chez lui des tableaux abstraits ou modernes (dont des œuvres mécène (Concours Reine Elisabeth, Chapelle musicale Reine l’art, d’archéologie et de musicologie à l’Université de Liège, 20
Le peintre Isidoor Opsomer (Lierre, 19/2/1878  – Anvers,
de Derain, Picasso et Vlaminck, avec qui il était lié d’amitié), a Elisabeth, Fondation Roi Baudouin...). Les informations bio- 2004, p.  48-49.  – Jean LEJEUNE, Gilbart (Olympe-Honoré), 31/5/1967) dirige alors l’Institut supérieur des Beaux-Arts et
signé des portraits de Dix et de Vlaminck (en 1943 !). graphiques sont éparses, parfois contradictoires et souvent dans Biographie nationale, t. XXXV, supplément, t. VII, fasci- l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers. Cfr Claire VAN DAMME,
4
Sauf mention contraire, les renseignements relatifs au dé- erronées. Nous ne retiendrons que les références suivantes : cule 1, Bruxelles, 1969, col. 303-306. – Paul VAN MOLLE, op. Opsomer, Isidoor, dans DE WILDE, Éliane (dir.), Le dictionnaire
roulement de la vente de Lucerne sont tirés de Stephanie Michel DELWICHE, Le charbon qui a fait des « grandes » fa- cit., p. 155. des peintres belges du XIVe siècle à nos jours, vol. 2, Bruxel-
BARRON, The Galerie Fischer Auction, dans le catalogue de milles. L’origine de leur richesse est en sous-sol, in Trends- 15
Les rares indices biographiques relatifs à Emmanuel Fis- les, 1995, p.
l’exposition «Degenerate Art». The Fate of the Avant-Garde in Tendances, 12 décembre 2013, p. 60. – Gaston IMBO, Paul cher  – qui n’a aucun lien avec l’organisateur de la vente  – 21
Léo Van Puyvelde (Saint-Nicolas-Waes, 30/7/1882 – Uccle,
Nazy Germany, op. cit., p. 135-146. – Stefan FREY, Die Auktion Auguste Cyrille de Launoit, 1891-1981. Financier, groot-in- concernent la publication d’un texte intitulé Les modifications 27/10/1965) est alors à la fois conservateur en chef des Mu-
in der Galerie Fischer in Luzern am 30. Juni 1939 : ein Aus- dustrieel, mecenas. Grammont, 2003. conventionnelles de la responsabilité dans les contrats de sées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles (à partir de 1927) et
verkauf der Moderne aus Deutschland?, dans Eugen BLUME 10
Sur Lepage (Hermalle-sous-Huy, 6/1/1886  – Sprimont, vente et d’entreprise, dans les Annales de La Faculté de Droit professeur aux Universités de Liège (également depuis 1927)
et DIETER SCHULZ (dir.), op. cit., p. 275-289. – Uwe FLEC- 11/3/1955), cfr Paul, DELFORGE, Lepage Louis, dans Paul de Liège, vol. 4, n° 1, 1959, p. 125-140 et l’exploitation de ses et de Gand, où il débuta en 1912, participa à la création de
KNER (dir.), Angriff auf die Avantgarde, op.cit. – Esther Tisa DELFORGE, Philippe DESTATTE et Micheline LIBON, Ency- archives familiales par le docteur en droit Léon Maurice Cris- l’Institut supérieur d’histoire de l’art en 1920, fut doyen de la
FRANCINI, Anja HEUSS, et Georg KREIS, Fluchtgut-Raubgut. clopédie du Mouvement wallon, Charleroi, 2000, t. II, p. 977 mer pour la rédaction de l’article Histoire et commerce des Faculté de philosophie et lettres en 1926 et enseigna les let-
Der Transfert von Kulturgütern in und über die Schweiz 1933- et 978. eaux de Chevron au XVIIIe siècle dans le Bulletin de l’Institut tres flamandes, réservant, dans ce domaine, sa production
1945 und die Frage der Restitution, Zurich, Chronos, 2001, 11
Pour faire simple, la valeur actuelle en EURos (EUR) s’obtient archéologique liégeois, t. XCI, 1979, p. 5-65. Eugène Baudoin scientifique aux écrivains de son temps. Il privilégie l’étude de
p. 208-214. – Andreas HÜNEKE, Dubiöse Händler Operieren en multipliant par cinq les montants en francs suisses (CHF) (ou Beaudouin, Beauduin ou Bauduin, selon les auteurs…) est la peinture flamande ancienne, de Van Eyck à Rubens, ce qui
im Dunst der Macht, dans Hans Albert PETERS et Stephan de l’époque. Un CHF du 3 juillet 1939 = 6,6245 francs belges un fonctionnaire communal proche de Buisseret (qui ortho- ne lui interdit pas d’organiser l’exposition internationale d’art
VON WIESE (dir.), Alfred Flechtheim: Sammler, Kunsthändler, (BEF) ; en juin 1939, un mark allemand (DEM) = 11,8969 BEF. graphie son nom sous la forme retenue), qui lui confia entre moderne de 1935 à Bruxelles de publier un grand nombre de
Verleger, Düsseldorf, Westfälisches Landesmuseum, 1987, Index belge de juin 2014 = 3 171,66 sur base 103,10 (index autres la supervision d’un «  service d’aide aux artistes, qui textes sur des artistes du XXe siècles, tels Van Gogh, Georges
p. 103 (non consulté). Il en va de même pour les informations 1936-1938) en juin 1939. Renseignements fournis par Yves fera échec pendant toute la durée de l’occupation, au dé- Minne, Ensor, Rik Wouters et Permeke. Engagé dans le sau-
se rapportant aux interventions liégeoises (cfr Jean-Paul DE- Randaxhe (Banque nationale de Belgique) et sur la page Web veloppement des associations culturelles d’ordre nouveau vetage de L’Agneau mystique, il figure au premier rang des

34 35
JEAN-PATRICK DUCHESNE Lucerne, le 30 juin 1939. Des tableaux « d’art dégénéré » pour Liège et la Belgique

Monuments men (voir supra, note 19). Muséologue patenté, de Liège, Lausanne, Fondation de L’Hermitage, 1988, p. 11, catalogue de l’exposition Années 30 en  EURope. Le temps
il favorise aussi l’introduction de l’archéométrie en Belgique. 127, 129, 131, 138, 139 et 141. Dernière erreur repérable menaçant 1929-1939, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville
Cfr Patricia CARSON, Nota van professor John Gilissen over dans Esther Tisa FRANCINI, Anja HEUSS, et Georg KREIS, de Paris, 1997, p. 50.
het terugvinden van het Lam Gods in Oostenrijk in 1945, dans op. cit., p.  210  : le montant payé par les Liégeois serait de 49
Cfr idem p. 51.
Handelingen der Maatschappij voor Geschiedenis en Oud- 144 946 CHF. Les auteurs augmentent en fait de 15 % la som- 50
BAL (MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE), Lettre de Jac-
heidkunde te Gent, nouvelle série, t. LXI, 2007, p. 359-362. – me de 126 040 CHF déjà calculée frais compris par Depaire. ques Ochs à C. Dangotte à Bruxelles, le 14 août 1939. M.
Suzanne COLLON-GEVAERT, Léo Van Puyvelde (1882-1965), 32
Cfr Works of Art in the Galerie Fischer Auction, op. cit., Dangotte avait averti Ochs qu’un « mécène berlinois » réfugié
dans Robert DEMOULIN (dir.), op. cit., p. 254-261. – Jean-Pa- p. 168. à Bruxelles souhaitait se débarrasser de L’homme au carcan
trick DUCHESNE, Histoire de l’art et archéologie des Temps 33
Cfr Wilhelm F. ARNTZ, op. cit., juin 1962, p. 32. de Barlach.
modernes et technologie des arts plastiques, dans Art&fact, 34
Ce paysage de Collioure sera finalement reconquis en 1953, 51
Procès-verbal du Conseil communal de la Ville de Liège, 28
n°  23, op. cit., p.  40-41.  – The Monuments Men [en ligne], moyennant 60 000 CHF. Cfr Christian GEELHAAR, Kunstmu- juin 1939, cité par Jean-Paul DEPAIRE, op. cit., p. 18.
The Monuments Men Foundation for the Preservation of Art, seum Basel, Bâle, 1992, p. 190. 52
Cfr Stephanie BARRON, op. cit., p. 144.
Dallas, s. d. [réf. du 10 août 2014], disponible sur http://www. 35
Voir supra, note 31. 53
Cfr Wilhelm F. ARNTZ, op. cit., juin 1962, p. 32.
monumentsmen.com/the-monuments-men/monuments- 36
Voir infra, le chapitre consacré à ces acquistions. 54
Jean-Louis FERRIER, L’aventure de l’art au XXe siècle, Paris,
men-roster. 37
Cfr Sophie KREBS, 1937, l’art «indépendant» à Paris, dans Éditions du Chêne / Hachette, 1995, p. 377.
22
Cfr Catalogus schilderijen 19de en 20ste eeuw, Anvers, Ko- le catalogue de l’exposition Années 30 en EURope. Le temps 55
Idem, p. 376-377.
ninklijk Museum voor Schone Kunsten, 1977, p.  204  ; ac- menaçant 1929-1939, Paris, Musée d’Art moderne de la Ville 56
Cfr Stefan FREY, op. cit., p. 281 et 282.
quis pour 4 100 CHF : cfr Works of Art in the Galerie Fischer de Paris, 1997, p. 494 et 495. 57
Lettre de Georg Schmidt au critique d’art allemand en exil
Auction, dans le catalogue de l’exposition «Degenerate Art». 38
Cfr Colette SWINNEN, Les salons officiels de peinture à Paul Westheim, 15 juillet 1939, conservée au Kunstmuseum
The Fate of the Avant-Garde in Nazy Germany, Los Angeles Liège de 1883 à 1940, mémoire de licence en histoire de l’art de Bâle, citée dans Stefan FREY, op. cit., p. 279.
County Museum of Arts, 1991, p. 157. et archéologie, dactylographié, vol. 2, Annexe, Université de 58
Gazette de Liège, 27 juillet 1939, p. 2.
23
Cfr Musées royaux des Beaux-Arts. Catalogue. Inventaire Liège, 1990, p. 29 et 30.
de la peinture moderne, Bruxelles, 1984, p. 341 ; acquis pour 39
Cfr Journal de Liège, 27 juillet 1939, p. 1 et 3.
2 100 CHF : cfr Works of Art in the Galerie Fischer Auction, 40
Désormais, ce patrimoine est quasiment hors de danger.
op. cit., p. 159. En effet, «  par arrêté du Gouvernement de la Communauté
24
Cfr Catalogus schilderijen 19de en 20ste eeuw, Anvers, Ko- française du 23 novembre 2010, la Ministre de la Culture, de
ninklijk Museum voor Schone Kunsten, 1977, p. 105, 188, 340 l’Audiovisuel, de la Santé et de l’Égalité des chances a classé
et 341 ; acquis respectivement pour 4 800 CHF, 280 CHF et comme ensemble les 9 peintures dit de « la vente de Lucerne
1 700 CHF : cfr Works of Art in the Galerie Fischer Auction, op. de 1939 » avec la qualification de trésor, conformément au
cit., p. 153, 155 et 167. décret du 11 juillet 2002 relatif aux biens culturels mobiliers et
25
Cfr Musées royaux des Beaux-Arts. Catalogue. Inventaire au patrimoine immatériel de la Communauté française » (Mo-
de la peinture moderne, Bruxelles, 1984, p. 471 ; acquis pour niteur belge, 181e année, n° 42, 8 février 2011, p. 9750).
2 100 CHF : cfr Works of Art in the Galerie Fischer Auction, 41
Cfr Stephanie BARRON, op. cit., p. 139.
op. cit., p. 166. 42
Jacques DE DECKER, S’il faut passer par là, évitons les faux
26
Informations tirées d’une base de données interne aimable- pas !, dans Le Soir, 16 février 1989, p. 20.
ment communiquée en version « pdf » par la Forschungsstelle 43
La Meuse, 30 juillet 1939, p. 1.
“Entartete Kunst», du Kunsthistorisches Institut der Freien 44
Cfr Quelques chiffres, dans Flux News, n°  17, novembre
Universität Berlin. Elles ne sont que partiellement accessibles 1998, p.  7. La situation ne s’est pas améliorée depuis lors,
via la base de données publique Beschlagnahmeinventar der loin s’en faut.
Aktion «Entartete Kunst» (http://emuseum.campus.fu-berlin. 45
Il sera de tous les combats progressistes ultérieurs. Des
de/eMuseumPlus?service=ExternalInterface&lang=de). intellectuels africains, par exemple, lui rendent encore hom-
27
Cfr Wilhelm F. ARNTZ, op. cit., juin 1962, p. 31. mage en le présentant comme « l’homme de la décolonisa-
28
Cfr Jules BOSMANT, op. cit., p. 215. tion », à qui Patrice Lumumba devrait sa carrière politique. Cfr
29
Cfr Wilhelm F. ARNTZ, op. cit., juin 1962, p. 32. Le CDK a consacré l’année 2009-2010 à Auguste Buisseret
30
La Meuse, 8 juillet 1939, p. 13. Depaire relève, à propos de [en ligne], Cercle Damien Kandolo, Paris, s. d. [réf. du 8 août
Van Gogh, que le mensuel liégeois de l’Œuvre des Artistes 2014], disponible sur http://www.cercledamienkandolo.org/2.
(L’Œuvre) loue encore – en décembre 1939 ! – le Musée des html.
Beaux-Arts de Liège pour s’être « assuré, à Lucerne, une œu- 46
Cfr Emmanuel DEBRUYNE, Le nerf de la guerre secrète. Le
vre de cet artiste de haute réputation ». financement des services de renseignements en Belgique oc-
31
Stephanie Barron fait sur ce point une erreur de calcul, en cupée, 1940-1944, dans Cahiers d’Histoire du Temps présent,
oubliant Le déjeuner de Pascin dans son récapitulatif  ; elle n° 13/14, décembre 2004, p. 223-265. Selon Lust, de Launoit
se fourvoie aussi en ce qui concerne la mention des prota- se vit reprocher par la Sicherheitspolizei non seulement ses
gonistes liégeois, orthographiant «  Bossmant  » au lieu de accointances avec l’association Les Amitiés françaises mais
« Bosmant » et transformant « Auguste Buisseret » en « Jean aussi sa contribution financière aux achats de Lucerne. Son
Buissert  ». Il est vrai que Françoise Dumont, conservatrice soutien aux activités clandestines du futur premier ministre
au Musée d’Art moderne de la Ville de Liège, et ses colla- socialiste Achille Van Acker est aussi attesté. Le rôle de l’in-
borateurs ont également estropié le nom de l’ancien Échevin dustriel dans les relations économiques avec l’occupant de-
des Beaux-Arts, devenu « Jean Bisseret » ou « M. Bisseret » : meure néanmoins sujet à controverses.
cfr Stephanie BARRON, op. cit., p.  143 et 146 (notes 26 et 47
Journal de Liège, 27 juillet 1939, p. 1.
27) et catalogue de l’exposition Chefs-d’œuvre des musées 48
Cité par Lionel RICHARD, Ténèbres sur l’Europe, dans le

36 37
Oskar KOKOSCHKA, Tower Bridge London (Tower Bridge à Londres), 1925, huile sur toile, 76,2 x 127 cm.

© Minneapolis Institute of Arts/P. D. Macmillan.


© Artists Rights Society (ARS), New York/Pro Litteris, Zürich.

Lovis CORINTH, Bildnis Wolfgang Gurlitt (Portrait de Wolfgang Gurlitt), 1917, huile sur toile, 113 x 90 cm.

© LENTOS Kunstmuseum Linz .


Yves Dubois
Historien de l’art

Vente de Lucerne :
Un choix dans « l’art dégénéré »

Introduction

On estime entre 16  000 et 20  000 le nombre d’œuvres de toutes natures confisquées dans les
musées allemands entre 1933 et 1937 au titre « d’art dégénéré » : peintures, dessins, aquarelles,
estampes, statues…
Sont considérées comme dégénérées les œuvres répondant à l’une ou l’autre de ces caracté-
ristiques :
• œuvres d’artistes juifs, de toutes tendances stylistiques et œuvres portant sur des thèmes
évoquant le judaïsme, même si elles ne sont pas de la main d’artistes juifs ;
• œuvres à tendance pacifiste ou dont le thème de guerre ne consiste pas en une glorification
de l’armée et du soldat ou encore considérées comme dénigrant le régime ;
• œuvres dont les thèmes sont liés au socialisme ou au marxisme, œuvres à caractère de criti-
que sociale ;
• œuvres jugées disgracieuses par la forme ou par la couleur, et particulièrement toute forme
d’expressionnisme, même de peintres « nordiques » sympathisants du régime (Nolde…), ainsi
que tout ce qui relève de près ou de loin de l’abstraction ;
• œuvres montrant une influence étrangère menant à l’abandon des canons académiques par
Oskar KOKOSCHKA, Monte Carlo, 1925, huile sur toile, 73 x 100 cm. les diverses « Sécessions » du pays, y compris l’impressionnisme1 et l’École de Paris ;
Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège. • œuvres non figuratives ;
• et plus généralement, toute œuvre qui, pour une raison ou une autre, n’était pas du goût des
membres de la commission chargée d’exécuter les confiscations.
Le deuxième temps, après les confiscations, est celui de la propagande culturelle, notamment
par l’exposition au public d’œuvres confisquées accompagnées de commentaires diffamants. Plu-
sieurs expositions de ce genre s’étaient déjà tenues localement en 1933, portant des titres évoca-
teurs : « Chambre des horreurs de l’art » (Nuremberg), « Reflets de la déchéance de l’art » (Dresde) »,
« L’art qui n’émane pas de notre âme » (Chemnitz), « Bolchevisme culturel » (Mannheim), etc. Mais
c’est la fameuse exposition Entartete Kunst, ouverte à Munich en juillet 1937 avant d’être montrée à
Berlin, qui en constitue le point culminant.
Troisième temps, que deviennent toutes ces œuvres confisquées ?
Il y a à cet égard deux évènements marquants. D’une part un gigantesque autodafé dans la cour
de la caserne principale des pompiers de Berlin en mars 1939. On estime à près de 5 000 le nombre

41
YVES DUBOIS Vente de Lucerne : Un choix dans « l’art dégénéré »

d’œuvres de diverses natures qui ont disparu dans les flammes ce jour-là. Le second épisode est la (Klimt, Kokoschka, Kubin, Schiele sont les noms Œuvres confisquées,
entreposées
mise en vente publique dans une galerie de Lucerne, en juin de la même année, de 125 œuvres offer- les plus familiers). Des artistes originaires d’Eu-
au château de
tes à des acheteurs étrangers. Les autres œuvres continuent à dormir dans différents dépôts. Certai- rope centrale et orientale, notamment le cubis- Niederschönhausen.
© bpk.
nes ont été volées, d’autres vendues discrètement à des marchands, voire ont intégré les collections te-futuriste tchèque Filla, des Russes (Chagall,
de dignitaires du régime, sous couvert de monnaie d’échange contre des œuvres d’art ancien. Gabo, Jawlensky, Kandinsky, Lissitzky…), des
On constate facilement que le catalogue de la vente de Lucerne ne contient aucune œuvre abs- Hongrois (Moholo-Nagy…), le Bulgare Pascin,
traite, aucune œuvre dadaïste ou surréaliste, aucune œuvre cubiste. La seule pièce d’un artiste du des Ukrainiens (Archipenko…), des Polonais…
Bauhaus est une sculpture figurative de Gerhard Marcks. Pourquoi ? Est-ce parce que ces tendances Les plus nombreux sont les artistes originaires
artistiques sont sous-représentées ou absentes dans l’ensemble des œuvres confisquées ? Com- de l’Europe de l’Ouest  : de France (Braque,
ment se compare la sélection opérée pour Lucerne avec le programme de l’exposition de Munich ? Cézanne, Derain, Gauguin…), d’Italie (Chirico,
Modigliani, Severini, Sironi…), d’Espagne (Gris,
Picasso…), des Pays-Bas (Mondrian, Van
Gogh…), de Suisse, de Belgique aussi (Ensor
Les confiscations et Masereel). L’Américain Man Ray et l’Indien
Rabindranath Tagore complètent la liste. Les
On ne dispose pas encore de listes complètes des œuvres saisies dans les musées allemands. La artistes étrangers représentent une douzaine de pour cent de l’ensemble. Par contre le nombre de
Forschungsstelle Entartete Kunst de l’Université libre de Berlin s’est attachée à ce recensement, et leurs œuvres confisquées est proportionnellement moindre, moins de 10 %.
des résultats partiels sont déjà disponibles en ligne sur internet . On peut cependant avoir une idée
2
Deuxième constatation : les œuvres retirées des musées relèvent très majoritairement de l’ex-
approximative de l’ensemble des confiscations à partir du travail de l’historien d’art allemand Franz pressionnisme. Nous avons tenté une classification des artistes en diverses tendances esthétiques,
Roh qui, en 1961, a demandé à une vingtaine de musées de grandes villes de lui fournir la liste tout en réalisant ce que cette opération peut parfois avoir d’arbitraire. Ne sont pas repris les artistes
des œuvres dont ils ont été dépossédés entre 1933 et 1937. À l’exception du Musée des Beaux- peu ou mal connus, qui n’étaient représentés ni à l’exposition de Munich ni à la vente de Lucerne et
Arts de Leipzig, tous ont répondu de manière circonstanciée, avec un relevé précis des peintures dont seulement une ou deux pièces sont concernées. Le classement porte sur près de 90 artistes
et des sculptures qui leur ont été enlevées, avec auteurs et titres et parfois une indication de leur (13 % de l’ensemble) et plus de 4 600 œuvres (76 % du total). Pas moins de 4 000 œuvres, dont
localisation. Ces réponses sont intégralement retranscrites dans l’ouvrage de Roh . Au total, les
3
3 300 « œuvres graphiques » – sans compter « un grand nombre de planches d’artistes expres-
confiscations y portent sur 1 148 peintures, 4 661 œuvres graphiques et 126 sculptures, soit près sionnistes » non identifiés confisquées à Aix-la-Chapelle – appartiennent à cette catégorie4. C’est
de 6 000 œuvres enlevées de ces vingt musées, environ un tiers de l’ensemble des saisies dans tout non seulement celle qui est de loin la plus abondante, mais aussi celle dont les artistes se sont vu
le pays. À défaut d’un inventaire complet de toutes les œuvres confisquées, nous disposons ainsi confisquer individuellement le plus grand nombre d’œuvres : 723 rien que pour Nolde5, de 200 à 250
d’un échantillon suffisamment représentatif. pour Heckel, pour Kirchner, pour Schmidt-Rottluff, pour Barlach (surtout des dessins et estampes),
Première constatation : près de 660 artistes sont mentionnés dans ces listes. On retrouve pres- entre 160 et 175 pour Kokoschka et Rohlfs, une centaine pour Beckmann et Hofer, etc.
que tous les noms importants de l’art moderne allemand et un plus grand nombre encore d’artistes Le nombre d’œuvres marquées par l’impressionnisme est par contre très faible. Des trois grands
moins connus voire totalement oubliés. Des artistes étrangers également. Beaucoup d’Autrichiens représentants de l’impressionnisme allemand, seul Lovis Corinth a fait l’objet d’un nombre important
de confiscations : 120 dans notre échantillon, 295 dans tout le pays. Par contre, seulement quatre
pièces de Liebermann – qui s’était opposé à l’institution académique et qui, de surcroît, était d’origine
Œuvres confisquées,
entreposées juive – et une seule de Max Slevogt. La raison de cette différence de traitement est sans doute à re-
au château de
Niederschönhausen.
chercher dans le fait que le goût du public s’était déjà plus ou moins accoutumé à l’impressionnisme
À droite, on et que les nazis ne condamnaient chez Corinth que sa manière picturale d’après 1912, après son
distingue La famile
Soler de Picasso. attaque cérébrale qui a précipité chez lui un changement de style, plus véhément, plus incisif, tendant
© bpk. vers l’expressionnisme. Le responsable des musées munichois fait d’ailleurs état, dans sa réponse à
l’enquête de Franz Roh, de ce qu’ordre avait été donné en janvier 1940 de rependre aux cimaises tou-
tes les œuvres de Corinth datant d’avant 1912. Pour le reste, quelques œuvres d’artistes impression-
nistes de second rang et un seul étranger, Utrillo, dont un tableau avait été saisi à Kassel. On peut se
demander si la raison en était la judaïté du peintre ou sa manière impressionniste. Quelques tableaux
néo-impressionnistes aussi, signés par des français : un Signac, trois Cross, un Angrand.

42 43
YVES DUBOIS Vente de Lucerne : Un choix dans « l’art dégénéré »

Dans les écoles non allemandes, on retrouve également surtout des œuvres plus ou moins étroi- Exposition
Entartete Kunst
tement rattachées à l’expressionnisme. Deux pièces du précurseur Ensor, trente Munch, huit Pi- à la Haus der
Kunst de Berlin,
casso dans sa période bleue ou «  ingresque  », dix-huit planches de Masereel, trois Rouault, un
Königsplatz,
Modigliani, etc. Du côté des fauves, on compte onze Matisse (dont une sculpture), six Derain, quatre 1938.
© bpk /
Vlaminck… Quelques grands noms donc, mais proportionnellement moins de pièces que chez les Zentralarchiv,
artistes austro-allemands. SMB.

Qu’en est-il alors des autres tendances de l’art moderne ? Il semble que les tendances cubistes
et futuristes n’aient pas eu grand succès outre-Rhin. Le nombre d’œuvres mentionnées dans les
listes de confiscation est très faible. Quelques précubistes : un Cézanne, deux ou trois Braque des
années 1907-1909, mais aucun tableau de sa période cubiste ni de celle de Picasso. Deux Léger,
un Gris, un Gleizes, un Metzinger, deux Filla, un Marcoussis, deux Severini, un Sironi, c’est peu. Il y
a aussi six œuvres graphiques et cinq sculptures d’Archipenko et trois Graf, le seul artiste allemand
qui ait pu être identifié comme fort influencé par le cubisme.
Le surréalisme, ou plutôt le réalisme magique et la peinture d’inspiration onirique, sont mieux re-
présentés. Par des Allemands : onze Adler, deux Ernst, six Radziwill, 29 Schlemmer, huit Schrimpf…
Et par des étrangers : un Chirico, six Man Ray, cinq Kubin et treize Chagall.
Quelques dadaïstes apparaissent dans les relevés des musées. Arp (une planche), Haussmann
(une planche), Schwitters (8 pièces).
Ce sont finalement les œuvres abstraites et constructivistes, surtout liées au Bauhaus, qui for-
ment le deuxième groupe par le nombre, plus de 150 Kandinsky, Baumeister, Lissitzky, Moholo-
Nagy et Freundlich comptent ensemble plus de 100 pièces confisquées. On trouve aussi dans les
listes trois Mondrian et un Van Doesburg.
La quantité d’œuvres confisquées pour chaque genre dépend manifestement de deux paramè- • la décadence générale des nouvelles valeurs esthétiques qui Couverture du
catalogue de
tres : le nombre d’œuvres présentes dans les musées et la volonté plus ou moins forte de s’y atta- affichent un mépris pour les techniques plastiques de base, l’exposition
quer. L’art abstrait et le cubisme étaient encore objets de grandes controverses durant l’entre-deux- par les distorsions dans le dessin des corps et des objets Entartete Kunst,
1937.
guerres et n’avaient pu totalement s’imposer face à la figuration. Il est donc probable qu’ils aient été ainsi que l’utilisation d’une palette criarde ou arbitraire ; © bpk /
relativement peu représentés dans les musées allemands durant les années trente. Par contre, ces • un parti pris de raillerie des motifs religieux, perceptible Kunstbibliothek,
SMB / Dietmar
œuvres étaient immédiatement identifiables et ne pouvaient échapper à la confiscation. À l’opposé, dans les tableaux et sculptures expressionnistes (Nolde, Katz.
les musées devaient posséder de nombreux impressionnistes mais, excepté dans le cas particulier Beckmann, le sculpteur Gies…) ;
de Corinth, le nombre de saisies est extrêmement faible. • la démonstration que la dégénérescence de l’art obéit à
un objectif bolchevique de lutte des classes, avec la re-
présentation d’un prolétariat misérable et soumis à des
patrons esclavagistes ;
L’exposition Entartete kunst de 1937 • la présentation du soldat allemand comme assassin ou
comme victime de l’ordre capitaliste, au mépris de ses
Les instructions données pour la confiscation des œuvres d’art dégénéré dans toutes les institutions vertus de courage et de pugnacité (Grosz, Dix…) ;
publiques étaient accompagnées de l’ordre d’envoyer une partie d’entre elles à Munich pour une gran- • la décadence morale d’une société présentée comme un monde où dominent les courtisanes
de exposition de propagande idéologique. L’exposition Entartete Kunst est organisée en hâte et ouvre et les prostituées ;
en juillet 1937, alors même que la campagne de saisies dans les musées ne s’achèvera qu’à la fin de • la représentation des gens de couleur comme un idéal racial en rupture avec les racines EURo-
l’année. Il s’agit d’instrumentaliser une partie des pièces confisquées au service des thèmes racistes péennes de leurs auteurs (sont évidemment visées les œuvres d’inspiration primitiviste des
de la doctrine hitlérienne. Les recherches plastiques des artistes modernes sont vilipendées comme la expressionnistes) ;
preuve de l’existence d’un complot judéo-bolchevique de nature essentiellement politique. Ces objec- • la présentation de l’idiot, du handicapé mental ou physique, comme reflet de la société dé-
tifs de propagande, détaillés dans le catalogue de l’exposition se déclinaient en plusieurs thèmes : cadente.

44 45
YVES DUBOIS Vente de Lucerne : Un choix dans « l’art dégénéré »

À parcourir cette liste, on conçoit aisément les raisons pour lesquelles la plupart des pièces ex- peinture à sujet religieux, sans outrance stylis- Theodor Fischer
devant une Nature
posées relevaient de la tendance expressionniste. Non seulement elles avaient fourni le plus gros tique (Nolde), pas ou peu d’œuvres à tendan-
morte de Georges
contingent des confiscations, mais c’étaient aussi celles qui se prêtaient le plus évidemment à une ce primitiviste (si l’on veut ranger les tableaux Braque, présenté
aux enchères.
critique politique et surtout à la raillerie sur un mode primaire. Au total, sur les quelque 530 pièces d’Otto Mueller et de Modersohn-Becker dans © Barron - Galerie
exposées, toutes les tendances de l’art moderne germanique sont représentées à l’exception de cette catégorie). La Metropolis de Grosz était la Fischer.

l’impressionnisme et du néo-impressionnisme. Les artistes étrangers sont presque totalement ab- composition la plus véhémente de l’ensemble,
sents. On n’y pouvait voir que quatre œuvres de Chagall, une toile de Mondrian et une autre de et les Oiseaux de Franz Marc celle qui montrait
Metzinger, mais rien de Matisse, de Picasso, de Van Gogh, de Gauguin, de Vlaminck, de Rouault et la plus grande stylisation vers une abstraction
de beaucoup d’autres dont on avait confisqué des œuvres. non encore aboutie. Sujets calmes, traitement
pictural ou sculptural apaisé, il ne s’agissait
plus de dénigrer l’art moderne mais bien plu-
tôt de proposer aux acheteurs potentiels un
La vente de Lucerne ensemble relativement consensuel. On notera
également qu’aucun dessin ni estampe, dont
Le catalogue de la vente de juin 1939 à la Galerie Fischer de Lucerne comprenait 125 numéros – 109 les prix de vente sont beaucoup moins élevés,
tableaux et 16 sculptures – choisis par les autorités nazies parmi l’ensemble des œuvres confis- ne figure dans le catalogue.
quées dans les musées publics allemands. Ce catalogue, tout comme l’exposition de Munich, ne Seconde constatation, les artistes étran-
pouvait être une image représentative de l’ensemble des confiscations, puisque chacun répondait gers sont surreprésentés à Lucerne par rap-
à un objectif particulier. Propagande idéologique d’un côté, maximisation de la recette sans nuire à port aux confiscations. Sur les 125 numéros
l’image de l’Allemagne de l’autre. offerts, 100 sont dues à 25 artistes allemands
On relève l’absence totale des dadaïstes, des surréalistes, des cubistes ou des abstraits à Lucer- ou autrichiens, et 25 sont les œuvres de quatorze étrangers qui, à l’exception d’Ensor et de Van
ne. Tous les tableaux et toutes les sculptures étaient figuratifs, et d’une figuration plutôt sage : des Gogh, étaient plus ou moins proches de l’École de Paris. C’est à ces étrangers que revenaient les
portraits, des natures mortes, des vases de fleurs, des paysages urbains ou ruraux, des animaux... estimations de prix les plus élevées.
On trouve même deux tableaux de Liebermann, dont peu d’œuvres avaient été confisquées. Pas de Le calcul que la présence des artistes étrangers devrait assurer un meilleur succès des ventes
description de la misère humaine ou des horreurs de la guerre, pas d’éclopés et invalides, une seule s’est avéré exact, puisque 24 œuvres sur 25 (96 %) ont été adjugées alors que seulement 61 sur les
100 œuvres d’artistes austro-allemands (61 %) ont trouvé preneur lors de la vente. Même observa-
tion pour les prix d’adjudication, que des ententes préalables entre acheteurs ont pourtant limités :
Schwebender
Gottvater (Dieu 73 % pour les étrangers, 62 % pour les austro-allemands.
le Père planant)
Les œuvres offertes à Lucerne ne sont donc en aucun cas le reflet de la conception de dégéné-
de Ernst Barlach
présenté aux rescence de l’art mise en avant par le Troisième Reich. L’exposition de Munich et la vente de Lucer-
enchères.
© Barron - Galerie
ne sont plutôt aux antipodes l’une de l’autre : d’un côté la sélection des œuvres se prêtant le mieux
Fischer. et le plus facilement à un dénigrement politiquement orienté, et de l’autre le choix d’un ensemble de
peintures et de sculptures susceptibles d’entraîner l’adhésion du plus grand nombre. Il y avait donc
visiblement, aux yeux des nazis, différents degrés dans la gravité de la décadence.

46 47
YVES DUBOIS

Annexe :
Liste des musées qui ont répondu à l’enquête de Franz Roh

A = peintures
B = œuvres graphiques (dessins, estampes…)
C = sculptures
n.a. lorsque la saisie a concerné des portefeuilles d’estampes non différenciés.

A B C

Aix-la-Chapelle Museum 3 n.a. 1


Berlin Nationalgalerie 184 279 28
Brême Kunsthalle 21 10
Cologne Wallraf-Richartz-Museum 47
Darmstadt Hessisches Landesmuseum 6 95
Dresde Staatliche 72
Duisburg Kunstsammlungen 14 24 7
Dusseldorf Städtisches Kunstmuseum 23 266 7
Essen Kunstmuseum 148 1 340 12
Francfort Museum Folkwang 69 309 3
Hambourg Städtisches Kunstkabinett 71 1 185 8
Hanovre Kunsthalle 79 182 4
Karlsruhe Landesgalerie 14 126 2
Kassel Staatliche Kunsthalle 49 35 9
Kiel Städtische 8 101 6
Kunstsammlungen
Mannheim Kunsthalle – Schleswig- 86 493 10
Mönchengladbach Holstein Kunstverein e.V. 34 42 1
Munich Städtische Kunsthalle 102 125 14
Karl-Brandes-Haus
Nuremberg Bayerische Staatsgemälde- 84 49 1
Stuttgart Sammlungen 34 n.a. 13
Städtische
Kunstsammlungen
Staatliche
Kunstsammlungen

NOTES
1
Impressionnisme que l’empereur Guillaume II avait qualifié Die Brücke, Der blaue Reiter (sauf Kandinsky), les sécessions
de « peinture de caniveau » (Gossenmalerei). de Dresde, de Hambourg, de Rhénanie, la Nouvelle Objecti-
2
http://www.geschkult.fu-berlin.de/e/khi/forschung/entarte- vité et de nombreux autres artistes comme Beckmann, Bar-
te_kunst/index.html (dernière consultation le 24/6/2014). lach, Hofer, Rohlfs, etc. ainsi que quelques étrangers comme
3
ROH, Franz, Entartete Kunst. Kunstbarbarei im Dritten Reich, Camenisch, Kokoschka, Masereel, Munch, Segall…
Hanovre, 1962, p.  122-248. La liste des musées qui ont ré- 5
On estime à 1 052 le nombre total d’œuvres de Nolde saisies
pondu à cette enquête est donnée en annexe. dans toute l’Allemagne
4
La catégorie regroupe des artistes de divers mouvements :

Karl HOFER, Madame Bailhache, 1926, huile sur toile, 100,5 x 80,5 cm.

© LENTOS Kunstmuseum Linz.

48
Catherine Defeyt
Docteure en Art et Sciences de l’Art,
Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège

David Strivay
Professeur, Centre Européen d’Archéométrie, Université de Liège

Étude technique et
matérielle des tableaux liégeois

Introduction

Le Centre Européen d’Archéométrie (CEA) de l’Université de Liège, fondé en 2003, s’est spécialisé


dans l’étude du patrimoine culturel mobilier et immobilier. Les projets de recherches sont menés
grâce à une étroite collaboration entre scientifiques, historiens de l’art, archéologues, et conserva-
teurs.
Les études dans le domaine du patrimoine culturel peuvent généralement se ranger en deux
catégories. La première concerne les analyses physico-chimiques qui visent à une meilleure
compréhension de l’œuvre via le gain d’information sur les matériaux utilisés et la technologie
mise en œuvre. La seconde se focalise sur l’état de conservation de l’œuvre et sur l’origine des
éventuelles altérations apparues au cours du temps. Le but ultime de ce type d’études est d’optimi-
ser les conditions de conservation des œuvres existantes et d’améliorer la durabilité des matériaux
artistiques modernes qui seront utilisés dans le futur.
Dans de nombreux cas, il est très difficile, voire inconcevable, de déplacer ou de prélever les
objets du patrimoine culturel étudiés. Actuellement, l’utilisation combinée de plusieurs techniques
mobiles, telles que la fluorescence X, la diffraction X, la spectroscopie Raman ou infrarouge à
transformée Fourier est restreinte et peu exploitée lors des campagnes d’analyses in situ. La plate-
forme d’instruments portables du CEA permet de documenter de manière complète et systématique
les œuvres des collections et de poser un constat de l’état de conservation de ces objets.
Dans le cadre du partenariat de recherche entre le CEA et les musées de la Ville de Liège
récemment mis en place et grâce à un financement du Fonds Jean-Jacques Comhaire (Fondation
Roi Baudouin), nous avons étudié les tableaux de la vente de Lucerne de 1939.
Ces œuvres majeures ne peuvent être déplacées et ont donc été étudiées par des méthodes mo-
biles. L’utilisation de la plate-forme expérimentale mise en place au Centre Européen d’Archéométrie
a permis d’identifier les matériaux utilisés et de caractériser les techniques picturales des différents
artistes. Nous montrons ici les résultats concernant les tableaux de Paul Gauguin, Pablo Picasso et
James Ensor. Les analyses de La famille Soler ont été réalisées en collaboration avec Peter Vande-
nabeele et Bart Vekemans de l’Université de Gand.
Paul GAUGUIN, Le sorcier d’Hiva Oa, 1902, huile sur toile, 92 x 73 cm.

Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.

51
CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

Techniques d’analyse diffusion élastique de Rayleigh mais également, les diffusions inélastiques Stokes et anti-Stokes
correspondant aux bandes Raman. La spectroscopie Raman est une technique sensible à la fluo-
Pour chaque tableau, nous avons réalisé des photographies à haute résolution en lumière blanche rescence et le signal provenant de la diffusion de Rayleigh, qui est beaucoup plus intense que la dif-
et sous ultra-violet, une réflectographie infrarouge, des analyses par fluorescence de rayons X et fusion inélastique doit être filtré. Le CEA est équipé d’un système mobile de spectroscopie Raman
par spectroscopie Raman. composé de deux lasers rouge et vert.
Le rayonnement proche infrarouge est une radiation électromagnétique dont la longueur d’onde
est comprise entre 800 et 3000 nanomètres. Les longueurs d’onde spécifiques aux infrarouges
entraînent la transparence plus ou moins accrue des couches picturales. Ce phénomène permet la
mise en évidence de tracés sous jacents à condition de contenir du carbone, qui a comme propriété Paul Gauguin
d’absorber fortement le rayonnement infrarouge. La transparence de la couche picturale est pro-
portionnelle à l’augmentation de la longueur d’onde détectée par les capteurs utilisés. La gamme Technique d’exécution
entre 1700 et 2500 nm est idéale pour la détection des tracés sous-jacents à base de matières
carbonées. Support
L’apparition de motifs préparatoires repose sur le contraste entre la réflexion et l’absorption des À l’instar d’autres peintures réalisées par Gauguin en Polynésie française, dont son chef-d’œuvre
infrarouges par les matériaux présents. Une préparation claire réfléchit les infrarouges, c’est pour- D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston) peint en
quoi elle apparaît blanche. À l’inverse, les matières carbonées absorbent les infrarouges d’où leur 1897, le support toile du tableau de Lucerne se compose de fibres épaisses dont le tissage dense et
apparence sombre. En cas d’absence de dessin sous-jacents à base de matière carbonée, il ne serré présente de nombreuses irrégularités. Le format du Sorcier D’Hiva Oa, 92 x 73 cm, correspond
faut pas exclure l’hypothèse d’un dessin qui n’aurait pas été détecté. En effet, la non-détection de au format figure n°30 selon les standards français.
tracé sous-jacent pourrait résulter d’un manque de contraste entre l’absorption et la réflexion des
infrarouges par les matériaux constitutifs. Préparation
La spectroscopie de fluorescence X est une technique d’analyse élémentaire non invasive. Elle La couche de préparation apparaît par transparence dans les zones de frottis qui se trouvent à
permet l’analyse qualitative et semi-quantitative des éléments à partir du phosphore. Une source proximité de la signature et de la date. Les résultats XRF et Raman obtenus dans ces zones ont
d’excitation constituée de photons X, qui irradie une surface ce qui provoque l’émission d’un spec- permis de déterminer que la préparation est à base de blanc de plomb (PW11) et d’huile. Du sulfate
tre de fluorescence X. Ce dernier livre les raies caractéristiques des éléments émetteurs. Selon le de baryum est également présent dans le mélange mais en moindre proportion. L’ajout d’une charge
nombre atomique, les niveaux d’énergie des raies émises varient, ce qui permet d’identifier l’élé- comme la barytine dans les préparations au blanc de plomb (PW21) est une pratique très répandue
ment chimique présent. en peinture. Il s’agit donc d’une préparation grasse. L’étude de coupes stratigraphiques provenant
Parmi les nombreux avantages que présente cette technique pour l’étude des œuvres d’art, ci- du Portrait de Vincent Van Gogh peignant les tournesols (Musée Van Gogh, Amsterdam) et des Misè-
tons le développement d’appareil portable qui autorise des analyses in situ. res humaines (Ordrupgaard, Danemark) a révélé l’usage de préparations grasses et maigres. Dans le
L’analyse XRF est appropriée à l’identification des composés inorganiques qui caractérisent les portrait de Van Gogh, la préparation correspond à une mixture de blanc de plomb, d’huile de noix et
pigments les plus répandus. Il faut néanmoins signaler certains inconvénients : la profondeur d’ana- d’une quantité restreinte d’huile de castor. Pour les Misères humaines c’est une préparation maigre,
lyse n’est pas déterminée et le spectre obtenu relate la présence des éléments de toutes les cou- à base de craie et de colle animale, qui a été identifiée2.
ches traversées.
Toutefois, elle ne permet pas la détection de composés organiques à base d’hydrogène, de car- Mise en place de la composition
bone et d’hydrogène. Cet inconvénient signifie dans le cas d’une œuvre picturale, que les pigments Les tracés préparatoires qui définissent les personnages, animaux et arbres sont restés apparents
organiques, les laques, les liants, et les vernis ne sont pas identifiables par XRF. dans la composition finale. Exécutés à l’aide d’une matière fluide de couleur bleue, ils contournent
Le dispositif développé par le CEA permet non seulement de réaliser des analyses ponctuelles les motifs dépeints à la manière d’un cerne. L’épaisseur des traits laissés par le pinceau varie d’un
mais aussi d’acquérir des cartographies en éléments chimiques grâce à un système de déplace- endroit à l’autre.
ment et d’acquisition complètement automatisé. En s’appuyant sur la couleur bleu foncé des traits cernant les personnages en lumière visible et
La spectroscopie Raman est une technique d’analyse non destructive permettant d’obtenir des sur leur transparence en réflectographie infrarouge (fig. 1) il est raisonnable de penser que ceux-ci
informations sur la plupart des molécules organiques et inorganiques. Elle est basée sur les vibra- ont été exécutés au bleu d’Outremer, à l’instar de la signature et de la date apposées dans le coin
tions des atomes d’une molécule, plus précisément, sur la diffusion inélastique d’un rayonnement inférieur gauche. Le pigment bleu a été identifié par spectroscopie Raman dans le G majuscule de la
monochromatique. Ce phénomène est appelé diffusion Raman. En exposant un échantillon à un signature du peintre. Comparativement, les tracés qui cernent les motifs appartenant à des composi-
rayonnement monochromatique (laser), un spectre de diffusion est obtenu. Ce spectre montre la tions antérieures sont notoirement plus précis et réguliers. Le contour esquissant l’oiseau, considéré

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CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

Fig. 1. par le cryptozoologue Michel Raynal3 réalisées avec du blanc de plomb uniquement. Le blanc relativement dégradé de l’étoffe couvrant
Photographie en
lumière blanche
comme un cousin du Takahe de Nou- les cheveux de la figure féminine plus en retrait est également à base de blanc de plomb. Les spec-
et réflectographie velle-Zélande paraît ici beaucoup plus tres Raman enregistrés pour le blanc de la même étoffe attestent de la présence de vermillon et de
infrarouge
des tracés flou et hésitant qu’il ne l’est pour les bleu d’Outremer en plus de celle du blanc de plomb.
préparatoires oiseaux, représentés dans Nevermore
au niveau des
jambes du sorcier. (Courtauld Gallery, Londres), D’où ve- Bleus
nons-nous ? Que sommes-nous ? Où L’analyse par spectroscopie Raman de neuf zones bleues réparties sur toute la surface du tableau
allons-nous  ? (Museum of Fine Arts, a permis d’identifier du bleu d’Outremer dans tous les cas.
Boston) et Vairumati (Musée d’Orsay, L’utilisation de bleu d’Outremer (PB29) pour esquisser, signer et dater son œuvre explique leur
Paris) exécutés en 1897. La perte de précision dans les gestes du peintre pourrait avoir un lien avec absence du document obtenu par réflectographie infrarouge. À la différence du bleu de cobalt
des phases de parésie occasionnées par la syphilis qui le ronge. (PB28) et du bleu de Prusse (PB27), les deux autres bleus dont l’usage par Gauguin est avéré6, le
bleu d’Outremer devient quasi transparent quand il est exposé aux infrarouges moyens.
Écriture picturale L’analyse par spectroscopie de fluorescence X des bleus a permis de déterminer que Gauguin a
La composition est en grande partie traitée en demi-pâte, autrement dit la consistance des couleurs élaboré différents mélanges de pigments en fonction de la nuance recherchée. Cependant, pour les
utilisées par Gauguin n’est ni vraiment ferme ni vraiment fluide. éclaircir, le peintre s’est exclusivement servi de blanc de plomb. L’intensité des signaux du cobalt
La couche picturale présente une épaisseur moyenne à faible. Les empâtements les plus marqués détectés dans les zones correspondant au cours d’eau, aux troncs d’arbre et au poitrail du volatile
se trouvent dans le feuillage et le tronc de l’oranger et de l’arbre derrière lequel se tiennent les deux laisse supposer une utilisation combinée de bleu de cobalt et d’Outremer.
personnages féminins. Bien que des empreintes de coups de pinceau soient perceptibles au niveau Le bleu de Prusse a été identifié par Raman dans une zone brune du tronc de l’orangé planté à
des carnations et des vêtements des trois protagonistes, la facture y est relativement lisse. La partie la gauche du sorcier. Il est fort probable que l’emploi de celui-ci ne se limite pas à cet endroit si l’on
inférieure du tableau est la moins riche en pâte. Pour représenter le sol, le peintre s’est contenté prend en considération la teneur en fer de certains points bleus analysés par XRF.
de juxtaposer de petits traits verticaux, réalisés au pinceau avec des couleurs relativement diluées.
Cette juxtaposition de touches lisses aux tons saturés est relativement commune dans l’œuvre de Rouges
Gauguin. On la rencontre déjà dans de nombreuses compositions antérieures aux séjours de l’ar- Au sujet de la figure centrale et de son costume, Fig. 2.
Incantation,
tiste en Martinique, comme dans Les meules peintes en 1889 (Courtauld Gallery, Londres). il est intéressant de faire le parallèle avec Incan-
1902, huile sur
tation (fig.  2), tableau également peint en 1902, toile, 66 × 76 cm.
Collection privée.
dans lequel la posture et le costume du person-
Palette nage présentent de nombreuses similitudes avec
Le sorcier d’Hiva Oa, si ce n’est que les couleurs
Durant son exil en Polynésie française Gauguin commande ses couleurs par l’intermédiaire du peintre de la tunique et de la cape sont inversées7.
Georges-Daniel de Monfreid, également chargé de superviser la présentation des œuvres exposées La surreprésentation du mercure dans les spec-
à Paris en son absence. Les commandes de matériel de peinture contenues dans les lettres écrites tres ne laisse pas de doute quant à l’emploi d’un
à de Monfreid témoignent de l’emploi de tubes de peintures provenant de la firme Lefranc et Cie4. rouge vermillon (PR106). Il s’agit d’un pigment
Avant son départ vers Tahiti, le peintre utilisait les peintures de la firme Maison Edouard, probablement inorganique de synthèse très apprécié en peinture
achetées chez Julien Tanguy5, marchand de couleurs à Paris et amateur d’impressionnisme. Parmi les depuis le Moyen Âge dont la formule chimique est
peintres qui se sont approvisionnés chez lui, il faut citer Van Gogh, Monet, Renoir et Lautrec. HgS. Par ailleurs, les quantités significatives de
plomb et de cobalt détectées pour les points d’analyse suggèrent que le rouge de la cape résulte
Blancs de la combinaison de vermillon, de blanc de plomb et, en moindre proportion d’un pigment à base
Pour l’ensemble des points analysés par XRF et par Raman, le blanc de plomb (PW1) est l’unique de cobalt, probablement un bleu de cobalt. La zone légèrement bleue de la cape se distingue des
pigment blanc identifié. Quelle que soit la couleur, le peintre s’est exclusivement servi de celui-ci autres par la détection de manganèse. L’intensité des signaux du manganèse et la teinte rouge
pour éclaircir ses mélanges. Pourtant, au moment de la réalisation du Sorcier d’Hiva Oa le blanc de violacé au point d’analyse pourraient s’expliquer par l’adjonction d’un violet de manganèse (PV16)
zinc (PW4) qui n’a pas l’inconvénient du blanc de plomb d’être toxique est déjà couramment utilisé dans le mélange vermillon/blanc de plomb/bleu de cobalt.
en peinture à l’huile depuis plusieurs décennies. La répartition du plomb dans la zone cartographiée Grâce à l’analyse du vêtement rouge par spectroscopie Raman il a été possible de détecter la
montre clairement que les petites taches blanches qui font office de fleurs de frangipanier ont été présence d’un second pigment rouge, la litharge, en plus du vermillon. En comparant l’intensité des

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CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

bandes Raman émises par ces deux pigments, on peut en déduire que la couleur rouge observée gétaux paraissent plus riches en vert émeraude qu’en vert Véronèse. La détection de cadmium dans
au point d’analyse résulte principalement du minium (PR105). Une analyse à un autre endroit révèle certaines zones laisse penser que le peintre pourrait avoir nuancé son mélange de vert à l’aide d’un
une combinaison de vermillon, d’Outremer et de blanc de plomb. L’emploi de pigment(s) rouges jaune de cadmium (PY35).
d’origine organique, comme la laque rouge carmin qui figure dans une commande passée à son
fournisseur parisien Julien Tanguy en 1889 et la laque de Géranium également utilisée par Gauguin Carnations
selon Rotonchamp n’a pas pu être démontré mais n’est pas exclu. Pour mieux cerner la technique d’exécution à l’origine des carnations des trois personnages dé-
peints dans Le sorcier d’Hiva Oa, le visage de la figure centrale a été analysé par XRF en mode
Les violets cartographie sur une surface de 8 x 10 cm (fig. 3). Cette méthode permet de visualiser la répartition
Les spectres de fluorescence X enregistrés pour les violets et le rose du vêtement que porte un de chacun des éléments chimiques détectés sur l’ensemble de la surface investiguée. Parmi ceux-ci
des deux personnages féminins rendent compte d’une forte teneur en plomb, mercure et manga- figurent le plomb, fer, cadmium, mercure, strontium, baryum, chrome, cuivre et arsenic. Les carto-
nèse. Les spectres Raman enregistrés à proximité des points violet et rose analysés par XRF sont graphies élémentaires ont mis en évidence l’utilisation d’au moins quatre pigments différents pour
relativement similaires et ont permis d’identifier du vermillon, blanc de plomb et bleu d’Outremer. rendre le teint mat et les volumes du visage. Il s’agit d’un pigment à base de plomb, d’un pigment à
Sur base de la teinte et de l’intensité des signaux de manganèse, l’emploi de violet de manganèse base d’oxydes de fer, d’un jaune de cadmium et de vermillon.
par Gauguin paraît l’option la plus probable. La présence de ce pigment a déjà été détectée par L’analyse par spectroscopie Raman d’un point situé dans la joue gauche du sorcier a permis
C. Christensen dans le tableau Invocation (National Gallery of Art, Washington) datant de 19038. À d’identifier une combinaison de massicot et de vermillon.
l’aube du XXe siècle, le violet de manganèse est fort apprécié pour ses qualités en tant que pigment Les carnations de l’intérieur du mollet droit et de l’avant-bras gauche du sorcier et la joue droite
et son usage en peinture est répandu. du personnage vêtu de rose ont également été analysés par XRF mais de manière ponctuelle. Ces
points d’analyse et la zone cartographiée ont en commun une proportion importante de plomb,
Les verts fer et mercure. La présence d’un vert au cuivre arsenical a été mise en évidence pour le mollet et
Les deux plages vertes les plus étendues sont celles qui bordent le cours d’eau. Les autres zones l’avant-bras et seule la joue semble renfermer du jaune de cadmium.
vertes se trouvent principalement dans le feuillage des arbres, dans les éléments végétaux qui
jonchent le sol et dans le plumage de l’oiseau. Sur base des éléments détectés par XRF et de leurs
Fig. 3.
proportions relatives, il apparaît que Gauguin a utilisé au moins deux différents pigments verts. Un Cartographie
premier contient du cuivre associé à de l’arsenic, un second tient sa couleur du chrome qu’il ren- en éléments
chimiques du
ferme. visage du sorcier
À l’instar des autres couleurs du tableau, les verts sont éclaircis au blanc de plomb. réalisée par
fluorescence X.
Le vert de Schweinfurt appelé également vert Véronèse (PG 21) et le vert de Scheele (PG22) sont La zone est de
10 x 8 cm avec
deux pigments inorganiques de synthèse à base de cuivre et d’arsenic. Disponibles dès la fin du
une résolution de
XVIIIe siècle, ces deux verts de cuivre arsenicaux sont susceptibles d’avoir été utilisés par Gauguin. 2 mm.
Du vert Véronèse a déjà été identifié sur Les vieilles femmes de Arles, (1888, Art Institute of Chicago).
Malheureusement, il n’est pas possible de les distinguer par XRF et l’analyse des verts par spec-
troscopie Raman n’a fourni aucun résultat exploitable. Cependant, deux commandes passées par
Gauguin en août 18899 et janvier 189710 témoignent de la place importante du vert Véronèse sur la
palette du peintre. La première, à destination de son fournisseur de l’époque Julien Tanguy (Paris),
mentionne quinze tubes de vert Véronèse. La seconde qui apparaît dans une lettre écrite depuis
Tahiti fait état de vingt tubes.
En ce qui concerne le pigment vert à base de chrome, il s’agit probablement d’un oxyde de
chrome dihydraté (PG18) plus connu sous l’appellation commerciale « vert émeraude ». Bien que
la présence d’un vert oxyde de chrome (PG17) puisse également être à l’origine de l’intensité des
signaux de chrome détectés, seul le vert émeraude figure dans la liste des couleurs utilisées par
Gauguin après 1893, dressée par Jean de Rotonchamp en 192511. Pour l’ensemble des verts, les
résultats XRF suggèrent un emploi combiné du vert Véronèse et du vert émeraude. Toutefois, les
proportions de l’un et l’autre semblent fluctuer d’une zone à l’autre. Par exemple, les éléments vé-

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Oranges Support
Les spectres Raman enregistrés ont mené à chaque fois à l’identification d’un mélange de vermillon La famille Soler est la partie centrale du triptyque domestique commandité par Benet Soler. Le por-
et de blanc de plomb. L’analyse par XRF de points situés à gauche et à droite des chevilles de la trait de Benet Soler, conservé au musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg, et celui de son épouse
figure centrale a révélé qu’il s’agissait dans les deux cas d’un orange composé. La couleur obser- Montserrat conservé à la Neue Pinakothek de Munich correspondent respectivement aux panneaux
vée pour ces points résulte d’une combinaison d’un pigment au plomb, de vermillon, d’un pigment droit et gauche du triptyque. Les trois parties ont été réunies pour la dernière fois lors de l’exposition
ferreux, d’un jaune de cadmium et d’un vert au cuivre arsenical. Il est raisonnable de penser que Picasso et les Maîtres à Paris au Grand Palais (8 octobre 2008-2 février 2009). Les portraits latéraux
l’utilisation d’une ocre jaune ou brune soit à l’origine de l’intensité des signaux du fer enregistrée font chacun 100 x 70 cm. Les dimensions de la partie centrale sont 150 x 200 cm. La Famille Soler
pour chacun des points d’analyse. L’orange du mammifère dont la silhouette rappelle celle des ca- et le chef-d’œuvre de la période bleue La Vie (Cleveland Museum of Art), sont les deux seules pein-
nidés se compose quant à lui de blanc de plomb, d’un pigment ferreux, d’un pigment contenant du tures de grand format réalisées par Picasso entre 1903 et 190413.
manganèse et de vermillon. Bien qu’elle soit également à base de vermillon, la couleur orange des Les trois parties ont été exécutées sur un support toile. En raison de la présence d’une toile de
fruits de l’arbre se distingue des précédentes par sa teneur en chrome. La possibilité d’un orange rentoilage, la toile originale n’est plus accessible. Le tableau ayant été peint à Barcelone, il est rai-
obtenu en dégradant du vermillon avec du jaune de chrome paraît être une option pertinente. sonnable de penser que le support d’origine provient d’une firme locale. Picasso s’approvisionnait
notamment chez Teixidor et Antigua Casa Planella14. En s’appuyant sur différents éléments maté-
Bruns riels, il apparaît que le ré-entoilage est postérieur aux modifications apportées par Sebastià Junyer
En ce qui concerne la chevelure du sorcier, la zone cartographiée révèle une couleur composée i Vidal en 1903 (à la demande de Soler) et antérieur aux reprises de Picasso, vers 1912-1913. En
à partir d’un mélange de vermillon, d’un pigment ferreux (e.g. une terre, une ocre ou un bleu de fait, l’œuvre a probablement été découpée alors qu’elle était tendue sur son châssis d’origine, de
Prusse) et d’un autre à base de plomb. manière à faciliter son transport de Barcelone à Paris. Arrivée à Paris, le ré-entoilage a sans doute
Les spectres Raman enregistrés pour la chevelure ont pour leur part révélé une combinaison de servi à la remise sous tension de l’œuvre sur un nouveau châssis.
vermillon, de bleu d’Outremer et de blanc de plomb.
L’analyse XRF de la zone brune du tronc à l’arrière plan montre comme éléments principaux le La préparation
plomb, le mercure, le fer et le cobalt. L’adjonction de bleu de cobalt dans un brun composé compa- Une différence importante entre les portraits latéraux et la composition centrale réside dans le degré
rable à celui utilisé pour dépeindre la chevelure est vraisemblablement à l’origine du cobalt détecté de finition. Dans le portrait de famille, Picasso s’est servi de la blancheur de la couche de prépara-
et de la nuance bleutée du mélange. Les spectres Raman enregistrés dans le brun des troncs d’ar- tion pour représenter la nappe blanche servant au repas frugal (fig. 4).
bre et du sol révèlent tous un mélange de blanc de plomb, de vermillon et de bleu d’Outremer et Selon les éléments détectés par XRF là où la préparation est restée apparente, celle-ci se com-
d’une terre. Il s’agit d’une terre d’Ombre pour un tronc et le sol et d’une terre de Sienne pour l’autre pose de blanc de plomb, de carbonate de calcium (PW18) et de sulfate de baryum. Il s’agit des
tronc. Du bleu de Prusse a été aussi trouvé dans ce dernier. mêmes composés que ceux identifiés dans la couche de préparation de l’autre grand format de
1903, La Vie15.

Fig. 4.
Pablo Picasso Détail de la nappe
du pique-nique
montrant les traits
réalisés à sec
Technique d’exécution
dessinés à même
la préparation.

Le fond de La famille Soler exécuté par Picasso en 1903 est dissimulé par les multiples reprises
réalisées dans cette partie du tableau. Il est établi que peu de temps après la réception du triptyque,
à la demande de Benet Soler, Sebastià Junyer i Vidal transforma le fond uni et bleu12 de la partie cen-
trale en un paysage boisé. Vers 1913, La famille Soler se retrouve à Paris pour être mise en vente.
Picasso saisit l’occasion pour revenir sur son œuvre. Après avoir abandonné ses essais cubistes,
visibles par transparence au dessus de la tête de Montserrat Soler, il opte pour un fond bleu uni,
conformément à la première version du tableau. Dans le présent ouvrage seules les parties considé-
rées comme originales c’est-à-dire réalisées par Picasso en 1903 font l’objet d’une discussion. En
effet l’étude des compositions sous-jacentes est toujours en cours.

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CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

Fig. 5. Blancs
Poche de Benet
Soler montrant La radiographie x a montré que les zones peintes blanches, comme le vêtement que porte le plus
les coups de
jeune des enfants, l’encolure de la fillette en rose et la chemise de Benet Soler (fig. 6), sont toutes
pinceaux de
Picasso. à base de blanc de plomb. Les analyses effectuées sur plusieurs œuvres datant d’avant 1910 ont

Fig. 6.
montré qu’à cette époque ce dernier était le pigment blanc le plus utilisé par Picasso17;18;19.
Radiographie x En ce qui concerne l’analyse XRF des blancs, l’intensité des pics de calcium et de baryum mon-
de la chemise de
Benet Soler. tre que dans la chemise de Benet Soler et le col de Carles, le garçon se tenant debout, le blanc
de plomb contient du carbonate de calcium et du sulfate de baryum. En ce qui concerne le col de
Carles, la détection de zinc et de mercure pourrait s’expliquer par une utilisation restreinte de blanc
de zinc et de vermillon.

Bleus
Les analyses par spectroscopie infrarouge ont mis en évidence la présence de bleu de Prusse dans
Il est établi qu’à cette époque Picasso avait pour habitude d’employer des toiles préparées in- toutes les zones investiguées, et ce indépendamment de leur couleur.
dustriellement, c’est sans doute le cas pour La Famille Soler et La Vie. L’étude matérielle du Vieux guitariste et de La Vie, dont les dates de réalisation sont proches de
celle de La famille Soler, a révélé que le bleu de Prusse était à l’origine de la dominante bleue du ton
Mise en place de la composition d’ensemble des deux tableaux.
L’examen réflectographique n’a révélé la présence d’aucun tracé préparatoire au niveau des per- La manche et la chaussure droite de Carles, la robe de madame Soler et le vêtement bleu clair de
sonnages. Les membres de la famille, le chien et les fruits ont été croqués directement au pinceau, l’enfant installé sur les genoux de Benet Soler sont particulièrement riches en plomb, fer et calcium.
à main levée. Pourtant, les quelques traits qui créent les modelés de la nappe, dessinés à même la La combinaison de bleu de Prusse et de blanc de plomb explique l’intensité des signaux observés
préparation, ont été réalisés à sec (fig. 4). La morphologie de ces traits est parfaitement compatible de fer et de plomb.
avec l’emploi de fusain. La composition du bleu d’Outremer est à l’origine de la teneur importante en calcium qui se
dégage de l’analyse XRF. En effet, les spectres Raman obtenus pour ces mêmes plages bleues,
Écriture picturale ne laissent aucun doute quant à l’ajout de bleu d’Outremer dans le mélange bleu de Prusse-blanc
La famille Soler témoigne d’une technique assez proche de l’alla prima. Popularisée par les impres- de plomb. L’emploi combiné de ces trois pigments a également été constaté dans les bleus de La
sionnistes cette technique consiste à rendre du premier coup les motifs dépeints, en faisant l’éco- Vie20.
nomie de couches de glacis. Dans cette œuvre, le traitement en demi-pâte semble avoir été réservé
aux protagonistes de la scène. Par exemple dans la poche de la veste de Benet Soler (fig. 5), les Rouges et roses
coups de pinceaux participent à la création des modelés. Au niveau du fond, on peut constater la Le rouge-brun de la signature, dans le coin supérieur gauche du tableau, semble résulté d’un mé-
superposition de deux couches colorées, une première de couleur verte et une seconde de couleur lange de pigment(s) à base d’oxyde de fer, terres et ocres naturelles, couleurs de Mars (oxydes de
bleue. Ces deux couches présentent une faible épaisseur et sont semi-transparentes. Dans le bas fer synthétiques), de rouge vermillon et de blanc de zinc. Le spectre Raman enregistré sur la lettre P
du tableau, la nappe et l’herbage qui l’entoure relèvent davantage du frottis. Les coulures témoi- de ‘Picasso’ confirme l’identification des deux derniers pigments mais n’apporte pas d’information
gnent de la fluidité des couleurs utilisées pour traiter ces zones. complémentaire sur l’identité du pigment à base d’oxydes de fer.
Pour le rouge des fruits, la prédominance du mercure sur les autres éléments détectés indique
que le vermillon est à l’origine de la couleur observée. Cependant la détection de cadmium témoi-
Palette gne de la présence d’un peu de jaune de cadmium.
Les joues de Carles et la robe rose de la fillette assise à même le sol résulte principalement d’un
L’étendue des plages blanches au niveau de la nappe et le degré de saturation des rouges, verts, mélange de blanc de plomb et de vermillon. Toutefois, en ce qui concerne la zone de carnation, la
jaunes, oranges et roses confèrent à l’œuvre une tonalité générale plutôt vive. En cela le portrait de détection de zinc et de cadmium témoigne d’un mélange plus complexe. Le spectre XRF obtenu
famille se différencie clairement des parties latérales. L’hégémonie de la teinte bleue dans le Portrait suggère la présence de deux pigments supplémentaires; le blanc de zinc et le jaune de cadmium.
de Madame Soler et le Portrait de Monsieur Soler rappelle les œuvres emblématiques de la période À ce titre, précisons que l’utilisation combinée de ces quatre pigments, pour rendre les carna-
bleue, comme La vie, L’aveugle, Le vieux Juif, Le vieux guitariste, La buveuse d’absinthe (Musée de tions, est un fait avéré pour Le Vieux Guitariste et La Vie.
l’Ermitage, Saint-Petersbourg) et La Célestine (Musée Picasso, Paris)16.

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CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

Fig. 7. Verts James Ensor


Cartographie
en éléments La couleur du fond et le vert des fruits
chimiques du ont en commun des fortes concen-
fond vert situé
au-dessus de trations de chrome, baryum et zinc. Technique d’exécution
la chevelure de La présence et la proportion de ces
la fille en rose
réalisée par éléments dans les spectres sont en Support
fluorescence X. La
accord avec un pigment vert à base La Mort et les masques est exécutée sur un Fig. 8.
zone est de 10 cm
Zones mises en
sur 5, 5 cm avec d’un oxyde de chrome ou d’un oxyde support toile, tendu sur un châssis à clés, dit
réserve montrant
une résolution de
2 mm.
de chrome hydraté mélangé avec du mobile. Les clés enchâssées dans les enco- la couche de
préparation.
lithopone (PW5). Ce dernier est cou- ches prévues à cet effet permettent de régu-
ramment employé comme charge par ler et de répartir les tensions exercées sur la
les fabricants de couleurs à l’huile pour artistes. Ces trois points ont aussi en commun la présence toile par le système de maintien. La toile est
de potassium et une proportion importante de fer. La présence d’une terre verte (PG23) ou de bleu maintenue sur le châssis grâce aux agrafes
de Prusse dans la composition des verts pourrait en être la cause. posées à intervalle régulier le long de ses
Le fond vert qui contourne la chevelure de la fillette portant une robe rose a été analysé par XRF quatre chants Dans les années 1990, la toile a
en mode cartographie (fig. 7). La répartition élémentaire du fond se distingue nettement de celle de été déposée puis remise sous tension à l’aide
la chevelure. La corrélation existante entre le chrome, le zinc et le baryum et la concentration de ces d’agrafes dans le cadre d’une campagne de
trois éléments démontrent qu’un vert au chrome combiné à du lithopone est à l’origine de la couleur restauration. Les perforations observées sur
verte du fond. les chants de la toile sont les traces laissées Fig. 9.
Dessin de contour
par les semences du système de maintien ori- des personnages.
Oranges ginal. Photographie en
lumière blanche
La couleur orange repose sur le mélange de rouge vermillon et de jaune de cadmium. L’utilisation et réflectographie
de jaune de cadmium pour des œuvres issues de la première décennie du XXe a déjà été démontrée Préparation infrarouge.

notamment grâce à l’étude matérielle réalisée sur Les Demoiselles d’Avignon (1907, MoMA, New Sur base de l’analyse XRF, la couche de pré-
York). Cependant, l’utilisation d’une faible quantité de terre est possible en raison des intensités des paration, dont le blanc tire légèrement sur le
pics de calcium et de fer et la détection de manganèse. jaune, ne contient pas d’autres pigments que
le blanc de plomb. Celle-ci est toujours visible
Bruns le long des rabats de la toile. La préparation
Les zones brunes ont en commun une présence importante de mercure et de cadmium. On peut est ponctuellement apparente sur la surface
donc en déduire que les bruns contiennent une quantité non négligeable de rouge vermillon et de peinte. En effet, le tableau comporte de nom-
jaune de cadmium. La veste de Benet Soler apparaît comme le brun le plus pauvre en rouge ver- breuses petites zones « mises en réserve »22.
millon et le plus riche en jaune de cadmium. Pour chacun des bruns analysés, les intensités des Ces zones, volontairement épargnées par l’ar-
pics de calcium et de fer pourraient être interprétées comme la preuve de la présence de pigments tiste participent à la perception de l’ensemble
terreux. D’ailleurs, la cartographie élémentaire réalisée sur le sommet de la tête de la fillette en rose de la composition.
montre que le brun utilisé pour dépeindre ses cheveux se compose principalement de vermillon et Ainsi, dans le chapeau rouge du sixième
d’oxydes de fer. Notons que des pigments bruns à base d’oxyde de fer ont été identifiés sur l’en- personnage les espaces non-peints servent
semble des tableaux pré-1910 ayant fait l’objet d’analyses scientifiques21. à représenter la texture alvéolée du bord du
chapeau (fig. 8).

Mise en place de la composition


Les tracés préparatoires de couleur brune sont restés apparents à de nombreux endroits et consti-
tuent le « dessin de contour »23 des personnages (fig. 9). Seul le personnage déguisé en Pierrot ne
semble pas avoir été esquissé à l’aide de tracés bruns. L’artiste n’a pas attendu le séchage complet

62 63
CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

Fig. 10. de son ébauche pour poursuivre sa mise en Blancs


Trait brun du
couleur. On peut observer par endroits que la Dans La Mort et les masques, le blanc occupe la première place en termes de superficie. Deux
dessin de contour.
couleur brune des contours s’est mêlée aux plages blanches en particulier se distinguent par leur étendue. La première se situe à l’arrière-plan,
coups de pinceau de remplissage (fig. 10). En la seconde correspond au drapé qui entoure la mort. Ces deux plages ainsi que les zones blanches
s’appuyant sur la teinte brune du dessin de que l’on rencontre sur les masques, chapeaux et collerette ont été analysées par XRF.
contour et sur le fait que ce dernier absorbe Les résultats obtenus pour l’ensemble de ces points blancs diffèrent très peu les uns des autres
les infrarouges moyens utilisés pour l’exa- et ont en commun le plomb comme élément majoritaire, ce qui laisse peu de doute quant à l’uti-
men réflectographique il est tentant de pen- lisation exclusive de blanc de plomb. Ces résultats corroborent le constat établi par Geert Van
ser que les tracés préparatoires sont à base Der Snickt en 200926; le blanc de plomb est le pigment blanc privilégié par Ensor tout au long de
d’un ou plusieurs pigments terreux (fig. 9). la deuxième phase artistique du peintre (1885-ca.1900). Chez Ensor, l’emploi de blanc de zinc se
généralise à partir de la dernière phase artistique, dite période luministe (1900-1949). Le peintre n’a
Écriture picturale cependant jamais complètement délaissé le blanc de plomb.
La Mort et les masques illustre bien le caractère expressif de la touche chez James Ensor. La couche Les analyses récemment réalisées sur Fleurs d’automne (1938) et Aux bonnes couleurs du roi du
picturale est très inégale en épaisseur. Des zones de frottis et d’autres riches en pâte se côtoient et zinc (1938), toutes deux appartenant aux Collections artistiques de l’Université de Liège ont confir-
s’alternent. Pour rappel, le frottis est l’application rapide d’une couche de peinture peu épaisse à mé l’usage conjoint de blanc de plomb et de blanc de zinc réservé aux œuvres plus tardives27.
travers laquelle il est encore possible de distinguer la texture de la toile24.
Les empâtements, dont l’épaisseur varie de 1 (demi-pâte) à 5 mm, créent le relief irrégulier de Bleus
la surface du tableau25. Opposés à l’absence de matière les reliefs participent au modelé des volu- Deux larges plages bleues se détachent de l’ensemble de la composition. L’une occupe près de la
mes. moitié de la superficie du fond, l’autre sert à dépeindre le vêtement du personnage au loup. Toutes
Par endroits, la peinture encore fraîche a véritablement été modelée afin d’apporter des détails. les zones bleues investiguées par XRF ont en commun le cobalt et le plomb comme éléments ma-
Un soin particulier semble avoir été accordé à la figure de la Mort. Les détails du crâne sont réa- joritaires.
lisés à l’aide de petites touches nerveuses judicieusement disposées. À l’inverse, les visages des La forte concentration de ces deux éléments s’explique aisément par l’emploi d’un bleu à base
autres personnages sont dépeints par des coups de pinceau plus larges et plus amples. de cobalt plus ou moins éclairci au blanc de plomb selon la clarté recherchée par l’artiste.
Le loup qui est la zone bleue la plus sombre du tableau s’est également révélé être la plus riche
en cobalt. Le bleu très clair apposé par petites touches dans le drapé entourant la Mort est au
Palette contraire pauvre en cobalt et très riche en plomb.
Les principaux pigments bleus à base de cobalt utilisés en peinture sont le bleu de smalt, le bleu
À l’instar des œuvres typiques de la deuxième période du peintre ostendais (1885- ca.1900), La céruléum et le bleu de cobalt. Quand Ensor peint La Mort et les masques le smalt était déjà tombé
Mort et les masques, réalisée en 1897 offre à voir un agencement de formes aux couleurs vives en désuétude à cause de son manque de permanence. Sa présence est donc peu probable. Malgré
et lumineuses. La palette employée pour La Mort et les masques se compose essentiellement de l’identification de bleu céruléum dans certaines œuvres tardives du peintre28, l’option de pigment à
couleurs primaires et se caractérise par une gamme chromatique particulièrement lumineuse. Le base de cobalt et d’étain peut être écartée en raison de l’absence des signaux de l’étain. En procé-
blanc, le bleu, le rouge et le jaune dominent la composition. Les couleurs sont franches, contrastées dant par élimination, le bleu de cobalt est l’option la plus convaincante.
et relativement opaques. La vivacité des couleurs et l’effet d’une lumière blanche et crue sont deux L’étude par XRF d’un corpus de 55 œuvres peintes par Ensor entre 1880 et 1839 a mis en évi-
caractéristiques absentes de la version du tableau réalisée un an plus tard, intitulée Le grand juge dence l’usage ininterrompu du bleu de cobalt, tout au long de sa carrière29. L’adjonction d’un ou
(collection privée). plusieurs autres pigments bleus, constitués d’éléments légers, et de ce fait non identifiable par XRF,
Malgré la présence non négligeable de jaune vif, d’un bleu assez intense et du rouge franc de afin de nuancer la teinte du bleu de cobalt n’est toutefois pas exclue.
quelques surfaces restreintes la tonalité générale qui se dégage de la version de 1898 est plutôt
maussade. Rouges et roses
Les principaux motifs de la composition sont organisés autour du personnage central de la Mort, Les plages rouges les plus étendues se trouvent dans l’habit du personnage au violon, bien que
suivant une répartition balancée de couleurs primaires. De larges zones rouges et bleues se répon- seules la volute et les chevilles du manche soient dépeintes, et le chapeau du personnage au loup.
dent mutuellement, de part et d’autre de la toile. L’emploi de vert et de jaune dans des endroits De taille plus restreinte mais également représentatives les zones rouges faisant office de bouche
choisis renforce la saturation et l’intensité lumineuse des couleurs complémentaires. ont elles aussi été investiguées.
Pour l’ensemble des points d’analyse, le mercure est l’élément majoritairement détecté. Ce

64 65
CATHERINE DEFEYT – DAVID STRIVAY Étude technique et matérielle des tableaux liégeois

constat laisse peu de doute quant à l’identification du rouge vermillon d’autant plus qu’il s’agit du Bruns et noirs
pigment rouge le plus fréquemment identifié sur les œuvres d’Ensor, indépendamment de la phase Les pigments à l’origine des teintes brunes et noires sont invariablement à base de fer. Pour l’en-
artistique dont elles sont issues30. semble des points d’analyse, la présence du calcium est significative. L’emploi de pigments terreux
À l’aube du XX siècle, l’emploi de vermillon, est tout à fait commun en peinture. C’est en fait le
e
pourrait justifier la place qu’occupent le fer et le calcium dans la composition des bruns et des noirs.
pigment rouge inorganique le plus apprécié des peintres jusqu’à l’explosion commerciale du rouge Certains points d’analyse ont révélé une combinaison de pigments ferreux et de rouge vermillon,
de cadmium à partir de l’Entre-deux-guerres . 31
d’autres ont mis en évidence l’adjonction de bleu de cobalt ou d’un vert au Cu-As afin d’obtenir la
Les roses que l’on observe dans La Mort et les masques résultent principalement du mélange ba- nuance recherchée. La couleur brune choisie par Ensor pour signer son œuvre est l’exemple typique
sique de blanc de plomb et de rouge vermillon. Le point 46 se distingue des autres roses analysés, de l’utilisation combinée de pigments à base d’oxydes de fer et d’un vert au cuivre arsenical pour
par la non-détection de mercure et sa forte teneur en fer. créer ses bruns.

Verts
L’analyse du vert intense et profond de la partie visible du costume de la figure se tenant entre le
personnage au violon et la Mort a été analysé a révélé une teneur importante en cuivre, arsenic,
chrome et plomb. La couche de préparation et/ou l’adjonction de blanc de plomb pour éclaircir la
peinture verte pourrait expliquer la proportion de plomb détectée. NOTES
L’emploi de pigments verts à base de cuivre et d’arsenic durant la période symboliste et la pé- 1
Ce code correspond au Color Index, une base de données 19
MOMA, Les demoiselles d’Avignon conserving a modern
créée par la Society of Dyers and Colourists et par l’American masterpiece [En ligne], 2003. URL : http://www.moma.org/
riode luministe du peintre est attesté depuis la vaste étude menée par Geert Van Der Snickt. En
Association of Textile Chemists and Colorists. explore/conservation/demoiselles/index.html.
effet ces deux éléments ont été détectés dans les zones vertes de nombreux tableaux du maître 2
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtech et NEWTON JR. H. Travers, 20
JIMENEZ Reyes, op. cit., p. 34.
exécutés entre 1885 et 194932. Technique and Meaning in the Paintings of Paul Gauguin, 21
Ibidem  ; The Art Institute of Chicago, op. cit.; MoMA.org,
Cambridge University Press, 2000, p. 129. op. cit.
Pour l’œuvre qui retient notre attention ici, l’identification d’un pigment vert appartenant à cette 3
RAYNAL Michel, BARLOY, Jean-Jacques et DUMONT Fran- 22
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., Peinture & dessin : Vo-
catégorie n’a donc rien de surprenant. çoise, L’oiseau mystérieux de Gauguin dans L’oiseau Maga- cabulaire typologique et technique, Paris, Éditions du Patri-
zine n°65, 2001, p. 38-39. moine, Centre des Monuments nationaux, 2009, p. 730.
Malheureusement, à elles seules les techniques d’analyse élémentaire comme la spectroscopie 4
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. 23
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 186.
de fluorescence X ne permettent pas de distinguer les différents pigments au cuivre arsenicaux. Le cit. 24
BERGEON LANGLE S. et CURIE P., op. cit., p. 207.
vert de Schweinfurt et le vert de Scheele sont toujours deux options possibles33. L’intensité des si-
5
Ibidem. 25
NAVEZ Caroline, Caractérisation de la palette de James En-
6
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. sor, à travers trois œuvres conservées à Liège et au moyen
gnaux du chrome indique de façon claire la présence d’un second pigment vert, à base de chrome. cit., p. 206. de techniques archéométriques mobiles et non-destructives,
L’analyse par XRF n’est cependant pas suffisante pour déterminer si le chrome provient d’un vert 7
WILDENSTEIN Georges, Gauguin: I Catalogue, Paris, 1964 Mémoire, Université de Liège, 2012.
(coll. Les Beaux-Arts, n° 615). 26
VAN DER SNICKT Geert, JANSSENS Koen, SCHALM Oli-
émeraude ou d’un vert oxyde de chrome. 8
CHRISTENSEN Carol, The Painting Materials and Technique vier, AIBEO Cristina, KLOUST Hauke, ALFELD Matthias, Ja-
À partir de la fin des années 1880, la pratique d’un mélange de vert au Cu-As et de vert au of Paul Gauguin, dans Studies in the History of Art, vol. 41, Mo- mes Ensor’s Pigment use: artistic and Material Evolution Stu-
chrome se généralise dans l’œuvre ensorienne34. nograph Series III : Conservation Research, 1993, p. 62-103. died by Means of Portable X-ray Fluorescence Spectrometry,
9
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, op. dans X-Ray Spectrometry, vol. 39, 2009, p. 103-111.
L’usage d’un tel mélange perdura jusqu’à la fin de la dernière période du peintre. En 2012, une cit. 27
NAVEZ Caroline, op. cit.
combinaison similaire a d’ailleurs été identifiée dans les verts de Aux bonnes couleurs du roi du zinc 10
PEREGO François, op. cit. 28
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
11
JIRAT-WASIUTYNSKI Vojtec et NEWTON JR. H. Travers, 29
Ibidem.
(1938) et dans ceux de Fleurs d’automne (1938)35.
op. cit. 30
Ibidem.
12
RICHARDSON John, Vie de Picasso, vol. 1, 1881-1906, Mu- 31
ROY Ashok, Artists’ Pigments: Vol. 2: A Handbook of Their
Jaunes sée Picasso, Paris, 1992. History and Characteristics, Archetype Publications Ltd,
13
PALAU I FABRE Josep, Picasso en Catalogne, Société fran- 2012.
Le jaune du personnage situé à l’extrême droite de la composition et portant un vêtement jaune re- çaise du livre, Paris, 1979. 32
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
cèle une teneur importante en plomb, zinc et cadmium. Les concentrations de zinc et de cadmium, 14
JIMENEZ Reyes et GUAL Malen, Journey through the Blue: 33
WEST FITZHUGH Elisabeth, Artists’ Pigments: Vol. 3: A
La Vie, Museu Picasso, Barcelona, 2013, p. 35. Handbook of Their History and Characteristics, National Gal-
tout comme la clarté du jaune analysé, sont compatibles avec un jaune de cadmium composé d’un 15
Ibidem. lery of Art, 1997.
sulfure double de cadmium et de zinc. Geert Van der Snickt a démontré que l’usage de pigments 16
PALAU I FABRE Josep, op. cit. 34
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
jaunes au cadmium chez Ensor devient systématique à partir des années 1890. Le jaune de chrome
17
JIMENEZ Reyes, op. cit. 35
NAVEZ Caroline, op. cit.
18
The Art Institute of Chicago (2010) Revealing Picasso 36
VAN DER SNICKT Geert, op. cit.
et le jaune de Naples si typiques de la première période, ont d’ailleurs disparu assez brusquement Conservation Project, http://www.artic.edu/aic/conservation/
de sa palette36. revealingpicasso/index.html.

66 67
James ENSOR, La mort et les masques, 1897, huile sur toile, 78,5 x 100 cm.

Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.

Marie LAURENCIN, Portrait de jeune femme, vers 1924, huile sur toile, 64 x 54 cm.

Musée des Beaux-Arts de Liège (BAL). © Ville de Liège.


Christelle Schoonbroodt
Collaboratrice scientifique, Musées de la Ville de Liège
Auteure de l’article et des notices, sauf mention contraire.

Les achats de Paris

Le 1er août 1939, Jacques Ochs, Auguste Buisseret et Olympe Gilbart se rendent à Paris, à la re-
cherche de toiles d’artistes modernes qu’ils souhaitent acheter pour le Musée des Beaux-Arts de
Liège. Au terme de leur voyage, neuf peintures sont achetées pour 186 231 francs belges1, financés
grâce au surplus de la somme réunie par la Ville dans le cadre de la célèbre vente de Lucerne : les
Coquillages de James Ensor, Le port d’Anvers d’Othon Friesz, Paysan au fagot de Marcel Gromaire,
L’écluse du moulin Bouchardon, à Crozant d’Armand Guillaumin, Nu de Charles Picart Le Doux, Le
château de Comblat de Paul Signac, Le moulin de la Galette de Maurice Utrillo, La violoniste de Kees
Van Dongen et Fleurs rouges de Maurice de Vlaminck.
Ces emplettes s’inscrivent dans une véritable politique culturelle, articulée sur deux axes forts.
D’une part, le Musée des Beaux-Arts de Liège mise sur les primitifs mosans et les pionniers de
la Renaissance : il s’agit de « mettre en valeur l’effort des Liégeois à travers les siècles ». D’autre
part, l’art moderne doit être ardemment représenté, depuis les impressionnistes jusqu’aux maîtres
les plus récents et surtout ceux de l’École de Paris2 ; la Ville de Liège conserve d’ailleurs, dans ses
archives de 1938, un dossier relatif aux acquisitions d’œuvres modernes. Cette année-là, parmi
d’autres noms, figurent ceux de trois artistes qui furent exposés au Salon des XXVI Lettres de l’Al-
phabet : Friesz, Utrillo et de Vlaminck3. Trois noms qui réapparaîtront dans la liste des achats dits
« de Paris ».
Malheureusement, peu d’archives relatives à ceux-ci nous sont parvenues. Le Musée conserve
un rapport manuscrit et dactylographié de Jules Bosmant adressé à Buisseret, probablement daté
de 1948-19494. Y sont résumées très succinctement les conditions dans lesquelles les œuvres ont
été acquises à Lucerne et à Paris. Le document a sans doute été réalisé à la demande de Buisse-
ret qui, suite à la destruction de sa maison pendant la guerre, avait probablement perdu toutes les
archives capitales qui y étaient conservées5. Dans son rapport, Bosmant écrit : « Quant aux achats
de Paris qui ont suivi, je n’en ai pas été fort averti à l’époque. Je pense que Gilbart et Ochs vous ont
encore accompagné. Dans tous les cas, vous en avez rapporté : Friesz – Port d’Anvers, Gromaire –
Vitrail, Picart Le Doux  – Nu, Van Dongen  – Violoniste, Utrillo  – Moulin de la Galette, Guillaumin  :
Écluse Bouchardon, Ensor – Coquillages, Vlaminck – Fleurs, Signac – Château de Combelaz [sic] ».
Quelques lettres nous sont également parvenues. Aucune ne mentionne les futurs achats de
Paris. Toutefois, deux d’entre elles nous renseignent sur le voyage de la petite délégation liégeoise à
Paris. Dans la première, datée du 31 juillet 1939 et adressée à J. E. Bois, rédacteur en chef du Petit
Parisien, Jules Bosmant indique qu’il se rendra à Paris le lendemain, en compagnie de Buisseret
Jules PASCIN, Sitzendes Mädchen (Petite Jeanne), 1908, huile sur toile, 72 x 60 cm.
et Gilbart, car « Nous avons décidé de faire du Musée de Liège, un des plus beaux musées d’art
© Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen (KMSKA).
© Lukas – Art in Flanders vzw, cliché Hugo Maertens.

71
CHRISTELLE SCHOONBROODT LES ACHATS DE PARIS

français moderne »6. Sur place, les Liégeois visitent les ateliers et marchands d’art et, après Paris, En 1906, tous les tableaux de son atelier sont achetés par Ambroise Vollard. Entre 1908 et 1914, il se
projettent encore de se rendre à Amsterdam et à Londres . 7
détourne du fauvisme et abandonne la couleur pure pour suivre les traces de Cézanne et des cubis-
Un courrier de Bernheim-Jeune et Cie à Buisseret, daté du 18 août 1939, confirme encore leur tes. Sa peinture tend vers un réalisme expressif dont il ne s’écartera plus. Non daté, Les fleurs rou-
passage à Paris. Ch. Desportes y écrit « Lors de votre dernière visite, j’ai omis de vous montrer trois ges aux tons tranchés de noir, de blanc et de vermillon s’inscrit probablement dans cette période.
tableaux importants dignes de votre beau musée »8. L’artiste s’adonne aussi à l’écriture et rédige près d’une vingtaine de romans, poèmes et essais.
Le Musée des Beaux-Arts conserve en outre quelques lettres adressées à Jules Bosmant ou à Jac- À partir de 1925, il trouve refuge à la campagne, à Reuil-la-Gadelière, loin du tumulte de Paris, où il
ques Ochs. Elles sont envoyées par des collectionneurs qui proposent au musée d’acquérir des œu- décède en 1958.
vres primitives, renaissantes ou classiques. Les réponses confirment la politique d’acquisition du Mu-
sée des Beaux-Arts à cette époque. Dans une lettre du 14 août 1939 adressée à M. C. Dangotte, Ochs James ENSOR (Ostende, 1860 –1949)
confirme en effet que « […] les mécènes liégeois s’intéressant actuellement à notre Musée, ont exprimé Coquillages, 1936, huile sur toile, 51  x
leur désir de voir acheter, pour le moment, des œuvres provenant de l’école moderne française ». 60,5  cm, signé en bas à droite «  Ensor  »,
Enfin, d’autres lettres consistent en des échanges de renseignements qui, à défaut de nous signé au dos de la toile et titré au dos du
informer sur les œuvres proprement dites, nous éclairent sur le climat de l’époque. En juillet 1939, châssis, Musée des Beaux-Arts de Liège,
E. Langui écrit à Buisseret : « […] Comme suite à notre entretien d’hier, je résume ici les renseigne- inv. n° BA. AMC. 05b. 1939. 21319.
ments confidentiels que je tiens d’un de mes amis de Paris : “ Un directeur de musée suisse me dit, Historique  :  ?, Bruxelles, Augusta Boo-
qu’en dehors des tableaux qu’il a achetés à Lucerne, il a su faire l’acquisition à Berlin, de toute une gaerts. – ?, Paris et New York, Sam Salz. –
série d’œuvres capitales […]” ». Il conclut : « Je suis persuadé que Liège également pourrait profiter ?-1939, Paris, Pierre Loeb.  – 1939, Liège,
de ces ventes clandestines. Tout porte à croire que c’est ce dernier système qui aura dorénavant les Musée des Beaux-Arts, achat.
préférences allemandes, après la propagande à rebours de la vente de Lucerne ». Peinte durant la période tardive de l’artiste,
considérée comme sa «  période claire  »
également appelée « époque rose »9, cette
nature morte présente une composition
Les œuvres triangulaire. Posés ça et là, des coquillages aux couleurs nacrées et aux formes chantournées dé-
fient les lois de l’équilibre. La facture n’a pas perdu les qualités picturales des œuvres de jeunesse
Maurice DE VLAMINCK (Paris, 1876  – mais montre le goût nouveau de l’artiste pour une esthétique imprégnée de rococo10. Celui-ci peint
Rueil-la-Gadelière, 1958) alors des œuvres «  sensibles, charnelles, inquiétantes  »11 comme en témoignent ces coquillages
Fleurs rouges, s. d., huile sur toile, 65  x que l’artiste plonge dans une lumière douce soulignée par des teintes claires et pastel : « roses et
54 cm, signé et daté en bas à gauche « Vla- bleues, relevées de vert de jade et de rose indien »12. Tout au long de son œuvre, le peintre portera
minck  », Musée des Beaux-Arts de Liège, un intérêt tout particulier à la manière dont la lumière s’accroche aux objets, naturellement « récep-
inv. n° BA. AMC. 05b. 1939. 21850. tacles de lumière »13.
Historique  :  ?-1939, atelier de l’artiste.  – L’inspiration, Ensor la puise ici dans ses souvenirs d’enfance, ceux du magasin de coquillages et de
1939, Liège, Musée des Beaux-Arts, achat. souvenirs que ses parents tenaient à Ostende et qui l’inspira à de multiples reprises. Cette œuvre
Autodidacte et polyvalent, de Vlaminck fait s’inscrit enfin dans un genre ancré dans la tradition flamande, la nature morte.
ses débuts aux côtés de Derain, avec qui il S. Delr.
partage un atelier pendant deux ans, puis
rencontre Matisse lors de l’exposition Van Othon FRIESZ (Le Havre, 1879 – Paris, 1949)
Gogh proposée par Bernheim-Jeune en Le port d’Anvers, 1906, huile sur toile, 54 x 65 cm, signé et daté en bas à gauche « E. Othon Friesz
1901. Il est alors fasciné par la couleur pure. / 06 », inscription au dos « Le port d’Anvers EOF 1906 », Musée des Beaux-Arts de Liège, inv. n°
En 1904, il entre dans sa période fauve et fré- BA. AMC. 05b. 1939. 21373.
quente, entre autres, Van Dongen. En 1905, Historique : ?-1939, atelier de l’artiste. – 1939, Liège, Musée des Beaux-Arts, achat à l’artiste.
il participe au XXIe Salon d’automne, puis à Le Port d’Anvers, aux tons clairs et tranchés, appartient à une série « fauve » de plusieurs vues du
celui des Indépendants. Le paysage et la na- port, peintes par Friesz en 1906 en compagnie de Georges Braque14. D’abord descriptives, elles
ture morte sont ses thèmes de prédilection. évoluent vers une simplification, mettant en valeur des couleurs de plus en plus vives.

72 73
CHRISTELLE SCHOONBROODT LES ACHATS DE PARIS

Dans la vue conservée au Musée des Beaux-Arts de Liège, les bateaux remontent l’estuaire de Marcel GROMAIRE (Noyelles-sur-Sam-
l’Escaut, sous un ciel couvert. Alors que le peintre applique ses couleurs en aplats légers, laissant bre, 1892 – Paris, 1971)
parfois apparaître des zones blanches lumineuses, il matérialise la lourdeur du ciel couvert par quel- Paysan au fagot, 1939, huile sur toile,
ques touches épaisses de blanc auxquelles s’accroche, en relief, le bleu du ciel. 100 x 81 cm, signé et daté en bas à droite
Pour réaliser leurs vues du port, Braque et Friesz s’étaient installés sur la terrasse de l’ancien casino «  Gromhaire 1939  », Musée des Beaux-
désaffecté, le Kursaal, dont la balustrade est figurée au premier plan, sur la rive gauche de l’Escaut, Arts de Liège, inv. n° BA. AMC. 05b. 1939.
face aux docks et au centre-ville de la rive droite .
15
21396.
La composition est tripartite. À l’horizon, les cheminées fumantes des usines et, à l’avant-plan, la Historique  :  ?-1939, Paris.  – 1939, Liège,
balustrade du Kursaal délimitent la zone centrale de mouillage du port qu’elles enserrent. Musée des Beaux-Arts, achat.
La composition est rythmée par des oppositions de volumes. À droite, les toits rougeoyants de la Le Paysan au fagot est un carton de vitrail
ville font écho à la massivité de la balustrade. La couleur chaude du soleil couchant contraste avec dessiné par Marcel Gromaire pour l’exposi-
justesse au bleu et au vert de cette scène portuaire. La surface plane et vide de la terrasse répond tion Vitraux et tapisseries modernes au Petit
à la surface de l’eau. Palais à Paris, en 1939. On doit la réalisation
Outre Anvers, de nombreux autres sites portuaires inspireront l’artiste : Honfleur, Le Havre ou encore du panneau à Jean Hébert-Stevens, de l’ate-
Saint-Malo. lier Hébert-Stevens et Rinuy. Il est conservé
au Musée des Beaux-Arts de Reims.
Gromaire aborde un thème inédit dans l’art
du vitrail. Il y transpose un sujet récurrent
dans sa production  : un hommage aux
ouvriers et aux paysans, qui s’inscrit dans
le réalisme social des années 1920 et 1930.
Gromaire signe ici une œuvre anguleuse où dominent les couleurs terres, les ocres et les gris-bleu.
Ce robuste paysan au fagot représente à lui seul une synthèse de l’humanité laborieuse chère à
l’artiste. Le cadrage en contre-plongée lui confère un caractère monumental. La palette à dominante
brun-rouge est transposée dans le vitrail au moyen de verres antiques parfois plaqués et gravés16.

Armand GUILLAUMIN (Paris, 1841 – Orly, 1927)


L’écluse du moulin Bouchardon, à Crozant, après 1892, huile sur toile, 65 x 80 cm, signé en bas à
gauche : « Guillaumin », Musée des Beaux-Arts de Liège, inv. n° BA. AMC. 05b. 1939. 21407.
Historique : ?-1939, Paris, Galerie G. Danthon. – 1939, Liège, Musée des Beaux-Arts, achat.
Après sa participation au Salon des Refu-
sés de 1863, Arnaud Guillaumin persévère
dans l’utilisation d’une matière picturale
dense et de couleurs vives. Dès 1873, il
peint les rives de la Seine et plus particuliè-
rement des vues d’Ivry-sur-Seine, de Cla-
mart et de Charenton.
En 1891, Guillaumin gagne 100 000 francs
à la loterie. Il peut quitter son emploi des
Ponts et Chaussées et parcourir la France.
Il se partage entre Agay (près de Saint-Ra-
phaël dans l’Esterel), Saint-Palais-sur-Mer
(en Gironde) et Crozant (dans la Creuse).

74 75
CHRISTELLE SCHOONBROODT LES ACHATS DE PARIS

Son point de chute favori reste Crozant, où il réside en été et en automne. Il y réalise de nombreux
paysages. Dans l’œuvre conservée au Musée des Beaux-Arts de Liège, Guillaumin choisit de pein-
dre L’écluse du moulin Bouchardon, à Crozant. Les couleurs pures rendent soigneusement l’atmos-
phère automnale.

Charles Alexandre PICART LE DOUX


(Paris, 1881 – 1959)
Nu, 1939, huile sur toile, 92 x 65 cm, signé
et daté en haut à droite : « Picart le Doux.
39.  », Musée des Beaux-Arts de Liège,
inv. n° BA. AMC. 05b. 1939. 21634.
Historique : ?-1939, atelier de l’artiste. –
1939, Paris, Galerie Charpentier.  – 1939,
Liège, Musée des Beaux-Arts, achat.
Charles Alexandre Picart Le Doux est à la
fois poète, écrivain, graveur, illustrateur,
ainsi que peintre.
Vers 1900, il fréquente l’atelier de Marcel-
André Baschet à l’Académie Julian, où il
enseignera plus tard. Il s’inscrit ensuite à
l’École des Beaux-Arts de Paris où il est
formé par Jean-Léon Gérôme. C’est grâce Paul SIGNAC (Paris, 1863 – Paris, 1935)
à son ami Auguste Renoir qu’il découvre Le château de Comblat, 1887, huile sur toile, 60 x 92 cm, signé et daté en bas à gauche « P. Signac
les impressionnistes et Cézanne. 87 », inscription en bas à droite « op. 160 », Musée des Beaux-Arts de Liège, inv. n° BA. AMC. 05b.
Tout en restant fidèle à la tradition, Char- 1939. 21088.
les Alexandre Picart Le Doux est marqué Historique : atelier de l’artiste. – ?-1938, Poisy, Léon Lemonnier, cadeau de l’artiste17, (indication du
par l’impressionnisme voire l’expression- cahier d’opus). – 1938-1939, Paris, Metthey. – 1939, Paris, galerie de l’Élysée, achat. – 1939, Liège,
nisme et le cubisme. Musée des Beaux-Arts, achat.
Il est proche de divers écrivains parmi lesquels on peut citer son ami Georges Duhamel. Il illustre Cette vue du château de Comblat, ancienne station thermale située près de Vic-sur-Cère dans le
aussi Baudelaire, Colette, ou Balzac. Cantal, a été réalisée entre juin et juillet 1887. Le château, flanqué de tours du XVe siècle, est lové en-
Son fils s’imposera à la fois comme peintre cartonnier et affichiste. tre les arbres et protégé par une longue et massive muraille. Ses murs sont caressés d’une lumière
Son nu présente une jeune femme assise, la tête de profil, alors que son corps se tourne vers nous. vive et chaude. La facture relève du «néo-impressionnisme» tel que le définit Félix Fénéon dans l’Art
Les traits du visage sont fins ; les lèvres sont d’un rouge vif qui, avec le rose de ses paupières et moderne en 1886.
de ses joues, contraste avec la pâleur de sa peau. Un long tissu coloré aux tons rose, aubergine, En 1888, Signac expose Le château de Comblat parmi onze autres tableaux au Salon des XX à
mauve, jaune et noir lui couvre la partie droite du corps, de la tête jusqu’aux jambes. La blancheur Bruxelles. Le néo-impressionnisme suscite la curiosité des Belges tels Octave Maus, Émile Ve-
de la peau contraste avec le fond vert sombre. rhaeren et Théo Van Rysselberghe. Signac entretient ses contacts avec la Belgique et devient une
L’œuvre a été acquise à la Galerie Charpentier à Paris, où Sotheby’s France est installé… La galerie personnalité déterminante dans la diffusion du pointillisme en Belgique18.
n’existe plus. Sotheby’s France y est installé depuis 1988. Les archives de la galerie se trouvent à la
bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou, mais les plus anciens documents ne remontent qu’à Maurice UTRILLO (Paris, 1883 – Dax, 1955)
1941. Le moulin de la Galette, 1922, huile sur toile, 106 x 81 cm, signé et daté en bas à gauche « Maurice
E. Ja. Utrillo, V ». Musée des Beaux-Arts de Liège, inv. n° BA. AMC. 05g. 1939. 21790.
Historique : ?-1939, Paris. – 1939, Liège, Musée des Beaux-Arts, achat.
Utrillo s’inscrit dans la tradition des paysages urbains de la première moitié du XXe siècle. On distin-

76 77
CHRISTELLE SCHOONBROODT LES ACHATS DE PARIS

gue trois périodes dans son œuvre : la période NOTES


Montmagny de 1904 à 1919, la période blanche 1
DEPAIRE, Jean-Paul, Les achats de Lucerne, dans KAIRIS, 11
LEGRAND, op cit., p. 87.
Pierre-Yves (dir.), Le syndrome Picasso, Liège, Académie 12
LEGRAND, op cit., p. 89.
de 1909 à 1914 et la période colorée de 1922 à
royale des Beaux-Arts et Éditions Yellow Now, 1990, p. 23. 13
Ibidem.
1955. 2
Discours de Buisseret intégralement publié dans le Journal 14
Conservées au Kunsthaus de Zürich ou dans des collec-
La période Montmagny regroupe les premières de Liège, 27 juillet 1939, p. 1 et 3. tions particulières.
3
ARCHIVES DE LA VILLE DE LIÈGE, 1938, Bureau de l’Ins- 15
Catalogue de l’exposition Othon Friesz (1879-1949), La
peintures d’Utrillo, réalisées dans la banlieue truction publique et des Beaux-Arts, Dossier Société Royale Roche-sur-Yon, Musée municipal, La Rochelle, Musée des
nord de Paris, encore campagnarde : à Pierrefit- des Beaux-Arts, Salon des XXVI Lettres de l’Alphabet, 1938 – Beaux-Arts) Le Havre, Musée des Beaux-Arts, 1979, p. 36.
Acquisitions pour le Musée des Beaux-Arts. 16
Catalogue de l’exposition L’art du vitrail. L’Aube remarqua-
te-sur-Seine (où il passa son enfance auprès de 4
Depaire, Jean-Paul, op. cit., p.15. ble, Saint-André-les-Vergers, La Cité du Vitrail, 2013, p. 43.
sa mère, Suzanne Valadon) et à Montmagny. 5
Ibidem. 17
L’écrivain Léon Lemonnier était un des meilleurs amis de Si-
Pendant sa période blanche, Utrillo peint prin-
6
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE, lettre du 31 juillet gnac. Cfr catalogue de l’exposition Signac, 1863-1935, New
1939 de Jules Bosmant, adressée à M. J. E. Bois. York, The Metropolitan Museum of Art, 2001, p. 123.
cipalement les rues de Paris d’après des cartes 7
Ibidem. 18
Catalogue de l’exposition Oeuvres maîtresses (1864-1934)
postales. Il intègre même des effets de matière 8
MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE, lettre du 18 août 1939 du Musée d’Art moderne et d’Art contemporain de Liège, Sa-
de Ch. Desportes à M. Buisseret. lamanque, Centro de Arte de Salamanca, 2002, p. 14.
en mêlant colle, sable et plâtre à sa peinture. 9
LEGRAND, Francine-Claire, Ensor la mort et le charme, un 19
Catalogue de l’exposition Van Dongen. Le peintre (1877-
La période colorée voit l’utilisation de couleurs autre Ensor, Anvers, Fonds Mercator, 1993, p. 90. 1968), Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 1990,
vives et gaies. Le moulin de la Galette illustre
10
FARMER, John David, Ensor, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 76.
p. 20.
cette phase de production. Durant cette période,
ses œuvres ont la cote, au point que des faux
sont introduits dans le marché de l’art. C’est
pourquoi, non sans humour, l’artiste a inséré ce
panneau d’annonce sur la palissade représentée dans l’œuvre : « Fabrique de Tableaux artistiques.
Spécialité de paysages. Couleurs fines. – Chez Maurice Utrillo V., 12, rue Cortot, Paris 18e ; se méfier
des contrefaçons ».

Kees VAN DONGEN (Delfshaven, 1877  – Monte-


Carlo, 1968)
La violoniste, vers 1922, huile sur toile, 81 x 60  cm,
signé et daté en bas au centre « Van Dongen ». Musée
des Beaux-Arts de Liège, inv. n° BA. AMC. 05b. 1939.
21295.
Historique : ?-1939, Paris, Galerie Bernheim-Jeune. –
1939, Liège, Musée des Beaux-Arts, achat.
Réalisé en 1922, La violoniste appartient à la période
mondaine de l’artiste, de 1920 à 1930  ; ses œuvres
dépeignent alors le Tout-Paris des Années folles. Il ne
s’intéresse plus qu’au thème de la haute société et
non plus à la réalité sociale, comme ce fut le cas du-
rant sa période fauve19.
La violoniste, en pied et au profil longiligne, joue de
son instrument devant un piano noir. Les courbes de
ses hanches riment avec celles du violon, du piano et
du vase. Les tonalités froides de blanc, de bleu et de vert qui émaillent l’ensemble de la composition
contrastent avec le concentré de chaleur émanant du violon brun : ne faudrait-il pas voir en celui-ci
le sujet central du tableau ?

78 79
Ernst BARLACH, Der Wartende (L’attente), 1924, sculpture sur bois, 64 x 32 x 19 cm. Ernst BARLACH, Das Wierdersehen (Le Christ et Thomas), 1926, bronze patiné, 18,7 x 47,5 cm.

© Ernst Barlach Stiftung Güstrow. Mannheim, Kunsthalle. © Christie’s Image Ltd/ARTOTHEK.


Yves Randaxhe
Conservateur de la collection d’art contemporain de la Banque nationale de Belgique

Paysage artistique
d’une ville de province
Esquisse sur l’état de la peinture et
du goût à Liège dans l’Entre-deux-guerres

Lors de la présentation officielle des tableaux acquis à Lucerne, l’échevin Auguste Buisseret expli-
qua ces acquisitions par une volonté des autorités d’approfondir « l’art moderne depuis les impres-
sionnistes jusqu’aux maîtres les plus récents, ceux surtout de l’École de Paris ». Il ajoutait : « En
faisant de Liège un centre d’art ouvert à tous les courants de l’esthétique moderne, nous contribue-
rons […] à accroître l’éclat de l’école liégeoise vivante1. » Le propos de cet article est de présenter
le terreau pictural dans lequel l’échevin entendait planter cette graine, en d’autres termes ce que
représentait cette « école liégeoise vivante », spécialement par rapport à « l’École de Paris » et aux
« courants de l’esthétique moderne ». Nous chercherons aussi à évaluer jusqu’à quel point Liège et
ses artistes étaient prêts à recevoir ces boutures.

Diptyque

L’histoire artistique des deux décennies de l’Entre-deux-guerres a souvent été décrite en deux pé-
riodes marquées de mouvements divergents2. Les années vingt sont celles de l’épanouissement
des avant-gardes (expressionnisme, surréalisme, abstraction, futurisme, …) ; ces mouvements sont
soutenus par des mécènes et des galeristes, et illustrés par des revues quelquefois échevelées.
L’éclatement de la crise de 1930 met un terme à cet âge expérimental. À Bruxelles, c’est la vente du
fonds de la Galerie Le Centaure qui sonne brutalement l’hallali. L’écurie de ce phare de l’avant-garde
Erich HECKEL, Der Pflüger (Le laboureur), 1923, huile sur toile, 83 x 96 cm.
compte alors, entre autres, le surréaliste René Magritte et la crème de l’expressionnisme flamand ;
Meersburg, Galerie Bodenseekreis. on y retrouve aussi Auguste Mambour3 pour unique Liégeois.
La vente eut lieu en février 1932. Jean Milo, désigné expert, écrira à ce propos  : « Nous n’en
étions pas encore à la ‘liquidation’ de l’art dégénéré par les nazis mais le climat était préparé »4.
L’effondrement catastrophique des prix des peintres concernés ouvrira dans la corporation une
période de doute extrême. Beaucoup se tourneront – fût-ce temporairement - vers des métiers plus
lucratifs. Les années trente marquent une période de retour à des valeurs peu avant décriées, aux
réalismes et à l’exaltation des métiers d’art.
Si nous nous sommes attachés à planter ce décor contrasté de l’Entre-deux-guerres, c’est pour

83
YVES RANDAXHE Paysage artistique d’une ville de province

mieux mesurer comment les peintres liégeois l’ont vécu et s’y sont inscrits. Jules Bosmant, l’un des gures proches de l’expressionnisme, comme Fig. 2.
Fernand STÉVEN,
observateurs les plus attentifs de l’art de son temps et l’un des moteurs des achats de Lucerne, Marcel Caron, Auguste Mambour et Robert
Lubrification,
consacre quelques pages à ceux qu’il qualifie de « tenants de l’école moderne » à Liège à cette Crommelynck, à des artistes plus âgés, tel 1947, huile sur
toile, 85 x 70 cm,
époque. Après avoir cité moins d’une demi-douzaine de noms, il conclut que cette école : « […] n’a le vieux maître paysagiste Richard Heintz, et Liège, Musée des
pas à Liège de représentants assez nombreux pour y constituer une succursale […] du Centaure »5. à des personnalités moins saillantes, dont le Beaux-arts de
Liège (BAL).
Il précisera même plus tard : «jusqu’à la dernière guerre mondiale, on trouvait encore à Liège pas pittoresque Adrien Dupagne, qui fréquentera © Ville de Liège.
mal de peintres et d’amateurs pour qui l’impressionnisme n’avait pas perdu toute sa nouveauté6 ». l’École de Paris avec une certaine distance.
Dont acte. Sous l’effet des divergences de vue, le groupe
éclate sans lendemain8.
En 1926, Mambour évite l’écueil de l’hé-
Fig. 1. Les « extrémistes » térogénéité en ouvrant la Galerie L’Escalier
Marcel
LEMPEREUR- avec Marcel Caron et Edgar Scauflaire. Ils dé-
HAUT, La Cité ardente n’était pas pour autant léthar- fendent une ligne proche des expressionnis-
Composition
B 13, 1932, gique. En 1920, Georges Linze, jeune poète tes flamands avec lesquels Mambour a des
crayon de
optimiste, y fonde un groupe littéraire avec le contacts via sa galerie bruxelloise, où il intro-
couleurs sur
papier, poète René Liège et le peintre Marcel Lempe- duit ses deux compères.
17,5 x 7,5 cm,
Musée des
reur-Haut. Comme on le fait à Bruxelles ou à Caron, Crommelynck, Mambour, Scauflaire.
Beaux-Arts de Anvers, le groupuscule se dote l’année sui- Avec ce quatuor, on aura décrit la ligne la plus
Liège (BAL).
© Ville de Liège. vante d’une revue, Anthologie, qui contribuera avant-gardiste des artistes liégeois de l’En-
à désenclaver la vie culturelle de la région. tre-deux-guerres. Ces quatre jeunes ont vu
Pour ces jeunes gens, le monde nouveau né au-delà de leurs maîtres issus de l’impressionnisme ou du symbolisme, les Évariste Carpentier,
de la guerre doit avoir un art à lui : « L’homme Auguste Donnay, Adrien de Witte, Armand Rassenfosse ou François Maréchal. S’ils sont proches
de l’âge des machines se forme lentement et de l’expressionnisme, c’est avec des nuances. Crommelynck a la facture la plus classique et la plus
pense autrement le monde […]. La machine austère ; Bosmant y voit l’influence d’une certaine école allemande fortement empreinte de réalisme
transforme le monde, une nouvelle civilisation et de naturalisme, et qui a su faire le pont entre impressionnisme et expressionnisme avec Lovis
se cherche une esthétique » . Le Groupe d’art
7
Corinth. Même s’il connaît un certain succès dans sa ville natale, Crommelynck, prix de Rome en
moderne de Liège qu’ils créent dans cette 1925, est isolé dans ces influences. Car après la Première Guerre mondiale, c’est peu dire qu’il n’est
effervescence deviendra le porte-drapeau de pas bien vu de lorgner vers les artistes d’Outre-Rhin. En 1921, le critique Charles Delchevallerie écrit
cette esthétique-là ; Lempereur-Haut lui don- à propos du Salon liégeois de cette année-là : « Décrassons nos souvenirs picturaux du vernis bo-
nera corps (fig.  1). Il pratique un art abstrait che […] »9. Depuis le début du siècle, et en particulier depuis l’exposition sur l’art wallon organisée
hanté par la géométrie. Des rencontres inter- à l’initiative de Jules Destrée, l’art wallon cherche aussi à se démarquer de l’écrasante aura de la
nationales l’ancreront dans ses inclinations, peinture flamande.
qu’il décidera dès 1923 d’épanouir à Paris. Mambour, Caron et Scauflaire, eux, s’y sont frottés de près, entre autres au Centaure. Mambour
Entre-temps, le groupe a été rejoint par Fer- est le plus singulier. Lui que Bosmant désignera en 1930 comme « le plus marquant de nos extré-
nand Stéven. Passé par l’école de mécanique mistes, le plus talentueux aussi10 » a décroché le prix de Rome de peinture en 1922. C’est déjà un
avant l’académie, celui-ci pratiquera toujours peintre puissant, aux formes construites avec vigueur, proche des meilleurs expressionnistes. Ce
un art aux limites de l’abstraction, d’une dy- prix lui servira exceptionnellement à effectuer un long voyage au Congo: « Bien des peintres peu-
namique étourdissante et fleurant bon l’huile vent aller prendre des leçons chez les […] artisans indigènes. Ils apprendront à se débarrasser de
de moteur. Il restera le seul véritable futuriste la guimauve qui empâte leurs œuvres »11. Mambour n’en reviendra pas converti au cubisme façon
liégeois (fig. 2). masques nègres. Mais il en ressortira encore raffermi dans la voie d’un art construit de volumes
En 1923, le groupe L’Envol ambitionne de fermes et synthétiques. Sa palette aussi se radicalise, couvrant des toiles entières de vert ou de
faire connaître les forces vives de la peinture bleu (« Le Congo est bleu. Cela semble une férie » 12.). Ses figures de « négresses » ne cesseront de
liégeoise. Il associe entre autres de jeunes fi- hanter ses tableaux (fig. 3). En conjuguant toutes ces influences, Mambour se présente incontes-

84 85
YVES RANDAXHE Paysage artistique d’une ville de province

Fig. 3. tablement comme le plus original des artistes toute cette production que la vente du fonds Fig. 4.
Auguste Marcel CARON,
liégeois de son temps  ; c’est le plus proche de la galerie avait mis à l’encan. Comme
MAMBOUR, Autoportrait,
Nu de fer, 1933, des « dégénérés ». beaucoup, surtout parmi les plus radicaux, 1925, huile sur
huile sur toile, toile,
93 x 72 cm,
Caron et Scauflaire combinent chacun à il cherche un travail alimentaire  : en 1929, il
42,5 x 34,5 cm,
Liège, Musée des leur manière les influences des expression- entre au service publicité de la FN et devient localisation
Beaux-arts de inconnue.
Liège (BAL). nistes flamands et de l’École de Paris. Ins- professeur à l’académie de sa ville natale © KIK-IRPA,
© Ville de Liège. piré par Le Fauconnier mais découvrant les deux ans plus tard. Marcel Caron abandonne Bruxelles.

expressionnistes de Laethem-Saint-Martin l’expressionnisme et ouvre un atelier de déco-


avec Mambour, c’est dans le sillage de ceux- ration  ; Marcel-Louis Baugniet fait de même
ci que Caron inscrira son œuvre des années à Bruxelles. Les arts décoratifs et industriels
vingt, avec ses scènes de la vie quotidienne sont d’ailleurs remis à l’honneur dans la foulée
et ses personnages taillés à la serpe (fig.  4). de l’exposition des arts décoratifs de Paris en
Scauflaire, quant à lui, se ressent moins des 1925. Ils apparaissent non seulement comme
influences expressionnistes ; c’est le plus pro- une planche de salut financière, mais aussi
che de l’École de Paris (fig. 5) : Lothe, Chagall, comme une réponse aux « excès » avant-gar-
Zadkine13, plus tard Braque. distes, désormais perçus comme une impas-
Mais L’Escalier qui réunit en ce milieu des se. La collaboration du Groupe d’art moderne
années 1920 ces peintres prometteurs ne de Liège à différentes expositions mises sur
rencontre pas les goûts du public, malgré le pied par l’équipe de la revue d’architecture
Fig. 5.
soutien de James Ensor et Hippolyte Fierens- L’Équerre peut être lue dans cette perspec- Edgar
SCAUFLAIRE,
Gevaert, conservateur en chef des Musées royaux des Beaux-Arts de Bruxelles14, le goût provincial tive, même si les idéaux modernistes y étaient Nu à la biche,
s’accorde mal de leurs étrangetés : « Dans le domaine des idées, la province, mal irriguée, est tou- manifestement préservés. On évoquera enco- 1929, huile sur
toile, 118 x 89 cm,
jours à la traîne […] » .
15
re la participation d’une pléiade d’artistes au Liège, Musée des
C’est sans doute ici qu’il faut évoquer ces peintres audacieux que les Liégeois aiment rétrospec- chantier du lycée communal Léonie de Waha Beaux-arts de
Liège (BAL).
tivement annexer, quand bien même ils auraient vite compris que leur ville ne leur offrirait pas l’en- (1936-1938), conçu par l’architecte Jean- © Ville de Liège.
vironnement propice à leur talent singulier. Au premier rang desquels les pionniers de l’abstraction : Joseph Moutschen, parmi lesquels Fernand
Ernest Engel-Pak, Henri-Jean Closon et Marcel Lempereur Haut quittent Liège entre 1922 et 1926 . 16
Stéven, Edgar Scauflaire, Auguste Mambour,
Engel-Pak, né à Spa, monte à Paris, où il abandonne l’expressionnisme pour l’abstraction et Robert Crommelynck et Marcel Caron (vitrail),
adhère dès 1931 au groupe Abstraction – création. Il exposera avec Arp, Delaunay et Mondrian 17
mais également Adrien Dupagne (mosaïque),
et retrouvera son compatriote Henri-Jean Closon, pour lequel les rencontres avec August Macke Auguste Donnay et Jean Donnay (eaux-for-
et Henri Le Fauconnier avaient été déterminantes. Passé lui aussi à l’abstraction, il sera proche de tes).
Pevsner, Kupka, Mondrian et Herbin (fig. 6). Marcel Lempereur-Haut, pour sa part, déploiera lui aussi À Liège, cependant, la crise esthétique
en France son œuvre abstraite proche de l’orphisme de Delaunay. Quant à Marcel-Louis Baugniet, n’occasionna pas de revirement aussi spec-
né à Liège en 1896, c’est à Bruxelles qu’il étudiera et s’épanouira dans les années vingt comme l’un taculaire que celui que l’on vit à l’œuvre dans
des rares tenants de l’exigeante discipline de l’abstraction pure (fig. 7). des groupes prônant ouvertement le retour
« aux vieux maîtres » ou aux « valeurs perma-
nentes », comme Nervia en Hainaut. Certes, le
Groupe mosan s’affiche en opposant des ten-
Retournement dances modernistes18, mais lorsque l’infatiga-
ble Jules Bosmant, tenant d’un « régionalisme
Parmi les artistes liégeois comme bien d’autres, la crise de 1930 allait provoquer un choc économi- progressif […] sans étroitesse et sans mesqui-
que majeur, doublé d’une profonde crise de conscience. Emporté dans la tourmente du Centaure, nerie19 » fonde le groupe L’Art vivant au pays
Mambour, qui a connu entre 1926 et 1929 une période surréaliste unique en son genre à Liège, brûle de Liège, c’est bien plus dans une démarche

86 87
YVES RANDAXHE Paysage artistique d’une ville de province

fédératrice qu’animé par un projet réactionnaire. Mais il est clair que les années trente sont moins Fig. 7.
Marcel-Louis
vivifiantes que la décennie antérieure. Moins de groupes se forment ; les talents peinent à se faire
BAUGNIET,
entendre. Et comme ils sont sages, ces Fernand Vetcour, Henri Brasseur ou Marcel Dumont, jeunes Construction en
brun et jaune,
gens revenus à des formes de réalisme à peine synthétique20 ! En 1935, pourtant, le groupe liégeois 1931, aquarelle
Nord-Sept organise la première exposition du jeune Jean Rets21, qui se place alors sous la bannière sur papier,
33 x 23,5 cm,
de Georges Braque et deviendra après la guerre l’un de nos meilleurs abstraits géométriques. Liège, Musée des
Beaux-Arts (BAL).
© Ville de Liège.

Le gros de la troupe

Nous nous sommes jusqu’ici principalement concentrés sur la pointe la plus aiguë des artistes
liégeois. Au regard de certaines formes de l’avant-gardisme dans les principaux centres artistiques
du continent, celui de nos artistes locaux prend une valeur toute relative. Bosmant reconnaît que
« nous avons été peu touchés par les extrémismes modernes […] » 22. Pour beaucoup de Liégeois,
c’en était déjà trop. Commentant leurs réactions face au salon de 1921 où les Français avaient en-
voyé quelques timides fauves et où exposaient aussi Crommelynck et Mambour, le critique Albert
de Neuville note : « (Les Liégeois) sont très experts, très avertis en art musical ; en peinture on dirait
des vieillards » 23.
Cependant, l’histoire écrite par les avant-gardes n’est généralement pas celle qui est perçue par
le grand public. Si nous n’avons cité jusqu’ici qu’un nombre limité de peintres, Liège, avec ses deux
écoles d’art, en compte à l’époque beaucoup plus que cela. Il y a bien sûr la génération qui, vers
1920, sort progressivement de scène24, ce qui ne signifie pas qu’ils sont moins montrés ou moins ap-
préciés. Le sulfureux Ernest Marneffe disparaît
Fig. 6. en 1920 ; Auguste Donnay se suicide l’année
Henri-Jean
CLOSON, Pas suivante ; Richard Heintz, qui avait donné une
abolir – accomplir, touche si franche à sa forme d’impressionnis-
1934, huile sur
bois, me, expose encore avec des jeunes jusqu’en
100 x 65 cm, 1929  ; Armand Rassenfosse vivra jusqu’en
dépôt de la CFWB
au Musée des 1934 en ressassant un peu ses formules de
Beaux-Arts de
nus féminins populaires ou mondains ; Adrien S’ils ne brillent pas par la nouveauté, ils savent donner des accents profonds aux sujets qu’ils abor-
LIège (BAL).
© Ville de Liège. de Witte disparaît en 1935 ; « peintre-graveur » dent et illustrent des genres divers. Les paysagistes façon « peintres du terroir » sont nombreux,
aux côtés de Donnay, Rassenfosse et Émile tels Ludovic Janssen, Marcel de Lincé ou Élysée Fabry. Mais d’autres se plaisent à faire chanter la
Berchmans, François Maréchal, quant à lui, lumière méridionale, comme Albert Lemaître, Emmanuel Meuris ou Adrien . Peu se cantonnent à un
vivra assez âgé pour se fourvoyer dans des genre unique, explorant aussi les déclinaisons classiques du nu, du portrait ou de la nature morte,
expositions organisées par des sympathisants tels José Wolff ou Alfred Martin.
du régime nazi en 1942 . 25
On s’en voudrait d’être, par manque de place, trop réducteur face à cette armée de créateurs que
Mais, hors des « extrémistes », la jeune gé- les salles de ventes d’aujourd’hui célèbrent avec constance, démontrant leur succès d’autrefois.
nération ne manque pas non plus d’effectifs. « Rien de trop » est nécessairement leur devise. Ils ont appris les leçons de Cézanne, de Puvis de
Ils sont souvent les héritiers très directs de la Chavannes et des Nabis. Ils fréquentent encore l’impressionnisme mais savent aussi simplifier les
génération qui les a formés et ne se frottent plans et les rendre plus aigus. Le mouvement fait partie de leur savoir-faire, comme Paul Daxhelet,
qu’avec mesure aux nouveautés internatio- parfois proche d’un Dufy, l’illustre dans ses thèmes sportifs. Certaines personnalités singulières
nales – à condition qu’elles soient françaises. émergent : Jacques Ochs n’a pas laissé un souvenir impérissable en tant que peintre, mais ce fut un

88 89
YVES RANDAXHE Paysage artistique d’une ville de province

caricaturiste des plus doués ; une caricature d’Hitler parue avant la guerre faillit même lui être fatale Épilogue en trois temps
durant l’Occupation. Luc Lafnet compose un monde grouillant de figures étranges. Charles Coun-
haye frappe par sa monumentalité. À Verviers, enfin, un petit groupe réuni autour de Maurice Pirenne 1940 – 1941 : De retour de la campagne des dix-huit jours, Léopold Plomteux rencontre le tout jeune
s’exerce à un art silencieux et dépouillé qui ne sera pleinement reconnu qu’après la guerre. Georges Collignon, puis José Picon. Régulièrement, ces trois peintres se réuniront avec d’autres, et
de jeunes intellectuels ; ils reçoivent le soutien amical de Fernand Stéven. Une nouvelle génération
d’artistes est en germe, dont on sait tout ce qu’elle devra aux peintres abstraits de l’École de Paris
d’après-guerre29.
Les prescripteurs 1942 : Dès le début de la guerre, Auguste Mambour a affiché ses opinions antisémites et pro-
nazies. Membre de Rex et de l’Association des amis du grand Reich allemand, le peintre participe
Si l’on a pu conclure plus haut que le public liégeois s’était généralement montré peu réceptif sinon cette année-là à deux expositions d’artistes wallons organisées à Düsseldorf et à Wüppertal par une
réticent aux avant-gardes locales et à ce qu’il pouvait percevoir de certains modernes français, cela association collaborationniste30. Faut-il s’étonner le plus de l’alignement du peintre sur l’idéologie
ne préjuge évidemment pas du goût de l’intelligentsia – édiles, mécènes, conservateurs, animateurs nazie ou de la mansuétude de l’occupant à l’égard d’un artiste si diamétralement opposé à ses
d’associations artistiques. Il est évidemment impossible ici de faire un passage en revue complet canons esthétiques ?
des expositions et salons organisés par ces prescripteurs durant cette période26. On peut cepen- 1951 : Les peintres de Cobra sont officiellement invités à Liège par la Société royale des Beaux-
dant tenter une synthèse. À partir de 1921, Liège prend place dans la tournante des salons officiels Arts. Tant dans son nom que dans ses écrits, le mouvement s’était posé en contempteur de l’aca-
belges, via la Société royale des Beaux-Arts, qui organise aussi des expositions propres. Ces orga- démisme et des joliesses de l’École de Paris : « Nous ne servons pas de cuisine française », avait
nisateurs n’eurent de cesse de chercher un équilibre entre l’hommage aux grands artistes locaux ou écrit Christian Dotremont31.
nationaux confirmés, la mise en valeur des talents vivants et l’ouverture à des formes d’expression
nouvelles, belges ou étrangères.
Parmi les artistes nationaux qui reçoivent l’hommage d’une rétrospective, mentionnons le Vervié-
tois Georges Le Brun et Rik Wouters (1920), décédés durant la guerre, Auguste Donnay (1922) Éva- NOTES
riste Carpentier (1923), Adrien de Witte (1920 et 1927) et Jakob Smits (1928). À plusieurs reprises, 1
Voir supra. 16
PARISSE Jacques, Actuel XX. La peinture à Liège au XXe
2
Voir entre autres DEVILLEZ Virginie, Les peintres belges siècle, Liège, 1975, p. 170.
les initiateurs EURent l’intelligence d’associer à ces rétrospectives des œuvres d’artistes émergents.
dans la tourmente. Du krach économique à la Seconde Guer- 17
Ibidem.
Autour de Le Brun et Wouters était montré un bel échantillon de fauvistes brabançons ; avec de re mondiale, dans Cahiers d’histoire du temps présent, n° 2, 18
SWINNEN Colette, op. cit., p. 87.
Witte, on présenta en 1920 les jeunes Iwan Cerf, Robert Crommelynck, Albert Lemaître et Auguste 1997, p. 35-66, et VILENNE Nadia, Abstraction et création. Le 19
BOSMANT Jules, op. cit., 1930, p. 296.
renouvellement du langage pictural dans l’Entre-deux-guer- 20
On les retrouvera, avec d’autres, comme Jean Donnay, dans
Mambour ; Jakob Smits fut entouré d’expressionnistes belges. res, dans DUCHESNE Jean-Patrick, STIENNON Jacques, le chantier de la décoration du Trianon de Liège, en 1942, avec
Les invitations lancées par les organisateurs sont particulièrement révélatrices de leur vision de RANDAXHE Yves (dir.) De Roger de le Pasture à Paul Delvaux. des peintures très narratives illustrant les chants wallons. Il
Cinq siècles de peinture en Wallonie, Bruxelles, 1988, p. 265- est vrai que nous sommes alors sous l’Occupation.
l’art. En 1921, ils remuèrent ciel et terre pour obtenir la participation de peintres modernes français.
273. 21
BOSMANT Jules, op. cit. 1963, p. 5.
Parmi la septantaine qui acceptèrent, « ni cubiste, ni futuriste, ni dadaïste »27 mais tout de même Dufy, 3
DEVILLEZ Virginie, op. cit., 1997, p. 36. 22
BOSMANT Jules, op. cit., 1930, p. 236.
Van Dongen, Friesz et Matisse – fût-ce avec des œuvres de second rang. On ignore si c’est pour cette
4
MILO Jean, Vie et survie du Centaure, Bruxelles, 1980, 23
SWINNEN Colette, op. cit., p. 102.
p. 173, cité par DEVILLEZ Virginie, op. cit., 1997, p 37. 24
PARISSE Jacques, op. cit, 1975, p. 39.
raison ou par incompréhension que le critique Maurice Kunel éreinta la délégation française ; Delche- 5
BOSMANT Jules, La peinture et la sculpture au Pays de Liè- 25
DEVILLEZ Virginie, Le retour à l’ordre. Art et politique en
vallerie, lui, s’en montra ravi28. En 1931, les organisateurs frappèrent également un grand coup en ge de 1793 à nos jours, Liège, 1930, p. 267-270. Belgique 1918-1945, Bruxelles, 2002, p. 253.
6
BOSMANT Jules, Jean Rets, Bruxelles, 1963, p.  5-6, (coll. 26
Pour un éclairage extensif sur le sujet, voir SWINNEN Co-
invitant une pléiade des meilleurs représentants de « l’art vivant », tels Constant Permeke, Gustave De
Monographies de l’art belge). lette, op. cit.
Smet, Frits van den Berghe, Edgard Tytgat et même René Magritte. Pour s’y mesurer, quatre Liégeois 7
VILENNE Nadia, op. cit., p. 266. 27
SWINNEN Colette, op.cit., p. 101.
avaient été choisis avec soin : Caron, Crommelynck, Mambour et Scauflaire. En 1933, pour célébrer le
8
SWINNEN Colette, Les Salons officiels de peinture à Liège 28
Il écrit : « […] rendons hommage une fois de plus à cette
de 1883 à 1940, mémoire de licence en histoire de l’art et France qui nous a envoyé tant de belles œuvres  », cité par
centenaire de la Société royale des Beaux-Arts, ses dirigeants proposèrent de rassembler des œuvres archéologie, dactylographié, vol. 1, Université de Liège, 1990, SWINNEN Colette, op. cit. p. 114.
autour du thème « Le visage de Liège ». De nombreux artistes bruxellois et flamands répondirent à p. 87. 29
RENWART Marc, Libres échanges. Une histoire des avant-
9
SWINNEN Colette, op. cit., p. 114. gardes au pays de Liège de 1939 à 1980, Liège, Yellow Now,
cette invitation ; c’est lors de cet événement que Mambour proposa son puissant Nu de fer (fig. 3). 10
BOSMANT Jules, op. cit., 1930, p. 267. 2000.
Au fil de ces manifestations, leurs organisateurs, même s’ils n’avaient pas présenté la pointe la 11
Rapporté dans PARISSE Jacques, Auguste Mambour. Une 30
DEVILLEZ Virginie, Le retour à l’ordre. Art et politique en
plus avancée des avant-gardes belge et étrangère, avaient largement contribué à élargir la culture œuvre, un destin, Bruxelles, 1984, p. 55. Belgique 1918-1945, Bruxelles, 2002, p. 401
12
Ibidem. 31
RANDAXHE Yves, Aux sources du langage pictural : de Co-
picturale des artistes et des amateurs, tout en offrant une tribune aux meilleurs des créateurs lo- 13
BOSMANT Jules, op. cit., 1930, p. 270. bra à l’art actuel, dans DUCHESNE Jean-Patrick, STIENNON
caux. En cela, et compte tenu d’un certain tropisme français, ils avaient en quelque sorte préparé le 14
VILENNE Nadia, op. cit., p. 270. Jacques, RANDAXHE Yves (dir.), op. cit., p. 285-306.
15
BOSMANT Jules, op. cit. 1963, p. 5-6.
public aux achats de Lucerne.

90 91
B. MATOUL et M. DEGRYSE, Billet de 100 francs belges, 1995, 7,6 x 13,9 cm.

© Banque nationale de Belgique.

Lyonel FEININGER, Zirchow VI, 1916, huile sur toile, 81,7 x 100,5 cm.

© Memorial Art Gallery of the University of Rochester : Marion Stratton Gould Fund.
Julie Bawin
Professeur adjoint – experte scientifique, Université de Liège

De la vente de Lucerne
à l’affaire Picasso
Points de vue actuels

Un nom revient systématiquement lorsque l’on évoque à Liège la vente de Lucerne : Picasso. Son
Déjeuner sur l’herbe, plus connu sous le titre de La famille Soler, fut acheté par la Ville de Liège à
Lucerne en juin 1939, après qu’il ait été confisqué deux ans plus tôt par les nazis au Musée Wallraf-
Richartz de Cologne qui l’avait acquis en 1913. Avec lui, d’autres tableaux majeurs, patiemment
accumulés par d’audacieux musées allemands, entrèrent dans les collections liégeoises, parmi
lesquels le Sorcier de Gauguin et La Maison bleue de Chagall. L’attention particulière portée à La
famille Soler ne s’explique pas seulement par son format inhabituel, ses retouches successives ou
la notoriété inégalée de son auteur. Cette œuvre, décrochée des cimaises de son musée et vendue
aux enchères parce qu’elle était jugée comme « dégénérée » par le gouvernement d’Hitler, a ceci
d’emblématique qu’elle a scandé la vie artistique et culturelle liégeoise de deux événements au fort
retentissement. Il y eut tout d’abord son acquisition qui, en dépit du contexte trouble dans lequel
elle eut lieu, marqua l’avènement de l’art moderne à Liège ; il y eut ensuite l’hypothèse émise, cinq
décennies plus tard, de revendre ce tableau pour renflouer les caisses de la ville, une proposition qui
donna lieu à ce que les Liégeois eux-mêmes ont appelé « l’affaire Picasso ».
Outre ce que ces deux épisodes nous apprennent sur l’histoire des idées et des mentalités et,
plus précisément, sur l’évolution des politiques et des institutions culturelles à Liège, ils font aussi
largement écho à l’actualité artistique. La vente de Lucerne, bien qu’organisée en toute légalité, ne
peut échapper aux questionnements que posent les actions menées aujourd’hui en faveur de la
Pablo PICASSO, La famille Soler, 1903, huile sur toile, 150 x 200 cm. restitution des œuvres confisquées et spoliées par les nazis. Quant à l’affaire Picasso, elle appelle
Musée des Beaux-arts de Liège (BAL). © Ville de Liège. des comparaisons avec des événements récents, comme celui ayant conduit le gouvernement por-
tugais à vendre aux enchères une collection de 85 œuvres de Miró – une vente annulée in extremis
par la maison Christie’s  – ou encore celui concernant le Delaware Art Museum, sanctionné pour
avoir aliéné une partie de ses collections dans le but de payer ses dettes.
Comment faire résonner ces deux « affaires » aux oreilles de ceux qui n’en ont jamais entendu
parler ? Par une analyse rigoureuse de l’histoire, par la mise à jour et le déchiffrage de documents
inédits, mais aussi par les témoignages de ceux qui, ayant vécu de près l’affaire Picasso, se sont
interrogés sur les circonstances qui ont présidé à l’acquisition du tableau du maître espagnol en
1939. Les entretiens retranscrits ci-dessous ont été menés dans une telle optique. Guy Vandeloise,
Jean-Pierre Ransonnet, Philippe Delaite et Jacques Charlier sont autant d’artistes et de personnali-
tés du monde de l’art qui se sont engagés avec passion dans les débats tournant autour de la vente
supposée du Picasso et qui ont aussi connu de près les conséquences, tant sur le plan économique

95
JULIE BAWIN De la vente de Lucerne à l’affaire Picasso

que symbolique, des achats liégeois faits à Lucerne. L’intérêt de ces quatre témoignages réside Avez-vous connu Jules Bosmant, l’initiateur principal de ces achats ?
aussi dans le fait que la personnalité des répondants y apparaît en creux. La mémoire universelle Je ne l’ai pas connu personnellement, mais je sais que c’était un homme qui défendait l’art mo-
et anonyme cède ainsi la place à des mémoires individuelles qui agissent ensemble pour proposer derne et, surtout, qui plaidait pour un art contemporain de qualité à Liège. Pour moi, c’est là son
une autre lecture de l’histoire. grand mérite, car un tel soutien apporté aux artistes ne se manifeste plus aujourd’hui. Dans l’un de
ses ouvrages, Bosmant avait écrit que l’une des particularités des artistes liégeois était de travailler
en « tirailleurs isolés ». Il avait là parfaitement raison. C’est d’ailleurs encore très perceptible à l’heure
Guy Vandeloise. Guy Vandeloise actuelle.
© Daniel Fauss
Historien d’art et plasticien, né à Liège en 1937
Et Jacques Ochs, l’avez-vous connu ?
Quel regard portez-vous sur les achats liégeois faits dans le Non, à cette époque il était directeur de l’Académie des Beaux-Arts de Liège. C’était un carica-
cadre de la vente de Lucerne ? turiste réputé, mais un peintre relativement conventionnel. À ma connaissance, il n’était pas particu-
Pour moi, il s’agit d’un acte remarquable. J’aurais d’ailleurs lièrement un défenseur de l’art moderne et j’ai d’ailleurs été étonné d’apprendre qu’il avait été mêlé
souhaité que cela se poursuive. La somme d’argent investie pour aux achats liégeois faits à Lucerne.
faire ces acquisitions a été conséquente et, si l’on avait continué
en ce sens après 1945, il est évident que les collections muséales Venons-en à présent à ce que l’on a appelé « l’affaire Picasso ». Que pouvez-vous nous en
liégeoises seraient bien plus riches qu’elles ne le sont à l’heure dire aujourd’hui et quel a été votre rôle ?
présente. Ce qui me paraît aussi important à relever, c’est qu’en Il existe deux points de départ à cette affaire : d’abord, la faillite de la Ville de Liège et, en deuxiè-
1939, les villes de francophonie n’étaient guère ouvertes à l’art me lieu, la médiocrité des pouvoirs publics. Les politiques ne savaient alors qu’une seule chose des
moderne. Même à Paris, il faudra attendre l’après-guerre pour tableaux acquis à Lucerne : leur valeur pécuniaire. Les vendre pour renflouer les caisses ne les em-
qu’un tableau de Picasso figure dans un musée. Si ma mémoire barrassait donc nullement. Lorsque le Collège communal de la Ville de Liège projette de vendre La
est bonne, c’est le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris qui détiendra le premier Picasso, et non famille Soler de Picasso, je suis alors professeur d’histoire de l’art à l’Académie des Beaux-Arts. Je
par achat, mais par donation. Ainsi le désir d’acheter, à la fin des années 1930, des œuvres d’art participe aux nombreuses actions menées par mon école pour défendre la sauvegarde du tableau,
moderne constitue selon moi un acte héroïque, surtout lorsque l’on sait que l’Europe de l’Entre- mais je fais aussi paraître dans la revue d’art contemporain + - O un texte intitulé « Sommes-nous
deux-guerres était alors marquée par le fameux Retour à l’ordre. les ”basanés” de la Communauté française de Belgique ? »

Il ne s’agit toutefois pas d’une vente anodine. Celle-ci fut organisée au seul profit du Troi- Pourquoi ce titre ?
sième Reich et est née d’une campagne de purge dans les collections publiques allemandes. Et bien parce que je savais pertinemment qu’en dehors des ambitions liégeoises, qui étaient de
Ne pourrait-on dès lors pas accuser les acheteurs liégeois d’avoir profité de la barbarie nazie renflouer les caisses, il y avait aussi les appétences de la Communauté française. Celle-ci espérait
pour enrichir, à moindre prix, leurs collections muséales ? bien récupérer quelques sous de cette vente, et cela à des fins qui n’étaient certainement pas lié-
C’est compliqué, de fait. Je m’imagine dans ce type de contexte et je ne sais franchement pas geoises. Cet article paru dans la revue + - 0 eut, je crois, un réel impact sur l’opinion publique. Je n’ai
comment j’aurais réagi. Donner de l’argent à Hitler et à ses « copains », c’est évidemment extrême- évidemment pas été le seul à marquer publiquement mon désaccord. D’autres se sont montrés fa-
ment condamnable. En ce sens, on pourrait même voir ces achats comme un acte de « collabora- rouchement opposés à la vente du Picasso. À l’Académie des Beaux-Arts, nous avons organisé une
tion ». Mais en réalité, je pense qu’il n’existait pas de bonne solution. Car participer à la vente de série de manifestations destinées à démontrer l’aberration d’un tel projet. Ce qui fut particulièrement
Lucerne, c’était surtout une façon de sauver des œuvres qui, considérées comme « dégénérées » réussi dans cette histoire, c’est que d’un problème a priori liégeois, nous sommes passés à un débat
par les nazis, auraient pu être détruites si personne ne s’y était intéressé. plus général portant sur des pratiques qui, si nous les avions acceptées sans broncher, auraient pu
se généraliser dans d’autres pays et dans d’autres musées. Je suis convaincu que si nous avions
N’avez-vous jamais songé à une éventuelle restitution aux musées allemands ? laissé les décideurs politiques vendre La famille Soler, cela aurait laissé planer l’idée qu’il est permis
C’est bizarre, mais non, je n’y ai jamais pensé. Cela vient peut-être du fait que je suis un enfant de de vendre son patrimoine dès lors qu’un problème financier surgit. Voyez d’ailleurs ce qui se passe
la guerre. Il n’est nul besoin de rappeler que ce fut une période épouvantable. J’ai été caché dans les aujourd’hui au Portugal. Parce que ce pays est touché par une grave crise économique, certains
caves, j’ai vu des monuments historiques de ma ville détruits et puis, bien sûr, j’ai eu peur pour ma ont parlé de vendre des œuvres de Miró pour renflouer les caisses. On en revient donc à une posi-
vie. Tout cela fait que la question que vous me posez, je n’y ai jamais songé. Vous savez, le regard tion qui, en exagérant à peine, n’est pas si éloignée de celle d’Hitler lorsqu’il s’autorise à piller les
sur l’histoire se modifie en fonction des générations et des lieux. musées allemands. La différence est qu’aujourd’hui, nous sommes confrontés à ce que j’appelle le
« fascisme ordinaire » et que, bien entendu, personne n’osera plus jamais parler d’art dégénéré.

96 97
JULIE BAWIN De la vente de Lucerne à l’affaire Picasso

Vous n’étiez pas seul à militer contre la vente de La famille Soler. Mais peut-on pour autant Jean-Pierre Ransonnet Jean-Pierre
Ransonnet.
parler d’un combat unanimement mené par le milieu artistique et intellectuel liégeois ? Plasticien, né à Lierneux en 1944 © Patricia
Mathieu.
Certainement pas. Il y eut en réalité bien plus d’indifférence qu’on ne veut bien le dire aujourd’hui.
À ceux qui étaient insensibles à l’affaire s’ajoutaient ceux qui ne voulaient tout simplement pas s’en En 1939, une délégation liégeoise se rend à la Galerie Fis-
mêler, craintifs qu’ils étaient de se mettre à dos les politiques. cher à Lucerne afin d’y acheter des œuvres qui, qualifiées de
« dégénérées » par le régime nazi, ont été confisquées à des
Parmi ces indifférents, n’y en avait-il pas aussi qui, dans le prolongement de la pensée mi- musées allemands. La Ville de Liège acquiert ainsi plusieurs
litante de Mai 68, considéraient qu’il était plus important de sauver la culture à Liège que de « chefs-d’œuvre », parmi lesquels La famille Soler de Picasso,
protéger des joyaux du patrimoine ? Dit autrement, n’y avait-il pas chez certains le rejet de la Le sorcier d’Hiva-Oa de Gauguin et La maison bleue de Cha-
fétichisation du chef-d’œuvre muséal ? gall. Quel regard portez-vous sur cet événement ?
Il y avait bien évidemment des positions « anarchisantes » de ce type. Mais ce que je crois sur- Et bien, je me demande encore aujourd’hui comment les Lié-
tout, c’est que les indifférents, tout comme les partisans de la vente, n’étaient au fond que très peu geois ont pu réussir un coup pareil. Et bien oui, quand je regarde
intéressés par l’histoire de l’art. Il y avait – et il y a encore – un détachement des artistes vis-à-vis du ce qui se passe aujourd’hui à Liège, je me dis que ces gens [Jules
passé, mais aussi un manque d’intérêt à l’égard de l’autre. Bosmant, Jacques Ochs, Auguste Buisseret] furent extrêmement
lucides et qu’ils jouèrent là un rôle capital dans la défense de l’art moderne. En relisant les docu-
Vous êtes historien d’art, mais aussi plasticien. Si vous deviez réaliser une œuvre exprimant ments relatifs à cet achat, je me dis aussi que ce qui fut remarquable, c’est qu’il y eut une véritable
votre point de vue sur ces deux épisodes que sont la vente de Lucerne et l’affaire Picasso, que cohésion entre le public et le privé. Plusieurs mécènes se sont investis dans ce projet d’achat et ce
donneriez-vous à voir ? sont eux qui ont mis à la disposition de la Ville de Liège une somme très importante [5 millions de
Vous me prenez au dépourvu, en tout cas pour ce qui est de la vente de Lucerne. En revanche, à francs belges]. Toutes les forces possibles étaient ainsi réunies et cela ne s’est jamais vu depuis. Il
propos de Picasso, j’ai réalisé un tableau au moment même de l’affaire. Pour en conserver le souve- suffit de comparer l’investissement fait en 1939 pour acquérir des œuvres d’art moderne aux achats
nir, j’avais écrit son titre sur une toile de format identique. Réservé en blanc sur fond noir, j’en faisais qui ont été faits par la suite et on s’apercevrait encore davantage de ce que représente, sur le plan
le deuil. Mais, une fois la peinture terminée, je lus « La famille solaire » (fig. 1). Je sus à ce moment symbolique surtout, les achats faits à Lucerne.
qu’elle ne quitterait pas le Mamac.
Le contexte dans lequel ces acquisitions ont été faites ne pose-t-il pas question ?
Si, bien entendu. Mais c’est ce qu’il fallait faire. Acheter à Lucerne, c’était sauver des œuvres.
Fig 1.
Guy
VANDELOISE, Sauver des œuvres, oui. Mais en achetant ces tableaux, ne nourrissaient-ils pas les caisses
Peinture de
circonstance, du parti nazi ?
1989, 150 x Oui, mais c’est justement la raison pour laquelle ils ne voulaient pas acheter les tableaux à un prix
200 cm, huile sur
toile, collection de trop élevé. Les acheteurs liégeois savaient très bien à quel type de vente ils avaient affaire. Certains
l’artiste. d’entre eux étaient proches du parti communiste, étaient engagés à gauche et, donc, se sont forcé-
ment posé cette question. Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : il y avait une opportunité
inédite d’acheter des œuvres formidables qui, sans cela, auraient été probablement détruites par les
nazis. Du moins, c’est ce que les acheteurs pouvaient aisément supposer.

Une fois la guerre terminée, ces œuvres n’auraient-elles pas pu être restituées aux musées
allemands qui en étaient les propriétaires ?
Le nœud du problème dans cette histoire, c’est que tout cela s’est fait légalement. Évidemment,
je ne peux pas savoir ce que moi, en tant qu’homme et artiste, j’aurais fait, ni en 1939, ni après
1945. Mais ce que je peux dire aujourd’hui, et avec le recul, c’est que ces acquisitions ont joué un
rôle très important dans le développement de la culture et dans la défense de l’art moderne à Liège.
La réputation de la ville s’est faite en grande partie grâce à la présence de ces tableaux dans les
collections. Et il ne faut pas oublier que c’est aussi grâce à eux que les échevins successifs ont pu

98 99
JULIE BAWIN De la vente de Lucerne à l’affaire Picasso

monter des expositions importantes, et cela rien que par une politique d’échanges avec d’autres Philippe Delaite
musées. Encore aujourd’hui, Picasso, Gauguin, Chagall et Kokoschka participent à la notoriété de Professeur d’historien de l’art,
nos collections. Et puis, personnellement, j’ai toujours été heureux de voir ces peintures et je les ai graveur et photographe, né à Huy en 1952
toujours regardées pour ce qu’elles sont en tant qu’œuvres.
Lorsque l’on évoque l’affaire Picasso, il est souvent question
Cinquante ans après ces acquisitions faites à Lucerne, un autre événement vient marquer du rôle joué par l’Académie royale des Beaux-Arts dans l’or-
la vie culturelle liégeoise : le projet, par les autorités politiques de la Ville, de vendre La famille ganisation d’événements visant à convaincre l’opinion publi-
Soler de Picasso. Quel regard portez-vous sur cette affaire ? que de la gravité que représenterait la vente de La famille So-
C’était un véritable scandale ! On ne peut vendre une œuvre du patrimoine, et ce sous aucun ler. Au moment des faits, vous êtes directeur de l’Académie.
prétexte. Ce qui était particulièrement révoltant dans cette histoire, c’est qu’on essayait de nous Quels en sont vos souvenirs aujourd’hui ?
faire croire que l’argent issu de cette vente allait aider des artistes à travailler. Mais c’était faux, évi- Je me le rappelle très bien. Un jour, René Debanterlé et André
demment. L’échevin de la Culture, Hector Magotte, ne savait pas lui-même ce qu’il devait faire. Un Delalleau sont venus me voir et m’ont fait part de leur indigna-
jour, on lisait dans la presse qu’il voulait vendre ; le lendemain, il revenait sur sa décision. Ce qui, en tion face à ce projet de vente. J’ai alors immédiatement soutenu
revanche, a été très positif, c’est que cette affaire a réveillé certaines consciences et a suscité un l’idée de lancer, au sein de l’établissement, une série d’opéra-
véritable engagement. tions de sensibilisation et d’information sur Picasso et de pallier ainsi une certaine méconnaissance
ou incompréhension du grand public. Je me souviens surtout de la « Semaine pour Picasso », une
Quel a été votre engagement ? semaine au long de laquelle furent organisées de nombreuses conférences et des projections de
En tant que professeur à l’Académie des Beaux-Arts, j’ai participé à un important mouvement films, parmi lesquelles le Mystère Picasso de Clouzot. Les travaux d’étudiants, qui avaient été ini-
contre la vente de ce tableau. Il faut dire que l’Académie s’était vraiment engagée dans cette affaire : tiés avec enthousiasme dans les différents ateliers de l’Académie, furent exposés et l’opération prit
il y a eu la fameuse caisse de Jacques Charlier (fig. 2), mais aussi une fresque réalisée par des étu- fin avec l’installation de la caisse factice de Jacques Charlier dans le Passage Lemmonier (fig. 2).
diants (fig. 3), sans parler des diverses actions menées dans la ville. À la Galerie L’A, dont je m’étais Mon rôle dans cette affaire fut aussi de recueillir l’avis de personnalités extérieures à Liège, car on
occupée pendant de nombreuses années, un débat avait été organisé en présence d’Hector Ma- savait très bien que c’était là le seul moyen d’influencer les politiques dans leur décision. J’ai alors
gotte et de Jean-Pol Baras, directeur de cabinet du ministre socialiste Valmy Féaux ; ce Baras qui, écrit de nombreuses lettres en posant une question toute simple : « Êtes-vous pour ou contre la
on ne l’a peut-être pas assez dit, était l’un des principaux initiateurs du projet de vendre le Picasso. vente du Picasso ? » J’ai alors reçu des réponses de personnalités aussi illustres que Michel Ra-
Je me souviens encore l’entendre soutenir cette vente en invoquant une pratique coutumière aux gon, René Huyghe, Niele Toroni, Pierre Restany, Georges Duby, Harald Szeemann, Emmanuel Le
musées étrangers. Roy Ladurie, etc.

Cette prise de position aurait-elle été la même si le projet de vente avait concerné une
autre œuvre que La famille Soler de Picasso ?
Fig. 2.
Jacques C’est une bonne question, car il est certain que l’engagement de l’Académie était principalement
CHARLIER, D’une
caisse à l’autre,
lié au fait que le projet de vente concernait une œuvre d’art moderne. Mais je suis certain que si les
1989, installation politiques avaient voulu se séparer de l’évangéliaire de Notger, par exemple, d’autres se seraient
au passage
Lemmonier à chargés de lancer le débat. L’Académie des Beaux-Arts n’a d’ailleurs pas été la seule institution
Liège, collection
privée.
à s’engager. L’Université de Liège et l’asbl Les amis des Musées liégeois ont également joué un
rôle de premier plan dans les opérations de sensibilisation auprès du grand public. Ce qu’il faut en
Fig. 3.
Photo de famille, outre souligner, c’est que le tableau de Picasso n’aurait jamais intéressé nos politiques si quelques
Académie royale
des Beaux-Arts,
semaines auparavant, ils n’avaient pas appris que certaines œuvres de la période bleue du peintre
21 mars 1990. espagnol avaient été vendues à des prix très élevés. Jean-Pierre Rouge, qui était alors conservateur
au Musée d’art moderne et d’art contemporain, m’avait d’ailleurs raconté qu’on lui téléphonait ré-
gulièrement pour connaître le prix de revente du Picasso.

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JULIE BAWIN De la vente de Lucerne à l’affaire Picasso

Dans le cadre des nombreux débats organisés autour de cette affaire, certains intellectuels Cela signifie-t-il que vous remettez en cause la légitimité morale de ces achats faits à Lu-
se montrèrent partisans de la vente, avançant l’argument selon lequel ce tableau n’apparte- cerne ?
nait pas vraiment au « patrimoine wallon ». Que voulaient-ils dire par là ? Se référaient-ils au Oui et non. J’ai plusieurs choses à dire sur cet épisode de 1939. J’y vois d’abord un acte très fort
contexte dans lequel La famille Soler avait été acquise ? en matière de défense et de promotion de l’art moderne. Je n’ai jamais vu à Liège se réunir autant
Non, je ne pense pas. Je crois que ces quelques rares intellectuels à avoir pris position en faveur de monde autour de la cause artistique. Tant les politiques que les collectionneurs privés et les in-
de la vente pensaient que l’argent qui en ressortirait aiderait les musées liégeois à se relever des tellectuels liégeois ont adhéré au projet d’acheter ces tableaux et cela continue encore aujourd’hui
difficultés financières qu’ils connaissaient alors. C’était évidemment extrêmement naïf comme point de m’étonner dans le bon sens du terme. Mais en même temps, je ne peux m’empêcher de penser
de vue. Mais il était isolé, car j’ai le souvenir d’un milieu intellectuel et artistique uni pour la sauve- aux musées allemands qui ont été privés pour toujours des œuvres des artistes auprès desquels ils
garde de notre patrimoine. s’étaient engagés.

Je crois savoir que vous vous êtes particulièrement intéressé à cet épisode historique de la Si cela avait été possible, pensez-vous que ces œuvres auraient dû être restituées ?
vente de Lucerne. Cet intérêt est-il né dans le cadre de l’affaire Picasso ? Oui, assurément. Je n’ai d’ailleurs jamais compris qu’aucun réel débat public ne s’organise
Oui, certainement. C’est à partir de cette époque que je me suis posé de nombreuses ques- autour de cette question. Je me rends évidemment compte que c’est un sujet délicat, car ces ta-
tions et je dois bien vous avouer que cette histoire, qui va des expositions « d’art dégénéré » au bleaux n’ont pas été volés à des collectionneurs privés, mais il n’empêche : leur prise arbitraire et
décrochage de tableaux dans les musées allemands en passant par la destruction d’œuvres, me leur revente s’inscrivent dans l’histoire de la barbarie nazie. C’est une affaire trouble et vous êtes
fait encore aujourd’hui froid dans le dos. Je ne peux m’empêcher de penser aux artistes qui ont été d’ailleurs la première à qui j’en parle, même si – comme je viens de le dire – j’y ai beaucoup pensé
concernés par des actes d’une telle sauvagerie. Imaginez-vous tous ces peintres qui, après avoir au moment où je me suis engagé contre la vente du Picasso.
été soutenus sous la République de Weimar, se voient répudiés de la sorte. C’est d’une violence
inouïe. Mais je me dis toujours que ces tableaux, s’ils n’avaient pas été achetés à Lucerne en Lors des débats organisés autour du projet de vente du Picasso en 1989, fut-il à un moment
1939, auraient probablement été brûlés ou détruits. Nous savons par ailleurs avec certitude que donné question des circonstances qui avaient présidé à son acquisition cinquante ans plus
les acheteurs liégeois ne cautionnaient pas le régime nazi et qu’ils étaient guidés par deux objec- tôt ?
tifs : sauver des œuvres et profiter de l’occasion pour faire démarrer une collection d’art moderne On en a évidemment parlé, notamment par l’intermédiaire du dossier Le syndrome Picasso, pu-
à Liège. J’aurais évidemment préféré que cette collection débute d’une autre manière et dans un blié par l’Académie des Beaux-Arts et les Éditions Yellow Now. Jean-Paul Depaire, qui était profes-
autre contexte, mais cela fait partie de notre histoire et nous avons justement l’occasion d’y réflé- seur à l’Académie, avait mené de nombreuses recherches sur les achats de Lucerne et il avait ainsi
chir aujourd’hui. contribué à sensibiliser les Liégeois à cet épisode de l’histoire. Mais en même temps, jamais ne fut
posée la question de la restitution, car cela aurait déplacé le débat et ce que nous voulions surtout,
c’était faire comprendre que les pouvoir publics ne pouvaient en aucun cas vendre arbitrairement
une œuvre du patrimoine.
Jacques Charlier
Plasticien, né à Liège en 1939 Revenons justement à votre action et, en particulier à l’installation D’une caisse à l’autre
qui, tel un hommage à votre ami Marcel Broodthaers, fut exposée dans le Passage Lemmo-
En 1989, au moment où l’affaire Picasso  éclate à Liège, nier à Liège. Quel en était le propos ?
vous vous engagez dans les débats et vous organisez une Au-delà du clin d’œil à Broodthaers, la caisse de transport permettait d’évoquer plusieurs cho-
action consistant à exposer, dans un endroit stratégique du ses, à commencer par le statut conféré au tableau de Picasso par les autorités politiques, lesquelles
centre-ville, une caisse censée enfermer La famille Soler. y voyaient d’abord une valeur marchande (fig. 2). La caisse permettait aussi d’évoquer l’enferme-
Pour quelles raisons vous êtes-vous mobilisé de la sorte ? ment dans lequel nous nous trouvions à Liège, mais aussi l’idée du voyage, car La famille Soler était
Ce qui a guidé mon engagement dans cette affaire est in- sans doute l’une des œuvres qui avait été le plus souvent prêtée à des musées étrangers. La boîte
timement lié à l’histoire de ce tableau, et en particulier à son avait donc été fabriquée par le menuisier de l’Académie aux dimensions du tableau et nous avions
achat lors la vente de Lucerne. Je ne pouvais accepter l’idée décidé de la placer dans l’un des endroits les plus fréquentés de la ville. Le passage Lemmonier est
que l’on puisse se faire une deuxième fois de l’argent sur le un lieu privé et nous avions donc dû demander l’autorisation de son propriétaire pour l’installer un
compte des musées allemands. Oser imaginer un projet de re- jour de grande affluence en son axe principal. Pour suggérer l’idée de protection – car c’est bien
vente d’une œuvre acquise dans le contexte que l’on connaît montre bien à quel point il y avait un ce que nous faisions : protéger cette œuvre –, nous avions entouré la caisse vide de cordons de
manque profond de réflexion de la part des politiques. velours rouges attachés à des poteaux protocolaires et, surtout, nous avions engagé un véritable

102 103
JULIE BAWIN De la vente de Lucerne à l’affaire Picasso

Fig. 7.
agent de la firme Securitias pour la surveiller. Cette installation avait, en une seule journée, attiré Guy
l’attention de nombreux passants auxquels étaient aussi distribués des faux billets de banque à VANDELOISE,
Sommes-nous les
l’effigie de Picasso (fig. 4). Ces billets avaient été confectionnés par deux étudiants de l’Académie : « basanés » de
la Communauté
Henri Defresne et Raphaël Lanza. française de
Belgique, dans
+ - 0, 52 bis,
avril 1989, p. 1-2
(extraits).
Fig. 4.
Henri DEFRESNE
et Raphaël
LANZA, Picasso-
Dollar, 1989,
papier imprimé
distribué aux
passants.

Fig. 5.
Raphaël LANZA,
Guernicatastrophe,
1989,
8,1 x 17 cm, encre
et aquarelle sur
papier, collection
particulière.

Fig. 6.
PHIL, La famille
Solex, 1989,
14,7 x 18 cm,
encre et mine
de plomb sur
papier, collection
particulière.

104 105
JULIE BAWIN

Fig. 7.
Guy
VANDELOISE,
Sommes-nous les
« basanés » de
la Communauté
française de
Belgique, dans
+ - 0, 52 bis,
avril 1989, p. 1-2
(extraits).

BAL (MUSÉE DES BEAUX-ARTS DE LIÈGE), Lettre de Jacques Ochs à C. Dangotte à Bruxelles, le 14 août 1939.

© Ville de Liège.

106
Sébastien Charlier
Doctorant en histoire, Université de Liège

L’architecture moderne
à Liège dans les années 1930

La fin de la Première Guerre mondiale marque la reprise du travail des architectes après quatre
longues années d’inoccupation forcée. La tâche est immense ; la pression démographique, les des-
tructions et la mise à l’arrêt de l’industrie ont plongé la population dans la pire crise du logement que
la Belgique ait connue. Très vite, le gouvernement prend une série de dispositions comme la créa-
tion de la Société nationale des habitations à bon marché et l’octroi de primes à la construction. En
Flandre et à Bruxelles, des architectes qui s’étaient expatriés aux Pays-Bas pendant la guerre sont
appelés à expérimenter de nouvelles techniques destinées à diminuer les coûts de construction.
Des personnalités comme Huib Hoste, Victor Bourgeois ou Antoine Pompe proposent des solutions
inédites basées sur la standardisation tout en y associant une esthétique en phase avec les théories
plastiques développées par l’avant-garde européenne.
De son côté, Liège détourne le regard. Ville bourgeoise et libérale, la Cité ardente préfère le bon
goût « à la française » du style Beaux-Arts ou le régionalisme qui flatte son identité principautaire.
Quant à l’Art déco qui arrive de Paris en 1925, il ne fait qu’ajouter un nouveau vocabulaire à un ré-
pertoire déjà riche en ornements de tous genres.
Fig. 1.
Ainsi, alors que la scène internationale est bous- Couverture de la
culée par des personnalités revendiquant une revue L’Equerre,
n° 12, décembre
architecture rationnelle, Liège, indifférente, se re- 1934.
pose sur la tradition : la décoration, le recours aux
matériaux naturels et l’artisanat sont encore des
éléments essentiels de la pensée architecturale.
Cette situation pousse la presse architecturale
à trouver à Liège un terreau favorable. S’inscrivant
dans un contexte européen qui voit se multiplier
les initiatives éditoriales, plusieurs revues dédiées
au bâtiment font une entrée fracassante dans les
kiosques. C’est d’abord La Technique des travaux
(1925-1940 ; 1947-1977), périodique commercial
édité par la Compagnie internationale des pieux
Frankignoul, qui vante les mérites du béton et qui
André DERAIN, Les salines de Martigues, 1913, huile sur bois, 72 x 57 cm.
contribue à diffuser parmi les ingénieurs et les
Beyrouth, collection privée.
architectes les images fascinantes des œuvres

109
SÉBASTIEN CHARLIER L’architecture moderne à Liège dans les années 1930

de Le Corbusier, Giuseppe Terragni ou Walter Gropius. Vient ensuite Le Rez-de-chaussée (1928), progrès : ascenseurs, antenne T.S.F., locaux pour Fig. 4.
Maison Sanquin,
l’éphémère organe de l’Association des Architectes de Liège, qui mêle considérations profession- vélos, buanderie et séchoirs en sous-sols. Domi- arch. Yvon Falise,
nelles et culturelles sous la direction du critique Jules Bosmant. Et puis surtout, il y a L’Équerre né par un parement en briques, le complexe té- 1932. Extrait de
Bâtir, n° 9,
(1928-1939), revue doctrinaire fondée par quelques étudiants de l’Académie des Beaux-Arts avec moigne de l’influence qu’exercent les Pays-Bas 15 août 1933.
l’appui de Victor Bourgeois et du poète Georges Linze, qui s’engage dans la lutte contre l’acadé- auprès des architectes belges dans la construc-
misme (fig.1). Dirigée par Yvon Falise1, elle devient l’un des principaux outils de propagande des tion des logements collectifs.
théories du Mouvement moderne en Belgique se faisant notamment l’écho des Congrès internatio- L’habitation privée reste quant à elle toujours
naux d’architecture moderne (Ciam). Pour la première fois à Liège, des architectes s’approprient les attachée à la décoration. Le modernisme est,
concepts de l’architecture fonctionnelle tout en revendiquant une architecture « sociale » c’est-à- particulièrement pour la bourgeoisie, politique-
dire une habitation saine et économique accessible au plus grand nombre. ment marqué du sceau « révolutionnaire ». Il est
À Liège, c’est d’abord dans le domaine du logement social qu’il faut aller chercher les premiè- vrai que tant Victor Bourgeois que les membres
res expressions du modernisme. En 1930, sur le plateau du Tribouillet, un concours d’habitations de L’Équerre ne cachent pas leur affinité avec
ouvrières est organisé dans le cadre l’exposition internationale de Liège. Louis Herman de Koninck l’idéologie du POB. En 1930, peu après un voya-
et Victor Bourgeois y mettent en œuvre les théories de l’habitation minimum théorisées au Ciam de ge aux États-Unis où il a côtoyé Franck Lloyd
Francfort en 1929 (fig. 2). Les maisons destinées à des ouvriers et des petits employés disposent Wright, Joseph Moutschen, professeur à l’Aca-
de tout le confort moderne – notamment une cuisine équipée et une salle de bain – dans un espace démie des Beaux-Arts, réalise sur les hauteurs
logique et compact conçu de manière à faciliter les tâches ménagères. De même, les techniques de Jupille son habitation personnelle dans la-
constructives sont tout à fait inédites faisant la part belle au béton, ce matériau du futur dans lequel quelle il met en œuvre une écriture en rupture.
les architectes placent tous leurs espoirs. Ces maisons introduisent pour la première fois à Liège Membre des Ciam, il dessine un cube en béton
une esthétique nouvelle transposant la rationalité du plan dans la façade : fenêtres en bandeaux, dont les dimensions correspondent davantage à celles d’une maison ouvrière qu’à celles d’un
châssis métalliques, toiture plate, absence d’ornements… Bien qu’exceptionnel à l’échelon local, architecte2 (fig. 3). Outre une composition représentant un paysage industriel – un geste en contra-
l’expérience du Tribouillet reste sans lendemain. diction avec le modernisme radical rejetant toute forme de décoration – la construction réunit de
Fig. 2. Les sociétés de logement continuent à privilégier nombreux éléments du langage rationaliste : toiture plate, châssis métalliques, jeu des volumes,
Maisons des formes de tendances régionalistes notam- enduit blanc…
construites
dans le cadre ment dans la cité-jardin de Naniot à Liège (arch. De son côté, extrêmement actif dans le monde culturel3, Yvon Falise décroche ses premières
du concours du
Tribouillet, vue Melchior Jeurgen et alii, 1921-1934) ou en ban- commandes. Les maisons Sanquin et Dauge (fig. 4), toutes deux réalisées en 1932, développent
des façades lieue, à Jupille, dans la cité des Cortils (arch. Jo- une organisation spatiale fonctionnelle qui annonce la naissance de l’habitation moderne. Tout est
arrière, arch.
Louis Herman de seph Moutschen, 1925-1935). pensé pour faciliter les déplacements au sein du foyer de manière à alléger les tâches ménagères.
Koninck, 1930.
© Archives Il faut attendre la seconde moitié des années C’en est terminé de l’hôtel bourgeois traditionnel avec ses hauts plafonds, sa cuisine en annexe et
d’architecture 1930 pour assister à un revirement en matière de ses étages en paliers. La maison repose sur une structure en béton, s’articule en plateaux et dis-
moderne,
Bruxelles. logement social. Pour faire face aux expropria- pose d’une cuisine équipée et d’une salle de bain. Quant aux façades, elles reflètent une esthétique
tions consécutives aux travaux d’assainissement moderniste caractéristique  : enduit blanc, toiture plate, absence d’ornements, suppression de la
d’Outremeuse menés dès 1928, La Maison lié- corniche, châssis métalliques…
Fig. 3.
geoise se lance dans la construction de plusieurs À partir de 1935, les nouvelles tendances tendent à quitter l’avant-garde pour se généraliser. Le
Maison Joseph
Moutschen à immeubles dont l’imposant ensemble de la rue modernisme s’assagit, se crédibilise et se débarrasse de son cachet révolutionnaire et sulfureux.
Jupille, vue de la
façade nord-est, Louis Jamme (arch. Melchior Jeurgen, 1937- Peu à peu, les architectes revisitent le courant en le réinterprétant de manière tempérée pour donner
arch. Joseph
1939). Ce complexe de 174 logements d’une à naissance à un nouvel éclectisme. Certains comme Urbain Roloux ou Jean Plumier proposent une
Moutschen, 1930,
collection privée. quatre chambres dispose de tout le confort mo- écriture misant sur le jeu des volumes mais où la décoration reste encore présente que ce soit en
derne  : salles de bain et wc privatifs, raccorde- façade ou dans les aménagements intérieurs.
ment à l’électricité et au gaz, vide-poubelle, par- Les années 1930 sont aussi marquées par l’essor d’une nouvelle typologie. Soutenus par la loi
lophone, ouvre-porte électrique… Les équipe- sur la copropriété de 1924 et s’inscrivant dans un contexte voyant la fin de la domesticité, les im-
ments communs sont nombreux et démontrent meubles à appartements se multiplient et répondent aux aspirations d’une bourgeoisie qui délaisse
la volonté des sociétés d’offrir à tous l’accès au les hôtels de maître et qui est fascinée par les images des gratte-ciels américains. Organisés en

110 111
SÉBASTIEN CHARLIER L’architecture moderne à Liège dans les années 1930

plateaux, les appartements reproduisent à l’horizontale les codes de l’habitation bourgeoise. On y Fig. 6.
Démonstration de
retrouve la séparation entre espaces privés et de réception ainsi que les locaux destinés au service. gymnastique sur
l’esplanade de la
Formellement, ces immeubles témoignent de l’extraordinaire diversité des courants qui émaillent rive droite et, en
l’Entre-deux-guerres, allant de l’Art déco (immeuble Halleux, arch. Paul Petit, 1930) au classicisme arrière plan, Palais
du Génie civil,
moderne (immeuble Fagard, arch. Louis Rahier, 1937-1939) en passant par le modernisme (immeu- arch. Bage, Brahy,
Joseph et Martin,
ble « L’Intégrale », arch. Groupe L’Équerre, 1938-1941). 1939.
L’arrivée au pouvoir du POB dans la seconde moitié des années 1930 marque un tournant dans © Centre
d’Archives et de
l’architecture des infrastructures publiques grâce à l’arrivée de Georges Truffaut à la tête de l’éche- Documentation de
la CRMSF, Liège
vinat des Travaux publics. Sensible aux revendications « sociales » des rédacteurs de L’Équerre, le - fonds de la Ville
socialiste nomme Jean Moutschen directeur du service de l’architecture de la ville. Avec le soutien de Liège.

de l’Office du redressement économique (OREC), dont la direction artistique est confiée à Henry van
de Velde, la ville se dote de nouvelles plaines de jeux, d’installations sanitaires et d’écoles comme le
Lycée de Waha (arch. Jean Moutschen, 1936-1938), édifice monumental associant fonctionnalisme
et interventions artistiques. C’est aussi à Georges Truffaut que l’on doit la construction de la piscine
et des bains publics de la Sauvenière (arch. Georges Dedoyard, 1938-1942) (fig. 5). Désigné au terme
d’un concours, l’architecte tire profit de la force du béton pour répondre à un programme complexe
associant une gare routière, deux bassins de natation et des bains publics. Le monumentalisme
classique de la façade est, au même titre que celle du Lycée de Waha, représentatif de l’architecture
officielle des années 1930. De son côté, l’Université se lance elle aussi dans de grands projets de
modernisation. Au début des années 1930, elle entame la construction du campus du Val-Benoît
(1930-1937) où les architectes Joseph Moutschen, Albert Puters et Albert-Charles Duesberg déve- gement en se soumettant aux règles de l’urbanisme rationnel telles que défendues par les Ciam : de
loppent une écriture d’une exceptionnelle cohé- l’air, de l’espace, de la lumière, de la verdure.
Fig. 5. rence associant fonctionnalisme et influence hol- De part et d’autre de la Meuse, les constructions sont disposées en ménageant de vastes jardins
Bains et thermes
de la Sauvenière, landaise. Loin de se limiter à Liège, cet ambitieux dessinés par le moderniste Jean Canneel-Claes. Les palais, édifiés à partir de structures métalli-
arch. Georges
Dedoyard, 1938-
programme de modernisation touche l’agglomé- ques standardisées, suivent une esthétique où la décoration laisse la place à un jeu des volumes
1942. Couverture ration et particulièrement Herstal et Seraing dont caractéristique de l’architecture moderne des années 1930 (fig. 6). La plaine de jeux Reine Astrid
de Hommage à
Georges Truffaut, les nombreux projets sont là aussi confiés à des (arch. Groupe L’Équerre, 1937-1939) et l’ancienne patinoire (arch. Jean Moutschen, 1938-1939)
promoteur des
Bains de la
personnalités intimement liées au POB comme constituent les derniers témoignages majeurs de la manifestation.
Sauvenière, Liège, Joseph Moutschen et Pierre Rousch.
1946.
© Centre La nouvelle légitimité qu’ont acquise les ar-
d’Archives et de
Documentation de
chitectes modernistes tant auprès des autori-
la CRMSF, Liège. tés politiques que du grand public trouve son
aboutissement le plus spectaculaire dans l’Ex-
position internationale de 1939, événement qui NOTES
célèbre l’inauguration du canal Albert et dont la 1
Avec la collaboration d’Émile Parent, Edgard Klutz, Paul Fits- « L’Exposition d’architecture rationnelle et éléments » qui se
chy, Victor Rogister, Albert Tibaux et Jean Moutschen. tient dans les locaux du peintre Joseph Koenig (1er au 15 fé-
thématique est dédiée à l’eau. À 31 ans, Yvon 2
Cette maison est d’ailleurs une copie conforme de celle vrier 1932) et « Pour une meilleure architecture » au Palais des
Falise se voit confier la direction du service de qu’il réalise dans le cadre du concours du Tribouillet la même Beaux-Arts (1er au 30 mars 1933).
l’architecture de l’exposition. Pour se faire aider, année.
3
Avec la collaboration d’Anthologie, la revue littéraire et ar-
il fait appel à Le Corbusier qui, malgré une visite tistique de Georges Linze, L’Équerre organise notamment
éclair et la présentation de quelques esquisses
pour un pavillon, est écarté. Avec la collaboration
de jeunes architectes sensibles aux théories du
Mouvement moderne, il réalise le plan d’aména-

112 113
Œuvres confisquées, entreposées au château de Niederschönhausen. Œuvres confisquées, entreposées au château de Niederschönhausen.

© bpk. © bpk.
Stéphanie Reynders
Historienne de l’art

Chagall, Ensor, de Vlaminck,


Laurencin : artistes « dégénérés »
aux Collections artistiques de l’Université de Liège – Galerie Wittert

À l’occasion de l’exposition L’art dégénéré selon Hitler, La vente de Lucerne, 1939 qui se tient à la
Cité Miroir, les Collections artistiques de l’Université de Liège emboîtent le pas à l’événement en
organisant une manifestation connexe dédiée aux artistes « dégénérés » Marc Chagall, Maurice de
Vlaminck, James Ensor et Marie Laurencin.
Constituée dès 1817 puis largement étoffée au fil du temps, l’importante collection universitaire
qui compte aujourd’hui près de 80 000 pièces conserve en effet quelques œuvres notoires de ces
artistes reniés par le Troisième Reich. Au XIXe siècle déjà, le fonds patrimonial de l’Université s’en-
richit considérablement grâce à quelques généreux legs et donations puis, durant le XXe siècle,
profite d’une politique d’acquisition efficace et d’un mécénat particulièrement bénéfique (Adrien
Wittert, 1903 ; Charles Firket, 1929 ; Armand de Rassenfosse, 1955 ; Idel Ianchelevici, 1985). En
1977 par exemple, Georgette Pisart, veuve de Fernand Pisart, ingénieur de renommée mondiale for-
mé à l’Université de Liège, lègue par testament
Fig. 1.
à l’ancienne alma mater de son époux une partie James ENSOR,
Aux bonnes
de la collection d’art familiale. Ce don inaugure couleurs du
le début de la « collection » James Ensor au sein roi zinc, 1938,
huile sur toile,
de l’institution, avec deux huiles sur toile et deux 24 x 19 cm.
© Collections
gravures à l’eau-forte1. Cette transaction, com- artistiques de
plétée par d’autres œuvres (d’Auguste Donnay l’Université de
Liège.
et de Léon Spilliaert notamment) et par une aide
Les tableaux de Lucerne sont arrivés à Liège dans La Meuse, 24 juillet 1939, p. 4.
financière destinée à créer des bourses d’études
© Bibliothèques de l’Université de Liège. au profit de la faculté d’ingénierie, est alors esti-
mée à près de 150 millions de francs belges.
Après avoir obtenu son diplôme à l’Université
de Liège, Fernand Pisart (1877-1942) reprend
avec succès l’usine de blanc de zinc fondée par
son oncle à Eijsden, la Maastrichtsche Zinkwit
Maatschappij, et la transforme en une entreprise
d’envergure mondiale. Administrateur et indus-
triel international, le «  roi du zinc  » est aussi un
grand amateur d’art. Lors de ses vacances à

117
STÉPHANIE REYNDERS Chagall, Ensor, de Vlaminck, Laurencin : artistes « dégénérés »

Fig. 2. Ostende, il prend ainsi l’habitude de glaner les et insouciance dans les flots qui semblent s’étendre à l’infini, sous le regard dédaigneux de la bonne
ames ENSOR,
Fleurs d’automne,
œuvres de James Ensor, ce qui conduit l’artiste à société, plus réservée et statique face à ce joyeux chaos (un officier, un prêtre, des dames en riches
1938, huile sur lui dédicacer en personne le tableau Aux bonnes toilettes…). Cette méfiance écœurée fera des émules lors de la réception de cette scène, présentée
toile, 75 x 60 cm.
© Collections couleurs du roi zinc en 1938 (fig. 1). Cette huile d’abord sous forme de tableau en 1890 puis reproduite neuf ans plus tard en gravure. « Le Diable
artistiques de
l’Université de
sur toile de petites dimensions fait en effet réfé- est dans les détails » dit le dicton et les critiques l’ont bien compris. L’érotisme latent de l’assem-
Liège. rence aux différentes couleurs que James Ensor blée exprimé par des proximités explicites et quelques baisers volés, tel le langoureux échange
connaît bien (blanc de zinc, jaune chromatique, homosexuel à l’avant-plan, que l’on retrouvait déjà en 1889 dans L’Entrée du Christ à Bruxelles,
vert de vessie). La figure féminine centrale, allé- choquera profondément les membres du groupe des XX puis ceux de La Libre Esthétique4. Comme
gorie du blanc de zinc produit par Pisart, un pin- dans une pièce de théâtre, les personnages incarnent des institutions – l’Armée, l’Église – ainsi que
ceau et un tube de peinture à la main, domine des valeurs - bourgeoises ou populaires - bien identifiables et souvent tournées en ridicule, au profit
de toute sa hauteur des esprits farceurs qui se desquelles la foule, motif caractéristique chez Ensor, avale tout signe distinctif de l’individu et le
chargent de faire jaillir les couleurs en oblique. réduit à une infime partie d’un tout.
Sur le rebord de la table,  la dédicace est expli- En 2012, l’acquisition en vente publique d’un Recueil de la vie du Christ, vient encore compléter
cite : « Aux bonnes couleurs du roi zinc F. Pisart cette collection d’œuvres de James Ensor. Cet album de trente-deux lithographies en couleurs, pu-
il se nomme ». blié en 1921 par la Galerie Georges Giroux à Bruxelles5, envisage un thème déjà largement exploité
En 1938, la consécration tant attendue arrive par les maîtres anciens mais revisité dans le style « ensorien ». Les masques grimaçants aux traits
enfin pour James Ensor et, après le statut de ba- souples se succèdent dans des ambiances variées, aux couleurs chatoyantes. Dans La pêche mira-
ron conféré presque neuf ans plus tôt, se cris- culeuse (fig. 4), le Christ, debout sur une houle tranquille, intime d’un geste majestueux la levée des
tallise en un titre de grand officier de l’Ordre de filets, grouillant à l’avant-plan de poissons, crabes, poulpes et étoiles de mer. Cette scène, outre la
Léopold que l’artiste reçoit le 15 novembre de la même année. Reconnu par ses pairs mais encore
controversé, il se consacre davantage à des toiles moins acerbes, délivrées de leur mission accu-
satrice. C’est le cas d’un autre tableau acquis lors du legs de 1977 : Fleurs d’automne (fig. 2). Ce
modèle de bouquet fleuri est loin d’être isolé dans l’œuvre d’Ensor et appartient à une large produc-
tion de représentations de végétaux et crustacés. Car si l’on retient surtout de lui ses personnages
grimaçants et ses représentations de carnaval, l’artiste n’en demeure pas moins un grand amateur
de natures mortes, auxquelles il s’adonne durant toute sa vie. Les couleurs chaudes des fleurs et
fruits d’automne retiennent particulièrement son attention dès 19342, bien que ce modèle soit en
germe depuis quelques années déjà3. Cette série de toiles réalisées annuellement en septembre,
décline avec précision les formes multicolores de quelques fleurs de la fin de l’été – glaïeuls, dahlias,
roses d’Inde - dans un récipient central généralement pansu et précieux. C’est le cas de la version
conservée à l’Université de Liège : trônant au centre de la composition sur une nappe à lignes, un
haut vase, en porcelaine japonaise de style Imari, relève les couleurs des pétales et souligne le bleu
roi du petit soliflore déposé sur la gauche.
Bien plus connue est la gravure à l’eau-forte Les bains d’Ostende (fig. 3), dont une épreuve est
aujourd’hui conservée parmi les richesses du fonds universitaire liégeois. Gravée en 1899, cette
scène foisonnant de détails « croustillants » a aussi fait partie du quotidien des Belges lorsqu’elle
fut représentée, moyennant quelques remaniements, sur les anciens billets de 100 francs en 1995.
Fig. 3.
Fasciné par les péchés et la laideur de l’homme, Ensor aime illustrer les manies et caractères retors James ENSOR,
ou déplacés de ceux qui l’entourent. Et quelle source d’inspiration que la mondialement célèbre cité Les bains
d’Ostende, 1899,
balnéaire d’Ostende à la veille du XXe siècle! De sa fenêtre dominant la rue de Flandre, l’artiste épie, gravure à l’eau-
forte, 21 x 26 cm.
ausculte et retranscrit, les mœurs (souvent douteuses) du petit peuple ostendais dans une fresque © Collections
satirique riche en détails à la Peter Bruegel ou Jérôme Bosch. Certains exposent leur nudité sans artistiques de
l’Université de
pudeur, d’autres tentent des expériences indécentes… Tout ce petit monde patauge avec jubilation Liège.

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STÉPHANIE REYNDERS Chagall, Ensor, de Vlaminck, Laurencin : artistes « dégénérés »

Fig. 4. la fin des années 1990 et l’automne 2013. La Fig. 7.


James ENSOR,
première d’entre elles, une lithographie en cou- Marie
Scènes de la
LAURENCIN,
vie du Christ.
La pêche
leurs de Marc Chagall intitulée Le profil et l’en- Portrait d’André
Gide, 1920-1922,
miraculeuse, fant rouge (fig. 6), enrichit le fonds dès octobre lithographie,
1921, lithographie
1998. On y retrouve l’esthétique toute person- 31,5 x 24 cm.
en couleurs,
© Collections
25 x 31,5 cm.
© Collections
nelle et le décor onirique de l’artiste. Un grand artistiques de
l’Université de
artistiques de visage de profil, vert et au nez droit, occupe le Liège.
l’Université de
Liège. premier tiers vertical de la composition. Il cô-

Fig. 5.
toie un buste féminin jaune, un enfant rouge et
James ENSOR, un croissant de lune sur un fond bleu, issus de
Scènes de la
vie du Christ. Le la symbolique parfois hermétique de Chagall.
Christ livré aux
critiques, 1921,
Les couleurs lumineuses et les proportions ir-
lithographie dualité graphique entre ordre et chaos qu’elle introduit, offre aussi un excellent prétexte à l’artiste réalistes des personnages sont délimités par
en couleurs,
25 x 31,5 cm. pour figurer des crustacés et animaux de mer, un exercice qu’il affectionne particulièrement. Le Christ des cernes noirs très épais, réalisés au crayon
© Collections
artistiques de
livré aux critiques (fig. 5) expose davantage l’habituel discours « grinçant » de James Ensor envers la et au pinceau lithographiques, que l’artiste ma-
l’Université de société. L’artiste y synthétise toute la rancœur qu’il a héritée de la relation tumultueuse entretenue niait avec vigueur et dextérité. Parmi les nom-
Liège.
durant de longues années avec la critique. Longtemps boudé par le milieu de l’art et même évincé breuses techniques auxquelles celui-ci s’était
du groupe des XX, il pose en effet sur la presse d’opinion un regard souvent amer et implacable qu’il essayé, l’estampe avait en effet emporté son
Fig. 8.
retranscrit dans de nombreuses toiles au cours de sa carrière (Hareng-saur, Les bons juges, Ensor et affection depuis 1922 et ne l’avait plus quitté Marie
LAURENCIN,
Leman discutant, Ecce homo, Le Christ et les critiques…). En 1908 déjà, Ensor écrivait dans L’Écho depuis. Chagall dira d’ailleurs : « en tenant une Jeune fille à la
d’Ostende un réquisitoire tranché à l’encontre des critiques d’art de son temps : « Oh ! les bafouilla- pierre lithographique ou une plaque de cuivre, colombe, s. d.,
lithographie,
ges amusants de nos Erostrates de la plume en mal de brosse ! […] Égratignons sensiblement l’épi- je croyais toucher un talisman. En elles, il me 60 x 43 cm.
© Collections
derme délicat de nos pâles vomisseurs de comptes rendus, mais la noble plume de ces messieurs semblait que je pouvais placer toutes mes tris- artistiques de
s’enlise ici en de lourdes pâtes généralement malpropres. […] Malheur aux novateurs, ennemis de tesses, toutes mes joies…  »7. En 1960, rentré l’Université de
Liège.
Sainte Routine ! » . De ces « scribouillards », les plus attentifs reconnaîtront sans doute dans cette
6
en France après un long séjour aux États-Unis,
gravure, de gauche à droite et de haut en bas, il se consacre presque entièrement, avec l’aide
Fig. 6.
Franz Hellens, Émile Verhaeren, Dumont-Wil- du lithographe Charles Sorlier, à multiplier les
Marc CHAGALL, den, Ary Delen coiffé de longues feuilles, Fétis épreuves d’estampes très colorées, qu’il com-
Le profil et
l’enfant rouge, armé d’un couteau, Edmond Picard, Iwan Gil- pile ensuite dans plusieurs recueils retraçant
1960, lithographie
en couleurs,
kin, Auguste van Zype particulièrement épinglé son activité sur les presses.
29,2 x 24 cm. par des oreilles d’âne et entonnoir en guise de De Marie Laurencin, l’Université conserve
© Collections
artistiques de couvre-chef, Théo Hannon, Octave Maus et Ju- deux lithographies, acquises aux enchères en
l’Université de
Liège.
les Destrée au nez bourgeonnant. Face à cette 2011 et 2013. La première d’entre elles est
assistance disgracieuse, le Christ, représenté assez atypique dans l’œuvre de l’artiste fran-
sous les propres traits d’Ensor, la tête encer- co-allemande, qui troque pour une fois les por-
clée de la couronne d’épines et le torse couvert traits pastel de jeunes élégantes en faveur d’un
de gouttes de sang, semble interpeler le spec- portrait en noir et blanc de son ami André Gide
tateur d’un regard douloureux. (fig.  7). Celui-ci avait pris l’habitude depuis le début des années 1920 de réquisitionner la jeune
Les Collections artistiques de l’Université de femme pour illustrer quelques-uns de ses ouvrages. Ce portrait lithographié paraît d’ailleurs en fron-
Liège conservent également d’autres œuvres tispice des « Poésies de Walter » en 1922 à Paris. L’écrivain y est représenté nonchalant, coiffé d’un
d’artistes ayant été représentés à Lucerne en chapeau souple et les yeux, libérés de leurs habituelles lunettes, esquissés en amande par quelques
juin 1939. Ces pièces sont les fruits de quel- traits. Mais l’auteur français est loin d’être l’unique fréquentation de la jeune peintre. Marie Laurencin
ques acquisitions récentes, concrétisées entre développe en effet, tout au long de sa carrière, un réseau de sociabilité particulièrement étendu et

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Fig. 9. varié. Artiste mondaine, elle est de tous biance désertique d’un village dominé par le clocher d’une église et entouré de marais. Les profonds
Maurice DE
VLAMINCK, les cénacles et de toutes les soirées, sillons, peu ébarbés, de la gravure insistent sur les lourds nuages menaçants et les hautes herbes
La marg, 1927, tant à Paris qu’à Madrid, et infiltre les qui s’inclinent face à l’orage qui s’annonce. Les abords de la gare Montparnasse (fig. 9) sont quant à
gravure à
l’eau-forte et cercles des intellectuels Paul Léautaud, eux plus paisibles, quoique bouillonnant d’activité urbaine. Vlaminck y esquisse, en quelques traits
pointe-sèche,
10 x 16 cm. Jean Cocteau, son tumultueux amour dynamiques, ce quartier qu’il connaît bien, après y avoir installé son atelier dès la fin de la Première
© Collections Guillaume Apollinaire, Paul Valéry, Jean Guerre en 1918. Les façades des maisons, longées par les rails conduisant à la gare voisine et des
artistiques de
l’Université de Giraudoux, Paul Morand… Ayant oscillé pylônes télégraphiques, créent des lignes obliques très prononcées et une perspective en point de
Liège.
un temps entre fauvisme et cubisme, elle fuite, caractéristique dans l’œuvre de ce peintre et graveur français. Cette héliogravure tardive est
reste proche de son maître Pablo Picas- finalisée en 195110, lorsqu’elle est reproduite dans Rive gauche, un livre d’André Salmon que l’ar-
so et de ses camarades, parmi lesquels tiste, décidément très polyvalent (après des carrières sportive, musicale et artistique) exhausse de
Georges Braque, Francis Picabia, Robert ses estampes.
Fig. 10.
Maurice DE et Sonia Delaunay, le Douanier Rousseau, Parallèlement à ces œuvres particulièrement précieuses, les Collections artistiques consacreront
VLAMINCK,
Abords de la gare
André Derain, Kees van Dongen… Dans également une partie de l’exposition à retracer le déroulement de l’Exposition internationale de l’Eau
Montparnasse, l’effervescence de ces cercles élitistes, de 1939, par le biais de l’album de l’événement et de quelques gravures et dessins réalisés par Jean
héliogravure,
21,5 x 29,5 cm. elle rencontre aussi les grands noms de la Donnay, Paul Daxhelet, Jacques Ochs…
© Collections
artistiques de
mode (sa proche amie Coco Chanel, He- Partenaire à plus d’un titre, l’Université  conservent également quelques portraits du «  trio ga-
l’Université de lena Rubinstein…) et des ballets russes gnant » de Lucerne Buisseret-Gilbart-Ochs et des différentes personnalités qui ont permis cet im-
Liège.
(Sergeï Diaghilev, Bronislava Nijinska…). mense projet : Jules Bosmant, Jules Duesberg, Léo Van Puyvelde, Paul de Launoit…
La seconde de ces lithographies ré-
pond davantage à la production habi-
tuelle – voire obsessionnelle - de l’artiste.
Jeune fille à la colombe (fig. 8) appartient
en effet à la très longue série de portraits NOTES
de jeunes femmes, répétés inlassable- 1
Aux bonnes couleurs du roi zinc, 1938 ; Fleurs d’automne, 6
James Ensor dans L’Écho d’Ostende, 13 mai 1908, cité dans
1938  ; Grande vue de Mariakerke, 1887 et Les bains d’Os- DELEVOY, Robert L., Ensor, 1981, p. 458-459.
ment par Marie Laurencin durant toute sa carrière, tantôt en peintures, tantôt en estampes ou tende, 1899. 7
Marc Chagall, cité dans Catalogue de l’exposition Chagall
en dessins, pour composer le répertoire particulièrement abondant qu’elle laissera derrière elle8. 2
Fleurs d’automne, septembre 1934  ; Fleurs d’automne et l’œuvre gravé, Paris, Bibliothèque nationale, 1970, p. 9.
fruit, septembre 1935, Fruit et fleurs, septembre 1936 ; Fleurs 8
Plus de 1 300 toiles, des centaines de lithographies, décors
Parées de fleurs et de colliers de perles, isolées ou en groupes, ces jeunes adolescentes, graves
dans un rayon de soleil, septembre 1937. TRICOT, Xavier, Ja- de ballets, costumes…
et muettes, incarnent autant de figures dans le «  bestiaire  » caractéristique de l’artiste. Parfois mes Ensor, sa vie, son œuvre, 2009, p. 383, 387, 394, 401. 9
Œuvre non localisée. MARCHESSEAU, Daniel, Marie Lau-
apparentées à des animaux sauvages depuis que l’artiste réalise, en 1924, les décors et costumes 3
Dahlias, septembre 1932. TRICOT, Xavier, op. cit., p. 379. rencin. Catalogue raisonné de l’œuvre peint, 1986, p. 245.
4
BECKS-MALORNY, Ulrike, James Ensor 1860-1949. Les 10
Héliogravure exécutée d’après l’original de Roger Lacouriè-
du ballet Les biches de Nijinska, ces belles épargnent pourtant leurs efforts de séduction : visages masques, la mer et la mort, 1999, p. 55. re. DE WALTERSKIRCHEN, Katalin, Maurice de Vlaminck, Ca-
mélancoliques, palette pastel, robes sobres unies et poses gracieuses sont autant d’éléments qui 5
Exécutées d’après des dessins aux crayons de couleur entre talogue raisonné de l’œuvre gravé. Gravures sur bois, gravures
1911 et 1916. sur cuivre, lithographies, Paris, Flammarion, 1974, p. 255.
participent au charme discret de ces sculpturales anonymes. La jeune fille conservée à la Galerie
Wittert est accompagnée d’un oiseau bleu posé sur son épaule gauche et possède sa jumelle, sous
la forme d’une huile sur toile intitulée Jeune fille à la colombe, datée de 19339.
Conjointement à cette dernière acquisition, trois estampes de Vlaminck rejoignent également
les collections : La Marg (1927), Paysage (1934) et Abords de la gare Montparnasse (vers 1951). La
première d’entre elles (fig. 9), réalisée à l’eau-forte et rehaussée à la pointe-sèche, exploite les jeux
d’opposition chromatique que l’artiste affectionne. Grand ami d’André Derain et d’abord amateur
des couleurs pures des Fauves, Vlaminck se consacre en effet aussi à la gravure sur cuivre ou sur
bois, qui tire parti des qualités contrastées du noir et banc. Cette tendance s’accentue particuliè-
rement au début des années 1910, lorsque l’artiste délaisse l’héritage de Matisse au profit d’une
production plus proche des œuvres de Cézanne. Grand paysagiste, il reproduit alors sans cesse
des scènes de rue et des vues champêtres ou forestières. La Marg retranscrit par exemple l’am-

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