ETUDES TRADITIONNELLES
0° Année Mars 1949 Ne 274
SILENCE ET: SOLITUDE
(mez les Indiens de Amérique du Nord, et dans toutes
Jes tribus sans exception, il existe, outre les rites
de divers genres qui ont un caractére collectif, la pratique
d'une adoration solitaire et silencieuse, qui est considérée
comme la plus profonde et celle qui est de l'ordre le plus
élevé (1). Les rites collectifs, en effet, ont toujours, & un
degré on 4’ un autre, quelque chose de relativement exté-
rieur ; nous disons & un degré ou & un autre, parce que,
& cet égard, il faut naturellement,l& comme dans toute
autre tradition, faire unc différence entre les rites qu’on
Pourrait qualifier d'exotériques, c'est-A-dire coux auxquels
tous participent indistinctement, et les rites initiatiques.
Il est d’aillcurs bien entendu que, loin d’exclure ces rites
ou de s’y opposer d'une fagon queleonque, adoration dont
il s'agit s'y superpose seulement comme étant en quelque
‘sorte d'un autre ordre ; et il y a méme tout liew de penser
que pour tre vraiment efficace et produire des résultats
ment ATouvrage de M. Panl Gore, LOlseau-Tonnerre, d'o) nous trons 6ga-
Jement noe oltations. Cet auteur fat preuve dune remarquable sympathlo
Avégard'dou Indions et do tour teaditon ;tu seule réeerve qwil y aaralt
‘Wow defatrs, cent qu'u parate assez fortement taflueneé par les sonceptions
, ce qui atfecte visiblement quelques-uner do es iater-
2 eertaine confusion entre Lo34 BYUDES TRADITIONNELLES
efiectifs, elle doit présupposer initiation comme une con-
dition nécessaire (2)
Au sujet de cette adoration, on a parfois parlé de « priéres,
mais cela est évidomment inexact, car il n'y a 14 aucune
demande, de quelque nature qu'elle puisse étre ; les priéres,
formulées généralement dans des chants tituels, ne peu
vent d'ailleurs s‘adresser qu’aux diverses manifestations
divines (2), ct nons allons voir que c'est de tout autre choso
quill s‘agit ici on réalité, U1 serait certainement beateoup
plus juste de parler d’ incantation », en prenant ce mot
dans le sens que nous avons défini ailleurs (3) ; on pourrait
également dire que c'est une « invocation », en Pentendant
dans un sens exactement comparable A celui du diily dans
Ja tradition islamique, mais en précisant que c'est essen-
tiellement une invocation silencicuse et tout intérieure (4).
‘Voici ce qu’éorit A ce sujet Ch. Eastman (5): + L'adoration
dn Grand Mystire était silenciense, solitaire, sans compli-
cation intériewe ; elle était silencicuse parce que tout
discours est nécessairement faible et imparfait, aussi les
Ames de nos ancétres atteignaient Dieu dans une adoration
sas mots ; elle était solitaire parce qu'ils pensaient que
Dien est plus prés de nous-dans Ja solitude, et les prétres
n’étaicnt point la pour servir d'intermédiaires entre I"hom-
me ét le Créateur » (6). Ine peut pas, en effet, y avoir d'in-
toujours, nows enteadons Tnfla'Ton exshae
sivement dane son veritable song ol non pas dans celut ob lee. etiaolo-
gues em;
SCtetoart tandaitavar len soin do aleagueraettement eve dvas chore,
aul ea Talt existent une ne chor lee Tadions.
2 Cor manifesta voblent, dans In tredition das indi
Tine division
‘qaarauer b ot propes que eertelues iatag
Worest pas vans intédt
x Nagsliabendiyan, pratiquent sues} un die
Iuamiques, notammoet colle
silencio
3.Gh, ‘astmany oité gar N. Paul Coze, ost un Slour d'origine. qui
malgré una éaneation * blanche » avoie bien conseryé la consctent
fat en réailts lotp d°Stre eusel exoeptlonnel quvon pourrait le eroire quand
on #en tlont & oorisines epparences tout extérieu!
‘4 Le deraier mot, dant Pomplel est sane dovte 40 uniquement ied aux
SILENCE ET SOLITUDE 55
termédiaires en pareil cas, puisque cette adoration tend &
établir une commanication directe avec le Principe suprémse,
qui est désigné ici comme le « Grand Mystare »,
‘Non seulement ce n'est que dans et par le silence que cette
communication peut étre obtenue, parce que le « Grand
Mystitre » est au dela de toute forme et de toute expression,
mais le silence Iuj-méme ¢ est le Grand Mystére » ; comment
fautil entendre au juste cette affirmation ? D’abord, om
peut rappeler & ce propos que Je véritable ¢ mystére » est
essentiellement et exclusivement T'inexprimable, qui ne
peut évidemment étre représenté que par Ie silence (2) ;
mais, de plus, le « Grand Mystere » étant le non-manifesté,
Je silence luj-méme, qui est proprement un état de non-ma-
nifestation, est par 18 comme une participation ou une
conformité a la nature du Principe supréme. D'autre part,
e silence, rapporté au Principe, est, pourrait-on dire, le
‘Verbe non proféré ; c'est pourquoi « le silence sacré est le
voix du Grand Esprit », en tant que celui-ci.est identifié
au Principe méme (2) ; et cate voix, qui correspond a a
modalité principiclle du son que la tradition hindoue désigne
comme pard ou non-manifestée (3), est la réponse & l'appel
de V8ire en adoration : appel ot réponse également silen-
cicux, étant une aspiration et une illumination purcment
intéricures }’une et Vautre.
Pour qu'il en soit ainsi, il faut d’ailleurs que Je silence
soit on réalité quelque chose de plus que la simple absence
de toute parole ou de tout discours, fussent-ils formulés
seulement d’une facon toute mentale ; ct, en effet, ce silence
‘est essentiellement, pour les Indiens, « le parfait équilibre
des trois parties de T’étre », c’est-adire de ce qu’on peut,
hnabitudes du langage suropéen, n'est cortainoment pas exsét al Yon veut
allerau food den choses, car, en réalit, Je * Dieu crGateur « ne poat pro-
rement trouver place que parm les aepecis manlfostse du Divin-
1 Vote Apergus sur Talttatton, oh XVI.
2 Nous telgons cette rertziction part
8. Gt, Apereas aur Flnitiation, cb. XLVI.56 ‘ETUDES TRADITIONNELLES
dans Ia terminologie occidentale, désigner comme Vesprit,
Tame et le corps, car ’étre tout entier, dans tous les él6-
ments qui le constituent, doit participer & adoration pow
qu’an résultat pleinement valable puisse en étre obtena.
La névessité de cette condition d’équilibre est facile & com-
prendre, car I'équilibre est, dans Ia manifestation méme,
eoume Vimage ou le Teflet de l'indistinction principielle
‘du non-manifesté, indistinction qui est Dien représentée
aussi par le silence, de sorte qu'il n’y @ aucumement liew de
e’étonner de l'assimilation qui est ainsi établie entre celui-ci
et Méquilibre (1).
Quant 8 la solitude, il convient de remarquer tout d’abord
qne son association avec Ie silence est en quelque sorte
normale et méme nécessaire, et que, méme en présenco
A’autres @tres, celui qui fait en lui le silence parfait s'isole
foreSment d'eux par 1 méme ; du reste, silence et solitude
sont gussi impliqués également I'un et V'autre dans la
signification du, terme sanserit manna, qui est sans doute,
dans la tradition hindoue, celui qui s’applique le plus exac-
tement & un état tel que celui dont nous parlons présente-
ment (2). La multiplicité, étant inhérente & la manifesta-
tion, et s’aocentuant d’antant plus, si J’on pent dire, qu’on
descend A des degrés plus inférieurs de celle-ci, éloigne
donc uécessairement du non-manifesté ; aussi Petre qui
veut se mettre en communication avec le Principe doit-l
avant tout faire I'rmité en Ini-méme, autant qu'il est pos-
sible, par harmonisation ct l'équilibre. de tous ses éléments,
‘ot if doit aussi, en méme temps, s'isoler de toute rmultipli-
cité extérieuce & lui L’anification ainsi réalisée, méme
si elle n'est encore que relative dans la plupart des cas,
nen est pas moins, suivant la mesure des possibilités ac-
tuelles de L'etre, une cartaine conformité & la ¢non-dualité »
10
wragtt
rappeler que Modletinetton prinesplele dont 1
‘aveo op qu'on pout seual désigner par Te
ri érlens, nous Youlons dire Ie pore potentin~
RE Tadlttérenctéo Ge le materia prime.
12.0t. LiMomme et xow davenir telon te Védanta, 9 tion, cl, XI.
SILENCE ET SOLITUDE: a
du Principe ; et, a 1a limite supérieure, I'isolement prend
Je sens du terme sanscrit kaivalya, qui, exprimant en méme
‘temps les idées de perfection et de totalité, en arrive, quand
ila toute Ja plénitude de sa signification, & désigner état
absoln et inconditionné, celui de I’étre qui est parveny
A la Délivrance finale, ‘
‘A un degré beaucoup moins Slevé que celui-la, et qui
n’appartient méme encore qu’aux phases préliminaires
de la réalisation, on peut faire remarquer ceci : Ja of il y
a nécessairement dispersion ; la solitude, en tant quelle
s‘oppose & Ia multiplicité et qu'elle coincide avec une cer-
taine unité, est essentiellement concentration ; et l'on sait
quelle importance est donnée effectivement & la concentra-
tion, per toutes les doctrines traditionnelles sans exception,
en tant que moyen et condition indispenseble de toute
réalisetion. Il nous parait peu utile d'insister davantage
sur ce demier point, mais il est ue autre conséquence
sur laquelle nous tenons ericore & appeler plus particuliére-
ment I'attention en terminant ; c'est que la méthode dont
ils‘agit, par 1A méme qu‘elle s'oppose 4 toute dispersion des
puissances de I'étre, exclut le développement séparé et
plus ou moins désordonné de tels ou tels de ses éléments,
et notamment colui des éléments psychiques cultivés en
quelque sorte pour eux-mémes, développement qui est
toujours contraire &\’harmonie et &]’équilibre de ’ensemble,
Pour Jes Indiens, d'aprés M. Panl Core, ¢ il semble que,
pour développer l'orenda (1), intermédiaire entre le maté-
tiel et le spirituel, il faille avant tout dominer la matiére
et tendre au divin 9; cela revient en somme & dire qu’ils
ne considérent comme légitime d’aborder le domaine psy-
chique que ¢ par en haut », les résultats de cet ordre n’étant
1, Comot orenda appartlent proprement 2 ta Tangue
Phabte
igue ost Yensemblo de tourer les dférentes modalitée
thigue et ritale; cfeet done A pou prés exactoment "Equivalent da préna
Goit wadidion hindoue et da P71 de 1e tradition extr8ms-orlentale38 TUDES TRADITIONNELLES
obtenus quo d’une fagon tout accessoire et comme ¢ par
surcrott », ce qui est en efiet le soul moyen d’en éviter les
dangers ; et, ajouterons-nous, cela est assurément aussi
loin que possible de la vulgaire « magie » qu'on leur a trop
souvent attribaée, et qui est méme tout ce qu’ont cru voir
chez, eux des observateurs profares et superficiels, sans
doute pate qu’eux-mémes n'avaiert pas la moindre notion
do ce que pout étre Ja véritable spiritualité,
René Gutxow,