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ASE@RUNNING.

TEAM 12 Apr 2017

greg.chevignard.auteur@gmail.com
ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

SOMMAIRE

3 Préliminaires : Pourquoi ?

5 Loto sportif : Le hasard fait bien les choses

21 Préparation : Service minimum

25 Tor des Géants : Trail ultime

59 Finisher : Et après ?

64 Tous des champions


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Préliminaires :

Pourquoi ?

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Non pas pourquoi je me suis engagé sur cette épreuve en sachant que je n’avais pas les
capacités d’aller jusqu’au bout –c’est mon mode de fonctionnement habituel- mais
pourquoi écrire sur cette expérience ?

Quand j’ai demandé à des lecteurs coureurs de me faire l’amitié de relire les épreuves
de mon livre « De mon canapé à la course la plus dure du monde » qui relate comment j’en
suis arrivé à courir 250km dans le Sahara dix-huit mois après avoir acheté ma première
paire de chaussures de sport, nombreux ceux sont qui m’ont indiqué regretter que le livre
s’arrête abruptement au moment où je franchis la ligne d’arrivée du Marathon des Sables et
reprends l’avion pour Paris.

D’autres m’ont demandé si je n’avais pas couru de courses plus difficiles ou exigeantes
que « la course la plus dure du monde ».

Enfin, une dernière frange, minoritaire, s’est inquiétée de ma santé et voulait savoir si
mon corps et mon esprit n’allaient pas demander grâce après être passé de zéro à quarante
deux kilomètres à pied en six mois, du marathon à cent kilomètres en trois mois puis, neuf
mois plus tard, au bout du Marathon des Sables.

Cet opuscule est une réponse à tous.

C’est la relation de la plus magnifique, gigantesque et émouvante course à pied de ma


vie de coureur.

C’est l’histoire de ma participation au Tor des Géants (330 km, 24.000m de dénivelé
positif cumulé, 150h de course maximum, Val d’Aoste), trois ans après m’être extrait de
mon canapé pour débuter la course à pied.

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Loto Sportif :

Le hasard fait bien les


choses

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1.
Le sommet de l’ultra-trail

2 Février 2015

Les courses les plus courues ne savent plus comment faire pour sélectionner les
coureurs admis à participer tant l'affluence est grande.

Certaines restent sur un classique "premier arrivé, premier servi" comme le semi
marathon de Paris ou le marathon de Paris ; dans la mesure où ces courses peuvent
accueillir jusqu'à 45 000 coureurs, il y a finalement peu de déçus.

D'autres qui ne peuvent accepter autant de coureurs parce qu'elles se courent en milieu
naturel sont obligées, après pré-sélection, ou pas, de procéder à des tirages au sort.

Que l'Ultra Trail du Mont Blanc (160km et presque 10.000 m de dénivelé positif
cumulé) soit obligé de procéder à un tirage au sort après avoir filtré, par sélection sportive
(il faut avoir fini au moins trois courses de montagne majeures durant les deux années qui
précèdent) en dit long sur l'engouement pour l'ultra trail.

On aurait pu penser que, de par son gigantisme, le Tor des Géants (330 km, 24.000 m
de dénivelé positif cumulé, 150h de course maximum) serait à l'abri de telles
problématiques. Après tout, difficile de croire que plus de 700 coureurs puissent avoir des
velléités d'affronter les sommets de la Vallée d'Aoste pendant près d'une semaine au mois
de septembre chaque année.

Et pourtant, si.

L'affluence est telle que les coureurs qui ont déjà couru trois années de suite ont
interdiction de s’inscrire, pour laisser la place à d’autre.

Et pour les autres, prière de se préinscrire et espérer être tiré au sort pour pouvoir
courir.

Et pour se préinscrire, prière de faire preuve d'énormément de patience ; ouverture des


inscriptions le 1er février à midi ; impossible de se connecter au site avant le 2 février à six
heures du matin.

Bref, la grosse affluence.

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On s'inscrit donc comme on prend un billet de Loto : on fait la queue, on paie 5 Euro1
non remboursables puis on croise les doigts en espérant tirer le gros lot, c'est à dire être
sélectionné avoir l'honneur de débourser 500 Euro pour participer à cette course.

Comment le sais-je ?

Je viens de prendre mon billet.

Que ferais-je si je suis tiré au sort ?

Je n'en suis pas certain ; je crois que je serai soulagé de ne pas être tiré au sort cette
année ; après tout, j'ai décidé, il y a moins d’un mois, de me passer de courses à dénivelé
cette année pour me concentrer sur la distance.

D'un autre côté, le Tor des Géants pour célébrer le deuxième anniversaire de ma
découverte de la course à pied, cela aurait du panache, non ?

1
10 Euro depuis 2016

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2.
Ma, che casino !

1er Mars 2015

Je ne suis pas peu fier de m’être inscrit au tirage au sort de sélection du Tor des
Géants, course déjà mythique bien que récente –ce sera cette année sa sixième édition- qui
fait une boucle de 330km à partir de Courmayeur en passant par 25 sommets ou cols à plus
de 2000m d'altitude.

Comme si avoir le « courage » de dépenser 5 Euro pour participer à une loterie qui
n’engage à rien faisait du coureur du dimanche que je suis un ultra trailer confirmé. En
vérité, la seule fois où j’ai participé à une course nature d’une centaine de kilomètres, j’ai
terminé bon dernier.

C’est avec une fébrilité certaine, et une appréhension avérée que je surveille les
résultats du tirage au sort, les doigts de la main gauche croisés pour ne pas être tiré au sort,
les doigts de la main droite croisés pour être sélectionné. Impossible de savoir ce que je
souhaite réellement : être plongé dans une aventure qui dépasse mon entendement et mes
capacités physiques ou gérer la déception de devoir attendre au moins un an de pouvoir
toucher du doigt ce qui fait figure de Graal de la course à pied.

Bref, je surveille mes mails toutes les cinq minutes, de jour comme de nuit.

La "loterie" est organisée et gérée par des italiens.

Les règles sont simples : on s'inscrit à partir du 1er février et, si on est tiré au sort, on
est averti par mail avant la fin du mois et on a jusqu'au 15 mars pour régler les 500 Euro de
frais d'inscription à cette course qui a lieu en Septembre.

Aujourd'hui, 1er mars, pas de mail, je vais donc aux nouvelles pour savoir ce qu'il en
est.

Première information, nous sommes 2 291 pré inscrits, représentant environ soixante
pays (Guadeloupe et Réunion étant comptés comme des pays à part) ; les plus gros
contingents venant d'Italie (1 117), France (425), Espagne (145) et Japon (80).

Deuxième information, le tirage au sort a eu lieu (le 24 février ?!?) et j'ai tiré la
831ème place ce qui, a priori, ne me permet pas d'espérer être un des 700 coureurs invités à
participer.

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Mais le résultat de ce tirage au sort est accompagné du commentaire "Nous sommes en


train d'élaborer la liste définitive des coureurs en fonction des contingents par pays".
Intrigué par ce commentaire en italien (et donc librement traduit par moi même et Google,
autrement dit, le contre sens reste possible) je me plonge dans les détails du règlement pour
comprendre ce dont il retourne.

Première information, les "Sénateurs", c'est à dire les coureurs qui ont participé à
toutes les éditions de la course et sont systématiquement arrivés dans les temps sont
sélectionnés d'office ; ils peuvent donc être derrière moi au classement du tirage au sort
(puisqu'il leur a fallu se préinscrire) et quand même prendre un des 700 dossards ce qui
diminue mes espoirs d'obtenir un des 700 dossards.

Deuxième information, l'organisation se réserve le droit d'attribuer de manière


discrétionnaire certains (pas de chiffre indiqué) des 700 dossards à des coureurs dont la
présence est jugée bénéfique pour la course. J'imagine qu'il s'agit des élites dont je ne fais
pas (encore) partie, ce qui diminue encore mes espoirs d'obtenir un des 700 dossards.

Troisième information, cette course qui est organisée par le Val d'Aoste, est pensée
comme un vecteur touristique et a donc pour vocation d'élargir la notoriété de la région au
reste du monde. Est donc appliquée une règle savante, mais non spécifiée, d'affectation des
dossards par pays afin de d'assoir le rayonnement mondial du Val d'Aoste. Autrement dit,
quel que soit le classement au tirage au sort des uniques représentants de Jersey,
Madagascar, Serbie, Guatemala, Palestine, Moldavie, Costa Rica, Equateur, Chypre,
Uruguay et Lettonie, ils devraient obtenir un dossard, ce qui diminue encore mes espoirs
d'obtenir un des 700 dossards.

Mais, eu égard au nombre d'italiens pré-inscrits, je m'autorise à penser qu'un certain


nombre de ceux qui figuraient dans les 700 premiers tirés au sort ne recevront pas de
dossard, ce qui, enfin, devrait me permettre de continuer à espérer obtenir un dossard.

J'ajoute au rang des facteurs me permettant de continuer à espérer obtenir un dossard


que, si nombre de pré-inscrits ont adopté ma démarche (pas trop réfléchie, donc), étant
sélectionnés, ils risquent de prendre peur en se rendant compte de ce à quoi il
s'engageraient en payant 500 Euro. Ils s'abstiendront, sous la bienveillante pression de
leurs proches, de confirmer leur inscription (date limite, 15 mars), ce qui devrait me
permettre de remonter de quelques rangs.

Bref, c'est italien :

- la date de résultat annoncée n'est pas respectée et aucune date "certaine" n'est
annoncée ;

- le processus de sélection est tellement compliqué qu'il en devient opaque et


incompréhensible ;

- impossible de savoir à partir de quand il n'est plus possible d'espérer obtenir un


dossard.
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Résultat, petit soucis de planning me concernant : je n'avais pas encore décidé à quelle
course je me rendrai le week-end du 15 mars :

- soit le TALC -Truc A La Con- (24h avec dénivelé à Lyon) si j'étais inscrit au Tor des
Géants afin de commencer un entraînement sur distances longues avec dénivelé ;

- soit le Marathon de Marseille si je n'étais pas inscrit au Tor des Géants afin de rester
sur une distance raisonnable à trois semaines du départ pour le Marathon Des Sables (et ne
pas prendre le risque inutile de réveiller une tendinite).

Je crois que je vais me concentrer sur le Marathon des Sables que je ne suis, en l’état,
pas du tout certain de boucler.

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3.
Hiatus

Je n’ai plus aucune nouvelle du Tor des Géants et ne m’en rends pas compte.

Complètement obnubilé par le Marathon des Sables2 et sa préparation ainsi que par
une vie professionnelle qui prend un tour inattendu, tout ce qui ne relève pas de
l’immédiateté disparaît de mes préoccupations.

De retour du Sahara, avec cinq kilos de moins qu’à mon départ, je prends à peine le
temps de souffler pour me rendre, sans dossard, au marathon de Boston pour participer à
cette fête du running et tenter, grâce aux donuts, hot dogs et burgers, de regagner un peu de
poids.

De retour de Boston, je m’inscris à The Trail, en souvenir de ma première


participation à un trail, mais cette année en version 110km plutôt qu’en version 63km.
Cueilli à mi-course par une hypothermie, je rejoins la ligne d’arrivée en ambulance où je
mets quelques temps à me réchauffer.

Je participe ensuite à ma première épreuve officielle de 24 heures qui se déroule


beaucoup plus agréablement que ma première tentative en solo qui s’était soldée par une
double tendinite aux releveurs et une heure de sommeil agitée dans un fossé en bord de
route. L’épreuve, annoncée tardivement, ne réunit que huit coureurs qui s’échinent à
accomplir le plus grand nombre de kilomètres possibles autour du Champ de Mars à Paris,
entre Tour Eiffel et Ecole militaire. La faible affluence me permet, pour la première fois, à
ma grande surprise, de me retrouver sur un podium. Le premier, lui, qui a fini avec un
marathon d’avance sur moi, ne montra jamais sur le podium : sa tendinite aux tendons
d’Achille le maintient dans la tente Croix-Rouge. Pour ma part, je mettrai deux jours à de
nouveau marcher normalement ; une de mes chevilles a triplé de volume et est brûlante.

Toujours en forme grâce à ma préparation Marathon des Sables, je participe ensuite,


en juin, à l’ultra-marin, course qui fait le tour du Golfe du Morbihan en 177km.

Bref, je m’occupe, j’enchaîne les courses, je progresse et atteins, en juin, l’objectif que
je m’étais fixé pour l’année, à savoir courir plus de 100 miles.

Si je prends plaisir à participer à chacune de ces courses, même celles qui se finissent
mal, je m’aperçois qu’il manque un grain de folie, de passion, pour véritablement apprécier
ce que je fais.

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De mon canapé à la course la plus dure du monde

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Quand j’ai découvert la course à pied, il était inconcevable que je puisse boucler un
marathon. C’est cette impossibilité même qui m’a motivé à me lancer dans cette aventure.

Quand j’ai envisagé de courir un trail d’une centaine de kilomètres, je n’avais aucune
idée de comment y parvenir : même à vélo j’en étais incapable. C’est ce défi, la quasi
certitude de devoir échouer, qui m’a attiré.

Quand je me suis inscrit au Marathon des Sables, je ne savais que deux choses. Que je
ne supporte pas la chaleur et ai des migraines quand la température extérieure dépasse 35
degrés. Que la course est réputée être la plus dure du monde. C’est la folie même du projet
qui m’a amené à m’inscrire, comme on saute la première de sa vie dans le vide, en espérant
que le parachute s’ouvrira.

Mais depuis, aucune des courses auxquelles je participe ne porte la même charge
émotionnelle. Elles représentent certes des premières, pour les 24 heures et le 100 miles3,
mais au moment où je m’inscris, elles ne semblent pas hors de portée. Je sais qu’avec un
peu d’entraînement et de persévérance j’y parviendrai.

Je me retrouve donc au cœur de l’été, fatigué, sans aucun projet de course particulier,
objectif de l’année atteint. Rien qui ne me fasse envie ; j’ai donc moins envie de courir.

Ceci étant, ayant capitalisé sur la préparation Marathon des Sables et ayant du temps
pour moi puisque je ne travaille plus, même en n’ayant moins envie de courir, je me
surprends à régulièrement courir un marathon par semaine à l’entraînement, en général le
lundi matin. Je pars de chez moi, suis les berges de la Seine, qui fait une grande boucle,
jusqu’à Notre Dame de Paris, mange une barre de céréales et bois un peu d’eau, et repars
en sens inverse. 21km dans chaque sens, vitesse pépère. Pause incluse, je mets cinq heures
à chaque fois.

J’ai beau retourner la question dans tous les sens, je n’arrive pas à trouver une course
qui me fasse rêver et puisse me replonger dans les délices de l’incertitude.

Je m’essaie à travailler un peu ma vitesse pour tenter d’améliorer des chronos sur
10km, semi ou marathon, mais ce n’est vraiment pas mon truc. Ce que j’aime, c’est courir
longtemps, pas me faire mal sur piste ou bitume.

Je finis –à défaut de mieux- par bâtir le projet Europathon. Il s’agit d’aller courir un
marathon par semaine dans chacun des vingt-neuf pays européens (Union Européenne et
Suisse). Il ne s’agit pas d’aller courir le dimanche, avec plusieurs milliers de coureurs et un
dossard sur le ventre, mais de courir seul, à mon rythme, sans autre pression chronologique
que celle de l’horaire de mon train ou avion de retour. Je peux aller courir en semaine ; je
serai ainsi moins absent de la maison le week-end et ma pratique pédestre pèsera moins sur
la famille.

3
1 mile = 1,609 mètres ; 100 miles = 160 km

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Je me lance à Barcelone, dernière semaine d’août, pendant les vacances familiales sur
place, quand le reste de la famille dort.

Et puis j’enchaîne, semaine après semaine.

Ce projet accapare mon attention et mon énergie ; j’en oublie le Tor des Géants.

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4.
Same player, shoot again

2 février 2016

Malheureux au tirage au sort du Tor des Géants 2015, au tirage au sort du Marathon de
Londres 2016 et au tirage au sort de l'UTMB 2016, je me dis que le dicton « jamais deux
sans trois déceptions » étant épuisé, le prochain tirage au sort serait le bon.

Il a d'autant plus de chances d'être le bon qu'ayant été refoulé en 2015, ma candidature
au Tor des Géants a, par la grâce du règlement du tirage au sort, deux fois plus de chances
d'aboutir cette année (concrètement, il y a deux papiers à mon nom dans le chapeau).

Je débourse donc 10 Euro, le double de l’an dernier, pour participer au tirage au sort
de sélection du Tor des Géants.

Rendez vous est pris le 28 février pour connaître le résultat du tirage au sort

Puis, à partir du 11 septembre (la date est-elle prémonitoire ?) j’aurai rendez-vous,


peut-être, avec moi-même, pour savoir si je résisterai aux 330 km et 24000 m de dénivelé
positif de la course qui comprend le passage de 25 cols à plus de 2000 m d'altitude.

Aujourd'hui, la réponse à cette dernière question est non.

Mais avec six mois de préparation, qui sait ?

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5.
L’histoire bégaie

25 Février 2016

Pour un marathonien, souvent, le rêve est de participer au moins une fois au marathon
de New York, pour ce que la ville représente ou, pour un marathonien plus aguerri, au
marathon de Boston qui sélectionne ses participants en fonction de leurs performances. Le
marathon de Londres pourrait figurer à la dernière marche du podium à égalité avec celui
de Berlin.

Pour un coureur de trail normalement constitué, le rêve est de participer au moins une
fois à l'UTMB (167 km et près de 10.000 m de dénivelé positif cumulé autour du Mont
Blanc) qui est au trail ce que le marathon de Boston est au marathon avec un même
processus de sélection en deux temps : ne peuvent participer au tirage au sort pour se voir
attribuer un dossard que ceux qui peuvent justifier d'un certain niveau. Hard Rock 100 aux
USA et Diagonale des Fous à la Réunion, deux courses d'environ 170 km avec environ
10.000 m de dénivelé, peuvent aussi légitimement figurer au podium des rêves des
coureurs de trail.

Et puis, ensuite, il y a la catégorie des courses vraiment barrées pour coureurs d'ultra.
Difficile d'établir un classement entre l'ineffable et folklorique Barkley, dont on sait qu'on
ne la finira pas, la Bad Water, qui se court dans la vallée de la mort et le Tor des Géants,
330 km et 24.000 m de dénivelé de positif autour de Courmayeur et du Val d'Aoste.

Dans mon panthéon, le Tor des Géants représente le summum de la course de trail, le
symbole de l'objectif ultime en termes de course en montagne.

A tel point que, n'étant certainement pas au niveau pour y participer, je m'étais inscrit
l'an dernier au tirage au sort pour pouvoir y participer, avec l'espoir secret de ne pas être
retenu. Mon vœu fut exaucé.

Cette année, j'ai envie d’être sélectionné pour remettre un peu de passion dans mon
running.

Et j'attends avec impatience les résultats du tirage au sort du Tor des Géants qui
doivent être officialisés le 29 février par l'envoi d'un mail aux heureux élus qui ont ensuite
quelques semaines pour confirmer leur participation.

Dix jours que je croise les doigts et les orteils.

700 dossards pour presque 2 500 pré inscrits, cela fait donc environ une chance sur
quatre.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Hier soir, je tombe sur un message Facebook dépité d'un concurrent malheureux qui
annonce qu'il n'a pas été retenu pour le Tor des Géants, son nom ayant été tiré au sort en
2906ème position.

Double surprise ; qu'il connaisse le résultat du tirage au sort et qu'il puisse avoir été
tiré 2906ème sur 2500 pré inscrits.

Je me précipite donc sur le site Tor des Géants et constate que le tirage au sort a été
effectué et que mon est sorti en 668 ème position du chapeau.

Joie ?

Et bien non, car l'Italie, c'est l'Italie.

Il y a bien 700 dossards mais un certain nombre (inconnu) d'entre eux est réservé pour
attribution directe par l'organisation.

Et puis il y a des quotas de participants par pays. Ainsi, si on est le seul ressortissant
d'un pays, on est certain de participer. En revanche, si on est trop nombreux d'un pays ... Le
processus de discrimination positive appliqué au running.

Et donc, 668ème, cela ne me dit rien ... à part que je peux m'autoriser à continuer à
croiser doigts et orteils pendant une semaine.

Et pendant que j’y suis, je les croise un peu plus fort car si je suis finalement retenu, je
n'ai aucune certitude que la course aura bien lieu. En effet, l'organisateur et la Région qui
assurait une grosse part de la logistique et de la sécurité viennent de divorcer. Et si le
départ est bien donné, je ne suis pas certain que la course ira à son terme : l'an dernier la
météo était tellement mauvaise que la course a été neutralisée peu après que les premiers
en aient terminé.

Bref, suspens encore quelques jours.

Ah, oui, j'oubliais, c'est normal de pouvoir être tiré au sort 2906ème sur 2 500
concurrents : ceux qui avaient été recalés au tirage au sort de l'an dernier voient leur nom
inclus deux fois dans le chapeau pour augmenter leurs chances. J'ai donc été tiré au sort
deux fois : 668ème et 2175ème.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

6.
L’Italie, c’est baroque

1er Mars 2016

Ce qu'il y a de bien avec l'Italie, c'est que quand je crois avoir imaginé le pire, j’étais
encore bien en deçà de la réalité. Cette capacité à ré inventer le réel pour faire revivre, au
quotidien, le surréalisme, ne manquera jamais de m'impressionner.

J'ai déjà constaté que ce n'était pas parce que j'avais été tiré au sort au 668ème rang
que j'étais certain de pouvoir bénéficier d'un des 700 dossards alloués au titre de la course.

Hier, ceux qui, au terme du tirage au sort et d'une alchimie aux règles aussi
scientifiques et précises qu'incompréhensibles peuvent confirmer leur participation
jusqu'au 15 mars, en réglant 500 Euro, ont reçu un mail les en informant.

Ce n'est qu'à moitié surpris que j'ai constaté que malgré une excellente connexion
internet, je n'ai pas reçu de tel mail. Ainsi, en Italie, 668 n'est pas inférieur à 700.

A ce stade, nous n'avons pas encore basculé dans le surréalisme ; ce n'est après tout,
qu'une organisation à l'italienne, lourde, complexe, opaque et génératrice d'insatisfaction
pour les clients.

La semaine dernière je n'étais pas certain que mon rang au tirage au sort me permette
de prendre le départ (je ne le saurai définitivement qu'à l'issue de la procédure de
confirmation des inscriptions), si, le cas échéant, la course aurait bien lieu (l'organisation a
divorcé de la région qui participe à la logistique de la course) et si, toujours le cas échéant,
la course irait à son terme (la météo peut être capricieuse).

La nouveauté, l'élément de surréalisme, c'est qu'une course concurrente (même région,


à peu de choses près, même parcours, même distance, même dénivelé), avalisée par la
Région, vient de voir le jour et aura lieu une semaine avant le Tor des Géants.

Les dates d'inscription, elles aussi, sont calées sur la procédure Tor des Géants : pré
inscriptions à compter du 1er mars, soit le lendemain du jour des résultats Tor des Géants,
résultats du tirage au sort éventuel (1 200 dossards attribués) à l'issue du processus
d'inscription Tor des Géants (une fois la certitude de ne pas être repêché sur liste d'attente
par le Tor des Géants acquise).

Bref, du grand n'importe quoi, Clochemerle dans le val d'Aoste.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Ce "casino" a, tout de même -pourvu que les deux courses aient bien lieu- l'avantage
d'offrir un plan B (à peine plus onéreux que le plan A), aux recalés du Tor des Géants.

Mais courir sur les traces du Tor des Géants, sans participer au Tor des Géants, est ce
bien le même rêve ? Concourir aux 24 heures d'Allonnes, cela a-t-il le même cachet que
participer aux 24 heures du Mans ?

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

7.
Commedia del arte

15 mars 2016

Je ne cesse de ruminer mes espoirs d'être tiré au sort pour participer au Tor des Géants
2016 : il me suffisait pour cela d'obtenir un des 700 dossards, ce qui, logique italienne, ne
m'a pas été accordé bien qu'ayant été tiré au sort parmi les 700 premiers coureurs.

Je ne suis pas entièrement remis de ma stupéfaction de voir émerger un Tor des Géants
bis (4KVDA), une semaine avant le Tor des Géants, même distance, même parcours.

Le feuilleton continue ; le Tor des Géants vient de réussir, en référé, à faire interdire à
l'organisation 4KVDA de percevoir les inscriptions et organiser la course.

Mes espoirs de pouvoir profiter d’un plan B sont désormais eux aussi douchés.

Ce ne sont plus les montagnes du Val d'Aoste, ce sont les montagnes russes pour tous
les coureurs inscrits soit au Tor des Géants (conférences de presse annulées la semaine
dernière, ce qui nourrit les inquiétudes) ou à la 4KVDA au moment de lâcher environ 500
Euro à une des deux organisations italiennes ...

La suite au prochain épisode ... à moins que je ne finisse par m'inscrire à une autre
course, plus modeste, ou à un autre défi, tout aussi disproportionné, en attendant que les
italiens aient fini de se tirer des balles dans le pied ce qui, dans le monde de la course, est
une encore moins bonne idée que dans la vie.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

8.
Yes !

21 mars 2016

Tirage au sort Tor des Géants : 668ème pour 700 dossards, non retenu du fait du jeu
des quotas par pays.

Inscription tirage au sort Tor des Géants bis (4KVDA) : inscriptions à la course gelées
par une décision judiciaire.

Bref, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas.

Et soudain, suite au désistement de certains coureurs (effrayés par l'intense actualité


judiciaire et le conflit entre l'organisation Tor des Géants et la Région du Val d'Aoste ?) :

"Siamo contenti di confermarti que sei stato selezionato per partecipare al Tor des
Géants 2016"

Yes !!!

Je n’ai jamais été aussi content de débourser 500 Euro.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Préparation :

Service minimum

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

9.
Chemin de croix

La joie de pouvoir participer à la course est vite remplacée par des considérations
pratiques.

Car avant de se lancer dans ce tour du Val d'Aoste par la Haute Route 2 puis la Haute
Route 1, qui franchissent environ 25 cols de plus de 2000m d'altitude (nous ne sommes
plus à un ou deux près), une fois acquise la certitude d'être inscrit, ce qui est une épreuve à
part entière, il convient de s'y préparer.

Il convient d'autant plus, dans mon cas, de s'y préparer que l'enseignement principal de
ma première année de course à pied est que je suis incapable d'avancer en montée et que
les descentes sont fatales à mes genoux (abandon à la 6000D en juillet 2014).

Comme j'ai consacré ma deuxième année de course à pied au plat et à l'allongement


des distances afin de pouvoir courir 100 miles, ce qui fut fait en juin 2015 (ultra marin), il
me reste à me mettre au dénivelé à l'occasion de ma troisième année de course à pied.

Fin mars 2016, inscription au Tor des Géants confirmée, il me reste donc six mois
pour trouver des côtes à proximité de chez moi et tenter de progresser.

Comme je n’ai nulle envie de souffrir en montée, et qu'en parallèle je tente de finaliser
le projet Europathon (un marathon dans chacun des vingt neuf pays de l'Union
Européenne), de participer à mon premier triathlon (merci Pierre-Henri) ce qui suppose
d'apprendre à nager le crawl et d'honorablement figurer à une épreuve de 24 heures (No
Finish Line Paris fin avril), l'été arrive sans que je n'aie affronté plus pentu qu'une volée de
marches d'escalier.

Pour me rassurer, je me suis inscrit à un trail court dans le Jura (Transju'trail, 72km et
3200 D+) qui est censé me permettre de reprendre contact avec les dénivelés et valider
mon état de forme à trois mois de l'échéance.

Or, éprouvé par une dizaine de jours à gérer la crue de la Seine à Paris (j'habite sur un
bateau), j'arrive malade (en plus de n'être pas préparé) et ne suis pas trop malheureux d'être
éliminé par une barrière horaire qui m'épargne au moins cinq heures de course dans la boue
et sous la pluie.

Je ne peux pas en dire beaucoup plus sur cette course à laquelle je me suis rendu en
traînant les pieds, plus par devoir à l’égard de ce que devrait être un programme
d’entraînement structuré que par envie. C’est d’ailleurs plus à ce manque d’envie, et donc
de volonté, qu’à mon état physique que j’attribue mon échec qui me renvoie à mes

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

premières incursions en montagne, toutes révélatrices d’une incapacité à évoluer dans de


forts dénivelés ou en altitude.

Comme je n'avais pas prévu beaucoup plus d'entraînement en montagne que ce trail
censé me rassurer, je me trouve un peu dépourvu, voire dépité et inquiet, à un moment où
j'aurais dû être sur le point d'attaquer le dernier cycle d'entraînement pour le Tor des
Géants.

Mais la providence, par l'intercession de ma belle-soeur (merci Sonia), veille. Je me


trouve invité à participer à une course en montagne d'une journée avec mon frère Donald.
Nous abordons comme deux parisiens cette journée. Train au départ de la Gare de Lyon
samedi matin, rendez vous à la gare de Bourg Saint Maurice avec le guide en début
d'après-midi, passage éclair au magasin de sport du coin pour louer chaussures et
crampons, direction le refuge pour attaquer le Mont Pourri (3779m) via le glacier le
lendemain. L'acclimatation a donc lieu dans la voiture entre Bourg Saint Maurice et Les
Arcs.

Belle journée qui me réconcilie avec le dénivelé et nous permet de constater que nous
sommes la plus lente des cordées. Mais qui me permet, surtout, d'inaugurer mes bâtons,
achetés un an et demi plus tôt (les soldes!) et jamais utilisés de peur de ressembler à un
randonneur plutôt qu'à un coureur. L'expérience est édifiante : je découvre qu'il est possible
d'évoluer plus de huit heures en montagne sans avoir mal au dos !

Journée, aussi, qui m'amènera à vérifier ce qu'est le matériel obligatoire au Tor des
Géants. En effet, nous assistons malheureusement au dévissage d'une cordée, croisée
lorsque nous redescendions du glacier, qui se conclue après une glissade de plusieurs
centaines de mètres sur le glacier par le décès des deux alpinistes.

Les crampons font bien partie, depuis cette année, du matériel obligatoire au Tor des
Géants.

Pendant ce temps, Marie-Amélie, avec qui j'ai découvert le trail en montagne (6000D
en 2014), poursuit sa préparation pour l'UTMB (je n'ai pas été tiré au sort et ne serai donc
pas de cette aventure cette année), aimable plaisanterie de 170km et 10.000m de dénivelé
autour du Mont-Blanc, qui a la bonne idée de se tenir un mois avant le Tor des Géants.

Informé de son entraînement, il ne me reste qu'à en copier, à mon rythme, les


caractéristiques. Elle s'inscrit à un stage spécifique qui consiste, en groupe, à parcourir le
tour du Mont Blanc en quatre jours avec un groupe ? Quatre semaines plus tard, je me
saisis de mon sac à dos, réserve quelques nuits en refuge, et pars faire seul le tour du Mont
Blanc en trois journées aussi ardues que douloureuses pour mes cuisses de citadin.

Elle court l'UTMB (avec une infiltration au genou pour rendre l'exercice un peu plus
ardu)? Je m'inscris à l'UT4M160 Challenge (160km et 10.000m de dénivelé en quatre
jours autour de Grenoble) une semaine plus tard. J'ai cru mourir de chaud le premier jour,
mourir tout court le deuxième jour, avant de me surprendre à apprécier le troisième jour

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puis courir, grâce à la présence de Carole, ma complice des courses de 24 heures, presque
tout le quatrième jour.

Bref, l'été s'achève beaucoup mieux qu'il n'a débuté et je réussi à me convaincre, que
je parviendrai probablement à survivre au premier tiers du Tor des Géants.

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TOR des Géants :

Trail Ultime

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10.
Echauffement

Plus près de toi mon Dieu

Pour des raisons que je ne saurais expliquer, le Tor des Géants m'est apparu, depuis
que j'en ai découvert l'existence, comme le summum de la course à pied et y participer
comme l'apogée de ce qu'un coureur peut espérer boucler comme épreuve.

Quelques esprits observateurs, en cette année olympique, m'objecteront qu'une finale


de 100m ou un marathon à Rio peuvent aussi prétendre au rang de course ultime et ils
auraient raison ... pour la population des coureurs d'exception, dotés par la nature de gènes
et d'une volonté propres à en faire des dieux du stade.

N'ayant pas gagné à la loterie génétique, je ne prétends pas gravir l'Olympe pour y
rejoindre Hermès et me contente, comme coureur loisir, de modestement viser le statut de
demi-dieu, hors stade.

Ou, à tout le moins, de tenter de parcourir le chemin de croix débutant à Notre Dame
de Guérison à Courmayeur et conduisant au jardin des anges, lieu d'arrivée de la course.

A vos marques

Bref, avant même de m'inscrire à cette course j'en faisais grand cas et avais succombé
au vertige de ses gigantesques dimensions : entre 330 et 350 km selon les différentes
mesures des organisateurs et 24.000 m à 30.000 m de dénivelé positif cumulé, soit
l'équivalent de l'ascension de trois fois l'Everest ou cinq fois le Mont-Blanc. Le tout en 150
heures maximum, soit un peu plus de six jours.

L'unique certitude de cette introduction chiffrée concerne le temps maximum pour


boucler l'épreuve.

Quant à la distance précise, les banderoles partout affichées, mais imprimées il y a sept
ans pour la première édition, annoncent 330 km, le road book fourni par l'organisation
stipule 338,6 km et la course concurrente, courue la semaine précédente sur le même
parcours, dans l'autre sens, met en avant une distance de 350 km. Je chipote, mais après
presqu'une semaine de course, 5km en plus c'est plus d’une heure d'effort, en fonction du
dénivelé ...

Quant au dénivelé exact, les banderoles historiques annoncent 24.000m de dénivelé


positif cumulé, la course concurrente 25.000m et le road book affiche fièrement 30.000m.
Il n'y a guère qu'un Mont Blanc d’écart...

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Pour les habitués des plaines, comme moi, pour tenter de comprendre l'effort que
représente le dénivelé, une règle de conversion simple consiste à estimer que 100m de
dénivelé positif représente le même effort que 1km de plat. Et personne ne compte le
dénivelé négatif qui, sur une boucle comme au Tor des Géant est, fatalement, l'équivalent
du dénivelé positif.

Pour résumer, en nous élançant, nous ignorons si l'effort à fournir en 150 heures
maximum est un équivalent 330km + 24.000m de D+, soit 570km d'effort sur plat ou
350km + 30.000m de D+, soit 650km de course en plaine.

Mais quand on aime, on ne compte pas ...

Prêts

C'est donc très conscient de l'insuffisance de mon entraînement -j'ai du parcourir au


mieux un tiers de la distance que j'avais parcourue pour me préparer au Marathon des
Sables et je dois peser près de dix kilos de plus- et néanmoins relativement serein que
j'arrive à Courmayeur avec trois jours d'avance afin de m'acclimater à l'altitude.

Mon inquiétude liée à mon impréparation est tempérée par le fait que j'estime qu'il est
impossible d'être totalement prêt pour une telle course dont une des caractéristiques n'est
pas la difficulté de l'effort (enfin, je l'espère) mais sa durée.

Je décide de consacrer mon premier jour à Courmayeur à une promenade qui doit me
conduire au sommet du premier col du Tor des Géants (col de l'Arp). L'idée est de
m'acclimater à l'altitude et d'effectuer une mini reconnaissance qui permette de me rassurer
sur mes capacités. Je sais aussi qu'il convient de m'économiser afin d'éviter de puiser dans
des réserves dont j'aurai bien besoin.

J'attaque donc à un rythme paisible l'ascension. Rythme d'autant plus paisible que
chaleur et brutalité du dénivelé m'interdisent d'envisager d'aller beaucoup plus vite. Assez
rapidement, il apparaît que je n'ai aucune idée d'où je me trouve et je soupçonne que je ne
suis pas sur le bon versant de la montagne, voire, pas sur la bonne montagne. In petto, je
me congratule d'avoir choisi une course qui ne soit pas une course d'orientation.

Arrivé à un refuge, je déjeune puis repars à l'assaut de la montagne ... au petit trot. Le
dénivelé s'est assagi, le déjeuner m'a requinqué, il fait beau, bref je profite de l'instant. Je
finis par m'arrêter pour me désaltérer et récupérer un quart d'heure avant de faire demi-tour
et effectuer la descente en courant d'une traite jusqu'à Courmayeur.

Environ quatre heures de promenade sous un soleil radieux et dans un cadre


magnifique, un état de forme étonnamment bon dès que la pente n'est pas trop forte, bref,
tous les indicateurs sont au vert.

Enfin, jusqu'au lendemain matin ...

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Je me réveille les cuisses tellement raides d'avoir couru en descente et "cassé de la


fibre" (les trailers comprendront), qu'il me faut cinq minutes pour passer de mon lit à la
salle de bain dans une chambre qui ne fait que douze mètres carré puis cinq minutes de
plus pour descendre les deux étages de ma chambre à la salle du petit déjeuner.

Je finis par arriver à la salle du petit déjeuner où, en discutant avec mon hôte, je
comprends que je n'étais pas sur la mauvaise montagne la veille (mais bien sur le mauvais
versant) et que je n'ai gravi qu'un peu plus de la moitié du dénivelé qui m'aurait permis
d'atteindre le col.

Bref, cette première journée, bien que plaisante, se solde par un coup au moral -
incapable d'atteindre le premier col au terme d'un effort qui ne m'a pas semblé négligeable-
et au physique -j'ai rarement eu aussi mal aux cuisses hormis un lendemain de trail.

Heureusement, je me changerai les idées durant l'après-midi avec le retrait du dossard,


la préparation du sac base de vie (sac confié à l'organisation et que nous retrouverons tous
les 60 km environ avec nos affaires de rechange) et la pasta party, traditionnel dîner d'avant
course que j'évite toujours religieusement mais auquel j'ai décidé de participer cette fois-ci:
comment rater une pasta party en Italie ?

Partez

N'étant pas du genre à excessivement préparer mon matériel et mes courses à l'avance,
j'avais exceptionnellement pris la précaution, afin de ne rien oublier, d'imprimer la liste du
matériel obligatoire susceptible d'être contrôlé lors de la remise des dossards afin de
m'éviter d'oublier quelque chose et/ou d'avoir à retourner en mon logement, à deux
kilomètres du lieu de remise, pour compléter mon paquetage.

C'est donc assez fier de mon sens, inhabituel, de l'organisation que je me présente,
comme 800 autres coureurs, à la remise des dossards. Sans surprise -c'est la même histoire
chaque année- cette formalité est un grand moment de convivialité : il faut bien meubler
les 2h30 d'attente.

Premier constat, qui n'est pas pour me rassurer, je ne rencontre que des coureurs qui
habitent à la montagne ou, dans le pire des cas, au pied de la montagne. Ce que je me
permets de qualifier de séance de travail en côte est pour eux le trajet quotidien pour aller
acheter le pain à la boulangerie. Entendre deux guides de montagne discuter entre eux de
leur peu de certitudes quant à leur capacité à boucler l'épreuve ne me rassure guère ...

Deuxième constat, si sur les courses que je fréquente habituellement, il n'est pas rare
d'entendre les coureurs parler de leur "palmarès" tant pour frimer que pour se rassurer sur
leur capacité à finir honorablement la course, rien de tel ici. Je ne croise parmi les français
que des vieux briscards du trail, qui ont commencé à courir en montagne avant même que
le mot trail ne soit connu du grand public, ou des passionnés sur entraînés s'étant préparés
spécifiquement à cette épreuve depuis plus d'un an, ou des finishers de l'une ou l'autre des
éditions du Tor des Géants. Autant dire que je ne risque pas de croiser mes habituels -et

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très souvent bien meilleurs que moi- concurrents ; nous sommes dans une autre division. Je
dois être le seul, ou presque, à n'avoir jamais couru l'UTMB.

Troisième constat, il y a des choses qui ne changent pas en trail. La veille de la course,
un tiers des coureurs sont déjà habillés de pied en cap pour la course, comme s'ils allaient
dormir dans leur tenue afin d'être certains de ne rien oublier. Cela ne me semble pas être le
meilleur calcul sachant que nous aurons le plaisir de porter chaussures et tenue de course
pendant plus de six jours. A l'aise en bermuda, polo et tennis de toile, je ricane donc
discrètement devant leurs tenues bien compressées ...

Préalablement à la remise du dossard, il est vérifié que nous avons bien l'ensemble du
matériel obligatoire. Pour, j'imagine, gagner du temps, un embouteillage est créé pour que
chaque coureur tire au sort trois papiers sur lesquels sont indiqués les éléments contrôlés en
plus des crampons. Tirage au sort, trois papiers sur huit, le contrôle portera sur crampons
(pour tout le monde), veste imperméable avec couture thermo soudées et capuche intégrée,
altimètre et ... chaussures de course. Je fais observer au contrôleur que les chaussures de
course ne figurent pas à la liste du matériel susceptible d'être contrôlé -et j'exhibe fièrement
la copie écran du site internet de la course le prouvant- et qu'à ce titre je n'ai sur moi que
des tennis en toile. Mon italien et son anglais sont insuffisants pour que nous puissions
avoir un échange constructif ; je peux me brosser avec ma liste internet et il me faut fournir
une paire de chaussures de course. J'insisterais bien un peu mais la pression des 300
coureurs encore derrière moi, dont une partie significative en habit de lumière qui ne
comprend pas qu'on puisse se présenter sans chaussures de course, me convainc d'attendre
le lendemain, en course, d'être sur un chemin étroit en montée en montagne pour créer un
bouchon et me faire quelques ennemis. C'est avec une joie parfaitement dissimulée que
j'envisage l'aller retour à l'hôtel et une nouvelle séance d'attente dans la queue...

Par chance, l'exigence, nouvelle, de crampons, sans plus de précisions, est génératrice
de toute une communauté de refuznik qui avait cru pouvoir se présenter avec des crampons
minimalistes de type Trax. Je troque donc temporairement mes crampons contre une paire
de chaussures de course (41 alors que je chausse du 45) et parviens à passer, pieds nus, le
contrôle et obtenir mon dossard qui porte le numéro 1282 ce qui, pour une course censée
n'attribuer que 700 dossards, me semble exagéré. J'apprendrai plus tard que les numéros de
dossard suivent une double logique : à chaque finisher de l'édition précédente, un dossard
dont le numéro est leur classement 2015, aux autres coureurs est attribué, par ordre
alphabétique, un dossard dont le chiffre est supérieur à 1000. Il n'y a donc aucun dossard
entre 500 et 1000.

Je passe le reste de l'après-midi dans ma chambre d'hotel à remplir le sac base de vie
de matériel que je n'utiliserai probablement pas (qui change de caleçon pendant une
semaine de course ?) mais que je me sens contraint d'emporter, au cas où ...

Retour au Palais des sports où, curieusement, la remise des sacs base de vie est fluide
et l'installation aux tables de la pasta party aussi. Après le briefing course, durant lequel
nous apprenons que quelques modifications de parcours allongent légèrement la distance,
bière, charcuterie et pâtes pour ce que je pense être mon dernier repas chaud avant une
semaine.

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Retour hôtel et nuit paisible ; c'est l'avantage de l'altitude, pas d'insomnie !

L'aventure commence demain ; à suivre ...

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11.
Premier jour

Départ

La matinée débute comme la veille : malgré une journée de récupération


complémentaire, j'ai toujours des courbatures aux cuisses et me traîne avec difficulté
jusqu'à la salle du petit-déjeuner.

De la même manière, coup au moral aussi : mon voisin de table qui participe aussi au
Tor des Géants -et qui arrive de Chambéry où il habite- m'explique que le défi du Tor des
Géants n'est pas sa durée mais sa difficulté : les ascensions sont régulièrement supérieures
à 1.000 m de dénivelé, ce qui épuise l'organisme. Exactement le contraire de ce que
j'escomptais : j'avais réussi, au mépris des informations topographiques qui nous avaient
été confiées, à me convaincre que seule la durée présentait une difficulté.

Je me dirige néanmoins vers la ligne de départ, décidé à profiter aussi longtemps que
possible des montagnes du Val d'Aoste et sans m'interroger outre mesure sur la stratégie de
course à adopter. J'avancerai comme je pourrai et dormirai ... plus tard. Qui vivra, verra.

L'ensemble de la ville de Courmayeur semble s'être donné rendez-vous sur les trottoirs
pour saluer les coureurs au départ ; le vacarme est assourdissant, l'ambiance festive et
chaleureuse et l'émotion à son comble : je suis au coeur d'une aventure qui me semblait
hors de portée et ignore si je parviendrai à son terme. Je ne peux d'ailleurs m'empêcher
d'observer que le premier monument notable que nous longeons est le cimetière de la
ville...

Assez rapidement, enfin, plus pour les autres coureurs que pour moi qui part en queue
de peloton (au cœur de la dernière centaine de concurrents), la route cède le terrain aux
chemins. Une première pause s'impose donc au pied de la première ascension, lorsque
qu'une route où cinq personnes courent de front devient un single track s'élevant
brutalement dans la forêt en direction du col de l'Arp. L'embouteillage est digne de la file
d'attente pour récupérer son dossard. J'en profite pour enfin jeter un œil attentif au tracé du
parcours de la course et m'aperçois que les leaders sont attendus à La Thuile, c'est à dire
après être grimpés au col de l'Arp et en être redescendus sur un autre versant, 2h10 après le
départ (18,6 km dont 1350m de dénivelé positif). Comme en 4h d'effort l'avant veille, sur
la même montagne, je n'ai parcouru que la moitié de cette distance et de ce dénivelé, je
commence à m'inquiéter de la pérennité de ma présence sur la course. Ce serait tout de
même vexant d'être éliminé dès la première barrière horaire, 50km après le départ. Les
informations qui nous sont communiquées au roadbook précisent que les plus lents des
coureurs sont attendus à La Thuile 5h10 après le départ. Pour ne pas inutilement dilapider
une énergie mentale dont j’aurai besoin pendant une semaine, je décide de procéder à
l'ascension sans m’inquiéter outre mesure. Je m’étalonnerai par rapport à ce premier temps
de passage et envisagerai ensuite quel rythme adopter.

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J'ai donc l'esprit libre pour me concentrer de nouveau sur mes courbatures aux cuisses
et avancer au rythme du petit groupe qui me précède.

L'ascension se déroule sans difficulté majeure ; nous ne souffrons pas trop de la


chaleur, inhabituelle pour la saison, car au fur et à mesure que la température monte, nous
nous élevons jusqu'au col situé à un peu plus de 2.500m.

Le seul événement notable est que je me fais dépasser par une fusée au physique de
Kung Fu Panda et que cette scène a un goût de déjà vu puisque la même mésaventure
m'était arrivée à Grenoble, pendant l'UT4M. Je suis assez intrigué de voir que quelqu'un
d'aussi à l'aise en montée puisse avoir été, ne serait ce que brièvement, derrière moi.

Une fois arrivé au col d'Arp, je bascule avec soulagement dans la descente en direction
de La Thuile, situé 1000m plus bas en termes d'altitude. J’atteins ce premier point de
passage chronométré un peu moins de 4h30 après le départ ; de nature optimiste, j'en
conclus qu'ayant gagné 40 minutes sur un temps de référence de 5h10 pour les plus lents
des coureurs, je peux espérer boucler le Tor des Géants avec près de 13% d'avance (40 / (5
x 60 + 10) pour les moins doués en calcul mental) sur la barrière horaire, soit en un peu
plus de 130 heures pour un temps limite de 150 heures. Comme quoi, on peut avoir
suffisamment de lucidité pour effectuer un peu de calcul mental mais plus assez pour
apprécier une situation dans sa globalité : j'ai juste oublié de tenir compte des heures de
pause et sommeil inévitables.

Trois heures plus tard, je me retrouve au refuge Riffeyes, de nouveau à 2500m


d'altitude pour une pause que je juge méritée et qui me permet de constater qu'au menu du
jour il nous reste deux cols à franchir (Passo Alto puis Crosatie), les deux à un peu plus de
2800m d'altitude, avant de parvenir à la première base de vie, Valgrisenche.

Je peine un peu dans la montée de Passo Alto mais réussis à suivre un cinquantenaire
italien au pas lent et régulier dont la vitesse est légèrement inférieure à la mienne mais la
régularité dans l'effort bien supérieure. Une fois arrivé au sommet, je le remercie d'un signe
de tête et accélère dans la descente, après m'être équipé de ma lampe frontale ; la nuit est
tombée.

Elle ne sera pas la seule à tomber puisque j'inaugure dans cette descente ce qui
deviendra presque une habitude nocturne : je chute par deux fois dans des passages
particulièrement rocailleux. Par bonheur, seuls mon ego et mon postérieur ont à souffrir de
ces peu glorieux épisodes.

Dès le début de la montée au col de la Crosatie, mon métronome italien me rattrape et


je m'attache à ses basques. Cette montée, pourtant moins longues que celles de l'Arp et de
Passo Alto, me semble interminable. Quand on lève la tête, on ne voit qu'une imposante
masse de roche noire et le final, long, très long, est fait d'épingles à cheveux taillées à
même la roche. Le chemin est étroit, escarpé, tortueux et on le devine dangereux. Je tente
de m'interdire de penser mais je ne peux m'empêcher de connaître le principal épisode de
doute de toute la course ce soir là. Heureusement mon métronome italien continue,

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imperturbablement, d'avancer ; je le suis et, enfin arrivé au sommet, je le remercie d'un


signe de tête et accélère dans la descente.

La descente est longue et je ne suis pas malheureux de tomber sur deux belges
francophones avec qui je devise pendant quelques kilomètres en trottinant. Par un
cheminement de la pensée que j'aurais bien du mal à retracer, nous parvenons à tenir près
d'une heure de conversation sur le sujet des systèmes d'immatriculation des automobiles en
France et en Belgique. L'important en ultra étant de s'occuper l'esprit pour éviter de penser
à ce qu'on est en train de faire, on finit par se cultiver sur des sujets aussi variés
qu'inattendus. L'inconvénient, c'est que la fatigue aidant, on retient assez peu de chose de
ces discussions. Tout lecteur tenté de faire un parallèle avec des discussions d'ivrogne
n'aurait pas complètement tort. Le sujet des plaques d'immatriculation automobiles belges
et françaises ayant été épuisé, je prends congé et cravache un peu pour rattraper mon
métronome italien qui a profité de la discussion pour me dépasser.

Après avoir avancé une bonne heure dans le silence de la nuit que seuls viennent
troubler nos souffles et les pierres dérangées par nos appuis approximatifs, je tente
d'entamer une discussion à laquelle il s'est dérobé jusqu'à présent. Je l'interroge en français
et il me répond en italien ; le dialogue s'établit. Sans surprise, c'est un montagnard. Et il a
déjà l'expérience du Tor des Géants puisque deux ans plus tôt il y a participé (abandon au
tiers du parcours sur blessure). Il m'explique qu'il ne s'arrêtera pas dormir à la première
base de vie afin d'accroître son avance sur les barrières horaires et m'interroge sur mes
intentions.

Je suis assez partagé sur le sujet : d'une part je sais pouvoir avancer plus de trente
heures sans dormir et je soupçonne qu'il est inutile de s'arrêter pour dormir si on n'a pas
sommeil ; d'autre part je suppose que si on accumule trop de dette de sommeil en début de
course, il est probable qu'on s'épuise avant la fin de l'épreuve. Enfin, je sais que
physiquement et psychologiquement les heures du creux de la nuit, entre 2h et 4h, sont les
plus difficiles à supporter. Or nous devrions arriver à la base de vie aux alentours de deux
heures du matin, soit avec une avance de cinq heures sur la barrière horaire de sortie de la
base, ce qui permet d'envisager sereinement une pause conséquente.

C'est lors du dernier kilomètre avant la base de vie que je parviens à une décision. J'en
ai plein les bottes, je vais donc m'octroyer une pause de 2h30. Un petit quart d'heure pour
me coucher, deux heures de sommeil, un gros quart d'heure pour m'alimenter et repartir.

C'est à regret que je laisse partir devant mon métronome qui ne souhaite pas s'arrêter
plus d'une demi-heure.

L'organisation, que j'ai moquée jusqu'à présent, est parfaite. Mon sac base de vie m'est
donné au moment où j'arrive devant les dortoirs. On me propose, tout à la fois, à 2h du
matin, diner, douche, massage et lit. J'opte directement pour le lit et me retrouve en moins
de cinq minutes dans une chambre où sont alignés dix lits de camp ; chaussures et
chaussettes retirées je m'allonge sur le premier d'entre eux, bien décidé à me contraindre à
deux heures de sommeil. Au bout de vingt minutes en position allongée, mes cuisses se
durcissent, presque au point de crampes simultanées ; je change donc de position et me
retourne à plat ventre. Immédiatement, mes mollets se durcissent et je sens poindre les

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crampes si je ne fais rien. Je tente de soulager mes jambes en me couchant en chien de


fusil, ce qui n'est pas évident dans un lit de camp, pour sentir mes hanches se durcir...
Après cinq minutes à me retourner dans tous les sens, je décide d'abandonner l'idée de
dormir et sors de la chambrée. J'avise au bout du couloir une douche qui semble à la fois
libre et propre ; j'en profite pour me doucher les jambes à l'eau brûlante -même si la mode
est à la cryothérapie parmi les sportifs- ce qui n'a pas d'autre effet que de me laver et de me
permettre d'envisager la situation. Jambes fatiguées mais pas sommeil ; impossible de me
reposer ; il n'y a pas trente six solutions : une petite collation et départ pour la deuxième
étape réputée être ardue avec deux cols qui émargent à plus de 3.000 m d'altitude.

Je rends donc mon sac de vie et me dirige vers le réfectoire où je découvre un buffet
digne d'un restaurant. J'accompagne la soupe chaude de charcuterie et d'une bière pression
avant d'enchaîner sur yogourts au lait entier et aux fruits, raisin et expresso. Je suis rejoins
à ma table par Dimitri, déjà finisher de l'édition 2014 du Tor des Géants, dont je fais la
connaissance et que je croiserai de nombreuses fois durant cette deuxième journée car nos
rythmes de course sont semblables. Le signal du départ est donné par un coureur assis à la
table jouxtant la notre : il vomit son repas dans le bol qu'il venait de vider ; nous ne
cherchons pas à en savoir plus et nous partons à quelques minutes d'écart, le temps pour
moi de remplir mes bidons d'eau d'un excellent nectar de pêche.

Je repars donc après un peu moins de deux heures de pause et sans avoir dormi une
minute.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

12.
Deuxième jour

Les choses sérieuses commencent

Le Tor des Géants est divisé en sept sections de course délimitées par les bases de vie
où chacun peut, dans le respect des barrières horaires, se reposer autant qu'il le souhaite. En
dehors de ces bases de vie, il est possible de se reposer dans les refuges mais, afin d'assurer
de la disponibilité à tous, il est interdit d'y dormir plus de deux heures.

Les sections de course paires, (la deuxième, quatrième et sixième), ont la réputation
d'être plus difficiles que les sections impaires.

Force est de constater que ce deuxième jour nous réserve, sur trois cols, les deux seuls
cols à plus de 3.000m de la course (Entrelor, 3002m et Losan, 3299m) et une distance de
56km contre 50km la veille.

Pour l'instant, il est 3h30 du matin et je me lance à l'assaut du col Fenêtre, situé 1000m
plus haut que la base de vie, via le chalet de l'Epée, situé à mi chemin et où j'espère trouver
un petit déjeuner chaud.

Je suis assez agréablement surpris de constater que les courbatures héritées de ma


ballade préparatoire ont disparues et que mes jambes n'ont pas raidi, bien que les muscles
se soient refroidis, pendant ma longue pause.

Je branche maladroitement mon IPod avec mes doigts gourds et me retrouve à écouter
des opéras dont j'ignorais qu'ils fussent sur l'IPod, ma playlist étant plutôt blues, rock, hard
rock et rap. Je me surprends à trouver cela parfaitement agréable pendant cette ascension
au clair de lune, principalement, et de lampe frontale, accessoirement.

Accessoirement car ma lampe principale consomme des piles deux à trois fois plus
vite que dans mon souvenir et j'ignore s'il est possible d'en acheter pendant la course. D'une
part, je crains que cela soit interdit par le règlement : une certaine forme d'autonomie est
exigée. D'autre part, j'ignore si nous passerons devant des commerces à des heures
ouvrables. Je décide donc d'épuiser les piles de ma lampe principale, qui éclaire de plus en
plus faiblement, avant de m'en remettre à ma lampe de secours, modèle d'entrée de gamme
aussi basique que possible mais plus économe en piles.

Arrivé au refuge de l'Epée, j'ai la surprise d'y retrouver mon métronome italien qui a
l'air défait. Je ne comprends pas sa présence en ce lieu car il est supposé avoir deux heures
d'avance sur moi au moins. Je découvre qu'il aurait attrapé froid à la gorge en sortant de la
base de vie, qu'il aurait une extinction de voix et qu'il se serait décidé à abandonner. Je
n'ose pas lui dire qu'il n'a pas besoin de parler pour courir et, à dire vrai, je suis tellement

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surpris par son abandon que j'en suis déstabilisé. Celui là même qui m'avait traîné en haut
des deux précédents cols avec aisance ne pouvait, dans mon esprit, ni douter, ni faiblir et
encore moins abandonner. Je lui suggère de repartir avec moi mais sans même y réfléchir
une seconde, il décline ma proposition. Sa décision semble irrévocable.

Je ne peux m'empêcher de repenser aux statistiques d'abandon au Marathon des


Sables. Ceux ci se concentrent sur le deuxième et le troisième jour de la course, ce que
j'interprète comme étant des abandons, en grande partie, "psychologiques". Les coureurs en
difficulté ne parviennent pas à s'imaginer surmonter les mêmes difficultés tous les jours
jusqu'à la fin de la semaine alors ils abandonnent plutôt que de continuer, pas à pas, à
grignoter la distance restante. Ce ne sont pas tant les difficultés immédiates qui les
amènent à s'arrêter que la perspective de la somme des difficultés restant à surmonter.

Je m'en veux de ne pas avoir pensé à regarder ces statistiques au Tor des Géants. Dans
mon esprit, soit les abandons suivent la même courbe qu'au Marathon des Sables avec un
pic au tiers de la course puis une décroissance et je peux m'autoriser à espérer aller
jusqu'au bout puisque la problématique n'est qu'une problématique psychologique et pas
une problématique physique, soit les abandons croissent au fur et à mesure de la course, de
l'accumulation de fatigue, et là, je peux m'autoriser à m'inquiéter.

Après un gros quart d'heure passé à boire un thé trop chaud et discuter avec mon
métronome, je repars, toujours muni de mon Ipod, en direction du col Fenêtre que
j'atteindrai sans difficulté mémorable. Dit autrement, je n'ai aucun souvenir de cette fin
d'ascension, pas plus que de la descente placée sous le signe du soleil levant.

Ces souvenirs sont éclipsés par ceux de l'ascension au col Entrelor, ascension qui a
lieu au plus chaud de la journée la plus chaude de la course.

Les débuts de l'ascension me permettent de mieux comprendre les injonctions, pendant


le briefing course, à respecter la nature, à respecter les autres coureurs et à se respecter soi
même. Une grande majorité des coureurs italiens et chinois, pendant cette journée, mettent
un point d'honneur à systématiquement couper les lacets. A chaque virage ou presque, nous
avons la désagréable surprise de retrouver devant nous des coureurs doublés deux lacets
plus bas. Je suis particulièrement agacé par une coureuse chinoise, courte sur pattes, qui
non contente de couper systématiquement, ne trouve pas mieux que de se reposer au milieu
du chemin, interdisant tout passage. J'entends Dimitri s'interroger à voix haute sur le fait de
savoir si avoir parcouru moins de 300km pendant le Tor des Géants donnait droit à un
débardeur finisher plutôt qu'au traditionnel sweat shirt. Quant à moi, je demande à la
chinoise si c'est le fait d'avoir de short legs qui l'autorise à prendre des short cuts4. Elle ne
fait ni semblant de ne pas comprendre l'anglais, ni de changer son comportement et repart
de plus belle droit dans la pente plutôt que sur le sentier en lacets pourtant parfaitement
visiblement balisé.

Rétrospectivement, je me rends compte que ce deuxième jour est le seul pendant


lequel un tel agacement s'est manifesté contre les spécialistes de l'optimisation de trajet.
Est-ce parce que c'est la première fois que nous en étions témoins ? Est ce parce que c'est

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Si le fait d’avoir des jambes courtes autorisait à emprunter des raccourcis

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le seul jour de course où c'était possible, eu égard à la topographie, dans de telles


proportions ? Est-ce parce que la chaleur échauffait les esprits plus ce jour ci que les
autres? Est ce parce qu'après cette journée, le peloton désormais complètement étiré,
permettait aux tricheurs de procéder ainsi à l'abri des regards ? Je ne saurais le dire, mais je
sais que ce n'est pas parce que les tricheurs ont changé leur manière d'opérer : on
comprenait bien à leur regard qu'ils n'éprouvaient que de la pitié et de l'incompréhension
pour ceux des coureurs qui ne coupaient pas la route dès que possible.

Le spectacle qu'offre la montée au col d'Entrelor serait risible si nous n'en étions les
acteurs. Lors du dernier tiers de l'ascension, à chaque lacet, se trouve un corps affalé au
bord du chemin, comme si le souffle d'une explosion avait projeté les coureurs au sol où,
assommés, ils tentent de recouvrer leurs esprits. La plupart d'entre nous, en cette deuxième
moitié de peloton, a présumé de sa capacité à maintenir le rythme et s'arrête, à l'agonie, au
prétexte d'une pause alimentaire pour ceux qui ont conservé un semblant d'amour propre et
fierté, pour récupérer avant de repartir pour quelques lacets complémentaires.

Une fois arrivé au col, mon soulagement est de courte durée. Il se met brusquement et
brièvement à pleuvoir, ce qui me permet de profiter d'un superbe arc en ciel sur la vallée
qui s'offre à nos regards mais, surtout, rend périlleuse une descente qui n'a pas besoin
d'humidité pour l'être.

C'est avec un soulagement certain que j'arrive à Eaux Rousses, situé à 1650m
d'altitude. Mes cuisses n'en peuvent plus de descendre. Je sais que chaque mètre de
descente m'éloigne du prochain col situé à près de 3 300m d'altitude. Et je m'inquiète de
ma vitesse de progression, probablement sérieusement affectée par l'ascension d'Entrelor.

A ma grande surprise, j'ai augmenté mon avance sur la barrière horaire que je devance
désormais de cinq heures. J'en tire hâtivement la conclusion arithmétique qu'il est possible
que j'arrive à Courmayeur vendredi soir et non samedi après midi, ce qui ne serait pas sans
me poser un problème logistique : mon logement ne sera de nouveau disponible que le
samedi soir. C'est donc le moral au beau fixe que je reprends mon cheminement en début
d'après-midi.

Je n'atteindrai pas, comme je l'aurais souhaité, le col Losan avant le coucher du soleil
et, une nouvelle fois, tombe à deux reprises dans la descente, de nuit, vers la deuxième
base de vie située à Cogne que j'atteins peu avant minuit. En arrivant, je constate que pour
la première fois, plutôt que d'accroître mon avance sur la barrière horaire, j'en consomme
un peu puisque je n'ai plus que 4h30 d'avance.

J'en conclus qu'il me faut tenter de dormir pour récupérer ... mais pas trop pour éviter
de ne plus avoir de marge de manœuvre horaire. Je me décide donc pour une pause de
2h00 avec 1h30 de sommeil.

Se produit alors le même cirque que lors de ma dernière tentative pour dormir, au bout
de vingt minutes, mes jambes se raidissent quelle que soit la position. Je persévère quand
même en position allongée et dois bien parvenir à somnoler une petite heure bien que le
sommeil ne se fasse pas sentir.

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Je repars peu avant deux heures du matin pour une section de course censée être plus
cool : un seul col à 2 800 m (Fenêtre de Champorcher) et 45 km de distance jusqu'à
Donnas, prochaine base de vie où il me faudrait arriver à 19h pour avoir reconstitué une
avance de 5h sur la barrière horaire.

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13.
Troisième jour

Ca devient chaud

Pendant toute la journée d'hier, je me suis fais une fête de l'étape du jour, simple étape
de transition et, comparativement, facile.

Maintenant que j'y suis, j'ajoute à ces réflexions, que cette étape est aussi celle du saut
dans l'inconnu ; je n'ai encore jamais tenté de courir après deux jours et deux nuits
blanches –ou presque- consacrés à la course.

Ma principale inquiétude concerne ma capacité à continuer à courir lorsque le terrain


s'y prête ; je m'attends, en ce troisième jour de course, et ce jusqu'à la fin de l'épreuve, à en
être réduit à de la marche, plus ou moins rapide en fonction du dénivelé.

Pour les non pratiquants en trail qui sont arrivés à ce stade de la lecture -cela témoigne
d'une persévérance qui devrait les amener à envisager de se mettre à l'ultra endurance- la
théorie est -au moins pour les coureurs de milieu de peloton- qu'on court sur plat, qu'on
cesse de courir en montée dés qu'on ne voit pas le sommet de la montée et qu'on court en
descente. La pratique est qu'on court beaucoup plus au début qu'à la fin et qu'en termes de
course, après une douzaine d'heures, il serait plus exact de faire appel au verbe
trottiner, parce qu'il donne une idée assez exacte du peu de vitesse de nos déplacements.

Finalement, le principal défi de cette portion de course ne sera pas la gestion de la


fatigue mais la gestion de la monotonie, voire de l'ennui. Une fois la Fenêtre de
Champorcher passée (2827m) l'étape se résume à une descente de 30km. Or, l'intérêt de la
course en montagne est que les terrains et dénivelés alternent ce qui, paradoxalement, est
moins usant que sur du plat car les groupes musculaires sollicités changent régulièrement
et l'esprit est occupé à gérer les changements de rythme. Rien de tel dans cette descente. J'y
épuise les batteries de mon Ipod et ma bonne humeur. Mes jambes me donnent
l'impression de me rentrer dans le tronc.

Le deuxième défi sera celui de la gestion de la chaleur. Près de la moitié de la journée


est passée à moins de 1000m d'altitude et nous profitons pleinement d'un soleil éclatant.
Chaque torrent, chaque source, chaque abreuvoir est l'occasion d'y tremper la tête jusqu'au
cou ou de s'arroser copieusement le visage et le torse. Mais cela suffit à peine à éviter la
surchauffe. Nous avons le plus grand mal à accorder du crédit aux prévisions météo qui
annoncent averses pour la soirée et neige au dessus de 3000m d'altitude.

J'arrive à la base de vie de Donnas en milieu d'après-midi avec 8h30 d'avance sur la
barrière horaire, ce qui me réjouit et me pose un dilemme.

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J'ai résolu, pendant la longue descente, d'arrêter une stratégie de course à laquelle je
me tiendrai quoi qu'il arrive car je n'ai pas confiance en ma capacité à conserver
suffisamment de lucidité pour prendre des décisions rationnelles durant la deuxième moitié
de la course. J'ai résolu, aussi, d'appliquer des règles simples, voire simplistes, pour
qu'elles me restent intelligibles même après cinq jours sans dormir. Et la première de ces
règles est que, quoi qu'il arrive, je me contraindrai à m'arrêter 2h30 à chaque base de vie
pour y dormir deux heures, indépendamment de mon heure d'arrivée. Après tout, si
l'organisation a jugé bon d'installer six bases de vie, il doit bien y avoir une raison. Et
comme ce sont, a priori, les lieux les mieux équipés pour accueillir les coureurs, pourquoi
chercher midi à quatorze heures et tenter de dormir en d'autres lieux où, de surcroît, je ne
suis pas certain de trouver de la place.

Mais dormir à 15h30 ? Sérieusement ?

Finalement, la chaleur et mes souvenirs du Marathon des Sables où des coureurs


expérimentés m'avaient expliqué gérer leur vitesse en fonction de la température (plus il
fait chaud, moins je cours vite) et non du terrain, finissent de me convaincre de respecter
mes propres règles et je m'arrête pour ce qu'il conviendrait d'appeler une sieste.

A ma grande surprise, après la désormais habituelle séance de raidissement des jambes


après vingt minutes en position allongée, je parviens à dormir une grosse heure pour
boucler une étape qui aura eu pour seul mérite de nous conduire à la suivante.

Je repars en fin d'après-midi, une fois les grosses chaleurs passées, pour une étape
symboliquement importante : nous devons passer par le refuge Coda qui se situe à mi-
course puis par le point kilométrique 200.

Autrement dit, après cette étape, nous en aurons "presque" fini.

Après cette étape, j'entrerai aussi en terra incognita : la plus grande distance que j'ai
parcourue d'une traite jusqu'à ce jour s'élève à 177km ... avec très peu de dénivelé.

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14.
Quatrième jour

A un train de sénateur

En partant de Donnas je me retrouve à courir quelques instants avec un type qui a une
drôle de dégaine -il court en Croc's (oui, les sabots en plastique) bien qu'il dispose d'une
bonne paire de chaussures de trail accrochée bien en évidence sur son sac à dos- et
m'entreprend sur le fait que nous sommes un peu juste en matière de barrière horaire et
qu'il va nous falloir nous employer pour finir ce Tor.

Dans la mesure où mon avance sur la barrière horaire ne cesse d'augmenter depuis le
début de la course, je le laisse dire et attribue son discours à un coup de moins bien et une
perte de lucidité temporaire.

A la faveur d'une descente, je le lâche sans y prêter attention et me concentre sur la


particularité de cette étape qui est d'être constituée principalement de marches, que ce soit
en montée ou en descente, ce qui interdit de trop courir et tire franchement sur les cuisses.

Je me retrouve seul dans l'ascension vers le refuge Sassa et commence à trouver le


temps long. Désespérant d'arriver au refuge que je sais n'être qu'une étape intermédiaire au
milieu de l'ascension vers le refuge Coda qui se situe au milieu de l'épreuve, je m'arrête au
bord du chemin pour souffler et tenter de reprendre mes esprits.

La meilleure des techniques mentales en course ultra pour continuer à avancer sans
désespérer est de ne se concentrer que sur le kilomètre en cours et de ne surtout pas se
projeter sur le chemin qui reste à parcourir ou tenter de compter combien d'heure d'efforts
il faudra encore déployer. En effet, ce nombre d'heures d'effort est dantesque. C'est
d'ailleurs pour cela qu'on s'engage dans de telles courses ; il n'y aura donc pas matière à
réconfort dans le résultat des calculs mentaux qu'on peut entreprendre. Si j'explique cette
technique c'est que, bien entendu, la tendance naturelle de tous est de procéder à ce genre
de calculs. Et que personne ne parvient à se concentrer uniquement sur l'instant présent.

Une technique moins efficace mais que nous parvenons tous, plus ou moins, à
maîtriser, est la découpe du trajet en sous sections gérables et pour ne se concentrer que sur
la sous section en cours. La sous section peut être géographique (jusqu'au prochain refuge,
jusqu'au prochain ravitaillement, etc), temporelle (jusqu'à la fin de l'heure), culturelle
(jusqu'à la fin de ma playlist sur IPod, jusqu'au lever du soleil comme la chèvre de
Monsieur Seguin), etc ...

Malheureusement, cette fois-ci, j'ai trop poussé la technique de décomposition


de l'étape du jour en deux parties (avant et après Coda, qui marque la moitié de la course),
puis avant et après Sassa qui coupe cette première section en deux, puis avant et après ...
Résultat, je me retrouve pris, métaphoriquement et mentalement, dans le paradoxe de la
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dichotomie de Zénon d'Elée : avant de parcourir toute une distance, il faut que j'en
parcours la moitié, avant ça la moitié de cette moitié, et avant ça, la moitié de la moitié de
cette moitié, et avant ça ... bref, en multipliant les étapes intermédiaires, j'en suis arrivé à la
conclusion soit que je n'avance pas, soit que je n'arriverai jamais.

Bref, c'est assis, tel le Penseur contemplant les Portes de l'enfer (je sais ces deux
sculptures n'ont rien à voir l'une avec l'autre mais elles sont du même sculpteur et disposés
suffisamment près l'une de l'autre dans le jardin Rodin du campus de Stanford pour qu'on
puisse -avec un peu de mauvaise foi- les croire liées), que je vois arriver le coureur en
Croc's qui me dit : "Ne t'arrête pas là, le refuge est juste là, enfin un peu plus loin, à dix
minutes, enfin bon un peu plus mais pas loin, au bout du chemin, là ...". Je lui suis
reconnaissant de ses encouragements et de sa volonté de ne pas trop mentir sur la distance
qui reste à parcourir, ce à quoi on reconnaît un coureur plutôt qu'un bénévole.

En effet, les bénévoles, essentiels sur une course pour leur prestation logistique, bien
entendu, mais plus encore par leur gentillesse et leur efficacité, partagent tous le même
travers, celui de vouloir réconforter. En conséquence, chaque fois qu'on leur demande où
est le prochain ravitaillement ou le prochain refuge, la réponse, invariablement, sur
n'importe quelle course, est : "dans vingt minutes". J'ai souvenir de "vingt minutes" qui
m'ont pris près de deux heures...

Je décide donc d'attacher mes pas à la paire de Croc's et résoudre par la pratique le
paradoxe de Zénon. Ne dit on pas qu' "un con qui marche va plus loin qu'un intellectuel
assis" (M. Audiard, Un taxi pour Tobrouk) ?

La même rengaine recommence. Il va falloir s'employer pour finir ce Tor des Géants.
Nous n'avons quasiment aucune marge de manœuvre sur les barrières horaires. Il n'y a pas
péril en la demeure mais le moindre pépin nous serait fatal. En plus, le temps total (150
heures) n'a pas changé mais la distance de l'épreuve ne cesse de s'allonger d'année en
année. Etc, etc.

Je commence à me demander si j'ai bien fait de suivre ce Cassandre dont le discours


commence à me miner le moral quand une phrase retient mon attention. "Je n'ai jamais
réussi à gagner de temps sur les barrières horaires sur la deuxième moitié de la course".

En creusant un peu, je finis par comprendre que Thierry, puisque c'est son prénom, est
un Sénateur. C'est à dire une des onze personnes au monde ayant participé à toutes les
éditions du Tor des Géants et les ayant toutes bouclées.

Je dois dire que je ressens une certaine fierté à me retrouver à son niveau à cet instant
de la course ... jusqu'à ce qu'il mentionne que cette année en matière d'entraînement, il n'a
pu faire que trois footing longs et que ses douleurs aux pieds (d'où les Croc's) lui
interdisent d'avancer correctement, ce qui explique qu'il ait vingt quatre heures de retard
sur son plan de course habituel.

Finalement, à défaut de fierté, un sentiment de sécurité s'empare de moi. Plutôt que


d'affronter seul l'inconnu, j'ai trouvé un guide capable d'éclairer le chemin qui nous attend.

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Même si, il faut bien le reconnaître, parfois il y a des informations dont on se passerait. Par
exemple, le fait que nos difficultés vont augmenter de manière exponentielle avec le temps
car, en plus de la fatigue et de l'usure physiques liées à la durée de l'effort, il va nous falloir
lutter contre la privation de sommeil, jusqu'au moment où ces deux phénomènes vont se
rejoindre en un point nommé épuisement. Epuisement qui, traditionnellement, nous
tombera dessus au refuge Frassati, juste avant de franchir le dernier col significatif du Tor
des Géants, le col Malatra. Telle est en tout cas la prévision du Sénateur.

Nous passons au refuge Sassa en début de nuit avec 8h30 d'avance sur le plan de
marche des plus lents tel qu'énoncé par l'organisation. La seule préoccupation de Thierry
semble être de savoir où est Jean-Mi. L'extraordinaire de la situation est que tout le
monde, à part moi, semble connaître Jean-Mi, son plan de marche, son état de santé et son
moral.

Je finis par comprendre que Jean-Mi est Jean-Michel Touron, celui là même que
j'avais surnommé Kung Fu Panda, et qu'il est un des onze Sénateurs du Tor des Géants.
Mais surtout, que s'il boucle le Tor des Géants, en un mois, il aura bouclé l'UTMB (170km,
10.000 D+), l'UT4M (170km, 11.000 D+), la 4KVA (350km, 25.000 D+) et le Tor des
Géants. Pour bien saisir l'ampleur de la tâche, il faut préciser que la 4kVA est la course
concurrente du Tor qui s'est crée sur le même parcours, se court dans le sens inverse et a
lieu une semaine avant le Tor. Autrement dit, une fois la 4kVA terminée, après un jour de
repos, il convient de se lancer dans le Tor des Géants. Même dans le monde des ultra
runners où courir un marathon est juste qualifié de sortie d'entraînement longue, cet
enchaînement ne laisse pas indifférent et suscite l'admiration et, parfois, l'incompréhension
... avant, j'en suis certain, de créer des vocations.

Rassurés sur l'avancement de Jean-Mi, nous repartons.

Nous arrivons avec soulagement, en milieu de nuit à Coda où nous sommes trop
fatigués -au sens privation de sommeil- pour nous congratuler d'avoir atteint la moitié du
Tor. Le spectacle à l'intérieur du refuge est saisissant ; on a l'impression d'un hôpital de
campagne pendant une quelconque guerre. Les plus vaillants sont immobiles, la tête entre
les mains, les yeux dans le vague. La majorité des coureurs s’est endormie la tête sur la
table. Et ceux qui ne dorment pas encore, finissent par s'endormir brutalement, leur tête, en
s'abattant sur la table, renversant sur leur voisin leur assiette de soupe ou une bouteille de
Coca Cola.

Nous dépareillons à peine dans le tableau et la dernière fois que j'ai mis autant de
temps à avaler une soupe, cela devait être une soupe de poireaux quand j'avais l'âge de six
ans.

A dire vrai, l'arrivée à Coda marque le moment où mes souvenirs deviennent flous.
Même si je n'en ai alors pas conscience, la lucidité commence à décroître et le cerveau ne
s'encombre plus de prises d'informations pas immédiatement utiles.

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Ménage à trois

Le début de la deuxième moitié de la course est à l'image de ce que je ressentirai


jusqu'à la fin de l'aventure, c'est à dire, pas grand chose.
Autrement dit, je suis dans le même état de forme que quiconque a passé une nuit
blanche : trop fatigué pour me rendre compte que je n'ai pas toute ma lucidité ; assez
fatigué pour ne me concentrer que sur ce que j'ai à faire et pas sur mon environnement.
Bref, esprit brumeux, à l'image du ciel.
La nuit, sans difficulté altimétrique particulière (nous évoluons entre 1700 et 2300 m
d'altitude), se résume à deux dialogues.
Le premier dialogue est plutôt un monologue de mon corps. Pendant la première
heure, les prémices d'une tendinite aux tendons releveurs de la jambe droite s'installent. Je
sais que si la tendinite se confirme, la course sera terminée pour moi : j'ai déjà donné et
impossible d'avancer sur le plat sans releveurs ; je n'ose même pas imaginer ce que cela
peut donner en montagne (même si je crois me souvenir que Christophe Le Saux, dans une
édition précédente du Tor des Géants, courrait en marche arrière pour moins souffrir de
cette tendinite). Peu à peu, la douleur évolue et se loge à l'extérieur de mon genou droit. Je
reconnais immédiatement les symptômes du syndrome de l'essuie glace ou TFL. J'ai déjà
donné et cela m'a conduit à l'abandon sur mon premier trail de montagne, deux ans plus tôt,
à la 6000D. Je reste à l'écoute de mon genou pendant quelques instants mais la privation de
sommeil, par chance, m'interdit de rester concentré trop longtemps. J'ai mal et puis j'oublie
que j'ai mal. Une vive douleur dans la cheville gauche fait office de rappel. Curieusement,
la douleur au genou droit a disparu mais la cheville gauche commence à brûler. J'en arrive
à la conclusion que mon corps a compensé en soulageant le genou droit au détriment de ma
cheville gauche. N'empêche que gauche ou droite, j'aurai besoin de mes deux jambes pour
arriver au bout. Je ne suis donc pas plus rassuré. Une heure plus tard, c'est au genou gauche
de tirer. Je vous fais grâce des douleurs aux muscles fessiers, puis au dos, puis aux épaules
(sac et bâtons mobilisent le haut du corps). Après six heures de manège des douleurs, avec
à chaque fois une inquiétude certaine tant j'ai vu de coureurs abandonner à cause de
tendinites justement, plus rien. Un peu comme si mon corps avait tenu à me rappeler qu'il
n'était pas obligé de participer à mes aventures en montagne. Avant de rentrer dans le rang
et ne plus m'ennuyer jusqu'à la fin de la course. Merci body, you're my buddy5.
Le second dialogue est, lui aussi, plutôt un monologue. Thierry me décrit avec une
précision topographique étonnante le chemin restant à parcourir, les temps de passage
probables ou souhaitables, les difficultés à venir. Pour moi qui suis capable de me perdre
sur un chemin déjà emprunté une douzaine de fois, cela tient du prodige. Et surtout, cela
me permettra, jusqu'à la fin de la course, d'économiser une énergie mentale considérable.
Plus besoin d'être vigilant en matière de balisage, plus besoin de me lancer dans de longs
calculs pour déterminer si notre allure est bien conforme à celle qui nous faut tenir jusqu'au
bout, plus de nœuds au cerveau pour déterminer où dormir et combien de temps, plus
d'angoisse quant au bon respect des barrières horaires. Ne restera, grâce à l'expérience et
l'expertise de Thierry qu'à profiter de l'instant, des paysages, du plaisir -parfois masochiste-
d'être en montagne et des rencontres. Et si j'en crois Thierry, il conviendra aussi d'ajouter
les plaisirs culinaires : les ravitaillements sont censés nous proposer filets de truite cuits à
la plancha, jambon grillé, polenta, lasagnes, etc., etc.

5
Merci mon corps, tu es mon ami

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Nous arrivons au petit matin au col della Vecchia (col de la vieille ?) où,
conformément aux prévisions de Thierry, un feu est allumé sous une grande ardoise et des
côtelettes d'agneau sont mises à cuire pour accompagner une polenta que l'on peut choisir
nature ou aux champignons. A plus de 2000m d'altitude, sans autre infrastructure qu'une
sorte d'Algeco déposé par hélicoptère à l'occasion de la course. Un petit vent frais aurait pu
gâcher ce moment, si nous n'avions pu profiter de couvertures pour nous asseoir au chaud
pour profiter de ce festin.
Au moment où l'idée de repartir commence à faire son chemin, un jeune (tout est
relatif, Thierry et moi ne sommes pas des perdreaux de l'année) français, Jean-Sébastien,
nous aborde et, assez naturellement, nous repartons à trois en direction Niel.
Descente quelconque qui voit le ciel s'assombrir, la pluie commencer à tomber puis les
nuages se déchirer et violement nous arroser. Thierry et moi sprintons et réussissons à ne
subir que la première minute de la forte averse, à éviter la grêle et à nous installer à la seule
table encore disponible dans le refuge. Jean Sébastien qui a pris un peu de retard dans la
descente profite à plein du déluge et arrive complètement trempé cinq minutes après nous.
A tel point trempé que la bière pression que j'ai commandée ne lui fait même pas envie ; il
a assuré son hydratation par voie externe.
Nous ne sommes pas mécontents de nous reposer, polenta et bière en main, pendant
que Jean-Sébastien tente de sécher. Nous considérons avec inquiétude alternativement la
météo qui ne semble pas vouloir s'améliorer et nos montres qui avancent irrésistiblement.
Dès que le déluge se transforme en pluie soutenue, seulement, nous décidons de nous
remettre en route, protégés de pied en cap par nos vêtements de pluie.
La montée au dernier col qui nous sépare de la base de la quatrième base de vie,
Gressoney, nous permet de faire connaissance avec Jean-Sébastien. Pour être plus précis, il
se présente et ne parvient guère à me soutirer la moindre information. Je suis au bord de la
défaillance cardiaque et respiratoire à chaque ascension ; je n'ai donc guère les moyens
physiques de répondre à ses questions. Sans surprise, son expérience de course en
montagne est beaucoup plus significative que la mienne. Son enthousiasme à ce stade de la
course fait plaisir à entendre et son rythme en montée me fait m'interroger sur les raisons
qui le placent à notre niveau et non pas de nombreuses heures devant nous.
Arrivé au col, nous nous engageons dans la descente vers la base de vie et, plus à
l'aise, je m'apprête, enfin à répondre aux questions de Jean-Sébastien ... sauf qu'il a disparu
dans le rétroviseur. Je me demande s'il a craqué après la montée et si nous ne le reverrons
plus ou si son rythme en descente est juste plus lent que le notre. Je me dis que s'il arrive
peu de temps après nous à la base de vie, la deuxième hypothèse sera la bonne et qu'il me
suffira de ralentir un peu en descente pour conserver le trio uni et ainsi augmenter nos
chances d'aller jusqu'au bout. Visiblement Thierry souffre et subit des épisodes de doute, il
ne cesse de refaire les calculs de barrière horaire, et a besoin de compagnie ; pour ma part,
j'ai besoin d'une locomotive en montée, mon point faible ; Jean-Sébastien semble avoir
besoin d'une locomotive en descente, c'est un rôle que je peux assumer.
Nous finissons, après une pause au ravitaillement d'Ober Loo qui offre des raviolis
frais cuits à la demande, un concert de cloches et autres instruments valdotains non
identifiés, par parvenir à Gressoney où Jean Sébastien nous rejoindra. Je décide de m'en
tenir à mes propres règles : une heure trente de sommeil, une douche rapide si possible, un
repas et départ. Je suis toujours très étonné de voir le temps que les coureurs passent assis,

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les yeux dans le vague, devant leur assiette plutôt que de dormir franchement. Quitte à
"perdre du temps", autant que ce soit de manière efficace.

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15.
Cinquième jour

Eléphants roses et requins marteau

Nous repartons à trois de Greyssoney, quatrième base de vie, à la tombée de la nuit,


après un peu moins de deux heures sur place et 4h30 d'avance sur la barrière horaire. La
section qui se présente à nous, comme toutes les sections de course impaires, s'annonce
paisible avec seulement deux cols significatifs et 34 km avant la prochaine base de vie de
Valtournenche. C'est en tout cas ce qu'annonce, sur le papier, le profil de course.

Difficile d'ignorer, pourtant, que nous serons sur les chemins de nuit, que la météo
annonce froid et pluie, voire neige, et que le début des réjouissances, après quelques
kilomètres de quasi plat, est une ascension de 1400 m de dénivelé en 4 ou 5 kilomètres.

Nous cheminons de concert vers le refuge d'Alpenzu, au début de l'ascension du col


Pinter et observons température et pluie qui commencent à tomber de concert. Jusqu'à
maintenant, nous avions pu profiter d'un Tor des Géants aux conditions météorologiques
clémentes et agréables mais le spectre de l'interruption de course de l'année précédente à
cause du déluge continu qui s'est abattu sur la course pointe le bout de son nez.

Nous accélérons le pas dans les derniers hectomètres avant le refuge d'Alpenzu pour
échapper à la pluie qui redouble et finir de nous vêtir de l'ensemble des effets transportés
dans notre sac pour tenter de conserver un minimum de chaleur.

Nous repartons promptement dans la nuit noire, sous une pluie nourrie qui tombe
presque à l'horizontale tant le vent, frais, est fort. Il ne nous faut pas plus de cinq minutes
pour grelotter. A mi parcours du premier raidillon, il apparaît que Thierry ne nous suit plus.
Jean-Sébastien marque une pause pour l'attendre, je lui signifie que je continue à monter
pour me mettre à l'abri d'un bâtiment isolé situé quelques centaines de mètres plus loin. Je
crains de m'arrêter car j'ai froid et je garde un très mauvais souvenir d'une hypothermie
subie, de nuit, sous la pluie, sur une course il y a un peu plus d'un an. Je parviens au
bâtiment repéré et parviens, tant bien que mal, à m'abriter du vent et de la pluie sous un
auvent, en me plaquant contre la porte. Jean-Sébastien me rejoint sans avoir vu de lampe
frontale annonciatrice de l'arrivée de Thierry. Nous ne nous expliquons pas son retard eu
égard au peu de chemin parcouru depuis Alpenzu ; nous en concluons qu'il a du rebrousser
chemin. Nous débattons alors de savoir s'il convient de continuer seuls ou de rebrousser
chemin. Comme je suis le plus lent des trois en montée, je suis partisan de poursuivre
l'ascension ; je n'ai aucune envie de me priver de la compagnie et de l'expérience de
Thierry et suis confiant dans sa capacité à me rattraper. Jean-Sébastien, fatigué et frigorifié
semble hésiter à affronter l'ascension dans les conditions météo actuelles et souhaiterait
rebrousser chemin. La perspective de me retrouver seul, en risque d'hypothermie, en pleine
nuit, dans les montagnes ne m'enchante guère mais je sais que si je retourne au chaud, je

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n’en repartirai pas tant le temps est pourri. Nous en sommes à ce stade de nos réflexions
quand nous voyons enfin arriver Thierry qui s'étonne que nous l'ayons attendu.

Nous reprenons l'ascension qui se fera à un train d'escargot anémique. Il fait si froid
que nous craignons tous que la température ne baisse encore de quatre ou cinq degrés :
nous aurions alors un véritable problème à gérer avec comme seule solution disponible
l'usage de nos couvertures de survie. La privation de sommeil commence à faire sentir ses
effets. Jean Sébastien parle aux cailloux, mais uniquement aux plus petits d'entre eux.
Thierry voit des requins entre les rochers. Le plus étonnant est que l'un et l'autre ont
conscience que ce n'est pas tout à fait normal mais ne peuvent pas se défaire de leurs
hallucinations. Le pire de l'affaire, c'est que j'envie leur état second qui leur permet,
probablement, d'oublier un peu pluie et vent froids. S'il fallait établir un top trois des
moments les plus difficiles de la course, cette ascension y figurerait, pas tant à cause du
dénivelé mais plutôt à cause des conditions météo.

Nous arrivons hébétés au Col Pinter et entamons la descente vers Champoluc. Comme
à chaque descente nocturne depuis le début du Tor, je glisse et tombe malgré la
concentration et les précautions prises. Comme je semble être le seul à tomber, je suis vexé
et énervé. Je décide donc d'accepter le fait que je vais de toute façon tomber et que, quitte à
faire, autant prendre moins de précautions en descente, aller un peu plus vite et me
détendre un peu plus pour éviter de me casser quelque chose en tombant. Après quelques
dizaines de mètres, j'y parviens et, fatigue aidant, je parviens même à ne plus autant me
concentrer sur le terrain. Bien entendu, ce qui devait arriver arriva : je ne suis plus tombé
de la course ! Il semblerait qu'en course à pied aussi, le mieux est l'ennemi du bien ...
Moins concentré sur le bout de mes chaussures, je peux aussi mieux observer notre
environnement. J'avise un couple de renards, assis sur un rocher, comme au spectacle,
regardant passer les coureurs. Soupçonnant une hallucination, je n'en dis rien à mes
compagnons de route. Il apparaîtra, plus tard, au détour d'une discussion que les renards
sont légion dans la région ; dans la mesure où ceux que j'ai vus ne m'ont ni parlé, ni fait
signe, j'en déduis qu'ils n'étaient pas le fruit d'une hallucination. Mais, dans la mesure où il
m’a semblé que l’un d’entre eux fumait une cigarette, le doute subsiste…

Champoluc n'est situé qu'à environ 16 km de Greyssoney. Il nous aura néanmoins fallu
près de 10 heures pour couvrir cette distance. Et le plus fort, c'est que malgré cette vitesse
de progression très limitée, nous avons repris de l'avance sur la barrière horaire.

Après l'épreuve de la nuit, curieusement, la deuxième partie de l'étape se passe de


manière fluide. Réchauffés, pas mécontents d'évoluer à la lumière du jour, nous laissons
Thierry nous faire une visite guidée, sur le mode humoristique des chemins que nous
empruntons, discutons football et convenons de concert que ce n'est pas un véritable sport
comparé à l'ultra trail. Si nous étions en mesure d'accélérer un peu pour avoir l'impression
d'être des coureurs, la matinée serait parfaite.

Nous arrivons à la base de vie de Valtournenche à la mi journée, en ayant gagné


encore un peu de temps sur les barrières horaires, pas mécontents d'en avoir fini avec cette
section de course qui, sur le papier, semblait la plus abordable mais nous aura fortement
éprouvés.

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Pour la première fois, je comprends l'intérêt du sac base de vie. Jusqu'à maintenant j'y
piochais quelques provisions que je finissais par ne pas manger et, parfois, pour faire
comme tout le monde, changeais de t-shirt ou chaussettes ce qui, odeurs mises à part,
n'était pas franchement une nécessité vitale comme me l'a enseigné le Marathon des Sables
l'année précédente. Mais aujourd'hui, avoir accès à un change sec, après presque vingt
quatre heures passées à essuyer averses, grêle et pluie soutenue, ne relève pas du confort
mais de la nécessité. Erreur stratégique de ma part, je n'ai pas prévu de deuxième paire de
gants. La mienne est complètement trempée car je n'ai utilisé mes sur gants imperméables
que trop tard et je n'ai donc pas de solution de rechange en cas de besoin, sauf à utiliser les
sur gants comme gants.

Comme à mon habitude, et aussi par ce que sais que mes compagnons de route ne
voient pas les choses de la même manière que moi -puisqu'ils ne dorment pas en milieu de
journée, préférant comater devant une assiette- et risqueraient de s'impatienter, je ne perds
pas de temps. A peine arrivé, direction un lit pour une heure et demie de sommeil. Quand
je me lève à la recherche des douches, je croise Jean-Sébastien, déjà piaffant d'impatience,
remonté comme un coucou et souhaitant repartir. A ce détail près qu'il ne retrouve pas
Thierry. Je lui dis que je me prépare, boucle mon sac, m'alimente, trouve Thierry et repars,
le tout en quinze minutes. Je ne sais pas s’il me croit, mais je sais que tout ceci me prendra
une demi-heure. C'est d'ailleurs pour ça que je n'ai dormi qu'une heure et demie, pour
maintenir le temps de pause à deux heures. Je retrouve Thierry, en compagnie de Jean-
Michel Touron, sous la douche qu'ils viennent d'achever quand j'y entre. Il s'agit de
douches collectives, comme dans tout gymnase ; aucune intimité donc. J'ai la surprise de
voir entrer une femme de ménage qui vaque, sans sourciller, à ses occupations
professionnelles en slalomant entre les coureurs en train de se savonner, se déshabiller ou
se vêtir. Les français en restent baba, les italiens ne voient pas où est le problème.
Déconcertant ... Je retourne à mon lit, range mon sac base de vie et le remets à
l'organisation, finalise mon sac à dos, me chausse et me dirige vers le réfectoire pour
m'alimenter avant de repartir. Je m'attends à devoir me presser puisque Jean-Sébastien
piaffait déjà il y a vingt minutes et Thierry est sorti de la douche depuis quinze minutes. Je
trouve bien Jean-Sébastien ... qui est à la recherche de Thierry. Nous entamons une
recherche commune et finissons par en conclure que Thierry a du repartir ; personne ne l'a
plus vu depuis presque une demi-heure. Par acquis de conscience, je vais vérifier si son sac
base de vie a bien été restitué à l'organisation, ce qui indiquerait qu'il est probablement
bien parti. Surprise, pas trace du sac ; il est donc encore sur place. Cinq minutes plus tard,
je finis par le découvrir ; en sortant de la douche, il a trouvé une chaise d'écolier, rangée
dans un coin, où il s'est brièvement assis pour s'occuper de ses pieds douloureux. Il s'y est
endormi.

Le trio reconstitué, nous repartons ... après 2h10 de pause.

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16.
Sixième jour

Plus que 100 bornes

Il nous reste exactement 100km à parcourir avant de franchir la ligne d'arrivée. Il est
un peu tôt pour se réjouir d'être finisher, mais cela n'empêche pas de se dire que si on
arrive au terme de cette section sans incident ou blessure, alors, il sera temps de
commencer à se réjouir. Dit autrement, une fois les 48 km et trois ou quatre cols situés à
plus de 2500m d'altitude qui nous séparent de la base de vie d'Ollomont franchis, il ne
restera plus qu'une étape.

Je suis à peu près incapable de décrire cette étape, pourtant longue, les souvenirs qui
m'en restent sont brumeux. Je suis, pendant cette après midi du jeudi et cette nuit du jeudi
au vendredi, comme coupé du monde, le regard tourné vers l'intérieur. Mon horizon se
limite au terrain ou aux pieds qui sont devant moi, aux fanions jaunes de balisage, aux
questions de mes compagnons de route et aux quelques rencontres et échanges avec
d'autres coureurs.

Nous restons collectivement surpris par la stratégie de course de Jean-Michel Touron


qui nous dépasse régulièrement comme une fusée pour ensuite passer beaucoup de temps
dans les refuges ou bases de vie, perdant le temps gagné avant. Sa course ressemble à une
succession de "sprints" entrecoupée de phases de récupération. Eu égard à la fatigue
accumulée depuis un mois, peut être était ce son seul moyen de continuer à avancer.
Toujours est il que l'exploit semble, pour lui, à portée de main. Sachant que je doute que
lui même analyse sa succession de courses comme un exploit tant il semble modeste.

Pour ma part, je commence à percevoir des signaux de la fatigue accumulée. Pour la


première fois, lorsque nous nous arrêtons dormir deux heures en milieu de nuit, je ne me
dévêts pas alors que je sais pertinemment que c'est un moyen infaillible de ne pas parvenir
à se réchauffer au réveil. Mais j'ai trop besoin des deux minutes de sommeil que cela
m'aurait coûté d'enlever plus que mes chaussures et chaussettes. Le départ à cinq heures du
matin du refuge de Cuney sera glacial, comme prévu.

Au terme d'un raisonnement que je n'ai ni suivi, ni compris, mais tout à fait
convaincant, Thierry nous démontre que si nous franchissons le Col de Vessonaz avant une
heure donnée (que j'ai oubliée depuis), alors, nous aurons la certitude de finir le Tor des
Géants. Pourquoi ce col ci plutôt qu'un autre ? Mystère. Toujours est il que je prends pour
argent comptant cette prévision, et ce avec d'autant moins de difficultés que Thierry ne
s'est jamais trompé de plus d'une demi heure sur la longueur de nos étapes ; la force de
l'expérience du Sénateur.

Nous parvenons à franchir le Col de Vessonaz avec près d'une heure d'avance sur le
temps estimé nécessaire par Thierry. Ce col n'a rien de particulier, ni en termes de vue, ni

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en terme de difficulté. Il est même assez quelconque. Et pourtant, quelques mètres après
l'avoir franchi, je verse une petite larmichette d'émotion. Ca y est, je vais boucler le Tor des
Géants, mon Everest du running, un objectif totalement déraisonnable eu égard à mes
qualités athlétiques, mon peu d'entraînement et mon peu d'expérience que ce soit en
montagne ou en course à pied. La petite larmichette dure quelques hectomètres et puis ...
nous continuons à trottiner car il reste quand même environ soixante quinze kilomètres
avant de franchir la ligne d'arrivée. Paradoxalement, d'avoir acquis la certitude, ou quasi
certitude, d'en finir du Tor des Géants a un effet démobilisateur et pendant quelques
kilomètres il me faut me faire violence pour retrouver la sérénité d'esprit (ie, l'état
d'abrutissement) qui sied aux ultras quand la limite psychologique que nous nous sommes
imposés en matière de possibilités physiques est dépassée.

Nous entamons la longue descente vers Oyace où Thierry nous a annoncé des lasagnes
succulentes qui, à elles seules, justifient de passer du temps sur place. Comme nous allons
arriver en milieu de matinée, cette perspective nous met l'eau à la bouche ; après tout, nous
nous sommes levés à 5h et n'avons pas chômé depuis. Je mets fin tout de suite au suspens :
pas l'ombre d'un plat à lasagnes à Oyace. Un ravitaillement minimaliste bien décevant au
regard de tous les ravitaillements rencontrés en chemin, à base de charcuterie et fromages
locaux, pâtes fraîches, polenta, etc., etc.

Nous repartons en direction du col Brison où une barrière horaire mal calculée, c'est à
dire incohérente avec les vitesses de course sur le parcours, a été ajoutée par l'organisation
juste avant le départ. En deux mots, si on arrive juste à la barrière horaire au col Brison, il
faut courir aussi vite que ceux qui ont gagné la course pour avoir une chance de ne pas être
éliminé par la barrière horaire suivante, à Ollomont. L'aberration arithmétique nourrit les
discussions entre coureurs de fin de peloton, et ce d'autant plus que cette section de course
voit tout le monde perdre du temps sur les barrières horaires. Le mode de calcul de celles ci
est inconnu ; un néophyte comme moi imagine que, par exemple, elles sont calées sur la
performance des vainqueurs qui sont ensuite affectées d'un coefficient, un peu comme pour
l'obtention des médailles de ski de l'ESF en slalom. Une telle solution aurait pour avantage
que les écarts entre barrières horaires soient cohérents avec les vitesses de progression des
coureurs. Or, tel ne semble pas être le cas puisque Thierry nous a expliqué n'avoir jamais
réussi à gagner de temps sur les barrières horaires dans la seconde partie de la course (alors
qu'il a fini dans le premier tiers du classement l'an dernier) et qu'alors que notre avance est
stable autour de 7 heures depuis deux jours, nous perdons cinq heures de cette avance en
une journée. Dit autrement, les barrières horaires semblent être un instrument de gestion
des flux de coureurs pour l'organisation et non un indicateur fiable d'allure de course
auquel se référer, contrairement à ce que nombre de coureurs, dont moi, pouvions penser.

Nous progressons vers Ollomont où Thierry nous a signalé, juste avant l'arrivée à la
base de vie, un excellent glacier où la tradition veut qu'on s'arrête pour faire honneur à sa
production. Mais finalement, pas plus de glacier ouvert à Ollomont que de lasagnes à
Oyace. Cette étape aura donc été celle des frustrations culinaires.

Nous arrivons à Ollomont avec moins d'une heure et demie d'avance sur la barrière
horaire. Nous décidons d'y rester moins longtemps que dans les autres bases de vie. Je
limite donc mon sommeil à trente minutes dans une base de vie traversée par un champ de
boue et envahie par les familles, amis et soutiens, ce qui, en Italie, ne contribue pas à la
quiétude des lieux et à la qualité du repos.
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17.
Septième jour

Last, not least

Nous nous élançons donc, en fin d'après midi, pour la dernière étape. Il nous reste
exactement vingt quatre heures pour rejoindre Courmayeur. L'étape, de cinquante
kilomètres, a pour point culminant le col Malatra (presque 3000m) dont on nous dit qu'il
est enneigé ce qui rendrait le port des crampons obligatoire.

La météo est incertaine et le plafond de nuages bas. J'ai donc revêtu (aussi parce qu'il
est sec) un pantalon de randonnée acheté à la dernière minute chez Décathlon et n'ai pas
hésité à surcharger un peu mon sac en textile pour faire face au froid. Seule inquiétude :
mes gants n'ont toujours pas séché depuis deux jours.

Pour bien nous faire sentir que l'aventure est loin d'être terminée, l'étape débute par
l'ascension du col Champillon (2700m) soit 1300m de dénivelé à avaler en une demi
douzaine de kilomètres. C'est raide, c'est rude. La descente est à peine moins raide et, se
déroulant en milieu de nuit, semble ne jamais devoir prendre fin. J'ai le plaisir d'avoir un
regain de forme et, sans trop réfléchir, prends les devants et me fait véritablement plaisir à
courir à bonne allure dans les portions les moins raides de la descente. Assez vite, je me
rends compte que je n'ai pas prêté attention à mes compagnons de route et qu'ils ont
décroché. Je m'installe tranquillement sur le bord du chemin pour une pause Ovomaltine
avant de repartir, une fois le trio reformé, à une allure plus raisonnable et plus conforme à
notre état de fatigue général.

Nous attaquons une longue portion de faux plat descendant, environ 15km, jusqu'à
Saint Rhémy en Bosses. Comme nous avons peu d'avance sur les barrières horaires, pas
d'autre choix que de courir sur cette section, perspective qui n'enchante personne : nous
nous sommes tellement habitués depuis une semaine à alterner marche rapide et course que
personne n'est certain de pouvoir tenir la distance à un rythme raisonnable. Dès le début
Thierry, toujours en Croc's, éprouve des douleurs aux pieds qui l'obligent à faire plusieurs
pauses pour tenter de trouver une solution moins pénible. Il nous invite à partir devant,
nous l'attendons.

Soudainement, un italien rouquin nous aborde et nous dit : "Je n'ai pas assez dormi, je
vois des choses effrayantes et j'ai peur. Est ce que je peux me joindre à vous jusqu'au
prochain ravitaillement ?". Je le prends sous ma coupe et Jean-Sébastien prend Thierry
sous son aile et nous progressons, en deux binômes, en trottinant. Je fais parler l'italien
autant que possible afin qu'il se concentre sur autre chose que ses hallucinations. Il
s'appelle Matteo et est avocat. Pendant la première demi-heure. Ensuite, il apparaît qu'il
serait plutôt skieur de l'extrême. Pendant une demi-heure. Finalement, il me décrit sa vie
d'archéologue. Pendant une heure. Avant que je ne finisse par comprendre qu'il est
architecte. Pendant une demi-heure. Bref, il a complètement perdu les pédales mais, par

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bonheur, il a tellement peur de se retrouver seul avec ses démons qu'il se cale sur mon
rythme sans gémir et ne me fait pas perdre de temps. S'en occuper est un boulot à temps
plein et je ne pense pas à vérifier où en sont Thierry et Jean-Sébastien. Comme ils sont
habituellement un peu plus lents que moi en plat, j'espère juste qu'ils n'ont pas lâché
l'affaire et n'accumulent pas de retard. Matteo en est à finir de m'expliquer les contraintes
de son métier d'architecte quand, au sommet d'une petite butte, éclairé par la lune, un géant
chinois bloque le passage. Il tourne lentement en rond sur le chemin, regard fixé au sol,
bâtons de marche tenus haut en l'air, comme des harpons. Soudain il crie et harponne
quelque chose au sol. Je m'approche avec prudence pour constater ... qu'il chasse des
pommes de pin. Lui aussi semble avoir perdu les pédales. Je le prends par le coude et
l'entraîne avec nous en direction de la prochaine étape. J'ai de la chance qu'il se laisse faire
avec docilité, il doit mesurer 1m95 et peser pas loin de 90kg. Je tente d'entamer la
discussion avec lui mais il ne parle ni français, ni espagnol, ni allemand, ni italien et a tout
oublié de son anglais à part une phrase "Where are you from6?". Je luis demande son nom
(c'est écrit sur sn dossard mais c'est pour l'obliger à revenir au monde réel et oublier ses
hallucinations). Il rit et me répond "Where are you from ?". Je lui réponds et lui redemande
son prénom. Il rit et me répond "Where are you from ?". Je précise alors que je viens de
Paris, que Paris est en France et que la France est en Europe. Il rit et me répond "Where are
you from ?". Matteo prend le relais. Lui montre son dossard avec son nom, lui montre mon
dossard avec mon nom et fini par demander au chinois son nom. Rires, "Where are you
from ?". Matteo explique d'où il vient et, plus malin que moi, retourne la question à notre
géant asiatique "Where are you from ?". Regard perplexe du chinois qui répond "What ?".
Bien entendu, ce dialogue se déroule de nuit, en courant, en prenant beaucoup plus de
temps qu'il n’en faut pour le lire, ce qui est un peu l'objectif. Il me faut traîner les deux
boulets jusqu'au prochain ravitaillement et je ne souhaite pas qu'ils retombent dans leurs
hallucinations. En effet, nous avons appris un peu plus tôt qu'un coureur, ayant perdu
l'esprit, a tenté de se suicider en se jetant du haut d'un pont pour échapper à la course.
Heureusement, ses compagnons de route l'ont retenu. Un autre, complètement parti aussi, a
été arrêté par le staff médical ; quand il s'est réveillé à l'hôpital, furieux d'avoir été éliminé,
il tente de repartir, à demi nu, et détruit l'ensemble de sa chambre quand le personnel
médical s'y oppose. Bref, quoi qu'il m'en coûte de ces dialogues un peu WTF, je n'envisage
pas d'abandonner ces deux forçats de la route au bord du chemin ... d'autant qu'ils me
fatiguent mais ne me ralentissent pas trop.

Soudain, j'entends au loin de la musique et des applaudissements ; j'en conclus, vu que


nous sommes au milieu de la nuit, que cela annonce le prochain refuge où nous pourrons
dormir. Je ralentis donc le rythme, soulagé d'arriver, et pour attendre les deux autres
membres de notre trinôme pour décider de ce que nous faisons même si la seule option que
j'envisage est celle du sommeil. Nous arrivons à un village dont nous voyons de loin la
porte d'entrée, éclairée, encadrée par plusieurs véhicules tous phares allumés, entourés
d'une foule de supporters. En arrivant à leur hauteur, j'ai déjà retiré mon sac à dos que je
tiens en main ... avant de me rendre compte qu'il ne s'agit "que" de locaux venus passer une
partie de leur nuit pour encourager les coureurs tout en écoutant de la musique et buvant de
la bière. La route ne fait que traverser le village avant de replonger dans la nuit. Je remets
mon sac à dos et me remobilise pour atteindre Saint Rhémy en Bosses.

Comme par miracle, au moment où j'atteins cette étape, j'entends Jean-Sébastien me


rattraper. Je m'inquiète de Thierry avant de comprendre qu'il n'est que quelques pas
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D’où viens tu ?

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derrière. Je comprends à demi mot que cette portion de route a été terrible pour l'un et pour
l'autre et que la solidarité a joué à plein entre eux. Rassuré d'être réunis, je suis aussi un
peu inquiet de leur état de fraîcheur.

Nous convenons de dormir deux heures et, cette fois-ci, je ne prends même pas la
peine de retirer mes chaussures ; je me contente de les délacer. Trop fatigué. Et puis, je suis
face à l'éternel dilemme du coureur d'ultra qui doit à tout prix protéger ses pieds pour éviter
de courir sur des ampoules sans cesse grandissantes. Vaut- il mieux systématiquement se
laver les pieds, les enduire de crème, changer de chaussettes et changer de chaussures ou
surtout ne rien changer à une combinaison qui fonctionne, c'est à dire ne pas changer quoi
que ce soit tant qu'aucune ampoule n'est apparue ? Je suis partisan de la philosophie "If it
ain't broken, don't fix it" ou "on ne change pas une équipe qui gagne". Donc même après
avoir couru dans la boue et les bouses, on garde chaussettes et chaussures pour éviter de
perturber l'équilibre d'un éco système qui semble fonctionner. Comme, à ce stade, je n'ai
pas l'ombre d'une ampoule, je me félicite de ce choix.

Le réveil est rude. Mes pieds ont gonflé et je relace très lâchement mes chaussures,
uniquement pour ne pas trébucher sur les lacets ; bien que deux tailles plus grandes que ma
pointure habituelle, je pourrais désormais les porter sans lacets. Par ailleurs, je sens mes
mollets comprimés, comme si, à l'instar de beaucoup de coureurs, j'avais porté des
chaussettes hautes de compression, ce que je ne fais pas.

Je ne m'en fais pas, l'essentiel est sauf : les jambes ne sont pas trop raides, les pieds ne
sont pas douloureux, le mental tient malgré le froid.

Nous repartons aux pires heures de la nuit.

Les commissaires de course vérifient que nous avons bien nos crampons car leur port
est obligatoire pour passer le col de Malatra qui est enneigé. Et ils alpaguent Thierry qui
n'a pas le droit de courir en Croc's ; le règlement, depuis cette année, stipule qu'il faut de
véritable chaussures de course ... comme j'ai pu le constater au contrôle du matériel
obligatoire avant la course. Thierry tente de plaider qu'il ne portera ses Croc's que sur la
portion de route avant de chausser ses chaussures de trail sur les chemins. Les
commissaires de course ne veulent rien entendre. J'observe la scène avec recul car je suis
en train d'essayer d'ingurgiter un dernier thé, au goût de Viandox, avant de repartir dans le
froid. Thierry se met à l'écart pour chausser ses chaussures de trail. Je vois le principal
commissaire de course s'abriter derrière une tente et commencer à donner des instructions
au talkie walkie. Comme il se renseigne sur le numéro de dossard de Thierry, je comprends
qu'il a, lui aussi, compris que Thierry remettra ses Croc's aux pieds dès le ravitaillement
hors de vue et qu'il organise une souricière. J'en avertis Thierry.

Nous reprenons la route, Thierry gémissant de douleur dans ses chaussures. Nous
finissons par croiser une équipe de commissaires de course cachés derrière une pile de
pont, inspectant les chaussures de tous les coureurs qui passent et leur numéro de dossard.
Peu après notre passage, nous entendons le talkie walkie fonctionner, probablement pour
signaler le passage de Cendrillon avec ses deux chaussures bien qu'il soit plus de minuit.
Un virage plus loin, Thierry chausse ses Croc's. Nous avançons puis entendons une
voiture, au pas, qui remonte la route ce qui, peu après minuit, dans un coin aussi perdu, est

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assez improbable. Jean-Sébastien et moi faisons barrière de nos corps pour que la voiture
ne puisse voir comment est chaussé Thierry. Une fois la voiture passée, il chausse à
nouveau ses chaussures de trail; nous n'imaginons pas que le jeu de chat et souris va
s'arrêter maintenant. Un peu plus loin, nous apercevons une voiture qui allume ses phares à
chaque passage de coureur ; il s'agit de nouveau de nos amis les commissaires de course
qui se sont positionnés à la fin de la route et au début du chemin qui marque le début de
l'ascension vers Merdeux (et oui ....), Frassati et Malatra. Nous les saluons au passage. Puis
nous entamons l'ascension, Thierry toujours chaussé de ses chaussures de trail, plus par
lassitude que par calcul. Et c'est tant mieux car après une demi-heure d'ascension, nous
avisons un coureur arrêté au bord du chemin pour refaire ses lacets et/ou ranger quelque
chose dans son sac. Sauf qu'il ne porte pas de dossard et porte un intérêt particulier aux
chaussures de l'ensemble des coureurs. Et qu'après notre passage, nous l'entendons repartir
dans le sens inverse de notre progression. Si les commissaires de course n'ont pas coincé
Thierry pour l'éliminer (ils coinceront et élimineront, pour d'autres raisons, deux coureurs),
leur action a conduit au respect du règlement sur cette dernière portion de course : les
Croc's resteront dans le sac à dos jusqu'au franchissement de la ligne d'arrivée.

Le plan est de marcher jusqu'au refuge Frassati, soit 1000m de dénivelé positif, de s'y
reposer vingt minutes, et de repartir pour franchir le col Malatra au moment du lever de
soleil. J'ai gardé à l'esprit la prévision de début de course de notre sénateur : nous allons
exploser dans l'ascension à Frassati et une pause sera indispensable avant d'attaquer les
dernier 400m d'ascension à Malatra.

Il fait froid. Il fait nuit. Nous sommes abrutis de fatigue. Cela monte.

Je perds conscience de mon environnement à mi ascension. Mes yeux se ferment et je


ne parviens pas à les maintenir ouverts. Je tente de résister à l'appel du sommeil puis me
laisse aller. Cette ascension me rappelle l'ascension du Kilimandjaro effectuée avec mes
trois frères et ma mère (6000m d'altitude pour ses 60ans) quelques années plus tôt. En
proie au mal des montagnes, j'avais fini l'ascension dans un état semi comateux et
uniquement parce qu'un de mes frères me remettait d'un coup de coude ou d'une poussée
dans la bonne direction quand le chemin changeait de direction. Je finis par m'endormir en
marchant, une paupière à peine entre ouverte pour, en pilotage automatique, suivre Thierry
aux pas de qui je me suis accroché. Par la force des choses, je ne me souviens pas de la fin
de l'ascension ; Thierry témoignera de ce que je ronfle pendant que je marche en dormant.

Jean-Sébastien nous a précédé de quelques minutes à Frassati et a l'air aussi épuisé que
nous. Nous nous asseyons autour d'une table où nous posons tous la tête pour la pause de
vingt minutes dont nous avions convenu. Une heure quinze plus tard je me réveille ; tous
dorment et Jean-Michel Touron nous a rejoints. Je me sers une tasse de thé et me rendors.

Nous passerons presque deux heures sur place et il n'est plus question de contempler le
lever de soleil du haut de Malatra, nous n'y serons pas.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

On top of the world

Nous finissons par atteindre les premières neiges ce qui, pour ma part, me réjouit.
Quitte à avoir porté les crampons pendant une semaine, je ne suis pas mécontent qu'ils
aient une utilité.

Notre trio s'est enrichi de la présence de Jean-Michel Touron qui, n'ayant peur de rien,
aborde la situation en short et avec le sourire, les yeux quand même un peu collés par le
sommeil.

L'ascension est belle, le passage enneigé bref, ce qui permet de prendre quelques
photos plus impressionnantes que la situation ne l'était réellement, et le passage du col un
soulagement. En effet, mes chaussures n'ont pas bien résisté au Tor des Géants et se sont
déchirées ; l'attache des crampons me rentre donc dans les chairs du pied, ce qui n'est guère
confortable. Je déchausse les crampons aussi vite que la situation le permet.

J'avais conservé comme souvenir de toutes les videos consultées avant la course les
explosions de joie des concurrents passant le col de Malatra, dernière véritable difficulté de
la course, et porte vers l'arrivée du Tor des Géants. Comme j'ai déjà vécu cette séquence
émotion au passage du col de Vessonaz la veille, Malatra ne me fait ni chaud ni froid, et les
deux sénateurs que sont Thierry et Jean Michel ne semblent ni émus, ni soulagés, ce que je
peux comprendre. Après tout, ils vont boucler leur septième Tor des Géants, ils n'en sont
plus à s'émouvoir pour aussi peu ... Jean-Sébastien semble aborder le passage avec
équanimité, lui aussi.

Plus que 25 km de descente entrecoupée de deux petits cols et nous en aurons fini.
Comme je n'avais conservé à l'esprit que le mot descente après le col de Malatra, je suis
plutôt désagréablement surpris de constater que nous reprenons de l'altitude après Malatra.
A dire vrai, cela m'agace franchement et j'ai presque envie de tout envoyer promener en
vouant les organisateurs aux gémonies. Une barre d'Ovomaltine met fin à cet agacement
passager et caractéristique de la perte de lucidité induite par une hypoglycémie.

Thierry nous explique qu'il va partir devant pour arriver avant Jean-Michel car il
souhaite pouvoir assister, en spectateur, à l'arrivée de ce dernier. Il est convaincu que
l'accueil sera grandiose eu égard à l'exploit que Jean-Michel est en train de réaliser. Nous
nous donnons rendez vous sur la ligne d'arrivée. Thierry qui n'a plus beaucoup couru
depuis vingt quatre heures part d'un bon pas, arrive à la hauteur de Jean-Michel qui ... lui
emboîte le pas. Les sénateurs ont beau s'apprécier et se soutenir, cela n'empêche pas de se
tirer la bourre visiblement. J'éclate de rire en les voyant, tour à tour, accélérer pour essayer
de lâcher l'autre. Incorrigibles gamins. Boys will be boys.

Dans la section de faux plat montant qui conduit au refuge Bertone, j'ai du mal. J'en ai
marre et, surtout, mon corps commence à me lâcher. Je sens que deux considérables
ampoules ont fini par se développer dans mes chaussures : ne les ayant pas lacées
correctement, j'ai rendu les frottements possibles et la naissance d'ampoules inévitable. Ce
n'est pas très grave mais inconfortable. Ce qui m'inquiète beaucoup plus, en revanche, c'est
que la sensation d'avoir des mollets enserrés dans des bas de contention s'est propagée

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

jusqu'à mi cuisse et que mes genoux commencent à ne plus vouloir plier. Enfin, la
température monte et je suis trop habillé mais plus assez lucide pour m'en rendre compte et
me dévêtir partiellement. Bref, je commence à gémir, tel le coureur lambda qui désespère
de survivre à l'épreuve.

Jean-Sébastien a la gentillesse de me dire que son intention est que nous franchissions
ensemble la ligne d'arrivée. Comme je suis au plus mal, j'en suis gêné car j'ai conscience de
considérablement le ralentir ; je tente donc de le convaincre de partir devant et de nous
retrouver sur la ligne d'arrivée. Il ne veut pas en entendre parler, je l'en remercie.

Nous arrivons tant bien que mal, Jean-Sébastien bien, moi mal, au refuge Bertone,
dernier ravitaillement avant l'arrivée. Nous y retrouvons Jean-Michel Touron que nous
abandonnons entre les mains des nombreux admirateurs qui veulent lui parler et se prendre
en photo avec lui alors qu'il lui reste encore une demi douzaine de kilomètres, en descente,
avant de franchir la ligne d'arrivée.

Mes genoux sont au plus mal et je ne parviens pas à courir en descente. Jean-Sébastien
m'accompagne patiemment. Jean-Michel nous dépasse. Je n'en vois pas le bout. J'ai mal. Et
puis je me rebelle. Marre de gémir. Et puis, avec le peu de lucidité qui me reste, je raisonne
ainsi : comme c'est la distance et mais pas la vitesse qui me fait mal, pourquoi ne pas
accélérer pour abréger l'épreuve ? J'informe Jean-Sébastien du changement de rythme et
après quelques hectomètres de course passés à gémir, mes genoux semblent comprendre
qu'ils n'ont pas leur mot à dire et que la course s'achèvera à ce rythme. Nous avons en ligne
de mire un couple de chinois. Lui se retourne, nous avise, lance une phrase qui a l'air mal
aimable à sa compagne et part au petit trot, visiblement peu désireux que nous le
dépassions. Je me fais l'observation qu'il vient probablement de mettre fin à une belle
idylle, à cinq kilomètres de l'arrivée, après six jours de course. Jean Sébastien et moi avons
à cœur de donner une leçon à ce goujat ; nous forçons le rythme, le rattrapons, le dépassons
puis le semons malgré ses efforts pour rester à notre hauteur. Nous apprendrons plus tard
que loin d'être un goujat, il vient de porter sa moitié sur les quatre derniers kilomètres de
descente car celle-ci avait trop mal aux genoux pour continuer. Chapeau bas ...

Je continue à maintenir le rythme car je souhaiterais pouvoir terminer dans les 400
premiers ; ce n'est pas tant que cela fasse une différence, mais c'est un chiffre rond avec
lequel je joue depuis quelques jours. En effet, mon frère Roch a la gentillesse de
m'informer de mes pointages par SMS depuis le début de la course et je lui avais annoncé
un top 400 alors que j'étais, au début, au delà de la 700ème place mais bien convaincu que
les abandons -plus que mes capacités physiques- me permettraient de remonter au
classement. Nous finissons donc en courant et dépassant quelques concurrents. Cela
semble mesquin à quelques hectomètres de la ligne d'arrivée mais nous sommes emportés
par le rythme et partageons le souhait de finir en courant ; nous ne sommes pas que des
randonneurs quand même !

Jean Sébastien dégaine la Go Pro pour les derniers hectomètres dans Courmayeur et
nous franchissons main dans la main la ligne d'arrivée après 147 heures sur les chemins.

Il sera classé 399ème et moi 401ème. Un italien sera glissé entre nous au classement.

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Comment dit-on organisation en italien ?

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Finisher :

Et après ?

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18.
Le jour d’après

Finisher

Après avoir passé la ligne d'arrivée, pas d'émotion particulière tant nous avons eu le
temps de nous faire à l'idée que nous parviendrions à rejoindre Courmayeur dans les temps.
Et d'autant moins d'émotion qu'après la ligne d'arrivée, il ne se passe rien … Quelques
spectateurs, quelques camarades coureurs, pas de remise de médaille, pas de buffet digne
de ce nom (il nous a fallu contourner un mur d'image pour trouver une salle obscure et vide
au milieu de la quelle une table avec quelques boissons trône, seule).

Nous retrouvons Thierry et nous installons sur une terrasse qui surplombe la ligne
d'arrivée pour un combo pizza et bière qui arrive à point nommé (il est 14 h) et qui
représente une année de consommation du gluten pour Thierry. Nous encourageons les
quelques coureurs qui arrivent encore, dont le géant chinois chasseur de pommes de pin
(qui ne se souvient manifestement pas de nous), Mattéo (qui semble avoir conservé
quelques souvenirs de notre soirée hallucinations) et d'autres stars du Tor dont un asiatique
qui court avec un sac à dos de la dimension d'une armoire normande : par respect pour la
montagne, dit-il, il veut tout porter avec lui même.

Il fait froid, nous engloutissons le tout à la hâte et nous traînons lamentablement au


milieu de Courmayeur, pour la plus grande joie des touristes attablés au chaud, amusés par
notre dégaine et notre démarche, pour tenter de rejoindre le palais des sports, à 1,5 km de
l'arrivée, pour récupérer notre sac base de vie. Heureusement, l'hôtel où le véhicule de
Thierry est garé est à proximité de la ligne d'arrivée et nous pouvons profiter de ses roues
pour arriver à destination.

Les adieux sont brefs ; nous sommes tous crevés. Nous savons que nous nous
retrouverons le lendemain à la cérémonie de clôture de la course, à l'exception de Jean-
Sébastien qui, après une douche, reprendra la route pour tenter d'arriver dans le Sud Ouest
de la France à un repas de baptême où il est parrain. Je n'arrive même pas à concevoir
comment il va faire pour ne pas s'endormir au volant …

Me voici donc reparti en direction de mon logement, à deux kilomètres de là, chargé
de mes deux sacs. C'est long. Presqu'autant que les deux étages qui mènent à ma chambre.

Mon premier objectif est de prendre une longue douche.

Pour ce faire, je commence par retirer mes chaussures qui n'auront pas résisté à
l'épreuve et partent directement à la poubelle après m'avoir fidèlement servi du Marathon
des Sables 2015 au Tor des Géants 2016. Ma paire de chaussures de secours, qui m'a non
moins fidèlement servie depuis mon premier trail (The Trail à Sens, en version 63 km) en
Mai 2014, a subi le même sort et les rejoint au même endroit.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Voilà pour les uniques dégâts matériels.

Vient le moment de retirer le pantalon de randonnée que je porte depuis deux jours et
qui me compresse les jambes, comme s'il avait rétréci à l'humidité. Au prix de nombreuses
contorsions je parviens à m'en défaire et constate que ce n'est pas le pantalon qui a rétréci
mais plutôt mon corps qui a commencé à se mettre en mode anti inflammatoire depuis
notre pause nocturne à Saint Rhémy en Bosses. Mes jambes ont fait tellement de rétention
d'eau pour protéger mes tendons de l'inflammation qu'il est impossible de passer ne serait
ce qu'un fil dentaire entre mes orteils boudinés comme des saucisses apéritif et que mes
jambes, de mes pieds à mi cuisse, ne sont plus qu'un long cylindre. Jambes droites, on ne
distingue plus ni chevilles, ni genoux.

En revanche, ce qu'on distingue parfaitement, sur l'extérieur de chacun des deux pieds,
c'est une superbe ampoule qui s'étend sur tout le côté du pied, du talon à la racine du petit
orteil. Par chance, elles n'ont pas éclaté pendant la course, ce qui m'a évité l'inconfort de
courir avec les chairs à vif. Je prends la sage décision de ne m'en occuper qu'après la
douche, non pas parce que ce qui me reste de lucidité me permet d'analyser que les flots
d'eau savonneuse me feraient chanter après les avoir percées, mais parce que je suis
totalement incapable de suffisamment de souplesse pour les atteindre avec épingles et
ciseaux.

Après une longue douche, je revêts le plus chaud de mes sweat shirts et me glisse sous
la couette après avoir monté le chauffage à fond -non pas qu'il fasse froid mais je grelotte,
probablement à bout de calories à dépenser pour me réchauffer- avec la ferme intention de
dormir jusqu'au lendemain matin. Je pense même à brancher mon réveil pour ne pas être en
retard à la cérémonie de clôture de la course. J'éteins la lumière et m'endors en moins de
temps qu'il ne faut pour l'écrire.

Une heure trente plus tard, je me réveille en sursaut, désorienté, inquiet. Je m'assieds
au bord de mon lit, cherche des yeux chaussettes, chaussures et sac à dos pour repartir.
Avant de m'apercevoir que ce n'est plus utile et que je peux me recoucher. Sauf qu'il n'y a
pas que mon cycle de sommeil qui soit déréglé mais aussi mon cycle alimentaire. Voilà
une semaine que je me nourris d'un repas complet, ou presque, toutes les trois heures
environ, à chaque ravitaillement. La faim me tenaille l'estomac. Je me lève donc pour
rejoindre le centre de Courmayeur -1,5 km- et trouver un restaurant. Bien entendu,
impossible d'enfiler quelque chaussure que ce soit ; seule solution, une paire de tongs
offerte par l'UT4M un mois plus tôt et qui a pour double avantage de pouvoir contenir mes
pieds et ne pas frotter sur mes ampoules pas encore traitées mais aussi comme double
inconvénient d'être ouvertes -et il fait froid à la nuit tombée en montagne- et de supposer
que mon gros orteil accepte de s'écarter suffisamment des autres pour pouvoir être enfilées.

Restaurant, retour dodo, et, de nouveau, réveil en sursaut après deux heures de
sommeil. Une tasse de thé et quelques biscuits plus tard … le sommeil ne reviendra pas
avant l'aube pour, de nouveau, un peu moins de deux heures.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Il me faudra trois jours pour pouvoir de nouveau chausser des chaussures à ma taille
habituelle et une semaine pleine pour pouvoir de nouveau dormir au moins six heures
d'une traite et me contenter de quatre repas par jour.

En revanche, aucun soucis pour trottiner. C'est même devenu, par réflexe, mon mode
de déplacement par défaut dès que les trottoirs sont plats et dégagés de la foule.

Ce n'est qu'un au revoir (?)

La course s'achève samedi à 17 heures pour les derniers coureurs, la cérémonie de


clôture a lieu le dimanche matin. J'ai une pensée émue pour les premiers qui ont du arriver
mercredi et traînent donc à Courmayeur depuis.

Le palais des sports est plein à craquer de coureurs, finishers ou non, de leur famille et
amis, de bénévoles, d'habitants de Courmayeur. Tous, sans exception, lorgnent vers le
somptueux buffet qui fait honneur aux délicieux et généreux ravitaillements rencontrés
pendant toute la course. Car au delà des ravitaillements officiels, certains particuliers, sur
leur temps et deniers, assurent des ravitaillements "sauvages" pour les coureurs qui passent
devant chez eux, au grand dam de l'organisation qui craint que l'égalité entre coureurs soit
remise en cause par le fait que ces ravitaillements ne restent pas ouverts 24/24 pendant tout
le temps de la course.

J'ai plaisir à retrouver Dimitri, finisher pour la deuxième fois, avec qui j'avais couru en
début de course. A dire vrai, je suis choqué par son apparence physique : au moment où je
le salue, il a la tremblote, le visage creusé et me semble beaucoup plus maigre qu'il y a
quelques jours. Je regarde autour de moi, et m'aperçois que l'on reconnaît facilement les
coureurs qui ne sont arrivés que samedi : tous n'ont l'air que l'ombre d'eux mêmes ; une
ombre rayonnante de fierté et/ou soulagement, certes, mais une ombre néanmoins.

Après les podiums qui honorent les différents vainqueurs et héros (dont les sénateurs),
chaque coureur est appelé sur l'estrade. Pour s'y rendre, il fend la foule sur toute la
longueur du palais des sports, foule qui le salue comme s'il avait gagné une étape du Tour
de France. Brochette d'accolades sur le podium puis passage dans une arrière salle pour
remise du sweat-shirt finisher puis retour sur l'estrade pour une photo collective des
finishers et organisateurs. L'ambiance est incroyable et, à dire vrai, j'ai un peu l'impression
d'usurper ma place ; je ne suis guère qu'un coureur du dimanche qui a eu de la chance de
faire les bonnes rencontres au bon moment ce qui m'a permis d'arriver à l'arrache ; je ne
mérite certainement pas les ovations qui nous saluent. La photo finale terminée, je suis
encore plus gêné quand une femme me demande un autographe sur un beau livre Tor des
Géants dont je sais qu'il est très difficile à trouver car plus édité depuis plusieurs années ;
elle n'en démord pas car elle veut récolter la signature de tous les finishers. Elle est aux
anges quand Thierry dédicace la page où il figure en photo.

Cérémonie et buffet achevés, retour Chamonix puis Paris pour tenter de reprendre une
vie normale.

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Alors, heureux ?

Comme souvent, après un ultra, on en termine en se promettant de ne pas


recommencer. Le Tor ne fait pas exception à cette règle. A cette habituelle réaction s'ajoute
la conviction que ce n'est qu'au terme d'une succession de coups de chance (météo très
clémente pendant les deux premiers tiers de la course, appairage avec l'expérience d'un
sénateur, absence de pépins physiques) que j'ai pu terminer la course-qui plus est en bonne
santé- et qu'une deuxième tentative pourrait ne pas connaître une fin aussi heureuse.

Un mois après le début de la course, j'aurais été prêt à jurer qu'on ne me reprendrait
plus à m'inscrire au Tor des Géants. Deux mois après le début de la course, au terme de la
rédaction de ce texte, je ne suis pas aussi catégorique. Cinq mois après le départ de la
course, j’ai de nouveau postulé en prenant mon ticket à la loterie de l’inscription.

Sauf que cette fois-ci, je souhaite ardemment ne pas être sélectionné. En effet, trois
semaines avant le départ du Tor des Géants, Jean-Sébastien et moi nous sommes engagés
sur la Petite Trotte à Léon, 290km autour du Mont Blanc, sans balisage et tente dans le sac
à dos … J’espère juste, n’étant pas sélectionné, avoir deux fois plus de chances de l’être en
2018.

A moins d’envisager un doublé Petite Trotte à Léon – Tor des Géants.

Mais ce ne serait pas raisonnable …

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Tous des champions

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ASE@RUNNING.TEAM 12 Apr 2017

Merci à toi, lecteur, d’arriver au bout de ce récit.


Merci, encore plus, de, dès maintenant, te rendre sur Amazon pour noter ce récit et
donner ton avis. Je prends d’autant moins de risque à te le demander que si tu es parvenu à
cette page, la dernière, c’est que tu n’as pas trop détesté ce que tu as lu.
Alors va sur Amazon, c’est important pour moi et pour les futurs lecteurs à la recherche
d’un récit de course.

Merci à l’armée de bénévoles qui consacre son énergie à organiser et animer les
courses. Sans eux, plus de courses, plus de ravitaillement, plus de sourires, plus
d’encouragements.

Merci à ma famille –Isabelle, Sosthène, Célestin, Hermine- qui me permet de courir à


peu près autant que je le souhaite.

Merci aux coureurs sans qui courses de préparation et Tor des Géants n’auraient pas été
aussi agréables. Thierry Blondeau, Marianne Faessel, Carole Ingouf, Jean-Sébastien
Mayen, Marie Amélie Serre.

Merci à tous ceux qui prennent le temps de suivre mes ballades montagnardes. Agnès
et Sébastien Benoist, Gabrielle et Frédéric Cantat, Laure Casimir, Elizabeth Chevignard,
Roch Chevignard, Laurent Fantino, Madeleine Moreau, Paul-Henri Roustan.

Merci à Véronique Boutolleau pour la conception de la couverture.

Et maintenant, lecteur, lève toi et cours !

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