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BÉROUJON, Anne ; DÉCULTOT, Elisabeth ; DONATO, Maria-Pia, et al. Histoire des bibliothécaires. In
Histoire des bibliothécaires, Lyon, du 27 au 29 novembre 2003 [en ligne]. Format PDF.
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Histoire des bibliothécaires, 2003, Lyon.
e e
Honneur, service, savoir : les bibliothécaires romains (XVII -XVIII siècles) 65
Maria Pia DONATO
e
Deux bibliothécaires jésuites de la première moitié du XX siècle 134
Sheza MOLEDINA
Un bibliothécaire modèle ?
Bernard Itier, bibliothécaire de Saint-Martial de Limoges
(1195-1225)
Jean-Loup LEMAITRE
Directeur d’études, EPHE, IVe section
L’homme
De tous les « chroniqueurs » limousins, Bernard Itier est le plus prolixe sur lui-même et sur
sa famille, au point que l’on pourrait être tenté de voir en lui l’initiateur des « livres de raison »,
e
genre très répandu en Limousin à partir du XIV siècle. À l’encontre de ses devanciers, il nous a
livré sa date de naissance, en 1163 4 , date confirmée dans une autre note, écrite dans ce style
synchronique qu’il affectionne 5 , où il la situe par rapport aux « puissants » d’alors. Parlant de sa
naissance, Bernard n’évoque ni le lieu de celle-ci, ni ses parents, mais l’on peut déduire de
nombreux passages qu’ils appartenaient à la frange supérieure de la bourgeoisie limougeaude.
Au fil des pages et des marges du ms. BNF lat. 1338, Bernard a consigné les étapes
essentielles de sa vie religieuse et de sa carrière monastique, que l’on récapitulera :
1
L. DELISLE, Le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque impériale, t. I, Paris, 1856, p. 390-391.
2
Chroniques de Saint-Martial de Limoges, publ. par, H. Duplès-Agier, Paris, 1874 (Société de l’histoire de France, 167), p.
XVII-XXI.
3
Bernard ITIER, Chronique. Texte établi, traduit et commenté par J.-L. Lemaitre, Paris, 1998 (Les Classiques de l’histoire de
France au Moyen Âge, 39), sp. p. XI-LV. On pourra aussi se reporter aux pages le concernant dans : J.-L. LEMAITRE, Les
catalogues médiévaux des bibliothèques limousines, Paris, à paraître (Études, documents et répertoires publiés par
l’IRHT).
4
BNF, ms. lat. 1338, f. 163 : Anno gracie M°C°L°XIII°, natus est Bernardus Iterii, armarius postea factus, qui hanc cronicam
compilavit
5
BNF, ms. lat. 1338, f. 163 : [1] Alexander papa. [2] P. primas. [3] G. episcopus. [4] P. abbas. [5] Fredericus. [6]
Ludo(vicus). [7] Heinricus. [8] Aude(bertus). [9] Ademarus. [10] S(tephanus) Cluniacensis quando natus fui.
Il entre donc à quatorze ans à Saint-Martial, une abbaye de moines noirs alors passée dans
l’obédience de Cluny, au cœur de Limoges, au pied du château vicomtal, où s’est déroulée toute sa
carrière. Accédant à vingt-six ans à la prêtrise, il peut offrir le saint sacrifice de la messe. Il ne
semble pas y attacher une importance excessive, d’autant que les moines noirs n’exercent pas la
cura animarum. Plus importante à ses yeux est la charge de trésorier qui lui est alors confiée, charge
qu’il occupe pendant trois ans et trois mois, jusqu’en 1191. Si l’on se reporte à la liste des offices
qu’il a dressée, le trésorier n’occupe que le dixième rang. C’est un début, qui va le mener à des
charges plus importantes, jusqu’à celle d’armarius, de chantre et de bibliothécaire, qu’il occupe de
1204 à sa mort. Il quitte seulement son monastère pour quelques voyages qui le conduisent à Cluny
en 1207 (n.st.), à Clermont, au Puy et à la Chaise-Dieu en 1208, à Poitiers, Tours et Marmoutier en
1210, à Uzerche en 1221.
C’est à Saint-Martial que la mort le surprend, le 27 janvier 1224 (1225 n.st.), mort que son
adjoint et successeur Étienne de Salvaniec note soigneusement sur le manuscrit même de la
« chronique » tenue par Bernard :
Anno ab incarnatione Domini M°CCXXIIII°, VI° kal. febroarii, obiit B. Iterius,
armarius hujus loci, et post mortem suam, IIII kal. febr., fuit armarius S. de Saviniec,
qui tunc erat subarmarius 6 .
Bernard fut inhumé à Saint-Martial. Son épitaphe fut refaite à la fin du XIIIe siècle et jointe à
celle de son neveu également prénommé Bernard, prévôt des Cars, mort le 6 mai 1289. Elle était
6
BNF, ms. lat. 1338, f. 148v.
encore visible au XVIIe siècle et elle était placée « hors l’église, du costé du petit cloistre et du petit
cimetière, <sur une> pierre contre un des piliers de la chapelle St. Benoist. » Le texte en fut copié
pour Gaignières 7 . La mémoire de Bernard ne fut pas oubliée de ses successeurs. Il a été inscrit en
addition le 26 janvier dans le deuxième nécrologe de Saint-Martial, et le 27 dans le troisième
nécrologe, par un scribe différent du précédent 8 .
Le bibliothécaire de Saint-Martial
siècle une chapelle Saint-Michel de la Carole 12 , c’est-à-dire située dans « le rond point du
sanctuaire » pour reprendre l’expression de Martial Legros, ancien chanoine de Saint-Martial et l’un
des meilleurs érudits limousins sous l’Ancien Régime, mais était-ce la même qu’au temps de
7
A. Épitaphe perdue. — B. Copie XVIIe s., Paris, BNF, ms. fr. 8230, p. 147, pièce 180. — a. É. Molinier, « Supplément au
recueil des inscriptions du Limousin », Bull. de la Société archéologique et historique du Limousin, t. 30 (1883), p. 216, n°
9 (d’après B). — b. R. Favreau, J. Michaud, Corpus des inscriptions de la France médiévale. II. Limousin, Poitiers, 1978,
p. 147-148. Haute-Vienne, n° 46, d’après a.
[1] HIC JACET B(ernard)US YTERII ARMA-[2]-RIUS ISTIUS MONASTERII [3] UNA CU(m) B(er)NARDO
YT(er)II [4] NEPOTI SUO P(re)P(o)SITO DE [5] QUADRIS, QUI OBIIT MENSE [6] MAII IN FESTO B(eat)I
JOH(ann)IS [7] EVANGELISTE, AN(no) D(omi)NI [8] M°CC°LXXX°IX°.
8
BNF, ms. lat. 5243, f. 96 ; — BNF, ms. lat. 5245, f. 138.
9
BNF, lat. 1338, f. 213 (éd. n° 133).
10
BAV, Regin. lat. 267, f. 1 (éd. n° 145).
11
Ch. de Lasteyrie, L’abbaye de Saint-Martial de Limoges. Étude historique, économique et archéologique, précédée de
recherches nouvelles sur la vie du saint, Paris, 1901, p. 332.
12
Cf. J. Nadaud, « Pouillé historique du diocèse de Limoges » (éd. A. Lecler), Bull. de la Société archéologique et historique
du Limousin, t. 53 (1903), p. 114.
Bernard Itier, car les vocables des chapelles et des autels changent assez souvent au fil du temps ?
Le plan dressé en 1784 par Legros ne fait pas apparaître, dans la carole, de chapelle Saint-Michel ;
les chapelles situées sur le pourtour de la carole sont les suivantes : chapelle des Anges gardiens, de
Jésus agonisant, Sainte-Anne (chapelle d’axe) et de Notre-Dame des Arbres (dans son
prolongement), de Notre-Dame de Bonne délivrance (ou des bastides), de Saint-Claude. On
remarque certes que des armoires sont réparties de part et d’autre de l’entrée de la chapelle Sainte-
Anne, qui en renferme également deux autres de part et d’autre des portes qui conduisent à la
chapelle Notre-Dame des Arènes. Mais on ne peut rien dire de plus dans l’attente d’un texte qui
permette de localiser avec certitude la chapelle Saint-Michel au Moyen Âge.
L’activité de Bernard Itier au sein de la bibliothèque de Saint-Martial s’est manifestée de
diverses manières : acquisitions de livres, reliures, tables et index, copies de textes, et surtout
inventaires des livres de la bibliothèque, sans compter l’usage personnel qu’il fit des marges des
manuscrits dont il avait la garde. Il est en effet intervenu sur quatre-vingt-quinze manuscrits au
moins : Paris, Bibl. nat. de France, mss lat. 5 (2), 54, 196, 306, 483, 528, 544, 572, 585, 740, 743,
821, 903, 1012, 1084, 1085, 1118, 1119, 1121, 1132, 1137, 1139, 1154, 1240, 1248, *1338, 1735,
1084, 1813, 1834, 1842, 1927, 1960, 1969, 1993, 2027, 2034, 2036, 2135, 2208 (1-2), 2262, 2303,
2316, 2328, 2339, 2367, 2372, 2400, 2455, 2651, 2670, 2768, 2770, 2799, 2826, 2843, 2843 A,
2965, 3154, 3237, 3549, 3719, 3784, 4281, 5064, 5137, 5230, 5239, 5240, 5243, 5245, 5257, 5314,
5321, 5347, 5354, 5407, 5505, 5601, 5611, 5943, 7100, 7901, 7927, 10400, 13220 ; — Leiden,
Bibl. de l’Université, Voss. lat. O.15 ; — Vatican, Bibl. vat., Regin. lat. 267, 857, 2024 ; — Vat. lat.
14436 ; — Wolfenbüttel, Guelf. 79 Gud. lat. Il faut ajouter à cela cinq chartes : arch. dép. de la
Haute-Vienne, 3 H 41, 89, 433 (30), 435, 561.
Les notices qui suivent donnent le relevé sommaire des manuscrits de Saint-Martial sur
lesquels Bernard est intervenu en tant que bibliothécaire : tables, préfaces, copies de texte,
reliures…, à l’exclusion de ceux sur lesquels il a porté des notes ou des listes à caractère historique
ou pratique (listes de moines), qui lui ont valu d’être mis au nombre des chroniqueurs
monastiques 13 . L’indication du contenu des volumes a été volontairement réduite au minimum,
d’autant qu’il s’agit parfois de manuscrits composites réunissant artificiellement des textes de
provenances codicologiques diverses. Le texte même de Bernard permettra mieux que n’importe
quelle analyse d’apprécier son travail de professionnel du livre.
13
Il n’a toutefois pas eu l’honneur d’une notice dans la nouvelle édition du Dictionnaire des lettres françaises. Le Moyen Âge,
éd. revue sous la dir. de G. Hasenohr et M. Zink, Paris, 1992.
Acquisitions
Reliures
Il s’agit, selon les cas de volumes formant une seule unité codicologique, ou de libelli,
parfois incomplets, mutilés, comme on peut s’en rendre compte aujourd’hui en parcourant les
manuscrits (voir en particulier le ms. BNF lat. 3549). Il ne reste malheureusement rien de l’activité
de Bernard en matière de reliure. On ignore quels étaient ses choix (ais, dos, peaux de couvrure…),
car tous les volumes acquis par la bibliothèque du roi en 1730 ont été revêtus dans les années
suivantes d’une reliure uniforme en maroquin rouge ou bleu (violet d’après les inventaires), sans
qu’aucun vestige des ancienne reliures ne soit conservé.
14
S.M. = Saint-Martial : numéros du catalogue de la vente de 1730, cf. L. Delisle, « Les manuscrits de Saint-Martial de
Limoges. Réimpression textuelle du catalogue de 1730 », Bull. de la Société archéologique et historique du Limousin, t.
43 (1895), p. 1-60 ; et à part, Limoges, 1895, in-8°, 64 p.
• f. 161 v : A la suite de notes diverses (cf. Duplès-Agier, p. 32) : Hanc paginam scripsit
Bernardus Iterii anno M°CC°I° ab incarnatione Domini, Guido vicomes Lemovicensis […] comes
de Autafort.
• f. 179 : Anno M°CC° Vto fecit me ligare Bernardus Iterii, armarius, et .IIIIor. quaterniones
ultimos qui antea non erant mecum adjunxit.
* Ces quatre cahiers correspondent aux fol. 146-153, — 154-161, — 162-171, — 172-179
(le troisième étant en fait un quinion).
Copie
L’écriture de Bernard Itier étant très caractéristique, il est facile, en parcourant les
manuscrits conservés provenant de fonds de Saint-Martial, de repérer les textes copiés de sa main 15 .
On remarquera aussi que la copie est parfois explicitement datée : 1198 (lat. 3549), 1202 (lat. 7100),
1204, 1205 (lat. 3549), 1207 (lat. 3549, 7901), 1210 (lat. 2455), 1213 (lat ? 3237), et ce bien sûr
sans prendre en compte ici les « notes historiques ».
15
Voir l’article de M.-Th. D’Alverny, « L’écriture de Bernard Itier et son évolution », Medievalia et Humanistica, t. 14
(1962), p. 47-54, ainsi que les reproductions données dans notre édition de la Chronique (étude aux p. LXXXV-XC).
• f. 174 v (marge gauche) : Liste d’hymnes (incipits). Bernard Itier a copié des hymnes f.
143v-144v, 147v-148, f. 149v-150, 151v-152, 153v, 154.
• f. 1: Préface par Bernard Itier (1210). Hanc prefationem scripsit Bernardus Iterii istius loci
armarius, VIImo anno quo factus fuit ipse armarius, in festo apostolorum Symonis et Jude, anno
gracie M°CC°decimo, Gulferius de Turribus defuncto et tumulato a Alassac.
— • f. 108r°v : < De hominis natura > copié par Bernard Itier et à lui attribué par H. Duplès-
Agier (p. 231-232).
— • ff 109v-113v, 115v copié par Bernard Itier (cf. f. 110 : Bernardus Iterii armarius
scripsit hec omnia). — f. 115v : Tarif des indulgences accordées aux pèlerins visitant les cinq
églises de Rome : Quando peregrini intrant primo has quinque ecclesias, scilicet sancti J(ohannis)
in Laterano| et sancte Marie Majoris et sancti Petri apostoli et sancti Pauli et Sancti Laurentii|
extra muros habent II annos et XL dies in hiis quinque singulis ecclesiis, in festo sancti Gregorii I
annum| et XL dies, in festo sancte Marie majoris I annum| et XL dies. Hoc scripsi ano M°CC°X° ab
incarnatione Domini| in festo Stephani pape. [cf. N.R. Miedema, Die ›Mirabilia Romae‹, Tübingen,
1996, p. 65, ms. L 138].
• ff 19-2 : quaternion écrit par Bernard Itier. Incipit liber Johannis Marescalli monachi Sancti
Gildasii de Castro Radulfi de sacramentis ecclesie… [la fin manque]. f. 23, marge infre : Anno
M°CC°II° scripsit hoc quadernus B. Iterii.
Sommaires et tables
Fragments de mss.
• f. 132 : Bède, Super Lucam, garde : Table d’antiennes. (Cf. f. 133, liste de noms pour
1224, Duplès-Agier, p. 281-282).
Catalogues et inventaires
Nous en reproduisons les premiers titres, qui montrent aussi une imprécision fréquente dans
les inventaires médiévaux quant au contenu :
[1] Genesis, in.IIIIor. voluminibus| habetur a nobis. <f. 1v>
[2] Numeri, in.IIIIor. locis.| <f. 2>
[3] Exodus, in.Vque. locis| habemus, sed unus est glosatus. <f. 2v>
[4] Leviticus, in.IIIIor. locis.| <f. 3>
[5] Deuteronomius, in.IIIIor. locis. <f. 3v>
[6] Josue, in.IIIIor. locis, sed unus non est integer.|
[7] Vitam sancti Marcialis, in sex libris habemus 16 .|
[8] Liber Barlaam.|
[9] Liber Bernardi prioris.|
[10] Liber Bartolomei prioris.|
Quelques notices sont plus détaillées, et l’on citera en particulier celle d’un manuscrit
aujourd’hui perdu, et qui serait d’un grand intérêt pour les historiens, car il renfermait le texte
original de la chronique de Geoffroy de Vigeois († c. 1184) :
[48] a Cronica Gau|fredi de Bruil,| ubi est b epistola| presbiteri Johannis,| et c cronica|
Richardi| usque ad| Julium Cesa|rem, et| d historia| qualiter Karolus| imperator ex|pugnavit |
Hispaniam,| et e secreta| theologie,| et f Gesta ponti|ficum Roma|norum, et g vita| sancti Pardulfi
versibus composita, et h versus misse| Hildeberti Cenomannensis episcopi, i versus de sancto
Aredio.|Hec omnia sunt in uno volumine, necnon j ex dictis| magistri Franconis de ligno trium
foliorum| ex quo facta est crux Domini, et k versus de imagine| Salvatoris 17 .
Le dernier paragraphe de l’inventaire, au f. 104v, peut surprendre, car, suivant la règle de
saint Benoît, les moines de Saint-Martial ne devaient rien posséder en propre. Or Bernard Itier
donne la liste de « ses » livres :
Libri Bernardi Iterii armarii sunt isti.|
[142] Istorie Comestoris.
[143] Officia.
[144] Collectaneum.|
[145] Barlaam.
[146] Verbum adbreviatum.
[147] Himni cum cronica 18 .
16
Ce titre et les quatre suivants (7-11) sont écrits en milieu de page, à gauche d’une grande initiale A, introduisant une rupture
avec l’énumération des livres de la Bible.
17
Cette notice, qui occupe les lignes 13 à 37, et s’étend à partir de la ligne 32 sur l’ensemble de la marge inférieure du f. 5v a
été entourée d’un trait de plume pour bien marquer son unicité.
18
C’est le ms. BNF lat. 1338.
[148] Missale.|
[149] Librum tenebrarum.
[150] Flavius de re militari.
[151] a Boecius de consola|tione philosophie, cum b consuetudinibus.
S’agit-il des livres qui lui appartenaient, en contradiction avec la règle, où s’agit-il
simplement des livres qui étaient conservés sur sa table de bibliothécaire, disons des livres qu’il
avait empruntés pour son usage ? On ne peut que poser la question.
Bernard Itier a égalemement copié une courte liste d’auteurs classiques, onze noms – le
dernier étant en fait celui de l’empereur Auguste –, sur la marge inférieure du fol. 251 du ms. lat.
1338, qui renferme sa « chronique », à la suite de L’explicit des Topiques d’Aristote traduit par
Boèce. On ne peut véritablement parler à son sujet d’« inventaire », et encore moins d’ébauche de
l’inventaire précédent.
• Paris, Bibl. nat., ms. lat. 1338, fol. 251.
Édité : J.-L. Lemaitre, Bernard Itier, Chronique, Paris, 1998, p. LV.
Indiqué : Duplès-Agier, Chroniques, p. 330, note 2. — Gottlieb, op. cit., p. 113, n° 315 —
Bibliothèques, p. 123, n° 977.
Au terme de ce bref aperçu, reposons la question qui servait de titre, « Bernard Itier un
bibliothécaire modèle ? » Il a acheté des livres, il en a fait relier, il a copié des textes, il a fait des
sommaires et des tables de contenu, il a fait le catalogue d’un fonds spécifique placé hors de son
contrôle direct – les livres de l’infirmerie –, il a fait l’inventaire des cent cinquante et un volumes
conservés dans la bibliothèque, en comptant les siens…
e
Pourtant, l’inventaire rédigé à la fin du XII siècle par un de ses prédécesseurs compte déjà
cent trente-neuf numéros 19 , dont bon nombre se retrouvent dans celui de Bernard, et surtout
l’inventaire confectionné sans doute par son successeur immédiat, Étienne de Salvaniec, en compte
quant à lui au moins trois cent soixante-douze (la fin du texte est mutilée), avec cette remarque,
Summa istorum librorum sive voluminum est CCCC et Lta libri ad minus 20 . On ignore toutefois
quand mourut Étienne de Salvaniec et combien de temps il fut en charge de la bibliothèque. En
1264 en tout cas, le bibliothécaire était Hélie de Breuil (Helias de Brolio), auquel succéda Hélie de
Lencha en 1266. Hugues de Salvaniec réussit-il à tripler le volume de la bibliothèque ? ou Bernard
19
BNF, Lat. 5243, f. 89v-90, éd. H. Duplès-Agier, Chroniques, p. 323-327 ; L. Delisle, Cabinet des Manuscrits, t. II, p. 493-
495.
20
BNF, Lat. 1139, f. 229-236. éd. H. Duplès-Agier, Chroniques, p. 339-355 ; L. Delisle, Cabinet des Manuscrits, t. II, p. 498-
504.
Itier n’avait-il fait qu’un inventaire incomplet ? Il y a certes la façon de compter les Items, mais on
remarque que bien des livres (des titres ?) mentionnés dans l’inventaire d’Étienne sont absent de
celui de Bernard… La rigueur attendue des bibliothécaires au début du XIIIe siècle n’était sans doute
pas la même que celle que l’on attend de nos contemporains.
Bernard Itier avait, il faut bien le dire, un terrible défaut, presque un vice, qui lui causerait
sans doute quelques difficultés aujourd’hui, celui d’écrire sur les livres dont il avait la garde – et pas
seulement d’écrire des notes à usage professionnel –, de transformer gardes et marges en « bloc-
notes » à usage personnel. Mais c’est grâce à cela qu’il est aujourd’hui un témoin précieux de la vie
de son monastère dans les années 1190-1225, et que l’on peut voir de façon concrète comment
e
travaillait le bibliothécaire d’un grand monastère dans les premières décennies du XIII siècle. En
cela il est unique et il faut lui pardonner.
Illustrations
Pl. 1. — Le catalogue des livres de médecine, Limoges, Arch. dép. de la Haute-Vienne, 3 H 411. © Arch. dép. de
la Haute-Vienne.
Pl. 2. — L’inventaire des livres de la bibliothèque, Paris, BNF, ms. lat. 1085, f. 5v. © BNF, Service Reproduction.
István MONOK
Directeur général de la Bibliothèque nationale de Hongrie - Budapest,
Szeged
– La cour royale a cessé d’exister. La dynamique culturelle qui, dans le cas d’un roi féru
de culture, était déterminante du point de vue financier et de l’attraction internationale, a disparu
avec lui. Ce rôle culturel a été repris par une chaîne de cours seigneuriales formée au milieu du
e
XVI siècle. Je ne citerai que quelques exemples significatifs (qui représentent en même temps des
bibliothèques privées importantes) : la cour des Zrínyi à Ozaly, celle des Batthyány à Németújvár,
21
Voir Péter HANÁK (dir.), Millénaire de l’histoire de Hongrie, Budapest, Corvina, 1986 (notamment : László MAKKAI, « La
scission du pays en trois parties », p. 51-63 ; Kálmán BENDA, « La réunification de la Hongrie dans l’Empire des
Habsbourg », p. 64-88) ; Béla KÖPECZI (dir.), Histoire de la Transylvanie, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1992
(notamment : Gábor BARTA, « La première période de la Principauté de Transylvanie, 1526-1606 », p. 239-292 ; Katalin
PÉTER, « L’ âge d’or de la Principauté de Transylvanie, 1606-1660 », p. 293-345 ; Ágnes VÁRKONYI, « Les dernières
décennies de la Principauté autonome, 1660-1711 », p. 346-394) ; István NEMESKÜRTY, Nous, les Hongrois, Histoire de
Hongrie, Budapest, Akadémiai Kiadó, 1994, p. 130-207; Béla KÖPECZI, Histoire de l’histoire de la culture hongroise,
Budapest, Corvina, 1994.
celle des Nádasdy à Sárvár, celle des Thurzó à Biccse, celle des Perényi, ensuite des Rákóczi à
Sárospatak. Il est important de rappeler que la situation était différente en Transylvanie : le reste de
la cour royale, obligé de partir de Buda, s’est installé à Gyulafehérvar (1541), rendant inutile
l’institution du voïvodat et la cour. La sécularisation des biens de l’épiscopat catholique de
e e
Transylvanie (1551) signifiait qu’aux XVI et XVII siècles, la cour du prince de Transylvanie tenait
seule en main la force financière de trois cours. Cette richesse, remarquable dans un milieu pauvre
même par rapport à la Hongrie royale, permet en partie de comprendre l’influence radicale de
l’image intellectuelle, du goût de la cour princière sur la culture transylvanienne. En Transylvanie,
les seigneurs ont commencé à assumer un rôle dans l’organisation de la culture après la tragédie de
1658, quand les Turcs et les Tatars détruisirent la capitale princière. C’est après cet événement que
les cours seigneuriales ont commencé à se former : les Bethlen à Keresd, les Teleki à Gernyeszeg,
les Apaffi à Radnót. En 1690, la Transylvanie a été rattachée à l’Empire des Habsbourg et en est
devenue un grand-duché, sous la direction d’un gouverneur à part. Le rôle organisateur des cours
seigneuriales dans la culture a subsisté jusqu’au XIXe siècle ; elles devaient en plus assurer le soutien
et souvent le remplacement des institutions protestantes (d’ailleurs majoritaires) poussées à
l’arrière-plan. Aussi les seigneurs ont-ils établi leur bibliothèque et choisi le personnel en fonction
de ces tâches.
– L’organisation interne de l’église catholique a été perturbée. Les deux tiers du haut
clergé de Hongrie (archevêques, évêques et abbés) sont morts dans la bataille de Mohacs. Les Turcs
ont occupé un tiers du pays ; en Transylvanie, les biens de l’épiscopat ont été sécularisés. Tout
comme les territoires occupés par les Turcs, cette partie du pays était considérée comme un
territoire de mission et seuls les franciscains, et au XVIIe siècle les jésuites, y exerçaient une activité.
La société du haut clergé (en grande partie des prélats seulement par le titre) s’est regroupée sur le
territoire de la Hongrie royale et a établi un système d’institutions dans les villes de Pozsony et de
Nagyszombat. C’est en s’appuyant sur ces institutions que le clergé a pu s’opposer aux églises
protestantes, majoritaires au XVIIe siècle. La contre-réforme soutenue par l’État dès les années 1660
fut si efficace qu’à la fin du XVIIe siècle, le peuple libéré de l’oppression des Turcs et unifié sous la
couronne des Habsbourg avait déjà adopté en majorité la religion catholique. Cette tendance s’est
renforcée au XVIIIe siècle : avec l’implantation de Bavarois et de Souabes, les églises réformées sont
devenues définitivement minoritaires. Le clergé régulier souffrait aussi de pertes considérables à
cause de l’avancement des Turcs, mais il y a un fait plus important : c’est que la majeure partie des
villes hongroises est devenue protestante en deux décennies et a chassé les communautés
e
monastiques. Au cours du XVII siècle, ce sont les jésuites et les piaristes qui ont fondé le plus de
maisons conventuelles et d’écoles. Les jésuites ont aussi fondé en 1635 la première université, qui
e
fonctionne encore de nos jours. Le XVIII siècle est une époque de renaissance pour les ordres
religieux ; le système monacal – mutatis mutandis – a été rétabli. Le tournant de cette histoire a
naturellement lieu avec la dissolution des jésuites et ensuite des ordres contemplatifs (1773-1783).
L’expansion de la Réforme bénéficiait donc de conditions idéales : la hiérarchie de l’église
catholique s’était effondrée, les villes importantes avaient une population presque complètement
allemande, parmi laquelle la religion luthérienne se répandait très vite. La noblesse hongroise a
choisi la nouvelle foi dans le but, en partie, d’exprimer son opposition aux Habsbourg catholiques.
À la fin du XVIe siècle, la grande majorité de la population des territoires hongrois appartenait à une
église réformée. Ces églises ont établi leur propre système ecclésiastique, ainsi qu’un réseau
d’écoles protestantes. Cependant, elles n’ont pas pu fonder d’écoles supérieures. La fréquentation
des universités étrangères a connu un grand essor à la fin du siècle, puis au début de la contre-
réforme, les jésuites ont fondé une université à Kolozsvar (mais cette université n’a pas pu
fonctionner de façon continue : 1579-1603). À partir de 1660, la politique d’État essaya d’empêcher
la reproduction de la couche intellectuelle protestante et de détruire les conditions de
e
fonctionnement des institutions protestantes. Cette politique entraîna, au XVIII siècle, une
diminution considérable des institutions et donc des bibliothèques protestantes. La puissance
financière des protestants était trop faible pour entretenir des postes de bibliothécaires parallèlement
au manque continu de pasteurs et d’enseignants.
Dans la situation présentée ci-dessus, des bibliothèques similaires à celles de l’Europe
e e
occidentale ont été créées en Hongrie entre les XVI et XVIII siècles. Naturellement, il y a des
différences en ce qui concerne le nombre des bibliothèques, l’influence de la culture livresque et le
contenu des lectures des différentes couches sociales, celles des groupes religieux ou
professionnels. Nous pouvons documenter environ 3000 bibliothèques de cette époque par la liste
des livres ou par un catalogue. On peut remarquer que les bibliothèques des intellectuels (écrivains,
savants, pasteurs, prêtres, médecins, pharmaciens, juristes, etc.) de l’époque sont rarement connues.
Comment peut-on maintenant caractériser les personnes qui s’occupaient des livres en tant que
bibliothécaires : s’agit-il de celles qui ont planifié les achats (acquisitions), catalogué les livres,
établi l’ordre des bibliothèques (classification) ou aidé dans l’utilisation des livres ?
À partir du premier tiers du XVIe siècle, les églises réformées travaillèrent à la réalisation du
système ecclésiastique et scolaire établi par Martin Luther, Johannes Bugenhagen et Philipp
Melanchthon. Dans son appel An die Ratsherren aller Städten deutsches Landes paru au début de
l’année 1524, Luther exigeait que les conseils fondent « gutte Librareyen odder Bücher Heuser22 . »
22
Martin Luthers Werke, Hrsg. von Joachim Karl Friedrich Knaake (et al.), Weimarer Ausgabe, Bd. 15, 1899, p. 48.
Suite à cela, on a introduit dans les règlements de la nouvelle Église, qui s’organisait rapidement,
l’obligation d’entretenir les bibliothèques. Johannes Bugenhagen, qui a rédigé le Kirchenordnung
de 1528 à Braunschweig et celui de 1535 en Poméranie, a accentué dans ce dernier le rôle des
bibliothèques dans la vie ecclésiastique et scolaire, et insisté sur la nécessité de leur entretien 23 . Ces
règlements et plus tard, les exemples allemands déjà réalisés servirent de base aux villes dont la
majorité de la population était allemande et luthérienne pour établir leurs propres bibliothèques et
écoles avec des collections. Ces collections ont été créées en préservant et en enrichissant les
bibliothèques des ordres monastiques éliminés dont les œuvres avaient été sélectionnées (par les
protestants). Très souvent, les collections étaient installées dans les paroisses ou y ont été
transférées quand elles ont dépassé les cadres du conseil municipal. Nous avons des exemples de
l’histoire des bibliothèques en Hongrie aussi. À Kőszeg, on a catalogué les livres qui étaient
conservés dans la paroisse, mais étaient la propriété de la ville (« im Pfarhoff geinventiert worden...
zur gemeiner Stadt Güns Bibliotheckh gehörig 24 »). À Brassó, la bibliothèque de l’école était dans
la même situation juridique 25 . La Bibliotheca publica de Kassa était probablement aussi entretenue
par l’Église luthérienne, mais à l’usage de toute la communauté urbaine 26 . Les tâches du
bibliothécaire étaient remplies soit par le pasteur de l’église qui entretenait la bibliothèque, soit par
un professeur de l’école locale. L’exemple le plus intéressant parmi les activités bibliothécaires est
celui de Besztercebánya où, vers 1600, lors d’une révision du stock – pour employer une expression
moderne –, on a aussi rédigé un catalogue 27 . On ne prend peut-être pas trop de risques en supposant
que les livres convenant à une utilisation scolaire ont été sélectionnés dans le stock de la
bibliothèque publique, entretenus par l’Église luthérienne, et transmis à l’école.
e
Jusqu’au milieu du XVIII siècle, dans les écoles protestantes, les bibliothécaires étaient des
élèves des classes supérieures. Leur travail était réglementé par les statuts scolaires. La première
réglementation de ce type qui subsiste aujourd’hui date de 1621 et établit l’usage de la bibliothèque
23
Voir Braunschweig, Die Evangelischen Kircherordnungen des XVI. Jahrhunderts, Hrsg. von Emil Sehling, 6. Bd. I ; Hälfte,
Die Welfischen Lande, 1 ; Halbband, Die Fürstentümer Wolfenbüttel und Lüneburg mit den Städten Braunschweig und
Lüneburg, Tübingen, 1955, p. 396 ; Pomeranie : Die evangelischen Kircherordnungen des XVI. Jahrhunderts, Hrsg. von
Emil Sehling, 4. Bd. ; Das Herzogtum Preußen. Polen, Die ehemals polnischen Landesteile des Königreichs Preußen, Das
Herzogtum Pommern, Leipzig, 1911 (rééd. 1970), p. 336 : „Van librien. Unde sind in den steden in parhen unde klöstern
etlicke librien, dar denne etlicke gude bökere inne sind, welcke itzunder iemmerlick unde schmelick vörkamen unde
vörbrackt werden, dat men dar över ock bevelen unde vörordenen wille, dat solcke wol to hope vorsammlet werden, unde
in einer iewelicken stad eine gemeine liberie geholden werde, vör de parners, predikers, scholmesters und scholgesellen
etc.” Pour l’interprétation de ces Kirchenordnungen du point de vue de l’histoire des bibliothèques, voir Otto RADLACH,
„Die Bibliotheken der evangelischen Kirche in ihrer rechtsgeschichtlichen Entwicklung”, Zentralblatt für
Bibliothekswesen, 12, 1895, p. 153-173.
24
Sándor Kőszeghy, « XVI. századi könyvtáraink történetéhez » [Contribution pour l’histoire des bibliothèques en Hongrie au
e
XVI siècle], Magyar Könyvszemle [Revue hongroise d’histoire du livre], 1894, p. 302-303 ; Adattár 18/2. p. 31.
25
Julius GROSS, „Zur ältesten Geschichte der Kronstädter Gymnasialbibliothek”, Archiv des Vereins für siebenbürgische
Landeskunde, NF. 21, 1887, p. 591-708.
26
Adattár 15. p. 115-187.
27
Adattár 13/3, p. 13-16.
28
Adattár 14, p. 12-13.
29
Remig BÉKEFI, A debreceni Ev. Ref. Főiskola XVII. és XVIII. századi törvényei [Les Lois du XVIIe et du XVIIIe siècle du
collège calviniste à Debrecen), Budapest, 1899, p. 62-67 ; Csaba FEKETE, « Debreceni diákkönyvtárosok 1700 előtt. »
[Élèves bibliothécaires à Debrecen avant 1700], Könyv és Könyvtár [Livre et Bibliothèque], vol. XVII, 1994, p. 95-107 (A
Debreceni Kossuth Lajos Tudományegyetem Könyvtárának közleményei, [Bulletin scientifique de la Bibliothèque de
l’Université Kossuth Lajos à Debrecen], vol. 171).
30
Kolozsvár, Adattár 16/2, p. 50.
31
Nagybánya, Adattár 14, p. 378-379.
32
Csaba FEKETE, « Jánki Péter munkássága a kollégiumi könyvtárban » [Activité de Péter Jánki à la bibliothèque collégiale],
A Déri Múzeum Évkönyve [Bulletin du Musée Déri], 1991, Debrecen, 1993, p. 309-331.
33
József BARCZA, « Magyar könyvtárosok és bibliográfusok [Bibliothecaires et bibliographes en Hongrie], Szombathi János
(1739-1823) », Könyvtáros, 1963. p. 32-44.
34
Adattár 18/2, p. 478-536.
mémoire sur les bibliothèques 35 . L’œuvre suit l’idée du travail du même titre de Justus Lipsius 36 ,
mais l’auteur a aussi exploité les études sur les bibliothèques écrites par Joachim Johann Mader 37 ,
Johann Lomeier 38 et Michael Neander 39 . Cependant, nous ne savons pas si Gruber a vraiment
travaillé plus tard en tant que bibliothécaire.
Parmi les bibliothèques des institutions catholiques, les différents ordres ont établi, enrichi et
fait lire leurs bibliothèques sur la base des prescriptions générales des ordres concernés. De cette
manière, les bibliothèques étaient différentes suivant les ordres, mais le bibliothécaire était toujours
membre de l’ordre, la bibliothèque se situait sur le territoire de clôture, son utilisation n’était en
général autorisée qu’aux membres de la maison. Le seul ordre fondé en Hongrie est l’Ordre des
paulistes (Ordo Eremitarum Sancti Pauli primi Eremitae). Avant l’expansion des Turcs, les paulistes
e
avaient quarante-deux maisons conventuelles dans le bassin des Carpates, mais aux XVI et
e
XVII siècles, seules quelques-unes fonctionnaient par intermittence. La vie conventuelle était
dirigée à partir des cloîtres de Czestochowa, en Pologne, et de Lepoglava, sur le territoire du Banat
croate. Au milieu du XVIIe siècle, les règles conventuelles ont été réformées et l’ordre réorganisé. La
bibliothèque et les tâches du bibliothécaire ont été incluses dans les constitutions 40 . Les manuels
liturgiques étaient confiés au chantre et gardés dans la sacristie de l’église. Les autres livres étaient
conservés dans la bibliothèque. Un frère bibliothécaire était nommé, qui avait pour tâche : la
préparation du catalogue (enregistrant à part les livres hérétiques) conformément à l’ordre prescrit
(canon librorum), l’installation physique des livres selon le même ordre thématique, l’inscription
dans les livres d’un ex-libris qui prouvait que l’ordre en était le propriétaire, le prêt des livres à
l’intérieur de la maison et l’établissement d’une liste de prêts, la reprise des livres prêtés, la
rédaction d’un compte-rendu sur l’état de la bibliothèque remis au prieur dans la semaine suivant
Pâques. Le bibliothécaire était aussi responsable de la conservation et de la réparation des livres.
Les dispositions conventuelles ultérieures ont élargi les tâches du bibliothécaire à la rédaction
d’annales de l’ordre et au résumé des notes historiques qui devait être transmis aux dirigeants de
35
Disputatio de bibliothecis, quam permittente inclyta Philosophica Facultate in Academia Lipsiensi…, Anno MDCLXXVIII,
Publice proponit M. Johannes Georgius Zihn Sula-Francus, Respondente Adamo Gruber Sempronio-Pannonio, Lipsiae,
Johann Georg, 1678 (RMK III 2918).
36
De bibliothecis syntagma. Il y a beaucoup d’éditions, ce peut être lu sur les pages de Opera omnia, Vol. III., Antverpiae,
1637, off. Plantiniana, p. 625-636.
37
De bibliothecis atque archivis virorum clarissimorum opus aversa monstrat pagina, libelli et commentationes, Helmstedt,
1666, Henning Müller
38
De Bibliothecis liber singularis, Zutphaniae, Henricus Beerr, 1669 ; 2de édition, Utrecht, 1680, Johann Ribb.
39
« De bibliothecis deperditis ac noviter. Instructis », in De bibliothecis atque archivis virorum clarissimorum, quos aversa
monstrat pagina, libelli et commentationes, cum praefatione de scriptis et bibliothecis antediluvianis, Helmestadii,
Henning Müller, 1666 ; en édition séparée : Helmstedt, Wolfgang Hamm, 1702.
40
« De officio bibliothecarii » (cap. 24), in Constitutiones Religionis S. Pauli primi Eremitae a Sanctissimo Domino Nostro
Papae Urbano VIII approbatae et corfirmatae, Romae, 1644, p. 131-132.
l’ordre tous les trois ans 41 . Les tâches des bibliothécaires étaient donc identiques à celles décrites
dans les dispositions des autres ordres : un frère lais ou tout autre profane ne pouvait pas être
bibliothécaire.
La majorité des écoles catholiques était aux mains des jésuites et des piaristes. Au
e
XVII siècle, les ordres n’avaient pas en général la possibilité d’entretenir deux bibliothèques
(conventuelle et scolaire) ; les élèves utilisaient donc les livres de l’ordre et étaient servis par le
e
même bibliothécaire que les religieux. Au début du XVIII siècle a été initiée la séparation
progressive des deux bibliothèques ; les élèves avaient besoin d’une autorisation pour lire des livres
qui ne se trouvaient pas dans la bibliothèque scolaire. La bibliothèque de l’Université jésuite fondée
en 1635 à Nagyszombat et celle du lycée jésuite de Kassa (fonctionnant comme une école
supérieure dès 1666) étaient dirigées par le bibliothecarius nommé parmi les professeurs 42 . Dans la
e
plupart des cas, au XVIII siècle, ces bibliothécaires étaient des historiens qui, cessant
progressivement leur activité d’enseignant, travaillaient comme bibliothécaire (avec un assistant) et
chercheur. L’École supérieure des Mines fondée à Selmecbánya en 1736 n’était plus une institution
conventuelle, sa bibliothèque était gérée par le professeur d’histoire 43 .
e
Au XVI siècle, les collections des prélats catholiques étaient considérées comme des
bibliothèques privées, mais à partir de 1601, les prélats furent obligés de laisser leur bibliothèque en
héritage à l’épiscopat ou à l’archevêché. Grâce à cela, un système particulier a été créé au cours des
e
XVII et XVIIIe siècles dans le cadre duquel on a établi une série de bibliothèques historiques que l’on
peut encore visiter aujourd’hui (Nagyszombat-Esztergom, Kalocsa, Eger, Vác, Gyulafehérvár,
Szombathely, Eger, Pécs) 44 . L’acquisition des bibliothèques des prélats bibliophiles était en général
réalisée par un chanoine ou par un savant laïque en charge des tâches bibliothéconomiques.
L’histoire de la collection Batthyány en est un bon exemple : si la bibliothèque basilicale de
Kalocsa 45 lui doit beaucoup, József Batthyány (1727-1799) a été encore plus actif dans
l’établissement de la collection de la bibliothèque basilicale d’Esztergom. Il a acheté (et fait traiter
par Jakab Ferdinánd Müller) en 1769 l’héritage du savant Mátyás Bél. Après sa nomination au poste
d’archevêque à Esztergom, Batthyány garda toujours sa bibliothèque à Pozsony avec la collection
de manuscrits – peut-être la plus précieuse. Ses bibliothécaires à Pozsony étaient les chanoines
41
Éva KNAPP, « A máriavölgyi pálos kolostor a 18. században » [L’ordre pauliste de Máriavölgy au XVIIIe siècle], Magyar
Könyvszemle [Revue hongroise des livres], 1992, p. 194-195.
42
András TÓTH–MIKLÓS VÉRTEY, « A Budapesti Egyetemi Könyvtár története », Historia Bibliothecae Universitatis
Budapestinensis, 1561–1944, Budapest, 1982. p. 26-39. Voir aussi András TÓTH, „Geschichte der Universitätsbibliothek
Budapest (1561-1918)”, Bibliothek und Wissenschaft, 1969, p. 197-242.
43
László ZSÁMBOKI, Die Schemnitzer Gedenkbibliothek von Miskolc, Ungarn, Miskolc, Publikationen der Zentralbibliothek
der Technischen Inuversität für Schwerindustrie, N° 18, 1978.
44
Margit SZARVASI, Magánkönyvtárak a 18. században [Bibliothèques privées au XVIIIe siècle en Hongrie], Budapest, 1939 ;
András TÓTH, „Ungarische Bibliotheksgeschichte. Vom Frieden von Szatmár (1711) bis zum österreich-ungarischen
Ausgleich (1867)”, Gutenberg-Jahrbuch, T. 61, 1986, p. 361-376.
45
István BOROS, Die Bibliothek des Münsters von Kalocsa, Budapest, Balassi Kiadó, 1994.
e e
Aux XVI et XVII siècles, le nombre de livres dans les bibliothèques privées était tellement
bas qu’il ne nécessitait pas l’emploi d’un bibliothécaire. Seul le savant Hans Dernschwann a réalisé
un catalogue de sa propre bibliothèque. Recensant 2000 livres environ, il a été terminé en 1552 et
contient une description des livres particulièrement détaillée. À côté des données enregistrées
(auteur, titre, lieu d’édition, année), Dernschwann a aussi décrit le sommaire des volumes dans les
cas où ils contenaient les œuvres de plusieurs auteurs ou plusieurs œuvres d’un auteur. Comme il
prêtait aussi les ouvrages de la bibliothèque de Besztercebánya à ses amis, ces prêts étaient
également enregistrés 50 .
Dans les bibliothèques créées dans les cours de l’aristocratie hongroise, on employait
toujours une personne qui apportait son assistance pour les acquisitions, le recensement ou
l’ordonnancement de la bibliothèque. Il s’agissait en général du prêtre, du pasteur ou parfois du
46
László SZELESTEI NAGY, Bél Mátyás kéziratos hagyatékának katalógusa [Catalogue du fonds de manuscrits de Mátyás Bél],
Budapest, MTAK [Bibliothèque de l’Académie hongroise des sciences], 1984 ; Margit BEKE, Az Esztergomi
Főszékesegyházi Könyvtár Batthyány-gyűjteményének katalógusa [Catalogue de la collection Batthyány de la bibliothèque
basilicale d’Esztergom], Budapest, OSZK [Bibliothèque nationale Széchényi], 1991.
47
Voir István BOROS, op. cit.
48
A könyv- és könyvtárkultúra ezer éve Baranyában [Le livre et la culture livresque dans le Comitat de Baranya], Szerk.
Miklós Boda, Katalin Kalányos, Miklós Surján, Tibor Tüskés, Pécs, 2000. p. 77-133.
49
Lajos ANTALÓCZI, The Archdiocesan Library of Eger, Eger, 1992.
50
Adattár 12.
régisseur de la cour 51 . Nous connaissons des exemples pour chaque cas. Un des plus importants
classements de bibliothèque a été réalisé en 1611 à la cour des Thurzó, à Biccse. La bibliothèque a
été équipée de nouveaux meubles, les livres ont été reliés afin de présenter un aspect uniforme et un
recensement par auteur et par thème a été effectué. Le travail a été dirigé et exécuté par Samuel
Hamel, secrétaire personnel du seigneur György Thurzó, palatin de Hongrie 52 . La bibliothèque de
György Rákóczi (prince de Transylvanie) à Sárospatak était entretenue par le pasteur calviniste
István Tolnai Pap, assisté du régisseur Tamás Debreceni. Nous connaissons aussi des catalogues de
livres en double – livres à envoyer à la bibliothèque seigneuriale en Transylvanie 53 . La bibliothèque
du général Miklós Zrínyi a été réorganisée en 1662 par le prêtre de la cour, Mark Forstall, qui a
établi un nouvel ordre thématique et réalisé un catalogue à cette occasion 54 . Les collections
Nádasdy à Pottendorf et Esterházy à Fraknó constituaient les plus grandes bibliothèques de
e
l’aristocratie au XVII siècle. Ces familles employaient des bibliothécaires dont l’identité reste
malheureusement inconnue. Certaines sources indiquent cependant que ces bibliothécaires étaient
issus du milieu savant de la cour, et que l’entretien de la bibliothèque ne constituait pas leur unique
tâche 55 .
e
En Hongrie, l’activité de bibliothécaire s’est imposée comme métier au XVIII siècle. Les
personnes qui devenaient bibliothécaires étaient le plus souvent des secrétaires personnels exerçant
une activité scientifique ou des nobles adhérants (familaires) vivant à la cour. À la fin du
e
XVIII siècle, les intellectuels issus de la bourgeoisie trouvaient déjà attirant le métier de
bibliothécaire dans une famille seigneuriale. Le fondateur de la collection centrale des Hongrois de
Transylvanie, Sámuel Teleki (1739-1822), a posé les bases de sa bibliothèque lors de son long
voyage d’étude en Europe occidentale. Au cours de celui-ci, il acheta systématiquement des livres,
selon leur thématique, en cherchant à atteindre une totalité encyclopédique. Il a fait construire une
bibliothèque à Marosvásárhely entre 1799 et 1802. Il est l’un des rares à avoir, à l’époque, publié un
catalogue de sa bibliothèque (quatre volumes entre 1796 et 1819). Bien qu’il employât un
bibliothécaire (Márton Kelemen), Teleki veillait personnellement au bon ordre de la bibliothèque et
apportait même son aide à l’autre branche de la famille pour les achats de livres. La bibliothèque
51
Cour Nádasdy, à Sárvár, régisseur György Perneszith (Documentation 13) ; cour Batthyány, à Németújvár, pasteur István
Beythe (KKK VIII).
52
Mária LUDÁNYI, “Könyvtárrendezés Thurzó György udvarában 1611-ben” [Mise en ordre la bibliothèque de György
Thurzó en 1611], in Géza Galavics, János Herner, Bálint Keserű, Collectanea Tiburtiana, Szerk, Szeged, 1990, p. 271-
277.
53
István MONOK, “A Rákóczi-család könyvtárai – Bibliotheken der Familie-Rákóczi 1588–1660”, in A Kárpát-medence
koraújkori könyvtárai, Bibliotheken im Karpathenkechen der frühen Neuzeit, vol. 1, Szeged, 1996, p. 3-29.
54
Gábor HAUSNER, Tibor KLANICZAY, Sándor Iván KOVÁCS, Géza ORLOVSZKY (éd.), A Bibliotheca Zriniana története és
állománya – History and Stock of the Bibliotheca Zriniana, Budapest, 1992.
55
Edit MADAS, István MONOK, A könyvkultúra Magyarországon a kezdetektől 1800-ig [La culture livresque en Hongrie
jusqu’en 1800], Budapest, Balassi Kiadó, 2003, p. 139-149.
Teleki de Marosvásárhely est devenue publique de son vivant, en 1802 56 . Ferenc Széchényi (1754-
1820), fondateur de la Bibliothèque nationale de Hongrie, a aussi fait un voyage en Europe après
ses études. Il a visité la Tchéquie, les principautés allemandes, les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Italie.
De retour en Hongrie, il a établi des bibliothèques à Sopronhorpács et dans son chateau de
Nagycenk. Il a employé comme bibliothécaire József Hajnóczy (1750-1795) et Mihály Tibolth
(1765-1833). En 1802, il a fait don de sa collection en vue de la fondation d’une bibliothèque
nationale (Bibliotheca Regnicolaris). La publication du catalogue de la bibliothèque a été
commencée en 1799, les volumes supplémentaires ont paru en 1803 et 1807 57 .
Le premier bibliothécaire ayant reçu un salaire pour s’être occupé d’une collection est Jakab
Ferdinánd Müller (voir supra). Ferenc Széchényi l’a nommé chef de la bibliothèque et l’a chargé,
parallèlement à l’entretien de la collection, de l’élaboration d’un Musée national. Müller a terminé
cette tâche en 1808. Sur la base de cette conception, l’entretien du Musée et de la Bibliothèque
nationale de Hongrie a été cédé à l’Assemblée nationale hongroise.
56
Anikó DEÉ NAGY, A könyvtáralapító Teleki Sámuel [Sámuel Teleki, fondateur de bibliothèque], Kolozsvár, EME, 1997.
57
Jenő BERLÁSZ, Az Országos Széchényi Könyvtár története 1802-1867 [Histoire de la Bibliothèque nationale Széchényi.
1802-1867], Budapest, OSZK, 1981.
Claire MADL
Bibliothécaire, Cefres, Prague
58
Voir Marie-Elisabeth DUCREUX, « Le livre et l’hérésie, modes de lecture et politique du livre en Bohême au XVIIIe siècle » ;
Hg H.E. BÖDEKER, Gérald CHAIX, Patrice VEIT, Le Livre religieux et ses pratiques (Der Umgang mit dem religiösen
Buch), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1991, p. 131-155. Y est cité (p. 131) un témoignage anonyme datant de 1733
environ, particulièrement représentatif : « En vérité, il y a chez les habitants du royaume de Bohême une telle ardeur à lire
les livres que cela force l’admiration. »
59
Voir Jürgen HABERMAS, L’espace public (...), Paris, Payot, 1997 (Première édition allemande sous le titre Strukturwandel
der Öffentlichkeit, Hermann Luchterhand Verlag, 1962) pour la partie sur « la genèse de la sphère publique bourgeoise »,
p. 25-37.
60
La périodisation de Miroslav Hroch lie ainsi de façon primordiale les deux phénomènes qui déterminent trois phases aux
mouvements nationaux : l’intérêt scientifique, la diffusion des idées de cette élite, le mouvement de masse. Voir Miroslav
HROCH, Na prahu národní existence: touha a skutečnost [Sur le seuil de l’existence nationale : désirs et réalité], Praha,
Mladá fronta, 1999. En allemand, on peut consulter du même auteur : Die Vorkämpfer der nationalen Bewegung bei den
kleinen Völkern Europas, Praha, 1968 (Acta Universitatis Carolinae Philosophica & Historica. Monographia 24), 171 p.
Le livre dans ce contexte joue un rôle privilégié, de même que les bibliothèques. Elles sont
tout d’abord des mines d’information qui sembleront inépuisables à nos « éveilleurs ».
Sans vouloir entrer dans le mythe de l’amour du Tchèque pour le livre, nous sommes bien
forcés de reconnaître la richesse des fonds et des collections 61 .
Les bibliothèques sont de plus un instrument qu’il s’agit de mettre au service des spécialistes
d’abord, du public lettré, des amateurs de livres ensuite, puis d’un public plus large. Avec la
naissance de cet impératif apparaît la nécessité de confier la gestion des collections à des personnes
compétentes et susceptibles de se consacrer entièrement au service d’une bibliothèque.
Il y a donc interaction entre les bibliothèques et les milieux savants.
Les bibliothèques, enfin, nous permettent d’observer la structuration institutionnelle de la
vie intellectuelle de cette époque. Elles naissent, fusionnent, déménagent au fur et à mesure de
l’évolution de l’institutionnalisation du monde du savoir. Ainsi la bibliothèque du principal collège
jésuite de Prague devient-elle bibliothèque universitaire publique à la suppression de l’Ordre
(1773). Les nouvelles institutions nationales telles la Société des sciences (vers 1774), le Musée
national (1808) se dotent progressivement de bibliothèques.
Mais de ce point de vue, le grand événement de l’époque des Lumières est la suppression de
nombreux couvents sous Joseph II. S’ouvrent alors des trésors dont l’élite intellectuelle va vouloir
tirer parti.
61
Pour une histoire générale des bibliothèques tchèques : Jiří Cejpek, Ivan Hlaváček, Pravoslav Kneidl, Dějiny knihoven a
knihovnictví v českých zemích a vybrané kapitoly z obecných dějin, [Histoire des bibliothèques et de la bibliothéconomie
dans les Pays tchèques. Quelques chapitres de leur histoire générale], Praha, Karolinum, 1996. Nous disposons aussi des
quatre volumes consacrés à la République tchèque dans la série du Handbuch der deutschen historischen Buchbestände in
Europa, Hildesheim-Zürich-New York, Olms-Weidman, 1997-2000.
Étudier une figure de bibliothécaire nous permet de saisir encore plus que l’histoire de sa
bibliothèque. Il est en effet un érudit choisi en tant que tel, pour sa connaissance de l’écrit en
général. Il apparaît aux autorités comme un professionnel du livre, avec son expérience d’auteur, de
collectionneur, son appartenance à un réseau d’érudits. Il devient ainsi le responsable de
l’organisation et de la transmission d’un savoir, mission des plus importantes pour les Lumières.
Il nous permet d’observer aussi bien la mutation de son métier que celle de l’organisation
des savoirs. J’ai choisi trois personnages – les bibliothécaires les plus connus en fait – qui nous
donnent à voir, grâce aux sources complémentaires dont nous disposons pour les uns et pour les
autres, les divers aspects du bibliothécaire des Lumières.
Trois érudits
Sans vouloir entrer dans l’analyse des nombreux écrits de ces trois bibliothécaires, il nous
faut tout d’abord présenter leurs parcours et leurs spécialités respectives.
František Martin Pelcl 62 est né en 1734 et meurt en 1801. Historien, il fut le premier
professeur à occuper la chaire de langue et de littérature tchèque à l’université de Prague, créée en
1791 (et où il entre en fonction en 1793). Originaire d’une famille tchèque de drapier du nord-est de
la Bohême, il fait ses études d’abord en tchèque à l’école « municipale » de Rychnov-nad-Kněžnou
puis en latin chez les piaristes puis chez les jésuites de Hradec Králové (en allemand Königgratz). Il
parvient à venir à Prague, sans pour autant entrer dans un quelconque ordre religieux, pour étudier
la philosophie, d’abord chez les cisterciens du collège Saint-Bernard puis chez les jésuites du
Clementinum. Il étudie encore la théologie et le droit tout en gagnant sa vie comme précepteur.
Lorsque Prague est prise par les Prussiens, il va continuer ses études de droit à Vienne, où il suit
aussi des cours d’histoire et de philosophie et fréquente les bibliothèques et les collections
viennoises. Au départ des Prussiens, il retourne immédiatement à Prague et devient le précepteur
des enfants de la famille Sternberg durant huit années, de 1761 à 1769. En 1769, il accepte le poste
de précepteur des enfants de la famille Nostitz, le poste qui nous intéresse, puisqu’il y est chargé
conjointement de la bibliothèque du comte. Il occupe cette fonction jusqu’en 1793.
62
Outre les ouvrages du « biographe » de Pelcl dont nous tirons la plupart de nos informations (Joseph JOHANIDES, F. M.
Pelcl, Melantrich Praha, 1981), signalons l’article de Zdeněk ŠIMEČEK, « František Martin Pelcl »,Věstník ČSAV [Bulletin
de l’Académie des sciences de Tchécoslovaquie], vol. 78, 1969, p. 410-425.
En la personne de Pelcl, Franz Anton Nostitz (1725-1794, grand burgrave de 1782 à 1787)
trouve un précepteur expérimenté et surtout profondément instruit, ayant voyagé, connaissant déjà
bien les collections voisines et susceptible d’enseigner à ses enfants l’histoire et la langue tchèque,
comme il le souhaite. Pour Pelcl, plus que l’accès à la bibliothèque, qu’il aurait pu obtenir sans ce
poste, c’est sans doute l’attrait de l’entourage des Nostitz qui a dû emporter la décision (les Trattner,
à Vienne, avaient eux aussi proposé à Pelcl un poste de précepteur). Car leur palais est un des
centres de la vie intellectuelle praguoise de cette époque-là. Il s’y constitue un groupe qui souhaite
transposer en Bohême les études littéraires et historiques qui se mettent en place en Allemagne, et
dont le porte-parole à Prague était le professeur Carl Heinrich Seibt (1735-1806) puis August
63
On dispose bien sûr de la notice du Handbuch der deutschen historischen Buchbestände. Band 1. Prag, ouvr. cit., mais
aussi d’une petite brochure où la partie sur la bibliothèque a été rédigée par Bohumír Lifka, Josef Dobrovský a Nostická
knihovna, Praha, Státní památková správa/Čedok, 1953. p. 3-7.
64
La Silésie faisait partie à cette époque de la couronne de Bohême.
Gottlieb Meissner (1753-1807). Pelcl fait dès lors partie des familiers du salon du comte Nostitz.
On le trouve impliqué dans la publication du recueil de notices biographiques des personnages
déterminants pour la culture de la Bohême qui avait commencé à paraître en latin (Effigies vivorum
eruditorum, vers 1773) sous la responsabilité de Nicolaus Adaugt Voigt (1733-1787) et qui paraît
en allemand de 1773 à 1782 sous la responsabilité de Pelcl 65 . Il est un des fondateurs de la Société
des sciences en 1774, reconnue en 1784 Böhmische Gesellschaft der Wissenshaften.
On ne peut parler de ce groupe sans rappeler qu’en 1776, Joseph Dobrovský (1753-1829)
entre comme professeur de philosophie et de mathématiques dans la maison Nostitz. Au vu du
catalogue, on comprend assez bien pourquoi Dobrovský imagina tout d’abord approfondir chez
Nostitz ses études bibliques hébraïques. Mais Pelcl, semble-t-il, l’en détourne assez rapidement
pour l’orienter vers l’étude de l’histoire tchèque. Comme on le sait, Dobrovský se consacrera à la
philologie et l’étude des langues slaves, fondant ainsi la discipline.
Parmi les ouvrages principaux de Pelcl, retenons le projet de publier avec Dobrovský un
recueil de diplômes (sorte de « Monumenta Bohemica »), qui échoue face au manque de ressources
mises à la disposition des deux hommes. Ce projet constitue un des documents fondamentaux pour
évaluer le travail de Pelcl car par la suite, il se consacre souvent à la rédaction d’ouvrages plus
rémunérateurs – de « vulgarisation », dirons-nous. C’est dans ce travail de diplomate qu’il donne à
voir, avec Dobrovský, l’ampleur de sa conception d’une histoire tchèque 66 . Avec son Histoire de
Charles IV puis de Wenceslas IV, son Histoire de la Bohême publiée en tchèque et qui sera de
nombreuses fois rééditée, ou encore son étude sur les Allemands de Bohême, Pelcl n’atteint pas un
niveau d’analyse extrêmement poussé et on sent chez lui la nécessité d’attirer l’éditeur en proposant
un ouvrage aux débouchés certains. En effet, Pelcl est considéré aujourd’hui comme l’un des
premiers « chercheurs indépendants ».
En 1793, il obtient la chaire de langue et de littérature tchèque à l’université de Prague. Le
caractère honorifique de ce choix ne doit pas, là non plus, cacher le fait que cet emploi était plus
rémunérateur et surtout plus sûr pour l’avenir de sa nombreuse famille que son poste auprès du
comte Nostitz.
Notre deuxième bibliothécaire, le plus jeune d’entre eux, est Jan Bohumír – Gottfried –
Dlabač 67 . Né en 1758 en Bohême orientale, il réussit à faire ses études secondaires à Prague où il
65
Abbildungen böhmischer und mährischer Gelehrten und Künstler, nebst kurzen Nachrichten von ihren Leben und Werken,
Prag, 4 vol., 1773, 1775, 1777, 1782.
66
Zdeněk Šimeček, « František Martin Pelcl a Josef Dobrovský », Slovanský přehled, vol. 77, n° 1, 1991, p. 85-93.
67
Dlabač n’a pas fait l’objet d’une monographie. On se réfère toujours à son nécrologue rédigé par Maximilian Millauer pour
les Abhandlungen der königlichen böhmischen Gesellschaft der Wissenschaftten Siebenter Band, von den Jahren 1820
und 1821, Prag, Haase, 1822, p. 17-42.
entre comme choriste chez les bénédictins, puis au célèbre Couvent des prémontrés de Strahov. Il
étudie ainsi au Lycée de la Vieille Ville de Prague, notamment auprès d’un des historiens les plus
progressistes de son temps, Ignac Cornova (1740-1822). Grâce à l’appui d’un oncle (provincial de
l’ordre des dominicains), il parvient à continuer ses études une fois l’adolescence venue, et étudie
auprès des principaux scientifiques de son époque. Il entre ensuite comme novice chez les
prémontrés à Strahov, où il étudie au séminaire, s’initie à l’histoire de l’ordre fondé par saint
Norbert et complète ses études à l’Université en mathématiques, physique mais aussi en théologie.
Il prononce ses vœux en 1785 et entre comme aide bibliothécaire sous l’autorité d’Adam Urban
puis de Kaspar Bauschek, alors que se prépare la mise à jour d’un catalogue systématique complet
de la vieille bibliothèque 68 . Il est nommé responsable de la musique pour tout le monastère et est
particulièrement chargé de la formation des jeunes choristes. Il ne devient premier bibliothécaire
qu’au départ de Bauschek pour la bibliothèque du prince Lobkowicz, en 1802. On le charge encore
de la fonction d’archiviste (entre 1805 et 1810) et d’annaliste du monastère (à partir de 1805).
Malgré ses multiples responsabilités, nous devons à Dlabač un dictionnaire des artistes de
Bohême en trois volumes69 qui témoigne bien du soin avec lequel ce dernier recueillit, sa vie durant,
des bribes d’informations aux quatre coins du pays, mais aussi à Vienne et à l’étranger, par
l’intermédiaire de ses correspondants. Ses papiers nous donnent un aperçu de son travail de
68
Věra Břeňová, « Katalogy Strahovské knihovny » [Les catalogues de la bibliothèque de Strahov], Stahovská knihovna,
vol. 12, 1972, p. 105-121.
69
Jan Gottfried Dlabacž, Allgemeines historisches Künstler Lexikon für Böhmen und zum Theil auch für Mähren und
Schlesien, Prag, Haase, 1815.
collectionneur. Chaque lettre ou paquet de lettres porte, au verso par exemple, des données
biographiques se rapportant à son auteur. Son dictionnaire présente des données relativement fiables
ainsi que la liste détaillée des œuvres des artistes, et cite ses sources jusqu’aux simples recensions,
ce qui lui doit d’être encore aujourd’hui le point de départ incontournable des recherches en histoire
de l’art tchèque.
Il fait également œuvre d’historien dans sa biographie de l’abbé de Strahov puis archevêque
Johann Lohelius († 1612). Mais c’est surtout un spécialiste de l’histoire littéraire de la Bohême. Il
publie notamment une histoire des journaux tchèques. Il fait partie de la toute première génération
e
d’intellectuels à publier en tchèque, après le quasi-monopole de la langue latine au XVII et
e
allemande au XVIII siècle pour tout ce qui concerne l’expression de la haute culture, imposé par la
reconquête catholique. Il apparaît de ce fait quelque peu en retrait par rapport aux deux autres
bibliothécaires. Ce n’est qu’en 1796 qu’il entre à la Société des sciences.
La bibliothèque de Strahov, dont il a la charge durant les dix-huit dernières années de sa vie,
est déjà à cette époque l’une des toutes premières bibliothèques du pays. Elle a bénéficié bien sûr de
la richesse et de la longue histoire du couvent (fondé en 1140), mais aussi de la politique ouverte de
ses abbés qui permit au monastère d’acquérir notamment des collections particulières éminentes
e
tout au long du XVIII siècle (Jan Heidl pour la musique ; J.A. Riegger, A. Strnad, astronomes ;
J. Bartsch, bibliographe, etc.). Si bien que dans les années 1790, la place vient à manquer et l’abbé
Václav Mayer réunit (de 1779 à 1800) une commission d’experts pour projeter la construction
d’une seconde salle prise sur le jardin. On fait appel à Maulbertsch pour orner le plafond. Cette
période de suppression des monastères représente paradoxalement l’apogée de la bibliothèque de
Strahov. L’importance de la bibliothèque, les voix qui se sont prononcées pour son ouverture au
public et la politique « d’expansion culturelle » de ses abbés ont certainement été déterminantes.
Le troisième de nos bibliothécaires est Carl Raphaël Ungar. Né en 1744, il grandit en milieu
allemand et reçoit son éducation dans le Gymnasium de son lieu de naissance, tenu par les
prémontrés. Il part en 1758 étudier à l’université de Prague et entre en 1759 chez les prémontrés de
Strahov, où il trouve un lieu particulièrement favorable aux études qu’il effectue à la fois à
l’université, notamment en mathématiques, et au séminaire du Norbertinum. Il apprend l’hébreu,
outre le latin et le grec. Il prononce ses vœux en 1770 (et prend alors le nom de Raphaël) et entre à
la bibliothèque de Strahov où il s’intéresse surtout au médaillier, dont il réalise le catalogue
raisonné qui lui vaut une certaine renommée. Sans doute par l’intermédiaire d’un autre éminent
numismate, Nicolaus Adaugt Voigt (chargé de la collection du comte Waldstein, évêque de
Litoměřice), Ungar se rapproche du cercle qui se consacre à la publication des Effigies vivorum
eruditorum (voir supra) et se trouve lui aussi parmi les fondateurs de la future Société des sciences.
70
« Allgemeine böhmische Bibliothek gesammelt und herausgegeben von K.R. Ungar » parue dans les Abhandlungen der
böhmischen Gesellschaft der Wissenschaften pour l’année 1786.
Clementinum. En 1777 toujours, František Joseph Kinský fit don non seulement de sa bibliothèque
privée, mais aussi de celle du « majorat » ou « fideicomis » dans le but de l’ouvrir au public. Il reste
curieusement à la tête de sa bibliothèque, lui attribue des fonds financiers propres et l’enrichit
encore, une fois déménagée dans les locaux de l’ancien collège. La nouvelle Bibliothèque
universitaire impériale et royale est placée sous l’autorité de la Commission à l’enseignement
(Studiencommission) auprès du Gouvernement de Prague (c’est-à-dire la représentation des
autorités viennoises pour la Bohême). Lorsqu’en 1780 Ungar arrive à la tête de la nouvelle
institution, il se trouve face à un immense travail d’organisation. Ses recherches vont alors
principalement se concentrer sur l’histoire littéraire et sur l’histoire du livre en Bohême.
Nos trois érudits sont auteurs et connaissent bien les contraintes et les mécanismes du
marché du livre qui s’imposent à eux. Il s’agit tout d’abord de rechercher des appuis et des
financements car aucun ne dispose de revenus suffisants pour financer une publication. Ils
obtiennent ainsi la protection des grands (Hartig pour le Wenceslas IV de Pelcl), l’appui des états de
Bohême (pour le dictionnaire de Dlabač) ou les moyens limités de la Société des sciences (l’histoire
des journaux en Bohême de Dlabač), etc. La correspondance de Dlabač avec un membre de
l’Académie des sciences de Görlitz 71 (Lusace) témoigne de l’effort développé par le bibliothécaire
pour publier ses ouvrages sur un marché plus porteur que celui de la Bohême. Il profite de la
proximité historique de la Bohême avec une des régions les plus organisées pour la production du
livre, la Saxe, via la Lusace (qui appartenait au royaume jusqu’en 1635). Les contraintes liées au
transport, les intermédiaires obligés, les transferts d’argent, les problèmes de typographie et de
correction sont parfaitement maîtrisés.
Ainsi, lorsque les états de Bohême publient une histoire du pays par l’historien František
Pubička (1722-1807), ils font appel au bibliothécaire de la bibliothèque universitaire, Ungar 72 , pour
lui demander son avis sur la marche à suivre. Sa réponse donne à voir tous les mécanismes de la
librairie. Le choix d’un éditeur, d’un mode de diffusion, le rythme des publications, le stockage,
tout est envisagé.
71
Éditée par Miloslav Krbec, « Dopisy J.B. Dlabače K.G. Antonovi » [Lettres de J.B. Dlabač à K.G. Anton], Strahovská
knihovna, vol. 7, 1972, p. 135-187.
72
Archives de la Bibliothèque nationale de la République tchèque, Prague, fonds de la Bibliothèque universitaire impériale et
royale (ci-après ANK VUK) Ungar. Brouillon de la réponse de Ungar du 23 mars 1794.
Nos trois bibliothécaires sont aussi des collectionneurs très avisés. Non seulement grâce à
leur érudition, mais aussi à leurs multiples voyages aux quatre coins du pays qui leur donnent une
vue précise des fonds conventuels, avant même leur démantèlement. Lorsque les ventes se
succèdent au Clementinum, ils sont les premiers à en profiter. La collection de Dlabač compte
environ 6000 volumes à sa mort et le poste occupé par les livres est le premier dans son budget
annuel 73 (un poste équivalent est par ailleurs consacré aux aumones en fin d’année). La bibliothèque
personnelle de Pelcl est l’objet de l’attention de ses contemporains et à sa mort, c’est le comte de
Thun qui en acquiert la plus grande partie 74 .
Les bibliothécaires sont également des fournisseurs, non seulement pour leur propre
bibliothèque et pour celle dont ils ont la responsabilité mais aussi pour leurs correspondants, à
l’étranger notamment, ou en province – le service étant réciproque. Dlabač semble suffisamment
bien connaître le libraire Jan Ferdinand Schönfeld pour se faire conduire à Vienne et loger chez lui.
Il se fait acheter par l’intermédiaire de Cerroni75 , de Brno (en Moravie), la Bible des Frères
moraves (dite de Kralice), livre après livre. Les échanges avec la Saxe sont évidemment riches ;
nous avons les témoignages de liens avec la Hongrie (Rybay, Széchény, Batthyani) 76 . Le but est de
développer le réseau des libraires pour pallier une offre insatisfaisante 77 ou trop chère 78 . Cette
compétence implique les libraires dans des fonctions officielles qui les lient aux autorités. Pelcl est
un des responsables de la censure pour les Pays tchèques, Dlabač traduit en tchèque les édits du
Gouvernement de Prague, Ungar est le bibliothécaire du royaume (kaiserlicher königlicher
Bibliothekär).
73
Archives littéraires du Musée de la littérature nationale, Prague (ci-après LA PNP), fonds Dlabač, papiers personnels :
« Rationes pro Anno 1808 P. Godefridi Joan Dlabacž Professi Sionei » donne 70 florins pour des livres.
74
Voir LA PNP, fonds Dlabač, correspondance avec Ferdinand Opiz. Sur la bibliothèque de Pelcl, voir Josef JOHANIDES, « O
knihovně a rukopisech Františka Martina Pelcla » [À propos de la bibliothèque et des manuscrits de F.M. Pelcl], Knihy a
dějiny, vol. 1, n° 1, 1994, p. 13-30.
75
Ibid., lettre de Petr Cerroni du 22 septembre 1792.
76
Ibid., correspondance avec Jiří Ryba ou Rybay (1754-1812), pasteur évangélique de Slovaquie, publiée dans Filologické
Listy, vol. XLVII, 1920. Sur la visite du comte Széchény, voir la lettre de Dlabač du 8 janvier 1795. Pour Batthyani, voir
ANK VUK, direction, lettre de remerciement de Batthyani pour un envoi de livres, de Vienne, le 29 janvier 1785.
77
LA PNP, fonds Dlabač, copie issue de la correspondance de Ferdinand Opiz, lettre de Dlabač des 23 et 25 avril 1800
(f°32) : „Sonst sehe ich nichts anderes in Prag als Romanen, Geister- und Ritter-Geschichten. Einen ganzen Schwarm
davon habe ich bei Widtmann davon gesehen.”
78
Ibid., lettre de Cerroni du 22 septembre 1792 : „Dieser so hohe Preis ist nur für jenen annehmbar, der mit Büchern handlet
und keine Gelegenheit hat die Biebl nach und nach theilweise zusammen zu bringen, und sie in weit minderen
annehmlichen Preise zu erhalten.”
Relation au public
Érudits et spécialistes du livre, ces trois bibliothécaires se signalent par leur souci de publier
– sans qu’ils en retirent toujours, d’ailleurs, un bénéfice financier. Le travail de publication de
sources, de mise au point de dictionnaires nous semble aussi relever de cette « mission »
pédagogique que se donnent les Lumières. Tous trois sont d’ailleurs des pédagogues ; deux d’entre
eux sont auteurs d’ouvrages pédagogiques 79 . La nécessité d’ouvrir les bibliothèques répond ainsi à
plusieurs motivations : celle d’un milieu intellectuel qui a besoin de travailler sur des sources
conservées dans les bibliothèques (ce qui renforce la fonction de conservation des bibliothèques) et
celle de transmettre le savoir (fonction de mise à disposition).
Les papiers de Dlabač témoignent des pratiques liées à la recherche, à l’emprunt et au prêt
de livres que tout chercheur connaît bien encore aujourd’hui. Nous avons isolé trois exemples de
service au lecteur :
le service le plus exigeant : un érudit80 avec lequel il est en correspondance
demande un manuscrit. Dlabač ne l’a pas à Strahov ; il transmet la demande au
Clementinum. Ungar ne le trouve pas. On demande à Dobrovský de chercher
chez Nostitz puis on s’adresse aux archives des Registres du royaume grâce aux
bonnes relations que l’on entretient avec le comte Prokop Lažanský81. Il est bien
sûr hors de question de l’emprunter. Dlabač fait alors recopier le manuscrit pour
envoyer le texte à son correspondant ;
le service court : Pelcl vient chercher un livre à Strahov. Dlabač est absent. Pelcl
doit lui laisser une note pour signifier personnellement sa demande, que Dlabač
traitera à son retour ;
le service expert : Ungar82 souhaite emprunter un manuscrit du xve siècle qui,
selon ses sources, se trouve à Strahov. Mais si ce n’est pas possible, il est prêt à
79
Jan Bohumír DLABAČ, Krátké vypsání českého království pro pouze českou školní mládež [Courte description du Royaume
de Bohême pour les étudiants tchèques] ; Carl Raphaël UNGAR, Projet de réforme de l’enseignement de la philosophie
(1786), ANK, Ungar.
80
Miloslav KRBEC, « Dopisy J.B. Dlabače K.G. Antonovi » , op. cit., lettre du 9 janvier puis du 19 mars 1792.
81
Président de l’Académie des sciences de 1789 à 1793 et Grand Chancelier à partir de 1796.
82
Billets de C.R. Ungar à Dlabač, LA PNP, fonds Dlabač.
n’emprunter que les notes prises par Dlabač sur ce manuscrit. Il signale que toute
information sur des imprimés du xve siècle est la bienvenue, puisqu’il prépare
son Histoire du livre imprimé en Bohême.
Dans les cas présents, on le voit, le service est très personnalisé.
Les bibliothèques sont de plus des monuments bien connus et on vient les visiter en touriste.
Lorsque Mozart ou l’impératrice Marie-Louise viennent à Strahov, il n’est pas question qu’un
simple copiste leur fasse visiter les lieux. Ungar se plaint de l’affluence les jours d’été, lorsque l’on
vient de Carlsbad jusqu’à Prague et qu’on veut visiter la salle du Clementinum. Quand arrive un de
ces visiteurs de haut rang, on doit fermer une des salles pour pouvoir surveiller les lecteurs.
83
ANK VUK, direction, 1801, demande adressée à la Chancellerie de Bohême à Vienne par Ungar pour obtenir plus de
personnel. Les chiffres donnés par Ungar sont peut-être exagérés, mais il fournit ceux de la bibliothèque de Vienne qui
sont à son honneur et révèlent le manque de personnel auquel Ungar doit faire face.
Nos bibliothécaires sont aussi de grands organisateurs. Ungar défend son institution lors des
réunions du conseil de l’Université pour la répartition des locaux de l’ancien collège jésuite. Il
dirige le travail des menuisiers et des maçons, abandonne son appartement de fonction pour
permettre aux réserves de s’agrandir. On le retrouve dans la commission de spécialistes appelés à
mettre sur pied le projet d’agrandissement de la bibliothèque de Strahov. Lorsque Dlabač va à
Vienne, il est chargé de rencontrer Maulbertsch 84 pour prévoir la réalisation de la fresque du
plafond de la bibliothèque.
La bibliothèque « publique »
84
LA PNP, fonds Dlabač, correspondance, lettre à Václav Mayer, abbé de Strahov, de Vienne, le 30 mai 1795.
Vienne. Les directives de départ 85 peuvent sembler extrêmement contraignantes, ne lui laissant
aucune initiative. Elles semblent destinées à pallier l’incompétence du bibliothécaire (on prend, par
exemple, la peine de préciser le sens du mot polyglotte). Au moins obligent-elles Ungar, lorsqu’il
ne souhaite pas s’y soumettre, à argumenter soigneusement ses demandes, ce qui est pour nous une
source incomparable (nous le verrons plus tard avec l’établissement du catalogue.).
Bibliothécaire du royaume, Ungar doit faire face, lorsqu’il est nommé à son poste en 1780, à
une première chose ne concernant en rien la bibliothèque universitaire : c’est désormais lui qui
catalogue les livres confisqués par les autorités de l’archevêché, le Consistoire. Il choisit ceux qu’il
juge devoir rejoindre la bibliothèque du Clementinum. Mais en 1780 justement, la patente de
tolérance supprime de fait ces pratiques inquisitoriales et l’évêque josephiste de Hradec Králové,
Johann Leopold Hay (1735-1794), demande de rendre les livres confisqués aux protestants. Ungar
se défend de pouvoir le faire : d’une part ces livres ont été le plus souvent brûlés et lorsqu’il a été
décidé de les joindre au fonds du Clementinum, il est impossible de les retrouver. Ungar va même
jusqu’à préciser qu’ils ne portent le plus souvent que le prénom de leur propriétaire et qu’un travail
livre après livre n’y suffirait pas. Le détail révèle toutefois qu’Ungar s’était bien livré à cet exercice.
Avec la logique de la tolérance, Ungar propose alors de rééditer ces livres. D’inquisitrice, les
autorités deviendraient alors incitatrices.
Le problème des livres confisqués est ainsi rapidement réglé pour Ungar. Celui des
bibliothèques conventuelles est beaucoup plus épineux car il représente une quantité de livres bien
supérieure qu’il faut traiter très rapidement. Pour donner une idée de la tâche, en 1782, Ungar dit
avoir catalogué vingt-trois bibliothèques conventuelles et à la fin de sa vie, l’apport de ces livres au
Clementinum aurait été de 100 000 volumes. Ungar se rend en principe sur place et exige d’être le
premier et d’avoir le temps de cataloguer. En effet, les pièces les plus rares, que par ailleurs il
connaît, ne sont déjà plus dans les fonds lorsque ceux-ci arrivent au Clementinum… On les retrouve
chez des « marchands juifs » ! Ungar établit donc des catalogues succincts puis choisit ce que
gardera la Bibliothèque universitaire. Il doit soumettre cette liste à Vienne, qui se garde le droit de
choisir ce que l’on jugera opportun d’amener à la bibliothèque de la cour. Puis est organisée la
vente de la plupart des doubles. Les ventes se succèdent rapidement au Clementinum et des voix
s’élèvent pour dénoncer la liquidation de véritables trésors qui passent aux mains de commerçants
ou d’un public peu connaisseur 86 .
85
ANK VUK, recueil de décrets, copie du décret du 30 avril 1778 (26 avril 1781).
86
On trouve des critiques notamment dans le journal tenu par Dlabač pour l’année 1791 (Ephemerides historiae Bohemiae
Anni, 1791, ms, Bibliothèque de Strahov, D.H.I.14, fos 11-12).
Il est vrai que Ungar ne semble accorder aucune attention aux doubles et se débarrasser
facilement de ce que nous apprécierions de trouver dans une bibliothèque nationale. Les 11 000
doubles qu’il trouve en entrant en fonction sont par exemple rapidement relégués dans les greniers.
Or, pour mettre à disposition ces livres à une échelle étendue, il faut organiser
systématiquement ce savoir, le décrire. Ainsi, lorsqu’on 87 demande à Dlabač où en est la question
de l’ouverture de la bibliothèque de Strahov au public, il répond en donnant l’état d’avancement du
catalogue. Certes, les Lumières n’ont pas inventé le catalogue. Nos bibliothécaires ont dû surtout
faire face à un afflux considérable de livres simultanément à une croissance de la demande du
public. Dobrovský déplore ainsi l’impossibilité de faire une histoire de la production livresque en
Bohême : en l’absence de tout catalogue imprimé, il faut constamment avoir recours au
bibliothécaire. Ces deux traits ont profondément transformé le travail du bibliothécaire, dans sa
nature et dans sa pratique.
Le catalogue scientifique
87
LA PNP, fonds Dlabač, Lettre de Ferdinand Opiz du 27 mai 1800.
Ungar supprime les fonds séparés des livres interdits – désormais obsolètes – et des livres
rares pour mettre sur pied un catalogue et un classement uniques. Les incunables sont simplement
répertoriés dans chaque classe. Le catalogue à établir doit être « logisch systematisch oder
wissenschaftliche ». Ungar énumère les raisons pour lesquelles il refuse de commencer par établir
un catalogue alphabétique, plaide pour un catalogue thématique et nous fait la description détaillée
du travail de chercheur :
[Il faut faire un catalogue logique, systématique, c’est-à-dire scientifique :]
« 1. Afin que le lecteur ait en un quart d’heure un aperçu de tous les livres qui
concernent la matière qu’il souhaite étudier et qui se trouvent dans la bibliothèque ;
2. Afin qu’il sache en même temps quels sont les livres qui concernent cette discipline
exactement puis ceux qui ne se rapportent pas à cette branche mais à une science
auxiliaire, et ainsi quels sont les livres qu’il veut étudier systématiquement avec profit
et ceux qu’il devra lire plus tard ;
3. Afin qu’il obtienne en même temps une histoire « littéraire » de cette science, je
veux dire : afin qu’il sache comment elle a été traitée au fil des ans, comment les
disciplines ont fusionné ou se sont scindé, à quelles sources les auteurs postérieurs ont
puisé et comment eux-mêmes ont été utilisés ; quelles éditions il doit préférer soit
parce qu’elles sont intégrales, soit parce qu’elles ont été augmentées ou améliorées,
soit parce que, grâce à la qualité de leur impression, elles sont sans fautes, soit parce
que des érudits les ont éditées, comme les éditions Aldines, Elzevier, Estienne etc. et
donc parce qu’elles contiennent les commentaires des érudits […] les plus
éminents… 88 »
Le catalogue tchèque
88
ANK VUK, direction, „Entwurf für die sÿstematische Kataloge” du 29 janvier 1783 : „Der Zwek und der Nutzen eines
sÿstematischen logischen oder wissenschaftlichen Katalogs ist :
1. Damit der Leser ein einer ¼ Stunde alle die Bücher, welche die Materie, von der Er sich unterrichten will, erklären, und
in der Bibliothek existiren, uebersehen können ;
2. Damit er zugleich die Bücher welche von dieser Wissenschaft überhaupt, dann die jenige, welche zwar nicht gerade von
diesem Zweig der Wissenschaft handlen, aber doch mit ihr als Hulfswissenschafften genau verbunden sind, kennen
lerne, und daraus folgere : welche Bücher, wenn Er mit Nutzen und systematisch studiren will, er vorausschieden, und
welche Er später lesen soll ;
3. Damit Er zugleich sich in die literär Geschichte dieser Wissenschaft einarbeiten, ich will sagen : damit er wisse, wie Sie
von Jahr zu Jahr bearbeitet worden, wie Sie ab- oder zugenommen, und aus welchen Quellen die spätere Authoren
geschöpfet, und wie Sie selbte benutzet haben, welche Editionen Er andere vorziehen sollen, entweder weil Sie
Autographä non castrata, oder weil Sie in der That vermehrte und verbesserte ; oder weil Sie inbetref des Drucks ohne
Fehlere, und unter des Aussicht gelehrter Männer editiret sind, wie z. B. die Editiones Aldina-Elzeviriana-Stephani
u.s.w. oder weil Sie mit den Kommentarien der gelehrtesten Männer z. B. Gravii gromovii u.s.w. versehen sind.”
l’étendue de l’objet d’étude que se donnent ces intellectuels et d’enrichir notre connaissance de
cette époque si souvent évaluée avec les concepts de nationalisme, tels qu’on les trouve bien plus
e
tard. Si au XX siècle les historiens du livre ont souvent perçu les Lumières comme une période
marquée par le retour des publications en langue tchèque, qu’en était-il des spécialistes du livre de
cette époque ?
Commençons par la bibliothèque des Nostitz. Pelcl ne semble pas avoir jugé utile de créer
un fonds séparé pour les ouvrages relevant des Pays tchèques. Ils figurent dans le catalogue général.
La taille du fonds ne semble pas déterminante dans ce choix. On connaît des bibliothèques
aristocratiques de taille équivalente et où une section tchèque a été prévue. Peut-être est-ce plutôt
une question de maturité du travail de Pelcl lors de l’établissement du catalogue ? En revanche les
notes ajoutées postérieurement complètent souvent des notices d’ouvrages concernant la Bohême et
sont ainsi la marque de la « concentration » des intérêts scientifiques de Pelcl, mais aussi,
certainement, de Schaller et Dobrovský.
Dlabač n’a pas laissé de catalogue systématique d’ouvrages se rapportant aux Pays tchèques.
C’est Ungar qui, dans son projet de travail en 1783, inclut dans son plan de classement du catalogue
« scientifique » une section qu’il intitule « bibliotheca nationalis » (National Bibliothek dans son
commentaire allemand) 89 . Le plan de classement suit par ailleurs la classification imposée par
Vienne 90 . Le sous-titre de la section est intitulé de la façon suivante : « Bibliothèque nationale dans
laquelle seront les œuvres des hommes qui sont nés, ont été éduqués en Bohême ou en Moravie ou
qui y furent et en ont traité ne serait-ce que de façon occasionnelle ». La Bibliothèque nationale est
donc conçue comme bibliothèque des Pays tchèques et non pas encore bibliothèque des Tchèques.
Dès le 31 décembre 1782, il avait obtenu l’institution du « dépôt légal » des ouvrages
publiés en Bohême. Sans doute peu appliqué, notamment hors de Prague – où on imagine assez bien
que Ungar le faisait lui-même respecter –, ce décret fait l’objet d’une nouvelle demande en 1804 91 .
En 1783, Ungar avait déjà rassemblé 2000 ouvrages dans cette section, avant même qu’il
n’institutionnalise un travail scientifique personnel 92 .
Il est bien difficile d’interpréter le silence du comte Věžník face à cette proposition 93 . Sa
réponse à la dizaine de folios envoyés par Ungar montre que la classification proposée a été lue. On
32
ANK VUK, direction, Ibid. : « Bibliotheca nationalis in qua Opera Virorum, qui in Bohemia, aut Moravia, aut Nati, aut
educati, aut occasione qua demum cumque fuerunt collocantur ».
90
ANK VUK, Spisy, directives du 30 avril 1778.
91
ANK VUK, direction, brouillon d’une lettre adressée au Gubernium, de Prague, du 4 novembre 1804. Ungar y insiste sur
les contrefaçons et fausses adresses.
92
ANK VUK, direction, „Entwurf für die sÿstematische Kataloge”, ouvr. cit. : „... weil ich mit vieler Mühe unsere
innländische alte besonders böhmische Bücher, derer ich bereits über 2000 zusammen gebracht habe, bey patriotischen
Gutthätern aufsuchen und sammeln muss, und ich zugleich diesen Katalog die möglichste Vollständigkeit eines Catalogi
universalis Bohemici geben, und selbten auf meine Kosten.”
93
ANK VUK, recueil des décrets, réponse de F. Věžník du 17 mars 1783.
demande quelques détails quant à la classification chronologique des conciles, mais nous n’avons
trace d’aucun débat entre les deux hommes. La création d’une bibliothèque pour la Bohême n’est
pas encore un objet de passion. Il en sera tout autrement lorsqu’il sera question de mettre au point le
programme de la bibliothèque du Musée national. La définition du mot national et la dimension à
lui accorder seront alors ardemment discutées.
94
„Freylich könnte ich viel eher mit meinen Sachen auftreten, wenn ich in meinem Stifte privatisieren könnte – aber meine
Bibliotheksgeschäfte und andere Dinge – diese nehmen mir sehr viel Zeit weg, und zwar so impertinent, dasz ich alles,
was ich immer arbeitete, und noch arbeite, blos in den Erhohlungs und Nachtsstunden verrichten musz. Folglich mit allem
Recht könnte ich alle meine litterarische Beschäftigungen, Noctes Strahovicenses oder Bohemicas nennen ! Doch was ist
zu thun ! Geduld ! Geduld ! Geduld !” Lettre à Rybay du 16 novembre 1794, LA PNP, fonds Dlabač, Correspondance et
« personalia ».
Élisabeth DÉCULTOT
Chargée de recherche au CNRS, UMR 8547 « Pays germaniques :
histoire, culture, philosophie »
Face à ses amis et face à lui-même, Winckelmann aime à diviser sa vie en deux époques
bien distinctes : la première, germanique, se déploie dans les ténèbres des bibliothèques et la
seconde, italienne, à la lumière des collections d'art de Rome. Durant la phase allemande, c'est-à-
dire jusqu'en 1755, la bibliothèque joue un rôle central dans sa correspondance. Elle est pour lui un
lieu de travail et de sociabilité intellectuelle : entre 1740 et 1755, il occupe plusieurs fois les
fonctions de bibliothécaire et rencontre à cette occasion plusieurs érudits. Elle est aussi une source
d'inspiration pour ses propres productions : c'est en grande partie en utilisant des ouvrages lus dans
la bibliothèque Bünau qu'il rédige sa première œuvre, les Gedanken über die Nachahmung der
griechischen Werke (Réflexions sur l'imitation des ouvrages grecs, 1755). Elle est enfin la matrice
d'une autre bibliothèque, manuscrite et personnelle : son immense collection d'extraits de livres
recopiés, fondée sur la tradition des excerpta 95 . Lorsqu'il arrive à Rome en 1755, Winckelmann n'a
cependant plus pour les bibliothèques et les bibliothécaires que railleries et sarcasmes. En 1762, il
tourne en dérision ces savants germaniques qui ne viennent à Rome que pour s'enfermer à la
Vaticane et en ressortir avec des « piles de papier noirci » 96 . Alors qu'il brigue depuis quelque
temps la charge de Scriptor linguae graecae à la Vaticane - qu'il obtiendra en 1764 - il annonce à un
ami suisse, Leonhard Usteri, dès 1763 :
Je n'ai pas trouvé d'autre moyen de gagner mon maigre pain. Mais n'espérez pas voir un
Indicem Mstorum Graecorum de ma main. Je l'entame et ferai en sorte qu'il me reste du
travail jusqu'à ma mort. Mon sens de l'honneur ne va pas si loin. Je constate que je
peux expliquer et rectifier les Grecs anciens par des monuments antiques et ne dois
donc pas chercher à obtenir ce résultat en collationnant les manuscrits 97 .
La dichotomie ici esquissée entre le livre et les statues, entre l'Allemagne et l'Italie revêt
pour l'écrivain un intérêt majeur. Elle lui permet de se poser en fondateur d'une discipline nouvelle :
l'histoire de l'art. Avec la Geschichte der Kunst des Alterthums (Histoire de l'art dans l'Antiquité,
95
Pour une analyse de cette collection de notes de lecture, cf. : Élisabeth DÉCULTOT, Johann Joachim Winckelmann. Enquête
sur la genèse de l'histoire de l'art, Paris, 2000.
96
J. J. WINCKELMANN, Sendschreiben von der Reise eines Gelehrten nach Italien und insbesondere nach Rom an Herrn M.
Franken (brouillon, vraisemblablement composé en 1762), in : KS, p. 190-193.
97
WB 579, lettre à L. Usteri, 6 août 1763, vol. 2, p. 333.
1764) écrite sur le sol romain, le discours historique sur l'art, jusqu'alors fondé sur les textes
anciens, s'appuie désormais sur l'observation sensible des œuvres, annonce Winckelmann. Il s'agit
de faire parler les statues avant de laisser parler les textes.
Un lecteur attentif ne saurait pourtant se satisfaire d'une pareille construction. Le rapport de
Winckelmann aux bibliothèques est manifestement plus complexe que ce que le Winckelmann
romain a bien voulu en dire. Après tout, n'est-ce pas sous le titre de bibliothécaire qu'il continue
d'officier à Rome ? Qu'en est-il donc réellement de la place des bibliothèques dans la phase
allemande puis dans la phase italienne de son existence ?
Depuis la petite école de Stendal, sa ville natale, jusqu'au château de Nöthnitz où il travaille
pour le comte de Bünau (1748-1754), Winckelmann a appris à connaître un par un les divers
aspects de la géographie sociale et institutionnelle des bibliothèques allemandes. Après avoir goûté
à la pauvreté des petites bibliothèques scolaires, il fait à Halle, où il s'inscrit comme étudiant de
théologie en 1738, l'expérience des bibliothèques universitaires. En 1755, la bibliothèque
universitaire de la ville ne compte encore que 10 000 livres. Lorsque Winckelmann la fréquente,
elle n'est ouverte que six heures par semaine. Mais cette indigence n'est que partielle, car Halle est
la ville des bibliothèques privées par excellence. C'est chez le propriétaire de l'une d'entre elles,
Johann Peter Ludewig (1668-1743), titulaire d'une chaire de droit et d'histoire à l'université, qu'il
occupe en 1740 ses premières fonctions officielles de bibliothécaire 98 . Après ces bibliothèques
universitaires ou érudites, il découvre une forme plus répandue de bibliothèques, aux contours très
variables : la petite collection privée. Entre 1740 et 1748, période durant laquelle il occupe divers
postes de précepteur et de maître d'école, beaucoup de ses relations sont dictées par la simple
nécessité de se voir prêter des livres. Son arrivée à Nöthnitz en 1748 comme bibliothécaire de la
troisième bibliothèque de Saxe marque l'apogée de ce parcours livresque, en même temps qu'un
point de rupture crucial.
Durant cette période allemande, le motif du pèlerinage vers le livre apparaît de façon
constante dans la vie de Winckelmann. Comme pour le savant du siècle précédent, chaque lieu est
d'abord pour lui le séjour d'une bibliothèque. En 1755, il organise le voyage qui le mène de Dresde
à Rome en fonction de la géographie des bibliothèques, s'arrêtant à Ratisbonne, Augsbourg,
98
J. P. Ludewig, propriétaire d'une collection de 15 000 volumes, dépensait en moyenne 40 000 taler par an pour l'achat de ses
livres (cf. Catalogus praestantissimi thesauri librorum… J. P. de LUDEWIG, cum praefatione C. WOLFFII, 5 vol., Halle
1745).
Bologne pour y consulter et y copier divers manuscrits rares 99 . Peut-être y a-t-il en ce milieu de
e
XVIII siècle quelque chose d'anachronique déjà dans cette intime connexion entre le voyage et le
livre. Comme le savant des siècles antérieurs, c'est pour accroître son butin de lectures, pour grossir
ses cahiers d'extraits de notations nouvelles que Winckelmann prend la route. Il envisage ses
recueils de notes comme le trophée de son périple.
En 1755, après s'être converti au catholicisme, Winckelmann s'installe à Rome grâce au
soutien du cardinal Archinto, qu'il avait rencontré quelques années auparavant à Dresde. Ce séjour
en Italie marque en apparence une rupture profonde dans son rapport aux bibliothèques. Rien
n'illustre mieux cette mutation que la mise en regard de son rapport au livre avant et après son
départ pour l'Italie. Depuis l'Allemagne, Winckelmann prépare son voyage en érudit. Il consigne
minutieusement plusieurs récits de voyage savants dans de volumineux cahiers d'extraits100 . Copiés
en bibliothèque, ces extraits ménagent eux-mêmes une place essentielle aux bibliothèques, aux
livres, aux manuscrits et aux curiosités savantes. Tout se passe comme si Winckelmann, depuis la
bibliothèque de Nöthnitz ou de Dresde, n'envisageait son voyage à Rome que comme une
translation érudite vers d'autres bibliothèques, situées au-delà des Alpes. Les paysages, les notations
sensibles, les lieux mondains sont curieusement absents de ces notes de lecture.
Mais une fois à Rome, ce rapport aux bibliothèques se modifie. Dans un petit guide de
voyage à l'attention de son compatriote Johann Michael Francke (1717-1775), il trace en 1762 la
caricature de savants germaniques (allemands et néerlandais), qui traversent la ville en aveugles, à
la recherche de textes en réalité dignes de l'oubli éternel 101 . Rome est pour Winckelmann la ville du
savoir incarné, la ville des pierres et des statues qui rendent le savoir livresque caduc. « Rien ne
vaut comparé à Rome. [...] Je croyais avoir tout étudié auparavant, et vois-tu, en arrivant ici »,
lance-t-il à son ami Hieronymus Dietrich Berendis resté en Allemagne, « j'ai compris que je ne
savais rien et que tous les hommes de plume [Skribenten] sont des sots et des ânes. Ici, je suis
devenu plus petit que lorsque je suis entré au service de la bibliothèque Bünau » 102 . C'est avec une
mauvaise grâce manifeste qu'il pourvoit désormais ses amis savants en copies de manuscrits rares
ou en notes érudites. Le symptôme le plus sûr de cette mutation réside dans le dédain nouveau qu'il
témoigne pour le métier de bibliothécaire. Lorsque, à la mort du cardinal Archinto, il devient en
1759 bibliothécaire du cardinal Albani, il affiche pour « l'énorme tas de livres » de ce nouveau
protecteur - en vérité, l'une des plus riches bibliothèques de Rome - un souverain mépris. Seule
99
Cf. WB 121, lettre à Johann Michael Francke, 7 déc. 1755, vol. 1, p. 189 ; WB 122, lettre à Hieronymus Dietrich Berendis,
20 déc. 1755, vol. 1, p. 191.
100
Cf. BN All., vol. 74, passim.
101
J. J. WINCKELMANN, « Sendschreiben von der Reise eines Gelehrten nach Italien und insbesondere nach Rom an Herrn M.
Franken », KS, p. 190-193. Winckelmann cite notamment l'exemple de Jacob Philipp d'Orville (1696-1751), numismate et
philologue néerlandais, auteur d'une édition volumineuse, mais, selon lui, sans intérêt.
102
WB 167, lettre à H. D. Berendis, 29 janv. 1757, vol. 1, p. 266.
l'intéresse, dit-il, sa collection de dessins de Poussin et du Dominiquin 103 . Quand il devient en mai
1763 Scrittore della lingua teutonica à la Bibliothèque vaticane, il décrit d'emblée sa mission
officielle - à savoir établir un registre des manuscrits allemands de la bibliothèque Palatine - comme
un pur « prétexte » 104 . La pension attachée à cette charge paraît son seul motif de satisfaction. Et
lorsqu'il obtient la fonction de Scriptor linguae graecae à la Vaticane en 1764, il se félicite surtout
de n'avoir pas à s'y rendre : « J'obtiens tout de la Bibliothèque Vaticane sans y mettre les pieds »,
écrit-il en juin 1767. « Voilà deux ans que je n'y suis pas allé. Les brefs du Pape sont inviolables et
sacrés. On ne peut perdre une charge acquise par eux, à moins d'avoir commis le crime le plus grave
et le plus affreux » 105 . S'il espère en 1766 obtenir la charge de Custos, c'est parce qu'elle lui
rapporterait « 400 scudi sans le moindre travail » 106 . Avec habileté, il utilise son nouveau statut
pour faire monter les enchères internationales le concernant. À l'automne 1765, il reçoit du roi de
Prusse une invitation à devenir bibliothécaire, proposition assortie d'une « pension extraordinaire ».
Voici comment il évoque lui-même le processus d'enchère : « J'acceptai l'invitation, écrivit au roi et
le fit savoir. Mais [...] à Rome, plus que jamais, on témoigna à mon endroit une estime à laquelle je
m'attendais à peine. Le pape me fit aussitôt faire des propositions avantageuses et Stoppani, le plus
digne de tous les cardinaux, [...] me proposait déjà une pension financée sur ses propres ressources.
C'est pourquoi je reste où je suis » 107 . Les bibliothèques sont significativement absentes du petit
guide de Rome qu'il rédige en 1763 pour le baron Johann Hermann von Riedesel : il n'y est question
que de géographie historique, des sept collines et des trésors architecturaux qu'elles renferment 108 .
On est bien loin du modèle érudit qui ramenait la découverte d'un pays à l'exploration de ses
bibliothèques. Pourquoi cette animosité nouvelle envers les bibliothèques ? C'est dans le séjour de
Nöthnitz, peu avant son départ pour l'Italie, qu'il faut en chercher la réponse.
J'ai été très bien reçu ici. La bibliothèque est tout à fait digne d'un prince. Elle
comprend non seulement une salle de 40 aunes, mais en plus une autre au-dessus,
moins haute toutefois que la première. Tous les livres y sont dotés d'une reliure
anglaise, même les plus petits ouvrages. [...] Cette bibliothèque possède déjà, dit-on,
34 000 volumes concernant l'historia litteraria. Elle recèle également les ouvrages les
103
WB 296, lettre à Johann Wiedewelt, 18 août 1759, vol. 2, p. 22.
104
WB 562, lettre à L. Usteri, 22 mai 1763, vol. 2, p. 318.
105
WB 860, lettre à J. Wiedewelt, 3 juin 1767, vol. 3, p. 269-270. Cf. également WB 552, lettre à Johann Hermann von
Riedesel, 9 avr. 1763, vol. 2, p. 306.
106
WB, 813, lettre à Friedrich Wilhelm von Schlabbrendorf, 10 décembre 1766, vol. 3, p. 222.
107
WB, 744, lettre à J. M. Francke, 15 nov. 1765, vol. 3, p. 137.
108
J. J. WINCKELMANN, « Sendschreiben von der Reise eines Liebhabers der Künste nach Rom an Herrn Baron von
Riedesel », KS, p. 203-209.
plus précieux dans le domaine de l'historia naturalis, les plus belles descriptions des
plus beaux cabinets du monde ; les meilleurs poètes dans toutes les langues ; les
éditions les plus belles et les plus variées d'auteurs latins ou grecs ; tous les journaux
que l'on puisse imaginer. [...] La bibliothèque du comte de Bünau est selon moi plus
grande que la bibliothèque royale de Berlin 109 .
Tel est le compte rendu enthousiaste que Winckelmann livre de son nouveau lieu de travail,
la bibliothèque du comte de Bünau à Nöthnitz, près de Dresde, en 1748. Après ses dures années à
Seehausen (1743-1748), Nöthnitz lui apparaît comme un endroit paradisiaque, tout entier consacré à
son activité favorite, la lecture. Sa vie durant, Winckelmann gardera au comte Heinrich von Bünau
(1697-1762) une profonde reconnaissance pour l'avoir sorti de « l'esclavage » et du « martyre
scolaire », en faisant de lui son bibliothécaire et son secrétaire 110 . Pourtant, ces premiers moments
d'ivresse passés, les descriptions de Nöthnitz se font moins exaltées. Winckelmann évoque avec une
impatience grandissante ses « fastidieuses recherches », la « jalousie » de ses collègues et les
précoces « cheveux blancs » que ces désagréments lui procurent. En 1754, il déclare ne rien
souhaiter plus que d'interrompre, pour un temps au moins, son travail 111 . Pourquoi ce rapide
changement ? Winckelmann, lecteur passionné, aurait-il fini par prendre les bibliothèques en
horreur ? En quoi Nöthnitz a-t-il été pour lui l'occasion d'établir un nouveau rapport au livre et plus
généralement au savoir ?
Le comte de Bünau, aristocrate cultivé qui travaille depuis les années 1720 à une histoire de
l'empire, commence dans la même période à constituer une bibliothèque, qui, essentiellement
historique au départ, ne tarde pas à revêtir une dimension universelle 112 . Pour gérer ce fonds, il fait
appel à un bibliothécaire remarquable, Johann Michael Francke, qui le transforme bientôt en une
collection de premier ordre. Vers 1750 la bibliothèque Bünau est la troisième du royaume, après
celle du roi de Saxe et celle du comte Heinrich von Brühl, son ennemi personnel. Elle devient une
attraction intellectuelle majeure pour les voyageurs de passage et pour les érudits de Saxe. Le début
de la guerre de Sept Ans marque un arrêt brutal dans le développement de cette bibliothèque, qui
109
WB 58, lettre à Konrad Friedrich Uden, 14 sept. 1748, vol. 1, p. 87.
110
WB 95, lettres à K. F. Uden, 7 déc. 1749, vol. 1, p. 93 ; WB 94, 29 mars 1753, vol. 1, p. 133.
111
WB 62, lettres à K. F. Uden, 25 mars 1749, vol. 1, p. 90 ; WB 63, 31 août 1749, vol. 1, p. 91 ; WB 65, 7 déc. 1749, vol. 1, p.
94 ; WB 94, 29 mars 1753, vol. 1, p. 133 ; WB 98, lettre à H. D. Berendis, 6 juil. 1754, vol. 1, p. 143.
112
Heinrich VON BÜNAU, Genaue und umständliche teutsche Kayser- und Reichshistorie. Aus den bewährtesten
Geschichtsschreibern und Urkunden zusammengetragen, 4 vol., Leipzig 1728, 1732, 1739, 1743. L'œuvre n'a pas été
achevée. Le dernier volume se clôt sur la mort de Conrad Ier, en 918. 16 volumes de manuscrits se trouvent à la
bibliothèque de Dresde. Sur Bünau et sa bibliothèque, cf. entre autres les travaux déjà anciens de : Werner Schultze,
Heinrich von Bünau : Ein kursächsischer Staatsmann, Gelehrter und Mäzen, thèse, Leipzig 1933 ; Max Schurig, Die
Geschichtsschreibung des Grafen. Heinrich von Bünau, thèse, Leipzig 1910 ; Christian Alschmer, Heinrich von Bünaus, «
Teutsche Kayser- und Reichshistorie », Beiträge der Winckelmann-Gesellschaft, 4, 1976, p. 40-49 ; Helmut Deckert,
« Bünaus Bibliothek einst und jetzt », Beiträge der Winckelmann-Gesellschaft, 4, 1976, p. 30-39 ; Gerald Heres,
Winckelmann in Sachsen. Ein Beitrag zur Kulturgeschichte Dresdens und zur Biographie Winckelmanns, Berlin/Leipzig
1991, p. 17-51.
sera finalement achetée par le roi Frédéric-Auguste Ier de Saxe 113 . L'activité de Winckelmann à
Nöthnitz se divise en deux périodes. Secrétaire scientifique du comte de Bünau entre 1748 et 1750,
il compile pour lui des ouvrages utiles à la rédaction de sa Teutsche Kayser- und Reichshistorie ;
bibliothécaire entre 1751 et 1754, il collabore à la constitution du catalogue de la bibliothèque. De
cette double activité, Winckelmann a tiré deux expériences fondamentales pour son rapport au
savoir et pour l'économie de ses lectures.
Dans les histoires de l'historiographie allemande, le comte de Bünau est souvent présenté
comme un novateur. À cela une raison majeure : pour l'élaboration de sa Reichshistorie, Bünau se
réclame d'une méthode critique rigoureuse, fondée sur la mise en doute systématique des sources.
Or cette méthode n'a pas été sans incidence sur le rapport de Winckelmann à la tradition écrite. La
critique des sources, au fondement du travail historique du comte, porte en effet en germe un
scepticisme foncier face au livre, un doute radical face aux documents écrits. En apprenant le métier
d'historien au contact de Bünau, Winckelmann a découvert la défiance face aux savoirs liés à
l'écriture. Rien n'illustre mieux ce mouvement que ses plaintes à propos des sources concernant
Otton II :
Je travaille depuis la Saint Michel sur Otton II. L'enquête est si pénible et si
considérable que j'ai besoin de huit à dix jours pour traiter une seule année. Toutes les
données de tous les auteurs, aussi bien anciens que récents, doivent être comparées et
confrontées les unes avec les autres. Mais les divergences et les inexactitudes de ces
diverses sources sont si grandes que l'on ne sait souvent quel parti en tirer. On ne peut
que s'étonner de ce que presque aucun des auteurs qui se soient risqués, post renata
studia, à l'étude de l'histoire allemande ne fournissent des indications exactes, lorsque
l'on compare leurs travaux à des informations véridiques. Il faut contrôler si les
documents et les lettres de l'empereur sont authentiques, et il n'est pas rare de trouver
l'indice qu'ils sont frelatés 114 .
113
L'acquisition de cette bibliothèque par le roi de Saxe en 1764, puis de celle de Brühl en 1768 porta le fonds de la
bibliothèque royale de Saxe à 174 000 livres. Francke, qui devint alors bibliothécaire à la bibliothèque royale, procéda à la
fusion des trois fonds, refusant la solution de facilité qui aurait été de les laisser coexister séparément. Il entreprend de
ranger les livres selon la taxinomie du catalogue Bünau, attribue une nouvelle cote à tous les volumes et élimine les
ouvrages en double. C'est lui qui réalise le catalogue des 32 000 doublets vendus aux enchères en 1775. 400 000 livres
furent détruits à Dresde pendant la Seconde Guerre mondiale, de sorte que - en l'absence du catalogue complet, interrompu
après le septième volume - nous n'aurons jamais une idée exacte du fonds Bünau.
114
WB, lettre à K. F. Uden, 7 déc. 1749, vol. 1, p. 94.
115
Winckelmann y participa essentiellement pour les domaines de l'histoire allemande, de l'histoire italienne et du droit civil.
116
J. M. FRANCKE, Catalogus bibliothecae Bunavianae, 3 tomes en 7 vol., Lipsiae 1750-56 : vol. I, 1 (1750) ; vol. I, 2
(1751) ; vol. I, 3 (1752) ; vol. II (1753) ; vol. III, 1 (1755) ; vol. III, 2 ; vol. III, 3 (1756). Après des études à Leipzig, où il
fréquente Gottsched et Gellert, Francke, fils de pasteur, sacrifie à sa tâche de bibliothécaire toute son activité intellectuelle.
Sa traduction de Virgile, dont Gottsched publie une partie en 1757, reste inachevée. Bünau l'institue non seulement
responsable de sa collection de livres, mais aussi conseiller et confident. Peu présent à Nöthnitz, il lui délègue une grande
partie de ses pouvoirs. Au moment de la mort de son maître, en 1762, Francke lutte pour trouver à sa bibliothèque un
acquéreur afin qu'elle ne soit pas dispersée. Lorsque cette bibliothèque devient la propriété du roi de Saxe, il déménage
avec elle et devient responsable de la bibliothèque royale augmentée. Sur J. M. Francke, cf. Werner Schultze, « Ehrwürdig
als Mensch, unerreicht als Bibliothekar ! », Johann Michael FRANCKE — Freund Winckelmanns ? in : Festschrift
Johannes Jahn zum XXII. November MCMLVII, Leipzig 1958, p. 287-292 ; Hans HENNING, « Johann Michael Francke
und Nöthnitz », Beiträge der Winckelmann-Gesellschaft, 4, 1976, p. 50-61 ; Evgenij Ivanovic Samurin, Geschichte der
bibliothekarisch-bibliographischen Klassifikation, 2 vol., München-Pullach 1969, trad. du russe par Willi Hoepp,
rédaction Werner Dube, vol. 1, p. 204-210 ; Hans HENNING, « Aus dem Leben und Wirken Johann Michael Franckes »,
Zentralblatt für Bibliothekswesen, 72, fasc. 5/6, 1958, p. 273-298 ; id., « Johann Michael Francke und Nöthnitz », Beiträge
der Winckelmann-Gesellschaft, 4, 1976, p. 50-61.
117
Les tomes concernant la théologie, le droit, la médecine et la philosophie manquaient encore totalement quand la guerre de
Sept Ans a éclaté.
118
Cf. WB 66, lettre à K. F. Uden, 13 janv. 1750, p. 95.
second volume du catalogue 119 . En feuilletant cette rubrique, Winckelmann a d'abord pu faire le
bilan de l'abondante littérature produite dans ce domaine – beaucoup de ces ouvrages seront cités
dans la bibliographie de la Geschichte der Kunst des Altertums 120 . Mais surtout, il a intériorisé le
rapprochement, encore peu courant à son époque, de deux catégories : l'histoire, d'un côté, les
beaux-arts, de l'autre. Dans les principaux systèmes classificatoires antérieurs (les organa des
sciences hérités de la Renaissance ou encore les catégories des libraires parisiens du XVIIe siècle), il
était en effet plutôt d'usage de classer peinture, architecture et statuaire soit dans la rubrique des
mathématiques, soit dans celle de la théorie du beau. Au milieu du XVIIIe siècle, ranger les beaux-
arts sous la catégorie de l'histoire relève d'une nouveauté.
Si ce catalogue a pu fournir à Winckelmann d'importantes stimulations intellectuelles, sa
réalisation concrète a en revanche contribué à accentuer chez lui un rejet naissant du livre. Francke
tenait à éditer un catalogue précis. Tous les imprimés, même courts, reliés à la suite de textes plus
importants, devaient y figurer, ce qui obligeait ses collaborateurs à consulter chaque volume en
détail. Winckelmann ne tarde pas à manifester une nette impatience face à ce labeur. Il se compare à
plusieurs reprises à un manouvrier poussant sa « lourde charette » et dissimule mal l'ennui que lui
procure cette aride taxinomie 121 . Cette insatisfaction est d'ailleurs partagée par Francke qui se plaint
amèrement des épreuves « bâclées » et « trop rapides » que lui rend son auxiliaire. Winckelmann,
déplore-t-il, s'est contenté de reproduire le premier titre des ouvrages sans avoir vérifier
exhaustivement le contenu des volumes, sa classification est tout à fait sommaire et, pire encore, il a
laissé de côté les imprimés courts qui font précisément le mérite du catalogue 122 . En d'autres
termes, Winckelmann a été un piètre bibliothécaire.
La bibliothèque de Nöthnitz a donc joué un rôle central dans la formation intellectuelle de
Winckelmann. Formidable pourvoyeuse de livres, elle a fourni les cadres épistémologiques de ses
travaux futurs. Mais Nöthnitz a aussi nourri le projet winckelmannien par la négative, en modifiant
119
J. M. FRANCKE, Catalogus bibliothecae Bunavianae, ouvr. cit., vol. II, 1753, p. 527-540 (Statuae, gemmae, picturae
antiquae). Également, vol. I, 1, 1750, p. 702 sq. (Historia architecturae, picturae, statuariae), p. 882-884 (Descriptiones
museorum).
120
GdK, p. XLI-XLVIII.
121
WB 88, lettres à H. D. Berendis, 6 janv. 1753, vol. 1, p. 122 ; WB 90, 29 janv. 1753, vol. 1, p. 126 ; WB 97, lettre à H. von
Bünau, début fév. 1754, vol. 1, p. 140-141.
122
Cf. HEYDENREICH (sans prénom), « Die Bibliothek des Grafen von Bünau in Nöthnitz », Neuer Anzeiger für Bibliographie
und Bibliothekswissenschaft, éd. Julius Petzholdt, Dresden 1878, p. 90-96 et p. 124-130, ici p. 126 (lettre de J. M. Francke
à H. von Bünau, 20 déc. 1755, partiellement citée in WB, vol. 1, p. 620). L'agacement de Francke envers Winckelmann se
nourrissait en outre du fait que celui-ci emmenait des livres de la bibliothèque dans sa chambre, pour ses travaux
personnels (cf. W. Schultze, « Ehrwürdig als Mensch, unerreicht als Bibliothekar ! », Johann Michael Francke, art. cit., p.
290). Ce n'est qu'après avoir quitté Nöthnitz en octobre 1754 que Winckelmann prend, depuis l'Italie, la mesure des
mérites de Francke. Il vante à plusieurs reprises les qualités du catalogue au cardinal Passionei et s'emploie à le diffuser à
Rome. Lorsque le comte de Bünau meurt en 1762, il aide Francke à trouver un acquéreur et entreprend des tractations avec
la bibliothèque de Parme, qui envisageait d'acheter le fonds pour le compte de l'Infante d'Espagne. De son côté, Francke
multiplie les bons offices : il rédige l'index de la Geschichte der Kunst des Altertums, publie une recension de l'ouvrage en
1764 et rassemble à sa mort les lettres de Winckelmann dans l'intention de les éditer.
L'arrivée à Rome confirme en partie ce scepticisme nouveau par rapport aux bibliothèques.
Pourtant, il n'est pas interdit de se demander si le mépris radical – hautement revendiqué dans la
correspondance – pour les collections romaines de livres n'est pas en partie feint. Pendant de
longues années, Winckelmann continue de fréquenter assidûment les bibliothèques italiennes.
Durant son séjour, il dresse l'inventaire des richesses des bibliothèques romaines sous forme de
fiches manuscrites que l'on peut consulter dans ses papiers (« Nachrichten von der Vatikanischen
Bibliothek », « Librerie private di Roma », etc.) 123 . Surtout, un autre indice nous invite à
soupçonner qu'il continue – en tant que bibliothécaire du cardinal Archinto à partir de 1755 et du
cardinal Albani à partir de 1759, puis comme scriptor à la Vaticane – à entretenir un rapport intime
aux bibliothèques : ses cahiers d'extraits. Dès ses années de formation en Allemagne, Winckelmann
avait pris l'habitude de consigner par écrit des passages entiers de ses lectures, constituant par là une
bibliothèque portable et manuscrite qui ne le quittait jamais. Le résultat de ce minutieux travail de
compilation figure dans environ 7 500 pages couvertes d'une écriture serrée et conservées pour
l'essentiel au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale à Paris 124 . Les traces les plus
anciennes de ce travail datent de son séjour à Halle (1738-1740). Mais Winckelmann s'est
indubitablement familiarisé avec la technique de l'extrait dès le collège de Stendal et le lycée de
Berlin dans les années 1720-1730. À chaque étape de son séjour allemand (Osterbourg, Iéna,
Hadmersleben, Seehausen), ce corpus s'accroît. C'est cependant surtout à Nöthnitz, dans la
bibliothèque du comte de Bünau, qu'il connaît un développement brutal. Dans ses lettres de
l'époque, Winckelmann aime à évoquer les heures très matinales qu'il consacre à son activité
favorite : l'enrichissement de ses cahiers d'extraits 125 . Ses compilations embrassent alors la quasi
totalité du champ du savoir : littérature grecque et latine, récits de voyage, médecine, histoire
naturelle, littérature moderne etc. La période Seehausen-Nöthnitz fournit une part importante des
cahiers conservés.
123
Cf. BN All., vol. 57, fol. 63-67 (« Nachrichten von der Vatikanischen Bibliothek », « Librerie private di Roma »), fol. 240
(« Nachrichten von den Bibliotheken in Rom ») ; vol. 73, fol. 1-45 v° (descriptions de diverses bibliothèques romaines).
124
Le reste est conservé dans quelques autres villes européennes : Dresde, Hambourg, Montpellier et Savignano en Italie.
125
WB 65, lettre à K. F. Uden, 7 déc. 1749, vol. 1, p. 94.
126
Staats- und Universitätsbibliothek Hamburg, Handschriftenabteilung, Cod. hist. art. 1, 2 (4°), fol. 122-139 v° (intitulé :
« Excerpta ex Actis Lips. Q. D. B. V. »).
127
Dans une prose émue, il se décrit volant à la rencontre du porteur des volumes et dévorant dès réception les lettres C et R
du dictionnaire de Zedler (J. H. Zedler, Großes vollständiges Universal-Lexicon aller Wissenschaften und Künste, 64 vol.,
Leipzig/Halle 1732-1750). Cf. WB 25, lettres au pasteur Papier (brouillon), été 1744, vol. 1, p. 58 ; WB 28, (brouillon), fin
oct. 1744, vol. 1, p. 59.
128
Cf. WB 53, lettre à H. von Bünau, 10 juil. 1748, vol. 1, p. 80. Pour la première série d'extraits exhaustifs sur le dictionnaire
de Bayle, cf. BN All., vol. 76 (en entier). Elle date, pour le début du travail au moins, de Hadmersleben, c'est-à-dire de
1742. Pour les condensés, cf. ibid., vol. 72, fol. 176-191 (ces extraits sont datés de 1755) et Staats- und
Ce n'est qu'aux alentours de 1750, lorsque naît le projet des Gedanken über die Nachahmung
der griechischen Werke, sa première œuvre publiée, que commencent à émerger quelques
ensembles thématiquement plus homogènes dans cette bibliothèque manuscrite. Désormais,
Winckelmann rassemble par carnets des extraits portant tantôt sur l'art grec, tantôt sur l'histoire
romaine, etc. La composition de cette bibliothèque privée illustre une règle fondamentale dans
l'économie de son travail : c'est par la consultation et l'organisation de ses notes de lecture que
débute ordinairement pour lui le processus de création. La genèse de la Geschichte der Kunst des
Altertums le prouve. Pendant une large partie de son séjour à Nöthnitz, Winckelmann avait
rassemblé dans un ordre manifestement aléatoire une multitude de notes concernant l'art antique. Ce
n'est qu'en 1756, au moment même où il fait pour la première fois état d'un projet d'histoire de l'art,
qu'apparaissent dans ses cahiers des Collectanea ad historiam artis classés selon un ordre précis 129 .
Dans le classement des lectures se manifeste pour la première fois un projet d'écriture.
L'installation en Italie induit en outre un renversement d'envergure dans l'objet même de ses
lectures. Winckelmann, qui évite de plus en plus la fréquentation directe des bibliothèques, lit et
exploite désormais en premier lieu ses propres compilations, rassemblées pour la plupart durant son
séjour en Allemagne. Dans l'économie de son travail, ses recueils de notes font dorénavant figure de
bibliothèque autonome. Dès 1756, c'est-à-dire un an après son arrivée à Rome, il entame un
catalogue de son propre fonds de manuscrits 130 . Dans un mouvement de retour sur son activité de
lecteur, il commence à rédiger des extraits de ses propres extraits. En 1767, un an avant sa mort, il
passe en revue l'ensemble de sa bibliothèque pour en tirer une somme de citations marquantes à
l'aide desquelles il retrace sa propre vie et qu'il intitule significativement Collectanea zu meinem
Leben (Extraits concernant ma vie). Ces Collectanea constituent une sorte d'autobiographie par la
lecture, dans laquelle la notion d'extrait se dote d'un sens presque chimique. Ces notes sont la
substance concentrée d'une mémoire de lecteur, l'essence de la bibliothèque manuscrite 131 .
Universitätsbibliothek Hamburg, Cod. hist. art. 1, 2 (4°), fol. 4-9 v°. Il est difficile de dater précisément ce dernier
condensé de Bayle. Il se situe nécessairement entre le séjour à Hadmersleben (1742), où Winckelmann dit avoir
commencé sa première lecture intégrale de Bayle, et celui de Nöthnitz, durant lequel il s'intéresse beaucoup à l'histoire.
L'ensemble de ces extraits est en allemand. Ils sont empruntés à la traduction allemande du dictionnaire de Bayle, annotée
par Johann Christoph GOTTSCHED : Historisches und critisches Wörterbuch, 4 vol., Leipzig 1741-1744.
129
Pour ces classements, cf. BN All., vol. 57, fol. 198-233 ; vol. 59, fol. 252-273 ; vol. 69, fol. 43-126.
130
BN All., vol. 73, p. 46-68 (Catalogus). Ce cahier a été vraisemblablement réalisé au début du séjour à Rome, en 1756.
L'entreprise de catalogage est restée inachevée.
131
Le manuscrit des Collectanea zu meinem Leben, qui se trouve à la bibliothèque de la Rubiconia Accademia dei Filopatridi,
à Savignano sul Rubicone en Italie, a été édité in : WB, vol. 4, p. 154-163. Outre les Collectanea zu meinem Leben
mentionnés ici évoqués, on trouve aussi des collectanea d'auteurs grecs et latins numérotés de 1 à 237 et manifestement
rédigés, en 1767, sur la base de compilations plus anciennes. Cf. BN All., vol. 57, fol. 133-142.
Abréviations
132
Dans la préface aux Anmerkungen über die Geschichte der Kunst de 1767, il annonce par exemple : « En analysant les
œuvres d'art antiques, mon plus grand plaisir a été de pouvoir expliquer ou rectifier grâce à elles un auteur ancien » (KS, p.
257).
133
Pour cet aspect, cf. notre ouvrage : É. DÉCULTOT, Johann Joachim Winckelmann. Enquête sur la genèse de l'histoire de
l'art, ouvr. cit. p. 234 sq.
134
BAV= Biblioteca Apostolica Vaticana BANL= Biblioteca dell'Accademia dei Lincei e Corsiniana DBI= Dizionario
Biografico degli Italiani, Rome : Istituto della Enciclopedia Italiana, 1960-.
135
BAV, Archivio Barberini, Computisteria, vol. 743, ff.201v-2002r. Sur Ballerini cf. la brève notice de A. Petrucci dans DBI,
vol. 5, 1963, s.v.
136
F. Cancedda, « La collezione libraria del Cardinal Imperiali », num. monogr. de Il Bibliotecario , 35, 1993; ead., « Figure e
fatti intorno alla biblioteca del cardinale Imperiali, mecenate del '700 », Rome, 1995.
137
Lettre de G. Garampi a G. Bianchi, cité par M.D. Collina, Il carteggio letterario di uno scienziato del Settecento (Janus
Plancus), Florence : Olschki, 1957, p. 64. Une autre lettre portant sur le même sujet, celle de G. Marini, est citée à la p.
86.
138
Ibidem.
139
J.J. Winckelmann, Briefe, in Verbindung mit Hans Diepolder herausgegeben von Walther Rehm, band II, Berlin : Walter
de Gruyter, 1954, p. 354.
zu melden, so bin ich vergnügt; Brod und Wein schmecket, und mein Herr ist mein Freund und ich
sein beständiger Gefärthe, doch nur wenn ich will, mit aller ersinnlichen Frenheit zu studiren. Ich
habe eine der größten Bibliotheken in Italien allein unter Händen, ohne in derselben zu arbeiten, nur
sie zu gebrauchen. Die größte Sammlung von Zeichnungen habe ich unter meinem Schlüßel, und
das was vornemste ist, ich bin gesund, wie ich in meiner Jugend war 140 .” Il est pourtant mécontent
d’être appelé bibliothécaire de Son Eminence (« Bibliotecario di Sua Eminenza »), car “ich nicht
diene. Denn wir erzeigen uns ein gegenseitiges Vergnügen der Cardinal und ich 141 .” Quand en
1761, Albani est nommé Cardinal Bibliothécaire, Winckelmann obtient une pension extraordinaire
de 50 écus par an sur la dotation de la Bibliothèque Vaticane, et seulement quelques années plus
tard, un véritable poste de scriptor.
Ces trois épisodes nous dévoilent certaines conditions et contradictions du métier, peut-être
serait-il mieux de dire du rôle du bibliothécaire dans une ville très riche en bibliothèques : Rome.
Dans cette contribution nous analyserons les caractéristiques et l’évolution de la figure du
bibliothécaire à Rome aux XVIIe et XVIIIe siècles.
1.
Rome est sans conteste la ville des bibliothèques. D’abord, il y a la « bibliothèque des
bibliothèques », la Vaticane, sur laquelle nous reviendrons. Autour de la Vaticane, l’équipement en
bibliothèques de l’Urbs est exceptionnel : si l’on dépouille certaines descriptions de Rome – telle
que le Trattato delle opere pie di Roma, la Nota delli musei ou encore l’Eusevologio osia trattato
delle opere pie di Roma – on peut en dénombrer plus de cent cinquante dont l'existence est
attestée 142 . Il n’y a pas de guide de la ville ni de récit de voyage qui oublie de faire une liste des
bibliothèques romaines. Plusieurs parmi les auteurs de ces récits sont allés à Rome précisément
dans le but de consulter des manuscrits ou des livres qui y sont conservés143 .
140
Winckelmann, Briefe, op. cit., b. II, p. 57, à Walther, 8/12/1759.
141
Winckelmann, Briefe, b. I, 1952, p. 315 lettre à Genzmer, 20/11/1757.
142
M. Pansa, Della libraria Vaticana ragionamenti … Delle librarie famose, e celebri del mondo… con alcun discorsi in fine
de libri, e della Stampa Vaticana, & di molte altre librarie si publiche, come private in Roma, Roma: Appresso G.
Martinelli, 1590; C. Fanucci, Trattato di tutte le opere pie dell'alma città di Roma... nel quale si descrivono tutti gli
spedali, confraternite & altri luoghi pij ..., Roma: per Lepido Facij, & Stefano Paolini, 1601; G.P. Bellori, Nota delli
musei, librerie, gallerie et ornamenti di statue, e pitture, né palazzi, nelle case e né giardini di Roma, Roma : appresso
Biagio Deuersin e Felice Cesaretti, 1664 ; C.B. Piazza, Eusevologio romano; ovvero delle opere pie di Roma, accresciuto
ed ampliato secondo lo stato presente con due trattati delle Accademie e librerie celebri di Roma, Roma : a spese di Felice
Cesaretti e Paribeni, 1698; Les deux derniers traités ont été reproduits en fac-similé dans V. Romani, Biblioteche romane
del Sei e Settecento, Manziana : Vecchiarelli, 1996.
143
Je ne cite que trois savants voyageurs célèbres : J. Spon, Voyage d’Italie, de Dalmatie, de Grèce et du Levant fait aux
années 1675 et 1676, Lyon : chez A. Collier, 1678 ; J. Mabillon, Iter Italicum Litterarium annis MDCLXXXV &
MDCLXXXVI, Luteciae Parisiorum : apud viduam Edmundi Martin, Johannem Boudot & Stephanum, 1687; pour le
voyage de Leibniz cf. W. G. Leibniz, Sämtliche Schriften und Briefe, I, Allgemeiner politischer und historischer
Les chiffres, évidemment, sont purement indicatifs, car ces bibliothèques ont souvent une
existence éphémère et les unes servent à constituer les autres. Parmi elles, il faut réserver une place
spéciale à celles des couvents des ordres et des grandes institutions d’éducation (le Collège Romain
par exemple) ; un grand nombre est également constitué par les bibliothèques des cardinaux pour
lesquelles la définition de « particulière » n’est pas appropriée, non seulement parce que la majorité
d'entre elles sont accessibles mais aussi parce qu’elles participent de la constitution du capital
symbolique de la ville, de cette image de Rome si décisive dans la propagande catholique 144 .
A cet égard, il est important de rappeler qu’il ne s’agit pas seulement d’un équipement en
livres constitué à la Renaissance par les grands princes de l’église puis lors de la Contre-Réforme
dans le feu de l’affrontement confessionnel 145 . Au contraire, les raisons qui poussent un prélat à
e e
constituer une bibliothèque perdurent tout au long du XVII , voire du XVIII siècle : il s’agit
d’affirmer le prestige de sa propre famille autant que de concrétiser une image de piété, sagesse,
e
vertu et doctrine. Dans la seconde moitié du XVII siècle, le renouveau de l’idéal de l’homme
d’église et du cardinal met en lumière ces raisons ; l’essor de la théologie positive et des tendances
rigoristes insistant sur la tradition et l’histoire renouvellent la signification idéologique et culturelle
de cette bibliophilie 146 . Cela constitue un élément dynamisant pour différents profils intellectuels, y
compris les « bibliothécaires » dont il est question ici.
Qui s’occupe de ces trésors ? Qui est le bibliothécaire à Rome, quel est son profil social et
intellectuel ?
La diversité institutionnelle et le polycentrisme des « infrastructures culturelles » de la
capitale pontificale se reflètent dans la pluralité des situations de vie et de travail des personnes qui
s’occupent des collections livresques. Certes, un rapide aperçu préliminaire des sources révèle que
la presque totalité des effectifs des bibliothèques romaines est formé par des religieux. Ce trait se
e
renforce au cours du XVII siècle, en parallèle à la cléricalisation ultérieure de la bureaucratie
Briefwechsel, Berlin : Akademie Verlag, 1970, voll. VIII e XI; A. Robinet, G. W. Leibniz, Iter Italicum (Mars 1689 - Mars
1690) : la dynamique de la République des Lettres, Florence : L.S. Olschki, 1988.
144
G. Labrot, L'Image de Rome : une arme pour la Contre-Réforme: 1534-1677, Seyssel : Champ Vallon, 1987; Storia
d'Italia. Annali. 16, Roma, la città del Papa : vita civile e religiosa dal giubileo di Bonifacio VIII al giubileo di Papa
Wojtyla, sous la dir. de L. Fiorani et A. Prosperi, Turin : G. Einaudi, c2000.
145
C. Montecchi, « Cardinali e biblioteche », dans Società e storia, 12, 1989, pp. 729-739; G. Fragnito, La trattatistica cinque
e seicentesca sulla corte cardinalizia. «Il vero ritratto d’una bellissima e ben governata corte», «Annali dell’Istituto
storico italo-germanico di Trento», XVII, 1991, pp. 135-185 ; M. Rosa, I depositi del sapere. Biblioteche, accademie,
archivi, dans La memoria del sapere. Forme di conservazione e strutture organizzative dall’antichità a oggi, sous la dir.
de P. Rossi, Rome-Bari, Laterza, 1988, pp. 165-209.
146
B. Neveu, Érudition et religion au XVIIeet XVIIIesiècles, Paris, Albin Michel, 1994; Je me permets de signaler mon
Accademie romane. Una storia sociale, 1671-1824, Naples : ESI, 2004.
pontificale à la période « néo-tridentine 147 ». Mais au delà d’une sociographie générique, les
nuances sont nombreuses, et il est important de les saisir.
Un premier grand clivage sépare les prêtres séculiers et les religieux réguliers. Pour ces
derniers, le soin des livres n’est qu’une charge parmi d’autres devoirs. Par conséquent, il est souvent
difficile de discerner un profil précis des frères bibliothécaires des principaux établissements
monastiques, en dépit de l’importance du patrimoine livresque qui y est conservé. Seules des
recherches ponctuelles pourront tirer de l’ombre leur biographie à présent très mal connue ainsi que
le fonctionnement et le rayonnement des institutions auxquelles ils ont appartenu.
Il est clair que le rôle dominant de certains ordres dans la vie intellectuelle de l’église
redouble l’importance de leurs bibliothèques. Tel est sans doute le cas des dominicains et des
bibliothèques de la maison générale de S. Maria sopra Minerva – qui abrite aussi les réunions de la
Congrégation de l’Index – et dès la fin du XVIIe, de la Casanatense. Cette dernière est initialement la
bibliothèque « privée » du cardinal Girolamo Casanata : même s’il n’appartient pas à l’ordre de S.
Thomas, il développe une sensibilité théologique et morale qui l’amène à devenir un grand mécène
de l’érudition sacrée, puis à sa mort, à léguer ses biens pour l’établissement d’une grande
bibliothèque publique et d’une chaire théologique qui seront toutes deux confiées aux Frères
Prêcheurs 148 .
Il serait difficile de parler d’une « professionnalisation » même concernant les dominicains.
Mais, notamment à la Casanatense, la réglementation minutieuse de l’office du Bibliothecarius et le
faible turn-over apportent un considérable degré de spécialisation. Le profil du bibliothécaire
Casanatense devient bien reconnaissable au fur et à mesure de l’institutionnalisation de cette
bibliothèque dans la vie intellectuelle de l’Urbs. A cet égard, personne n’est plus représentatif que
Giovan Battista Audifreddi, sous-bibliothécaire de 1749 à 1758, et bibliothécaire jusqu’en 1794 :
presque cinquante ans passés à la rédaction d’un catalogue qui restera longtemps un chef d’œuvre
de la bibliographie, ceci en plus d’une activité d’astronome réputé 149 .
147
Sur ces processus cf. C. Weber, Kardinäle und Prälaten in der letzten Jahrzehnten des Kirchenstaates. Elite-Rekrutierung,
Karriere-Muster und soziale Zusammensetzung der kurialen Führungsschicht zu Zeit Pius’ IX. (1846-1878), Stuttgart,
Hiersemann, 1978; Id., Legati e governatori dello Stato Pontificio (1550-1809), Rome : Ministero per i beni culturali e
ambientali, Ufficio centrale per i beni archivistici, 1994, ainsi que la mise au point critique par M.A. Visceglia,
« Burocrazia, mobilità sociale e patronage alla corte di Roma tra Cinque e Seicento. Alcuni aspetti del recente dibattito
storiografico e prospettive di ricerca », Roma moderna e contemporanea, 3/1, 1995, p. 11-55.
148
M. D’Angelo, Il cardinale Giorlamo Casanate (1620-1700), con appendice di lettere…, Rome : 1923; L. Ceyssens,
Introduction, dans Correspondance d’Emmanuel Schelstrate Préfet de la Bibliothèque Vaticane (1683-1692), éd. par L.
Ceyssens, Bruxelles-Rome : Academia Belgica, 1949; V. De Gregorio, La Biblioteca Casanatense di Roma, Naples, ESI,
1993.
149
P. Tentori, dans DBI, vol. 4, 1962, s.v. ; De Gregorio, La Biblioteca Casanatense, cité, p. 91 sq.
Le deuxième grand clivage est celui qui sépare les prêtres et les simples clercs.
Les clercs peuvent être employés par des grandes familles de l’aristocratie. En effet, la
première tonsure est canoniquement suffisante pour obtenir des bénéfices. Un clerc employé par
une grande famille peut y accéder grâce à l’osmose entre aristocratie laïque et la hiérarchie curiale
qui caractérise la structure sociale de la ville pontificale. Cette solution, très commune à la
Renaissance 150 , est soumise à deux conditions : la disponibilité de bénéfices « libres » et
l’approbation sociale pour un tel usage des ressources. Or, ces deux variables ne coïncident pas
e
forcément, au contraire : à la fin du XVII siècle, si la première condition peut être accomplie, la
deuxième se trouve fort affaiblie par la moralisation néo-tridentine et la condamnation du
151
népotisme . En général donc, ce sont plutôt des prêtres qui sont employés en qualité de
bibliothécaires. Cet arrangement présente un avantage certain aux yeux des nobles employeurs.
Comme on l’a vu dans le cas de Ballarini, la quantité de chapelles qui restent sous juridiction laïque
permet de doter convenablement ces personnes sans qu’elles pèsent trop sur le budget familial
pourtant bien muni.
La deuxième ligne de démarcation court entre ceux qui sont d’origine noble, encore que de
petite noblesse provinciale, et les roturiers. De cette distinction en découle une autre d’importance
capitale : celle entre les jeunes qui veulent « se mettre en prélature » et les hommes qui ne veulent,
ou plus souvent ne peuvent pas le faire. Il est vrai que les deux catégories de personnes se trouvent
très souvent employées par des cardinaux qui en deviennent à la fois patrons, mécènes, et
protecteurs dans l’ascension curiale ; mais le rythme et l’issue de la carrière des uns et des autres ne
coïncident pas.
e
On pourrait aisément esquisser le schéma d’une carrière typique dans la Rome du XVII et
e
XVIII siècles : un jeune homme brillant ayant fini ses études est employé en qualité de bibliothécaire
– plus souvent de bibliothécaire-secrétaire – dans sa ville natale par un aristocrate ou un prélat
auprès duquel il fait ses premières preuves d’érudition. Les réseaux nationaux lui trouvent alors un
150
J.F. D’Amico, Renaissance Humanism in Papal Rome. Humanists and Churchmen on the Eve of the Reformation,
Baltimore-Londres : John Hopkins U. P., 1983.
151
Sur lequel cf. maintenant A. Menniti Ippolito, Il tramonto della curia nepotista: papi, nipoti e burocrazia curiale tra XVI e
XVII secolo, Rome : Viella, 1999; plus en général C. Donati, La Chiesa di Roma tra antico regime e riforme settecentesche
(1675-1766), dans Storia d’Italia, Annali 9, La Chiesa e il potere politico dal Medioevo all’età contemporanea, sous la
dir. de G. Chittolini et G. Miccoli, Turin : Einaudi, 1986, pp. 721-766; Riforme, religione e politica durante il pontificato
di Innocenzo XII (1691-1700), éd. par B. Pellegrino, Galatina : Congedo, 1994.
poste à Rome, auprès d’un prélat de la même région ou partageant les mêmes intérêts et la même
sensibilité religieuse, bref, de la même « faction ».
Dans la bibliothèque de son mécène et protecteur, on est bibliothécaire, bien sûr car on
s’occupe des livres, on les achète et on les reçoit, on surveille les visiteurs, on rédige le catalogue.
Comme l’a écrit Mario Rosa, le bibliothécaire représente un important médiateur culturel entre le
prince ecclésiastique et, d’un côté le monde des savants, et de l’autre côté celui des
libraires/imprimeurs 152 .
Mais dans la bibliothèque, on est avant tout des hommes mis à l’épreuve. La bibliothèque est
un lieu d’apprentissage de la société de cour, et le dépôt de documents permet de démontrer son
aptitude à « servir », c’est-à-dire sa capacité à répondre aux sollicitations de son patron, d’autres
cardinaux et même du pape dans le débat politique, théologique, historique, littéraire, voire
scientifique. Une fois ses preuves faites, on peut légitiment espérer entrer en prélature. Par
conséquent, l’emploi de « bibliothécaire » est temporaire et généralement court dans le cas de
jeunes aristocrates qui viennent à Rome dans le but de faire carrière en prélature, beaucoup plus
long et stable pour les roturiers dans des conditions analogues. Il y a tout de même pour les
plébéiens de très belles réussites, surtout sous des pontifes qui développent une vraie politique de
mécénat pour l’érudition sacrée et profane et savent récompenser les individus. Car c’est là une
caractéristique de Rome : l’érudition est une voie de carrière qui peut amener au sommet de la
hiérarchie sociale. L’activité savante est une forme de « service » à l’église et à la cour papale qui
en alimente le recrutement de manière analogue à d’autres services, tels que les finances,
l’administration et la diplomatie 153 .
Parmi les nombreux exemples dont l’histoire de la Rome savante de cette époque est riche,
nous présentons deux hommes proches de leur vivant car maître et élève. En effet, le schéma se
répète de génération en génération, un prélat qui réussit sa carrière devient souvent mécène ensuite :
il constitue sa propre bibliothèque et reproduit les mécanismes de patronage qui sont à la base du
système de recrutement de la cour de Rome.
Giusto Fontanini naît en 1666 dans le patriciat de San Daniele de Frioul 154 . Ses études
auprès des Jésuites à Gorizia terminées, il est ordonné prêtre en 1690 à Venise, où il reste quelques
152
M. Rosa, Un « médiateur » dans la République des Lettres: le bibliothécaire, dans Commercium litterarium : la
communication dans la République des Lettres 1600-1750 , éd. par H. Bots et F. Waquet. Amsterdam : APA-Holland
University Press, 1994, pp. 81-99.
153
R. Ago, Carriere e clientele nella Roma barocca, Rome-Bari : Laterza, 1990; P. Partner, The Pope’s Men. The Papal Civil
Service in the Renaissance, Oxford : Clarendon Press, 1990.
154
D. Fontanini, Memorie della vita di monsignor Giusto Fontanini Arcivescovo di Ancira, canonico della basilica di S.
Maria Maggiore e abate di Sesto, Venise : appresso Pietro Valvasense, 1755; A. Fabroni, Vitae Italorum doctrina
excellentium qui saeculis XVIIet XVIIIfloruerunt, vol. XIII, Pisis 1787, p. 196-262; G.B. Basaggio, F. G., dans Biografia
degli Italiani Illustri nelle scienze, lettere ed arti del secolo XVIII, e de' contemporanei compilata da' letterati italiani di
ogni provincia, sous la dir. de E. de Tipaldo Pretendieri, vol. VII, Venise : Alvisopoli, 1840, pp. 438-450; D. Busolini dans
DBI, vol. 48, 1997, s.v..
années en qualité de bibliothécaire et précepteur dans la famille Moro. Il fait circuler le manuscrit
de son premier ouvrage érudit, Delle masnade ed altri servi secondo l’uso dei longobardi.
Ragionamento (publié en 1689), dont le bibliothécaire du Grand Duc de Toscane Antonio
Magliabechi se fait l’écho dans la République des Lettres. En 1696, pendant des vacances auprès
des siens, il fait la connaissance d’un compatriote, Filippo del Torre, auditeur du cardinal Imperiali
(à l’époque légat à Ferrare) : c’est la rencontre décisive pour Fontanini car del Torre lui obtient le
poste de bibliothécaire auprès du cardinal, à Rome.
La riche collection de Imperiali représente pour le frioulan un lieu de travail : d’un côté, il
s’en occupe et il en rédige le catalogue, de l’autre côté, il en fait usage pour ses propres études,
comme le note son biographe : « [...] piantò egli le sue applicazioni nella libreria del cardinale
Imperiali, e perché sentiva modestamente, come conveniva, di sé medesimo, da principio gli parve
di non essere ben provveduto di quella abondante suppellettile dottrinale, che credeva necessaria nel
praticare. Rinchiusosi però in detta libreria si diede a un continuo studio di giorno e notte per alcuni
anni 155 » ; le résultat est le traité L'Aminta di Torquato Tasso difeso e illustrato (1700). Mais il
fréquente aussi d’autres bibliothèques où les milieux savants romains se retrouvent pour leurs
doctes conversations, comme la Casanatense et la Vaticane où il se fait connaître comme homme
studieux et où il rencontre des prélats aussi savants qu’influents 156 . Grâce à eux, Clément XI le
nomme professeur d’éloquence à la Sapienza et, grâce à sa renommée de défenseur de l’érudition
mauriste (Vindiciae antiquorum Diplomatum 1705), il le charge de défendre les droits féodaux du
Saint Siège dans la guerre de Comacchio contre l’empereur 157 . Fontanini sera ensuite prélat,
chanoine, titulaire d’une pension extraordinaire « fattogli a titolo de' servigi prestati alla Santa Sede
con tante opere in difesa della medesima 158 » et il terminera sa vie comme archevêque d’Ancyre,
tout en continuant son œuvre d’historien de l’église et de la littérature, de polémiste, d’hagiographe,
d’antiquaire.
Domenico Giorgi est originaire lui aussi des Vénéties, de Rovigo, où il naît en 1690 ;
plébéien, il fait ses études au séminaire diocésain 159 . A la mort de son premier employeur, ce même
Filippo del Torre que nous avons déjà rencontré, il rentre dans sa ville natale, où il rencontre
Fontanini lors d’un voyage de celui-ci. Fontanini se fait le protecteur de son compatriote et il réussit
155
Fontanini, Memorie della vita, op. cit. p. 7, p. 12.
156
« A quel tempo frequentemente si radunavano i Letterati in alcune ore particolari per conversazioni erudite, non solo nel
palagio del cardinale Casanata, ma anche presso alcuni prelati pel comodo opportuno delle copiose e scelte librerie che
avevano », ibidem.
157
Del dominio temporale della S. Sede Apostolica sopra la città di Comacchio (1708), sur lequel et la suite de pamphlets
polémique qu'il provoqua cf. S. Bertelli, Erudizione e storia in Ludovico Antonio Muratori, Naples : Istituto Italiano per
gli Studi Storici 1960, p. 100 sq.
158
Fontanini, Memorie della vita, op. cit., p. 60.
159
[C. Silvestri], Vita di monsignor Domenico Giorgi descritta da un suo concittadino della città di Rovigo, in Raccolta
d'opuscoli scientifici e filologici, t. XLI, Venise: presso Simone Occhi,1749, pp. 337-365; M.P. Donato, dans DBI, vol.
55, 2000, s.v.
à le faire élire à la charge qu’était la sienne de la bibliothèque Imperiali 160 . Dans son nouveau rôle,
Giorgi prépare ses premiers travaux érudits 161 qui lui permettent de gagner ses premier bénéfices. Il
reste tout de même au service du cardinal Imperiali, en alternant la conservation de sa bibliothèque
et les services comme sacristain. Ce n’est pas avant 1726 que, suite à la publication de De origine
metropolis Ecclesiae Beneventanae dissertatio epistolaris, par ailleurs dédié à son cardinal patron,
il obtient de Benoît XIII une riche abbaye ; il quitte alors le poste de bibliothécaire pour dépenser
toutes son énergie à l’érudition ecclésiastique, ce qui l’amènera à devenir un proche collaborateur
de Benoît XIV.
Dans ces deux cas comme dans d’autres, il est important de noter que le caractère provisoire
du travail de bibliothécaire n’empêche pas la compétence dans les savoirs du livre : Fontanini
rédige pour Imperiali un catalogue moderne, dont les critères unissent la fonctionnalité à la
précision de l’information bibliographique 162 ; Giorgi est le co-auteur du catalogue de la
bibliothèque du marquis A. G. Capponi, pour lequel il s’inspire du travail de son ancien maître et
ami 163 .
A la Vaticane ces mécanismes sont reproduits et renforcés car cette institution joue un rôle
dynamisant dans l’ensemble de la vie savante romaine en général, et dans l’univers du livre en
particulier. Les principaux acteurs dans l'administration et la gestion de la Vaticane au moins
e
jusqu'à la fin du XVIII siècle sont souvent eux-mêmes possesseurs d'importantes bibliothèques (F.
Barberini, G. Casanata, A. Querini, D. Passionei, A. Albani, par exemple). Inversement, deviennent
custodi de la Vaticane, des personnages déjà responsables de grosses bibliothèques particulières. Il
s’agit le plus souvent du prélat nommé à la tête de la Bibliothèque Vaticane qui fait valoir son
pouvoir pour promouvoir sa clientèle 164 . Le titre de cardinal bibliothécaire de la Sainte Église
Romaine renforce non seulement l'image de l'aristocrate lettré, comme à la Renaissance, mais
160
« Ebbe in suo segretario il sig. Abate Domenico Giorgi, che per sua gran ventura ritrovavasi in Rovigo sua patria, allora
quando passò il Fontanini, e ad esso presentatosi gli suggerì di andarsene a Roma, che con la sua protezione non avrebbe
mancato di aprirgli qualche strada per renderlo nella possibile maniera provveduto, come successe. Imperciocché dopo
parecchi mesi fu scelto per bibliotecario della sua cospicua libreria dall'Eminentissimo sig. Cardinal Imperiali, dove poi
ebbe campo di piantare li suoi studi, con quel profitto, che le opere stampate dimostrano. Stava sempre al fianco del suo
protettore e maestro perché conosceva il giovamento, che ne traeva dalla di lui viva voce, e consigli, e con tale scorta gli fu
facile l'insinuarsi nell'amicizia e conoscenza di non pochi de' principali personaggi della corte, onde in breve venne ad
essere noto anche a più di un cardinale … Morì in Roma essendo Cappellano segreto del Regnante Pontefice Benedetto
XIV ». Fontanini, op. cit., pp. 51-52.
161
De antiquis Italiae Metropolibus Exercitatio Historica ad SS. Patrem Innocentium XIII, Romae : apud Georgium Plachum,
1722; Gli abiti sacri del sommo pontefice paonazzi e neri in alcune solenni funzioni della Chiesa, giustificati con
l'autorità degli antichi rituali e degli scrittori liturgici, Rome: G. Mainardi, 1724.
162
Bibliothecae Josephi Renati Imperialis … catalogus secundum auctorum cognomina ordine alphabetico dispositus una
cum altero catalogo scientiarum & artium, Romae : F. Gonzaga, 1711.
163
Catalogo della libreria Capponi o sia de' libri italiani del fù marchese Alessandro Gregorio Capponi... Con annotazioni in
diversi luoghi, e coll'Appendice de' libri latini, delle miscellanee, e dei manoscritti in fine, Roma : appresso il barnabò e
Lazzarini, 1747.
164
J. Bignami Odier, La bibliotèque Vaticane de Sixte IV à Pie XI : recherches sur l'histoire des collections de manuscrits,
Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica Vaticana, 1973.
siècle. On peut invoquer de nombreuses raisons : la diminution des ressources pour récompenser les
mérites individuels, le vieillissement de la culture savante qui perd sa force de frappe politique, la
sécularisation de la société. Ces phénomènes touchent les milieux intellectuels dont une partie
cherche à s’affirmer en dehors des institutions religieuses. Ainsi, la disponibilité de bénéfices qui se
réduit drastiquement à cause de la crise financière de l’église de Rome 167 , l’attitude ambivalente de
certains aristocrates vis-à-vis du pouvoir pontifical qui se traduit par un mécénat de grand éclat,
ainsi que les ambitions personnelles de quelques cardinaux, ré-ouvrent la route aux abbés et aux
laïcs. Les péripéties de Winckelmann doivent être appréhendées dans ce contexte, mais le cas de
Ennio Quirino Visconti est plus éloquent : le jeune et talentueux antiquaire, déjà connu comme
savant d’exception au point d’avoir obtenu de Pie VI des bénéfices simples et la promesse de
devenir premier custode de la Vaticane, refuse d’embrasser l’état religieux et perd ainsi ses
165
G.B. Campello, Pontificato di Innocenzo XII. Diario, éd. par P. Campello della Spina, Rome: Tipografia Vaticana, 1893, p.
88.
166
Sur les deux premières, en dépit de leur rôle majeur dans la vie culturelle de leurs époques, des études biographiques
modernes manquent encore et il est nécessaire de se référer à l’ancienne bibliographie recensée par Bignami Odier, La
Bibliothèque Vaticane, op. cit., ad. indicem. Sur Assemmani, savant maronite, cf. la notice de G. Levi della Vida, dans
DBI, 4, 1962, s.v.
167
M. Rosa, «Curia romana e pensioni ecclesiastiche: fiscalità pontificia nel Mezzogiorno (secoli XVI-XVIII) », Quaderni
storici, 1979, pp. 1015-1056; Id., « La ‘scarsella’ di Nostro Signore. Aspetti della fiscalità spirituale pontificia nell’età
moderna », Società e Storia, 1987, pp. 818-845.
pensions. Il devient donc en 1781 le bibliothécaire du prince Sigismondo Chigi 168 mais quelques
années plus tard seulement, à l’occasion de la vacance du poste de conservateur du musée du
Capitole, il retrouve les grâces du pape 169 .
Au delà des cas éclatants des intellectuels les plus réputés, l’affaiblissement de l’osmose
e
entre curie romaine et institutions savantes dans la deuxième moitié du XVIII siècle semble se
traduire par une certaine professionnalisation du rôle du bibliothécaire, ainsi que par une relative
marginalisation qui entraînent divers degrés de frustration. Le suicide de Ruggeri évoqué plus haut
pourrait en être un indice.
2.
Pour observer de plus près les contraintes, les enjeux et les possibilités des bibliothécaires
romains brièvement évoqués, il est nécessaire de délimiter le terrain de l’analyse. Nous allons nous
concentrer sur la bibliothèque Corsiniana, fondée en 1664 par Neri Corsini senior sans doute afin de
consacrer son nouveau statut 170 de premier cardinal de cette famille de financiers toscans. A la suite
des recherches d’Armando Petrucci 171 , on peut reconstruire le cursus honorum des bibliothécaires
Corsiniani, au moins depuis le transfert de la collection dans le somptueux palais Pamphili que le
cardinal Lorenzo Corsini, neveu du fondateur et futur pape sous le nom de Clément XII, loue en
1712 sur la place Navone. En dépit du caractère fragmentaire des informations qu’il est possible de
présenter dans cet article, les quelques portraits restituent l’évolution du rôle ainsi que les
mécanismes de recrutement et de promotion individuelle.
Malachie d’Inguinbert (1683-1757) est le premier dont nous pouvons retracer l’activité 172 .
Né en 1683 à Carpentras, dominicain, il arrive en Italie pour suivre les affaires de son ordre ; c’est
ici, précisément, à l’abbaye du Buonsollazzo qu’il se fait partisan de la réforme de la Trappe. Il
gagne donc la protection de Côme III, le pieux Grand Duc de Toscane qui soutient activement la
règle de Rancé. C’est sans doute grâce à ce rapport privilégié avec la cour florentine que
168
Sur S. Chigi, étonnante et mystérieuse figure d’aristocrate en rupture avec le gouvernement ecclésiastique, cf. A.
Ademollo, « Un processo celebre di veneficio a Roma nel 1790 », Nuova Antologia. Rivista di scienze, lettere, arti, 12,
1881; A. Fiori dans DBI, vol. 24, 1980, s.v.
169
G. Sforza, Ennio Quirino Visconti e la sua famiglia, Gênes, Società ligure di Storia patria, 1923, p. 62; D. Gallo, «I
Visconti, una famiglia romana a servizio di papi, della Repubblica e di Napoleone », Roma moderna e contemporanea,
1994, 1, pp. 77-90.
170
Sur cette institution cf. O. Pinto, Storia della biblioteca Corsiniana e della biblioteca dell'Accademia dei Lincei, Florence : L. S.
Olschki, 1956 ; P. Orzi Smeriglio, I Corsini a Roma e le origini della Biblioteca Corsiniana, Rome : Accademia Nazionale dei
Lincei, 1958.
171
A. Petrucci, I bibliotecari corsiniani tra Settecento e Ottocento, dans Studi offerti a Giovanni Incisa della Rocchetta, Rome
: Società Romana di Storia patria, 1973, pp. 401-424.
172
R. Caillet, Un prélat bibliophile et philantrope: Monseigneur d'Inguimbert archevêque-evêque de Carpentras 1683-1757,
Lyon : Audin, 1952.
d’Inguinbert, après de nombreuses péripéties monastiques, trouve enfin refuge à Rome chez le
cardinal Corsini en 1727. Il peut vanter plusieurs écrits en soutien de l’abbé de Rancé 173 ; tout en
continuant son œuvre d’hagiographe 174 , il fait fonction auprès du cardinal de secrétaire et
bibliothécaire. « Non comprava niente perché si era impegnato a dire che in questa libreria vi era
tutto » sera le commentaire peu généreux de son travail par son successeur G. G. Bottari 175 . Quand
Corsini devient pape (1730), d’Inguinbert obtient plus de 1 500 écus en bénéfices et un évêché in
partibus ; enfin, en 1735, il est nommé évêque de sa ville natale à laquelle il léguera sa propre
bibliothèque. Il faut signaler qu’il sera le patron et protecteur de Simone Ballarini, le premier
personnage de cette galerie de bibliothécaires romains, qui – après s’être signalé à la fin de ses
études au séminaire Romain par une belle oraison latine – devient son bibliothécaire à Carpentras
avant de rentrer à Rome au service du cardinal F. M. Monti et puis des Barberini 176 .
Entre-temps, Neri Corsini junior, neveu du cardinal Lorenzo, est revenu à Rome pour entrer
en prélature après une intense mais décevante expérience diplomatique pour les Médicis. Après
l’élection pontificale de son oncle, il devient à son tour cardinal et – ce qui est le plus important à
notre propos – il hérite la bibliothèque ; il fait donc venir de Florence Giovanni Gaetano Bottari.
Giovanni Gaetano Bottari (1689-1775), prêtre et docteur en théologie, est un lettré dont
l’exquise connaissance de la langue et de la littérature toscane est déjà connue. Il est très actif à la
fois dans l’Imprimerie Grand Ducale et dans l’Académie de la Crusca. Il est aussi au service des
Corsini dont il se fait, d’une certaine manière, l’émissaire dans toutes les principales entreprises
culturelles qui voient le jour dans la Florence des derniers Médicis telles que la révision du
Vocabulaire de la Crusca et l’édition du traité De Etruria regal, aux fortes résonances idéologiques
et politiques 177 . A Rome, il est d’abord au service direct de Neri et il est placé comme professeur
d’histoire sacrée à la Sapienza. Devenu officiellement bibliothécaire de la Corsiniana lors de la
promotion de d’Inguimbert, il dirige le déménagement de la librairie dans le nouveau siège que le
cardinal a fait aménager à la Lungara, dans l’ancien palais Riario. A cette occasion, il rédige le
premier catalogue des manuscrits 178 et par la suite il imprime son empreinte sur la collection
173
Specimen catholicae veritatis…, 1718; Genuinus character... Armandi Johannis Buttilieri Rancesi...,1718; Vita di Armando
Giovanni Bouthillier di Ransé, 1725.
174
I prodigi della grazia espressi nella conversione di alcuni grandi peccatori morti da veri penitenti ne i monasteri della
Trappa e di Buonsollazzo della stretta osservanza cisterciense, Rome : G. Mainardi, 1727; en 1727 il dédie à Benoît XIII
une Vita di ... Bartolomeo de’ Martiri arcivescovo di Braga dell’Ordine de’ Predicatori.
175
Cité par Orzi Smeriglio, I Corsini a Roma, op. cit., p. 314.
176
En qualité de bibliothécaire de l’evêque de Carprentras, il publia ses premières contributions antiquaires, comme les
Animadversiones in Museum Florentinum Ant. Franc. Gorii, Carpentoracti : Quenin, 1743.
177
Sur l’«étrusquerie » et ses implications cf. M. Cristofani, La scoperta degli Etruschi, Rome: CNR, 1983; L’Accademia
Etrusca di Cortona, sous la dir. de P. Barocchi e D. Gallo, Milan : Electa, 1985; M. Vitale, La IVa edizione del
Vocabolario della Crusca, in Studi di filologia romanza offerti a Silvio Pellegrini, Padoue: Antenore, 1971; pur un profil
biographique de Bottari cf. G. Pignatelli et A. Petrucci, dans DBI, vol. 13, 1971, s.v..
178
Qui forme aujourd’hui les mss Corsiniani 2401-2403.
Corsini en lui conférant son caractère composite autour des belles lettres florentines, de l’histoire
ecclésiastique et de la théologie.
En 1739, Bottari rentre à La Vaticane en qualité de deuxième custode et l’année suivante il
est imposé par son puissant patron 179 au pape Benoît XIV comme chapelain secret et chanoine de
S. Maria in Trastevere. C’est sans doute en partie à cause de cela, de son inexhaustible appui aux
initiatives patronnées par Neri Corsini 180 et de ses positions « philo-jansénistes » que Bottari ne
devient premier custode qu’en 1768, en dépit d’une longue série de travaux et d’une grande
renommée de savant dont témoigne sa correspondance 181 .
A la moitié du XVIIIe siècle, précisément en 1755, la Corsiniana, désormais bien rangée dans
l’aile droite du palais de la Lungara 182 , ouvre quatre heures chaque jour au public. Et c’est un autre
prêtre lettré florentin au service da la famille Corsini, Giuseppe Querci, qui prend la relève. Il doit
gérer, sous l’œil de Bottari qui reste dans l’entourage proche des Corsini, les nouvelles rentes de la
bibliothèque 183 . Celles-ci ont été attribuées par le prince Filippo, héritier des biens de la famille à la
mort de son oncle, le cardinal Neri, et elles servent notamment à payer un copiste et deux hommes
de ménage dont les services sont rendus nécessaires par l’ouverture à un public plus large que les
amis et les protégés des patrons.
Querci démissionne en 1768 pour prendre le poste de directeur de la Galerie Royale de
Florence. Il est remplacé par Nicolò Foggini, le neveu d’un autre savant « créature » des Corsini,
Pier Francesco 184 . Pendant son long séjour romain, Foggini est chargé d’achever la grande édition
du catalogue du Museo Capitolino, commencée par Bottari pour exalter à la fois Rome et la
politique culturelle de Clément XII et du cardinal Neri qui avaient été à l’origine du Musée du
Capitole 185 . Toutefois, il s’occupe principalement de la bibliothèque, pour laquelle il catalogue les
179
«Volle [il card. Corsini] cappellano segreto mons. Bottari suo famigliare [...] e Noi colla nostra piccola borsa particolare
passiamo 50 scudi il mese per uno a due de' nostri, che restarono di fuora per aver introdotti quegli altri », Le lettere di
Benedetto XIV al card. de Tencin, éd. par E. Morelli, Rome : Edizioni di Storia e letteratura, 1955, vol. I, p. 56.
180
Je fais allusion notamment à Del Museo Capitolino ..., Rome : si vende alla calcografia camerale, 1741- (1782).
181
A. Petrucci, Catalogo dei carteggi di G.G. Bottari e P.F. Foggini (sezione Corsiniana), con appendice e indice, Rome :
Accademia nazionale dei Lincei, 1963.
182
E. Borsellino, «Il cardinale Neri Corsini mecenate e committente. Guglielmi, Parrocel, Conca e Meucci nella Biblioteca
Corsiniana », Bollettino d’Arte, 1981, pp. 49-66.
183
BANL, ms Corsiniano 2630.
184
Sur ce dernier cf. M. Caffiero dans DBI, vol. 48, 1997, s.v..
185
Del Museo Capitolino, cité, vol. IV, Roma : presso A. Fulgoni, 1782; A. Michaelis, « Storia della
Collezione Capitolina di antichità fino all’inaugurazione del museo (1734) », Mitteilungen des Kaiserlich Deutschen
Archelogischen Instituts. Römische Abteilung, VI, 1891, pp. 3-64; M. Franceschini, « La nascita del Museo Capitolino
nel diario di Alessandro Gregorio Capponi », Roma moderna e contemporanea, I, 1993, 3, pp. 73-80; M.P. Donato et
e
M. Verga, Mécénat et vie intellectuelle: les Corsini à Rome, Florence, Palerme au XVIII siècle, dans Les milieux
e e
intellectuels italiens aux XVII et XVIII siècles: Rome, Florence, Naples, à paraître.
incunables 186 et classe les livres achetés à la mort de deux hommes ayant vécu dans l’orbite de cette
institution : Bottari et Nicolò Rossi, secrétaire du prince Bartolomeo. Surtout, il guide la
bibliothèque dans la période de crise que représente la mort de tous les protagonistes de son histoire
(les cardinaux Neri et Andrea, Bottari lui même) et puis ensuite lors de la République Romaine de
1798-99. Il part à la retraite en 1802, le premier à faire toute sa carrière à la via de la Lungara.
Est peu connue la direction de Ferdinando Giovannucci, naguère lecteur au Collège Romain
et sous-secrétaire du prince, mis à la retraite en 1812 parce que « peu sain de sa tête 187 » et
incapable d’empêcher les vols de volumes. Après lui, en 1813, sous la domination napoléonienne,
Alessandro Lazzarini obtient la place. Pour cet expert de droit public, auteur de différents traités
juridiques, chanoine à S. Maria in Trastevere, professeur d’éthique au Collège Romain, la
bibliothèque est une fonction quelque peu en retrait des honneurs de la cour. Toutefois, sous sa
direction, la Corsiniana (qui est passée en 1792 à l’héritier du titre, Tommaso Corsini) voit surtout
le fond des gravures s’accroitre selon les intérêts et le goût du jeune prince. Lazzarini se charge de
la révision générale des collections et en prépare les index ; surtout, indice d’une sensibilité de
conservation en évolution, il sépare les livres communs des éditions rares dont, selon les témoins
contemporains, il se fait le redoutable gardien jusqu’à sa mort.
Le personnage qui arrive ensuite pour diriger la bibliothèque peut être considéré comme
représentatif de l’accomplissement de la professionnalisation du métier de bibliothécaire quoique
encore lié à « l’ancien régime » romain. Luigi Maria Rezzi, ancien jésuite, bon traducteur
e
d’Horace, est en effet un représentant de la culture classiciste et conservatrice de la Rome du XIX
siècle 188 . Son activité de poète et d’humaniste se poursuivra pendant toute sa vie ce qui fait de
Rezzi un des chefs de file de l’« école romaine » – autorité écoutée par un réseau d’intellectuels
considérable– alors qu’il était bien plus provincial que quelques uns de ses savants prédécesseurs.
Employé comme bibliothécaire de la Barberina pendant 14 ans avant de passer à la via de la
Lungara, Rezzi est l’auteur du réaménagement des collections imprimées par double critère de
contenu et caractéristiques bibliographiques, de l’aménagement de la salle de lecture avec la mise à
disposition d’usuels, de l’inventaire topographique et enfin du catalogue des gravures. La
configuration générale de la bibliothèque portera sa marque pendant très longtemps, non seulement
grâce à son travail de systématisation mais aussi aux minutieux plans de développement qu’il
conçoit pour cette institution 189 .
186
BANL, mss Corsiniani 2404-2406.
187
BANL, ms Corsiniano 2641, ff. non numerotées (année 1812).
188
G. Cugnoni, Vita di Luigi Maria Rezzi, Imola : I. Galeati e figlio, 1879; F. Picco, Luigi Maria Rezzi maestro della "scuola
romana", Plaisance : A. Del Maino, 1917.
189
BANL, ms Corsiniano 3398.
3.
Jusqu’ici nous avons privilégié le point de vue de l’histoire sociale et institutionnelle afin
d’éclairer les contours, encore flous, du métier de bibliothécaire, sa visibilité sociale et son statut.
Mais si nous nous plaçons du côté des individus, que signifie pour eux être bibliothécaire ? quels
sont leurs discours et leurs auto-représentations ?
La bibliothèque est avant tout un lieu d’apprentissage, où l’on côtoie les « monuments » du
passé et où l’on noue des relations avec les lettrés. C’est un lieu de sociabilité, à la fois savante et
religieuse : la Corsiniana, par exemple, abrite pendant de longues années le cercle « dell'Archetto »,
réunion hebdomadaire des proches du cardinal Andrea Corsini qui partage la même sensibilité
religieuse rigoriste et philo-janséniste 190 .
C’est le lieu où on étudie et où on gagne sa réputation. C’est aussi un refuge des fatigues et
des périls de la cour, cette cour dans laquelle les appartenances multiples rendent le jeu de la
carrière particulièrement complexe, presque angoissant191 . C’est un délice, comme l’écrit l’historien
de l’église oratorienne, Giuseppe Bianchini, en évoquant à la fois la congrégation à laquelle il
appartient et sa bibliothèque : « Son contentissimo della mia sorte. Ho sposata la Vallicella e in essa
trovo tutte le mie delizie 192 ».
Pourtant, l’identité de bibliothécaire reste tout au moins hypothétique si l’on veut avoir
recours à cette notion, en particulier au niveau collectif 193 . La bibliothèque représente rarement
l’horizon d’attente ou un champ d’action pour des hommes qui dialoguent avec la cour et l’église de
Rome d’un côté, et la République des lettres de l’autre, tout en cherchant à affirmer une identité de
savants et d’hommes d’église. Le « service », comme notion fondamentale, peut être assimilé à
l’honneur seulement s’il se déploie à l’intérieur d’un univers symbolique plus vaste et supérieur ;
autrement il se réduit à la « servitude » 194 . De ce point de vue, le bibliothécaire se trouve parfois en
190
E. Dammig, Il movimento giansenista a Roma nella seconda metà del XVIII, Città del Vaticano : Biblioteca Apostolica
Vaticana, 1945.
191
M.P. Donato, Le strane mutazioni di un'identità: il "letterato a Roma 1670-1750, dans Gruppi ed identità sociali nell'Italia
di età moderna. Percorsi di ricerca, sous la dir. de B. Salvemini, Bari : Mediterranea, 1998, pp. 275-314
192
G. Bianchini à L.A. Muratori, lettre de Rome 25 fév. 1747, dans Bibliothèque Estense Modène, Archivio Muratori, b. 55,
fasc. 1. D’analogues considérations sont faites pour le cas français, M. Caillet, « Les bibliothécaires » dans Histoire des
bibliothèques françaises, sous la dir. de C. Jolly, vol. 2, Paris, Promodis, 1988, pp. 373-388.
193
Gruppi ed identità sociali, op. cit. ; Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, sous la dir. de J. Revel, Paris,
Gallimard-Le Seuil, 1996.
194
M. Rosa, Nobiltà e carriera nelle <memorie> di due cardinali della Controriforma: Scipione Gonzaga e Guido
Bentivoglio, dans Signori, patrizi, cavalieri nell'età moderna, sous la dir. de M. A. Visceglia, Rome-Bari : Laterza, 1992,
pp. 231-255; Id., Carriere ecclesiastiche e mobilità sociale nell'<autobiografia> del cardinale Giulio Antonio Santoro,
porte-à-faux dans sa position d’employé vis-à-vis des modifications que ces univers symboliques
subissent dans le temps : la crise des mécanismes de recrutement au sein de la curie qui se dessine
vers la deuxième moitié du XVIIIe siècle notamment, dévoile ces contradictions.
Mais il est vrai aussi que les repères d’identification du rôle de chacun sont souples. Cela
représente une ressource pour tous ceux qui n’ont pas pu ou voulu suivre la route d’une carrière à la
cour, mais également pour ceux qui l’ayant fait sont exposés à la fragmentation de leur expérience
et autoreprésentation.
Les pratiques en témoignent d’ailleurs. Le choix de constituer une bibliothèque publique de
ses propres collections livresques ou de les léguer à une institution pour les soustraire à la force
destructrice du temps et du marché, scelle souvent le parcours de l'érudit et du religieux. Il s’agit à
la fois d’une œuvre de piété envers les générations futures et d’un geste ennoblissant par mimétisme
des pratiques du mécénat aristocratique. Les personnages cités, Fontanini, d’Inguimbert, Lazzarini
laissent leurs livres à la ville de leurs aïeux pour y fonder des bibliothèques publiques, tandis que
Giorgi, avec plus de modestie, choisit la Casanatense pour perpétuer la mémoire de sa vie de pieu
savant.
Le choix est parfois de léguer plutôt ses propres livres à la bibliothèque dans laquelle on a
travaillé et vécu. Bottari, par exemple, laisse ses instruments scientifiques à la Bibliothèque
Corsiniana ; la Bibliothèque Vaticane conserve encore les livres et les manuscrits de plusieurs de
ses custodi, tels que Allacci, Holste, Gradi, Schelstrate.
Concluons cette contribution par le même Simone Ballerini avec lequel nous l’avons
commencée : en 1772 il lègue ses livres à l’institution dans laquelle il a trouvé le cadre de travail et
de vie idéal, une belle petite collection « avec mon portait à installer dans la célèbre Bibliothèque
Barberina de laquelle j’ai été pendant tant d’années le bibliothécaire » 195 .
dans Fra storia e storiografia. Scritti in onore di Pasquale Villani, sous la dir. de P. Macry, A. Massafra, Bologne :
Clueb, 1994, pp. 71-86.
195
« Insieme col mio ritratto da mettersi nella celebre libbreria (sic) Barberina, di cui sono stato per molti anni bibliotecario »,
BAV, Barb. Lat. 4909, ff. 185-188.
Christine LAMARRE
Professeur à l’université de Bourgogne
Avec Charles Boullemier, voici un bibliothécaire ou un garde livre qui ne déroge guère au
portrait type donné par Maurice Caillet dans l’histoire des bibliothèques 196 . C’est un genre d’« abbé
de petit collet », protégé d’une grande famille qui a pourvu à son éducation et lui a fait faire ses
premiers travaux. Comme beaucoup d’autres bibliothécaires de son siècle, il participe aux activités
savantes 197 . Le personnage ne manque cependant pas d’intérêt par les fonctions qu’il a occupées et
à cause de l’époque troublée qu’il a traversée, puisqu’il fut bibliothécaire du collège des Godrans à
Dijon après le départ des jésuites, puis garde livre de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres
de la même ville et bibliothécaire de l’École centrale durant les dernières années de la Révolution. Il
a été assez actif pour avoir des notices dans des biographies collectives tant locales que
nationales 198 . Ce n’est donc pas un protagoniste falot que les archives permettent de rencontrer.
Abbé de « petit collet à la vocation incertaine », il le fut. Selon ses plus anciens biographes,
après un court passage dans l’armée pendant la guerre de Succession de Pologne et une campagne
en Bohême en 1742, il choisit la carrière ecclésiastique et devient, en 1754, l’un des trois chapelains
de l’ancienne Commanderie de la Madeleine, dépendant de l’ordre de Malte, située à Dijon. La
Révolution française arrivée, il prête sans difficulté les serments qu’on lui demande, notamment
ceux qui sont exigés par les décrets des 14 août 1792 et 21 avril 1793. Il est cependant arrêté le
30 mars 1793, durant la plus grave crise de la décennie, lorsque Girondins et Montagnards se
disputent le pouvoir, au moment des arrestations massives de suspects à Dijon. C’est à cette
occasion que les scellés sont placés sur ses meubles qui, toutefois, ne sont pas vendus à cause des
deux serments prêtés 199 . Durant son incarcération, il envoie une vigoureuse pétition pour être libéré
196
Maurice CAILLET, « Les bibliothécaires », Histoire des bibliothèques françaises, t. 2, Les bibliothèques sous l’Ancien
Régime 1530-1789, Claude Jolly (dir.), Paris, Promodis, 1989-1992, p. 373-389.
197
Martine CHAUNEY-BOUILLOT, « Les recherches de l’Abbé Charles Boullemier, bibliothécaire dijonnais (1725-1803), sur
Olivier de la Marche », Publication du Centre européen d’études bourguignonnes (XIV-XVIe s.), n° 43, 2003 ; Rencontres
de Chalon-sur-Saône, 26-29 septembre 2002, « Autour d’Olivier de la Marche », p. 257-266.
198
Il dispose, par exemple, d’une notice dans Charles MUTEAU et Joseph GARNIER, Galerie bourguignonne, t. 1, Dijon, A.
Picard, Paris, A. Durand, J. Demoulin, 1858, p. 111-112 ; Biographie universelle (Michaud) ancienne et moderne…, t. 5,
Paris, Madame C. Desplaces et M. Michaud, 1854, p. 247 ; Dictionnaire de biographie française, M. Prévost et R. d’Amat
(dir.), t. 6, Paris, Letouzey et Ané, 1954, p. 1366, très restrictif par rapport au précédent. Il est aussi présent, pour ses
articles dans Le Magasin encyclopédique, le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. 2, Paris, Larousse, 1866-1879,
p. 1099, ainsi que dans La Grande Encyclopédie, t. 7, Paris, la Grande Encyclopédie, 1885-1902, p. 692.
199
Archives départementales de la Côte-d’Or (ci-après ADCO) Q 912.
dans laquelle il affirme sans ambages son peu de souci d’une vocation religieuse. Il écrit : « Je suis
prêtre, dit-on, hélas avant la Révolution, on m’accusait de ne l’être pas ! Et en effet je n’ai jamais
possédé de bénéfices, je n’ai jamais prêché ni confessé ni enfin exercé de fonctions ecclésiastiques.
Depuis longtemps même j’avais renoncé au costume, uniquement occupé de l’étude et de ma place
de bibliothécaire, je ne songeais qu’à remplir mes devoirs de citoyen, et à obéir à la loi, j’ai prêté le
serment, ainsi sous tous les rapports je ne puis donc être mis au nombre des prêtres insermentés, ni
mériter les peines qu’ils ont encourues 200 . »
L’appui d’une importante famille parlementaire ne lui a pas non plus manqué, il tient bien
« de près au milieu de la robe » comme beaucoup d’autres. Selon Charles Oursel 201 , il est né le
12 novembre 1725 d’un père maître vitrier et eut pour parrain Charles Févret, seigneur de Saint-
Mesmin et Godan, conseiller honoraire au Parlement de Metz, ce qui le plaçait d’emblée dans la
protection d’une des grandes familles érudites de la ville 202 .
Cette protection le suit toute sa vie. Charles-Marie Fevret de Fontette (1710-1772), fils de
son parrain, fit une carrière brillante au parlement de Dijon à partir de 1735 ; soutenant le parti du
roi, il en reçut, en 1751, une pension annuelle de 1200 livres. Grand collectionneur et amateur de
livres, il décida de rééditer La Bibliothèque historique de la France du Père Lelong augmentée de
nouvelles notices. Le premier volume, paru en 1768, lui ouvrit la porte de l’Académie des
inscriptions et belles-lettres. Il mourut peu après, en 1772, sa bibliothèque fut alors vendue. Les
biographes de Charles Boullemier l’associent de près aux travaux de son protecteur puisque, après
le premier d’entre eux, Pierre-Louis Baudot, qui prononça l’éloge académique, et le Magasin
encyclopédique (1809, t. 5), ils lui attribuent plusieurs articles nouveaux (Joinville, d’Aubigné) et
nombre de compléments de la Bibliothèque historique de la France, certains vont jusqu’à dire qu’il
n’osa pas faire paraître cette réédition sous son nom mais qu’il en est le véritable auteur 203 . En
outre, selon le même Baudot, il aurait été l’auteur du catalogue du Cabinet d’histoire de France de
Charles-Marie Févret de Fontette ; seule sa modestie (une nouvelle fois) aurait empêché qu’il soit
imprimé, bien qu’approuvé par les bibliographes parisiens consultés 204 .
200
ADCO L 1805. Le mémoire reste sans effet. Boullemier sera libéré à l’initiative du représentant en mission Calès le 24
vendémiaire an III (15 octobre 1794) ADCO Q 912.
201
Mémoires de l’Académie de Dijon, 1907-1911, t. XI, p. XXXIV-XXXV, voir Archives Municipales de Dijon (ci-après
AMD), B 566, f° 245, paroisse Saint-Jean.
202
Selon Charles MUTEAU et Joseph GARNIER, ouvr. cit., note 2, Charles Févret de Saint-Mesmin a laissé trois cents recueils
de remarques sur les livres qu’il avait lus. Voir plus récemment Un descendant d’une grande famille de parlementaires
bourguignons, Charles Balthazar Julien Févret de Saint-Mesmin, Dijon, Musée des Beaux-Arts, 1965 et L’art des
collections. Bicentenaire du Musée des Beaux-Arts de Dijon, Dijon, Musée des Beaux-Arts, 2000.
203
Voir Pierre-Louis BAUDOT, Éloge historique de M. l’Abbé Boullemier, Dijon, Veuve Frantin, an XII (1803). L’ami de
l’abbé Boullemier, qui a recueilli ses papiers, la lui attribue, soulignant qu’il fit ce travail à Paris puis à Dijon entre 1760 et
1763-1764, p. 6. Par contre l’auteur de la notice du Dictionnaire de biographie française, ouvr. cit., note 3, lui dénie
pratiquement la paternité de la réédition.
204
Ce catalogue est conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon (ci-après BMD), ms 1053. La bibliothèque fut vendue en
1772.
Au collège des Godrans, où il est nommé bibliothécaire le 17 janvier 1764 après l’expulsion
des jésuites 205 , il retrouve la famille des Févret qui siège au bureau du collège. Dans un mémoire
sur la bibliothèque, Charles Boullemier en raconte (sur un ton très accusateur vis-à-vis des jésuites)
la genèse 206 . Elle est due à deux fondations : celle de Bernard Martin et d’Anne Bouhier, presque
entièrement dilapidée, et celle de Pierre Févret, premier conseiller clerc au Parlement, donnée par
testament le 15 février 1701 avec une rente annuelle de 120 livres pour assurer la conservation et
l’augmentation des collections. Ce legs donna lieu à contestations lorsque les héritiers cessèrent de
verser cette rente et lorsque la donation fut chargée de droits d’amortissement. Charles Marie Fevret
de Fontette, le neveu du fondateur, accepta finalement de payer l’ensemble contre l’assurance que la
bibliothèque serait à nouveau ouverte au public. L’abbé retrouvait ici les livres des ancêtres de ses
protecteurs, il ne devait pratiquement plus les quitter.
Boullemier a, en effet, conservé sa place au collège durant la première phase de la
Révolution : le 14 mai 1792, le Directoire du département le salarie pour son travail à l’École
centrale. Il prête sans difficulté le serment de septembre 1792, mais nous avons vu qu’il est arrêté le
30 mars 1793 et qu’il reste en résidence surveillée pendant plus d’une année. Il est remplacé dans
ses fonctions par le professeur d’histoire Mailly 207 puis par le citoyen Hucherot le 14 germinal an II
(3 avril 1794). À sa libération, Boullemier n’a pas retrouvé son poste immédiatement. Il lui a été
rendu par le représentant du peuple Calès, le 21 brumaire an II (11 novembre 1794). En application
de la loi Daunou (3 brumaire an IV ou 25 octobre 1795, la dernière des grandes lois
révolutionnaires d’organisation de l’instruction publique), et de la loi du 20 pluviôse an IV
(9 février 1796) qui assimile les bibliothécaires pour leur nomination et leur traitement aux
professeurs des écoles centrales, Boullemier est, après consultation du jury d’instruction publique,
confirmé dans ses fonctions le 1er germinal an IV (21 mars 1796) par l’administration
départementale 208 . Il occupera son poste jusqu’à sa mort, le 21 germinal an XI (11 avril 1803).
Au hasard d’une pétition pendant sa captivité, on apprend que l’abbé Boullemier ne doit pas
son arrestation à sa qualité de prêtre mais qu’il a probablement été placé sous surveillance à cause
de la correspondance qu’il entretenait toujours avec les Févret de Saint-Mesmin, alors émigrés.
Charles Balthazar Julien Févret était parti en Suisse en 1790 et était devenu lieutenant en second
dans les armées du prince de Condé 209 . L’abbé Boullemier écrit : « Ma liaison avec cette famille
205
ADCO, D 20, registre des délibérations du bureau d’administration du Collège, f° 37. Il recevra des appointements de 400
livres par an, payables d’avance trimestriellement. Je remercie M. Seichepine de m’avoir communiqué ce document.
206
BMD, ms 938, p. 295-304.
207
ADCO, D 20 f°224 à la date du 3 juin 1793. Mailly accepte de prendre la suite de C. Boullemier et de se fier à son
catalogue comme s’il avait fait lui même le recollement des livres, en s’en remettant à sa probité bien connue.
208
ADCO, L 1088, AMD, 1D1/4, f° 209 ; AMD, 1D1/9, f°146.
209
Anne Françoise Jacob, Les Fevret de Saint-Mesmin, une famille bourguignonne face à la Révolution française : l’exemple
d’une émigration nobiliaire, Mémoire de maîtrise, Dijon, 1998.
date du jour de ma naissance et n’a éprouvé d’altération que le jour où ils ont émigré. » Mais s’il
affirme avoir cessé toute correspondance avec eux, il reconnaît s’être occupé de leurs affaires
d’argent en France au bénéfice de la République de façon assez peu convaincante 210 .
L’activité au sein des institutions savantes est le dernier caractère signalé par Maurice
Caillet ; Charles Boullemier n’y a pas manqué. Il est admis à l’Académie des sciences, arts et
belles-lettres de Dijon comme associé le 10 juillet 1767 et comme pensionnaire le 31 janvier 1772.
Il y retrouve encore une fois Charles-Marie Févret de Saint Mesmin, membre honoraire et
chancelier de la société. L’abbé Boullemier fut un membre actif aux curiosités diverses qui l’ont
amené à présenter des mémoires sur des sujets variés. La table manuscrite des travaux 211 signale
qu’entre 1767 et 1784 il a prononcé cinquante-six interventions, dont cinq ont fait l’objet de
publications. Un recueil de ses travaux manuscrits à l’Académie est conservé à la Bibliothèque
municipale de Dijon 212 . Toujours conformément au modèle que nous suivons, l’essentiel de ses
travaux est plutôt constitué de morceaux littéraires, historiques surtout, mais il existe aussi des
dissertations inattendues comme celle, d’histoire naturelle, sur les fourmis. Boullemier semble avoir
été l’homme de toutes les curiosités, même s’il a souffert de l’orientation très scientifique prise par
l’Académie sous l’autorité de Guyton de Morveau et de Philibert Maret 213 .
e
Le bibliothécaire du XVIII siècle est-il bibliophile ? Dans le cas de Boullemier, oui, et avec
passion. Son arrestation en 1793 a été suivie de la pose de scellés qui permettent de pénétrer dans
son intérieur, place Bénigne 214 . Il est modeste : l’abbé vit avec sa gouvernante, Marie Parizot, dans
trois chambres, deux mansardes, une cave. La prisée totale des meubles et livres monte à
1235 livres 19 sols ; les cent quatre-vingt-dix-neuf articles de livres représentent l’essentiel de ses
richesses (965 livres 10 sols). L’abbé possède à l’évidence une bibliothèque vivante composée pour
partie de collections de périodiques : Le Journal de physique, Le Moniteur, Le Journal de Paris, Le
Courrier de l’Europe, Les Affiches de Dijon. Le greffier note aussi la présence de nombreuses
brochures, de « tas » de factums, d’almanachs et de catalogues de livres. Il ne possède par contre
que peu d’ouvrages de prix : La Bibliothèque historique de la France par Févret à laquelle il avait
210
ADCO, L 1805.
211
Les archives de l’Académie de Dijon sont déposées à la Bibliothèque municipale de Dijon. Elles sont en cours de
catalogage.
212
BMD, ms. 938, 939 et 940 de sa main. Voir Abbé Émile DEBERRE, La Vie littéraire à Dijon au XVIIIe siècle d’après des
documents nouveaux, Paris, Picard, 1902.
213
En témoignent ces quelques vers de Boullemier : « Que je la plains la pauvre Académie/ N’a-t-elle pas assez de médecins/
De tous côtés, plus elle en associe/ Plutôt hélas ! elle perdra la vie !/ Comment tenir contre tant d’assassins/ Que je la
plains la pauvre Académie » cité par Martine CHAUNEY-BOUILLOT, art. cit., note 2, p. 266. Voir Christine LAMARRE,
« L’organisation de la discussion scientifique autour de Guyton de Morveau et de Maret : l’Académie de Dijon entre 1780
et 1788 », Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme, Actes du colloque international, Paris, 8-10 juin
1999, Paris, Tec & Doc, 2002, p. 293-306.
214
ADCO, Q 912, 22 germinal an II.
L’abbé Boullemier a vécu une époque de transformations brutales et intenses qui lui ont
permis d’avoir une activité exceptionnelle, puisqu’il a connu le départ des jésuites du collège des
Godrans, où il fut nommé bibliothécaire, puis la Révolution durant laquelle non seulement il
conserva ses fonctions mais les vit profondément s’amplifier puisqu’il recevait les livres confisqués
des abbayes et des émigrés. Il eut ainsi à classer, inventorier et conserver les plus prestigieuses
collections du département 217 . Sans doute cela explique-t-il une activité incessante de rédacteur de
catalogues, caractéristique aussi des bibliothécaires du Siècle des Lumières. On conserve de lui à la
Bibliothèque municipale de Dijon le catalogue des livres des jésuites établi en 1765, un second
catalogue de 1783 218 ; un dernier catalogue des manuscrits a été préparé en 1802 219 . En outre, il a
ouvert et tenu le catalogue des livres de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres dont il était le
garde livre 220 . Cette peine a été reconnue puisque le salaire du bibliothécaire a évolué des quatre
cents livres annuelles du début de sa carrière à six cent livres puis aux mille livres annuelles
accordées le 3 nivôse an III (2 décembre 1794) par le collège 221 . Devant la qualité du catalogue de
la bibliothèque du collège, on n’a pas jugé utile de refaire l’inventaire de l’établissement, et, preuve
de confiance plus grande encore, le catalogue est laissé à son rédacteur. Boullemier fut d’ailleurs
appelé plusieurs fois à faire des recensements de livres pendant la Révolution 222 .
215
Probablement une des éditions du livre de Jean Pontas, Dictionnaire des cas de conscience […], 1re éd., Paris, P.A. Le
Mercier, 1715.
216
Père Gabriel Daniel, Histoire de France depuis l’établissement de la monarchie française dans les Gaules […], Paris, D.
Mariette, 1722. Le livre connut de nombreuses éditions, le nombre de volumes laisse à penser qu’il s’agit de celle-ci.
217
Besogne reconnue, C. Boullemier demande et reçoit le 3 décembre 1792 une gratification de 240 livres pour le transport et
l’arrangement de 15 000 volumes dans la nouvelle bibliothèque (ADCO, D 20 f° 204).
218
ADCO, D 20 f° 100. Présentation du « catalogue ou table alphabétique des auteurs » qui avait été ordonné par le bureau le
11 juillet 1783. Boullemier reçoit une gratification de 400 livres (une année d’honoraires) et le secrétaire se voit offrir 70
livres pour avoir « mis au trait » l’ouvrage.
219
Les catalogues sont souvent dédoublés et accompagnés de catalogues des manuscrits : BMD, ms 1148, catalogue des
manuscrits de la Bibliothèque municipale de Dijon, ms 1658, catalogue des livres de la bibliothèque publique du Collège
de Dijon (1765), ms 2611, 2612 et 2613 catalogues méthodiques et alphabétiques des livres de la bibliothèque du Collège.
Ce dernier document a permis de ne pas recenser la bibliothèque au moment de l’estimation des biens nationaux (ADCO,
Q 880, Bibliothèque : inventaire présenté par Charles Boullemier avec « table alphabétique des auteurs avec le nombre de
leurs ouvrages qui se trouvent dans la bibliothèque publique du collège Godran de Dijon avec celle des auteurs qui ne se
sont fait connaître que par les initiales de leurs noms et table des ouvrages dont les auteurs sont inconnus, rangés par ordre
de matières. 1784 » ; l’auteur en fut récompensé d’une gratification de 10 louis (ADCO, D 20 f° 125, délibération en date
du 14 décembre 1785). L’abbé Boullemier complète l’inventaire par le catalogues des « pièces fugitives » c’est-à-dire des
brochures reliées dans les livres qui lui vaut à nouveau 10 louis de récompense (ADCO, D 20, f° 180, 1er mai 1789).
220
Archives de l’Académie de Dijon, en cours de catalogage.
221
ADCO, D 20, f° 231, sur la pétition de Boullemier.
222
Comme par exemple celle de Jehannin de Chamblanc qui possédait l’une des plus belles collections de Dijon. Charles
Boullemier déplore d’ailleurs que « depuis l’inventaire fait des livres de l’émigré Jehannin on s’était aperçu qu’on y avait
mis les yeux et la main et qu’on en avait soustrait un assez grand nombre » [lettre du 27 nivôse an IX (18 mars 1801)
ADCO XXT 6]. Il fit aussi un inventaire des estampes confisquées et conservées pour le cabinet du Musée (contresigné
par F. Devosge), AMD, 3R2/1.
Charles Boullemier fit aussi l’expérience d’une mutation importante de son métier de
bibliothécaire. Il apparaît bien, sous l’Ancien Régime, comme un partisan résolu de l’ouverture des
bibliothèques au public. Ainsi, dans le mémoire sur la bibliothèque de Dijon 223 , il reproche aux
jésuites de suspendre l’ouverture de leur bibliothèque au public lorsqu’ils ont des difficultés, et
déplore également les disparitions des manuscrits et de livres précieux, une gestion sciemment
malencontreuse : « Les jésuites n’envisageaient la bibliothèque publique que comme une ressource
dont se défaire à bon prix, de tous les livres doubles, inutiles ou mal conditionnés qu’ils ne
voulaient pas garder. Cette manœuvre indécente excita la réclamation et les plaintes des personnes
préposées à veiller à son entretien et à sa conservation. »
Pourtant les dossiers conservés par l’administration départementale montrent que
l’adaptation du bibliothécaire à ses nouvelles fonctions au sein de l’École centrale a occasionné
quelques difficultés face aux attentes des lecteurs, qui n’hésitent pas à pétitionner et obtiennent
finalement gain de cause. Peu nombreux [treize signatures le 7 thermidor an V (26 juillet 1797), un
peu plus – vingt-sept – le 16 frimaire an VI (6 décembre 1797)], les pétitionnaires demandent trois
choses : des horaires d’ouverture plus longs, le droit de consulter le catalogue et la possibilité
d’emprunter les ouvrages.
L’ouverture de la bibliothèque du collège se faisait, au terme des dispositions du legs Fevret,
quatre fois par semaine : les habitudes ont survécu aux changements 224 . Pourtant, la situation, de
l’avis des rédacteurs de la pétition, n’est plus la même : « La bibliothèque publique, en particulier,
s’est enrichie de différents ouvrages rares devenus propriété nationale mais tous ces chefs-d’œuvre
seront-ils perpétuellement placés loin des citoyens, ne les leur montrera-t-on toujours ainsi que dans
l’Ancien Régime seulement que pour les frapper d’étonnement et de respect ; et quand ils doivent
servir à former des législateurs philosophes, des administrateurs éclairés, des juges intègres, des
agriculteurs instruits, des artistes célèbres, des professeurs et des instituteurs qui, secouant la
poussière de l’école, ne doivent plus adopter dans l’enseignement que des méthodes simples,
fondées sur la vérité, l’utilité, la raison, la nature et les faits les mieux observés : ces trésors
n’auront-ils d’autres buts que de satisfaire une vaine curiosité et n’en fera-t-on qu’un objet de
parade et d’ostentation ? » À la suite d’un calcul compliqué, les mécontents déduisent qu’ils ne
peuvent accéder aux livres que « vingt-quatre ou trente-six heures par mois, la valeur d’environ
douze jours dans une année 225 […] Que de citoyens rebutés par cette entrave renoncent à tout projet
223
BMD, ms 938, p. 295-304.
224
Selon l’abbé Claude Courtépée, t. 2, p. 145, elle aurait été ouverte quatre fois par semaine.
225
La bibliothèque était ouverte deux heures en hiver et trois en été. Charles Boullemier répondra que les lecteurs restent
rarement plus d’une heure, qu’il n’a jamais refusé de prolonger l’ouverture pour un lecteur, ni même d’ouvrir
exceptionnellement et « que ce temps est plus que suffisant pour vérifier des faits incertains ou prendre des notes même
très étendues ».
de travail qui demande un peu d’assiduité et de persévérance. Quel fruit peut-on espérer, en effet,
du sacrifice d’une année entière dont on n’a pas quinze jours entiers que l’on puisse employer à
faire dans ce dépôt public, les recherches et les extraits préliminaires indispensables. » Ils
demandent une ouverture quotidienne, sauf le décadi et les deux mois de vacances scolaires, de huit
heures du matin à une heure de l’après midi. Le bibliothécaire se récrie que sa bibliothèque sera
déserte avec ce rythme d’ouverture et veut maintenir les habitudes en s’appuyant sur l’exemple de
Paris. Du coup l’administration départementale décide d’interroger la capitale et envoie, comme si
la Seine était un département semblable aux autres, une demande de renseignement « au
bibliothécaire de l’École centrale ». Naturellement, la réponse arrive tardivement 226 , elle est signée
de la main du conservateur de la bibliothèque du Panthéon, qui apprend aux Côte d’Oriens qu’il
existe dans la capitale quatre dépôts publics de livres, sans compter ceux des écoles centrales. Il les
renseigne néanmoins : les quatre bibliothèques sont ouvertes tous les jours (sauf celle des Quatre-
Nations fermée les quintidi et celle de l’Arsenal pas encore publique) de dix à quatorze heures. La
liberté des horaires est laissée aux départements mais le conservateur du Panthéon soutient son
collègue dijonnais : « Nous vous observons qu’aucune des bibliothèques de Paris ne s’ouvre le soir
tant par rapport à la fatigue que donne aux employés le service public, que pour cause des travaux
particuliers que demande la bibliothèque. » Le premier règlement aligne presque Dijon sur Paris et
tranche en défaveur de Boullemier : la bibliothèque sera ouverte tous les jours sauf les fêtes et les
vacances, en hiver de dix heures à treize heures et de neuf heures à midi en été.
Le second sujet de plaintes est le refus de laisser le catalogue aux mains des lecteurs : « Le
premier livre d’une bibliothèque est, à vrai dire, le catalogue des livres qu’elle contient, cette
communication ne peut être refusée. Pourquoi tiendrait-on les citoyens dans l’ignorance des
richesses littéraires que renferme le dépôt ? » La réponse est catégorique : « L’inventaire doit être
en tous temps entre les mains et sous les yeux du bibliothécaire sans être communiqué à personne.
Cette communication est entièrement inutile. Quand on veut profiter du secours d’une bibliothèque
publique on doit avoir un objet ou d’amusement ou d’utilité. C’est au bibliothécaire à savoir si le
livre qu’on demande existe ou non dans la bibliothèque, et en cas de doute à recourir à l’inventaire
qui, par conséquent, doit toujours être à sa portée pour être consulté. » En revenant à la charge, les
pétitionnaires écriront : « On ne vient pas toujours pour demander tel livre ; on fréquente souvent
une bibliothèque sans avoir d’objet déterminé, uniquement pour s’instruire des livres qui s’y
trouvent, pour y faire la découverte d’auteurs qu’on ne connaissait pas ou de différents sujets que
l’on ignorait qu’ils eussent traités. On y vient aussi pour prendre une idée de la bibliographie : ce
n’est qu’à la vue du catalogue que l’on peut acquérir toutes ces connaissances. » Les ultimes
226
ADCO, L 1097, la lettre est du 13 janvier 1798, la réponse arrive le 13 germinal an VI (2 avril 1798).
retranchements de l’abbé Boullemier, inspirés peut-être par le développement brutal des collections,
ne convainquent pas (« Qu’il n’existe qu’un seul exemplaire du catalogue, par lettre alphabétique,
qui ne peut servir qu’au bibliothécaire. Que les copies que l’on pourrait en tirer seraient inutiles
puisqu’il faudrait le recommencer et que même elles ne seraient pas achevées lorsqu’on complètera
la bibliothèque. »). Malgré les efforts de Boullemier, les curieux de livres l’emportent, on décide de
faire faire une copie de l’inventaire qui pourra être communiquée aux lecteurs.
Quant aux prêts de livre, il ne fallait guère y compter : sous la plume du conseil de l’école
les objections affluent :
« Cette demande est ridicule ; la bibliothèque ne serait bientôt plus qu’une boutique où
chacun viendrait se fournir avec un morceau de papier et au lieu d’une salle et de
rayons on n’aurait plus besoin que d’un registre ou d’un portefeuille.
Que les citoyens ont un droit égal de consulter les livres et comment consulter ceux qui
seraient sortis sous charge dont les emprunteurs ne feraient peut-être pas grand usage,
tandis que les professeurs eux même ne pourraient en profiter ?
D’ailleurs le bibliothécaire peut-il connaître personnellement tous les individus qui
viendraient en demander ?
On ne parlera pas de la perte des livres, de leur dépérissement qui seraient inévitables.
On connaît les risques de dépareiller des ouvrages et d’en perdre d’autres qui de peu de
valeur en eux-mêmes ne pourraient plus être trouvés à quelque somme qu’on y
employât. »
L’indignation que l’on sent fait écho à la sensibilité exacerbée du collectionneur et du garde
des livres. Elle rappelle les récriminations que Charles Boullemier a déjà exprimées à plusieurs
reprises dans sa carrière : contre les jésuites, mauvais gestionnaires du fonds public de livres qui
leur étaient confiés 227 ; lui même s’inquiète des pertes quand il est en charge 228 , avant de se plaindre
des disparitions de livres survenues quand que sa bibliothèque était gérée par Hucherot contre qui il
porte plainte auprès de l’administration municipale 229 ; plus tard encore, soupçonnant à nouveau des
227
BMD, ms 928, p. 295-304 : « Ils proposèrent d’acquérir un ouvrage considérable, dont le nombre des volumes devait
même s’accroître chaque année, je suis fort porté à croire que cette perspective fut une des raisons qui fit accueillir leur
projet, mais en paraissant enrichir la bibliothèque, ils la dépouillèrent en même temps d’une partie précieuse, qui en faisait
un des plus grands mérites, sous prétexte que cette partie était de la plus grande inutilité. Ils vinrent donc à bout de
persuader qu’il fallait sacrifier à la nouvelle acquisition tous les recueils de cartes géographiques, ceux d’estampes et de
portraits qui étaient en grand nombre et aussi bien choisis que curieux, avec toutes les machines et instruments de
physique qu’ils vendirent à vil prix. S’en seraient-ils tenus à cet essai ruineux ou eussent-ils continué à faire adopter un
plan qui eut réduit insensiblement par la suite cette bibliothèque à n’être plus qu’un dépôt uniquement destiné à
d’officieux papiers à fournir toute la halle. » L’homme s’exprimait avec vigueur.
228
ADCO, D 20 f° 100, 18 août 1784 : un mémoire du bibliothécaire expose qu’il y a eu des pertes dans les livres à cause de
déplacements de livres à la suite de « dégradations », les locaux d’attente ont été visités par les élèves.
229
Lorsque C. Boullemier sort de prison le 15 octobre 1794, il ne retrouve pas automatiquement son poste à la bibliothèque de
l’École centrale ; il est réintégré par le directoire de département le 4 brumaire an III (26 octobre 1794) AMD 1D1/5,
f° 92-93 ; voir Être citoyen à Dijon pendant la Révolution, Ville de Dijon-Archives municipales, 18 avril-29 décembre
1989, 1989, p. 51-52.
230
ADCO L 1080, la demande est du 13 thermidor an VI, la réponse du 21 (31 juillet 1798 et 8 août 1798).
231
On trouvera tous les renseignements dans les liasses Q 880, XVIIT3 et XXT2, 6-7 (ADCO). Les autorisations de vendre les
livres ont été difficilement obtenues. Sous ces cotes se trouvent aussi des plans et un dessin de la boiserie des
bibliothèques signé de Guillemot. Elles ont été réalisées en l’an IX (1801).
232
ADCO, D 20, f° 100 (18 août 1784) : des livres manquent à la suite du déplacement (sans soin) d’une partie des livres
rangés dans une partie endommagée du bâtiment. Le 26 frimaire an IX (18 décembre 1800), la fonte brutale des neiges
provoque une inondation qui a pour suite l’effondrement d’une partie du plancher de la salle de dépôt des livres. Il faut
trier les livres trempés, les vendre immédiatement pour éviter que les vers ne s’y mettent et ne contaminent les collections.
Mireille VIAL
Conservateur en chef à la Bibliothèque universitaire de médecine de
Montpellier
Cette communication est le début d’un travail en cours sur le rôle exact de Gabriel Prunelle
dans l’histoire de la Bibliothèque universitaire de médecine de Montpellier. Nous essaierons de
montrer à travers sa personnalité et les collections elles-mêmes pourquoi et comment il a constitué
un fonds exceptionnel pour la Faculté de médecine. Enfin en quoi il fut un véritable bibliothécaire
réunissant de façon exemplaire les différentes dimensions de la fonction.
Illustration 1 : François Gabriel Prunelle. Portrait huile sur toile : Service photo BIU Montpellier.
Clément François Gabriel - Victor Prunelle est né à La Tour du Pin (Isère) en 1777. Après
études secondaires et personnelles dans la maison familiale, et suivant les traces de son père, il
commence ses études de médecin à l’École de santé de Montpellier en 1795. En 1797, alors qu’il
est encore étudiant, il est nommé aide-bibliothécaire sur concours. Il s’occupera de cette
bibliothèque de près ou de loin jusqu’en 1819.
Après avoir passé ses examens, il s’embarque pour l’Egypte (1801) mais le voyage tourne
court et il revient vers la France par l’Espagne. A Paris, il se met à étudier les sciences auprès de
savants tels que Chaptal, qui devient son ami, Berthollet, Ampère ou Arago. Médecin militaire,
pendant les campagnes napoléoniennes, il accompagne la Grande Armée et parcourt les Alpes,
l’Italie, l’Allemagne ou les Pays-Bas. Il est sur le champ de bataille d’Austerlitz. En 1801, il obtient
son diplôme d’officier de santé qui sera échangé pour celui de docteur en 1804. Les conditions
d’obtention de ce diplôme lui vaudront plus tard de cruelles attaques de la part de certains de ses
confrères.
Pendant ces mêmes années (1800-1805) il a de nombreuses autres activités. Dès 1802,
Chaptal l’envoie dans les « dépôts littéraires » parisiens pour y choisir des livres pour la
Bibliothèque nationale mais aussi pour la Faculté. Entre 1803 et 1806 c’est dans les départements
qu’il continuera sa mission. A la création officielle du poste, en 1803, il est nommé bibliothécaire
de l’École. La même année, il est chargé du cours de bibliographie médicale. En 1807, il obtient la
chaire de médecine légale groupée à celle d’histoire de la médecine. Malgré la nomination d’un
nouveau bibliothécaire il conserve la main sur l’institution… et le logement ! Durant toute cette
période il écrit plusieurs ouvrages médicaux.
Un scandale politique local, en février 1819, donne l’occasion à ses détracteurs de le faire
destituer de toutes ses fonctions à l’École. Après les retournements politiques de 1830, il refusera la
réhabilitation que la Faculté veut consacrer en lui donnant le titre de professeur honoraire et ne
reviendra plus à Montpellier. C’est ainsi qu’il léguera sa bibliothèque personnelle à la Ville de
Lyon 233 .
Prunelle va ensuite se consacrer à l’exercice de son art et à une carrière politique importante.
Député de l’Isère et maire de Lyon de 1830 à 1834, il met en pratique ses idées sur l’enseignement
et la diffusion de la culture et du savoir, en créant de nombreuses écoles, musées et bibliothèques. Il
meurt à Vichy dont il était maire en 1853.
La collection
Les manuscrits
Il est quasiment certain que les manuscrits anciens présents ici ont tous été rassemblés grâce
à l’action de Prunelle. Cette collection comprend un millier de volumes dont six cent trente environ
sont antérieurs à l'imprimerie. Pour la période médiévale, c’est la littérature qui domine : lettres
classiques surtout latines, mais aussi romans de chevalerie français ou encore poètes italiens tels
233
Cf. le mémoire de Jean-François Lutz : Dons et legs à la Bibliothèque municipale de Lyon, 1850-1950. [Villeurbanne :
Enssib, 2003], information transmise par M. Guinard que je remercie.
Dante et Pétrarque. Viennent ensuite les manuscrits religieux : Bibles richement illustrées, pères de
l’Eglise, bréviaires et missels.
Illustration 2 : Inflammation de l’œil et de la paupière, Roger Frugardi dit de Parme, Chirurgia, XIVe siècle.
Service photo BIU Montpellier.
Les manuscrits médicaux essentiels sont là : Hippocrate et Galien, et les auteurs du Moyen
Âge avec les Chirurgies de Guy de Chauliac ou de Roger de Parme. On trouve ensuite droit,
histoire et géographie et enfin les sciences exactes et naturelles (astronomie, zoologie, chimie et
bien sûr alchimie) sans oublier la musique.
La même diversité se retrouve dans les langues utilisées (latin majoritairement, mais aussi
grec, arabe, italien, langue d'oïl et langue d'oc, etc.) et dans leur aspect matériel des riches ouvrages
décorés aux stricts documents de travail.
Mais on compte aussi des manuscrits modernes dont un nombre remarquable de manuscrits
autographes venant de la collection Albani ramenée en France par les soldats de Bonaparte. Ils sont,
par exemple, de la main des imprimeurs vénitiens Alde et Paul Manuce, du poète Torquato Tasso
(XVIe siècle), ou de Kircher, Peiresc, Winckelmann, (XVIIe siècle). Mentionnons encore les vingt-
quatre volumes de papiers de la reine Christine de Suède.
Les imprimés
généraux ont une place importante avec 11 % du total. Signalons enfin une série de trois cents
incunables et livres du tout début du XVIe siècle qui recèle quelques trésors.
Quelles sont donc les motivations profondes qui ont présidé à la formation d’une telle
bibliothèque ?
Prunelle, comme Chaptal dont il fut l’ami, fait partie de ces hommes héritiers des idées des
Lumières, qui ont voulu les mettre à l’épreuve du réel au service de la nouvelle société issue de la
Révolution. L’idée de progrès et une large culture encyclopédique dont le livre est le principal
vecteur sont au cœur des réflexions et de la vie de Prunelle. Son intérêt, le rapprochant en cela aussi
de son ami Chaptal, pour l’organisation de l’enseignement où le rôle du livre est également
primordial, en est la meilleure illustration.
L’érudit passionné
– la passion pour le livre et l’écrit : « un homme qui ne lit point ne voit dans le monde que
lui-même et, souvent il n’y voit pas grand-chose » (Zimmermann cité par Prunelle).
Dans ses lettres au doyen René, à tout moment, il laisse percer son enthousiasme lorsqu’il
fait des découvertes ou tombe sur des exemplaires rares : « j’ai eu une grande joie surtout à
retrouver la copie… faite sur le manuscrit palatin de l’anthologie grecque… ».
Encyclopédisme des Lumières et retour aux sources de la Renaissance, deux notions
fondamentales pour Prunelle, expliquent en grande partie la richesse remarquable du fonds tant de
manuscrits anciens que des livres imprimés.
Pour donner une idée des domaines du savoir que Prunelle estime devoir figurer dans la
bibliothèque, voici quelques détails du panorama déjà esquissé plus haut : on peut citer la présence
de trente-huit langues différentes dont le syriaque, le russe ou le tibétain dans des livres eux-mêmes
écrits en ces langues ou dans des dictionnaires et manuels. Les meilleures éditions des classiques
grecs et latins (Eschyle, Prométhée, 1559) côtoient celles des humanistes (Budé, 1556), des textes
religieux. Littérature et philosophie font apparaître la plupart des grands auteurs non seulement
français (Pascal, 1699), mais aussi anglais (Milton, 1754, Bacon, 1632), italiens ou espagnols
(Pétrarque, 1544, Dante, 1551, Cervantes, 1611) ainsi que leurs commentateurs.
siècles, toutes avec des commentaires différents ; six éditions en français de 1584 à 1782 sans
compter les extraits référencés sous d’autres auteurs.
– un goût sûr de bibliophile : S’il accorde la priorité au contenu, il sait aussi reconnaître la
perle rare ou les illustrations remarquables. Il paraît logique que la médecine occupe une place
importante dans les collections, mais il faut noter tout de même la présence d’un manuscrit du XIVe
siècle du chirurgien Albucassis (mort vers 1109), en langue gasconne, qui présente le double intérêt
d’avoir une provenance locale qui en dit long sur la vie culturelle de la région, et un texte ancien de
médecine. On ne s’étonnera donc pas non plus de trouver, toujours parmi les manuscrits, un psautier
du VIIIe siècle dont la valeur culturelle et esthétique alliée à la provenance prestigieuse de la famille
impériale de Charlemagne, en fait par excellence un objet de bibliophilie exceptionnel. De la même
e
façon, le Chansonnier du XIII siècle est un véritable bijou de l’enluminure parisienne et un recueil
musical d’une extrême rareté.
234
Dès le XVIe siècle, la famille Bouhier, dont les aînés sont conseillers au Parlement de Bourgogne à Dijon, forment durant
plusieurs générations, une remarquable bibliothèque comprenant plus de deux mille manuscrits et trente mille imprimés.
Le dernier de la dynastie n’ayant pas d’héritier mâle la vend à l’abbaye de Clairvaux. À la Révolution elle est transférée
avec l’ensemble des collections de l’établissement à Troyes où Prunelle la trouvera.
Au-delà de ses qualités personnelles, Prunelle est avant tout un professeur : « De toutes les
réputations que l’on acquiert dans les sciences celle que procure l’enseignement est sans contredit la
plus brillante ».
En appliquant à la médecine et à la formation du médecin les idées et les principes
mentionnés ci-dessus, il entend hausser à un niveau très élevé la mission du praticien. Son
engagement dans l’organisation de l’enseignement médical et plus précisément de la bibliothèque,
sera l’occasion de les mettre en pratique.
En 1815, il intitule le discours de rentrée : « Des études du médecin, de leurs connexions et
de leur méthodologie ». Il y expose une vision moderne de ce qu’est la médecine qui se doit d’allier
de grandes connaissances à une pratique très concrète de soignant. La science médicale repose sur
la connaissance des langues (il insiste particulièrement sur l’importance des mots dans leurs
rapports avec les idées), la philosophie et les mathématiques (ces dernières comme outil
d’entraînement à la réflexion). Avant de passer à l’étude de l’homme dans son environnement,
c’est-à-dire la « physique » qui comprend les sciences naturelles et biologiques (dont la botanique et
l’anatomie) et la physique elle-même. Enfin la théorie et la pratique médicale. En fait, Prunelle
brosse ici un programme complet d’éducation et de formation de l’homme et pas seulement celui de
l’apprentissage d’un métier. Exactement un siècle auparavant, en 1715 à Rome, Giovanni Maria
Lancisi 235 , lui aussi médecin, avait développé des idées tout à fait comparables dans son propre
« discours de rentrée ».
235
Je remercie Madame Maria Pia Donato d’avoir attiré mon attention sur ce personnage.
dans le règlement de l’École. On comprend aisément que la bibliothèque et son contenu aient
occupé une si grande place dans sa vie et dans sa carrière.
L’administrateur tout-puissant
Bien que bibliothécaire ne soit pas à proprement parler son métier, les lettres de Prunelle
laissent deviner un véritable professionnel. Il se fait ainsi le défenseur de la fonction lorsqu’il
réclame que son traitement pour ce travail soit à la hauteur de ses compétences. Il pense mériter
mieux que le « bedeau », et lorsqu’il demande un adjoint, c’est pour ne pas « passer sa vie entière à
faire ce travail purement manuel » (i.e. ranger les livres).
– la constitution et l’accroissement du fonds : Tout d’abord, alors qu’il est déjà en place et
a fortiori lorsqu’il est nommé inspecteur des dépôts, il va entreprendre son grand œuvre : la
constitution d’un fonds. Comment concrètement notre collectionneur a-t-il procédé pour doter
Montpellier ? Les lettres envoyées par Prunelle à la Faculté, qui détaillent pas à pas sa façon de
faire et qui sont une mine de renseignements sur de nombreux aspects de sa « mission » sont
conservées à la bibliothèque. Dans un premier temps Prunelle choisit « ce [qu’il] juger [a] utile »
puis fait parvenir les caisses d’ouvrages à Montpellier, en joignant des états dûment vérifiés ou bien
il demande au directeur de nommer un mandataire qui se chargera de les récupérer. Parfois il
immobilise certains ouvrages à Paris pour les faire relier ou pour les étudier lui-même.
Agir vite et dans le secret, surtout au début, sont ses mots d’ordre. Et pour cause : ses
méthodes sont certes discutables et il use et abuse de son pouvoir et de l’appui inconditionnel de
Chaptal. Ainsi se permet-il de dépouiller vraiment certains dépôts : il parle de « consoler un peu le
bibliothécaire » d’Albi en lui promettant une édition de St Augustin alors qu’il lui enlève un
« Strabon sur vélin avec miniatures » qui d’ailleurs, ne se trouve pas à Montpellier !
Pourtant, le dessein de Prunelle est bien de forger un outil de travail exemplaire. Il agit en
bibliothécaire passionné : il a l’ambition d’« organiser la plus riche collection de livres » ou encore
de « rassembler une collection de livres telle que dans les sciences il n’existera pas en France trois
bibliothèques aussi complètes et aussi utiles que la nôtre ». Lorsque Chaptal quitte son ministère, il
est prêt à renoncer à ses fonctions s’il ne peut « envoyer [à Montpellier] ne fut-il qu’un cinquième
sur [les livres] que [il] pourrai[t] envoyer à la Bibliothèque nationale ».
– les acquisitions : Par ailleurs, il achète aussi beaucoup et il essaie d’avoir au meilleur prix
les ouvrages de collections privées dispersées dans des ventes aux enchères. Les échanges tiennent
également une grande place et pas seulement en utilisant les livres confisqués ou les doubles. Ainsi
lorsqu’il est en garnison en Flandre, il suggère au directeur René d’envoyer les thèses de
Montpellier à Göttingen ou Leyde (avant de lui suggérer d’envoyer en Allemagne occupée deux de
ses collègues qui l’avaient dénigré ! !). C’est également lui qui recevra le legs Barthez en 1807.
Remplissant scrupuleusement sa mission, il trie et sélectionne en justifiant toujours ses
choix : soit lui-même a besoin de ces livres pour ses cours, soit ce sont d’autres professeurs auprès
de qui d’ailleurs, il vient solliciter des propositions.
– le gestionnaire : Pour mener à bien tout ceci, il est nécessaire de trouver de l’argent.
Prunelle hante les couloirs du ministère à la recherche de fonds. C’est un incessant échange de
demandes directes au ministre et de demandes de remboursement d’une part pour l’École et de
l’autre pour lui-même. Car, souvent, il utilise des fonds affectés à d’autres fins ou les siens propres.
Bien que très soucieux de faire des économies, il se permet des arrangements pas toujours très
orthodoxes entre son compte personnel et celui des deniers publics. Finalement, le ministre le
rappellera à l’ordre en lui notifiant que toute dépense doit être entérinée par le conseil
d’administration de l’École. Nous voyons ici se mettre en place des rouages administratifs qui sont
toujours actuels.
Le technicien
– l’aménagement : Mais c’est surtout pour que soit construit un « beau vaisseau de
bibliothèque » que Prunelle se démène. Il s’oppose fortement au plan de la bibliothèque tel qu’il est
prévu par l’architecte : « L’important n’est pas d’avoir un coup d’œil plus ou moins beau en entrant
dans notre bibliothèque, il faut surtout la rendre utile et capable de contenir tous les livres que nous
aurons à y placer ». Apparemment il a été écouté, au moins en partie, puisque la galerie qu’il
préconisait afin d’éviter les échelles et pour plus de sûreté existe bel et bien.
Illustration 4 : Salle Prunelle à la Bibliothèque interuniversitaire de Montpellier. Service photo BIU Montpellier.
Prunelle (Gabriel)
Lettres : Archives de la Faculté de Médecine : F 163.
De l’influence exercée par la médecine sur la renaissance des lettres : discours. Montpellier, 1809.
De la médecine politique et de son objet, de la médecine légale en particulier, de son origine, de ses
progrès et des secours qu’elle fournit au magistrat dans l’exercice de ses fonctions : discours.
Montpellier, 1814.
Eloge funèbre de Ch.-Louis Dumas, Montpellier, 1814.
Des études du médecine, de leurs connexions et de leur méthodologie : discours. Paris, Montpellier,
1816.
Potton (Ferdinand-François-Ariste). Le docteur Prunelle, sa vie et ses travaux : notice historique. Lyon,
Montpellier, 1855.
Ronsin Albert, La bibliothèque Bouhier : histoire d’une collection formée du XVIe au XVIIIe siècle par
une famille de magistrats bourguignons, avec un appendice par André Vernet et l’abbé Raymond Etaix
sur la situation actuelle des manuscrits Bouhier et leur provenance, Dijon, Bibliothèque municipale,
1971.
Valérie GRESSEL
Conservateur à la Bibliothèque nationale de France
Ces lignes retracent une partie de l’aventure de Charles Nuitter qui, d’abord avocat puis
librettiste, est devenu le fondateur de la bibliothèque et des archives de l’Opéra 236 .
Le nom de Nuitter est l’anagramme de Truinet. Charles-Louis-Étienne Truinet est né à Paris
le 24 avril 1828 et y est mort le 23 février 1899. Il a choisi le pseudonyme de Nuitter pour signer ses
œuvres d’auteur dramatique.
Il devient avocat à la cour d’appel de Paris le 24 novembre 1849. Mais le jeune avocat des
années 1850 est passionné de théâtre. Il écrit des pièces et rédige aussi des arrangements ou des
traductions de livrets d’opéra, notamment pour Verdi et Wagner. On estime sa production théâtrale
à environ 500 titres, dont une centaine a été représentée. Il excelle dans la composition de courtes
pièces de type vaudeville, de livrets d’opérettes, en particulier pour Offenbach, et d’arguments de
ballets dont Coppélia, mis en musique par Léo Delibes.
Mais Nuitter a aussi consacré quarante années de sa vie à la bibliothèque et aux archives de
l’Opéra. L’histoire de la fondation et de l’installation de cette bibliothèque s’articule autour des
différents lieux occupés ou convoités pour elle : la salle Lepeletier (ancien bâtiment de l’Opéra
avant celui de Charles Garnier) ; le pavillon Est du nouvel Opéra et enfin le pavillon Ouest.
Les archives de l’Opéra sont constituées d’une part de documents relatifs à l’administration
du théâtre, d’autre part, des partitions du répertoire depuis Pomone de Cambert, représenté en 1671.
Au cours du temps, ces archives ont été déposées dans divers lieux : dans les locaux de
l’Opéra ou dans des magasins extérieurs. À partir des années 1830, les archives administratives
étaient entassées dans un grenier de la salle Lepeletier tandis que les partitions étaient déposées
dans ce même grenier, dans le bureau de la copie ou encore dans une ancienne cuisine du bâtiment.
Il n’existait pas de bibliothèque et le fonds d’archives était dans un presque total état d’abandon.
236
Pour plus de détails sur la vie et l’œuvre de Charles Nuitter on consultera : Valérie GRESSEL, Charles Nuitter : des scènes
parisiennes à la Bibliothèque de l’Opéra, Hildesheim, Georg Olms, 2002 ; Richard et Cosima Wagner-Charles Nuitter :
correspondance réunie et annotée par Peter Jost, Romain Feist et Philippe Reynal, Sprimont, Pierre Mardaga, 2002 ;
Nicole WILD, « Le théâtre lyrique français du XIXe siècle dans les collections de la Bibliothèque de l’Opéra », Paul
PRÉVOST (dir.), Le théâtre lyrique en France au XIXe siècle, Metz, éd. Serpenoise, 1995, p. 279-295.
Nuitter a découvert ce fonds vers 1859, probablement un peu par hasard, en parcourant les
couloirs de l’Opéra, et décide très rapidement de s’en occuper. Ayant constaté l’état des collections,
il va suivre quatre principaux objectifs :
inventorier et classer les archives . son premier inventaire date de 1861 mais il
n’aura jamais le temps de tout terminer ;
compléter les collections, c’est-à-dire repérer les lacunes et chercher à les
combler, mais aussi créer en complément une bibliothèque théâtrale pour avoir
sur place des ouvrages de référence permettant de mieux utiliser les archives.
Pour cela, dès 1861, deux occasions s’offrent à lui : la vente d’une importante
collection de livres sur le théâtre par Joseph de Filippi et l’acquisition d’environ
900 livrets d’opéra auprès d’un ancien directeur du théâtre, Nestor Roqueplan. En
1861, la bibliothèque de l’Opéra compte 350 volumes ou brochures et 1076 fin
1862. L’accroissement annuel est ensuite de 300 titres par an en moyenne, pour
atteindre 7807 titres en 1882. Précisons que pour Nuitter, une bibliothèque
comporte tous types de documents et notamment une riche iconographie ;
organiser les fonds, préparer un règlement afin de gérer les collections, leur
reproduction, leur prêt ou leur conservation ;
installer les collections dans des locaux adaptés. À l’Opéra, rue Lepeletier,
Nuitter ne dispose que de quelques pièces trop petites. Cependant, une réflexion
est engagée dès 1861, au début des travaux de construction du nouvel Opéra par
Garnier. Un espace réservé à la bibliothèque et à la copie des partitions y est
prévu. Nuitter et le chef de la copie, Aimé-Ambroise Simon, sont consultés sur
l’organisation de ces futurs locaux.
Nuitter avance deux principaux arguments pour justifier son travail auprès de la direction de
l’Opéra et du ministère des Beaux-Arts dont il dépend : des archives en ordre sont nécessaires à la
direction du théâtre ; elles peuvent par ailleurs susciter des travaux de recherche sur l’Opéra et
l’histoire du théâtre en général, ce qui impliquera tôt ou tard une large ouverture au public.
mais se distinguera surtout par son absence. L’arrêté du 16 mai donne à Nuitter une plus grande
indépendance. Jusque-là, ses démarches administratives se faisaient au nom du directeur de l’Opéra.
Dorénavant, il va pouvoir s’adresser directement au ministère des Beaux-Arts.
Il demande l’attribution de documents issus du Dépôt légal aux ministères des Beaux-Arts et
de l’Instruction publique. Des milliers d’estampes arrivent de cette façon à l’Opéra.
Il suscite habilement des dons, notamment auprès de familles de compositeurs. Le fait que la
bibliothèque soit devenue un établissement officiel encourage les donateurs mais la personnalité de
Nuitter et le dialogue qu’il met en place à chacune de ses démarches sont aussi déterminants. Les
dons concernent tout type de documents ou d’objets, y compris un sarcophage égyptien ayant
contenu la momie d’une chanteuse.
Enfin, Nuitter va faire copier des documents repérés dans d’autres établissements mais dont
l’attribution à l’Opéra est refusée. Le cas le plus intéressant est celui des manuscrits de Beffara sur
l’histoire de l’Opéra conservés à l’Hôtel de ville. Le préfet de la Seine Haussmann a toujours refusé
de les faire transporter à l’Opéra. Dès 1862, Nuitter fait copier une partie de ces textes, dont
l’ensemble représente un volume considérable. Pendant la Commune, en mai 1871, l’Hôtel de ville
est détruit et les copies de la bibliothèque de l’Opéra deviennent des pièces uniques.
À partir de 1872, les archives commencent à être peu à peu déménagées et déposées au
nouvel Opéra. À l’automne 1873, ce transfert était loin d’être achevé. Les partitions étaient rangées
dans le bureau de la copie de la salle Lepeletier ; d’autres, en cours de répétition, étaient entreposées
dans le foyer des musiciens ou dans le cabinet du chef d’orchestre. Dans la nuit du 28 au 29 octobre
1873, un violent incendie détruit la salle Lepeletier. Pendant toute la nuit, Nuitter est aidé pour
sauver les archives. Par chance, le feu ne menace pas directement cette partie du bâtiment. N’ont été
brûlées que les parties séparées de quinze ouvrages dans le foyer des musiciens.
Les archives arrivent donc en catastrophe dans les locaux encore inachevés du nouvel
Opéra. Elles sont entreposées dans le pavillon Est, du côté de la rue Halévy. Ces installations sont
spacieuses : une vaste rotonde tapissée de bois, une galerie de 100 mètres de long et plusieurs
pièces, le tout situé au cinquième étage.
Il devient si difficile pour Nuitter de ranger et classer cette masse de documents qu’en
décembre 1873, une aide lui est enfin accordée. Étant donné qu’Ernest Reyer est toujours absent, le
compositeur Théodore de Lajarte est nommé à la bibliothèque pour procéder à l’inventaire et au
classement des partitions. Travaillant au milieu des ouvriers encore présents, Lajarte commence le
catalogue des partitions du répertoire de l’Opéra et le termine dès 1876, ce qui constitue un
véritable exploit. Ce catalogue couvre les années 1671 à 1876. Il recense non seulement les
ouvrages lyriques mais aussi les autres partitions présentes à l’Opéra. Il ne s’agit pas d’une simple
liste de titres. C’est une mine de renseignements les plus divers sur les œuvres inventoriées. Avec
Théodore de Lajarte, Nuitter a trouvé un bibliothécaire efficace, assidu et avec lequel il s’entend
parfaitement.
Les locaux du pavillon Est permettent une ouverture plus large des archives au public. Des
lecteurs, musicologues, hommes de lettres, etc. viennent déjà nombreux. Nuitter se rend disponible
pour chacun et ne ménage pas ses efforts pour les renseigner très précisément. Pourtant, la nouvelle
installation de la bibliothèque ne le satisfait pas pleinement. Située au cinquième étage, la salle de
lecture n’est pas facile d’accès. L’archiviste réfléchit au moyen d’accueillir le public dans de
meilleures conditions. Les événements vont lui fournir une occasion exceptionnelle qu’il saura
saisir avec autant d’habileté que de détermination.
musique et partitions. Par la suite, la bibliothèque de l’Opéra voit ses collections s’enrichir. Des
échanges ont lieu avec le Mobilier national en 1879 et 1880 et l’Opéra reçoit plus de mille dessins
de décors et de costumes des XVIIe et XVIIIe siècles. Cette exposition a été en outre une remarquable
mise en valeur de la bibliothèque et des archives.
L’exposition théâtrale ne s’est pas tenue dans le pavillon Ouest du nouvel Opéra. Mais
Nuitter, qui n’a pas abandonné son idée de transformer cet espace en bibliothèque, va développer
des trésors de patience et de diplomatie pour réaliser ses projets. Il doit résoudre deux principales
difficultés. En effet, Charles Garnier aurait préféré que ces locaux deviennent des salons pour le
chef de l’État, ce à quoi Nuitter répond : « Le salon impérial était réservé au souverain ; achevé sous
la République et devenu accessible à tout le monde, il n’aurait pas changé de destination. »
L’archiviste s’adresse directement à Sadi Carnot, alors rapporteur de la Commission du budget, et
deux rapports de cette commission proposant l’installation de la bibliothèque dans le pavillon Ouest
sont déposés en 1877. Enfin, Garnier, peu satisfait de la tournure des événements, attend juillet
1878 pour produire un devis et refuse de se plier aux intentions de Nuitter, à savoir installer un
musée dans la grande pièce circulaire du salon et aménager la bibliothèque dans la galerie attenante,
qui se trouve être la galerie du fumoir du théâtre. Nuitter insiste : son projet coûterait moins cher
que celui de l’architecte et une pièce circulaire n’est pas propice à l’installation d’un mobilier de
bibliothèque. Il réussit à obtenir un premier crédit en janvier 1878 et demande à Sadi Carnot de
venir visiter lui-même le pavillon Ouest en mars 1878.
Pendant dix mois, le ministère des Travaux publics, qui soutient Garnier, et celui de
l’Instruction publique et des Beaux-Arts, qui soutient Nuitter, vont se chamailler à ce sujet. Pendant
ce temps, Garnier en profite pour proposer des décorations somptueuses et trop onéreuses pour la
bibliothèque. Le dernier devis de l’architecte, qui se montre finalement moins gourmand, est
accepté en avril 1879. En mai, Auguste-Emmanuel Vaucorbeil, nouveau directeur de l’Opéra, prend
ses fonctions et demande d’urgence l’installation de la bibliothèque tandis qu’un deuxième crédit
est accordé. Les travaux peuvent commencer en 1879.
Malgré ses efforts, Nuitter n’a pas réussi à faire installer le musée dans le salon circulaire.
C’est là que sera aménagée la salle de lecture. Le musée occupera la galerie du fumoir, ce qui
posera des problèmes les soirs de fête, lorsque des fumeurs parviendront à s’y introduire. Mais
l’archiviste dispose à présent des locaux tant convoités. À l’occasion des travaux, un arrêté du
10 décembre 1881 portant sur le règlement de la bibliothèque et des archives les organise en trois
Le musée est inauguré en octobre 1881 dans la galerie prolongée par le « couloir des
maquettes ». La bibliothèque ouvre ses portes dans le pavillon Ouest le 2 mars 1882. Les horaires
d’ouverture sont prévus de 11 heures à 16 heures La nouvelle salle est appréciée et le public va
effectivement venir plus nombreux et plus diversifié.
L’installation dans le pavillon Ouest ne règle pas pour autant les difficultés liées au budget
trop restreint attribué à la bibliothèque. Une fois le personnel rémunéré et les frais d’entretien
déduits, il ne reste jamais assez pour l’acquisition de documents. Pourtant, les collections
s’enrichissent, Nuitter ayant pris la décision de compléter les ressources trop restreintes de la
bibliothèque et de payer lui-même bon nombre d’achats. Il appelle cela son « fonds personnel
d’insuffisance ». Il achètera, entre autres, un recueil de costumes par Boquet ou bien les archives de
l’Opéra-Comique de la salle Ventadour en mai 1879. Il ne parle de ces acquisitions qu’à quelques
proches comme Charles Garnier, qui décrit ainsi Nuitter dans Le Nouvel Opéra de Paris :
« Fonctionnaire accompli qui non seulement ne reçoit aucun traitement mais encore, paye largement
de ses deniers les curiosités qu’il empile à l’Opéra. »
Rome. Quatre missions seront effectuées par le librettiste et directeur de théâtre Camille du Locle
en 1881, 1882, 1884 et 1892. Les résultats sont irréguliers : des partitions intéressantes sont
repérées dans la bibliothèque des Barberini mais leur prêt sera toujours refusé. En octobre 1883,
Nuitter obtient la reproduction de peintures de Pompéi et des moulages de sculptures, mais il devra
utiliser son « fonds personnel d’insuffisance » pour acheter deux tableaux de Battaglioli provenant
de la collection personnelle du chanteur Farinelli.
Depuis que la bibliothèque est installée dans le pavillon Ouest, les occasions de mieux faire
connaître les collections sont plus fréquentes et diversifiées.
Une grande exposition sur le centenaire du Don Juan de Mozart a lieu en octobre 1887 dans
la galerie du musée. À cette occasion, Pauline Viardot accepte de prêter la partition autographe de
l’œuvre. La bibliothèque participe aussi à l’Exposition universelle de 1889 avec le même succès
qu’en 1878.
Les visites de la bibliothèque deviennent courantes et Nuitter participe avec Charles Garnier
à une conférence très applaudie sur les théâtres parisiens en mars 1887. Les propos de l’archiviste et
de l’architecte étaient illustrées par des projections de reproductions photographiques.
Nuitter publie des articles très documentés, notamment dans La Chronique musicale, ainsi
que deux ouvrages : Le Nouvel Opéra en 1875, qui est une présentation aussi minutieuse que
vivante du bâtiment et un hommage à Garnier et Les Origines de l’Opéra français en 1886, en
collaboration avec Ernest Thoinan, dans lequel la démarche scientifique rigoureuse des auteurs est
particulièrement remarquée.
Plus généralement, l’archiviste encourage la recherche en histoire de la musique et du
théâtre. Il conseille la publication de documents afin d’en conserver une trace en cas de sinistre et
préconise des études précises, méthodiques, utilisant des sources variées.
Comme on peut le remarquer, Nuitter n’est pas un archiviste enfermé dans ses collections.
Certes, c’est un érudit dans son domaine et il consacre beaucoup de temps aux fonds dont il a la
charge. Mais il est aussi soucieux de mettre les collections à la disposition de ceux qui en ont besoin
et de présenter ces richesses à un public plus large, par exemple dans des expositions. En cela, on
peut dire que sa conception du métier de bibliothécaire est très actuelle.
Christian Garnier (son fils), en août et septembre 1898. Dans la nuit du 19 au 20 février 1899, il est
victime d’une congestion cérébrale et s’éteint le 23 février. Curieusement, Félix Faure est lui-même
décédé peu avant, le 16 février, et ses funérailles ont lieu le 23 février. Nuitter a eu le temps
d’apprendre la disparition de Félix Faure mais a-t-il été rassuré pour autant ? Dès 1895, il avait
choisi son successeur, le collectionneur et musicologue Charles Malherbe, qui le remplace aussitôt à
l’Opéra.
Anne BÉROUJON
Professeur agrégée, ATER à l’université de Lyon II, doctorante
« L’existence du collectionneur est régie par une tension dialectique entre les pôles de
l’ordre et du désordre. »
Walter BENJAMIN 237
La question des classements et des classifications à l’époque moderne a déjà été abordée par
les bibliothécaires et les historiens du livre, dans des travaux portant sur les pères de la science des
bibliothèques 238 , sur l’évolution des taxinomies jusqu’à l’adoption du système dit « des libraires de
Paris 239 », ou encore sur le classement de quelques grandes collections 240 . Ces études ont montré
e
qu’au XVII siècle, au moment où naît la « science » des bibliothèques, les taxinomies sont guidées
par la volonté d’établir un ordre rassemblant tout le savoir existant, tout en étant soucieuses de sa
traduction physique dans l’espace. Les traités de « bibliothéconomie », de Gabriel Naudé à Claude
Clément, Dom Luc d’Achéry ou Jean Garnier, et de leurs précurseurs comme Antoine du Verdier,
montrent une sensibilité certaine à la correspondance entre le système raisonné de classes d’objets
et le mode de rangement adopté 241 : d’où des conseils pour opérer des choix de livres dans les
classes définies. C’est donc surtout sous l’angle des nomenclatures que le rapport entre classement
et classifications a été étudié.
Je voudrais ici au contraire interroger la réalité topographique des bibliothèques de simples
particuliers, pour pouvoir cerner des pratiques de classement 242 , et comprendre le rapport entre
classements (matériels) et classifications (relevant d’un ordre intellectuel) 243 . J’ai donc cherché, à
237
Walter BENJAMIN, Je déballe ma bibliothèque. Une pratique de collection, Paris, Rivages poche, 2000 pour la traduction
française, p. 42.
238
Pour une vue exhaustive des « inventeurs » des classifications, Alfredo SERRAI, Le classificazioni. Idee e materiali per una
teoria e per una storia, Firenze, Olschski, 1977.
239
Entre autres articles, celui de Louis DESGRAVES, « Naissance de la “science” des bibliothèques », Revue française
d’histoire du livre, n°70-71, 1991, p. 3-30, celui de Claude JOLLY, « Naissance de la “science” des bibliothèques », in
Histoire des bibliothèques françaises, t. 2, Paris, Promodis, 1988, p. 381-385, et celui de David MCKITTERICK, « La
bibliothèque comme interaction : la lecture et le langage de la bibliographie », in Le pouvoir des bibliothèques. La
mémoire des livres en Occident, Paris, Albin Michel, 1996, p. 107-120.
240
Récemment paru, de Yann SORDET, L’Amour des livres au siècle des lumières. Pierre Adamoli et ses collections, Paris,
École des chartes, 2001 (« Organisation matérielle, cadre mobilier et décor du cabinet », p. 102).
241
Voir Roger CHARTIER, « Bibliothèques sans murs », in Culture écrite et société. L’ordre des livres (XVIe-XVIIIe siècles),
Paris, Albin Michel, 1996, p. 107-131.
242
Une telle étude a été menée pour l’époque médiévale, par Donatella Nebbiai-Dalla Guarda, mais surtout à partir des
bibliothèques monastiques (« Classifications et classements », in Claude JOLLY (dir.), Histoire des bibliothèques
françaises, t. 1, Paris, Promodis, 1988, p. 373-393).
243
De cette distinction, Piero INNOCENTI a rendu compte : « collocazione » désigne l’ordre physique des livres (« cioè
sistemazione fisica dei libri all’interno di uno spazio », « c’est-à-dire le rangement physique des livres à l’intérieur d’un
partir d’un corpus de bibliothèques lyonnaises du XVIIe siècle, à repérer des régularités, à distinguer
quelques traits saillants, et ce, en l’absence de bibliothécaire donc de gestionnaire professionnel.
Les collectionneurs sont-ils sensibles au postulat selon lequel un ordre doit présider à la constitution
de toute bibliothèque, comme l’exprime le savant jésuite Claude-François Ménestrier, auteur d’une
Bibliothèque curieuse et instructive : « Comme l’ordre & la méthode sont les voyes les plus aisées
pour s’instruire & pour apprendre solidement ce que l’on desire de sçavoir, & qu’il n’est point de
Bibliotheque qui ne demande un arrangement de livres selon les facultez, pour les trouver d’abord,
quand on a besoin de les consulter, il est important de marquer ici l’ordre que l’on tiendra pour
rendre cette bibliothèque instructive 244 » ?
L’idée est d’appréhender des classements, ou des combinaisons de classements, et d’en
inférer des hypothèses sur des usages et des systèmes, à partir des descriptions matérielles de livres
qui figurent dans les inventaires après décès 245 . La source présente l’avantage de figer les objets en
l’état où ils étaient à la mort du défunt, puisqu’on appose des scellés sur la porte du ou des
domiciles, en attendant que le personnel de la sénéchaussée vienne inventorier les biens ; elle
permet aussi de les restituer dans leur environnement. Contrairement aux catalogues, qui ne
renvoient pas forcément au rangement matériel, les inventaires autorisent l’appréhension de la
réalité topographique de l’ordre des ouvrages.
Une série de questionnements organise mon propos : les volumes sont-ils regroupés en un
même endroit, et, si tel n’est pas le cas, quelles dispositions peut-on observer ? À l’intérieur de la
bibliothèque, la succession des ouvrages obéit-elle à certaines règles de classement, qui
dépasseraient les clivages sociaux, professionnels, sexuels 246 ? Peut-on aboutir à une typologie ou
du moins repérer des régularités, qui répondraient ou non aux normes édictées par les manuels de
bibliothéconomie ?
espace »), tandis que « ordinamento » signifie leur ordre conceptuel (« cioè tassonomia, cioè classificazione », « c’est-à-
dire la taxinomie, la classification »), dans « Collocazione materiale et ordinamento concettuale in biblioteche pre-
moderne », in Libri, tipografi, biblioteche : ricerche storiche dedicate a Luigi Balsamo, t. 2, Florence, Olschski, 1997,
p. 505-532 (cit. p. 508).
244
Claude-François MÉNESTRIER (S.J.), Bibliotheque curieuse et instructive de divers ouvrages anciens & modernes de
litterature & des arts…, 2 tomes, Trévoux, chez Etienne Ganeau, 1704 (t. 1, p. 116).
245
Cette source, utilisée massivement par les historiens du livre (notamment A. LABARRE, Le Livre dans la vie amiénoise du
seizième siècle. L’enseignement des inventaires après décès, 1503-1576, Paris-Louvain, Éditions Nauwelaerts, 1971 ; Jean
QUÉNIART, Culture et société urbaines dans la France de l’ouest au XVIIIe siècle, Paris, Klincksieck, 1978 ; Michel
MARION, Recherches sur les bibliothèques privées à Paris au milieu du XVIIIe siècle, Paris, Bibliothèque Nationale, 1978)
pour repérer la présence d’ouvrages dans les habitations et la corréler à l’état social, à la profession, à la fortune ou au
sexe, a la spécificité d’être établie à Lyon par la Sénéchaussée. On connaît bien ses limites : oubli des livres et périodiques
de peu de prix, sous-estimation de la valeur des biens, imprécision du titre des livres, absence d’équivalence entre
possession et lecture... Mais l’approche choisie rend ces filtrages caducs, pour poser d’autres problèmes, abordés plus loin.
246
Roger Chartier écrit ainsi que « les modèles culturels, comme les objets ou les textes, peuvent être partagés par-delà les
différences de condition » (Culture écrite et société, op. cit., p. 12).
Classements et déclassements
Le dépouillement de 662 inventaires après décès entre 1615 et 1700 a permis de retrouver
70 bibliothèques lyonnaises, qui, pour la plupart (41), ont fait l’objet d’une expertise par un libraire,
plus rarement par un imprimeur. On entend ici par « bibliothèque » tout ensemble de plus de 50
volumes : le seuil minimal choisi est bas, car il s’agit de cibler des catégories sociales très diverses.
Aucune ne dépasse 2500 volumes : on a donc affaire à de petits et moyens ensembles, compris pour
la moitié d’entre eux (37) entre 100 et 500 volumes. Quelques-uns de ces Lyonnais sont des
bibliophiles connus, comme le seigneur de Liergues Gaspard de Monconys 247 ou le marchand
Alexandre Mey. Mais la plupart ne sont mentionnés par aucun armorial 248 , par aucune étude sur les
bibliophiles locaux : les collections les plus célèbres de Lyon, celles qui sont décrites par les érudits
e
du XIX siècle 249 , celles de l’archevêque Camille de Neuville ou du médecin Henri Gras, ont été
laissées de côté car elles n’appartiennent déjà plus, en raison de leur taille, aux petites et moyennes
bibliothèques identifiées.
Les possesseurs de livres sont plus unifiés sexuellement que socialement. Le monde retrouvé
est ainsi masculin (66 inventaires d’hommes) bien plus que féminin (4 de femmes 250 ), tandis que le
haut (6) et bas (5) clergé, la noblesse (17), la judicature (15), le commerce (13), voire l’artisanat (4)
sont représentés, même si les plus volumineux ensembles sont aux mains des élites sociales et des
professionnels de l’écrit (clercs et juristes), plus que des élites de la fortune (avec 211 livres de
biens mobiliers – hors bibliothèque –, et fort peu de titres de créance ou de valeurs immobilières, le
prêtre de Saint-Nizier Benoît Guillet 251 possède 1800 volumes).
Taille de la
entre 50 de 100 à de 200 à de 500 à de 1000 à de 1500 à
bibliothèque (en
et 99 199 499 999 1499 2500
nombre de volumes)
État social
clergé 3 2 1 1 2 2
haut clergé 2 1 1 1 1
bas clergé 1 2 1 1
noblesse 2 3 7 3 1 1
écuyer 1 2 1
247
Son cabinet est cité par Louis JACOB dans son Traité des plus belles bibliothèques de France publié en 1655.
248
Notamment pas par celui de J. BAUDRIER, W. POIDEBARD, L. GALLE, Armorial des bibliophiles de Lyonnais, Forez,
Beaujolais et Dombes, Lyon, Société des bibliophiles lyonnais, 1907.
249
Comme Léopold NIEPCE, Les bibliothèques anciennes et modernes de Lyon, Lyon-Genève-Bâle, Henri Georg, 1876.
250
Sur ces quatre femmes, trois sont veuves et ont probablement hérité de la bibliothèque de leur mari. Les femmes, de
manière générale, possèdent des ouvrages (entre 1695 et 1699 elles sont 40 % – 25 sur 63 – à posséder au moins un
volume), mais elles en détiennent trop peu pour apparaître en nombre ici.
251
Arch. Dép. Rhône, BP 2035, 20 janvier 1696, inventaire après décès de Benoît Guillet.
offices 1 2 5 2 1 1
cloche 1
tiers 11 12 11 3 1 0
juristes 4 3 7 1
marchands 1 6 3 2 1
médecins 1 2
commis 2 1
artisans 3 1
indéterminés 3 1
Cette population socialement différenciée est susceptible d’avoir subi des influences
communes : une formation au collège jésuite de la Trinité où enseignent des professeurs de renom,
qui sont aussi pour certains bibliothécaires (Jean Columbi, Claude-François Ménestrier déjà cité,
Dominique de Colonia 252 ), une fréquentation assidue, au moins pour ceux qui n’ont pas hérité de
leur bibliothèque, des boutiques de libraires (ainsi Alexandre Orlandini devait être en contact
fréquent avec le monde de la librairie, puisque les imprimeurs Michel Tallebard et Michel Lietard
qui expertisent ses livres refusent d’être payés pour leur travail, en vertu de leur « amitié pour ledit
défunt 253 »).
On peut tout d’abord interroger les lieux du rangement, pour connaître les pratiques de
rassemblement et de dispersion des volumes.
Le tableau du nombre de pièces où l’on range des livres montre que la moitié des
possesseurs disperse leurs livres dans plusieurs pièces. Plus les ouvrages sont nombreux, plus les
dispositions se complexifient. Il n’est pourtant pas nécessaire d’avoir des centaines de volumes pour
les essaimer dans sa demeure : le procureur Jean-Claude Boucher éparpille ses cinquante volumes
dans quatre pièces (dans son cabinet à côté de l’étude, dans la cuisine et dans deux autres
chambres).
252
Sur les bibliothèques jésuites, Paul MECH, « Les bibliothèques de la Compagnie de Jésus », in Histoire des bibliothèques
françaises, t. 2, op. cit., p. 57-62 ; sur les jésuites lyonnais, Stéphane VAN DAMME, La Cité jésuite. Savoirs, culture écrite
et sociabilité urbaine à Lyon (XVIIe-XVIIIe siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 2003.
253
Arch. Dép. Rhône, BP 1931, 3 mai 1658, inventaire après décès d’Alexandre Orlandini.
Taille de la
bibliothèque entre 50 et de 100 à de 200 à de 500 à de 1000 à
total
(en nombre 99 199 499 999 2500
de volumes)
1 pièce 13 9 8 1 2 33
2 2 7 5 2 1 17
3 2 2 2 2 2 10
4 1 1 1 1 4
5 et plus 2 2
indéterminé 1 1 1 1 4
Il reste que la plupart des ouvrages sont en général rassemblés. C’est ce qu’on observe en
prenant en compte cette fois le nombre de volumes placés loin du lieu principal des livres. 46
inventaires sur 58 notent que les livres sont réunis en un emplacement unique, ou que quelques-uns
sont situés hors de cet emplacement, mais dans une proportion non significative (moins de 5 % de
l’ensemble des volumes).
Rares sont les détenteurs qui dérogent à la règle et répartissent à peu près équitablement
leurs livres dans l’ensemble des pièces, comme César Deville, chanoine de Saint-Just, qui dispose
dans trois pièces 311, 162 et 529 volumes 254 .
Les pièces de rangement des livres sont souvent des « chambres » (48 inventaires), terme
indifférencié pouvant désigner aussi bien un bouge qu’une pièce de réception. Sont également
254
Arch. Dép. Rhône, BP 1988, 28 octobre 1684, inventaire après décès de César Deville.
mentionnés le cabinet (29 inventaires), la cuisine (8), la chapelle (7), le grenier (4). Dans un cas, le
lieu du rangement est particulièrement insolite : Mathieu de Bullioud conservait deux cents volumes
reliés, soit la majeure partie de ses livres, dans le tonneau d’un tenailler (cave où l’on fait le vin).
On sait que les tonneaux servaient aux libraires pour le transport de livres en feuilles (c’est-à-dire
non reliés), mais une fois reliés, ils n’y étaient en général plus remis. Les titres des ouvrages de
l’écuyer ne sont pas notés, c’est un indice supplémentaire pour penser que l’on touche ici à la
réalité, toujours fuyante, de la contrefaçon ou du livre interdit 255 .
Les ouvrages sont enfermés dans des meubles qui comportent pour la plupart plusieurs
serrures : garde-robes (15), cabinets (13), coffres (11), armoires (9) ou buffets (4). Deux meubles
spécialement destinés à recevoir les livres apparaissent : les tablettes sont mentionnées dans
13 inventaires, et pour 8 collections 256 , dont la moindre comprend 81 volumes, le terme de
« bibliothèque » est employé. Il peut désigner la pièce ou le meuble, qui se présente chez Nicolas de
Bollioud Gerinet comme entouré d’un grand rideau de taffetas rayé pour couvrir les vitres et de six
petits rideaux cachant les livres eux-mêmes, retenus par des tringles (le meuble est évalué
18 livres), tandis que sur les tablettes, des figurines de plâtre côtoient les volumes. La
« bibliothèque » n’est toutefois pas encore nettement différenciée des autres meubles par le
personnel de la sénéchaussée : dans l’inventaire de Jeanne Laguille, la « bibliothèque », située dans
le cabinet également appelé vestibule, devient successivement une armoire, des tablettes et une
garde-robe 257 .
Le regroupement des livres n’exclut pas, on l’a vu, des emplacements distincts, séparés,
pour un ou plusieurs volumes. Ce traitement spécifique obéit-il à une logique ? Plutôt qu’une
255
Sur les pratiques des contrefacteurs, Anne BÉROUJON, « Les réseaux de la contrefaçon du livre à Lyon dans la deuxième
moitié du XVIIe siècle », Histoire et civilisation du livre, n°2, 2006, p. 85-111.
256
Le total des meubles enfermant des livres excède le nombre d’inventaires puisque les livres ne sont pas toujours regroupés.
257
Arch. Dép. Rhône, BP 1999, 4 août 1687, inventaire après décès de Jeanne Laguille.
dispersion désordonnée et incompréhensible 258 , ne peut-on voir là une organisation, une manière de
sélectionner un certain nombre d’ouvrages ? Par rapport à l’ensemble homogène que forme une
bibliothèque, il y aurait alors déclassement, au sens où les volumes séparés, dont on pense qu’ils
n’ont pas leur place dans cette série, se voient conférer un statut à part, et sont rattachés à une autre
série d’objets hétérogènes.
Les déclassements
La plupart des volumes isolés, peut-être momentanément, peut-être définitivement, sont des
livres religieux : ils relèvent de la littérature hagiographique (14 vies de saints sont rangées à part du
gros des ouvrages dans 12 inventaires), de la liturgie (9 inventaires), du livre d’heures (6), de
l’Écriture Sainte (4).
Les missels sont toujours entreposés dans la chapelle (9 inventaires sur 70), avec des
vêtements et des objets liturgiques, chasubles, aubes, corporaux, tableaux et images pieuses, pour
les messes privées qui se tiennent au domaine. Les livres d’heures, ces livres de prières portatifs,
précieux, aux couvertures dorées ou de chagrin, avec des attaches d’argent ou de laiton, parfois
garnis de croix et d’agrafes de cuivre, surtout possédés par des femmes (3 concernées sur les 4 de
notre étude), sont placés à part dans 6 inventaires. Ils se retrouvent alors dans les lieux intimes (les
cassettes, coffres, sacs de velours, parfois environnés d’habits et d’étoffes précieuses). Jacques
Duqueau, pâtissier, les range dans la même pièce que ses cent volumes, mais pas dans le cabinet où
ceux-ci sont enfermés : avec des chapelets et quelques « nippes » dans le tiroir (layette) d’une
garde-robe 259 . On peut penser que le pâtissier les sortait au moment de la prière, égrenant ses
chapelets pendant leur lecture. Les bibles enfin sont placées par trois possesseurs dans leur cuisine,
lieu également utilisé pour déposer les vies de saints.
L’isolement des vies de saints (dans toutes leurs déclinaisons : abrégé, fleur, famille sainte)
concerne davantage d’inventaires (12). Ces ouvrages, destinés à célébrer la mémoire de plusieurs
saints (saints de l’Ancien Testament, saints bénédictins, saints du calendrier… : les titres notés par
le greffier ne sont pas plus explicites), dont « le statut naturel, immédiat, compense la rude violence
258
Idée notamment retenue par Michel MARION, qui écrit : « Il ne faut pas se faire d’illusions : la plupart des gens entrant dans
la catégorie des possesseurs de livres les entreposent n’importe comment. Les endroits où l’on rencontre les livres sont
généralement assez variés. Cela va de la pièce-bibliothèque à la cuisine » (Recherches sur les bibliothèques privées à
Paris au milieu du XVIIIe siècle (1750-1759), Paris, Bibliothèque Nationale, 1978, p. 124). De même, Paul-Marie
GRINEVALD : « Le livre est rangé un peu partout, sans ordre, aussi bien dans une armoire au milieu du linge […], dans un
coffre […] ou dans un meuble spécial » (« Les bibliothèques à Besançon au XVIIIe siècle », Revue française d’histoire du
livre, n°56, juillet-août-septembre 1987, p. 327-354 (cit. p. 341).
259
Arch. Dép. Rhône, 3E3160, notaire Brun, 21 mai 1681, description de meubles, papiers et effets de Jacques Ducqueau.
théorique du dogme trinitaire si rarement compris des fidèles », écrit Alain Boureau 260 , sont un
genre éditorial particulièrement florissant au XVIIe siècle 261 .
Les vies de saints ont dès le Moyen Âge une place réservée : elles sont déposées dans le
trésor des monastères médiévaux, avec les reliques, loin de la bibliothèque 262 . Dans les institutions
charitables de Lyon, à l’époque moderne, certaines sont conservées dans le réfectoire : à l’hôpital de
la Charité, en 1695, on passe commande d’une vie de saints pour aller garnir le réfectoire des
filles 263 . Dans les douze inventaires de notre étude, les vies, reliées, souvent de grand format, d’un
coût non négligeable (entre 10 sous et 3 livres), sont disposées en majorité dans la cuisine, soit à
l’intérieur d’une garde-robe, d’un dressoir à vaisselle ou encore d’un buffet, avec les batteries de
vaisselle, le linge de table (serviettes, essuie-mains, nappes), le linge de corps, soit à l’air libre,
aucun contenant n’étant précisé dans trois cas. On peut émettre l’hypothèse d’une lecture collective,
à haute voix, dans la cuisine même : lecture commune de la famille, à laquelle peuvent être associés
les domestiques. Dans son autobiographie, Pierre-Jean Grosley, retraçant son enfance dans le
e
baillage de Troyes au début du XVIII siècle, raconte que sa vieille servante jouait aussi le rôle
d’institutrice et l’écoutait lire chaque soir les Figures de la Bible, la vie des saints, et celle des saints
du diocèse 264 . Une lecture dévote peut-être fréquente, « intensive 265 », si l’on en croit les quelques
mentions accolées par le greffier à sa description (« en partie rompue » chez Louis Rousselet de
Roville 266 , « usée » chez le tireur d’or François Josserand 267 ou chez Marguerite Musnard 268 ), voire
quotidienne : c’est en tout cas la visée que poursuit explicitement Nicolas Fontaine, auteur de La
Vie des saints pour tous les jours de l’année (« Que les fidèles eussent chaque jour un nouvel objet
qui peut ranimer leur piété, & renouveler leurs bons désirs 269 »). Dans cet ouvrage, chaque jour est
dédié au saint dont la fête est commémorée et, nettement séparée de la fête suivante (par des signes
typographiques, espacements et tiret), chaque biographie, qui occupe en général moins de dix
pages, se termine par une courte réflexion sur les vertus singulières du saint, sorte de conclusion
260
Alain BOUREAU, « Adorations et dévorations franciscaines. Enjeux et usages des livrets hagiographiques », in Roger
Chartier (dir.), Les Usages de l’imprimé, Paris, Fayard, 1987, p. 25-81 (cit. p. 31).
261
Sur la production hagiographique au XVIIe siècle en France, Henri-Jean MARTIN, Livre, pouvoirs, et société à Paris au
e
XVII siècle (1598-1701), Genève, Droz, 1969, p. 91 et 1070.
262
Alain BOUREAU, art. cit., p. 32.
263
Archives Hospitalières de Lyon, Archives de la Charité, E 69, 21 novembre 1695, p. 188 : lors de la visite générale, est
commandée une vie de saints en deux tomes pour le réfectoire des Thérèse.
264
Pierre-Jean GROSLEY, Vie de Grosley, écrite par lui-même, Paris, 1787.
265
La notion de « lecture intensive » (« intensive Lektüre ») a été définie par Rolf ENGELSING, dans sa démonstration d’une
révolution des pratiques de lecture (« Leserevolution ») dans la seconde moitié du XVIIIe siècle en Allemagne, comme une
lecture révérentielle et respectueuse, centrée sur quelques ouvrages, tandis que la « lecture extensive », moins sacralisante,
est centrée sur un grand nombre de textes qu’elle consomme avec plus de négligence (Der Bürger als Leser.
Lesergeschichte in Deutschland, 1500-1800, Stuttgart, J.-B. Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1974).
266
Arch. Dép. Rhône, BP 1885, 11 octobre 1683, inventaire après décès de Messire Louis de Rousselet de Roville.
267
Arch. Dép. Rhône, BP 2042, 4 juin 1699, inventaire après décès de François Josserand.
268
Arch. Dép. Rhône, BP 2042, 17 juillet 1699, inventaire après décès de Marguerite Musnard.
269
Nicolas FONTAINE, préface de La Vie des saints pour tous les jours de l’année. Tirée des meilleurs & des plus fidelles
auteurs. Avec des réflexions chrestiennes sur la vie de chaque saint, 4 tomes, t. 1, Lyon, 1684.
provisoire – l’ouvrage peut être abandonné. Il est aussi possible que la vie ne soit guère lue, que sa
seule présence soit efficace : son usage est alors moins d’édifier que de sacraliser le lieu où il est
placé. Alain Boureau a ainsi montré que le recueil de miracles à l’époque médiévale, lu ou
seulement manipulé, produit à nouveau ce qui le constitue : l’efficacité surnaturelle. Le livre peut
alors servir de protection au foyer, placé dans un lieu de regroupement, et s’apparenter à « l’objet de
culte, possédé communautairement et doté d’un pouvoir sacré 270 ». On peut encore supposer
d’autres usages réguliers : la vie de saints servirait de livre des premiers déchiffrements (dans un
cas, il est d’ailleurs placé dans la chambre des mineurs 271 ), remplacerait l’almanach dans le cas où
elle reprend les fêtes des saints jour après jour.
Il faut enfin évoquer des usages circonstanciés, où le livre est utilisé pour des besoins précis.
Ainsi Jean Mellier 272 , prêtre à Saint-Nizier, qui meurt dans sa cuisine (il y couchait depuis le début
de sa maladie, comme nous l’apprend sa servante au cours de l’inventaire), a comme seul secours
livresque proche, une Fleur de la vie des saints (les 116 livres restants sont placés dans son
cabinet). On peut penser qu’il avait déplacé l’ouvrage au début de sa maladie pour l’avoir à portée
de main et l’utilisait comme une préparation à la mort (Albrecht Burkardt a montré que les vies de
saints peuvent être considérées comme un genre parallèle aux arts de mourir 273 ). Il en attendait
peut-être également un réconfort, celui d’une guérison miraculeuse (le livre thaumaturge),
« [l’espoir] de pouvoir regagner la vie par l’assistance des saints 274 ».
Classements et classifications
270
Alain BOUREAU, art. cit., p. 25 sq.
271
Arch. Dép. Rhône, BP 1920, 29 octobre 1649, inventaire après décès de Gaspard Jaquet.
272
Arch. Dép. Rhône, BP 1973, 12 décembre 1679, inventaire après décès de Jean Mellier.
273
Albrecht BURKARDT, « Reconnaissance et dévotion : les vies de saints et leurs lectures au début du XVIIe siècle à travers les
procès de canonisation », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 43-2, 1996, p. 214-233.
274
ID., Ibid., p. 232. Albrecht Burkard montre, d’après les récits de miracles, que la volonté de guérir en lisant ou en se faisant
lire une vie de saint est au moins aussi importante que celle de souffrir son mal pour l’amour de Dieu : « Dans tous ces
récits résumant la souffrance s’énonce un même désir de recouvrer la santé » (Ibid., p. 231).
275
Partage qu’avait déjà pu souligner Geneviève HASENOHR à propos d’autres livres dans « L’essor des bibliothèques privées
aux XIVe et XVe siècles », in Claude Jolly (dir.), Histoire des bibliothèques françaises, t. 1, op. cit., p. 215-263.
Des reclassements ?
Les libraires appelés ont davantage le loisir de déclasser, voire de reclasser les livres : ils
travaillent dans la pièce même, rassemblant le gros des ouvrages pendant un certain temps (entre un
et trois jours), rendant souvent leur description sur un catalogue à part qui est ajouté à l’inventaire.
Néanmoins, il est probable qu’ils n’usent de cette liberté que partiellement. D’abord parce qu’il
serait trop long de reclasser de volumineuses bibliothèques, ensuite parce qu’il est plus facile
d’inventorier les livres en suivant le classement originel. Ces remarques qui relèvent d’une logique
élémentaire peuvent être confirmées par une expérimentation, consistant à étudier plusieurs
descriptions d’un même libraire : s’il procédait de manière systématique, en suivant un ordre qui lui
est propre, ou qui est propre au monde de la librairie, on devrait voir apparaître un cadre, une
structure de classement semblable d’une bibliothèque à une autre. Or il s’avère que ce n’est pas le
cas. Les neuf inventaires que réalise le libraire Charles Mathevet par exemple ne font pas apparaître
de cadre régulier : la description s’organise plutôt selon le format des volumes, mais pas toujours
(deux bibliothèques y échappent), tandis que certaines bibliothèques sont thématiquement très
cohérentes, d’autres pas du tout (Jeanne Laguille). De toute évidence, le libraire fait avec un ordre
qui lui préexiste, il hérite d’une structure, qu’il peut éventuellement modifier, mais dans des
proportions non significatives (ou du moins qui ne révèlent pas un classement systématique de sa
part). Cela est confirmé par l’étude précise d’un inventaire de Mathevet, celui de l’écuyer Louis
Rousselet de Roville : le libraire retranscrit un ordre qui, semble-t-il, lui a échappé, car il se
contente de relever des titres alors que l’écuyer a rangé certaines tablettes de livres par ordre
alphabétique de nom d’auteur 276 . Enfin, plusieurs libraires font référence à des mentions
topographiques montrant qu’ils suivent l’ordre du défunt 277 .
S’il n’y a pas reclassement systématique des livres, il peut en revanche y avoir reclassement
ponctuel, notamment pour regrouper les livres de prix, donc les grands formats ou les reliures
précieuses. Il est donc difficile d’affirmer que la succession des livres dans l’inventaire traduit la
succession des livres dans l’appartement telle qu’elle était à la mort de leur possesseur. Classements
et reclassements se superposent, sachant que la part du propriétaire dans l’ordre donné par
l’inventaire devait être grande. C’est pourquoi on se bornera à chercher non pas des systèmes mais
quelques tendances, quelques régularités.
Les régularités
Un préalable : bien peu de possesseurs ont des manuels sur les bibliothèques. Dix d’entre
eux seulement possèdent une Bibliothèque, et si l’on soustrait les bibliothèques spécialisées
(Bibliothèque du droit français, Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques de Blanchot) et les
grammaires (Bibliothèque universelle de Boyer), ils ne sont plus que deux à détenir une
bibliothèque au sens de catalogue ordonné de livres (Bibliothèque de La Croix du Maine,
Bibliothèque d’Antoine du Verdier). Mais le grand nombre de titres passés sous silence, outre la
possibilité de lire un livre sans l’acheter, ne permet pas de conclure à une méconnaissance des
principes d’organisation des bibliothèques, tels qu’ils se répandent à l’époque. On peut penser que
les possesseurs sont sensibles à la critique d’écrivains comme La Bruyère 278 , qui a immortalisé la
figure du « bibliomane 279 », ou encore de Ménestrier : « Je ne pus m’empêcher de rire, en voyant
dans une fameuse Bibliotheque, que celui qui en avoit soin n’ayant jamais connu ce Livre [De Jure
276
Année sainte du Barry
Controverse des arrêts de Belourdeau
Histoire générale des papes [Doglioni]
Privilège des habitants de Lyon [Edict du Roy, portant reglement pour la iuridiction Civile & criminelle… des foires de la
ville de Lyon... (Saint Germain en Laye, juillet 1669) – Vérifié en Parlement le 13 aoust 1669)]
Privilèges des foires de Lyon [Edit…]
Tableaux de la pénitence [Godeau]
Quinte Curse [Vaugelas]
Vertu des Païens [La Mothe le Vayer] (inventaire après décès de Louis Rousselet de Roville, Arch. Dép. Rhône, BP 1885,
11 octobre 1683).
277
On trouve ainsi chez Guillaume de Sève et Justinien Micollier la mention « l’un portant l’autre » (Arch. Dép. Rhône,
3E4431, Denuzière Ponthus, 9 décembre 1684 et Arch. Dép. Rhône, BP 1890, 14 septembre 1615, exp. par Prost), et chez
Jacques Estival, celle d’une « tablette à côté de la cheminée » (Arch. Dép. Rhône, BP 2021, 20 octobre 1693, exp. par
Cellier).
278
LA BRUYÈRE, « De la mode », Les Caractères, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, p. 336.
279
Sur les évolutions de la figure du bibliomane (terme diffusé par l’Encyclopédie), de Sénèque au XIXe siècle, voir Ugo
ROZZO, « Furor bibliographicus ovvero la bibliomania », in Libri, tipografi, biblioteche, op. cit., p. 441-461.
Pontificio de Jacques Gouthier] que par le titre de la Couverture, l’avoit rangé parmi les Livres du
Droit Canonique 280 . »
On peut donc tenter de déceler des classements, en s’appuyant sur les bibliothèques dont les
titres sont notés (32 décrites à plus de 40 % par leurs titres), en portant une attention particulière à
l’ordre alphabétique (des auteurs et des titres), aux formats et reliures, ainsi qu’aux thèmes ou
genres, et en étudiant le positionnement de quelques titres récurrents.
Le classement par format est omniprésent : 50 bibliothèques 281 sont inventoriées avant tout
selon ce mode.
280
Claude-François MÉNESTRIER (S.J.), op. cit., p. 72.
281
Le chiffre regroupe les bibliothèques classées à plus de 50 % par format.
282
Arch. Dép. Rhône, BP 2021, 20 octobre 1693, inventaire après décès de Jacques Estival.
Là où formats et titres sont notés, on s’aperçoit que le classement intellectuel peut perturber
le classement physique par format. C’est notamment le cas chez Jean-Pierre de Pradel où le livre in-
4° intitulé les Figures de la Bible vient rejoindre l’in-12° de l’Histoire de la Bible, la Vie de saint
Augustin (in-8°) l’Histoire sainte de Gautruche (in-12°), les Peintures sacrées de la Bible (in-12°)
se mélanger aux trente et un volumes de la Bible et des vies de saints (in-8°), Ludolphi in psalmos,
in-4° et l’un des rares ouvrages latins, grossir le rang des in-folio pour se placer à côté du
dictionnaire latin de Tachard. Jacques Estival, qui fait correspondre chaque tablette à un format,
perturbe la succession des livres d’histoire in-4° pour ajouter un in-8°, l’Histoire des Goths en latin,
probablement parce que la tablette des in-8° est destinée à regrouper les romans, la littérature, le
Mercure français et des récits de voyages. Et on pourrait allonger la liste : chez l’avocat Pierre
Drivon 285 , deux arrêts in-folio sont mêlés aux sept arrêts in-4° ; chez César Ferrari 286 , une bible in-
4° est estimée avec d’autres bibles in-folio... Il faut noter que les rares indications sur les reliures
des ouvrages renforcent l’idée selon laquelle le classement selon des critères d’ordre physique est
supplanté lorsque la logique du contenu est évidente : ainsi, chez Gaspard Jaquet, au milieu des
283
Les classes de Jean Garnier sont mentionnées par Claude JOLLY, art. cit., p. 383.
284
Arch. Dép. Rhône, BP 1897, 5 juin 1628, inventaire après décès d’Antoine Thorel.
285
Arch. Dép. Rhône, BP 1923, 22 octobre 1653, inventaire après décès de Pierre Drivon.
286
Arch. Mun. Lyon, FF 244, 22 avril 1663, estimation des biens de César Ferrari.
reliures de basane, voilà un catéchisme de Grenade couvert de parchemin et de carton qui suit les
Œuvres spirituelles du même Père de Grenade en basane rouge.
Enfin, à l’intérieur des formats, on repère une organisation des ouvrages selon leur sujet. Le
pragmatisme professionnel détermine très fortement, dans les métiers nécessitant l’usage fréquent
des livres, l’ordre de la bibliothèque. Clercs et juristes isolent les livres de la profession des autres.
On a là un des principes majeurs d’organisation de leurs livres. Les dix-sept bibliothèques de
juristes qui comprennent autour de 300 ou 400 volumes réunissent les livres de droit, au moins
grossièrement. Dans cinq inventaires, les instruments de travail sont regroupés : Corpus juris civilis,
Corpus juris canonici, le plus souvent en plusieurs volumes, auxquels la Bible peut être accolée
(trois cas). Suivent parfois les codes, arrêts, conférences, puis les sommes en plusieurs volumes
d’auteurs qui font autorité : Cujas, Chopin, Rebuffe, Duaren, Du Moulin, Gomez, Le Caron,
Bacquet... Un dictionnaire ou une œuvre d’un auteur ancien (Sénèque, Aristote) peut marquer la
transition avec les ouvrages non professionnels. Les religieux, de la même manière, rangent
ensemble leurs bibles, les Pères de l’Église (grecs et latins : Augustin – parfois isolé 287 –,
Ambroise, Cyprien, Basile, Chrysostome, Jérôme, Grégoire, Léon le grand), auxquels sont
mélangés les œuvres de théologiens comme Tertullien, Origène, Fulgence de Ruspe, Bernard,
Thomas…, œuvres lourdes, en plusieurs tomes, facilement repérables. La littérature hagiographique
ou l’histoire universelle (trois cas) peut remplacer la littérature patristique auprès des bibles. Le
reste a moins de régularité, même si la théologie scolastique et morale (Raynaud, Suarez,
Laymann…) ou la controverse janséniste (plus que protestante) font l’objet en général d’un pôle
important, notamment dans les grandes bibliothèques (Charmette de la Tour288 , de Launay,
Dervieu 289 , Guillet). La liturgie est inventoriée en général à la fin, avant la prisée d’ouvrages par
lots. En isolant les livres du métier, ces possesseurs de bibliothèques suivent les recommandations
de Ménestrier qui conseillait de placer dans les deux premières classes (sur les quinze qu’il
distingue) les « Livres d’usage et de service » (livres de prières, dictionnaires) et les « Livres de
secours » (livres de la profession). S’adressant à un « honnête homme » qui n’est déjà plus celui de
Pascal 290 , il est l’un des rares auteurs de traités sur les bibliothèques à élaborer une catégorie
spécifiquement destinée aux outils du métier.
287
Chez Michel Vautier, sieur de Launay (Arch. Dép. Rhône, BP 2044, 9 novembre 1700) et César Deville.
288
Arch. Dép. Rhône, BP 1894, 19 juin 1683, inventaire après décès de Nicolas Charmette de la Tour.
289
Arch. Dép. Rhône, BP 2033, 20 janvier 1695, inventaire après décès de Claude Dervieu.
290
Sur la question de « l’honnête homme » selon Ménestrier, Noemi HEPP, « Entre le siècle de l’honnête homme et le siècle
du philosophe : la Bibliothèque curieuse et instructive du P. Ménestrier », Revue française d’histoire du livre, n° 24,
juillet-août-septembre 1979, p. 737-745.
Outre ce classement thématique, il faut évoquer, même s’il est rare, un classement par ordre
alphabétique. On le retrouve chez Pierre Drivon où, à l’intérieur de chaque format, le classement
suit l’ordre alphabétique des noms d’auteurs (ou des prénoms, le juriste Charles Du Moulin étant
placé indifféremment dans les C et dans les D – ainsi que dans les M) ou des titres (pour les arrêts,
codes, corpus, conciles, décisions…, sans que cela n’ait rien de systématique puisque les Decisiones
de Boerius sont classées par le nom de leur auteur, à la lettre B). Pierre Drivon se révèle être une
exception : nul autre possesseur n’a organisé entièrement sa bibliothèque par ordre alphabétique de
noms d’auteurs ou de titres, et ils sont peu à utiliser l’ordre alphabétique comme principe de
classement. Cette position singulière peut s’expliquer par le fait que Pierre Drivon vient de
déménager sa bibliothèque et n’a pas encore eu le loisir de la déclasser. Il vient de prendre à louage
une maison appartenant à Charles d’Albepierre, mais comme le précise le greffier, il n’a eu avant de
mourir que le temps d’y transporter quelques effets, dont ses livres, sans y emménager vraiment :
« Le défunt avait pris à louage tous les membres de maison […] pour cinq années commençant à la
Saint-Jean-Baptiste dernier, auquel temps ledit défunt esperoit y venir habiter et a cest effect y avoit
faict porter ses livres et plusieurs meubles lesquels sont dans lesdits membres appartenant audit
291
Arch. Dép. Rhône, BP 1975, 28 août 1680, inventaire après décès de Jacques Fabry.
292
Arch. Dép. Rhône, BP 1981, 9 décembre 1682, inventaire après décès de Claude Chastagnier.
293
L’inventaire de ses papiers montre qu’elle sait lire et écrire, puisqu’elle reçoit et écrit des missives. Bien sûr le classement
de la bibliothèque peut être celui de son mari défunt.
294
Arch. Dép. Rhône, BP 1981, 11 août 1682, inventaire après décès de Gaspard de Montconys.
295
Arch. Dép. Rhône, BP 1976, 22 janvier 1681, inventaire après décès de Pierre Bouscault.
296
Même si dans ce cas, les deux ouvrages présentent également une proximité thématique : Jean Errard de BAR LE DUC,
Fortification démonstrée et réduicte en art par feu J. Errard de Bar Le Duc, Paris, 1620 (1re éd. à Francfort en 1604) ;
Daniel HEINSIUS, Histoire du Siège de Bolduc et de ce qui s’est passé ès Pais Bas Unis l’an 1629 faicte française du latin
de Dan. Heinsius, 1631, Lugd. Batav., Elzevire.
297
Arch. Dép. Rhône, BP 1943, 26 janvier 1665, inventaire après décès de Jean de Vincent.
traité de Pithou). Quant aux petits formats, ils suivent au début un classement thématique
rigoureux : liturgie et morale (6 titres), vies d’hommes célèbres et mémoires (15 titres), médecine-
alchimie (4 titres), histoire de pays étrangers (3 titres), qui devient par la suite plus confus. Un pôle
italien est identifiable dans les in-quarto (langue italienne, histoires par des auteurs italiens, Horace,
une histoire d’Italie, et non loin la Jérusalem du Tasse). En fait, la plus grande cohérence est celle
de titres génériques : « histoire de », « mémoire de », « tableau de ».
La difficulté de repérer des classements plus rigoureux, plus systématiques, que ceux qui ont
été évoqués, peut tenir au fait que la logique présidant à l’organisation des livres nous échappe, que
l’ordre initial a pu être bouleversé au moment de l’inventaire, mais peut-être plus simplement au fait
que ces purs classements sont rares. C’est ce que tendrait à montrer la présence d’ouvrages
matériellement distincts des autres. Ainsi chez Deville, le corpus canonique est « tout noir » (seule
mention de couleur de l’inventaire), les livres liturgiques (bréviaire et diurnal) sont de maroquin, le
reste est en parchemin. Chez Gaspard Jaquet, les couleurs rouges et vertes sont attribuées à 7 titres
sur les 103 volumes que compte sa bibliothèque : ce sont là encore les ouvrages indispensables au
métier – corpus, arrêts, ordonnances, opinions de droit –, un livre de spiritualité, les Œuvres de
Grenade, et un recueil de poésie. Lorsqu’il n’y a pas de livre professionnel, c’est le livre de piété
qui est physiquement différent des autres : chez le marchand Jacques Estival, la vie des saints,
placée entre les Œuvres de Ronsard et celles de Sénèque, est facilement reconnaissable à sa couleur
verte (« la vie des saints folio deux volumes paris basane verd », seule mention de couleur). Ces
marques devaient permettre l’identification rapide de certains volumes, ceux qui, peut-on penser,
étaient particulièrement utiles aux yeux de leurs possesseurs, ceux dont ils avaient un usage
fréquent. La couleur ou le type singulier de reliure serait ainsi moins une marque de classement
qu’une possibilité offerte à son propriétaire de déclasser.
Partir des descriptions matérielles d’ouvrages ne permet donc pas de retrouver des
classifications intellectuelles telles qu’elles sont exposées par Antoine du Verdier, le sieur de La
Croix du Maine, Gabriel Naudé, Claude Clément, Luc d’Achéry et d’autres. Mais très certainement
parce que le pragmatisme des possesseurs de bibliothèques, détenant un certain nombre de livres
utiles à leur métier, ne peut rencontrer l’universalité voulue par les auteurs de catalogues. Ces
bibliothèques sont-elles pour autant des « amas de livres », selon le mot de Naudé 298 , sans
cohérence aucune, « vaine parade […], ignorante ostentation » (La Mothe le Vayer 299 ) ? On relève
298
Gabriel NAUDÉ, Advis pour dresser sa bibliothèque, 1627, cité par Claude Jolly, art. cit., p. 381.
299
François de LA MOTHE LE VAYER, « Du moyen de dresser une bibliothèque d’une centaine de livres seulement », Œuvres,
Paris, 1654, p. 455.
pourtant des classements, combinés plutôt que simples. Mais hors la distinction livres de la
profession / livres non professionnels, hors le rangement par format, rien n’est systématique, sinon
dans deux bibliothèques, celles de Drivon et d’Estival. Or ils viennent d’installer leur bibliothèque.
Leur exemple permet-il de dire qu’une pratique usuelle consiste à faire un classement systématique
(ici par sujet ou alphabétique) lors du premier rangement, puis à laisser s’installer un certain
désordre ? Le dessein taxinomique tournerait court à l’usage, avec le bricolage du quotidien. Et au
final, la pratique, largement avérée, consistant à déclasser certains ouvrages hors de la bibliothèque
pourrait signifier que l’utilisateur lui-même ne se repère plus ou plus suffisamment dans sa
bibliothèque et qu’il éprouve le besoin de mettre à part les volumes dont il fait un usage régulier.
Alain GLEYZE
Directeur du Centre régional de formation de Dijon (Bibliest),
université de Bourgogne
Le titre de cet exposé propose un sujet à la fois aride et trop vaste. Pour le restreindre, je me
propose de le centrer autour de deux thèmes principaux : l’histoire statutaire (au sens administratif)
de ces personnels, et des questions relatives au recrutement et à la formation des bibliothécaires.
Ainsi délimité, le sujet reste malgré tout étendu et ne se prêtera guère, dans le cadre de cet exposé,
qu’à un survol assez rapide. Cette méthode, si elle présente l’inconvénient de ne pas entrer dans le
détail des sujets abordés, a aussi l’avantage de mettre en valeur certains traits caractéristiques des
professions des bibliothèques sur la longue durée.
Deux périodes peuvent facilement être distinguées : celle qui va de 1879 à 1944, et les
années 1945 à 2000.
1879-1944
Cette première période est celle d’un cloisonnement horizontal des professions des
bibliothèques, par types de bibliothèque. En effet, il n’existait pas alors de statuts unifiés, mais des
statuts différents pour les personnels de la bibliothèque de l’Université de Paris, pour ceux des
bibliothèques des universités des départements et, après 1918, pour ceux de la Bibliothèque
nationale et universitaire de Strasbourg. Ce cloisonnement reflétait celui des personnels enseignants
des universités. À l’extérieur des universités, il existait aussi des « cadres » spécifiques pour les
personnels de la Bibliothèque nationale et des autres bibliothèques qui lui ont été rattachées.
Chacun de ces cadres (analogues aux corps actuels de la fonction publique d’État) était défini par
des décrets qui en fixaient les effectifs, les conditions d’avancement d’une classe à une autre, et le
300
Les données et les citations incluses dans cette communication ont été extraites de la thèse de l’auteur, Concentration et
déconcentration dans l’organisation des bibliothèques universitaires françaises de province (1855-1985), soutenue en
1999 à l’université Lumière-Lyon II et consultable à l’adresse:
http://www.enssib.fr/bibliotheque/documents/theses/gleyze/gleyze.html [mars 2007].
niveau des rémunérations. Il en résultait une rigidité certaine en ce qui concerne les effectifs et les
rémunérations, qui ne pouvaient être modifiés qu’en réformant le décret d’origine.
Les personnels des bibliothèques comprenaient alors des bibliothécaires (on distinguera
parmi ceux-ci des bibliothécaires en chef à partir de 1910), des sous-bibliothécaires (titulaires du
diplôme exigé pour devenir bibliothécaire) et des gardiens ou garçons. Il n’y avait pas alors de
personnel technique titulaire, pas de personnel administratif, et la proportion du personnel
d’exécution était importante. La notion de « personnel scientifique » appliquée aux bibliothécaires,
en usage depuis 1919, fut confirmée par une réponse ministérielle du 27 mars 1935, par analogie
avec d’autres personnels non enseignants des universités comme les chefs de travaux.
Les effectifs des débuts étaient fort modestes. Ainsi, en 1885, on comptait dans les
bibliothèques universitaires de province, pour 15 bibliothèques, 18 bibliothécaires, 11 sous-
bibliothécaires et 26 gardiens. En 1898, 16 bibliothécaires, 14 sous-bibliothécaires et 39 gardiens.
En 1915, 30 bibliothécaires. Les mieux pourvues de ces universités (Bordeaux et Lyon) étaient
dotées de quatre emplois de bibliothécaire.
La relative faiblesse des effectifs et des rémunérations permettait à ces bibliothèques de
disposer de crédits d’acquisition et de fonctionnement très supérieurs à leurs dépenses de personnel
(deux fois et demi plus importants en 1898). La structure des dépenses était donc très différente de
la répartition actuelle, dans laquelle cet écart est d’environ 1,23.
En 1900, Jules Laude déplorait que la situation en France fût beaucoup moins favorable que
celle des universités allemandes, où il y avait cent cinquante-cinq bibliothécaires et soixante-quinze
secrétaires et « garçons ». Il ne s’agissait pas seulement de l’importance des effectifs, mais de la
répartition entre personnels qualifiés et personnels d’exécution. En 1920, deux bibliothécaires
d’Aix-Marseille, Georges-Édouard Fleury et Maurice Godefroy, regrettaient l’absence d’emplois
intermédiaires de « commis aux écritures » et de « cartographes » (nous dirions catalogueurs). En
1941, Liliane Wetzel notait que le bibliothécaire en chef d’une université passait la plus grande
partie de son temps à des travaux de comptabilité et de rédaction de courrier, et qu’il ne lui était
plus possible d’assurer la direction intellectuelle de son établissement, soulignant qu’il s’agissait
d’un inconvénient extrêmement grave. À la fin de cette période, dans un rapport inédit de 1955
conservé à l’Inspection générale des bibliothèques, Pierre Lelièvre notait qu’« aucune autre
Ce qui frappe effectivement dans la répartition des emplois des bibliothèques universitaires
françaises de cette première période, c’est le tête-à-tête qui a été institué entre un petit nombre de
« travailleurs intellectuels » et un nombre plus important de personnels chargés de tâches
d’exécution, un peu comme si la représentation dominante de ces bibliothèques avait été celle de
services qui avaient besoin, pour fonctionner, d’une quantité réduite de travail intellectuel et d’une
quantité plus importante de travail d’exécution – type de travail dont n’étaient pas dispensés les
bibliothécaires, comme l’attestent les témoignages cités.
1945-2000
Le cloisonnement horizontal mentionné plus haut fut aboli dès 1945, par un décret du
13 septembre instituant « l’interchangeabilité des fonctionnaires des cadres scientifiques des
bibliothèques ». En application du premier statut général des fonctionnaires (1946), des statuts
particuliers furent établis pour le personnel scientifique (bibliothécaires, conservateurs,
conservateurs en chef et inspecteurs généraux) en 1952, pour le personnel technique (sous-
bibliothécaires, devenus bibliothécaires adjoints en 1983) en 1950, et pour le personnel de service
(gardiens et magasiniers) en 1952. Parallèlement, des emplois de personnel administratif, de
catégorie généralement subalterne (dactylographes), furent créés dans les bibliothèques
universitaires.
La diversification des corps s’accentua en 1988, avec la création de trois corps de personnel
de magasinage, puis en 1992 avec la création de trois autres corps (conservateurs généraux,
bibliothécaires, bibliothécaires adjoints spécialisés), jusqu’à parvenir à un total de huit corps et
quinze grades, réalité statutaire largement déconnectée de la réalité des fonctions et répondant plutôt
à des objectifs de revalorisation des carrières.
Malgré un mouvement de réduction intervenu en 2001 (fusion des corps des inspecteurs de
magasinage et des bibliothécaires adjoints pour former le corps des assistants des bibliothèques), on
constate donc dans la période la plus récente une forte tendance à la diversification statutaire, qui a
eu pour conséquence l’accroissement de la lourdeur de la gestion (nombre des commissions
administratives paritaires et des concours) et n’a fait l’objet d’aucune évaluation du point de vue de
l’efficacité des services.
On peut aussi distinguer deux périodes de durée inégale, de 1879 à 1964 et de 1965 à 2000.
1879-1964
Pendant cette première période, la plus longue, il fallait d’abord obtenir un diplôme
professionnel, dont les appellations et les programmes ont varié (certificat d’aptitude aux fonctions
de bibliothécaire de 1879 à 1927, diplôme technique de bibliothécaire de 1932 à 1950, diplôme
supérieur de bibliothécaire de 1951 à 1964), avant de se présenter à un concours de recrutement
ouvert aux titulaires de ce diplôme. Les épreuves des concours étaient naturellement
professionnalisées.
1964-2000
Avant ou après le recrutement, cette formation a toujours été une formation à dominante
technique, comme on peut le vérifier en consultant les programmes des diplômes professionnels qui
se sont succédés jusqu’à la fin des années 1980. Cette option techniciste inscrivait ces diplômes
dans le prolongement de l’instruction générale du 4 mai 1878, qui a régi jusqu’en 1962 au moins le
Cette option techniciste a posé quelques problèmes entre les années 1930 et 1960, lorsque
l’on s’est avisé que des connaissances diversifiées auraient été souhaitables pour les bibliothécaires,
en particulier pour ceux des bibliothèques universitaires. Dans un article publié en 1931 sous le
pseudonyme de Hurepoix, un ancien élève de l’École des chartes avait avancé l’idée que les
bibliothèques avaient besoin d’historiens, mais aussi de philosophes, de linguistes et même de
scientifiques au moins autant que de paléographes. Ces préoccupations se trouvèrent renforcées par
les débuts de l’enseignement de la bibliographie spécialisée par Louise-Noëlle Malclès à la
bibliothèque de la Sorbonne, par l’ouverture de la salle des catalogues de la Bibliothèque nationale
(où travailla Suzanne Briet, surnommée « Madame Documentation ») en 1932, et par la diffusion
des techniques de la documentation.
En 1955, Paule Salvan (qui fut la première directrice de l’École nationale supérieure de
bibliothécaires) se demandait si, dans une époque de spécialisation et de croissance des besoins
documentaires, la formation de type encyclopédique, adaptée à tous les types de bibliothèques et
imposée par le statut unifié de 1952, ne constituait pas une anomalie. Dans la période de réforme
des bibliothèques universitaires, au début des années 1960, Pierre Lelièvre et Paul Poindron
avancèrent l’idée que les bibliothécaires des nouvelles sections des bibliothèques universitaires
devaient être compétents non seulement dans les techniques professionnelles, mais aussi dans les
disciplines dont ils étaient chargés. Cependant, ces vues convergentes n’ont jamais débouché sur les
réformes profondes du recrutement et de la formation qui auraient dû logiquement en résulter. On
constate en particulier que la scolarité en deux ans (dont une année de spécialisation) prévue dans
les premiers projets relatifs à la création de l’ENSB n’a jamais été mise en place.
Il est probable que cet éloignement entre la formation professionnelle et les savoirs
spécialisés tient à des causes anciennes mais toujours actives, et constitue ainsi un trait structurel de
ces formations en France.
Dans la période la plus récente (depuis 1992), les programmes de formation ne sont plus
aussi aisément consultables puisqu’ils ne sont plus publiés. Il est cependant possible de constater
l’importance prise par l’enseignement de matières non spécifiques aux bibliothèques (informatique,
management, gestion des ressources humaines), alors que les enseignements de caractère
scientifique semblent toujours relégués au second plan.
Et demain ?
L’avenir dira si, après une parenthèse de quelques décennies, le recrutement des
bibliothécaires se fera à nouveau parmi les titulaires de diplômes professionnels ou de diplômes
universitaires professionnalisés qui auront satisfait aux épreuves de concours eux-mêmes
professionnalisés.
Conclusion
Cette approche statutaire et centrée sur les modes de recrutement et de formation des
bibliothécaires des universités françaises n’épuise pas un sujet qui commence à peine à être exploré.
Nous espérons cependant qu’elle permet de définir quelques-uns des grands traits d’une évolution
qui, comme celle des universités françaises dans leur ensemble, présente des caractères assez
particuliers au regard de celles qui ont été suivies dans d’autres pays. Cela justifie peut-être de
retenir l’attention, que ce soit pour l’intérêt de la connaissance elle-même ou pour nourrir la
réflexion des réformateurs.
Sheza MOLEDINA
Doctorante à l’EPHE
Dans l’histoire de la Compagnie de Jésus en France, la période qui nous intéresse, c’est-à-
dire la première moitié du XXe siècle, est caractérisée par une effervescence intellectuelle, une sorte
d’âge d’or, dont l’évolution des bibliothèques des séminaires jésuites n’est que l’une des
expressions les plus significatives. Dans le cadre de cet article, nous évoquerons deux de ces
bibliothèques, celle d’Yzeure-sur-Allier, tout près de Moulins et celle de l’île de Jersey 301 , célèbres
aussi bien pour la richesse exceptionnelle de leurs fonds respectifs que pour leurs fondateurs,
Antoine Chantre et Pedro Descoqs. Ces deux bibliothécaires jésuites sont incontestablement des
personnalités fortes qui ont consacré leur vie à l’enrichissement des bibliothèques de leur Ordre.
Ainsi, bien qu’il s’agisse de deux cas spécifiques, il nous semble pertinent d’évoquer leur vie et leur
œuvre, étant donnée la place qu’ils occupent dans l’histoire des bibliothèques jésuites de cette
période. Tous les témoignages oraux et écrits que nous avons pu recueillir à leur sujet mettent
l’accent sur leur fonction de bibliothécaire, sur l’empreinte qu’ils ont laissée sur les bibliothèques
dont ils étaient responsables, et enfin sur le fait que l’un comme l’autre sont aujourd’hui considérés
comme des bibliothécaires modèles de leur génération. Nous allons voir que sur bien des points, les
deux hommes n’ont pas exercé leur fonction de bibliothécaire de la même manière, en raison de
leur personnalité mais aussi du contexte dans lequel ils ont eu à constituer leurs bibliothèques
respectives. Mais dans un cas comme dans l’autre, il est important de garder à l’esprit qu’ils étaient
avant tout prêtres, qu’ils n’ont nullement fait le choix de devenir bibliothécaires mais qu’ils ont été
nommés à cette charge par leurs supérieurs et enfin qu’ils exerçaient en même temps la fonction
d’enseignant.
301
Voir Sheza MOLEDINA, La bibliothèque du Centre culturel et spirituel de la Baume à Aix-en-Provence, mémoire de
Maîtrise sous la direction de M. Fixot et J.-L. Jouanaud, Aix-en-Provence, Université de Provence, Faculté de Lettres et de
Sciences Humaines, 2001 ; « La construction d’une bibliothèque de travail au XXe siècle : l’ancienne bibliothèque jésuite
d’Yzeure », Revue française d’histoire du livre, n° 112-113, 3e & 4e trimestres, 2001, p. 171-190 ; La Bibliothèque jésuite
de Jersey : la constitution d’une bibliothèque en exil (1880-1940), D.E.A. Histoire de l’Écrit sous la direction de
F. Barbier, Paris, École pratique des Hautes Études, juin 2002.
Le noyau initial de la bibliothèque de Jersey fut crée autour des années 1840 à Laval, au sein
d’un scolasticat de philosophie et de théologie, appartenant à la Province jésuite de Paris. Quarante
ans plus tard, en 1880, en conséquence des décrets de Jules Ferry, les jésuites, désormais interdits
d’enseigner, transportèrent à l’étranger – en Angleterre, en Belgique, en Hollande, etc. – leurs
collèges et autres maisons de formation. Ainsi nos jésuites de Laval trouvèrent-ils refuge sur l’île de
Jersey, dans un ancien hôtel de luxe, apportant avec eux mobiliers et livres, instruments
indispensables pour poursuivre la formation des jésuites. De 1880 à 1910, la gestion de la
bibliothèque de Jersey ne fut guère cohérente, reflétant naturellement le « désordre » de l’époque :
les jésuites qui s’attendaient alors à recevoir incessamment l’ordre de rentrer en France, ne
jugeaient pas nécessaire d’y investir des sommes trop importantes. Les livres étaient donc rangés là
où on leur trouvait de la place, c’est-à-dire aux quatre coins de la maison. Plusieurs bibliothécaires
jésuites se succédèrent et faute de moyens comme de compétences, aucun ne fut réellement capable
d’y mettre de l’ordre. Les événements du début du nouveau siècle n’étaient cependant guère
encourageants : la loi 1901 puis celle de la séparation des Églises et de l’État en 1905, ainsi que le
climat géopolitique instable finirent par convaincre les supérieurs que leur séjour à Jersey, devenu
l’unique scolasticat de philosophie pour les provinces jésuites de Lyon et de Paris, allait devoir se
prolonger au moins quelques années de plus. En 1912, c’est donc un véritable changement qui
s’opérait avec la nomination d’un nouveau bibliothécaire. La bibliothèque allait bientôt sortir de sa
phase de sommeil et d’abandon et reprendre vie.
Le nouveau bibliothécaire
La personne qui allait révolutionner le destin de la bibliothèque de Jersey n’était autre que
Pedro Descoqs 302 . Né à Plomb en Normandie en 1877, il avait intégré la Compagnie à l’âge de
18 ans. À l’époque, la plupart des jeunes jésuites français effectuaient leur formation religieuse dans
les scolasticats d’exil, en conséquence des décrets de Jules Ferry de 1880 303 , qui interdisaient aux
congréganistes d’enseigner ou de diriger des séminaires. En 1902, après ses années de noviciat et de
juvénat, c’est précisément à Jersey qu’il partit effectuer sa formation philosophique. Là, il fut initié
à la gestion des livres, puisqu’il fut chargé alors de la bibliothèque des scolastiques. Il était, disait-
on, « l’ami conscient du livre, nullement bibliomane, à peine bibliophile, mais aimant et estimant le
bon livre comme un serviteur et un collaborateur précieux du travailleur intellectuel 304 ». Dès cette
302
G. PICARD, « Le P. Descoqs », Archives de Philosophie, XVIII, 1, p. 129-135 ; notice de B. Romeyer, « Catholicisme :
Hier-Aujourd’hui-Demain », in G. Jacquemet (dir.), t. III, Paris, Letouzey et Ané, p. 663.
303
Jacqueline LALOUETTE, La République anticléricale XIXe-XXe siècles, Paris, Éditions du Seuil, 2002.
304
G. PICARD, ouvr. cit.
époque aussi, et malgré son manque d’expérience et de formation, ses confrères n’avaient pas
manqué de remarquer ses exigences motivées et tenaces pour l’entretien et l’accroissement de cette
petite bibliothèque. Ses années de philosophie et de théologie terminées, il fut envoyé au collège
d’exil de Marneffe en Belgique afin d’y enseigner la rhétorique et la philosophie. Il y resta quatre
ans, de 1907 à 1911. Dès 1912, il revint au scolasticat de Jersey où il fut nommé professeur
d’ontologie, de métaphysique et de théodicée. À cette charge déjà importante de professeur, son
supérieur lui joignit celle de bibliothécaire, fonction qu’il assuma avec énergie et acharnement
jusqu’à la fin de ses jours, en 1946.
Dès son arrivée à Jersey, le P. Descoqs se démarqua de ses confères, par son tempérament
très fort, son enseignement, ses idées jugées parfois extrêmes, et son goût presque obsessionnel
pour la polémique. Austère, dur et virulent selon certains, il était pour d’autres « un Normand gai et
vivant ». Il semble cependant avoir toujours profondément impressionné ceux qui l’ont connu. À
l’affût des querelles d’ordre doctrinal et théologique, il était certes prêt à écouter les points de vue
de son interlocuteur mais ne lui pardonnait jamais la moindre inexactitude. Fervent défenseur des
scolastiques jésuites, tel Suarez, toute sa vie il ferrailla contre « l’école dite thomiste » (selon sa
propre expression). Sa « tyrannie intellectuelle », son hermétisme vis-à-vis des apports modernes de
la philosophie ou encore son attirance pour les idées de Charles Maurras 305 le prédisposaient peu à
entretenir des rapports paisibles avec ses collègues « modernistes » à Jersey 306 . En cours, il avait
fréquemment tendance à dire : « Voici l’unique vérité » ou « Aucun argument ne prouve… sauf
celui-ci… », surtout s’il s’agissait de l’existence de Dieu. Selon un préfet d’études à Jersey, « il se
[croyait] trop vite une mission de représenter la vraie doctrine, profitant pour réformer les idées des
scolastiques de ce qu’il est leur dernier professeur, et jetant même […] une note de suspicion pour
inorthodoxie théologique sur les théories différentes des siennes ». Écrivain 307 très scrupuleux et
d’une grande intransigeance, il s’interdisait de donner un ouvrage à l’impression sans avoir épuisé
le sujet, discuté toutes les thèses et passé au crible tous les auteurs ayant traité la question. Mais son
insistance à exposer et à défendre ses théories rend ses ouvrages assez fastidieux et peu accessibles
à un lectorat large. Il fut cependant un excellent bibliographe, non seulement de par sa grande
curiosité intellectuelle, mais aussi de par sa charge de bibliothécaire et son impressionnante capacité
de documentation.
305
Il a écrit deux ouvrages sur Maurras : À travers l’œuvre de Charles Maurras (1911) et Monophorisme et Action française
(1913).
306
Étienne FOUILLOUX, Une Eglise en quête de liberté, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
307
L’Essai critique de l’Hylémorphisme, Paris, Gabriel Beauchesne, coll. « Bibliothèque des Archives de philosophie »,
1924 ; Autour de la crise du transformisme, Paris, Beauchesne et fils,1944.
Son rapport effectué, le P. Descoqs fut autorisé par ses supérieurs à aller visiter quelques
bibliothèques « modèles » de la Compagnie de Jésus, à Paris, Bruxelles et Louvain, dans le but de
recueillir des idées et des éléments permettant de concevoir un plan idéal pour la construction d’un
308
Archives de la Bibliothèque du Centre-Sèvres (ci-après ACS) : P. DESCOQS, « Note sur la Bibliothèque de S. Louis »,
manuscrit, sans date.
local de bibliothèque et d’y organiser les livres. Parmi toutes les bibliothèques qu’il visita lors de ce
voyage, celle des bollandistes à Bruxelles le marqua particulièrement.
Disposition et éclairage des salles, longueur et montage des rayons, tout fut examiné.
Et tel aurait été fort surpris de saisir le Père en train de brandir un mètre et de relever
les mesures les plus utiles 309 .
Encouragé par ce premier travail, le bibliothécaire jésuite voulut aller encore plus loin. Peu
après l’armistice, il entama un second voyage dans différentes maisons jésuites en exil, visitant
e
notamment Cantorbury et Marneffe où avaient été envoyées à la fin du XIX siècle, dans la crainte
d’éventuelles confiscations, les anciennes bibliothèques de deux établissements parisiens des
309
Jean-Baptiste PONCET, s.j., « La vie intellectuelle à Jersey : la Grande Bibliothèque », Lettres de Jersey : Souvenir du
cinquantenaire 1880-1931, 1931, source privée, p. 162-171.
310
Ouvr. cit., p. 165.
jésuites, celles du collège de Vaugirard et de l’école Sainte-Geneviève, dont les précieux volumes
étaient depuis demeurés en caisse. Comme il en avait l’habitude, Pedro Descoqs prit tout le temps
d’inspecter attentivement ces fonds et de mettre de côté des ouvrages qui, selon lui, seraient plus
utiles à Jersey. Ne pouvant se contenter de quelques livres pris à la sauvette dans ces grands dépôts,
il ambitionnait déjà bien avant cette époque de créer à Jersey une véritable « bibliothèque centrale »
de la Province de Paris, en y regroupant tous les fonds de livres provenant précisément de toutes ces
maisons fermées. Celle-ci pourrait alors vraiment servir d’instrument de travail à tous les érudits et
chercheurs jésuites de la Province de Paris, voire à ceux d’autres Provinces. Dès son retour à Jersey,
usant de son statut de consulteur 311 , il soumit son projet à ses supérieurs et écrivit même
directement au Père général des jésuites à Rome. Mais le projet fut rejeté ; Jersey étant jugé trop
éloigné et trop difficile d’accès pour les éventuels chercheurs, il lui fut répondu qu’une bibliothèque
de ce type serait sans doute plus à sa place dans les environs de Paris. Polémiste insatiable, le père
reprit son projet et le soumit une seconde fois, arguant qu’une bibliothèque d’études faisait
réellement défaut dans leur Province et qu’il était urgent de former des intellectuels au sein de la
Compagnie de Jésus :
Cette préoccupation était partagée à l’époque par beaucoup de jésuites qui craignaient que
l’élite française se détournât de la religion catholique et des valeurs qu’elle véhiculait, au profit des
idées jugées « dangereuses », comme l’athéisme et le socialisme.
En 1922, Rome approuva finalement le projet et l’on affréta un bateau afin d’acheminer les
livres depuis le port d’Anvers. 564 caisses, soit un poids total d’environ 60 à 80 tonnes arrivèrent
donc à Jersey le 16 juillet 1922. Un an plus tard, le père réussit à faire venir d’autres livres encore,
cette fois de Cantorbury, suite à fermeture de la maison et au transfert en France du juvénat qu’elle
abritait. Tous ces nouveaux apports de livres nécessitèrent une seconde phase d’organisation qui
allait s’étendre sur huit années. En 1931, lors de la célébration du cinquantenaire de la maison
311
Tout provincial dans le gouvernement de sa Province, tout recteur ou supérieur dans celui de sa maison, est assisté d’un
conseil de trois à quatre membres ; ce sont des consulteurs. Parmi leurs obligations, ils doivent envoyer plusieurs rapports
par an soit au Provincial soit au Père général, pour rendre compte de la bonne marche de la maison.
312
ACS : P. DESCOQS, « Note sur l’Institution d’une bibliothèque centrale à Jersey », s.l.s.d, dactylographié.
Le gardien du sanctuaire
Dans les documents d’archives de cette période, il est fréquemment fait état de l’emprise du
bibliothécaire sur la gestion quotidienne de la bibliothèque. Rien ne lui échappait jusqu’au moindre
détail, du choix des ouvrages à l’accès même de la bibliothèque, où il régnait en autocrate, comme
le suggère cette note, provenant d’un rapport d’études adressé au P. Provincial en 1938 :
« Administrativement tout pouvait être parfait. Mais le choix des livres, et surtout leur
exclusion, étaient devenus tyranniques. Le P. Recteur en était réduit à avoir chez lui
certains volumes (par exemple certains du P. Maréchal) pour pouvoir les prêter
directement aux Scolastiques, étant donné qu’on refusait obstinément de les mettre à
leur Bibliothèque et qu’on surveillait leur sortie de la Grande. Il est tout de même
souhaitable que pareilles brimades ne recommencent pas 313 ! »
Descoqs refusait en effet d’acquérir ou de mettre à la disposition de ses confrères les œuvres
du jésuite belge Joseph Maréchal (1878-1944), théologien et philosophe, dont il ne partageait point
les idées. Véritable cerbère du sanctuaire livresque, sa présence ne devait guère inciter ses
adversaires ou les plus timorés à s’aventurer dans son antre. Pour autant, dès lors qu’il s’agissait de
ses amis, des jésuites qu’il estimait, comme Léonce de Grandmaison ou Jules Lebreton, le père était
prêt à se plier en quatre pour dénicher les livres dont ils pouvaient avoir besoin.
Nous avons vu que la bibliothèque s’était considérablement enrichie grâce aux anciennes
collections 314 de la Compagnie de Jésus. De 150 000 volumes en 1931, le chiffre s’éleva à 360 000
en 1949 dont 10 000 pour la seule réserve. La bibliothèque était principalement spécialisée en
théologie et en philosophie ancienne et moderne. Le fonds de théologie ancienne était
313
Archives françaises de la Compagnie de Jésus (ci-après AFJ), Rapport d’études 1938, E Je 12.
314
Notamment les bibliothèques des collèges de Saint-Joseph de Poitiers, de Vaugirard à Paris, et de l’école Sainte-
Geneviève.
particulièrement riche, ainsi que ceux des branches connexes, telles la patristique, l’ascétisme ou la
liturgie. S’y trouvaient aussi des écrits sur le jansénisme et des ouvrages de controverse. Le fonds
« Philosophie » comprenait, entre autres, des manuscrits sur la philosophie scolastique, datant des
e e
XVII et XVIII siècles, sans oublier la série des vieux auteurs scolastiques, considérée comme l’une
des pièces maîtresses de la bibliothèque et dont la constitution fut l’une des priorités majeures du
P. Descoqs. L’histoire de France était aussi bien représentée, notamment pour ce qui concernait la
période révolutionnaire et l’histoire des provinces françaises. Ce dernier secteur renfermait nombre
de grandes collections et mémoires de toutes sortes. Une autre partie spécialement bien représentée
était consacrée à l’histoire des ordres militaires et des ordres religieux. En 1939, la bibliothèque
était abonnée à environ 160 revues, touchant à la philosophie, à la littérature, aux sciences, à
l’ascèse, à l’art, etc. Le P. Descoqs avait constitué un très riche ensemble de revues et de
périodiques dans ces divers domaines pour combler quelque peu les lacunes – sans doute délibérées
– des secteurs les plus « problématiques », comme la philosophie et la littérature du XXe siècle. Les
factures et les courriers 315 provenant des librairies françaises et étrangères retrouvés aux archives,
attestent que Pedro Descoqs épluchait minutieusement les catalogues des librairies et bouquinistes
pour compléter les collections scientifiques et les séries de périodiques. Afin d’augmenter son
budget, dont il se plaignait régulièrement, il n’hésitait pas non plus à vendre certains doubles, voire
des incunables…
315
Librairie des Sciences et des Arts (Paris), Libreria Laietana (Barcelone), Librairie Gustave Franssen (Paris), J. Thornton &
Sons (Oxford), Librarie M. Slatkine (Genève), Bernard Quaritch (Londres), etc.
316
Une des conséquences les plus immédiates fut la baisse des vocations.
317
ACS, lettre manuscrite datée du 24 juillet 1946.
Profondément attaché à la tradition et à l’Ordre, il n’était pas moins affecté par le travail de
démembrement qui lui était imposé là, que par le désordre général de l’époque. Profondément
ébranlé et affaibli, il mourut à Mongré, peu de temps après son installation, suite à une crise de
typhoïde. Orpheline, sa bibliothèque n’allait pas pour autant sombrer à nouveau dans un sommeil
sans fin. Constituée à une époque révolue à jamais, elle allait néanmoins renaître au début des
années 1950 lors de son transfert à Chantilly. Cinquante années durant, elle allait à nouveau se voir
enrichie de la fusion d’autres bibliothèques jésuites, et servir d’instrument de travail aux jésuites et
aux chercheurs venus des quatre coins du monde. Enfin, en 1999 s’ouvrit un nouveau chapitre de
son histoire lorsqu’elle fut mise en dépôt, pour une durée de cinquante ans, à la Bibliothèque
municipale de Lyon. Malgré les mutations survenues depuis 1946, l’héritage de Pedro Descoqs
demeure bien vivant : sans son travail de longue haleine et son ambition, la bibliothèque de Jersey
n’aurait sans doute ni connu ses heures de gloire entre 1921 et 1939, ni contribué à former cette
grande bibliothèque française de la Compagnie de Jésus de la seconde moitié du XXe siècle qu’est la
bibliothèque des Fontaines.
318
Le Cartel des gauches était alors au pouvoir. Voir Serge HALIMI, Quand la gauche essayait, Paris, Arlea, « Essais », 2000.
Initialement installé sur la colline de Fourvière, le juvénat 319 de la Province de Lyon se vit
pour sa part contraint d’aller chercher ailleurs des locaux plus spacieux, suite au retour à Lyon du
scolasticat d’exil de Hastings 320 . En 1927, les juvénistes et leurs professeurs réinvestirent à Yzeure
les locaux de leur ancien petit séminaire bourbonnais du XIXe siècle. L’ouverture de leur maison fut
suivie de l’installation d’une bibliothèque spécialisée, conçue pour être l’instrument de travail des
scolastiques préparant une licence ès lettres et des pères jésuites préparant un doctorat ou
poursuivant des travaux de recherche. La Compagnie de Jésus pouvait alors aisément se permettre
la constitution de telles bibliothèques, où qu’elles viennent à s’établir – une tradition qui remonte au
temps où ses collèges comptaient parmi les plus réputés de l’Ancien Régime. Celles-ci étaient à la
fois l’instrument de travail indispensable pour l’apostolat intellectuel et une composante de son
imposant patrimoine. La bibliothèque d’Yzeure fut un remarquable exemple de cette politique.
L’homme qui allait devenir le maître d’œuvre de la constitution de cette bibliothèque était
lyonnais d’origine. Né en 1885, Antoine Chantre 321 entra dans la Compagnie de Jésus en 1903, à
une époque où, comme nous avons pu le voir plus haut, la plupart des maisons françaises de la
Compagnie se trouvaient hors de l’Hexagone. Il effectua donc lui aussi ses années de formation en
Angleterre, à Saint Leonard’s on Sea, à Jersey et à Cantorbury. Selon son biographe, Paul Mech,
lui-même bibliothécaire, rien ne semblait alors indiquer qu’il serait un jour amené à s’occuper des
bibliothèques de son ordre. Après la Première Guerre mondiale, il fut nommé pendant un an
socius 322 du Père Maître au noviciat de sa Province. Puis, ayant achevé son troisième an 323 , il partit
à l’école apostolique de Thonon-les-Bains en tant que professeur et père spirituel. De retour à Lyon
dès 1922, il enseigna d’abord la rhétorique au collège secondaire de la rue Sainte-Hélène puis le
latin au juvénat de Lyon-Fourvière. C’est à l’âge de 40 ans, en 1925, que lui fut confiée la charge de
la bibliothèque de ce juvénat. Il conserva ses fonctions de bibliothécaire à Yzeure à partir de 1927,
s’efforçant, en accord avec les directives de ses supérieurs, d’y créer un outil de travail adapté aux
besoins des professeurs et des scolastiques.
319
Les études de littérature classique et de rhétorique. L’enseignement du grec et du latin constituait la base de ces deux
années de juvénat et leur maîtrise par les étudiants jésuites était considérée comme primordiale pour l’étude de la
philosophie et de la théologie, l’étape suivante de leur longue formation.
320
Dans le comté de Sussex. Voir Pierre DELATTRE (dir.), Les Établissements des Jésuites en France depuis quatre siècles,
Répertoire topo-bibliographique, t. II, Enghien (Belgique), Institut supérieur de Théologie, 1940-1957, col. 792-808.
321
Notice biographique d’Antoine Chantre (par Paul Mech s.j.), « Courriers : Province de Lyon », source privée, n° 63, 1955,
p. 1-2.
322
Mot latin qui désigne le collaborateur le plus proche du provincial ou du maître des novices.
323
Troisième an : dernière année de formation spirituelle vécue après le noviciat et le cycle complet des études.
Les témoignages oraux que nous avons pu réunir sur cet homme sont toujours élogieux. On
lui reconnaît des qualités de bibliothécaire et de bibliophile hors pair : consciencieux, dévoué à son
travail et passionné de livres. Rappelons que le P. Chantre, comme la plupart des bibliothécaires
jésuites, fut formé sur le tas au sein même de son ordre, et qu’il était avant tout prêtre et professeur
de latin. La charge de bibliothécaire ne lui avait été attribuée par ses supérieurs que parce qu’il leur
semblait en avoir les dispositions : il était soigné, patient, cultivé, perfectionniste, serviable et
amoureux des livres. Bibliophile, il l’était sans le moindre doute, sachant « goûter la belle
typographie, la pièce rare et historique et la reliure de style ». Comme en témoignent encore les
livres, il prenait souvent soin d’y inclure des notes rappelant leur valeur, tant historique que
pécuniaire. Sur un exemplaire des Directions pour la conscience d’un Roi, composées pour
l’instruction de Louis de France, Duc de Bourgogne, de Fénelon 324 , une note au crayon écrite de sa
main sur une page de garde avertit le lecteur qu’il s’agit là d’une « réédition de l’Examen de
conscience pour un grand prince, qui devait faire suite au Télémaque de 1734 que la Cour fit
supprimer et dont quelques très rares exemplaires ont réchappé ». Bien que chargé de la
bibliothèque de travail d’un ordre religieux, il semble qu’il disposait d’une assez grande liberté dans
le choix des livres. Ainsi, il put réunir des ouvrages qu’il qualifiait lui-même de « rares et de
précieux » tels des éditions d’auteurs français du XVIIe et XVIIIe siècles, des catalogues de vente des
bibliothèques, ainsi qu’une vingtaine des premiers volumes de la Pléiade.
Sa première mission à Yzeure fut l’aménagement du local qui allait abriter la bibliothèque.
Le P. Chantre collabora avec les architectes pour que la bibliothèque, aménagée selon des
techniques modernes pour l’époque, fût à la fois esthétique et fonctionnelle : la spacieuse salle de
travail fut spécialement étudiée pour offrir les conditions les plus favorables à l’étude et à la
réflexion. Aux deux extrémités du bâtiment, la bibliothèque disposait de trois étages de magasin
séparés de la salle de travail, lesquels pouvaient loger 125 000 ouvrages. Ce premier travail
effectué, restait à créer l’instrument de travail propre à servir au mieux les deux types d’usagers
auxquels il était destiné. Sans céder à son seul penchant pour les beaux livres, Antoine Chantre sut
constituer une bibliothèque de qualité. En 1952, celle-ci comptait 80 000 volumes, la plupart
consacrés aux littératures grecque, latine et française et à d’autres disciplines apparentées telles
l’histoire, l’histoire de l’art, l’archéologie et la linguistique. Deux des pièces maîtresses de cette
bibliothèque furent acquises à Lyon par le bibliothécaire au début des années 1930 grâce au
324
La Haye, Chez Jean Neaulme, 1747 (Bibliothèque municipale de Lyon, SJ IF 241/32).
concours de son confrère jésuite Édouard des Places (1900-2000) 325 . La première est la
bibliothèque romane du professeur Léon Clédat 326 (environ 500 ouvrages, articles et autres
monographies consacrés à l’étymologie, à l’histoire de la langue française et surtout aux dialectes et
aux patois) et la seconde, une collection de thèses de doctorat, constituée des années durant par
l’abbé James Condamin (1844-1928) 327 . Cette dernière fut ensuite enrichie au fil des années par les
soins du bibliothécaire lui-même, et ne comptait en 1952 pas moins de 5080 thèses. À partir de
1951, Édouard des Places intervint à nouveau en faveur de la bibliothèque. Il fit envoyer à Yzeure
une partie des thèses françaises de lettres 328 que la Sorbonne mettait à la disposition de l’Institut
pontifical biblique de Rome, en échange des revues publiées par ce dernier (Orientalia 329 ,
Biblica 330 et Verbum Domini). Le P. des Places joua incontestablement un rôle important dans
l’histoire de cette bibliothèque, tant comme « mécène » ou donateur que comme conseiller.
Spécialiste de Platon et professeur de grec à Yzeure, il assistait le P. Chantre, latiniste de formation,
à choisir judicieusement les livres sur la littérature grecque.
Nommé bibliothécaire de la Province jésuite de Lyon en 1936, le P. Chantre partit sans délai
s’installer dans cette ville, où se trouvaient outre le siège de la Province de nombreux
établissements jésuites. Cette nomination impliquait notamment la gestion de l’ensemble des
bibliothèques de cette Province. Il n’en continua pas moins à veiller avec un soin particulier sur la
bibliothèque d’Yzeure, considérée comme l’œuvre principale de sa vie, et à l’alimenter. À Lyon, il
fut chargé de diviser la bibliothèque de l’ancienne résidence située dans la rue Sainte-Hélène, en
deux bibliothèques plus adaptées, l’une pour le collège et l’autre pour la nouvelle résidence. En plus
de sa charge de bibliothécaire, il enseigna d’abord aux Facultés catholiques de Lyon (1935-1939),
puis au collège de Saint-Étienne (1939-1940) et à Villefranche-sur-Saône (1940-1941). Son
expertise dans la constitution des collections et dans la construction des bibliothèques fut sollicitée
pour maints projets, notamment à Beyrouth à l’Université Saint-Joseph, où il travailla en étroite
collaboration avec l’architecte, Rogatien de Cidrac 331 , sur la conception du plan et de
325
Roman D’AMAT (dir.), Dictionnaire de biographie française, t. IX, Paris, Letouzey et Ané, 1961, col. 435.
326
« Bibliothèque de l’École des chartes », 1930, p. 230-233 (R. Bossuat, « Nécrologie : Léon Clédat »).
327
<http://www.jesuites.com/histoire/20eme/barbou.htm> [mars 2007], site des jésuites de la Province de France.
328
Notamment celles qui ne rentraient pas dans les études de l’Institut biblique, à savoir la littérature médiévale, moderne et
étrangère, une grande partie de l’histoire et de la géographie, presque toute la philosophie.
329
Revue consacrée aux études sur les langues, civilisations, histoire, religion, art, etc. des peuples de l’ancien Orient.
330
Revue trimestrielle, qui donnait depuis 1920, dans les principales langues modernes et en latin, des études scientifiques, des
recensions et une bibliographie de travaux touchant à l’Écriture Sainte.
331
. Pour la biographie de Rogatien de Cidrac, voir <http://www.archi.fr/AA/vie/discours/lamaison.htm> [mars 2007], site du
réseau @archi.fr.
332
. L’historique de la bibliothèque est consultable en ligne : <http://www.usj.edu.lb/pdf/reglbo.pdf> [mars 2007], site de
l’université Saint-Joseph de Beyrouth.
333
. Notice biographique d’Antoine Chantre (par Paul Mech s.j.), op. cit.
334
. Arts et loisirs du travailleur intellectuel chrétien.
nouvelles tendances de l’Ordre, il se montrait surtout inquiet à l’idée que sa bibliothèque fût à son
tour démembrée et qu’elle ait été constituée si minutieusement en vain. Un an avant sa mort, il dut
trouver quelque consolation dans la visite que fit à la bibliothèque d’Yzeure M. Robert Brun 335 ,
inspecteur général des bibliothèques. Celui-ci fut semble-t-il émerveillé, tant par la richesse et la
diversité des fonds de la bibliothèque que par ses proportions et son architecture. Dans une lettre
adressée à son provincial, datée du 19 février 1953 336 , Antoine Chantre reproduisit les paroles de
l’éminent visiteur :
‹‹ Je tiens à vous dire combien j’ai été sensible à l’accueil que j’ai trouvé à Yzeure et le
plaisir que j’ai éprouvé à parcourir dans votre conduite, votre belle bibliothèque. J’ai
fait à ma direction un compte rendu sincère de ma visite, sans cacher mon admiration
pour le discernement et la méthode rigoureuse avec lesquels les acquisitions avaient été
conduites. Je souhaite vivement, quels que soient les résultats des démarches qui ont
été faites que ce magnifique ensemble puisse demeurer groupé ».
Antoine Chantre s’éteignit à Lyon en 1954 à l’âge de 69 ans, sans savoir ce qu’il allait
advenir de sa chère bibliothèque. Elle fut finalement transportée à Aix-en-Provence en 1957, où elle
servit pendant une dizaine d’années supplémentaires à une génération vieillissante et réduite de
jésuites férus de belles lettres. En 1971, après moult hésitations – il fut même question de le vendre
–, le somptueux fonds littéraire fut transféré à Chantilly et fusionna avec les autres collections de la
bibliothèque.
Conclusion
Pedro Descoqs et Antoine Chantre exercèrent leur fonction de bibliothécaire dans des
contextes radicalement différents : le premier en exil sur une île anglo-normande et le second dans
l’Hexagone. Nous avons pu observer combien leurs personnalités respectives et la finalité de leurs
bibliothèques avaient considérablement influé sur ce qui était à la fois l’objet et le fruit de leur
travail. L’infatigable Pedro Descoqs avait reçu pour mission la remise en état d’une bibliothèque de
scolasticat de philosophie. Pendant toute la durée de son séjour à Jersey, il se consacra
inlassablement et exclusivement à cette bibliothèque, à l’organiser, à la développer, à la rendre
toujours plus cohérente et fonctionnelle. Son ambition et son obstination le conduisirent à en faire
un instrument de travail de premier ordre, pouvant rivaliser sans peine avec les plus grandes
335
. M. CAILLET, « L’œuvre de Robert Brun », Revue française de l’histoire du livre, n°30, 1er trimestre, 1981.
336
. AFJ, QAix 150/7, n° 9 (19/2/1953).
Marianne PERNOO
Conservateur à la bibliothèque de Gerland, Lyon
Il est étonnant de voir à quel point le personnage du bibliothécaire est à la fois abondamment
traité dans la littérature et au cinéma et globalement méconnu dans sa représentation. Il y a là un
paradoxe : l’écrivain est passionné par le commerce des livres et beaucoup d’écrivains se sont
frottés aux métiers du livre : imprimeur-libraire, journaliste (Gautier), fondeur de caractères
(Balzac) et même bibliothécaire. Et cependant le métier de bibliothécaire semble toujours décrit de
l’extérieur et fait l’objet d’une méconnaissance qui peut aller jusqu’à la caricature.
Le littérateur Charles Monselet n’a-t-il pas affirmé, dans La Bibliothèque paru en 1859,
l’axiome suivant : « Tout bibliothécaire est ennemi du lecteur » ? Comment souscrire à cette charge,
un exemple parmi tant d’autres, mais qui a la triple force de se présenter comme un témoignage,
d’être récent et d’émaner d’un grand écrivain : « Le bibliothécaire était un rustre incompétent,
insolent et d’une laideur éhontée, placé sur le seuil pour effrayer par son aspect et son aboiement les
candidats à l’entrée » ? C’est Primo Levi qui parle, un lettré et un ami des bibliothèques s’il en est,
et ce sont des souvenirs autobiographiques puisqu’il s’agit du Système périodique 337 . Voilà pour
l’homme.
Et pour la femme bibliothécaire, autre aimable description du même auteur :
« Mademoiselle Paglietta, la malheureuse, n’était guère moins qu’un lusus naturae : elle était petite,
sans poitrine et sans hanches, cireuse, rabougrie et monstrueusement myope. […] Paglietta me
demanda pourquoi je voulais précisément le Kerrn, elle voulut voir ma carte d’identité, l’examina
d’un air malveillant, me fit signer sur un registre et ne m’abandonna le volume qu’à regret. »
Et comble, même ceux qui aident vraiment le lecteur, bien forcé de reconnaître que l’espèce
existe, sont mal vus : ce sont des fous, des monomaniaques du rangement.
337
Primo LEVI, Le Système périodique, Turin, 1975 ; Paris, Albin Michel, 1987 pour la traduction française.
prends avec délicatesse. […] Je feuillette le volume qui ne comporte que quelques
pages. […] Je lève les yeux sur le bibliothécaire en chef. Il regarde les tranches des
livres proches et a l’air en extase. Un passionné, indubitablement »
Nous sommes des personnages de comédie, des cibles de caricature, les mal-aimés des
lecteurs à qui nous fournissons leurs livres, des spectateurs à qui nous offrons leurs films du
vendredi soir. Tout le propos de mon intervention sera de démêler à qui la faute et de voir comment
inverser la tendance.
Il semble que tout ait été dit sur le sujet. Les bibliothécaires s’intéressent à leur image en
littérature et au cinéma, et de nombreux bilans ont été faits, avec annexes, index, bibliographies et
catalogues, de sorte que ce travail que j’espérais original est déjà en soi une compilation de
bibliothécaire. Ces bilans dressés par la profession se rapportent aux images des bibliothèques dans
toutes leurs dimensions, donc aux bibliothécaires, hommes et femmes, jeunes tendrons et vieilles
barbes.
Ouvrage en français :
Anne-Marie CHAINTREAU et Renée LEMAÎTRE, Drôles de bibliothèques... : le thème de la
bibliothèque dans la littérature et le cinéma, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Éditions du Cercle de
la Librairie, 1993.
Autre ouvrage :
The Image of the Library. Studies and Views from Several Countries, Collectional Papers/ed.
Valeria D. Stelmakh, SI : IFLA ; Haïfa, University of Haïfa Library, 1994, 195 p., 24 cm, ISBN
965-222-552-5.
Cet ouvrage est un recueil de neuf articles en anglais, présentés par la table ronde
« Recherches sur la lecture », au cours de plusieurs congrès de l’IFLA. Ils donnent un aperçu de la
recherche dans le domaine de l’image de marque des bibliothèques, en particulier en Europe de
l’Est.
Compte rendu par Marielle de MIRIBEL dans le Bulletin des Bibliothèques de France, t. 41,
n°1, Paris, 1996, [en ligne] http://bbf.enssib.fr [mars 2007].
Séminaire :
Monika BARGMANN, Nadine FRIEDRICHS, Julia HELLMICH, Meike SCHRÖDER,
„Bibliothekarinnen und Bibliothekare in Belletristik und Film”, Seminararbeit für das Seminar „Die
Rolle der Frau in Bibliotheken und Informationseinrichtungen”, http://www.bui.haw-
hamburg.de/pers/ute.krauss-leichert/Aktiv fh/Glow/text/Literatur.Film.pdf [2004].
Bibliographie, avec de nombreuses références en ligne (anglo-saxonnes et allemandes
principalement) :
BibliothekarInnen in Belletristik & Film (zuletzt aktualisiert am 3. November 2003,
Hinweise an Monika Bargmann), http://www.infomanager.at/biblio/berufsbild/berufsbild-
belletristik.html [2004] (7 pages de références sur ce portail renvoyant souvent à d’autres listes).
Voici un extrait du compte rendu qu’en fait Marielle de Miribel dans le Bulletin des
bibliothèques de France :
« Anne-Marie Chaintreau et Renée Lemaître ont brossé, à travers l’analyse de mots-
clés, un tableau des bibliothèques et des bibliothécaires, tels que cinéastes et écrivains
les ont décrits : rats, poussière, échelles, silence, cimetières, labyrinthe, puis
bibliothécaires sexy, executive women, détectives, célibataires...
John Frylinck donne à voir l’image flatteuse des bibliothécaires à travers les yeux des
auteurs en veine d’inspiration. Avec leurs lunettes sur le nez, ils sont par leurs défauts
physiques des caricatures de choix, affublés de déficience sexuelle et de fragilité
mentale. Leur avidité de lecture est égale à leur haine du prochain, et dans leur zèle,
certains vont, le week-end, jusqu’à inventorier leur réfrigérateur. “Silence !” est leur
devise. »
Le métier de bibliothécaire n’existe pas vraiment en tant que tel : les fonctions liées à la
tenue d’une bibliothèque apparaissent comme le prolongement de sa constitution et de sa
fréquentation, par l’université ou par l’institution religieuse qui la détient. Une grande complicité
naturelle unit ceux qui écrivent les ouvrages à ceux qui les rangent en bibliothèque ; en fait ce sont
les mêmes, et ils s’entendent pour perpétuer l’identique en le faisant croître et multiplier. Ils sont
souvent décrits sans tendresse par les tenants de l’ordre nouveau : le même clerc prisonnier
d’Aristote, le même érudit prisonnier de son érudition écrit les ouvrages, les enseigne et les met en
rayon. Anonyme chez Rabelais, le bibliothécaire tonsuré de la librairie de Saint-Victor (alias
Sainte-Geneviève) transmettra sa manière d’accumuler les références à un Thomas Diafoirus, puis à
un Pangloss, étudiants sans génie qui ont intériorisé leurs catalogues et l’enseignement de leurs
aînés jusqu’à pouvoir les réciter par cœur. Sans être bibliothécaires (l’un est médecin, l’autre
précepteur), ces deux derniers sont tout naturellement désignés pour en assumer les fonctions,
puisqu’en les choisissant l’institution est assurée de perdurer à travers eux dans un confortable
immobilisme intellectuel. Ces trois personnages en effet ont un trait de caractère commun : ils sont
imperméables au changement. C’est cette image-là du bibliothécaire qui nous a été transmise. Il
n’est pas indifférent sans doute que le bibliothécaire soit justement la cible de ces écrivains qui ont
passé leur vie à se battre contre la censure. D’un côté ceux qui prennent les risques d’une pensée
autonome, de l’autre les gardiens obtus de l’ordre établi, bien à l’abri au milieu d’une montagne
toujours grandissante de références autorisées.
338
http://www.renaissance-france.org/rabelais/pages/beda.html [mars 2007].
Le premier décret royal de censure, datant du 13 janvier 1535 (le roi François Ier fait
interdire toute impression de livres en France sans autorisation), se met en place sous la pression
des théologiens.
Voltaire, dans Candide (ch. 30), nous présente la figure de Pangloss, un érudit imbécile et
hors sujet :
« Candide, en retournant dans sa métairie, fit de profondes réflexions sur le discours
du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : “Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort
bien préférable à celui des six rois avec qui nous avons eu l’honneur de souper. – Les
grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes :
car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les
cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baaza ; le
roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalia, par Joïada ; les rois Joachim,
Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage,
Darius, Denys de Syracuse, Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César,
Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d’Angleterre, Édouard II,
Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l’empereur
Henri IV ? Vous savez... – Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. –
Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y
fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né
pour le repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la
vie supportable.” »
La référence au docteur Pangloss est d’ailleurs explicite dans cette description tirée d’un
roman pour enfants, Mini Hocker se shoote, de M.E. Kerr 339 : « Il y avait toujours celles [les
bibliothécaires] qui savaient vraiment, mais vraiment, où tout se trouvait, qui donnaient la réponse à
toutes les questions possibles et imaginables, et possédaient une science à faire rougir et étonner
Socrate, Platon, Salomon et le Dr Pangloss. » Mais la notion de conformisme intellectuel a disparu.
Balzac, dans Louis Lambert (1832), nous propose cette figure de bibliothécaire :
« Mon répétiteur, bibliothécaire du collège, me laissait prendre des livres sans trop
regarder ceux que j’emportais de la bibliothèque, lieu tranquille où, pendant les
339
M. E. Kerr, Mini Hocker se shoote, New York, 1972; Paris, L’École des Loisirs, 1990.
récréations, il me faisait venir pour me donner ses leçons. Je crois qu’il était ou peu
habile ou fort occupé de quelque grave entreprise, car il me permettait très-volontiers
de lire pendant le temps des répétitions, et travaillait je ne sais à quoi. »
Le bibliothécaire peut aussi être un petit prêtre sans vocation. Dans Le Rouge et le Noir,
Julien Sorel trouve par protection une place de bibliothécaire chez Monsieur le Marquis de la Môle.
Luttes d’influence
On devient bibliothécaire par les femmes, quand on est jeune et joli garçon.
Dans La Muse du département, Balzac nous donne à lire les conseils d’une femme, Madame
Schontz, à Lousteau, un jeune viveur auquel elle porte beaucoup d’intérêt :
« Tu te feras nommer, par le crédit de Camusot, bibliothécaire à un Ministère où il n’y
aura pas de livres. Eh ! bien, si tu places ton argent en cautionnement de journal, tu
340
Clemens BRENTANO, Les Trois Noix, 1817.
341
http://www.v2asp.paris.fr/musees/balzac/default.htm [mars 2007].
auras dix mille francs de rente, tu en gagnes six, ta bibliothèque t’en donnera quatre...
Trouve mieux ? »
342
Note biographique et culinaire sur Moncelet : « Charles Pierre MONSELET (Nantes 1825-Paris 1888). Ce journaliste,
poète et écrivain, ami de Beaudelaire a écrit notamment La Cuisinière poétique (1859) en collaboration avec A. Dumas,
Banville, T. Gautier. En 1858 il fit paraître chaque dimanche Le Gourmet, baptisé “journal des intérêts gastronomiques” ;
cette feuille éphémère fut ensuite reprise sous le nom d’Almanach gourmand, emprunté à Grimod de la Reynière dont elle
se voulait la continuatrice ; il parut en 1861 et 1862, puis de 1866 à 1870. Il était ami avec de nombreux restaurateurs de
l’époque qui lui dédièrent des recettes toujours riches et dont certaines ont en commun les fonds d’artichauts et les
truffes », http://www.gastronomie-en-perigord.info/histoires/monselet.htm [2004].
chance. Voilà. Je ne sais pas, entre nous, si Frédéric Baudry n’a pas envie de cette
place. (Dans ce cas-là, vous comprenez, je ne puis rien faire pour Monselet. Sinon, tout
ce qu’il voudra.) Baudry s’était mis sur les rangs, puis s’était retiré, Monselet se
présentant. Je n’en puis plus de mal de tête, car je suis surchargé d’affaires. Je vous
embrasse. »
Un réel prestige est cependant attaché à la fonction dans les grandes bibliothèques – la
Mazarine, l’Arsenal – au point que certains postes existent dans ces bibliothèques avec la définition
de postes non rémunérés. C’est ainsi que Marcel Proust a été bibliothécaire à la Mazarine de 1895 à
1900, sur un poste non rémunéré, pour faire plaisir à son père ou plus exactement pour lui faire
croire qu’il avait un métier. En fait il y passait une fois par an pour renouveler sa prise de poste,
avant d’accepter la démission que le ministère de l’Instruction publique lui a signifiée au bout de
cinq ans après enquête sur ses absences et congés.
343
Dominique FRÉMY et Philippe MICHEL-THIRIET, « Quid de Marcel Proust », in Marcel Proust, À la recherche du temps
perdu, t. 1, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1987.
José Maria
HÉRÉDIA 1842 1905 Bibliothécaire
de
Antoine-
MARESCHAL 160* 1648 Bibliothécaire Bibliothécaire
André
Bibliothécaire du ministère
MUSSET Alfred de 1810 1857 Bibliothécaire
de l’Intérieur
Bibliothécaire du ministère
MUSSET Alfred de 1810 1857 Bibliothécaire
de l’Instruction publique
Charles Conservateur à la
SAINTE-BEUVE 1804 1869 Bibliothécaire
Augustin bibliothèque Mazarine
Le groupe formé par les fondateurs de la revue La Muse française, qui fut, de 1823 à 1824,
le principal organe du romantisme naissant, est souvent considéré comme le premier cénacle
romantique. Mais l’histoire littéraire retiendra principalement le salon de l’Arsenal (1824-1827),
tenu par Charles Nodier, et surtout celui de Victor Hugo (1827-1830), encore appelé « le Cénacle »
et immortalisé par Sainte-Beuve dans Vie, Poésies et Pensées de Joseph Delorme.
En 1824, lorsque La Muse française cessa d’être publiée, ses membres fondateurs
(Alexandre Soumet, Alexandre Guiraud, Émile Deschamps, Victor Hugo, Alfred de Vigny)
commencèrent à se rassembler régulièrement chez Charles Nodier, qui venait d’être nommé
bibliothécaire à l’Arsenal. Les « soirées de l’Arsenal » devinrent alors une institution. Elles se
déroulaient le dimanche et accueillirent, outre les fidèles de La Muse française, de nombreux
écrivains romantiques (Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac, Alfred de
Musset, Prosper Mérimée, Charles Augustin Sainte-Beuve, Marceline Desbordes-Valmore...) ainsi
que des artistes (David d’Angers, Eugène Delacroix, Louis Boulanger...). À partir de 1827, ces
réunions se poursuivirent chez Victor Hugo, rue Notre-Dame-des-Champs.
Au XIXe et XXe siècles : une approche plus fonctionnelle, mais une image qui reste
négative
Petit à petit, une prise de conscience se dessine : le métier de bibliothécaire existe, il a des
contours et ne se confond plus avec la simple connaissance (ou méconnaissance) des contenus.
Cependant son image reste négative et constitue une contre-image qui offense la profession : le
savoir est une forme de pouvoir. Son gardien veut le garder pour lui, soit par paresse, soit par
jalousie. Ce personnage falot peut devenir contrariant, voire occulte et malfaisant.
Charles Monselet, dans Le Plaisir et l’amour (anthologie, Le Figaro, 1858-1859), décrit une
salle de lecture et ses employés phares, MM. Combette, Chéron et Vintre :
« M. Paul Chéron, l’employé du milieu de la salle, n’est occupé qu’à se dissimuler le
plus possible aux yeux du public. Pour cela, il s’entoure d’une citadelle de livres, qui
ne laissent voir qu’une tête jaune. […] Son vœu serait de passer pour un lecteur
ordinaire, pour le premier venu. Lorsqu’on l’interroge, il ne répond pas. Insiste-t-on, il
gémit, il lève les yeux au ciel, il frappe du pied. Gardez-vous de lui demander aucun
renseignement ! […] M. Vintre n’a que deux manies : la première, c’est de vous
dissuader de prendre l’ouvrage que vous lui demandez ; la seconde, c’est, lorsque la
première n’a pas réussi, de vous envoyer vous-même chercher votre livre, sous
l’escorte d’un frotteur. »
Dans Le Nom de la rose 344 d’Umberto Eco, une enquête policière est menée par un moine
franciscain, à la suite d’un meurtre dans une abbaye du Nord de l’Italie. Le bibliothécaire est le
coupable. Il interdit l’accès au savoir et finira par manger le livre qu’il veut interdire, avant de
mettre le feu à la bibliothèque et à l’abbaye.
Autre exemple, extrait de Si par une nuit d’hiver un voyageur 345 d’Italo Calvino :
« Tu remplis une première fiche et la remets ; on te signale qu’il doit y avoir une
erreur de numérotation dans le catalogue, car on ne trouve pas le livre ; au reste, on fera
des recherches. Tu en demandes aussitôt un autre : on te répond qu’il est en lecture,
mais on ne peut retrouver qui l’a demandé ni quand. Le troisième que tu demandes est
à la reliure. Il en reviendra dans un mois. Le quatrième est conservé dans une aile de la
bibliothèque présentement fermée pour travaux. »
Une fois de plus, on retrouve l’idée d’un métier transparent : pas de bibliothécaire dans
Les Ailes du désir de Wim Wanders (1987), tout à la gloire de la bibliothèque (à moins d’interpréter
344
Umberto ECO, Le Nom de la rose, Milan, Fabbri-Bompiani, 1980; Paris, Grasset, 1985.
345
Italo CALVINO, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Turin, 1979 ; Paris, Éditions du Seuil, 1981.
l’ange lui-même, qui consigne l’histoire humaine, comme figure emblématique du bibliothécaire).
De la même manière, mais dans une intention qui n’est pas celle de la louange, on trouve le « on »
impersonnel d’Italo Calvino ; pas de bibliothécaire non plus dans le combat impitoyable et sans
répit que mène la Bibliothèque contre le lecteur dans La Belle Hortense de Jacques Roubaud 346 . Là
où Calvino ne dépassait pas le registre réaliste, Roubaud atteint le fantastique en décrivant les
stratégies de la Bibliothèque, entité globale douée de vie et de volonté, pour ne pas communiquer le
livre demandé par le lecteur.
« La première stratégie donc était la stratégie de l’erreur, dont une variante était
l’envoi du bon ouvrage à un autre lecteur. On voyait ainsi dans l’allée centrale de la
salle de lecture des chercheurs fébriles essayant d’échanger, en des échanges souvent
triangulaires, un ouvrage sur la cuisine pygmée contre l’édition originale des
Prolegomena rythmorum du père Risolnus. Mais il y avait un échelon supérieur dans la
dissuasion : c’était l’emploi d’une arme particulièrement redoutable, la panoplie des
réponses dilatoires que les magasins envoyaient au lecteur par l’intermédiaire de son
propre bulletin de demande ; ces réponses pouvaient prolonger la lutte pendant
plusieurs journées. […] Il n’y avait rien pour vous ; une demi-heure supplémenaire
passait. Vous receviez alors votre bulletin de commande généralement chiffonné,
portant l’indication « manque en place ». Le lendemain vous redemandiez l’ouvrage ;
la réponse était cette fois : « cote à revoir ». Le troisième jour, c’était : « à la reliure »
et enfin le quatrième, par un raffinement de cruauté dont on appréciera toute la saveur :
« communiqué à vous-même le… » et suivait alors la date de votre première demande.
[...] Les bibliothécaires essayaient de vous consoler et vous lisiez dans leur regard
apitoyé le jugement sans appel : le malheureux, elle a encore frappé ! »
Enfin, les bibliographies sur le sujet sont pleines des errements fantasmatiques d’une vision
sans avenir (bibliothécaire détective, espion ; la jeune et jolie femme bibliothécaire qui s’ennuie
dans son métier ou qui se met à ressembler à ses livres poussiéreux). On est en face d’une
accumulation de poncifs qui se veulent comiques ou attractifs mais qui sont finalement désolants
pour l’image de la profession.
346
Jacques ROUBAUD, La Belle Hortense, Paris, Seghers, 1990. Voir le chapitre 10 intitulé « La Bibliothèque ».
Contrairement aux apparences et à ce que l’on pourrait parfois espérer, il semble impossible
dans les temples du livre de mener de front deux carrières, celle de bibliothécaire et celle d’écrivain.
On le voit à travers le combat de deux écrivains bibliothécaires : Leconte de Lisle et Anatole
France. Nous renvoyons le lecteur aux archives en ligne du Sénat 347 .
347
Archives en ligne du Sénat : http://www.senat.fr/evenement/archives/vie.html [mars 2007].
du doigt au fond de la salle un employé galonné, qui accourut. Et le poète peu à peu
reprit sa sérénité un instant troublée 348 . »
Le malheureux Anatole France pâtira de cette proximité avec ce Jupiter dédaigneux des
tâches subalternes. Le 1er juillet 1876, Anatole France était nommé « commis-surveillant » à la
bibliothèque du Sénat, où il rédigea le catalogue méthodique, publié en 1882. Lui qui, petit-fils de
libraire, savait rédiger un catalogue et exerçait vraiment son métier, découvrira bientôt qu’il est
honteusement exploité et démissionnera en 1890 pour trouver lui aussi le temps d’écrire 351 .
Claude-Louis dans « Les poètes assis » fait un portrait d’Anatole France bibliothécaire :
« L’immense érudition de France, son amour des livres, la douceur de son commerce
en eussent fait un bibliothécaire idéal, si le milieu s’y fût prêté. Mais il s’aperçut
immédiatement que ses collègues entendaient rejeter sur lui toute la besogne effective
et le traiter avec condescendance car sa naissante réputation ne leur semblait pas
balancer leur renommée. France, conscient de son mérite, voulait bien travailler s’ils
travaillaient ; mais il voulait, avec plus d’énergie encore, ne pas travailler s’ils se
reposaient sur leurs lauriers. Cette prétention à une sinécure parut exorbitante aux
sinécuristes ; ils l’admirent d’abord plutôt que de renoncer à leurs propres loisirs. […]
348
Extrait d’un article paru dans Le Figaro du 10 juillet 1898.
349
Article de Henri Welschinger paru dans Le Journal des Débats du 16 août 1910.
350
Claude-Louis dans « Les Poètes assis ».
351
Voir les archives en ligne du Sénat : http://www.senat.fr/evenement/archives/anatolef.html [mars 2007].
Anatole France aurait pu jouir des avantages qu’il s’était assurés d’emblée si la
littérature n’était encore venue tout gâter. Rédigeant au Temps une série de chroniques
sur les poètes contemporains, il eut l’inconvenance de n’y point admirer, sans réserve,
les œuvres de Lacaussade et l’audace de n’y insérer qu’une poésie alors que
Lacaussade exigeait qu’il en insérât au moins trois. Il n’en fallut pas davantage pour
brouiller les deux amis. Puis vint le tour de Charles-Edmond qui se fâcha pour des
motifs à peu près analogues. […]
Anatole France reçut l’ordre formel de griffonner cinq cents fiches par mois (dix-sept
par jour !). Il préféra démissionner et il n’eut pas lieu de s’en repentir. Cependant il ne
put jamais oublier l’indifférence sereine que Leconte de Lisle lui avait témoignée au
cours de cette crise. Il s’en vengea en égratignant quelque peu le poète “pasteur
d’éléphants”. Celui-ci était chatouilleux ; il répliqua durement. Des témoins furent
échangés, ne purent s’entendre et ce duel avorté fut baptisé par la presse malicieuse “le
duel aux coupe-papier”. »
De la même façon, le temps perdu par Marcel Proust en ce qui concerne l’exercice de son
métier de bibliothécaire (1895-1900) est un temps fertile pour son œuvre (Les Plaisirs et les Jours,
1896).
Malgré tout quelques écrivains bibliothécaires se lancent dans une approche moins négative
du métier : on est en face d’une vision plus subtile, une vision venue de l’intérieur, dans laquelle il
est enfin possible de se reconnaître et de retrouver les vraies questions posées par la profession. Être
bibliothécaire, c’est être fasciné par la totalité, c’est comme l’historien entretenir un certain rapport
avec la mémoire. Mais à la différence de l’historien qui recompose et allège cette mémoire à travers
ses prismes de lecture, le bibliothécaire recherche le « mode d’emploi » (pour reprendre
l’expression de Perec) pour la prendre en charge et la communiquer de façon immédiate et pratique
dans sa totalité, dans sa lourdeur matérielle.
352
Anatole FRANCE, « La Chemise », in Les Sept Femmes de Barbe-Bleue et autres contes merveilleux, Paris, Calmann-Lévy,
1909.
– Vous n’entendez pas ? Vous n’entendez pas le vacarme qu’ils font ? J’en ai les
oreilles rompues. Ils parlent tous à la fois et dans toutes les langues. Ils disputent de
tout ; Dieu, la nature, l’homme, le temps, le nombre et l’espace, le connaissable et
l’inconnaissable, le bien, le mal, ils examinent tout, contestent tout, affirment tout,
nient tout. […] Messieurs, d’ouïr ce tapage universel, je deviendrai fou comme le
devinrent tous ceux qui vécurent avant moi dans cette salle aux voix sans nombre, à
moins d’y entrer naturellement idiot, comme mon vénéré collègue, Monsieur
Froidefond, que vous voyez assis en face de moi cataloguant avec une paisible ardeur.
Il est né simple et simple il est resté. Il était tout uni et n’est point devenu divers. […]
Monsieur Froidefond a l’esprit simple et l’âme pure. Il vit catalogalement. De tous les
volumes qui garnissent ces murailles il connaît le titre et le format, possédant ainsi la
seule science exacte qu’on puisse acquérir dans une bibliothèque, et, pour n’avoir
jamais pénétré au dedans d’un livre, il s’est gardé de la molle incertitude, de l’erreur
aux cent bouches, du doute affreux, de l’inquiétude horrible. […] Il est tranquille et
pacifique, il est heureux. »
353
Robert MUSIL, L’Homme sans qualités, trad. Philippe Jacottet, Paris, Éditions du Seuil, 1979.
354
Marcel PROUST, Du Côté de chez Swann, À la recherche du temps perdu, t. 2, ouvr. cit.., p. 323.
Le catalogue enfin lisible : Georges Perec, La Vie mode d’emploi 355 . Le livre est une
métaphore du catalogue.
Georges Perec a été documentaliste dans une unité du CNRS de 1962 à 1979. Nous
renvoyons le lecteur à La Vie mode d’emploi, en particulier au chapitre LII, « Plassaert, 2 », qui
comporte une description minutieuse des travaux d’un sous-bibliothécaire adjoint à temps partiel,
SB2ATP, affecté à un fonds documentaire de la bibliothèque de l’Opéra ; au chapitre XCI, « Caves,
5 », qui présente le personnage de Marcelin Echard, ancien chef magasinier à la Bibliothèque
centrale du 18e arrondissement ; et surtout aux annexes de l’ouvrage dont un index qui est lui-même
un catalogue de bibliothèque.
Conclusion
Voici le portrait peu flatteur du bibliothécaire tel qu’il apparaît à travers ces textes :
défavorisé physiquement et socialement, en retrait devant la vraie vie, ennemi du lecteur qu’il a le
devoir de servir, amoureux de références plutôt que de livres, refusant jusqu’à la folie de partager le
355
Georges PEREC, La Vie mode d’emploi, Paris, Hachette P.O.L., 1978 ; Penser, classer, Paris, Hachette, coll. « Textes du
e
XX siècle », 1985. Voir http://membres.lycos.fr/mjannot/froggy/mode.htm [mars 2007].
savoir qu’il a en dépôt, au mieux transparent et falot, au pire inquiétant voire dangereux, « au
demeurant le meilleur fils du monde » !
À côté de cette caricature que nous avons le droit de récuser au nom de la profession, une
image plus intéressante se dessine, celle d’un être fasciné par les collections dont il est le gardien et
qui mesure pleinement les enjeux de leur conservation et de leur communication : professionnel de
la mémoire et de la totalité, le bibliothécaire fait corps avec ses livres, au point de devenir lui-même
un homme-livre, intériorisant leurs contenus jusqu’à la manducation, ou au contraire construisant et
organisant leurs seules références jusqu’à entrer en catalogue comme on entre en religion, de toute
façon définitivement contaminé par le vertige qui saisit communément le profane entrant dans les
magasins d’une bibliothèque. S’il veut rester écrivain, motivation qui préside apparemment au
choix de ce métier, le bibliothécaire devra prendre du champ et se mettre à l’abri de la production
des autres, comme le firent Leconte de Lisle ou Proust. Sinon, il se transformera insensiblement
mais sûrement en rédacteur de catalogues, trouvant plus d’ivresse et de jouissance à fournir la
vision de la totalité plutôt qu’à s’attarder à en inspecter le détail. Un Perec réussit par un tour de
force soigneusement déguisé en cahier des charges356 – démarche bibliothéconomique s’il en est – à
cumuler les deux aspects, rédigeant une œuvre qui est aussi un catalogue et une bibliothèque.
Avec l’irruption du numérique, qui a fait voler les vieilles fiches cartonnées sous son vent
révolutionnaire, nous attendons impatiemment une nouvelle représentation romanesque du
bibliothécaire, médiateur du savoir, sauveur de la mémoire, thérapeute de l’information, Sherlock
Holmes de la recherche documentaire et mettant tous ses talents au service du lecteur. N’est-ce pas
à nous d’écrire et de construire le personnage, ou (si nos fonctions quotidiennes nous absorbent trop
– comme c’est personnellement et collectivement le cas) d’en donner par la qualité de notre service
une image claire et cohérente aux écrivains et cinéastes qui hantent encore nos bibliothèques et
leurs réseaux ?
Pour achever notre propos tout en l’élevant, relisons la définition qu’a donnée Paul Claudel
dans la première des Cinq Grandes Odes 357 de Mnémosyne, la gardienne des temples de la
mémoire, celle qui pourrait bien finalement être la Muse de la profession, personnage de silence et
de recueillement :
« Mnémosyne, qui ne parle jamais !
356
Ibid.
357
Paul CLAUDEL, Cinq Grandes Odes, suivies de Processionnal pour saluer le siècle nouveau, édition critique Marius-
François Guyard, Paris, Imprimerie nationale, coll. « Lettres françaises », 1990.
Cette offre silencieuse d’une totalité toujours renouvelée constitue peut-être la plus belle
définition littéraire de notre métier.