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Revue française de science

politique

Démocratie classique ou Démocratie vivante


Monsieur Georges Burdeau

Citer ce document / Cite this document :

Burdeau Georges. Démocratie classique ou Démocratie vivante. In: Revue française de science politique, 2ᵉ année, n°4, 1952.
pp. 653-675;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1952.392165

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1952_num_2_4_392165

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Démocratie Classique

ou Démocratie Vivante

GEORGES BURDEAU

sagesse antique exigeait de homme il se connaisse lui-


même avant que entreprendre Transposée de individuel
au collectif cette maxime dont une expérience séculaire
établi le bien-fondé ne perd rien de son exactitude Etat
aussi il est utile de se connaître il entend que ses actes soient
échelle de ses prétentions Or essence de Etat est son
régime politique car est là que résident avec ses croyances et
sa force ses buts et ses possibilités
Sommes-nous bien sûrs lorsque pour définir notre démocratie
fran aise actuelle nous apparenrons la tradition classique de
ne pas trahir la réalité en lui donnant la figure de nos préférences
Ne cherchons-nous pas voiler par une auguste généalogie les
incertitudes de son origine la doter de caractères empruntés pour
pallier les déficiences de ses vertus propres Et croit-on vraiment
instruits du vrai sens de la démocratie classique les Fran ais
aujourdhui accepteraient en perpétuer le règne dans les insti
tutions politiques actuelles* Le moins on puisse dire est que
ces questions suscitent un doute et mon propos est de montrer que
ce doute est fondé Non pas certes pour affaiblir le régime en
minant les assises dont il se réclame mais pour le forcer prendre
conscience de lui-même pour prouver que ces fondements dont il
croit tenir sa solidité ne sont un tuff rapporté où il ne peut
puiser sa sève car il ne enracine point pour inciter par là
même fonder sa robustesse sur sa nouveauté au lieu de at
tendre un héritage On sait ce il advient un individu un
défaut introspection amène se croire autre il est épreuve

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Georges Burdeau

de la vie en fait un raté Une même éventualité attend les régimes


politiques Une image trop flatteuse eux-mêmes les faits user
contre-temps audace et de modération une aboutit un échec
autre laisse passer occasion Et dans les deux cas les gouvernés
ne pardonnent pas aux institutions une impuissance qui est en
dernière analyse un témoignage de leur ambiguïté

Entre les deux grandes catégories de régimes politiques qui se


partagent hui le monde les frontières paraissent bien
fixées Pour les établir on eu comme toujours recours aux
sources Une fois résolu le problème de leur origine tout semble
aller de soi un côté la démocratie soviétique et les démocraties
populaires qui procèdent de Marx de autre les démocraties des
pays occidentaux en qui exprime la pensée politique tradition
nelle et qui ce titre se voient attribuer la qualification de démo
cratie classique
Nous laisserons de côté les démocraties de Est Leur origi
nalité est tellement évidente que personne ne songe sérieu
sement contester la nouveauté de la formule politico-sociale
elles réalisent Assurément on ne se prive pas de discuter leur
prétention se dire démocratiques mais est là se référer une
définition objective de la démocratie et on ne voit pas quel concile
aurait autorité suffisante pour en arrêter les termes et en proscrire
usage inconsidéré Ce que entends analyser est la croyance
très générale recommandée ailleurs par les propagandes offi
cielles selon laquelle nos démocraties occidentales et particu
lièrement la démocratie fran aise actuelle ne sont que la figure
moderne une pensée politique séculaire que la Révolution abord
puis les mouvements libéraux du xixe siècle ont élevée au rang de
philosophie des régimes de liberté Je conteste assimilation que
on tend établir entre les démocraties occidentales contempo
raines et la démocratie laquelle histoire confère le titre de
classique Sans doute je comprends et en un sens je respecte
la pieuse pensée qui inspire ce rapprochement discerne parfai
tement intention assigner aux techniques actuelles exercice du
Pouvoir la tâche de poursuivre oeuvre des régimes dont on la
prétend héritière de servir les mêmes valeurs de garantir les
mêmes libertés de conserver aux hommes les profits un ordre
politique qui permis la consécration de leurs droits civiques en
même temps que épanouissement de leur autonomie personnelle

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Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

Mais ces louables propos ne me paraissent pas de nature définir


essence véritable un régime Celle-ci ne dépend pas en effet
seulement une profession de foi quant aux nns générales de ac
tivité politique mais aussi de la structure des organes de leur
composition de leur compétence bref de organisation constitu
tionnelle au sens le plus large du terme impliquant les principes et
les formules application Une philosophie politique proposée de
extérieur ne sera jamais que expression une préférence Pour
quelle soit effectivement vécue est-à-dire respectée par appareil
étatique il faut elle se dégage de la nature et de agencement
des mécanismes dont dépend action gouvernementale Elle est
incluse dans idée que on se fait de la souveraineté dans la
détermination de son titulaire dans le mode de recrutement des
assemblées dans la définition de leurs prérogatives et jusque dans
les procédures apparemment les plus formelles de leurs délibéra
tions Elle est impliquée par identification des forces habilitées
animer les institutions aussi bien que par les conditions inscrip
tion sur les listes électorales Il en est ainsi parce un régime
politique est pas la juxtaposition une fin et de moyens il réside
dans leur inéluctable interdépendance Les moyens sont solidaires
de la fin mais la fin est son tour tributaire des moyens La ruche
produit du miel il serait vain quel que soit le désir on en ait
en attendre du lait Le régime est le miel et la ruche et ex
cellence intrinsèque du miel est impuissante cacher inconsé
quence une pensée qui associerait étable ou la fourmi
lière
La démocratie classique respecte cette exigence du bon sens
la nôtre point La démocratie classique su modeler ses moyens
constitutionnels sur ses fins philosophiques et sociales la nôtre
exprime par des moyens qui contredisent la fin elle prétend
servir La démocratie classique est libérale et exercice du Pouvoir
est aménagé en fonction du libéralisme la nôtre non sans
réserves ni réticences ailleurs se dit également libérale mais
organisation et la pratique -politiques rendent le libéralisme
possible que sous forme accident Il en résulte un décalage entre
les possibilités du régime et atmosphère où on cherche main
tenir le déroulement de la vie politique tantôt les gouvernements
sont conduits sauver les principes contre la volonté du peuple
qui constitutionnellement est cependant seule souveraine et tantôt
la volonté du peuple dérogeant aux principes se voit inculpée
attenter au régime Notre démocratie se veut libérale pour ce

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Georges Burdeau

il de noble dans la liberté elle se veut populaire pour ce


il de force dans le peuple La démocratie classique discipline
la force pour la subordonner idée nous cherchons hui
conserver idée en respectant la force Pour que entreprise fût
réalisable il faudrait exclure de la puissance populaire le dyna
misme qui affranchit des principes traditionnels fussent-ils comme
le veut le Préambule de notre Constitution en une formule qui est
un chef-d uvre ingénuité ou un aveu inconséquence assortis
des correctifs particulièrement adaptés aux conditions de notre
temps
Mais où situer ce régime tellement avide de patrons de garants
de cautions il en invoque dans toutes les églises en découvre
dans toutes les philosophies associant Rousseau Montesquieu
Saint-Just Benjamin Constant Léon XIII Goblet de Mun
Blum Il dans le terme de classique une harmonie
qui répugne cet éclectisme désordonné Démocratie pluraliste
dira-t-on Mais il un pluralisme qui est une volonté de tolé
rance et un pluralisme qui déguise la peur de choisir Lequel est
le nôtre Et incapacité où nous sommes de répondre incite-
t-elle pas voir dans ce pluralisme une forme hésitation entre
un passé qui séduit encore et un avenir que on devine trop inéluc
table pour accepter de briser en lui résistant Si cette inter
prétation était exacte elle conduirait voir dans notn -iémocratie
actuelle un régime de transition image un monde que meurtrit
inquiète conscience de sa division
En histoire les transitions sont longues est une chance pour
notre démocratie elle de prendre conscience elle-même ses
dirigeants aux hommes qui ui sont attachés de profiter de ce
répit pour la définir partir de son originalité et politiquement
toute définition affirme par des actes plutôt que de étayer
par illusoire prestige un classicisme qui au regard du peuple
aujourdhui est plus un académisme sans attrait

La démocratie classique telle elle fut historiquement réa


lisée par les institutions de Etat libéral est une forme politique
qui se propose assurer la coexistence de deux aspects essentiels
de la liberté la liberté-autonomie et la liberté-participation
La liberté-autonomie peut se définir très simplement par ab
sence de contrainte Physique ou spirituelle elle exprime dans
indépendance de individu égard des pressions extérieures Sa

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Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

source réside dans la nature même de homme et on con oit


elle ait toujours été associée idée de la dignité humaine
elle confère individu sous la sanction de sa conscience
la responsabilité de se conduire seul dans la vie il choisie
Longuement élaborée par la pensée philosophique étayée par les
croyances religieuses en même temps que fondée sur la réflexion
rationnelle idée de autonomie de la personne humaine est épa
nouie au xville siècle dans la notion du droit individuel qui venait
tout la fois en préciser les contours et en assurer inviolabilité
Quant la liberté-participation utilise ce terme de préférence
celui de liberté politique qui embrassant une plus large matière
est moins précis est la prérogative qui permet individu être
associé exercice du Pouvoir est par elle que la Démocratie
gouvernement par le peuple accomplit et est étendue de
cette liberté que se mesure authenticité démocratique des insti
tutions
Il serait assurément excessif de soutenir que le souci attribuer
aux gouvernés une participation la gestion des affaires publiques
ait accidentellement préoccupé les fondateurs de la démocratie
classique Certes Rousseau et son école mis part ils insistent
davantage sur les droits de homme con us comme assises de son
indépendance que sur sa vocation concourir au gouvernement
Cette attitude explique ailleurs par les objectifs immédiats du
combat mené par les philosophes la destruction de arbitraire de
intolérance du conformisme spirituel On sait comment événe
ment révolutionnaire amplifia cette lutte imposer le titre de
citoyen comme seule sanction efficace aux libertés individuelles
Sous-jacente effort émancipation dont 1789 marque abou
tissement la liberté politique apparut ainsi comme issue du même
courant qui légitimait la liberté de conscience abolition des pri
vilèges ou inviolabilité de la propriété Diderot Voltaire les
Encyclopédistes ou les Physiocrates avaient bien pu ne point envi
sager expressément la liberté-participation elle était incluse dans
la logique de leur critique de ordre social établi Les Constituants
de 1791 ne les ont pas trahis ils ont accompli acte audace que
la spéculation purement intellectuelle osait imaginer Toutefois
dans le moment même où en France comme en Amérique était
affirmée la subordination du Pouvoir aux ux des gouvernés
personne ne concevait la liberté politique comme constituant une
fin en soi Selon optique traditionnelle elle de sens que par
rapport aux droits individuels elle garantit Sa raison être

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Georges Burdeau

est pas tant de faire des volontés du peuple le moteur du gouver


nement que empêcher les gouvernants de porter atteinte aux
libertés de chacun Si les menaces qui pèsent sur celles-ci viennent
des entreprises éventuelles du Pouvoir le moyen le plus sur de
les déjouer est appeler les individus participer son exercice
Dans son principe la liberté politique donc une valeur négative
elle autorise les citoyens non vouloir mais empêcher En 1793
alors que la démocratie révolutionnaire atteindra son apogée la
Déclaration consacrera ce principe fondamental dans son article
La loi doit protéger la liberté publique et individuelle contre
oppression de ceux qui gouvernent On ne saurait affirmer plus
clairement que la loi est un instrument confié aux gouvernés pour
défendre leurs droits et non pour ériger en règle la soumission
leurs volontés La loi est une garantie ce est pas encore un
procédé pour refaire le monde
Cette subordination de la liberté politique aux exigences de
autonomie individuelle constitue le fondement essentiel de la
démocratie classique est elle en effet qui assure la conciliation
entre les droits de homme et la souveraineté un peuple Droits
sans souveraineté sont chimères souveraineté sans respect des
droits est tyrannie De Locke Rousseau de Jefferson Sieyès
les publicistes du xvnie siècle ont tout dit sur ce thème Mais la
corrélation entre les droits politiques et les libertés individuelles
est pas seulement un principe du droit public révolutionnaire
est par elle que les promesses de 1789 survécurent au discrédit
de esprit de la Révolution et épanouirent au xixe siècle dans
les institutions de Etat libéral Tandis que constitutionnellement
la Révolution fut une entreprise avant tout destinée garantir les
droits individuels par la liberté politique Etat libéral qui en
recueillit héritage non sans avoir usé du bénéfice inventaire fut
aménagé pour protéger ces mêmes droits contre les éventuelles
prétentions de la volonté populaire La solidarité entre liberté-auto
nomie et liberté-participation ne se relâche point mais alors en
1789 les droits politiques sont -compris comme une défense des
libertés personnelles trente ans plus tard dès que annonce école
libérale ils sont interprétés comme une menace autonomie qui
postulait la participation en conditionne désormais les effets Ce
changement de perspective ailleurs rien insolite il est
que le produit de expérience politique Destutt de Tracy Mme de
Staël Benjamin Constant ont vu oeuvre les assemblées issues
de exercice de la liberté politique et ils ont compris elles

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Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

étaient pas congénitalement vouées la défense des droits indi


viduels Et est ainsi idée de association des droits de
homme avec la liberté politique ajoute évocation de leur pos
sible opposition Le parallèle inlassablement ressassé par tous les
écrivains libéraux entre la liberté des Anciens et la liberté deb
Modernes autre objet que de mettre en vedette cette oppo
sition en montrant que toute démocratie est pas nécessairement
libérale
Or la poussée démocratique est inéluctable Le problème est de
la maintenir dans la ligne idéale avaient tracée pour elle ceux-là
mêmes qui avaient suscité son essor Il agissait de la conserver
classique en la contraignant demeurer libérale Trois géné
rations de publicistes et de gouvernants se sont attachés cette
entreprise dont le terme qui annonce dans les dernières années
du siècle marque le déclin de Etat libéral Mais si tel fut le
dessein quels en furent les instruments
Deux notions essentielles une et autre empruntées la
pensée révolutionnaire servirent de fondement la construction
de cette démocratie libérale est une part une certaine manière
de concevoir le peuple en tant que support et agent du Pouvoir
politique autre part une interprétation particulièrement de objet
de activité gouvernementale On con oit aisément que ces deux
thèmes puissent commander la totalité du régime car si la démo
cratie est le gouvernement du peuple par le peuple son organi
sation dépend de la définition que on donne du peuple et de
objet que on assigne au gouvernement

Quant au peuple abord sa physionomie fut dessinée en


fonction du risque que constituait sa jouissance de la liberté poli
tique Le danger en effet est que les individus utilisent leur droit
de suffrage autres fins que la protection de indépendance de
leurs semblables Si donc la volonté du peuple est souveraine il
faut faire en sorte elle ne puisse exiger que ce que tolère la
liberté autrui cet effet le peuple réel donnée sociologique
bariolée et complexe est écarté et sous son nom est une allé
gorie sagement académique que sont attribuées les prérogatives de
la souveraineté Nous avons tenté ailleurs de retracer les traits de
cette entité populaire ou nationale Ses caractères sont au reste
bien connus le peuple de la démocratie classique forme un tout
homogène anime un vouloir unique il est ni une masse impul
sive ni une collection individus isolés il est un corps doué

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Georges Burdeau

une intelligence infaillible sensible aux seuls enseignements de


la raison Il doit cette cohésion et cette sagesse sa structure
même qui excluant les faiblesses et les egoismes individuels au
même titre que les appétits des factions associe que les citoyens
Le citoyen en effet est homme qui pour élever la jouissance
des prérogatives de la liberté politique fait taire en lui intérêt
personnel On est citoyen dans la mesure où on participe la
volonté générale or cette volonté est pas telle quantitativement
par le seul fait du nombre des suffrages elle unit mais qualita
tivement par la valeur rationnelle de son objet Si donc chaque
individu porte en lui vocation la citoyenneté en tant il est
être de raison sa volonté ne vaudra politiquement condition
exprimer les exigences de la raison Dès lors chacun parlant la
même langue unité du corps national ne risque pas être rompue
On dira sans doute que cette analyse exacte pour idéologie
révolutionnaire cesse de être il agit de rendre compte de
la notion de peuple admise par la philosophie politique de la IIIe
République En réalité si on peut discerner plus de prudence chez
les gouvernants de la fin du siècle dernier ils adressent
aux foules électorales on ne relève aucun indice prouvant ils
ont renoncé au culte de allégorie nationale Sauf chez les socia
listes est de la volonté du citoyen dont on se réclame plus que
de celle du travailleur du prolétaire ou du paysan Vacherot
Fouillée Littré auprès de qui les maîtres de la IIIe République firent
leurs écoles ne se font pas du peuple politiquement considéré
une idée très différente de celle que on professait la Consti
tuante Et quand Bourgeois ou Waldeck-Rousseau parlent de
lui est toujours en évoquant unité une nation de citoyens
dont les différences origine de culture ou de condition ne doivent
pas entamer unanimité dans la représentation du bien général
Au reste si la philosophie politique de la IIIe République fut si
courte est-ce point parce que on voulait éviter que la division
des croyances ne vienne rompre la communion entre les citoyens
Est-ce que le rôle de Etat dans la société moderne demandait
Ribot est de choisir entre la doctrine de de Mun et celle
de Viviani de condamner une et imposer autre comme si
le pays tout entier ne élevait pas contre une pareille prétention
et une semblable tyrannie Enfin si nul régime ne fut chez nous
si peu enclin définir ses assises dogmatiques la vitalité des
principes de 1789 affirmait travers la pratique politique
ils commandent

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Democratie Classique ou Démocratie Vivante

La notion de peuple laquelle adosse la démocratie classique


comporte dans aménagement de la vie constitutionnelle du pays
trois corollaires essentiels abord la volonté du peuple se dégage
par la discussion au sein des organes gouvernementaux ensuite
les gouvernants jouissent dans cette tâche une indépendance
qui postule leur invulnérabilité aux pressions extérieures enfin le
peuple vrai en tant que réalité sociologique ne dispose juridi
quement aucun moyen expression autre que ceux dont jouit
le peuple officiel des citoyens Chacune de ces règles fut observée
par la pratique politique de la IIIe République et est partir
du moment où elles furent méconnues ou violées que la démocratie
traditionnelle commen souffrir de la rivalité une démocratie
nouvelle la démocratie gouvernante
On sait impeccable logique qui dans le droit public révolu
tionnaire unit la souveraineté du peuple la toute-puissance de
organe représentatif Le peuple est con de telle manière que sa
volonté ne peut être obtenue directement par le seul dépôt du
bulletin de vote Elle besoin être élaborée par un acte de
réflexion qui la rende conforme ce elle doit être expression
sereine une pensée raisonnable est assemblée il appar
tient accomplir cette transmutation des vouloirs individuels
encore entachés de considérations subjectives en une pure volonté
collective orientée vers impersonnel intérêt public Et est seule
ment quand adoption de la loi aura clos la délibération que la
volonté du peuple sera tenue pour exprimée Toute organisation
constitutionnelle de la démocratie classique repose sur le méca
nisme de formation de la volonté nationale non par le peuple
mais par les organes qui parlent en son nom Or ce régime qui eut
peine le temps de fonctionner sous la Législative trouva dans
adoption du parlementarisme partir de 1830 les mécanismes
qui lui étaient nécessaires Le savant appareil de freins et de
contrepoids qui assure équilibre des pouvoirs la subtile étiquette
qui préside au déroulement de la séance parlementaire la place
marquée pour opposition attaque menée par la minorité la
riposte gouvernementale épreuve des deux chambres les amen
dements les diverses modalités du vote tout ce système qui paraî
trait lourd il agissait seulement enregistrer une volonté pré
existante est pas trop minutieux dès lors il pour objet de
donner naissance une volonté qui ne sera effective que lorsque
tous les rites auront été accomplis La IIIe République hérité de
cette complexe machine qui avait été rodée par les hommes de la

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Georges Burdeau

Monarchie de juillet et elle re ut eux également esprit selon


lequel elle devait être utilisée elle devait certes pourvoir ex
pression de la souveraineté populaire selon la recette fixée dès les
grands débats de la Constituante mais elle devait aussi servir
éventuellement instrument de résistance aux exigences trop bru
tales du corps électoral Ainsi le souci libéral de la protection des
libertés individuelles qui était souvent que celle des situations
acquises bénéficie tout naturellement de la technique imaginée
par les théoriciens de la Révolution pour formuler la souveraineté
nationale entre Etat libéral et la démocratie représentative al
liance paraît désormais indissoluble
Elle est autant plus que interprétation traditionnelle de la
notion de peuple et par voie de conséquence la procédure requise
pour dégager sa volonté sont favorables indépendance des gou
vernants Or la classe dirigeante besoin de cette indépendance
pour imposer sa politique libérale sans rompre pour autant avec
les institutions démocratiques Juridiquement cette indépendance
inscrit dans la prohibition du mandat impératif Mais cette prohi
bition serait un vain mot si elle était soutenue par les moeurs
Et précisément il est admis que élection enchaîne pas élu
la réalisation un programme préalable Sans doute ne peut-on
nier la docilité du personnel parlementaire aux Vieeux des électeurs
mais cette soumission se traduit par de menus services ordre
administratif bien plus que dans le domaine de la haute poli
tique Dans tous les grands débats parlementaires de la IIIe Répu
blique la guerre de 1914 la liberté esprit des gouver
nants leur faculté de se déterminer selon leurs propres convic
tions leur indépendance de jugement furent aussi complets que
peut le tolérer un régime où opinion est une force Combien de
fois a-t-on assisté des renversements de majorité des légis
latures qui démentaient dans leurs derniers mois attitude de leur
début Que on considère la vie politique des grands parlemen
taires de époque un Millerand ou un Caillaux par exemple et
on comprendra que indépendance des gouvernants dans leur
fonction interprètes de la volonté nationale était pas un vain
mot
Cette liberté allure dont jouissait le personnel politique était
certainement dans esprit de la démocratie classique tel que ana
lysait Condorcet il affirmait que la seule obligation sociale
est obéir la raison collective du plus grand nombre Je dis
sa raison et non sa volonté. Mais il est clair que autonomie

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Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

des milieux gouvernementaux ne pouvait subsister que dans le


climat de fiction un régime représentatif qui dépouillait le peuple
réel de toute possibilité juridique de faire entendre sa volonté
Pour mesurer son impuissance il suffît de rappeler la faiblesse des
disciplines syndicales sur le plan politique la subordination du
suffrage surtout dans les campagnes aux considérations locales
influence des personnalités primant les objectifs idéologiques enfin
la médiocrité de assise populaire des partis Certes ils étaient
affranchis de ostracisme dont les avait frappés orthodoxie révo
lutionnaire mais ils demeuraient des partis de cadres avec un
personnel de notabilités et des fins presque exclusivement électo
rales Absent en tant que classe car la classe est constituée préci
sément de données dont la notion de citoyen ne tient pas compte
le peuple de cette démocratie les ouvriers les paysans les salariés
est gouverné par le peuple des citoyens Et sans doute la double
qualité est bien réalisée dans chaque individu mais les modes de
formation et expression de la volonté du peuple citoyen opposent
ce elle porte témoignage de la volonté du peuple réel On
évitait ainsi comme enseignait Montesquieu de confondre le
pouvoir du peuple avec la liberté du peuple On éclairait du
même coup la formule quelque peu sybilline de Rousseau Le
gouvernement re oit du souverain les ordres il donne au peuple

Eliminant le peuple vrai du fondement du Pouvoir non par


mépris assurément mais parce elle se fait du peuple une trop
haute idée pour le confondre avec la masse lourde de désirs
confus et appétits brutaux la démocratie classique lui interdit
par là même en déterminer les fins Elle rejoint ainsi le souci
premier du libéralisme qui est de limiter activité étatique Com
ment en effet mieux garantir cette limitation en refusant aux
désirs populaires instrument du Pouvoir
Sans doute par leur mode de désignation et par la surveillance
exerce sur eux opinion utilisant les libertés publiques presse
réunion association les gouvernants sont bien comme exige
un régime démocratique subordonnés au populaire Mais il
faut considérer le contenu de ces impératifs qui les lient Cette
volonté nationale résultante du suffrage des citoyens ne peut être
par son origine même une volonté commune est-à-dire uni
fiée donc très générale Son objet concernera la totalité du groupe
et non telle ou telle catégorie particulière Issue des citoyens elle
ne visera que des citoyens Il en résultera quant aux buts de

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Georges Burdeau

action gouvernementale une délimitation qui en exclura emblée


les mesures particulières Dans une telle perspective le Pouvoir
ne peut commander que ce qui convient tous or dans une
collectivité évoluée et fortement différenciée les règles qui pré
sentent ce caractère sont évidemment peu nombreuses et en tous
cas leur généralité les oblige ne revêtir une signification for
melle celle un cadre susceptible accueillir une grande diversité
de comportements concrets
Il apparaît ainsi que la démocratie classique confirme politique
ment les postulats économiques ou philosophiques du libéralisme
Bien plus elle ne peut être que instrument de Etat libéral
Toute autre prétention lui est interdite Par la dissociation elle
établit entre être individuel total socialement et économiquement
situé et le citoyen elle limite la politique au rôle de police
de la société La volonté populaire juridiquement qualifiée ne peut
se former propos de la gérance de la société existante La pos
sibilité de créer un ordre social neuf est exclue par le fait elle
ferait obligatoirement ressortir les oppositions intérêts les diffé
rences de formation intellectuelles les contradictions spirituelles
ou matérielles par quoi serait effacée la ressemblance des citoyens
Dans la démocratie classique la volonté du peuple est tenue par
son essence même de laisser hors de la politique tout ce qui est
sujet des divisions que les compromis ou le civisme ne peuvent
surmonter est-ce dire sinon que la société domaine des
hommes réels conserve son autonomie égard du Pouvoir agent
des citoyens Or cette autonomie du social par rapport au politique
est le dogme premier du libéralisme Economiquement parce elle
conditionne la spontanéité du jeu des lois naturelles philosophi
quement parce elle garantit intégrité de la sphère indépen
dance où inscrivent les droits individuels socialement parce elle
fait de intelligence et de initiative personnelles le moteur de
évolution du groupe
Au regard de la science politique la solidarité entre la croyance
libérale et la conception classique de la démocratie exprime
quant aux fins du Pouvoir en une double conviction une part
la politique est une activité spécialisée autre part le rôle du
peuple est de contrôle non de revendication
Activité spécialisée la politique est quant son objet et
quant au cercle des individus qui adonnent est en premier
lieu le domaine de action politique qui est spécial en ce sens
que la politique est pas une activité qui commande toutes les

GGk
Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

autres mais seulement une activité parmi les autres Il en est ainsi
parce que ayant et ne pouvant avoir pour but de recréer le
monde il ne lui est pas nécessaire de se subordonner la totalité
des attitudes humaines Elle oblige pas homme tout entier
les cadres elle propose ses actes sont des procédures ou des
mesures de police ils ne concernent pas le fond individu peut
choisir son mode existence ses croyances sa manière de se
situer par rapport aux autres Son choix est présumé libre poli
tiquement il ne engage pas il xerce hors du plan où la
politique est souveraine Bref la politique est pas la vie et elle
est pas davantage une raison de vivre Au mieux elle sera une
technique indispensable pour discipliner les exubérances de la vie
un instrument ordre Mais élan créateur émane pas elle car
élan existe que bandé par espoir et la politique est pas une
pourvoyeuse espérance Cette dépréciation de la politique signe
de la mentalité libérale est une évidence pour des commer ants
des artisans des paysans habitués considérer que leur réussite
matérielle ne dépend que de leurs efforts aidés il se peut par
la chance De même les membres de la bourgeoisie et des classes
moyennes font la politique sa part comme on la fait un mal
inévitable mais pour mieux lui interdire influencer la gestion de
leurs affaires privées Pour eux tous la politique demeure en marge
de la vie car la vie est la recherche sinon du bonheur du moins
de plus de sécurité de plus de raisons avoir confiance en avenir
Or cette confiance ils ne songent pas attendre des effets de
la politique car ils croient avoir en eux moralement et matériel
lement suffisamment de motifs pour en trouver la justification en
eux-mêmes
Dans la démocratie libérale cette manière de concevoir la
politique conduit en faire une activité de spécialistes Ils sont
dans la politique comme autres sont dans les affaires
ou dans armée Le personnel politique forme une caste non
pas fermée sans doute encore elle soit par sa structure oli
garchique beaucoup moins largement ouverte que les procédés
démocratiques de son recrutement pourraient le laisser entendre
du moins séparée du reste de la nation par ses modes de pensée
ses ambitions ses valeurs La grande masse des citoyens ne parti
cipe activité politique que de fa on sporadique au moment des
élections Entre temps elle en remet aux techniciens de la chose
publique pour la gestion des intérêts communs il lu le
journal correspondant ses convictions adhéré parfois mais pas

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Georges Burdeau

toujours une société ou un groupement du type Ligue des droits


de homme ou Cercle républicain cotisé avec une constante irré
gularité un parti qui se soucie ailleurs assez peu entretenir
sa fidélité le citoyen moyen est quitte avec la politique Souvent
même il nourrit son égard une méfiance qui éloigné plus encore
de ses sollicitations Le gouvernement de la démocratie classique
ignore le militant ne connaît que le politicien Et le fait que ce
terme ait pu acquérir un sens péjoratif prouve assez il ne ap
plique un nombre restreint individus ceux qui font de
activité politique une profession qui précisément parce elle
se situe aux frontières de la vie réelle apparaît comme suspecte
la foule des non initiés
Ainsi la corrélation est certaine entre la spécialisation de ac
tivité politique et la médiocrité du nombre de ceux qui con
sacrent est parce elle ne concerne au plus une partie de
chaque homme la moins personnelle la moins secrète la moins
sensible elle ne peut exiger de chacun un engagement
On peut vivre loin elle sans se retrancher de la communauté
nationale respirer un air elle ne conditionne pas croire au
bonheur sans attendre elle
autonomie de la vie réelle égard de la politique impli
que que les gouvernants restent modérés dans leurs prétentions
et est bien pourquoi la démocratie classique les subordonne au
contrôle du peuple Dans son principe elle est un régime de limi
tation du Pouvoir elle condamne toute idée exploitation des
ressources il comporte la puissance politique est un danger
avant être un moyen Si donc le peuple est appelé participer
son exercice est plus pour la neutraliser que pour en servir
Une double influence présidé ici établissement de la théorie
démocratique traditionnelle Influence de la pensée libérale une
part qui refuse aux gouvernants une faculté proprement créatrice
Les lois étant oeuvre de la nation et non de la volonté il appar
tient pas au Pouvoir de faire preuve initiative en imaginant les
règles de droit en fonction des transformations elles pourraient
imposer ordre social existant Son rôle est de dégager des
normes générales et permanentes qui régissent les sociétés humai
nes les impératifs que le droit positif sanctionne alors il ne
les crée point Il ne agit donc pas pour les gouvernants enre
gistrer des volontés mais de réfléchir aux données transcendantes
de la vie collective Leur titre gouverner réside dans leur intelli
gence plus que dans leur docilité Influence des précédents histo-

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Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

riques autre part où il ressortait que dans toutes les insti


tutions considérées comme démocratiques le peuple intervenait
pour consentir ou contrôler non pour vouloir Historiquement le
mouvement démocratique fut une lutte contre le Pouvoir la démo
cratie accomplit par les concessions on lui arrache Lorsque
les colons de Virginie de la Nouvelle-Angleterre de New York
ou du New Jersey re urent leurs chartes de liberté leurs droits
étaient inclus dans obligation des gouvernants de agir que de
avis le consentement et approbation des hommes libres
Et quand en 1669 John Locke la demande de son ami Ashiey
élabora les constitutions fondamentales de la Caroline as
semblée populaire ne re ut que le pouvoir de surveiller les proprié
taires établis depuis longtemps qui avec le titre de palatins avaient
la direction du gouvernement Aussi bien en Angleterre même les
libertés publiques étaient des garanties contre le pouvoir royal
sanctionnées par la participation des Communes son exercice
En France enfin dans la mesure où on peut attribuer aux reven
dications des Etats-Généraux une signification démocratique elles
allèrent jamais au delà de la prétention de subordonner la levée
de impôt au consentement des représentants du peuple et son
emploi leur surveillance
Sans doute cette limitation des prérogatives populaires ex
plique-t-elle par idée que le Pouvoir est une puissance extérieure
la collectivité Il serait faux cependant de croire que sa natio
nalisation par la doctrine révolutionnaire ait transformé emblée
la situation du peuple son endroit On abolit pas en un instant
une crainte séculaire Or entreprise de conquête du Pouvoir fut
menée avec intention de le paralyser bien plus que de le domes
tiquer On en finirait pas de relever dans les discours de époque
révolutionnaire les diatribes qui sous le nom de démocratie pure
stigmatisaient les régimes où le vouloir de la foule est érigé en loi
Nul ne songe substituer au bon plaisir du prince la fantaisie du
peuple Expression de la volonté générale la loi ne change pas de
nature elle retrouve plutôt son véritable rôle que le despotisme
avait altéré et qui est énoncer les impératifs une objective
raison
La loi est donc pas ce procédé de gouvernement elle est
devenue dans la démocratie gouvernante Par elle le peuple gou
verne moins il ne trace aux gouvernants les bornes de leurs
prérogatives Aussi la séparation des pouvoirs trouve-t-elle son
fondement logique dans une association des organes qui est en fait

667
Georges Burdeau

une association de initiative et du contrôle Le véritable office


une assemblée représentative écrit Stuart Mill en qui incarne
orthodoxie constitutionnelle de la démocratie classique est pas
de gouverner elle est radicalement impropre mais bien de
surveiller et de contrôler le gouvernement
Mais pourquoi ce contrôle est-il si nécessaire que sous la
IIIe République encore de Ferry Poincaré de Valdeck-Rous-
seau Bourgeois on verra essence de la démocratie Pour
quoi Alain arf rme-t-il que tout ce qui limite et contrôle les pou
voirs est démocratique Pourquoi sinon parce que exercice
de la souveraineté se ramène la désignation des gouvernants et
que cette désignation ayant pour principe selon optimisme libé
ral le choix des meilleurs ne saurait porter atteinte leur liberté
est parce ils sont libres ils doivent être surveillés est
donc que même issu du peuple le Pouvoir ne cesse pas être un
éventuel danger et par conséquent ne cesse pas être suspect
La différenciation des gouvernés et des gouvernants survit la
démocratisation du Pouvoir et dans cette différenciation réside
équilibre que la démocratie classique maintient entre la liberté
du citoyen et autonomie de individu Le citoyen est libre parce
que nul commandement ne le contraindra sans assentiment de la
nation souveraine individu conserve son autonomie puisque la
volonté du peuple pour objet obliger les gouvernants res
pecter cette indépendance et non de les autoriser la méconnaître

II ne semble pas que notre démocratie actuelle puisse sincè


rement se reconnaître dans cette image où ressortent les traits
essentiels de la démocratie classique Et il ne agit pas ici de
comparer des préférences de mettre en parallèle des ideals de
susciter affrontement de philosophies rivales il lieu que
enregistrer des données de fait pour que se dégage de cette
observation impossibilité pour le régime de installer dans les
cadres politiques qui furent ceux de la démocratie rationaliste et
libérale du siècle passé
Et abord si est toujours le peuple qui est souverain ce
est plus le même peuple Le peuple des citoyens fait place au
peuple des ouvriers des employés des paysans des agents des
services publics avènement de ce peuple réel est ailleurs
pas un phénomène révolutionnaire échec de 1848 et de la Com
mune le prouve est un phénomène psychologique qui est

668
Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

accompli progressivement au fur et mesure que les individus


primitivement malhabiles au maniement du bulletin de vote ont
compris le profit ils en pouvaient retirer pour exprimer non leur
impersonnelle volonté de citoyen mais leurs aspirations propres
Les droits politiques ont été détournés tort ou raison là
est pas la question de usage pour lequel ils avaient été
con us Et est là une évolution qui paraît bien irréversible On
appelle toujours les citoyens aux urnes mais est ouvrier de la
régie Renault employé de la S.N.C.F. actionnaire de la Shell
ou du Haut-Katanga qui votent La démocratie classique voit ainsi
effriter sous elle assise sociale elle était assignée tandis que
la démocratie nouvelle se trouve solidaire une force laquelle
aucun des cadres constitutionnels anciens est adapté
est en effet il est impossible attribuer la voloiité du
peuple réel les caractères qui sont ceux de la volonté un peuple
de citoyens unité de celle-ci évanouit dès que électeur est
autorisé faire valoir les revendications que conditionnent non
sa qualité abstraire homme mais les particularités de sa situa
tion économique ou sociale Le concept de unité de la souve
raineté nationale ne peut plus être compris que comme une intolé
rable fiction là où le peuple pris conscience de la diversité des
classes Les hommes de la Révolution avaient bien per le danger
ils cherchaient unifier les conditions sous uniforme de
citoyen Ce est pas en séparant les gens disait Target en
novembre 1789 est en les rapprochant en les for ant aimer
on tue aristocratie et on fait des citoyens Si nous avons
pas ce but nous travaillons en vain la régénération publique.
Que tous militaires gens église gens de loi commer ants
cultivateurs déposant leurs préjugés ne soient plus que des
citoyens Sans doute parvint-on abolir les ordres mais il ap
partenait pas aux constituants de paralyser les transformations de
la vie économique où au xixe siècle devaient naître les classes
Or éclatement de unité nationale ne pouvait survivre le rôle
traditionnel des assemblées
Sous le nom de régime représentatif ce que la démocratie
classique envisage est un gouvernement délibératif est-à-dire
un régime où la règle naît de la discussion. Mais une discussion
qui est une part très largement ouverte et laquelle autre
part ont accès que les arguments rationnels Il ne agit pas de
donner audience aux désirs mais de trouver la vérité Une vérité
qui est la fois une et suffisamment persuasive pour que on

660
Georges Burdeau

puisse présumer que son évidence victorieusement démontrée


désarmé la minorité il ait dans cette manière de comprendre
objet des débats parlementaires un reflet de optimisme libéral
quant aux vertus de la réflexion est incontestable mais il
aussi la définition constitutionnelle du rôle de opposition et la
justification de la puissance de la majorité Ni un côté ni de
autre la volonté du peuple intervient pour appuyer les thèses
proposées est la solution finale qui de par les garanties que
présente la discussion pourra seule se prévaloir de la souveraineté
de la nation La volonté populaire ne préexiste pas aux débats
elle en est enjeu et le terme Ce est pas le lieu ici de déve
lopper les conséquences qui attachent cette conception aussi
bien quant au sens rie la représentation et la nature du mandat
que quant aux pouvoirs de assemblée et son fonctionnement
Il est guère contestable elle commande le rôle la structure
et les procédures du Parlement Or avec avènement du peuple
réel tout est changé parce que ses volontés sont ores et déjà
formulées et imperatives avant que ne ouvre le débat parlemen
taire La discussion est plus une confrontation de points de vue
mais un affrontement de revendications les députés sont des
porte-parole et non des augures qui se consultent Les rapports
entre la majorité et la minorité analysent moins en une colla
boration en une épreuve de force Et sans doute le compromis
est pas exclu chacun atténue ses prétentions en échange des
concessions consenties par autre Mais succès du marchandage
ou témoignage de bonnes volontés réciproques la loi ne cesse pas
être une victoire incomplète et limitée peut-être une partie du
peuple sur les autres elle ne peut plus être tenue pour expression
de la volonté générale puisque la manière même dont elle est
formée prouve inexistence de cette volonté générale Outre que
autorité de la loi en trouve affectée la stabilité des situations
qui reposent sur elle est compromise La démocratie classique pré
tendait apporter le règne apaisant un rationalisme universel
notre démocratie actuelle vit de émotion que procure échec et
les espoirs de revanche La loi est provisoire comme la vigilance
ou la constance de ceux qui ont imposée
ce signe on reconnaît combien elle est plus proche des
volontés humaines que ces codes impérissables que se flattaient
établir nos premières républiques Seulement ce il ne faut pas
oublier est que le régime représentatif dont nous conservons les
formes été con pour élaboration de ces codes lapidaires et

670
Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

non pour produire ces lois consolatrices dont est avide la sensi
bilité populaire Il été fait pour encadrer la réflexion et non pour
enregistrer des exigences pour protéger des libertés acquises non
pour favoriser des espoirs de libération pour pourvoir la gérance
de la société existante non pour tracer les plans de la société
future
Et est bien là entre les classiques et nous se situe la rup
ture que nulle incantation ne peut abolir avènement un peuple
réel ne signifie pas seulement un changement dans le titulaire de
la souveraineté il implique pas seulement renonciation au mythe
de unité sociologique de la volonté nationale il renouvelle la
substance même de cette volonté affectant par là même les moda
lités de son expression et le rôle que politiquement elle entend
Jouer
La volonté du peuple est faite du désir des hommes il
ait là un méfait de cette civilisation aphrodisiaque que dénon ait
Bergson ou un affranchissement de toute hypocrisie peu importe
Ce qui compte est que désormais le rationalisme traditionnel
est plus qualifié pour délimiter objet de ce désir assigner des
buts cette volonté en eux exprime individu total intelligence
et matière tel que le forment son éducation son milieu sa pro
fession son mode de vie Et cet individu trouve dans ses droits
politiques le plus prodigieux instrument de tous ceux dont il
dispose pour accomplissement de son désir Pour des millions
hommes la politique fait entrer dans le domaine du possible
un rêve qui eût été sans elle non seulement interdit mais incon
cevable Elle amplifie infini leurs moyens agir sur leur
propre destinée elle les autorise entreprendre la transfor
mation du monde ils estiment trop hostile ou simplement incon
fortable
La politique placée au service du désir des hommes exercice
du Pouvoir convoité pour assurer par lui la maîtrise de orien
tation politique cette orientation commandée elle-même par la
représentation un ordre social qui ne peut être créé que par
action du Pouvoir telles sont les convictions où enracine pré
sentement le sentiment démocratique Comment le régime en
porterait-il pas les marques
Il lui est impossible abord de rester fidèle la spécialisation
de activité politique Trop hommes trouvent dans élargissement
de action politique une compensation étroitesse de leurs pos-

671
Georges Burdeau

sib lités personnelles pour que le domaine du politique se main


tienne dans les limites que tra ait pour lui la pensée libérale
La politique est plus en marge de la vie elle est la vie elle-
même dans la mesure où elle est le dernier refuge de espérance
la dernière chance Il est significatif de constater que le pays où
la démocratie est le plus longtemps conservée libérale les Etats-
Unis est aussi celui où du fait des conditions économiques in
dividu croit encore efficacité de son effort personnel pour amé
liorer sa situation Lorsque cette confiance disparaît homme ne
peut plus miser que sur activité politique Et il ne agit pas pour
lui de choisir son camp opter entre libéralisme et socialisme
il agit de conserver une raison de vivre On con oit la profon
deur de engagement que suscite un tel état esprit La volonté
peuple revêt alors une densité et un dynamisme qui faussent
les mécanismes de la démocratie classique Ceux-ci sont aménagés
de telle sorte que exercice de la liberté politique ne menace point
la liberté-autonomie Les institutions sont double fin per
mettre expression de la volonté populaire sans doute mais aussi
empêcher elle ne fasse sauter les barrières qui protègent les
libertés prévues Le départ entre ce qui est du domaine de la
politique et qui ressortit la spontanéité des initiatives ou des
choix individuels contraint le peuple une maîtrise de soi il
ne peut atteindre que dans la mesure où son désir apaise dans
la sérénité une aspiration rationnelle Et est pourquoi les insti
tutions représentatives traditionnelles disciplinent et décantent la
vie politique par toute une série de procédures destinées en éli
miner les énergies perturbatrices ou les tendances aberrantes Tout
se passe comme si avant de produire son effet sur le droit positif
la volonté du peuple était amortie édulcorée filtrée par toutes
sortes de manipulations qui sont autant occasions de amoin
drir Distinction et concurrence des pouvoirs dualité des Chambres
multiplication des vetos et des contrôles prérogatives de oppo
sition témoignent de intention de faire de organisation cons
titutionnelle tout la fois un moyen pour les gouvernés de faire
entendre leur voix et une protection établie en faveur de tout ce
qui se situe hors de emprise du politique
Si on accepte la spécialisation de activité politique appareil
pourra fonctionner normalement mais cette spécialisation est
subordonnée une interprétation restrictive du rôle du Pouvoir
elle suppose au moins entre les tendances concurrentes de opinion
un accord mettant hors de cause certaines données fondamentales

672
Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

de ordre social établi Cet accord implicite étant acquis la con


troverse qui est le moteur de la vie gouvernementale permettra
aux équipes gouvernantes de se relayer sans compromettre la
permanence du régime Cette condition est réalisée dans la démo
cratie classique qui assure ainsi au parlementarisme le climat que
les observateurs les plus avertis H.J Laski notamment consi
dèrent comme indispensable son correct rendement Mais ne
voit-on pas que accord en question est plus improbable dans
une démocratie comme la nôtre où la division entre tendances
politiques ne laisse subsister aucun fond commun elle pro
cède de opposition non entre les solutions apporter aux pro
blèmes mais entre les qualifications des problèmes eux-mêmes
selon on les tient ou non pour tributaires de action politique
Là encore le pluralisme se révèle équivoque car une chose est
le pluralisme libéral qui fait appel la diversité des ressources
intellectuelles la variété des convictions la multiplicité des
goûts pour résoudre un problème de manière tolerable pour tous
autre chose est le pluralisme idéologique qui est que enregis
trement une rupture la constatation un conflit Pour la guerre
aussi il faut être plusieurs Etre deux ne résout rien si on ne
sait si est pour se battre ou pour accorder Mais il pas
accord sans acceptation un principe supérieur La démocratie
classique trouvé ce principe dans la limitation libérale des fins
du Pouvoir Quel est le principe qui dans notre actuelle démo
cratie Jouit une autorité suffisamment incontestée pour jouer un
rôle analogue
La limitation du pouvoir est concevable lorsque le peuple le
contrôle elle est exclue lorsque le peuple exerce Or notre
démocratie se veut une démocratie où le peuple gouverne effec
tivement Son assise qui désormais est sociale et non plus ration
nelle confère la volonté du peuple une valeur positive en ce
sens elle impose autant pour obtenir que pour empêcher
évolution psychologique est telle que individu ne dissocie pas
ses droits politiques de idée ils sont au service de son désir
Dès lors le Pouvoir lui-même est instrument de la volonté popu
laire Il est plus une puissance suspecte il faut surveiller
il est une force qui doit être au contraire stimulée Tout appareil
constitutionnel ancien se trouve de ce fait appelé une tâche
nouvelle En le conservant par fidélité la démocratie classique
on ne ressuscite pas esprit de celle-ci et on ne facilite pas davan
tage le jeu de la démocratie nouvelle Les institutions ne sont pas

673
Georges àé

des mécanismes polyvalents celles qui étaient con ues pour jouer
comme frein sont malhabiles agir comme moteur
Il ne faut pas étonner dans ces conditions que le véritable
moteur de notre régime se soit installé ailleurs que dans les organes
constitutionnels dans les partis dans les centrales syndicales
dans les comités directeurs des féodalités économiques Politique
ment la volonté se situe toujours là où est la force Dans la démo
cratie du style IIIe République elle est passée de exécutif aux
Chambres qui le contrôlaient elle tend hui glisser de
enceinte parlementaire au peuple réel ou aux groupes il autorise
se réclamer de sa volonté Les cadres constitutionnels enser
rent que le vide ou servent alibi des décisions qui sont prises
ailleurs Cette situation où on pourrait aisément voir une revan
che du social sur le politique est très exactement aux antipodes
de celle qui caractérise la démocratie classique La démocratie
classique centralise énergie politique dans les organes constitu
tionnels toute la vie politique initiative et aboutissement se con
centre dans un quadrilatère parisien qui du Palais Bourbon la
rue de Valois de la place Beauveau au Luxembourg pas
deux kilomètres de côté Pour pénétrer dans ce laboratoire les
forces sociales vraies devaient se prêter de longues et amoin
drissantes transmutations Beaucoup ne en souciant pas trouvant
dans le libéralisme la faculté de épanouir sans subir empreinte
politique hui toute énergie sociale qui se veut agissante
doit se politiser Mais bien loin accroître le rôle et le prestige
des agences politiques officielles autrefois ce phénomène la dépos
sède Le Parlement et le Gouvernement sont des institutions où
affrontent des symboles mais la puissance qui choisit et com
mande réside plus
Pour remédier cette situation on pourrait attendre des tech
niciens de organisation politique un effort imagination consti
tutionnelle Il doit être possible de moderniser un appareil gouver
nemental qui date du suffrage censitaire et des circulaires calli
graphiées Il est nécessaire en tous cas réintégrer les forces
politiquement agissantes Mais cet aménagement des moyens sup
pose une exacte perception des fins il implique un choix qui dis
pense les gouvernants de obligation de ruser avec le régime de
Etat dont ils exercent le pouvoir Persévérer dans le classi
cisme est rendre cette obligation inévitable Mais ce est
pas pour autant pérenniser les valeurs classiques Si on entend
conserver la démocratie sa signification de régime de la liberté

67
Démocratie Classique ou Démocratie Vivante

il faut que la liberté agisse comme une présence et non comme


une nostalgie Renoncer au parrainage de la démocratie classique
ce est pas seulement renoncer une illusoire solution de facilité
est prouver en parallèle aux démocraties orientales soviétiques
ou populaires on peut placer une démocratie qui ne soit ni une
survivance ni un schéma emprunté aux Manuels mais une réalité
vivante est du même coup priver une des deux conceptions
de la démocratie qui sont en présence du privilège de se prétendre
seule adaptée aux exigences de la société présente La démocratie
est pas un héritage les institutions qui expriment ne sauraient
pas davantage se recommander de la tradition dès lors elles
avèrent impropres encadrer les réalités actuelles La démocratie
classique est périmée la démocratie marxiste est bien vivante
la nôtre affirmer avec sa vitalité propre son originalité

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