Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
Abstract
The staging of the body during the Belle Epoque, André Rauch.
By renewing genres and styles, cafés concerts and music halls changed the landscape of Paris shows. A new type of leisure
appeared and spread. In baring bodies, these performances created new emotions and other ways of ritualizing shows.
Spectators were kept at a distance from the stage and showed their feelings by words, violence being stylized and codified. A
new culture spread through cities, bringing different ways of occupying and investing space.
Rauch André. Mises en scène du corps à la Belle Époque. In: Vingtième Siècle, revue d'histoire, n°40, octobre-décembre
1993. pp. 33-44;
doi : https://doi.org/10.3406/xxs.1993.2998
https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1993_num_40_1_2998
À LA BELLE ÉPOQUE
André Rauch
33
ANDRE RAUCH
34
MISE EN SCÈNE DU CORPS À LA BELLE ÉPOQUE
35
ANDRE RAUCH
36
MISE EN SCÈNE DU CORPS À LA BELLE ÉPOQUE
Sam, lequel n'y voit plus rien du tout. Scanlon, libéré entre la rue de Clichy et l'ancien
appliquant ses grosses lèvres sur l'œil clos de chemin qu'empruntaient les charrettes de
Mac Vea, lui suce tant qu'il peut les paupières, plâtre descendant des carrières de
dans l'espoir de les rouvrir. Cet effrayant
baiser à la sueur et au sang, ce nègre qui cherche Montmartre - dénommé pour cette raison rue
à gober l'œil d'un autre nègre est un spectacle Blanche -, un hall a été édifié pour une
assez hallucinant» 1. variété de spectacles. Occupé par divers
établissements, Casino, Pôle Nord2,
Le journaliste suggère les clichés d'une théâtre Apollo, le grand hall d'attraction allant
époque et d'un public face à l'étranger, du 15 rue Blanche au 16 rue de Clichy,
sa couleur, les fantasmes qu'éveille ici la offre aussi aux amateurs une piste de
négritude (on écrit couramment « le nègre »
patinage, «Le Pôle Nord à Paris». Une fresque
pour présenter Sam Mac Vea, l'expression représentant un paysage de glace avec des
prenant rarement la forme d'une sapins domine la piste. Une double
appréciation franchement hostile, car tant que rangée de piliers métalliques soutient un
le mouvement de la colonisation reste plafond à verrière. Des génies ailés en stuc
ascendant, le ton paternaliste l'emporte). tiennent les câbles d'énormes lustres. Un
Le récit évoque le mystère des remèdes promenoir, d'où l'on voit les acrobates
appliqués aux blessures du boxeur, sur le podium central, court de chaque
l'affairement autour de lui. Ces étranges côté. Semblables à des bancs d'œuvre, des
contacts affectent la sensibilité du public loges s'alignent entre les piliers, flanquées
plus attentif à leur valeur spectaculaire de palmiers en pots. Une loge minuscule
qu'à leur raison thérapeutique. placée contre le mur de la rue de Clichy
Ces usages renversent les conventions est dominée par un balcon où s'installe
du savoir-vivre et de la mesure. Les l'orchestre. Les transformations du hall
boxeurs américains n'importent pas vers 1880 ont entraîné des modifications
seulement en France leurs techniques du importantes. D'après plans et gravures de
corps, leurs excès deviennent des signes l'époque, la scène est entièrement refaite
d'abondance, leur désinvolture traduit et l'entrée revue; les décorations sont
une assurance indémontable, leur repeintes à l'orientale ; une enseigne brille
insolence, enfin, congédie les inhibitions sur la façade, rue de Clichy; on y vient
propres aux vieilles nations. Autant d'images aussi danser certains soirs. En avril 1903,
qui trouvent ici un écho. une extraordinaire attraction provoque
l'émotion des Parisiens: le looping the
O RENOUVELER LA MISE EN SCÈNE loop, venu d'Amérique. Un cycliste
Le Casino de Paris illustre l'histoire de acrobate, lancé à toute vitesse dans une spirale
ces lieux de distraction. Sur le terrain qu'il doit boucler, risque la mort.
L'acrobate Mephisto y fait sa réputation3. Le soir
1. L'Auto, 19 avril 1909. Voir aussi J. Mortane, «Après le de la première, un jeune Français qui tente
combat Joe contre Sam -, La Vie au grand air, 1er mai 1909, l'aventure devant la presse est projeté à
p. 282-283. Un sentiment de supériorité peut ici s'exprimer sans
trouble de conscience (ce qui n'est sans doute pas le cas aux terre où il reste sans connaissance.
États-Unis où, dans un contexte de tensions raciales, les boxeurs De 1880 à 1914, le Casino accueille tous
noirs font rarement recette). Deux émotions marquent les
observations des journalistes : ces noirs sont des specimens ; sur un les genres, et surtout la pantomime,
ring, ils deviennent aussi admirables que des fauves dans un spectacle qui, à la veille de l'apparition du
zoo. Lors de l'Exposition coloniale de Paris en 1889, on avait
présenté des Ouoloffs d'Afrique ■ très grands, très robustes et cinéma et de «la revue» de music-hall, fait
fort noirs, d'un noir qui tourne même au bleu -, quelques-uns, fureur. En dégustant des cerises à l'eau-
• d'aspect intelligent, sont superbes de vigueur tel d'entre eux
ferait même, dans les ateliers des Beaux-Arts, un admirable
;
modèle nègre • {Exposition universelle de 1889. Les expositions 2. Le Matin, octobre 1892.
de l'État au Champ-de-Mars et à l'esplanade des Invalides, 3. La Vie au grand air, 235, 14 mars 1903, p. 178-180 et
Paris, Imprimerie des Journaux officiels, 1890, tome 1, p. 45). 239, 11 avril 1903.
37
ANDRE RAUCH
38
MISE EN SCÈNE DU CORPS À LA BELLE ÉPOQUE
à heures fixes, le lieu des entrées est c'est la passion du combat qui retentit sur
indiqué par la presse, les horaires des le spectateur.
spectacles se précisent, le placement dans la Une soirée de spectacle au café-concert
salle correspond au prix acquitté. Lors des ou au music-hall demeure tout aussi
soirées de boxe, fauteuils de ring, onéreuse. Aux Folies Marigny, en 1887, les
première, deuxième ou troisième rangées, prix de l'entrée et de la consommation
chaises des rangs suivants, promenoirs, qui l'accompagne sont à 1 franc les jours
circulation et les moins dispendieuses 3e ordinaires et à 2 les jours fériés. En 1894,
(de 2 à 10 francs selon l'importance des aux Ambassadeurs, le prix des places
combats) constituent les diverses varie de 0,75 à 5 francs3. Au Jardin de
catégories. Le 17 avril 1909, pour le grand match Paris, en 1902, les prix varient de 1,50
revanche entre Joe Jeannette et Sam Mac franc pour les places où «l'on se doit de
Vea au Cirque de Paris, les premiers rangs renouveler sans faute la consommation à
de ring se louent 100 francs et la 3e banquette chaque heure», à 4 francs pour les
60 francs. L'estrade de ring est à 50 francs. meilleurs sièges. Ces différences expliquent le
Deux places de loge se louent 250 francs. mélange des publics. Accroître le nombre
Les fauteuils se paient 40 francs; la des fauteuils et des chaises rend une salle
circulation au rez-de-chaussée passe à 15 francs. plus confortable. Alors que, debout, les
Les promenoirs à 10 francs et les 3e à 5 francs spectateurs restent compressibles, ces
seulement, «10 % en plus pour le droit aménagements définissent le nombre des
des pauvres »1. places et leur répartition. Change pourtant
C'est un spectacle relativement cher. En la nature du spectacle, car promenoirs et
1911, le salaire horaire d'un menuisier en circulations offrent une part d'aventure.
région parisienne est de l'ordre de Les personnes qu'on y rencontre
0,80 franc, celui d'un plombier à peine composent une masse mouvante, tant par le
plus élevé (0,95)2. Pour des journées de nombre que par le comportement. Se
10 heures et des semaines de 6 jours, soit serrer, se déplacer, changer de voisin,
300 jours de travail annuel, l'ébéniste voilà des occasions qui favorisent les
parisien qui gagne 2700 francs et le forgeron conversations ou suscitent les
3000 francs sont des privilégiés. Dans les altercations. On cultive le désir de se sentir dans
mines qui, par leur vitalité syndicale, sont la foule pour jouir de ces promiscuités.
à la tête du mouvement ouvrier, le salaire Lors des soirées de lutte ou de boxe, se
annuel moyen est passé de 1 178 francs forment des groupes dont les propos et
en 1896 à 1 469 francs en 1911. Mais les vociférations pèsent sur le
l'obstacle ne se limite pas à ces considérations dénouement du combat, créent des contestations
budgétaires, il tient surtout à une avec leur lot de troubles et de désordres.
conception du loisir: donner un sens à une On draine les déplacements, on
dépense d'argent pour assister à une ménage les conditions d'une bonne
bagarre entre deux individus ne va pas visibilité, le confort compense la chaleur de
de soi. Plus que le style et sa technique, la bousculade; car la proximité des corps,
les occasions de conflits individuels aux
abords et dans la salle conservent de
1. Cette taxation pesait sur tout établissement de spectacles. l'attrait. Deux objectifs pratiquement
Selon la conjoncture économique, l'assistance publique prélève
entre 8 et 10 % de la recette brute (ordonnance du 24 mai incompatibles : créer une ambiance d'enfer
1834; ; C. Condemi, Les cafés-concerts. Histoire d'un et, simultanément, maîtriser les affects de
divertissement, Paris, Quai Voltaire, 1992, p. 97 et suiv.
2. Annuaire statistique de la France, Paris, INSEE, 1961,
p. 252-253; J. Rougerie -Remarques sur l'histoire des salaires 3. Avenue Gabriel, dans le 8e arrondissement; cf. J. Singer- Ké-
à Paris au 19e siècle -, Le Mouvement social, 63, juin 1968, p. 71- rel, Le coût de la vie à Paris de 1840 à 1954, Paris, Presses de
108. la Fondation nationale des sciences politiques, 1961, p. 122-134.
39
ANDRÉ RAUCH
cette foule ; créer le tragique sur la scène le buffet!» ou, plus recherché, « dans la
du ring et le retenir dans l'assistance. Voilà boite à ragoût !» se veut une suggestion
aussi ce dont les considérations sur la tactique. Métaphores animalières pour
qualité du spectacle doivent tenir compte. Ce stigmatiser la perversité d'un adversaire,
qui change, ce sont les repères, une désirs cannibales de voir monter la
présence du corps pour le regard. violence, clichés populaires relatifs à
L'aménagement de la salle, la disposition du l'alimentation, tous ces quolibets composent
public par rapport à la scène y jouent leur les civilités de la soirée, installent des
rôle. La boxe illustre bien cette mise en signes de connivence qui relient les
situation. Autour du ring central et sur différentes communautés de spectateurs.
trois rangées de fauteuils, un cordon de Une évolution de la police du spectacle
spectateurs invités ou qui ont loué les accompagne et renforce ces
places les plus chères. En retrait, ou en aménagements. Les empoignades prennent la
hauteur, sur plusieurs rangs, des spectateurs forme verbale de l'invective ou de
assis sur des chaises. Debout derrière les l'altercation. Voilà une version déjà bien
balustrades du promenoir, la foule occupe atténuée des heurts présentés sur le ring.
les places les moins chères. Dans cette L'histoire de ces exhibitions du corps
partie de la salle, on se déplace aussi montre d'abord cette progressive mise à
librement que le permet l'affluence. Maintenu distance entre acteurs et spectateurs,
à distance du spectacle qui se déroule sur compensée par le choc des mots, autre
le ring, on regarde, on crie, on siffle ou expression des passions. Elle reflète aussi
on applaudit. l'émergence de seuils, la codification de
La disposition n'est pas anodine, le prix gestes dans l'assistance ; interpellations et
des places oppose des styles de interjections traversent des seuils
spectateurs. S'il est bien équilibré, un combat pulsionnels. Quoi de plus insolite que d'assister,
favorise l'empoignade. Eventualité socio- confortablement assis dans les fauteuils
logiquement improbable aux premières neufs du Wonderland, au combat que se
rangées de fauteuils qu'occupent les livrent deux adversaires acharnés?
invités et les spectateurs aisés. Derrière cette
première haie, une échauffourée serait O URBANISER LES LOISIRS
difficile; les spectateurs éloignés de la Rendre le spectacle populaire revient à
scène vont devoir s'accoutumer à cette le mettre à la portée non de tous, mais
mise à distance, substituer à leur désir de plusieurs catégories de budgets, en y
d'en venir aux mains, les interjections, les associant les commodités des moyens de
lazzi et le plaisir du bon mot. Bref, à une transports. Préoccupation de
violence physique, les voilà contraints l'acheminement des spectateurs par les tramways
d'opposer la parole. Toute une chronique hippomobiles puis motorisés, souci de la
alimentera les transgressions de cette fourchette des prix d'entrée (variant de 1
forme codifiée du spectacle. à 20), amélioration et modernisation des
Paroles et interpellations deviennent la installations, intérêt commercial et
partie du spectacle où l'imagination diffusion du spectacle dans le tissu social
trouve son expression et donne cohésion traduisent à quel point cette violence est
aux groupes rassemblés autour d'un ring. éloignée de la barbarie et de l'horreur.
Durant les combats, des hâbleries sont C'est autant la qualité du spectacle qui
lancées en direction des boxeurs : «p'tit' est supposée attirer les spectateurs que
teigne ! » désigne une morphologie, les commodités qui lui sont liées; en le
« bouffe- le ! » ou plus directement « tue- le ! » rendant semblable à d'autres, on cultive
rappelle l'enjeu de la soirée, «vas- y ! dans les usages du loisir. Rassembler un public
40
MISE EN SCÈNE DU CORPS À LA BELLE ÉPOQUE
devient dès lors une affaire de goût : pas leur singularité, mais les rencontres
prévoir une soirée de qualité, un confort qu'ils favorisent.
appréciable, des facilités d'accès. Cafés-concerts et music-halls se sont
Compte tenu de l'immigration des multipliés à Paris dans les dernières
provinces vers Paris de 1891 à 1900 (la plus décennies du 19e siècle, lorsque s'ouvrent
forte du siècle), la pénétration culturelle successivement l'Eldorado, boulevard de
des spectacles dans la vie parisienne s'est Strasbourg, La Grande Roue2 (concert
opérée non seulement en fonction des d'été né de l'Exposition de 1867), le Grand
lieux d'implantation, mais aussi des Concert parisien, rue du faubourg Saint-
rythmes de vie faubouriens ou Denis et rue de l'Echiquier dans le 10e
banlieusards. Dans le faisceau des voies de arrondissement, les Folies de Lyon, rue de
communication qui se développent, le Lyon, la Gaîté-Rochechouart et la Gaîté-
trafic de banlieue tient une place Montparnasse. Entre 1870 et 1914,
considérable par rapport à Paris. Aux alentours, quelque 150 salles, de toutes dimensions,
mais hors de la ville, s'édifie un paysage s'ouvrent à Paris et en périphérie :
industriel dont la dépendance l'Européen en 1872, les Folies-Bobino l'année
économique à l'égard de la capitale ne s'affaiblit suivante, la Scala en 1874, le Divan
que lentement au début du 20e siècle. japonais en 1888 et le Moulin rouge, avec son
Avec les implantations industrielles, bal et sa partie concert en 1889 3. Le succès
surtout dans la banlieue nord, une nouvelle croissant des attractions du music-hall fait
phase de l'histoire des populations a triompher le genre sur celui du cafconc4.
commencé. Autour de la place Clichy, sur les
L'environnement urbain recompose les boulevards extérieurs et dans les rues voisines,
marges de la ville et les confins des s'est constitué le Paris des plaisirs à la
faubourgs, deux lieux, deux milieux. Alors Belle Époque. La lumière dans la nuit, la
que Paris se restructure depuis le Second foule en mouvement, la proximité des
Empire, intègre de nouvelles communes nouvelles « barrières » de la ville attirent le
après I860, le centre et les faubourgs se public.
différencient1. Simultanément, les
quartiers que quadrillent les grandes artères O LA BOXE FRAPPE PARIS
communiquent. La ceinture des
boulevards, qui a repoussé portes et barrières, Simultanément, chaque genre se met à
favorise l'évolution des nouveaux moyens occuper ses lieux et crée ses enjeux. Le
de transport. L'acheminement des foules 17 novembre 1911, Roth ouvre un nouvel
par omnibus, le creusement des galeries établissement pugilistique, le Premierland.
du métro règlent désormais la circulation
2. Démolie en 1922, la Grande Roue qui domine ce parc
dans le tissu urbain. Ses nouvelles lignes d'attractions fut remontée sur le Prater de Vienne P. Ory, Les
rapprochent les populations les plus expositions universelles de Paris, Paris, Ramsay, 1982, p. 136.
;
stations, créant ainsi des points de l'étranger à Paris, Paris, Hachette, 1874, p. 115 et suiv. Après
rencontre que fixent cafés, restaurants et la Grande Guerre, aux Folies-Bobino (du pseudonyme de son
lieux de loisirs. Ne comptent pas directeur, un magicien), débutent Damia, Lucienne Boyer,
Felix Mayol et Fernandel. Le Divan Japonais remplace un bal
simplement la proximité, mais les moyens des charbonniers dont Jehan Sarrazin (ancien vendeur
d'acheminement, non pas la durée des ambulant d'olives à Lyon) devient le directeur en 1893. Il engage
Yvette Guilbert (1867-1944) qui remplit ensuite La Scala
déplacements, mais leur commodité, non jusqu'en 1895 ; on s'y presse pour apercevoir la dame qui inspire
Tou louse-Lautrec
1. J. Gay, L'amélioration de l'existence à Paris sous le règne 4. J.-P. Rioux, • Le sam'di soir après l'turbin », • Frissons fin
.
de Napoléon III, Genève, Droz, 1986, p. 157 et suiv. de siècle. 1889-1900 -, 29, Le Monde, 24 août 1990.
41
ANDRE RAUCH
Les grandes réunions se tiendront bientôt sa publicité «la crème des jeunes
à l'Élysée-Montmartre, pour les combats boxeurs », Paul Til et Georges Carpen-
entre boxeurs français. La première date tier, le 8 juillet 1910 2. La composition
du 14 janvier 1910 sous l'égide de d'une soirée, commencée par son affiche,
l'Élysée-Montmartre Boxing Club que dirigent doit concilier plusieurs impératifs: attirer
Charles Baur et Paul Hild. Quant au Ring un grand public avec un combat de choix,
de Paris, il est inauguré le 7 août 1912 réunir avant l'heure du grand match des
dans la coquette salle de l'avenue de Cli- spectateurs de soutien pour les novices,
chy, comble ce soir-là. dynamiser une hiérarchie qui classe les
Les vendredis du National Boxing Club combats et crée le suspens.
(«le vendredi est le jour chic par Au départ, non pas une ou plusieurs
excellence »1) se déroulent dans la salle des salles dispersées à travers Paris, mais une
Agriculteurs, «véritable berceau de la nébuleuse qui frémit jusqu'aux marges de
boxe à Paris», avec ses fauteuils la ville. Pour un temps, la boxe appartient
confortables, larges et spacieux dans une salle à l'espace des boulevards. C'est une
«parfaitement » aérée et politique de spectacle plus ou moins
«merveil eusement » située, «à deux pas de la gare concertée, mais qui paraît surtout multiplier ses
Saint- Lazare». En plein Paris, le National lieux, tout en cherchant à fixer son public
Boxing Club est dû « à la louable initiative et à le rendre fidèle, en sorte que la
de M. Trovillas». Les soirées du NBC représentation de la force mise en scène soit
tiennent leur succès, dit-on, de la proximité plus vive que celle d'une rixe éclipsée
de la rue Blanche qui descend de la place dans l'ombre avec les plaisirs dissimulés
Clichy, au voisinage de la gare Saint- d'insoumis. Au cours de ces soirées, des
Lazare où les voyageurs transitent du boxeurs montent sur le ring entre les
centre vers les banlieues. Point de passage combats pour lancer un défi au vainqueur
et de communication, il est devenu un de la rencontre, lis anticipent ainsi sur les
haut lieu de vie pour les quartiers animés spectacles suivants et créent la continuité
du cœur de Paris. De là aux salles des enjeux.
prestigieuses qui entourent la place Clichy, Les soirées que présentent Les Arènes
c'est tout l'itinéraire dont rêve un débutant de boxe sont présentées par la publicité
qui s'élève. Le 18 décembre 1910, pour comme le «véritable Wonderland des
le combat qui oppose Jewey Smith à Géo barrières, qui est bien le rendez- vous des
Günther, le NBC s'installe dans la salle véritables novices »3. Leur directeur, Morice,
du Skating, rue d'Edimbourg, la salle des exploite les tentations que peut créer
Agriculteurs étant trop étroite pour l'éloignement derrière les barrières de la
accueillir les 3000 spectateurs attendus. ville. Épris de succès, un jeune mise sur
À quelques centaines de mètres de la un talent à venir. Dans un premier temps,
gare Saint-Lazare, le Colisée ouvre ses il rencontre le soutien de son entourage;
portes pour sa première soirée en mai sa famille, son quartier, l'environnement
1912. Le 9 mai, il affiche un combat qui professionnel ou d'autres ensembles de
oppose le Français Ponthieu (champion sociabilité encouragent ses progrès. Le
de France poids plume) et Driver Winde- clan qui se constitue autour de ses
bank (champion d'Angleterre de l'armée premiers succès nourrit cette ambition, qui
et de la marine, 1910-1912). Dans le enfle avec les traits spectaculaires d'un
prolongement de la rue, en direction de la style. Le novice est parfois suivi d'une
gare, le Pépinière Boxing Club réunit pour
2. Girard dirige la Salle du Concert dans la dernière décennie
du 19e siècle.
1. Cf. L'Auto, 13 octobre 1910. 3. Cf. L'Auto, 27 octobre 1909.
42
MISE EN SCÈNE DU CORP.S À LA BELLE ÉPOQUE
salle à une autre par son groupe. Il arrive Toutes les places sont assises, affirme-t-on.
aussi qu'il soit abandonné très tôt; le Pour informer les spectateurs, les moyens
champion n'était qu'une «chèvre», selon de transport sont publiés par la presse
le jargon des amateurs. La collectivité qui (funiculaire de Belleville, tramway
l'entoure n'a pas reconnu en lui une Ville tte-Nation, métro Belleville). En plein
identité gratifiante. Cette reconnaissance air, le stadium de Paris, sur le terrain du
devient un ressort irremplaçable de la Red Star, 58 rue de la Chapelle à Saint-
pratique. Le goût pour cette manifestation Ouen, donne son premier spectacle du
ostentatoire d'identité est censé dimanche en mai 191 3 4. Ces dispositifs
circonscrire désormais son effet de terreur aux urbains permettent de mesurer la
cordes du ring. Non plus la menace cohérence de ces polarisations. Elles
sourde de la rue et de l'ombre mais, au comprennent la présence des marges et
fil des semaines, un théâtre sérieux, avec l'occupation du centre. On y devine quelles
ses scènes lumineuses. La mémoire du populations, aux halles ou à proximité de
journal reproduira dans ses chroniques le la ceinture nord de la ville, se sont
propos de légitimation. familiarisées avec ces expressions
L'essentiel commence dans les quartiers spectaculaires de la force qui symbolisent jusque
du centre. 11 existe une unité urbaine entre dans leurs loisirs la réalité des existences
les grands boulevards, la rue Royale, la professionnelles .
rue Drouot jusqu'à la rue des Martyrs, Avant que n'éclate la guerre de 1914,
puissante vie collective dont les plaisirs les grands combats seront présentés au
ont fait l'objet des descriptions littéraires. Palais des sports- Vélodrome d'hiver,
De là, «on monte» vers la place Clichy et desservi par trois entrées, la première pour
les boulevards extérieurs. Une les trois rangées au bord du ring, la
constellation de salles apparaît, où les débutants seconde pour les places louées à l'avance,
livrent leurs premiers combats. Le plus celle située près de la rue des Usines pour
important, le Palais de la boxe est ouvert les places populaires5. Finis les
le mardi 10 décembre 1912 à l'angle du lampadaires qui faisaient le prestige des salles de
60 boulevard de Sébastopol et du 8 rue music-hall, des lampes à arc illuminent à
aux Ours, au 2e étage du Palais des fêtes présent le Vel'd'hiv' ; au-dessus du ring,
de Paris, sous la direction de deux quatre lampes avec abat-jour spéciaux;
personnalités marquantes de la boxe on dit qu'elles ont la force de dix mille
parisienne, Roth et Maîtrot1. bougies6.
Au Nord de la ville, le Ring de Belleville, L'édification d'un Palais des sports, le
inauguré le jeudi 6 octobre 1910 au Palais Vélodrome d'hiver, marque sans doute un
du travail est devenu le royaume de Cuny point de non-retour. A la veille de la
et Eudeline2. Ils animent un des lieux de guerre, il traduit la mutation qui inscrit le
Paris d'où descendent depuis plusieurs spectacle sportif dans son propre registre.
décennies les ouvriers qui trouvent dans A chaque combat et aux avantages qu'on
la capitale l'embauche qu'ils recherchent3.
1. Philippe Roth, qui crée le Paris Boxing Club, salle de la 4. Il faut attendre les années 1890-1900 pour que la banlieue
Gaîté Parisienne, est aussi l'organisateur des combats en plein se découvre comme un phénomène franchement nouveau ;
air du Club, à Butta Parc dans le quartier de La Chapelle. A. Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Presses de la
2. Champion de France amateur poids plume en 1906, Fondation nationale des sciences politiques, Les Éditions ouvrières,
Fernand Cuny fonde le Cercle pugilistique de Paris. Grande figure 1986, p. 12 et suiv.
de la boxe en France, il exerce la fonction de manager dans 5. Ouvert le 13 février 1910, le Palais des sports de Paris,
divers clubs R. Guérin, - Un ring en plein air à Paris la boxe communément appelé Vel'd'hiv (vélodrome d'hiver), deviendra
chez Cuny-, Le Miroir des sports, 1921, p. 103. pour une cinquantaine d'années le haut lieu des événements
;
3. Sur les mutations professionnelles et culturelles de Belleville sportifs à Paris, que les journalistes désignaient comme • la
au 19e siècle, cf. G. Jacquemet, Belleville au ISf siècle. Du verrière de la rue Nélaton ».
faubourg à la ville, Paris, Éditions de l'EHESS, 1984, p. 346 et suiv. 6. L'Auto, 8 février 1913-
43
ANDRE RAUCH
44