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f, J. . A
Les idées et les opinions exprimées dans ce livret sont celles des
auteurs et ne reflètent pas nécessairement les vues de l ' U N E S C O . Les
appellations employées dans cette publication et la présentation des
données qui y figurent n'impliquent de la part de l ' U N E S C O aucune
prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes
ou zones ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2 0 0 6 par :
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
Secteur des sciences sociales et humaines
7 , place de Fontenoy, 7 5 3 5 0 Paris 0 7 S P
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Sommaire
Patrice Vermeren
5
fait qu'imiter la philosophie européenne, passant par
trois phases qui pourraient être décrites c o m m e suit :
1) celle de la scolastique importée de l'Espagne, avec
quelques siècles de retard, sinon les rares audaces d u
Mercurio Peruano citant Descartes et évoquant Vives ;
2) celle des idées de liberté et de contrat social, plutôt
d'origine française, mêlant pêle-mêle les références aux
Idéologues disciples de Condillac et l'éclectisme hérité de
Cousin et de Jouffroy curieusement rapproché de Pierre
Leroux, pourtant explicitement opposé à la philosophie
officielle de la Monarchie de Juillet ; 3) l'âge d u posi-
tivisme, dominé par les figures d'Auguste C o m t e et de
Spencer et déterminé par les valeurs de la science. Mais
aussi Francisco García Calderón nous dit que l'heure d u
retour de l'idéalisme est arrivée, et que l'avenir de la
métaphysique et de son renouveau est ancré dans le nouveau
m o n d e , pour les raisons m ê m e s qui avaient fait obstacle
à la constitution et au développement d'une philosophie
qui lui soit propre : u n e absence d'individualisme
religieux, de vie intérieure, de réflexion active ; une race
retardataire et ignorante, qui empêche la majorité de la
population de s'élever aux cimes de la pensée ; une édu-
cation peu développée ; une vie politique parfois instable ;
une religiosité inquisitoriale qui nuit au libre examen ;
des nécessités de vie et de croissance qui font primer la
richesse sur la philosophie.
6
Pour autant ces conditions d'impossibilité d'une
pensée philosophique originale seraient dans le présent
de l'année 1908 en position de se retourner en faveur de
l'Amérique d u S u d et d'autoriser sur la terre latino-
américaine l'éclosion de la nouveauté philosophique là
où la vieille Europe se retrouverait aux prises avec — et
enclose dans — ses propres préjugés. E n conséquence, la
philosophie en Amérique Latine n'a fait jusqu'ici
qu'imiter la philosophie européenne, mais elle est prête à
prendre son relais pour mettre en œuvre le renouveau de
l'idéalisme métaphysique dont le m o n d e a besoin.
7
régule la lutte pour la vie est aussi pertinent pour la régu-
lation d u milieu social. Celui qui avait fait sa thèse de
doctorat de médecine sur la simulation de lafoliec o m m e
m o y e n d'adaptation aux conditions de la lutte pour la vie
dans le milieu social civilisé en vient alors à développer
une théorie d u génie devenue célèbre avec son ouvrage
L'homme médiocre, et une analyse de la philosophie de
l'avenir et des perspectives relatives à l'avenir de la
philosophie qui lient indissociablement la philosophie,
l'Amérique Latine et la nation argentine. Lui aussi nous
décrit u n parcours téléologique de la philosophie en
Amérique Latine, mais il le donne c o m m e reposant sur
un parallélisme politico-philosophique. O n aurait alors
un chemin qui nous amènerait à la crise actuelle de la
philosophie : 1) la philosophie de la domination colo-
niale bien représentée par Suárez et ses résurgences,
depuis la fondation de l'Université de Córdoba par les
Jésuites jusqu'à sa reprise par les Franciscains ; 2) l'ency-
clopédisme et les Lumières qui vont de paire avec la révo-
lution argentine et l'émancipation politique de
l'Amérique d u Sud, et c'est là que l'ont voit se rejoindre
les lectures d u Traité des sensations de Condillac, d u
Contrat social de Rousseau et des Maximes économiques
de Quesnay ; 3) o n aurait ensuite une restauration
philosophique scolastique qui correspond historique-
m e n t au régime de Rosas et à la réaction politique
8
conservatrice, contre lesquels se battent, à l'aide de la
naturalisation argentine des idées de l'éclectisme et des
utopistes français, Echeverría, Alberdi et Gorriti ;
4) enfin adviendrait aujourd'hui, depuis la fin d u dix-
neuvième siècle, une influence d u positivisme qui va crois-
sante avec la constitution de la nation argentine et préfig-
ure la philosophie scientifique dont le temps a besoin.
9
Latine, et marque une relation étroite entre philosophie
et nationalité, articulant le processus naturel de l'évolu-
tion politique et la reformulation de la métaphysique.
Existe-t-il une philosophie proprement latino-
américaine ? O u proprement argentine ? N o n , jusqu'ici
on n'a fait qu'imiter les Européens, mais cette philoso-
phie s'annonce, elle est à venir. Q u e ce soit sur u n sol
spiritualiste o u dans une perspective positiviste et scien-
tiste, la philosophie latino-américaine est donc donnée
au début d u vingtième siècle c o m m e une promesse.
10
cela, il ajoute que cette philosophie est à construire, et
cite Andrés Bello énonçant déjà, cent ans auparavant,
qu'il faut n o n pas simplement et servilement imiter les
formes de la métaphysique occidentale, mais s'en appro-
prier l'esprit pour accéder à la production d'oeuvres
originales4. L'Amérique Latine, devenue orpheline de
l'Occident, doit inventer u n logos hispano-américain si
elle veut retrouver o u réinventer l'universel que l'Europe
a trahi. La question de la langue dans laquelle s'écriraient
ces œuvres est incontournable — Arturo Andrés Roig l'a
traitée centralement à l'aide d u personnage shakespearien
de Caliban5 —, mais je voudrais ne l'évoquer qu'en tant
qu'elle est l'un des éléments de l'opération de transfor-
mation de la question de l'imitation c o m m e porteuse de
la promesse d'une philosophie latino-américaine à venir,
en une interrogation sur son existence. Existe-t-il une
philosophie de notre Amérique ? : au titre de l'œuvre
célèbre d'Augusto Salazar B o n d y publié en 1969 6 répond
c o m m e en écho celui donné par Horacio González au
11
second n u m é r o de la nouvelle série de La Biblioteca :
« L a philosophie argentine existe-t-elle ? »7. Autrement
dit : de l'existence de fait de la philosophie en Argentine,
peut-on déduire l'existence d'une philosophie argentine ?
O u si l'on veut : à quel titre peut-on parler d'une tradi-
tion philosophique argentine - o u latino-américaine - et
quelles seraient son origine réelle o u mythique (en
Argentine, o n renvoie le plus souvent à Alberdi), son
orthodoxie c o m m e rejet de ce qui n'est pas elle, et son
présent (ou son futur) ?
12
aujourd'hui ? ». U n e question qui, si l'on suit Pierre
Macherey, proche en ceci de l'héritage d'Althusser, se
déclinerait ainsi : 1) qu'est-ce que faire de la philosophie,
et quelle est la place de celle-ci c o m m e une pratique
parmi d'autres de la pensée en Amérique Latine ; 2) quel
est le rapport de la philosophie avec son lieu de produc-
tion (l'Argentine, l'Amérique Latine), c'est-à-dire, si l'on
se tient à l'écart de toute causalité raciale o u qui référerait
à l'esprit d ' u n peuple substantiel, avec la forme his-
torique de culture de laquelle elle participe en tant que
celle-ci est liée à u n Etat-Nation, à u n régime déterminé,
ou à une configuration à venir de la politique latino-
américaine ; 3) « aujourd'hui » renverrait à l'hypothèse
de déterminer des m o m e n t s de la philosophie, articulés à
l'évolution des conditions matérielles qui comman-
deraient son devenir et ses transformations, et alors, si
l'on suit toujours Pierre Macherey, l'universel dans la
philosophie latino-américaine serait ainsi son aptitude à
se transformer, dans sa forme c o m m e dans son contenu.
Mais aussi bien ce déplacement de la question de l'exis-
tence de la philosophie latino-américaine (ou argentine)
en cette formulation nouvelle : « qu'est-ce que faire de la
philosophie en Amérique Latine (en Argentine) aujour-
d'hui ? », ne résoudrait en rien celle de l'anticipation de
ce qui se projetterait dans l'avenir c o m m e modalités n o u -
velles d u philosopher en Amérique Latine. Plutôt que de
13
procéder à cette opération, devrions-nous peut-être lire
les philosophes qui se revendiquent c o m m e tels dans
l'Amérique Latine. Par exemple au Chili lire Patricio
Marchant, qui questionnerait la philosophie c o m m e une
langue singulière, langue dans une langue, dans le sillage
de Derrida et d u Monolinguisme de l'autre1, lire José Jara
lisant Nietzsche et l'éclairant d ' u n jour nouveau à partir
de sa philosophie de l'exil, lire H u m b e r t o Giannini, dont
Paul Ricceur a souligné le caractère profondément origi-
nal et troublant des modes de conceptualisation auxquels
il procède dans La « réflexion » quotidienne. O n pour-
rait alors rendre compte philosophiquement — pour
déplacer une interrogation de Jacques Derrida reprise par
M a r c Crépon — de la manière dont la philosophie en
Amérique Latine peut se définir, dans u n jeu complexe
d'identification et de dés-identification à u n peuple, à
une langue, à u n destin national o u régional, c o m m e n t
donc les philosophes de l'Amérique Latine posent la
question de l'avenir et de la promesse, d u sujet, de l'objet
et d u destinataire de cette promesse, c o m m e n t ils inter-
rogent cette figure d u « nous » latino-américain et les
termes dans lesquels ils décrivent l'avenir après ce qui est
14
le plus souvent décrit o u d o n n é c o m m e la catastrophe, le
malheur o u la détresse : u n avenir qui se d o n n e toujours en
termes de renaissance, de salut, de pardon et de rémission10.
15
Les avatars de la philosophie de la mexicanité
au X X e siècle : de l'usage d u « populaire »
dans l'essai mexicain contemporain
Laura Brondino
17
consensus artificiel autour de la Révolution Nationale
pour découvrir quelle identité réelle d u peuple mexicain
ce consensus voilait. Voulant renverser cette plénitude,
ils s'interrogent sur le « vide » d u caractère mexicain, vide
qu'ils font remonter jusqu'à la colonisation d ' u n peuple
violé, voire au-delà (le d é n o m m é malinchismo). E n appa-
rence paradoxalement, cette réouverture de la question
identitaire finit par rêver d ' u n nouveau consensus : en
cautionnant l'existence de la structure identitaire elle-
m ê m e — l'existence d ' u n caractère mexicain ontologi-
q u e m e n t fixé — ellefinitpar renverser ce « vide » en plé-
nitude, en une sorte de substitut de l'identité pleine et de
l'appartenance, sur u n modèle national-identitaire occi-
dental, bien que renversé. Par là, c'est à l'effacement de
la possibilité m ê m e de s'interroger sur le politique qu'a
procédé la « philosophie de la mexicanité ».
18
Pour saisir l'enjeu de l'écriture monsivaisienne, il
nous faut nous pencher d'abord sur la pièce centrale de
la philosophie de la mexicanité : l'élément « populaire ».
Car ce qui est né de la pensée post-révolutionnaire qui
voulait ouvrir la nation aux masses populaires, ce sont
d'abord des archétypes d u peuple mexicain qui ont fini
par immortaliser « L e Peuple », une totalité achevée qui
devait occuper le centre de la scène nationale ; il s'agit
d'une construction ontologiquement figée à partir d'élé-
ments disparates découverts par les intellectuels chez
« les masses » au début d u siècle. Ainsi, n o n seulement ce
« Peuple » ne se confond pas avec le « bas-peuple », qui
ne cesse d'être u n e partie de la nation qui ne vaut rien et
ne compte pas, mais la construction d'une figure d u
« Peuple » fonctionne c o m m e structure d'effacement de
l'exclusion elle-même d u bas-peuple de la nation.
19
{El perfil del hombre y la cultura en México, 1934) qui
décrit le pelado (va-nu-pieds), ancêtre d u pachuco :
20
L'on sait que la répression féroce des étudiants en
1968 de la part d u gouvernement a marqué une crise pro-
fonde pour cette réflexion sur le caractère mexicain.
Malgré le geste de la démission de son poste d'ambassa-
deur d u Mexique en Inde, Octavio Paz n'a p u « expliquer »
cette rupture d u consensus par une supposée barbarie
ancestrale mexicaine qu'il fait remonter jusqu'aux
aztèques {Postdata). D a n s le prolongement de son
Postdata, il en arrive à affirmer en 1978 que la seule
option face à la nouvelle société capitaliste est la tradition.
21
(...) qui dispense des justifications ». Effectivement, en
dissociant les deux Mexique, Paz ne m e t pas en question
la structure d'invisibilisation et de mise sous silence ; au
contraire, il établit la naturalité d u non-rapport de la
c o m m u n a u t é mexicaine à elle-même en empêchant les
expulsés de poser la question d u partage : ils n'apparaissent
pas c o m m e exclus mais plutôt c o m m e des « barbares »,
des étrangers — exactement c o m m e les voyait R a m o s :
féroces, ces exclus ne comptent pas.
22
ments de 1968, la recherche m e n é e par Monsiváis sur la
« culture populaire » lui a valu le jugement suivant de la
part d'Octavio Paz : « Carlos Monsiváis n'est pas u n
h o m m e d'idées mais de traits d'esprit [hombre de ocur-
rencias] » qui passe son temps dans les « dépotoirs » de la
société et de la culture mexicaines1. Il ressort de cette
qualification l'enjeu d u traitement de la « culture p o p u -
laire » dans le Mexique contemporain. L a radicalité
m ê m e d u jugement de Paz est révélatrice d u fait que ces
déchets ne sont pas seulement u n reste qui n'a pas à être
compté dans « L e Peuple » et dont Monsiváis voudrait
opérer une sorte de rédemption salvatrice par l'écriture.
Les déchets, plus qu'un immense dépotoir o ù il n'y a rien
à voir, sont de trop ; de m ê m e que les traits d'esprits qui
ne s'insèrent pas harmonieusement dans la totalité ache-
vée d u métadiscours identitaire des intellectuels.
23
l'étude de la culture populaire est l'instrument pour pen-
ser la part des sans-part : n o n seulement révéler « le sort
concret des classes », c o m m e le dit Monsiváis lui-même,
mais pourquoi ce qui a statut de déchet résiste à ce statut
et fait montre d ' u n e « vitalité populaire » qui est à l'op-
posé de l'identité et la m e t en question : c o m m e n t ce
déchet permet-il de renverser l'identité en rapport ?
24
mais plutôt la manière selon laquelle une collectivité les
assume et les assimile, en les transformant en recherche de
droits : au travail, à l'humour, à la sexualité, à la vie
citoyenne »3.
25
Précisons donc que si Monsiváis prend soin de préci-
ser que la voix de la culture populaire se fraie u n chemin
« par-dessous », c'est parce qu'elle n'est voix que par sa
négativité, foncièrement liée à la logique anti-politique.
D a n s la « distance » entre les deux logiques, la seconde
doit parler « par-dessous » le silence, n o n qu'elle soit
impuissante à être active, mais parce que « politiser », ne
peut se faire qu'en manifestant l'apoliticité de l'ordre
donné : il s'agit de dévier de cet ordre et de le doubler, s'y
lier, l'inclure et n o n s'y substituer. C'est ce qui en fait le
lieu par excellence de la possibilité d u politique et donne
tout son sens à l'expression monsivaisienne au sujet de sa
constitution « sous l'oppression et par exclusion ».
26
de tentatives de transformation de la non-voix en réponse,
de « forge d'un langage c o m m u n »6 à m ê m e de phraser la
suppression d u compte de voix, en traversant les lieux
dispersés o ù germe la déviation par rapport à la logique de
l'exclusion : lieux instables de la transformation qui
contiennent et lient polémiquement lieux et non-lieux,
lieux possibles et lieux donnés, lieux visibles et lieux invi-
sibles. N o u s ne pouvons ici nous pencher sur tous ces
recours ni les analyser complètement pour illustrer une
écriture qui tente de restituer la complexité d u processus
populaire. Soulignons seulement quelques figures d u
processus d'identification qui fait bifurquer la logique
identitaire excluante.
27
peuple. « Les théories à la Samuel R a m o s » étant « u n sti-
mulant industriel pour les mass médias »8, ceux-ci se
chargeant d'achever de neutraliser la férocité d u pelado,
apelado devientpeladito inoffensif. Cantinfias fait rire à
partir de « l'échec de l'éloquence », par exemple : « cha-
cun pour soi / vous voyez bien / eh bien o n va voir /
point barre ». ainsi, il est à l'origine d'un nouveau terme
populaire, cantinflear : « beaucoup parler sans rien dire ».
28
« L a vocation pour l'absurde d u paria » est u n « aveu
d'ignorance » ; mais c'est également « en partie expression
de son dédain et de son impatience [du paria] face à une
logique qui le c o n d a m n e et le rejette ». L e renoncement à
l'espace public ne correspond pas au retranchement dans
u n autre espace ; ce renoncement constitue plutôt la
séparation, de la part d u paria, de la logique anti-poli-
tique propre à cet espace : son refus de réclamer son
intrusion dans cet espace public-là, « la nation de
quelques-uns ».
29
Il libère la parole de ses liens logiques, et il est l'exemple de
l'alliance précise de phrases qui ne signifient rien (ni ne
peuvent signifier) avec des déplacements musculaires qui
rectifient ce qui n'a été dit par personne (...). O n ne dit
rien pour communiquer quelque chose-, o n emmêle des
mots pour démêler des mouvements ».
30
n'apprend pas à « parler » le langage de la « civilisation »,
mais à articuler la force « chaotique » en la voix vide des
exclus.
31
de rue, peuplée de peladitos-nacos immergés dans le
milieu urbain de Mexico et dans u n imaginaire investi
par l'industrie culturelle, Monsiváis note combien le trai-
tement typique dévolu aux nacos dans la bande dessinée
mexicaine est bouleversé.
32
« la lutte dans la boue c o m m e allégorie de quelque chose
de central dans notre culture : la lutte dans la boue ».
33
de la vie populaire le pas fondamental vers ce q u e
Monsiváis appelle la repolitisation d e l'espace national
accomplie par les sans-voix : l'affirmation, par le refus d e
fixer en u n e interprétation d o n n é e la réalité et par la
production d e chaos, q u e tout est possible, rien n'est à
exclure — q u e le peuple est l u i - m ê m e et tout, quoi q u e ce
soit. L'inclusivité c o m m e n c e ainsi à s'articuler d a n s
le chaos c o m m e absence d e tout principe déterminant le
rapport d'exclusion.
34
L'imagination libre dit la participation à la création d u
sens, à la création d'identité, et apparaît sous la p l u m e de
Monsiváis l'expression : « notre culture ».
35
logiques » de la civilisation, est ocurrente, fonctionne par
trouvailles qui viennent à l'esprit, éléments nouveaux et
irréguliers qui impliquent l'élargissement d u c h a m p de
visibilité. E n comptant ce que l'Idée rejette dans l'ombre,
l'esprit ocurrente peut disloquer le discours excluant de
l'Idée et mettre en lumière son caractère excluant.
Souvenons-nous d u jugement d'Octavio Paz que nous
citions ci-dessus : Si Monsiváis est u n « h o m m e de traits
d'esprit [hombre de ocurrencias] », c'est alors en qualité
d ' h o m m e qui se m e t à l'écoute de la logique polémique
inclusive.
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que de dédoublements interpellateurs ces traits d'esprits
semblent parfois se réduire à des étincelles produites par
l'oppression elle-même. Cela arrive m ê m e trop souvent :
des traits d'esprit nous passons aux vertus de la provoca-
tion de toute sorte d'éléments, que l'essayiste n e peut
relever qu'en s'appuyant sur la fermeture extrême d u
contexte culturel mexicain ; leur effet relève plus d u
scandale qui provoque u n e réaction massive q u e d'un
pouvoir de monstration polémique. D e m ê m e , bien des
voix populaires sont non pas oubliées — ce qu'il serait
absurde de reprocher à Monsiváis — mais écartées parce
que jugées trop minoritaires pour avoir un pouvoir d'in-
terpellation. D a n s cette indistinction d u massif tout
court, il nous semble qu'il y a plus que des dérapages. A u
seuil de ceux-ci, pointe toujours la fascination de
l'appartenance, de l'identification.
37
véritablement affronté le « litige de voix » entre l'écrivain
lui-même et cette voix à laquelle il emprunte o u il prête
sa plume. C'est pourquoi, celui qui n'aspire plus à deve-
nir l'interprète privilégié de l'identité nationale risque
plus d'une fois de ne faire que des simagréesflatteusesd u
populaire, des simagrées dont le mythe de « l'Eden brisé »
de la mexicanité s'accommode sans difficultés.
38
Actualité de la pensée de Michel Foucault
pour les latino-américains1
Jorge Davila
39
Amérique latine a été réussie : l'ensemble de son œuvre
est pratiquement disponible en espagnol et pas seule-
m e n t dans des traductions disons officielles, mais aussi
par le circuit de traductions faites de façon plus libre. À
la traduction des grands livres de Foucault se sont ajoutés
bon n o m b r e de ses cours et écrits brefs, qui ont circulé et
circulent depuis des années à partir de foyers universi-
taires. Je crois m ê m e qu'en Espagne o n a déjà traduit les
Dits et écrits. O n a eu très tôt presque tout.
40
dans les sciences sociales (sociologie et politique) q u e
dans la philosophie, en rapport avec u n intérêt fortement
axé sur la thématique d u pouvoir.
* * *
41
autrement, étant donné que la critique à l'excès de l'État
provenait, en Amérique latine, de la pensée libérale qui
était en train de se construire c o m m e idéologie
néolibérale. Je pense que ce point touche de près deux
aspects auxquels o n devrait réfléchir. D ' u n e part, une
compréhension plus approfondie d u travail de Foucault :
en deux m o t s , qu'est-ce que cela signifie d'étudier une
problématisation ? D'autre part, la caractérisation d'une
problématique très particulière de l'Amérique latine et
qui déborde l'aspect politique.
* * *
42
Pour essayer de faire u n diagnostic de la situation de la
philosophie en Amérique latine, et particulièrement au
Venezuela, Briceño-Guerrero propose la distinction
entre la philosophie c o m m e dynamis, la philosophie
c o m m e energeia et la philosophie c o m m e ergon. Voici
c o m m e n t je résumerais sa thèse : la philosophie c o m m e
dynamis est une sorte de disposition naturelle de toute
culture à se donner une cosmovision spontanée ; la
philosophie c o m m e energeia serait la façon proprement
occidentale de faire ce que depuis les Grecs o n appelle la
philosophie ; finalement, la philosophie c o m m e ergon est
la philosophie réduite aux fruits de sa propre production.
Attardons-nous u n peu sur cette distinction.
43
dynamis. S'il en est ainsi, o n voit bien que « la philoso-
phie c o m m e dynamis est universellement humaine » ;
c'est bien sur elle que s'appuie la structuration d'autres
formes culturelles de la pensée.
A4
Étant donné que la philosophie aboutit généralement
à la production d'œuvres philosophiques, de ce q u ' o n
appelle des systèmes philosophiques, elle risque
inévitablement de se trouver dégradée, de renoncer à la
création de concepts et de devenir u n artefact de trans-
mission d'une connaissance déjà achevée. C'est de la
philosophie ainsi limitée à ses produits que l'on dit
qu'elle est ergon. Avec cette caractérisation supplémen-
taire liée au fait de devenir artefact : « la tendance à subir
des dégradations progressives qui en font u n refuge con-
tre l'intempérie existentielle de l ' h o m m e , l'organisation
des contenus de la conscience démythifiée pour garder
l'équilibre psychique, l'arme intellectuelle d u groupe » et
m ê m e la réduction à une simple idéologie.
45
c o m m e dynamis. O n a ici deux rapports qui définissent,
chacun à sa manière, des problèmes très intéressants pour
la notion d'effet lié à la philosophie.
46
pourrait aller jusqu'à dire que les effets, b o n o u mauvais,
entre la philosophie c o m m e ergon et le philosopher ne
seraient que des effets de deuxième ordre o u génération.
Si tout cela est vrai, il n'en reste pas moins que le philoso-
pher aurait deux options qui dépendent de la probléma-
tisation o u n o n de ce m ê m e donné, disons de l'origine.
O n pourrait alors voir la tradition d u philosopher se
nourrir d ' u n problème qui sera toujours vivant, celui de
son origine o u bien d ' u n oubli à jamais de son rapport
avec la philosophie c o m m e dynamis.
47
primaire et tripartite de la philosophie {dynamis,
energeia, ergon). D o n c , o n devrait tout d'abord se
demander si la réception de Foucault philosophe obéit à
l'une des deux philosophies ( c o m m e ergon o u c o m m e
energeia) puisqu'il n'est pas question, bien entendu, de la
philosophie c o m m e dynamis. Mais cela implique sans
doute de se demander la m ê m e chose pour la philosophie
de Foucault.
48
long enchaînement de commentaires successifs qui
commencent très tôt dans l'Antiquité grecque. Si ce qui
caractérise la philosophie c o m m e ergon est la réflexion d u
type commentaire, alors dans la réflexion foucaldienne
on ne trouve la moindre inclination à pratiquer le c o m -
mentaire philosophique ; o n y trouve m ê m e u n refus
parfois exagéré. O n ne saurait néanmoins conclure que
Foucault ne s'appuie jamais sur le commentaire.
49
kantien, c'est-à-dire c o m m e commentaire. O n y trouve
plutôt, entre autres, les idées que Foucault développera
plus amplement dans Les mots et les chosesi. S'agit-il d'une
influence kantienne ? Sans doute, mais l'exemple permet
d'éclairer la notion d'influence : il s'agit pour Foucault
d'une relecture qui lui sert à accomplir u n certain m o u -
vement de sa propre réflexion. O n sait qu'à cette époque
Foucault rédigeait son Histoire de la folie et qu'il essayait
de se détacher de la vision restreinte de la folie offerte
tant par les différentes sciences humaines que par la
philosophie.
50
À ce propos je rappellerai ceci : n o m b r e d'interpréta-
tions d u travail de Foucault soutiennent, avec plus o u
moins de force, la thèse selon laquelle o n trouve chez
Foucault u n e sorte de répétition de trois grands
philosophes : Kant, Nietzsche et Heidegger. L e cas le
plus intéressant est représenté sans aucun doute par le
livre de Deleuze sur Foucault. Mais qu'est-ce que signifie
« répétition » ? Ecartons vite l'idée qu'il s'agirait de
répéter la m ê m e chose par d'autres termes, faire des gloses,
des paraphrases, etc.
51
contenu authentique. Conserver u n problème signifie libé-
rer et sauvegarder la force intérieure qui est à la source de
son essence et qui le rend possible c o m m e problème.
La répétition des possibilités d'un problème n'est donc pas
une simple reprise de ce qui est « couramment admis » à pro-
pos de ce problème, et dont o n doit « raisonnablement espé-
rer » qu'on en « pourra tirer quelque chose ». E n ce sens, le
possible est simplement le contenu par trop réel dont chacun
dispose à son gré. Le possible ainsi compris, empêche en fait
toute répétition véritable et par là toute relation à l'histoire.5
52
fondement ni u n essai de penser une nouvelle question.
Il y est question de montrer historiquement c o m m e n t la
thématique o ù s'insère le problème a été problématisée,
c o m m e n t se sont façonnées les réponses données à une
situation concrète et réelle o u encore c o m m e n t et pour-
quoi certaines choses (comportements, phénomènes,
processus) deviennent des problèmes. L a réflexion philo-
sophique y prend sa part et appartient partant à l'histoi-
re de ces réponses. Il y a de la sorte c o m m e u n entre-deux
entre la répétition « maximale » et la répétition « d u pro-
blème ». L'entre-deux propre à Foucault consiste à ques-
tionner l'histoire des problématisations.
53
vécu. La répétition par Foucault de Kant, Nietzsche et
Heidegger, est ce que montre le Foucault de Deleuze,
m ê m e s'il s'agit aussi d'une répétition à la manière de
Deleuze. Car c'est toute une récriture d u philosopher de
Foucault qui devient le propre philosopher de Deleuze,
c o m m e il a aussi été le cas avec Spinoza, Nietzsche et
Kant. E n plaçant Foucault parmi ses tableaux de réécri-
ture philosophique, Deleuze montre à quel point est
importante la philosophie pratiquée par Foucault.
54
T o u r n o n s - n o u s d o n c vers la question d e la philoso-
phie c o m m e energeia. Q u e l type d'energeia trouve-t-on
dans le philosopher propre à Foucault ? P o u r répondre,
o n peut partir d e la formule très nette q u e D e l e u z e place
a u d é b u t d e s o n Qu'est-ce que la philosophie ? : «la
philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer
des concepts »6 ; et Deleuze d'en faire son irréductible
défense : « nous n'avons jamais eu de problème concer-
nant la mort de la métaphysique o u le dépassement de la
philosophie : ce sont d'inutiles, de pénibles radotages.
O n parle de la faillite des systèmes aujourd'hui, alors que
c'est seulement le concept de système qui a changé. S'il y
a lieu et temps de créer des concepts, l'opération qui y
procède s'appellera toujours philosophie » .
55
puisqu'il dessine l'espace propre a u travail philosophique
de Foucault, celui d u diagnostic :
8. ibid., p. 107-8.
56
Telle est l'énergie d u travail philosophique de
Foucault : diagnostiquer, nous diagnostiquer nous-
m ê m e s dans notre propre devenir. Mais la valeur d u
diagnostic « ne repose pas sur u n visage, sur une identité
d'auteur, mais sur le diagnostic lui-même »9 ; c'est-à-dire
que ïenergeia développée dans le travail philosophique
de Foucault répond à une puissance qui reste toujours
dans le plan de sa réflexion ; c'est pourquoi elle appar-
tient au plan de l'immanence. Pour s'en rendre compte il
suffit de fixer le regard sur l'importance que Foucault
donne à l'auteur. Le détachement de l'auteur o u , plus
exactement, de la fonction-auteur a été forgé par
Foucault très rôt, m ê m e si l'on doit considérer Qu'est-ce
qu'un auteur ? et L'ordre du discours c o m m e les textes les
plus remarquables à ce propos. C e détachement s'ac-
complit dans tout son travail critique, qu'il s'agisse de la
critique des institutions o u de la critique d u savoir des
sciences humaines, c'est-à-dire de ce qu'on a pris l'habi-
tude d'appeler partout, et avec grande emphase en
Amérique latine, la critique des régimes d u pouvoir-
savoir. A u fond, le détachement de la notion d'auteur se
pose moins c o m m e u n problème d'ordre théorique que
c o m m e une question d'attitude. Cette attitude se déploie
57
dans tous les textes foucaldiens, mais il va en rendre
compte explicitement dans ses derniers travails. C'est
certainement dans les étapes finales de son travail que
l'on trouve, approfondi, le sens de son diagnostic de
notre devenir : plus précisément à l'occasion de son tra-
vail sur la philosophie antique.
58
répond, doit répondre, une recherche qui est celle d'une
esthétique de l'existence »"'. D e cette recherche histo-
rique de la problématisation de l'élaboration de soi-
m ê m e ou problématisation de la subjectivation, Foucault
n'est arrivé à développer que les débuts. Cependant, c'est
d u moins l'hypothèse que je propose, ces débuts lui ont
permis de comprendre cette double condition : d'une
part que l'enjeu essentiel de l'exercice de la pensée repose
dans le fait de « savoir dans quelle mesure le travail de
penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce
qu'elle pense silencieusement et lui permettre de penser
autrement »" ; et, d'autre part, que nous devons recon-
naître le juste lieu des interprétations que le travail de
nous penser dans l'histoire fait affleurer.
59
vie une certaine forme dans laquelle o n pouvait se recon-
naître, être reconnus par les autres, et la postérité m ê m e
pouvait trouver u n exemple »12. M ê m e en obéissant à des
canons collectifs, il s'agissait de « l'élaboration de sa pro-
pre vie c o m m e une œuvre d'art »13. L'analyse de cette
problématisation spécifique à u n m o m e n t historique, au
m o m e n t historique de l'origine de la pensée est c o m m e
u n « retour à une certaine forme de l'expérience grecque »,
c'est u n « retour à la morale »14. Mais retourner dans la
pensée en suivant la trace d'une époque dans l'histoire ne
signifie pas attribuer une valeur universelle à la problé-
matisation spécifique de cette époque. C e n'est que la
reconnaissance d'une espèce d'oubli : cette modalité de
l'esthétique de l'existence est née, au V e siècle avant J . C ,
c o m m e c o m p a g n e inséparable de la naissance de la phi-
losophie. Q u a n d nous nous reconnaissons dans les trans-
formations morales postérieures nous oublions cette ori-
gine, nous oublions que cette esthétique de l'existence
fut « l'accompagnement fondamental au IV* siècle de la
philosophie politique et de la philosophie tout court »15.
D e telle sorte que la « leçon » qui se dégage de cette histoire
60
de la problématisation de la subjectivation, encore limi-
tée à ce que Foucault a p u développer de l'époque gréco-
romaine, ne consiste pas à « faire valoir la morale grecque
c o m m e le domaine de la morale par excellence dont o n
aurait besoin pour se penser » mais plutôt à valoriser l'es-
sai de re-penser les Grecs (c'est-à-dire, retourner dans la
pensée) de telle manière que notre propre pensée « puis-
se redémarrer sur la pensée grecque c o m m e expérience
donnée une fois et à l'égard de laquelle o n peut être tota-
lement libre »16.
16. Ibid.
17. L'usage de plaisirs, p. 1 7 .
61
j'ose le dire, a guidé tout le travail philosophique de
Foucault en rendant son diagnostic inséparable de son
attitude : le postulat réclamant que l'histoire de soi devien-
ne l'histoire de la pensée !
62
qu'elle était autre fois, c'est-à-dire une « ascèse », u n exer-
cice de soi, dans la pensée18.
63
Q u ' e n est-il alors de la question de la réception ?
C o m p t e tenu de notre caractérisation d u travail philoso-
phique de Foucault, il m e semble que l'on peut formuler
les quelques thèses qui suivent.
64
C e clivage a des implications sur la notion de récep-
tion. L a réception philosophique s'impose c o m m e une
tâche à accomplir : elle doit toujours être une réception
à venir plutôt qu'une réception passée. C'est là une sorte
de promesse qui se réalise dès qu'elle fait son apparition.
Je crois que cela n'est pas sans rapport à une tradition qui
semble disparaître, celle de l'accueil. Q u e l'on se sou-
vienne : le m o t « réception » vient d u latin receptio,
« accueil des voyageurs » ; l'accueil que l'on oublie est
celui o ù c'est le voyageur, par sa condition, qui définit sa
propre réception et non seulement celui qui le reçoit. L a
réception philosophique serait donc l'accueil qui reçoit la
réflexion d u philosophe (de son vivant !) : mais u n
accueil défini plus par la réflexion que par l'espace qui
règle la réception. C'est tout à fait différent de ce que l'on
trouve aujourd'hui c o m m e accueil o u réception dans
l'espace bureaucratique, spécialement dans les grands
hôtels où d'habitude ne se pratique qu'un simulacre.
65
autrement. Enfin, la réception philosophique, et celle de
Foucault en particulier, ne doit pas être posée c o m m e u n
ergon, c o m m e une chose déjà faite, déjà passée mais plu-
tôt c o m m e u n p r o g r a m m e à faire, c o m m e u n « pro-
g r a m m e énergétique » si le terme n'est pas abusif.
66
c o m m e dynamis. Je crois que la philosophie en Europe
ne cessera jamais de faire sa rencontre avec la pensée des
Grecs. A nous latino-américains d'en faire de m ê m e ,
mais pas seulement avec les Grecs.
67
mais la c o m m u n a u t é philosophique le regarde en néga-
tif, ils se cachent donc, o n les méprise. Il nous faut réflé-
chir sur cet espace qui se dérobe, qui se cache « en deçà
de toute la tradition européenne, en deçà de tous les
conflits intraculturels, en deçà des formes indiennes et
africaines qui dans u n étrange syncrétisme coexistent
avec les formes occidentales » ; il nous faut y réfléchir
parce qu'« en deçà de la culture que nous n'avons pas
inventée, il y a notre idiosyncrasie c o m m e peuple, il y a la
concrétion de l'humain dans cette terre qui est la nôtre ».
Penser notre pensée c o m m e encore vivante dans plu-
sieurs pratiques sociales contemporaines et depuis son
origine, voilà une grande thématique pour la réception
de Foucault en Amérique latine.
68
corrélation avec des questions qui d'une part façonnent
l'actualité et, d'autre part, demandent vivement u n
diagnostic d u présent. O r , il m e semble que le choix de
ces questions appartient au domaine toujours incertain
de la recherche. Je propose de choisir deux questions qui
m e semblent de la plus haute importance.
69
les discours contemporains qui, par leur force voire leur
violence, empêchent l'exercice de la philosophie et de la
pensée autour de la pauvreté - mais autour d'autres pro-
blématiques aussi, et n o n seulement en Amérique latine.
Selon u n critère très personnel, je considère que le foyer
le plus pernicieux à cet égard réside dans ce que l'on
pourrait appeler le « discours managerial », à savoir toute
la prolifération de textes, signes et images qui nous pro-
mettent une « éthique » d ' u n individu jamais connu :
l'individu qui se donne sa manière de vivre et soi-même
c o m m e objet d u management.
70
La philosophie en Amérique latine :
de l'imitation à la pensée créatrice
Monica Jaramillo-Mahut
1. Popol Vuh : Las antiguas historias del Quiche. Trad. Adrián Recinos, in
Literatura Maya. Caracas : Ayacucho, 1980, 3" partie, chap. Il, pp. 63-64.
71
pour l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui de m ' e n -
tretenir une deuxième fois avec vous dans ce lieu haute-
m e n t représentatif de la culture dans le m o n d e et engagé
dans le dessein de promouvoir une culture d u pluralis-
m e . Ainsi, ce n'est pas par hasard que je choisis en épi-
graphe u n extrait d u récit de la célèbre légende d u Popol
Vuh qui raconte l'origine d u peuple maya-quiché d u
Guatemala et de la région mexicaine d u Yucatán. C e
texte majeur de la culture précolombienne, dont o n sou-
ligne la pluralité d'identités c o m m e si l'on voulait déjà
nous mettre en garde, à nous les latino-américains, contre
les dangers des identités nationales et des nations
organiques, donne u n éclat particulier à l'idée d ' u n cer-
tain esprit universaliste, et en tout cas d'une pensée plus
ouverte et pluraliste. L'Amérique latine en a grand besoin
dans ces temps d'incertitude o ù le risque est plus grand
que jamais de nous « jeter de la vapeur dans les yeux » et
de succomber aux particularismes ethnocentristes et aux
philosophies au singulier, au profit de la montée des
nationalismes. U n e époque bouleversée c o m m e la nôtre,
où la pauvreté, les problèmes liés à l'environnement mais
aussi la marginalisation, l'exclusion et le déplacement
forcé des populations pour cause de la violence attei-
gnent des proportions inimaginables, nous y oblige.
72
de nation ou, pire encore, lorsque les tendances xénophobes
des nationalismes aux allures populistes accompagnent leur
propagande d'un appel au patriotisme, à une « conscience »
o u « identité » nationale et à u n souvent mal compris prin-
cipe d'autodétermination nationale renvoyant au vieux et
redoutable modèle de la nation ethnoculturelle. L'envers de
ce m o u v e m e n t se trouve, pourtant, dans le récit de la tra-
dition quiche ; avec lui, o n trouve également les sources
d'une aspiration qui nous est c o m m u n e . Construire,
autant que faire se puisse, des rapports plus étroits avec la
c o m m u n a u t é philosophique internationale, en orientant
davantage la philosophie politique vers les principes de soli-
darité humaine, de lutte contre la pauvreté, de reconnais-
sance des différences et d'inclusion d'autrui. D a n s u n autre
ordre d'idées, o n pourrait adresser tout aussi bien u n e cri-
tique à la philosophie politique, là o ù elle nie d'autres diffé-
rences en devenant à son tour « particulariste » par la teneur
exclusive des problèmes dans lesquels elle s'engage. C a r la
philosophie politique ne peut occuper à elle seule le domaine
de la réflexion philosophique tout entière, au risque de se
scléroser et de s'essouffler. Voici une tendance qui se fait
sentir de temps à autre dans nos écoles et départements de
philosophie, o ù certains de nos élèves et professeurs de phi-
losophie voudraient ôter à l'esthétique, à la philosophie de
la science, à la logique o u à l'histoire de la philosophie leurs
lettres de noblesse.
73
M ê m e si m o n interprétation peut paraître trop ambi-
tieuse, ayant trait à u n texte qui apparemment n'a aucun
lien avec la philosophie, le Popol Vuh m e permet d'abor-
der une thèse plus polémique : l'idée qu'il n'y a pas et
qu'il ne saurait y avoir, à la rigueur, de philosophie lati-
no-américaine et moins encore qu'il serait possible
d'« inventer u n logos hispano-américain » et « anti-euro-
péocentriste ». L a raison créatrice est le seul logos que
nous s o m m e s à m ê m e de pouvoir réinventer aujourd'-
hui, et nous ne le pouvons qu'à condition d'être en c o m -
munication constante et dynamique avec les autres. Je
m e rallierais volontiers à ce qu'affirma Ángel Capelletti
lors d u neuvième Congrès Interaméricain de Philosophie
qui eut lieu à Caracas en 1977 : « Le fait d'exiger (...)
une philosophie entièrement originale, une vraie philo-
sophie d'Amérique latine, c o m m e l'ont fait avec plus
d'enthousiasme q u e de rigueur quelques auteurs
contemporains, c'est quelque chose qui n'a pas de sens.
N ' a pas une philosophie propre celui qui veut mais celui
qui peut »2. E n revanche, il est certain que nous faisons
aujourd'hui de la philosophie en Amérique latine et que
cette philosophie est, assurément, plus vivante et créatrice
que par le passé. Pensée créatrice, donc, car moins
74
formaliste, dogmatique et répétitive et moins animée par
l'esprit d'érudition, par u n éclectisme de mauvais aloi o u
par le scientisme, c o m m e elle le fut longtemps sous l'em-
prise des traditions scolastique et positiviste. Philosophie
vivante, donc, ne serait-ce que par la prise de conscience
de sa responsabilité à l'égard de la condition humaine, et
par l'action partagée d'une c o m m u n a u t é philosophique
vraiment « communicante ».
75
reconnue, toujours ignorée et qui ne voit dans la moder-
nité européenne que l'expression d ' u n ego conquirio. Il
existe, en effet, selon l'auteur de Y Ethique de la libération
à l'ère de la globalisation et de l'exclusion, deux variantes
de la modernité qui lui permettent de développer sa cri-
tique : celle d u « centre de l'Europe » et « la modernité
hispanique et humaniste de la Renaissance, encore liée à
l'ancien système interrégional de la chrétienté méditerra-
néenne et musulmane »3. Toute se passe c o m m e si ce
qu'il appelle la modernité « centro-européenne » était
quelque chose d'univoque et susceptible d'être comprise
c o m m e une pensée monolithique malgré ses variantes.
Une telle conception est liée à la vision bipolaire
« centre/périphérie » établie dans les années 6 0 par les
théoriciens de la dépendance ; et Dussel la reconstruit de
façon quelque peu artificielle pour développer sa critique
de la modernité européenne et de l'européocentrisme.
76
social, culturel et politique. Notre propos ici n'est pas d u
tout de contester en bloc cette perspective philoso-
phique, qui d'ailleurs n'est pas univoque. Mais si l'on
s'accroche à l'idée que cette pensée ne peut exister que
c o m m e une philosophie de la libération o u de « tendan-
ces libératrices », o n risque de la transformer aussitôt en
idéologie et de sombrer dans u n «latinoaméricanocen-
trisme» qui empêche de voir o ù se trouve la cause que
l'on croit servir. Tout se passe en effet c o m m e si, sous-
traite à son histoire et à ses traditions, la philosophie ne
pouvait être comprise que c o m m e une pensée inédite.
Paradoxalement, ceux qui font de la modernité occiden-
tale u n ego conquirio à l'égard des peuples exclus pro-
meuvent à leur manière u n discours d'exclusion, ne fût-
ce que c o m m e recherche d'une pensée particulariste qui
ne serait qu'une anthropologie culturelle o u , tout au
plus, une histoire des idées latino-américaines.
77
que dans les grands représentants de la tradition gréco-
européenne. Libre à chacun ensuite d'essayer de refor-
muler les problèmes philosophiques dans les termes
d'une philosophie pratique capable de nourrir une
réflexion axée sur les problèmes d u m o n d e où il vit.
78
Guillermo H o y o s Vásquez décrit dans les termes suivants
la valeur pluraliste de cette approche : « l'insistance de
l'herméneutique et de la phénoménologie sur l'apparte-
nance à u n m o n d e vital c o m m e point de départ pour
s'approprier la multiplicité de perspectives que configu-
rent d'autres points de vue, ainsi que leur exigence d ' u n
détour linguistique permettant de reconnaître les autres
dans leur différence, donne son sens au pluralisme. C e
n'est qu'ainsi que l'on peut développer de façon autono-
m e d'autres styles de philosopher qui soient orientés par
u n télos explicite o u implicite. D a n s le cas de la philoso-
phie morale, politique et d u droit, ce pluralisme investit
également les discours d'autres sciences »*.
79
obscurs ne se cachent pas sous ce « pessimisme sceptique
(...) o u sous l'impudence de la sophistique politique que
de façon si funeste domine notre temps, sous prétexte
d ' u n discours d'éthique sociale qui sert uniquement à pro-
mouvoir les fins égoïstes d ' u n nationalisme corrompu »\
Et Husserl de poursuivre que nous pouvons rester atta-
chés à notre culture sans retomber dans u n e adhésion
passive à des valeurs figées. Car la culture est l'expression
d'une tradition vivante dans laquelle chaque personne
( c o m m e être à la fois individuel et social) se forme et
qu'elle peut contribuer à façonner de façon critique,
créatrice et dynamique, à condition qu'elle ait la volonté
et la détermination de revenir de façon critique sur les
traditions qu'elle a reçues, en les questionnant sans cesse.
80
sans la mise en c o m m u n « d'un m o n d e d u logos » qui
n'est autre que celui de la philosophie « en tant que
praxis des philosophes ». Voilà pourquoi le développe-
ment d ' u n m o u v e m e n t de coopération pacifique dans
l'esprit culturel et universel de la philosophie ne peut
commencer qu'après avoir montré que la philosophie, à
défaut d'un territoire qui lui appartienne véritablement,
est seule à pouvoir opérer une distanciation critique d'a-
vec sa tradition. Je ne peux pas m'attarder ici sur l'idée de
communauté philosophique supranationale chez
Husserl, d'une « omnisociété, idéellement orientée » à
laquelle on parvient, étape par étape, à partir de la cons-
titution d'une simple c o m m u n a u t é de vie, en passant par
une c o m m u n a u t é personnelle et une c o m m u n a u t é inter-
subjective pour aboutir, à la fin, à l'idée d'une c o m m u -
nauté spirituelle et supranationale de philosophes. Celle-
ci ne saurait toutefois instaurer u n universalisme abstrait
ou déterminé d'avance, mais résiderait dans la volonté
active de la c o m m u n a u t é philosophique, engagée dans
des tâches concrètes et au sein d'une humanité concrète.
81
cosmopolitique ? Réclamer le droit à la philosophie, c'est
rappeler d'abord que la culture philosophique et politique
prend ses racines au sein de l'institution universitaire :
c'est donc plaider en faveur de l'université et de son des-
tin philosophique. O n ne saurait considérer le travail
philosophique d'une part, et l'enseignement philoso-
phique d'autre part, c o m m e deux domaines différents :
pas plus que l'on ne peut dissocier la philosophie de l'exi-
gence de vivre de manière philosophique, en accord avec
ce que nous pensons et disons et guidés par une attitude
responsable à l'égard de nos actions, en nous préoccu-
pant des conséquences et des effets pratiques de nos dis-
cours. D e m ê m e , o n ne peut pas séparer la philosophie
de notre expérience de la pratique philosophique telle
qu'elle se fait dans les écoles et les instituts de recherche,
dans les congrès et les colloques de philosophie. Pour
mieux préciser ce que j'entends par « émancipation par la
philosophie » et pour montrer c o m m e n t la philosophie
en Amérique latine est devenue plus créatrice, il n'est
peut-être pas inutile d'amorcer quelques réflexions
autour de l'enseignement philosophique et de la culture
universitaire.
82
E n guise de conclusion : la philosophie c o m m e pensée
créatrice dans la crise de l'université publique latino-
américaine
83
L'impulsion de la recherche ne provient pas des philosophies,
mais des choses et des problèmes »6. Les différents styles phi-
losophiques représentent autant de perspectives pouvant
nourrir d'autres vues et ouvrir de nouveaux chemins de
recherche. C'est toujours ainsi que s'est faite la philoso-
phie. C'est toujours ainsi qu'elle doit se faire, si l'on veut
éviter qu'elle retombe dans l'immobilisme o u dans u n
nuisible relativisme historiciste.
84
exigences d u marché. U n e autre menace vient d u rapport
conflictuel presque ancestral entre l'université publique
et l'Etat, n o t a m m e n t en ce qui concerne l'autonomie
universitaire, le financement de l'université et la diminu-
tion progressive des subventions accordées à la recherche.
Ceci dit, il est bien évident que deux conceptions d o m i -
nantes d'université s'opposent dans le contexte latino-
américain : d'une part, l'idée d'une université orientée
vers des valeurs et des normes de vie démocratiques et
axée sur la pensée critique et, d'autre part, une université
particulariste et traditionaliste repliée sur elle-même.
Aussi l'institution universitaire ne serait-elle pas comprise
c o m m e une c o m m u n a u t é sociale dynamique et c o m m e
une institution de service, mais c o m m e une entreprise o u
une organisation marchande. O r , réclamer le droit à l'en-
seignement public, surtout dans le contexte social et
politique que connaît à l'heure actuelle l'Amérique latine,
c'est réclamer le droit à la philosophie, à la démocratie et
à la paix ; c'est proclamer le besoin d ' u n esprit créatif
capable de déployer toutes les ressources nécessaires à
poursuivre en c o m m u n l'équité sociale.
85
dynamique oscillant entre l'adhésion à certains principes
constitutifs de son patrimoine historico-culturel et de sa
motivation originaire et les changements de paradigmes
qui doivent accompagner la réflexion sur la valeur et le
sens de son activité critique et formatrice, ainsi que sur
sa fonction sociale et éthique. O r cette idée d'université
orientée vers la formation d'une culture d u pluralisme,
d'université critique et dynamique s'oppose ouvertement
à l'université traditionaliste et rétrograde à laquelle vou-
draient revenir les tenants d u modèle de l'université-
entreprise. « Q u e l'université se taise, pourvu qu'elle soit
performante et qu'elle obéisse aux exigences d u marché
et de la d e m a n d e », voilà leur devise.
86
Car l'université, surtout par sa vocation publique, est
l'espace social privilégié des dissensions raisonnables, de
l'apprentissage de la discussion bien argumentée, d u
débat démocratique et de la régulation des conflits. Mais
elle doit être aussi l'espace d u rêve, de l'imagination et de
l'utopie créatrice, qui n'a rien à voir avec l'utopisme his-
toriaste des réformateurs de l'humanité ni avec la « fuite
magique » dans u n universalisme diffus o u dans u n plu-
ralisme et u n cosmopolitisme abstraits. Ainsi se dessine
le sens de la pensée créatrice : une pensée philosophi-
quement émancipée de la ferveur naïve et de la fureur
partisane, et qui ignore les appels à la haine et à la xéno-
phobie provenant de la trompette guerrière de la
« sophistique nationaliste ».
87
universitaire fut difficile et tardive. Notre École de phi-
losophie n'a pas cinq ans et est la plus jeune de
Colombie. Paradoxalement, ce sont aujourd'hui les ingé-
nieurs qui se rapprochent le plus de la philosophie, de
manière que la philosophie est devenue moins le correc-
tif de la formation dite scientifique que son alliée. N o u s
travaillons de concert n o n seulement dans le cadre de
programmes de C T S o u de bioéthique mais aussi dans
des projets c o m m u n s cherchant à construire une culture
scientifique, humaniste et politique. C'est ainsi que
I'' ingenio-engine propre aux ingénieurs s'est fortifié au
contact de la philosophie, et que nous avons pris cons-
cience, de notre part, de l'importance d'une formation
scientifique et interdisciplinaire pour le travail et la for-
mation philosophique.
88
encore u n exemple tiré de la U I S qui nous en fournit la
preuve. Tout récemment, en octobre 2 0 0 4 , presque
5 0 0 étudiants de la U I S ont mobilisé l'opinion publique
à travers une marche pacifique qui, en u n peu plus d'une
semaine, a réuni le nord-ouest de la Colombie, o ù se
trouve notre ville, à Bogotá, pour défendre l'hôpital uni-
versitaire de Bucaramanga qui avec une cinquantaine
d'autres hôpitaux est menacé de fermeture. La Colombie
traverse l'une des crises les plus graves des trois dernières
décennies dans le secteur hospitalier et dans le système
national de protection sociale et de santé publique. L a
marche a eu u n impact considérable au niveau national
et les étudiants ont été reçus au Congrès. Ils sont en train
de générer un m o u v e m e n t populaire de portée nationa-
le, voire internationale, à l'appui de plus de deux
millions de signatures et dont le but est d'exiger que le
droit à la santé publique, inclus dans notre Charte
comme étant u n droit constitutionnel fondamental,
devienne réalité.
89
bourgs de province nous avons construit u n chemin de
solidarité dans le seul but de faire face à la crise d u
Réseau Public Hospitalier et u n chemin pédagogique
solidaire et prospectif face au collapsus de la loi 100 et d u
Système National de Santé. Durant ce parcours de dix
jours, plus de trente mille personnes nous ont accompa-
gnés dans des assemblées, des entretiens et des débats.
(...) D e nouvelles voix et d'autres acteurs ont fait leur
apparition dans le débat public sur la santé. Je voudrais
dire seulement que ceux qui ont p u croire que la jeunes-
se est désengagée et qu'elle ne se soucie guère de la
reconstruction d u sens d u public ont tort. Les cinq cent
jeunes marcheurs et les plus de dix mille étudiants qui
ont participé avec nous à cette mobilisation ont montré
que nous voulons et pouvons participer de façon active
au dialogue national et que nous voulons avoir une inci-
dence critique dans la prise responsable des décisions ».
90
l'emprise des idées sur la force aveugle des armes et des
dogmes. Mais la pensée créatrice ne sera pas telle tant
qu'elle ne parviendra à écouter à nouveaux la voix de ces
h o m m e s admirables dont nous parle le Popol Vuh. Nulle
part autant que dans ce récit l'on ressent que la pire
menace pour une culture consiste à la voir sombrer dans
des préjugés indéracinables. Il nous reste donc à méditer
sur cette vigilance critique qui définit aujourd'hui la
tâche éthico-politique de la philosophie. C o m m e n t s'y
prendre pour enlever de nos yeux cette vapeur aveuglante
que nous imposa fatalement l'implacable décret de nos
dieux créateurs ?
91
Existe-t-il une pensée latino-américaine ?
La dimension pratique de la philosophie1.
93
Avant de répondre à cette question, il nous paraît
important de rappeler la position d u maître José Gaos,
d'autant plus suggestive que ses inquiétudes émanaient
du domaine culturel espagnol, o ù la m ê m e question s'est
posée à plusieurs reprises à propos de l'Espagne.
94
ce que les processus d'identification constituent u n entre-
croisement nourri de lignes identificatrices et que nous
s o m m e s nombreux en Amérique latine à nous recon-
naître aussi c o m m e « Hispanoaméricains », d'autant qu'il
s'agit là d ' u n aspect majeur de l'immense richesse
culturelle qui compose notre héritage. Et l'on peut en
dire autant, sans aucun doute, des « Lusoaméricains ».
95
toujours sur u n m o d e catégorique, il nous dit que « la
pensée américaine, et pas seulement l'espagnole, est
philosophique ». Il admet par la suite que ses œuvres « ne
ressemblent pas à celles qu'on n o m m e des œuvres
maîtresses de la philosophie », puisque plus d'un a con-
clu qu'elles ne sont pas proprement philosophiques.
Cependant, il nous rappelle que « les jugements sur la
nature et la valeur d'une culture » se révèlent être tou-
jours des « positions historiques », qui de surcroît ont
souvent tendance à exclure. « La position métaphysique,
systématique et méthodique — conclut-il — ne peut que
voir la pensée hispano-américaine, espagnole et améri-
caine, c o m m e quelque chose d'extrêmement distant ».
Face à ceci, il affirme que « une position différente pour-
rait consister à voir dans cette pensée une manifestation
philosophique, et m ê m e une pensée particulièrement
significative »4.
96
les caractères de cette philosophie hispano-américaine au
sujet de laquelle Gaos n'a aucun doute, qu'il s'agisse de
son existence o u bien de la valeur qui lui est propre.
5. Ibidem, p. 70-71.
6. Ibidem, p. 73.
97
l'éthique ; une productivité naturelle d'ordre esthétique ;
une foi spontanée dans la vertu politique de l'éthique ;
une éthique et une politique de l'esthétique ; une esthé-
tique, une éthique et une politique de la parole orale,
c'est-à-dire de la communication personnelle »". Gaos
résume en trois expressions tout ce que nous venons de
lire, que l'on dirait être une « éthique d u discours » et qui
serait c o m m e innée en nous : « éthicisme, esthéticisme,
verbalisme » — tout ceci étant, à son tour, canalisé en une
intention pédagogique 8 .
7. Ibidem, p. 65.
8. Ibidem, p. 66.
9. Ibidem, p. 67.
98
pensée espagnole, Gaos n'oublie pas que, en ce qui con-
cerne la morale, les hispano-américains disposent d'un
« fond éthique séculaire hispanique »"'.
99
conscience. E n effet, en parlant d u rejet de l'éclectisme
français de la part d u cubain José de la L u z y Caballero,
il nous dit : « . . . une philosophie semblable était, c o m m e
son aînée la philosophie hégélienne, une philosophie
optimiste, tendant à justifier c o m m e rationnel tout le
réel, établi et conservé : or une semblable philosophie
finirait par être fatale à u n pays dont la situation réelle
serait lamentable et devrait être modifiée, si cela était
nécessaire, par la révolution o u la guerre contre la métro-
pole. Q u e l q u ' u n s'est-il aperçu — demandait G a o s - de la
similitude entre ces raisons et les critiques que devait
diriger contre Hegel, dans la décennie 1838-1848, le
jeune M a r x alors en train de forger sa conception matéri-
aliste de l'histoire... ? »".
100
D e telles positions nous poussèrent à proclamer la fin de
la « philosophie de la liberté » qui accompagnait ces
esthétisants, qui ont été nombreux, et à parler d'une
« philosophie de la libération », formule qui connote la
notion de « liberté » o u de « libération » ; la vérité est que
ces deux termes sont compatibles avec cette « morale
émergente » que soutenait u n autre patriote cubain, José
de la Luz y Caballero et que, compte tenu des temps et
des circonstances, o n retrouve chez Alejandro Korn.
101
pensée latino-américaine, quand bien m ê m e dans le
cadre de ce qu'il appelait « Hispano-amérique ». Il est
fort probable que le m o n d e lusitanien de notre
Amérique présente une forme de philosophie pratique
équivalente.
102
Géométrie et amitié
Borges lecteur de Spinoza
Diego Tatián
103
C e travail se propose une recherche partielle, dans la
mesure o ù il s'intéressera principalement aux premiers.
104
Cependant, outre cette confession partielle sur les c o m -
mentaires consultés, la première page d u texte m e t en
avant trois idées principales de la lecture borgésienne de
Spinoza. La première tient au sens m ê m e de sa pensée.
« . . . Je crois comprendre pour l'essentiel le système de
Spinoza, sauf que pour m o i ce n'est pas u n système. Je
dirais plutôt que c'est u n acte de foi. C'est-à-dire, que la
philosophie de Spinoza peut être professée c o m m e une
religion, et c'est sans aucun doute c o m m e ça qu'il la
vivait ».
105
si jamais u n h o m m e a fui le pathétique, fut sensible au
pathétique, ce fut Baruch Spinoza ». D a n s le p o è m e La
monnaie de fer o n lit que « c'est u n juif aux yeux tristes ».
Pourtant, rien dans la philosophie de Spinoza n'encour-
age le pathétique, c'est m ê m e tout à fait le contraire. Ses
premiers biographes, Colerus, J. M . Lucas et l'article de
Pierre Bayle (auxquels, d'ailleurs, Borges ne fait nulle
part allusion) ne permettent pas n o n plus d'avoir une
lecture « pathétique » de Spinoza. D e s divers portraits
qui existent de lui, la seule image dont il fut le modèle
est probablement une miniature peinte par Hendrick
van der Spyck, artiste et ami qui l'a hébergé chez lui de
1670 à sa mort en 1677 (elle fait aujourd'hui partie de la
collection Stichting Historische Verzamelingen van het
Huis Oranje-Nassau). O n y voit, en effet, quelqu'un
dont la tristesse est évidente, à l'expression des yeux mais
surtout de la bouche, qui s'efforce inutilement à sourire.
Peut-être ce portrait de Spinoza, o u u n autre, postérieur,
ont-ils inspiré à Borges une image pathétique.
106
« Spinoza subversif» qui dénonce l'imposture des
théologiens et encourage u n radicalisme démocratique,
tout ce pour quoi il fut certainement le penseur le plus
haï et le plus insulté de l'histoire de la philosophie.
Borges souscrit plutôt à l'opinion de Russell selon laquelle
Spinoza est le plus aimable de tous les philosophes, et il
nous dit, en effet, que « Spinoza doit être senti c o m m e
saint ». Le procédé par lequel Borges transforme le m a u -
dit en saint est le m ê m e par lequel il fait d u spinozisme
une religion. C e qui exerce sans aucun doute u n attrait
puissant sur Borges — dont l'éducation était doublement
religieuse, catholique par ses origines créoles et protes-
tante par ses origines anglaises — c'est le Dieu de Spinoza :
tant par ses implications strictement religieuses — « . . .
j'ai toujours trouvé, écrit-il, une difficulté dans la foi
chrétienne, ainsi que dans le judaïsme. Cette difficulté
est l'idée d ' u n Dieu personnel. Il y a quelque chose en
m o i qui rejette cette idée. Spinoza la remplace par u n e
autre... » — que par la dimension esthétique qu'il c o m -
porte (encore la mainmise de la littérature fantastique
qui fait de toute religion une forme littéraire ? ) : « . . .
une idée si vaste qu'elle en acquiert une valeur esthé-
tique. Et cette idée, c'est l'idée d ' u n Dieu infini ».
107
attributis c o m m e une infinité quantitative et les attributs
de la substance c o m m e innombrables, mais en ce qui
concerne les deux attributs dont l ' h o m m e participe, il
effectue une équivalence, o u plutôt u n déplacement, une
distorsion, qui est loin d'être insignifiante et qui ne
m a n q u e pas de conséquences. « Spinoza, dit Borges,
déclare que nous ne connaissons que deux de ces attrib-
uts, qui sont l'étendue et la conscience. O u , pour utilis-
er des synonymes, l'espace et le temps ». E n réalité, le
n o m des attributs est Extensio et Cogitado, étendue et
pensée, et n o n « conscience ». Cette dernière est plutôt
un mode de l'attribut « pensée », jamais l'attribut lui-
m ê m e . Q u o i qu'il en soit, la distorsion ne réside pas tant
dans cette présentation de la conscience c o m m e attribut,
que dans l'analogie qui lui fait suite : « ou, pour utiliser
des synonymes, l'espace et le temps ». Cette identifica-
tion de l'attribut « pensée » avec le temps avait déjà été
proposée dans u n de ses premiers textes, o ù l'espace lui-
m ê m e est considéré c o m m e une forme d u temps. « Je
crois illusoire l'opposition — lit-on dans L'avant-dernière
version de la réalité (1928) — entre les deux concepts irré-
ductibles d'espace et de temps. Je sais très bien que la
généalogie de cette erreur est illustre et qu'elle compte
parmi ses ancêtres le n o m magistral de Spinoza qui
donna c o m m e attributs à sa divinité indifférente — Deus
sive Natura — la pensée (c'est-à-dire dire, le temps senti)
108
et l'étendue (c'est-à-dire, l'espace). Je pense que pour u n
bon idéalisme, l'espace n'est qu'une des formes qui c o m -
posent le dense écoulement d u temps »5. N é a n m o i n s ,
pris au sens strict, le temps est une forme de l'imagina-
tion qui ne correspond à aucune réalité. M i e u x encore :
dans la m ê m e page de la conférence o ù il compare
Cogitatio et temps, Borges reconnaît sans difficulté
aucune le caractère illusoire de la temporalité. E n effet, il
dit que Spinoza « c o n d a m n e pour cette raison l'espoir et
la peur. Qu'ils se réfèrent à des choses futures n'est pas
une raison pour accepter l'illusion d u temps ». Il semble
que les deux choses soient possibles en m ê m e temps, que
le fait que l'attribut divin s'appelle temps n'empêche pas
que celui-ci soit considéré c o m m e illusoire.
109
c o m m e o n l'a v u plus tôt, celle d'infini. N o u s nous trou-
vons là au c œ u r de l'univers de Borges. M i e u x encore :
«... pensée (c'est-à-dire, temps senti)...» ; n o n seule-
ment, d o n c , le t e m p s comme temps indifférent,
h o m o g è n e , unitaire, mais c o m m e « temps vécu ». Si l'at-
tribut « pensée », qui selon la définition 6 de Y Ethique
« exprime u n e essence éternelle et infinie », est « temps
senti », il en va alors de m ê m e de l'éternité. C e n'est d o n c
pas u n e éternité logique, épurée d e l'imagination, mais
une éternité temporelle, sentie : « je sais que dans l'éter-
nité perdurent et s'embrasent / Toutes ces précieuses
choses que j'ai perdues : / Cette page là-bas, cette lune,
ce soir »''. Elles perdurent, d'ailleurs, dans u n e infinité de
m o n d e s que nous n e pouvons ni pressentir ni concevoir.
Si je d o n n e u n coup de canne, dit Borges, cela se produit
également dans d'innombrables réalités q u e Spinoza
appelle attributs ; « c'est-à-dire qu'il y aurait u n n o m b r e
infini d'univers parallèles » dont nous ne connaissons
que deux. Rien, cependant, n e nous e m p ê c h e d'imagin-
er des créatures qui participent de trois o u plus de ces
univers. O u bien, c o m m e le fait Borges, de concevoir à
l'inverse des êtres qui n'ont pas connaissance d u m o n d e
étendu : « . . . quant à m o i , je pense être capable d'imaginer
u n m o n d e sans espace. Je ne sais pas si vous le pouvez
6. Ibid., p. 928.
110
aussi. U n m o n d e dans lequel il y aurait, pourquoi pas, u n
nombre infini d'individus, de consciences, et ces cons-
ciences pourraient s'exprimer par la musique, par la
parole. Tout cela pourrait exister sans que l'espace soit
nécessaire ». C'est exactement cette m ê m e interrogation
qui fut faite à Spinoza par u n ami allemand qui s'appelait
Schuller, le seul de ses amis qui ait été près de lui au
m o m e n t de sa mort. D a n s une lettre datée de 1675,
Schuller demande à Spinoza la chose suivante :
« Pourriez-vous établir, par une démonstration évidente,
qui ne soit pas u n raisonnement par l'absurde, que nous
ne pouvons connaître d'autres attributs de Dieu que la
pensée et l'étendue ? S'ensuit-il que des créatures c o m -
posées d'autres attributs ne puissent, par contre, con-
cevoir aucune étendue ? Il y aurait ainsi autant de m o n -
des que d'attributs divins. Par exemple, notre m o n d e de
l'étendue existe, pour ainsi dire, avec une certaine
ampleur : de m ê m e existeraient des m o n d e s constitués
par d'autres attributs, et qui auraient autant d'ampleur ;
et, de m ê m e que nous ne percevons en dehors de la pen-
sée que l'étendue, les créatures de ces m o n d e s ne
devraient percevoir que l'attribut de leur m o n d e et la
pensée » .
111
Cet imaginaire d'inspiration spinoziste dont participe
Borges signifie, entre autres, que chaque fait peut se pro-
duire, et se produit en effet, d'une infinité de façons.
C h a q u e événement est multiple, ponctuellement infini
et, par conséquent, inconcevable dans sa totalité. C e qui
est important ici, c'est que ces réalités infinies dont
toutes les choses sont constituées sont des réalités o u des
m o n d e s superposés dans le temps, o u , plutôt, le temps
n'est que l'une d'entre elles. A u m o m e n t exact o ù une
chose se produit dans l'ordre d u temps, d'autres m o n d e s
jaillissent qui ne sont pas temporels. C'est important parce
qu'en général Borges privilégie une idée différente, voire
opposée, des m o n d e s possibles et de l'infini. Il s'agit d u
temps, uniquement d u temps, d'une temporalité qui
bifurque perpétuellement vers d'innombrables futurs :
« le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image
incomplète, mais n o n fausse, de l'univers tel que le con-
cevait Ts'ui Pen. À la différence de N e w t o n et de
Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à u n temps
uniforme et absolu. Il croyait à des séries infinies de
temps, à u n réseau croissant et vertigineux de temps
divergents, convergents et parallèles. Cette trame de
temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent o u s'ig-
norent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités.
N o u s n'existons pas dans la majorité de ces m o n d e s ; dans
quelques-uns vous existez et m o i pas ; dans d'autres,
112
moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux. D a n s
celui-ci, que m'accorde u n hasard favorable, vous êtes
arrivé chez m o i ; dans u n autre, en traversant le jardin,
vous m'avez trouvé mort... »8. Cette fiction d u n temps
où chaque instant est l'origine de lignes infinies de temps
qui constituent donc u n univers o ù tout ce qui peut se
produire se produit de manière inéluctable dans l'une des
séries, fut sans doute inspirée par u n livre de l'auteur
anglais Olaf Stapledon, Star Maker (1937), édité peu
d'années avant le récit de Borges'J.
113
machine à multiplier et, en tout cas, c o m m e la matière
unique de tout m o n d e possible/réel. Dans le parallèle
spinoziste, au contraire, parmi l'infinité de m o n d e s pos-
sibles/réels, il n'existe pas de m o n d e , d'attribut, dans
lequel chaque chose qui se produit ne se produise dans
tous les autres. Ces univers multiples sont des manières
multiples de produire les m ê m e s choses. O n ne saurait
imaginer que l'une de ces orbes répercute le coup de
canne et les autres non.
114
mystique d'Alain de Lille, selon laquelle « Dieu est une
sphère intelligible, dont le centre est partout et la circon-
férence nulle part » - idée qui était déjà présente chez
Maître Eckhart et que Nicolas de Cues reformulera en
omnia ubique — et enfin Giordano Bruno et Pascal, qui
change à peine, mais d'une manière décisive, la formule
d'Alain de Lille et écrit dans une première version : « La
nature est une sphère effroyable [mot qui sera bientôt
remplacé par « infinie »], dont le centre est partout et la
circonférence nulle part ». Spinoza aurait p u prendre
part à l'histoire de cette métaphore, sauf qu'à la dif-
férence de Pascal, son amor mundi l'aurait empêché de
concevoir la sphère c o m m e effroyable. Cependant,
Borges ne rattache pas l'univers de Spinoza à la
métaphore de la sphère, mais à celle d u labyrinthe : « j'ai
aperçu, à partir des définitions, des axiomes, des propo-
sitions et des corollaires, la substance infinie de Spinoza,
qui se compose d'une infinité d'attributs, parmi lesquels
se trouvent l'espace et le temps, de sorte que si nous
prononçons o u pensons u n m o t , il se produit parallèle-
m e n t une infinité de faits dans une infinité d'orbes
inconcevable. Il ne m ' a pas été donné de pénétrer dans ce
labyrinthe sensible »". O u encore : « Les mains et
l'espace de jacinthes, / Q u i pâlissent au fond d u
115
ghetto, / N'existent guère p o u r l ' h o m m e paisible / Q u i
,2
rêve d ' u n diaphane labyrinthe » .
116
la politique, l'une et l'autre animées par la pratique de
l'amitié. « . . . Spinoza a voulu nous convaincre de la
vérité de son système, mais aujourd'hui, lorsque nous
pensons à Spinoza, nous pensons à lui c o m m e à u n ami
qui nous est cher et que nous avons perdu, que nous
n'avons pas eu la chance de connaître o u qui ne nous a pas
connus. U n e forme parfaite d'amitié que la sienne... » ' \
L'opération qui conduit de la géométrie à l'existence, d u
système à l'amitié, d u spinozisme à Baruch Spinoza,
c'est-à-dire l'intérêt pour l'existence amicale d ' u n
h o m m e d u XVTIe siècle qui s'appelle Baruch, est explicite
dans les poèmes qui portent son n o m . L'auteur de
cristaux ou polisseur de Dieu, Spinoza, Baruch Spinoza ;
il y évoque ses «mains», ses «yeux», sa «peau», sa
« maladie »... Inutile l'incantation de ce professeur écos-
sais — dans Les tigres bleus — qui, en proie à la fièvre, à la
peur et au cauchemar répète les définitions et les axiomes
de XEthique1 '.
117
Le premier p o è m e q u e Borges dédia au philosophe
d ' A m s t e r d a m , contenu dans L'autre, le même (1964),
porte le titre concis de « Spinoza ».
118
Viajes de los varones prudentes, vraisemblablement édité à
Lérida en 1658 (année o ù , incidemment, Spinoza rédi-
geait une sorte d'ébauche de Y Ethique intitulée Court
Traité), l'histoire suivante : « . . . E n cet Empire, l'Art de
la Cartographie avait atteint une telle Perfection que la
carte d'une seule Province occupait toute une Ville, et la
carte de l'empire toute une Province. Avec le temps, ces
Cartes Démesurées cessèrent de donner satisfaction et les
Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire
qui avait le format de l'Empire et qui coïncidait point
par point avec lui. Moins Attachés à l'Étude de la
Cartographie, les Générations Suivantes comprirent que
cette Carte Dilatée était inutile et, n o n sans impiété, elles
l'abandonnèrent à l'Inclémence d u Soleil et des Hivers.
D a n s les Déserts de l'Ouest, il reste des ruines en lam-
beaux de la Carte. D e s A n i m a u x et des Mendiants les
habitent. D a n s tout le Pays, il n'y a plus d'autre trace des
Disciplines Géographiques » ' \
119
à u n commentaire de ce texte, qui dénote peut-être
moins une conception de la géographie qu'une théorie
de l'histoire. MEthique, « carte infinie de Celui qui est
toutes ses Etoiles », et la carte de l'Empire qui a le
Format de l'Empire s'opposent radicalement et cette
opposition est la plus évidente dans notre modernité
consumée c o m m e les « Ruines de la Carte, habitées par
des A n i m a u x et des Mendiants ».
120
citant Spinoza ? « L a ligne se compose d ' u n n o m b r e infi-
ni de points ; le plan, d ' u n n o m b r e infini de lignes ; le
volume, d ' u n n o m b r e infini de plans ; l'hypervolume,
d ' u n n o m b r e infini de volumes... N o n , décidément, ce
n'est pas, more geométrico, la meilleure façon de c o m -
mencer m o n récit » '". Pourquoi vouloir c o m m e n c e r le
récit more geométrico ? Peut-être Borges veut-il en
emprunter la manière à cet autre grand livre infini, à cet
autre livre de sable géométriquement construir,
l'Ethique, livre sans début ni fin dont o n peut c o m -
mencer la lecture par n'importe quelle page, livre qui,
c o m m e la sphère mystique d'Alain de Lille et de Pascal,
a son centre partout ? Il est possible de c o m m e n c e r à lire
Y Ethique par n'importe quelle partie et en m ê m e temps,
peut-être pour cette raison, personne ne peut ouvrir deux
fois les m ê m e s pages (il suffit de penser aux i n n o m -
brables interprétations différentes auxquelles elle a
donné lieu). Le livre d u récit de Borges est appelé par son
propriétaire « livre de sable » parce que, c o m m e le sable,
il n'a ni c o m m e n c e m e n t ni fin. Les étoiles n'en ont pas
n o n plus : Y Ethique, livre d'étoiles, « Carte infinie / de
Celui qui est toutes ses Etoiles ».
121
U n autre p o è m e sur Spinoza, peut-être une variation
du premier, se trouve dans La monnaie de fer (1976) et
« s'appelle Baruch Spinoza, pour le différencier d u précé-
dent, mais ils se ressemblent beaucoup, ils sont plus o u
moins analogues mais les mots sont différents . . . ».
122
devant u n grand livre qui pourrait être u n manuscrit.
Rembrandt a peint au moins deux autres versions de ce
tableau ; l'une, qu'il appela Philosophe en méditation, est
actuellement au Louvre, tandis que l'autre, que l'on peut
voir au Rijksmuseum d'Amsterdam, s'appelle Jérémie
pleurant la destruction de Jérusalem. « L e couchant,
b r u m e d'or, illumine / La fenêtre. L'assidu manuscrit /
Attend, avec sa charge d'infini ; / Quelqu'un, dans la
pénombre construit Dieu . . . ». O n imagine m a l que
Borges ait écrit ces vers sans se souvenir d u tableau de
Rembrandt.
123
immortels - u n moi, u n sujet qui se perpétue dans le
temps — qu'éternels. U n e éternité que ne touche ni la
maladie, ni l'espoir, ni le temps et qui atteint sa plus
haute expression morale dans ce que les Latins ont
appelé Y amor fati, l'amour de ce qui est, l'amour d u
destin. « Y compris, disait Borges, aimer nos maladies ».
Alamor fati de Spinoza rend la géométrie possible à par-
tir de la maladie, du néant, l'amour du m o n d e dont nous
faisons partie et dans lequel rien n'est en trop, la
générosité la plus haute, raison ultime de toute éthique
et de toute « religion ». N o u s comprenons maintenant
l'attribution de ce m o t more geométrico. L'amour le plus
prodigue n'espère rien, annulation de la peur et de
l'espoir en faveur d ' u n exercice de générosité, d'une
éthique du don où le bonheur n'est pas le prix de la vertu
parce que les prix c o m m e les punitions sont superflus.
124
Présentation des auteurs
125
l'Université de Paris XII. Sa recherche se concentre sur
trois axes : l'étude des institutions publiques liées au
problème de la pauvreté, l'analyse critique de la «pensée»
du management et la question historique dans la théorie
interprétative de systèmes.
126
Arturo Andrés Roig (Argentine)
127
2004), Mesianismo, nihilismo y redención (co-autor,
2005) et Babuino (récits, 2005). Il a traduit en espagnol
La Méttrie, Heidegger, Derrida, Jiinger, Pareyson et
Agamben.
128
un pensamiento, avec Horacio Gonzalez, Colihue,
Buenos Aires, 2005, ainsi que Philosophies de la mondi-
alisation-, avec Jordi Riba, Pensée démocratique et philoso-
phie politique, avec Laura Brondino et Jorge Dotti,
L'Harmattan, Paris, 2005, et Paul Groussac ou la fausse
monnaie des idées, avec Horacio Gonzalez, Colihue,
Buenos Aires 2006.
129
Dumas-Titoulet Imprimeurs
42000 Saint-Étienne
Dépôt légal : mars 2006
N ° d'imprimeur : 43820
Imprimé en France