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Kahn, etc.), l’essayiste lance des pistes de réflexion et


appelle de ses vœux « un débat sérieux et informé » sur
«En France, #MeToo est réduit à une
ces questions, loin du binaire « pour ou contre » auquel
caricature pour éviter le débat» on assiste en France. « Quand le Sénat américain
PAR MARINE TURCHI
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 5 OCTOBRE 2018 auditionne Christine Blasey Ford contre le juge
Kavanaugh, témoignage retransmis dans des millions
de foyers jugé “crédible” par tous les commentateurs,
en France, on a droit à la défense des “porcs
émissaires” [titre du dernier livre d'Eugénie Bastié –
ndlr] », constate-t-elle dans un entretien à Mediapart.
Elle appelle les intellectuels et la jeune génération
à s’exprimer, mais aussi les médias à « prendre
leurs responsabilités ». Pour l’historienne, « loin de
raviver la guerre des sexes, le mouvement #MeToo
est une opportunité passionnante pour comprendre et
résoudre le fossé entre hommes et femmes ».
Un an après, quels enseignements tirez-vous de
#MeToo et du mouvement qui s’en est suivi ?
Laure Murat : Ce qui me frappe d’abord, c’est le
caractère massif et spontané de #MeToo : un « fait
divers » a déclenché un mouvement mondial qui est
L’historienne Laure Murat, auteure d’un essai sur parti de la base, de centaines de milliers de femmes
l’après-Weinstein, appelle à « un débat sérieux dans le monde. Et ce mouvement ne faiblit pas. Il est
et informé », auquel les intellectuels et la jeune devenu incontournable. Ensuite, j’ai été frappée par
génération doivent prendre part. le différentiel des réactions en fonction du genre : si
« Aujourd’hui, on dirait que la France est le pays la soudaineté et l’ampleur du mouvement ont étonné
du non-débat. » Dans Une révolution sexuelle ? tout le monde, pas une femme n’a été surprise par
(éditions Stock), essai consacré à l’après-Weinstein, la nature des plaintes, puisque toutes savent depuis
l’historienne Laure Murat, professeure à l’université l’enfance qu’elles sont des objets sexuels et toutes ont
de Los Angeles (UCLA), jette un regard critique mais vécu, à un moment de leur vie, une main aux fesses,
stimulant sur la manière dont la France a appréhendé un geste déplacé, une insulte sexiste, etc. En revanche,
le mouvement #MeToo. les hommes sont tombés des nues. Qu’est-ce que cela
nous dit sur les rapports hommes/femmes ? Ils ne se
parlent pas ? Les hommes n’ont aucune idée de ce que
vivent les femmes ? C’est un problème extrêmement
grave, sérieux, profond, dont il faut s’emparer.
Vous êtes française, mais vous enseignez et vivez à
Los Angeles depuis douze ans. Quel regard portez-
vous sur les débats français autour de #MeToo et la
En décortiquant plusieurs affaires et leurs couverture médiatique du mouvement ?
répercussions (Roman Polanski, Woody Allen, Kevin Aujourd’hui, on dirait que la France est le pays du
Spacey, Aziz Ansari, Larry Nassar, Dr Tyndall, Anita non-débat. Je suis frappée par le vide intellectuel et la
Hill, Orelsan, Bertrand Cantat, Dominique Strauss- volonté délibérée d’une partie des médias d’étouffer

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les questions sous de fausses polémiques. Au lieu de zone grise, sur la façon dont envisager la vie sexuelle,
poser les bonnes questions, on ravive la guerre des amoureuse. C’est un problème passionnant, stimulant,
sexes, les clichés sur les « féministes hystériques » qu’on est en train de réduire à une caricature qui a pour
et les « pauvres hommes », on invoque la virilité, la but d’éviter le débat.
liberté d’importuner, on s’apitoie sur les frotteurs dans Aux États-Unis, à l’inverse, on peut débattre des
le métro, on discute des dérives et possibles ambiguïtés limites de #MeToo, par exemple reprocher que
de #MeToo alors qu’on n’a pas commencé à parler cela reste d’abord un mouvement d’élites, mais le
du cœur du problème. On oppose X à Y, gauche à principe lui-même n’est plus l’objet de débats ?
droite, pour à contre. Mais la dialectique, ce n’est pas
Oui, cela a infusé dans la société. Un exemple : dans
la binarité. Pourquoi les philosophes ne s’emparent-ils
la même semaine, les ouvrières de McDonald's – qui
pas de cette question ici ? Pourquoi est-ce toujours le
sont parmi les plus exploitées du pays et pour la
fait de féministes – qui font un travail fondamental, par
plupart des femmes noires – se sont mises en grève,
ailleurs ?
ce qui est historique, et le juge Brett Kavanaugh
Plus grave selon moi, ce traitement médiatique ne – proposé par Trump à la Cour suprême, la plus
reflète pas ce qui se passe dans la société. Je ne suis pas haute fonction – est sérieusement déstabilisé par une
sociologue, je n’ai pas fait d’enquête de terrain, mais affaire de tentative de viol (sur ces deux sujets, lire
j’observe ce décalage en posant systématiquement la les articles de Mathieu Magnaudeix ici et là). Pour
question autour de moi : « Comment les gens de votre ce qui est de la critique « mouvement d’élites »,
entourage réagissent ? Vos enfants ? Vos parents ? une précision importante : si l’affaire Weinstein est
Votre compagnon, votre compagne ? » C’est une partie d’Hollywood, Time's Up a été lancé grâce à une
conversation démocratique qui se poursuit chaque jour solidarité entre les actrices d’Hollywood et le syndicat
dans la société, et les gens, y compris les hommes, sont des agricultrices, qui rassemble 700 000 femmes aux
beaucoup plus subtils que ce qu’on lit dans la presse. États-Unis.
Les médias ont une responsabilité énorme là-dedans.
Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.
Loin de raviver la guerre des sexes, le mouvement
Qui fait figure d’exception : la France ou les États-
#MeToo est au contraire une opportunité passionnante
Unis ? Ce mouvement aurait-il été le même sans la
pour comprendre et résoudre le fossé entre hommes
présidence Trump, lui-même accusé d’agressions
et femmes, les hiatus du consentement et les
sexuelles ?
souffrances d’une sexualité mal comprise, la logique
de domination et d’abus de pouvoir qui empoisonnent Il est évident que si Hillary Clinton avait été élue,
les rapports personnels et professionnels. C’est les choses auraient été très différentes. Et cela a un
la promesse d’un dialogue renouvelé pour les impact d’autant plus grand que l’on a Donald Trump
jeunes générations. J’aime beaucoup cette proposition au pouvoir. Les États-Unis sont une exception. Ou
de Gloria Steinem [féministe américaine devenue disons qu’ils sont spécialement proactifs et que la
l’emblème de la lutte pour la libération des femmes France est, par contraste, spécialement à la traîne.
dans les années 1970 – ndlr] : eroticize equality, Aux États-Unis, il y a eu réactivité, en France, il y
érotiser l’égalité – sous-entendu : plutôt que la a eu réaction. Là-bas, on réagit parce qu’on prend
violence et l’oppression. La France a tout à gagner à conscience de l’enjeu : un problème apparaît, on
lancer un débat sérieux et informé sur ces questions ne met pas la couverture dessus, on s’en empare
et les intellectuels, dont on déplore la disparition, à se comme un sujet de société qu’il va falloir traiter, et
saisir d’un enjeu vital pour l’avenir de la société. Ce on prend cela au sérieux – même s’il y a des options
débat doit inclure les hommes, qui ne doivent pas se idéologiques contestables, des hypocrisies, etc. Ce
sentir mal à l’aise, les jeunes entre 15 et 30 ans, car n’est pas simple, mais au moins, cela existe. Quand
c’est cette génération qui a quelque chose à dire sur la le Sénat américain auditionne Christine Blasey Ford

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contre le juge Kavanaugh, témoignage retransmis dans son petit doigt, sans analyser la dimension politique
des millions de foyers jugé « crédible » par tous les du problème, me semble la marque d’un pays qui a
commentateurs, en France, on a droit à la défense des renoncé à réfléchir.
« porcs émissaires » [titre du dernier livre d'Eugénie
Bastié – ndlr]. Quand on sait la difficulté qu’ont les
femmes à déposer plainte, c’est consternant. Nous
faisons face à une lame de fond réactionnaire, née de
la Manif pour tous, qui n’est pas nouvelle – la France
reste un pays profondément de droite –, mais qui a
sédimenté.
À Los Angeles, le 12 novembre 2017. © Reuters
« Le mythe de la galanterie à la française est
un écran de fumée pour éviter l’impensé du Ce sont aussi deux sociétés particulièrement
sexisme » différentes ?
Comment expliquez-vous ce retard français ? Oui, la culture américaine est beaucoup plus
Cela fait partie d’une logique historique ancienne sensibilisée aux questions de violences sexuelles. Aux
et d’un problème récurrent en France. Combien de États-Unis, je travaille à l’université, qui est le lieu où
temps a-t-il fallu pour faire reconnaître le rôle de la la lutte contre le harcèlement sexuel a été élaborée,
France dans la déportation des juifs vers l’Allemagne ? pour une raison très simple : des milliers de jeunes
Jusqu’au discours du vélodrome d’Hiver par Chirac, filles entre 18 et 25 ans évoluent sur un territoire
en 1995, il était d’usage de distinguer « l’État relativement fermé, avec des horaires réguliers ;
français » de la France, façon commode d’éviter n’importe quel prédateur sexuel, qu’il soit professeur
d’exposer la responsabilité nationale. Parlez d’études ou jardinier, peut exactement savoir leurs horaires. On
postcoloniales et de la nécessité de reconnaître les parle du harcèlement des étudiantes mais il y a aussi
crimes de la colonisation et on hurlera aux méfaits celui du personnel, des secrétaires, des femmes de
dommageables de la « repentance ». Parlez d’études de ménage, etc. Ces questions sont sur le devant de la
genre – qui se proposent d’interroger les normes et la scène quasiment tous les jours. Je précise que je parle
façon dont se construisent le masculin et le féminin – et d’un point de vue très spécifique : la Californie, et
on hurlera aux dangers « d’indifférenciation sexuelle notamment UCLA, université publique d’élite, n’est
» supposément inculquée dans les écoles. pas le fin fond de l’Alabama.
Autrement dit, dès qu’un crime, une injustice, un En tant que fonctionnaire de l’État de Californie, je
dysfonctionnement sont mis au jour, ils sont aussitôt dois passer tous les deux ans, via Internet, un test
étouffés sous des prétextes destinés à éviter un travail de deux heures sur des questions de harcèlement et
absolument nécessaire de dessillement et la mise en de discrimination. Lorsque je suis arrivée, en 2006,
œuvre de réformes – y compris de la pensée. Le j’avais 39 ans et passé toute ma vie en France : j’ai fait
mouvement #MeToo a révélé, de façon massive et le test, j’ai eu tout faux, je ne comprenais pas. Ça a
incontestable, la gravité et l’ampleur du harcèlement été un tournant. J’ai changé : j’ai compris la gravité du
sexuel dans le monde, à tous les niveaux. La France problème, j’ai senti qu’il y avait un environnement, à
croit, une fois de plus, utile de se distinguer en disant, UCLA, très respectueux, beaucoup plus qu’en France.
en gros : nous, ce n’est pas pareil, c’est de la galanterie Sur un campus américain, un.e responsable officiel.le
et du libertinage. Cette façon de mettre hâtivement – le Title IX officer –, se consacre entièrement à
la poussière sous le tapis et de se cacher derrière l’enregistrement de plaintes concernant le harcèlement
ou les discriminations. C’est une obligation d’État.
Cela veut dire que les professeurs et les étudiants

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peuvent aller voir quelqu’un et que l’on peut diligenter Un autre argument est souvent développé en
une enquête. Il y a par ailleurs nombre de réunions sur France lorsque les mis en cause sont des
le sujet, non mixtes ou pas. Cela ne signifie pas que personnalités artistiques : la nécessaire séparation
tout va bien : il y a bien sûr des histoires de fratriarcat, entre l’homme et l’artiste. Vous expliquez que
de pressions, et le problème de liability management l’affaire Weinstein a écorché cette tradition et
[gestion des dommages potentiels – ndlr], destiné à également fait ressortir des incohérences.
limiter les risques, un arsenal qui protège en réalité Oui, indéniablement. J’aimerais qu’il y ait un débat
davantage les institutions que les personnes. Mais là public là-dessus. Ce sont des questions passionnantes.
où en France on dit : on ne va plus pouvoir draguer, aux Woody Allen et Roman Polanski ont nourri leurs
États-Unis, on sait que le harcèlement est un problème, œuvres de leur vie, comme n’importe quels créateurs.
et on a un espace pour en parler. On a le droit de parler, dans nombre d’articles, de «
En France, deux éléments sont régulièrement l’humour juif » chez Woody Allen, donc de mettre
invoqués pour défendre l’idée d’une soi-disant « en avant sa judéité dans ses films, mais pas du
exception » française : la « tradition » de la rapport qu’il a avec les jeunes filles, qu’il expose tout
galanterie et le refus de ce qu’Emmanuel Macron autant – par exemple dans Manhattan avec Mariel
lui-même a qualifié de « société de délation ». Hemingway, dont il a fait spécifiquement une mineure
Dans les deux cas, c’est un problème historique, une dans le scénario ? Pour Roman Polanski [visé par
histoire qui ne passe pas. Le mythe de la galanterie plusieurs accusations de viol – ndlr] on met en avant
à la française n’est qu’un écran de fumée pour éviter son enfance dévastée par la Shoah [sa mère est morte
l’impensé du sexisme et du machisme en France. à Auschwitz – ndlr] ou l’assassinat sauvage de sa
Souvenons-nous du député Denis Baupin [accusé femme, Sharon Tate, enceinte de huit mois, pour
d’agressions et harcèlements sexuels par 14 femmes – expliquer son obsession pour la question du mal. Alors
lire l’enquête de Lénaïg Bredoux – ndlr], qui, après pourquoi mettrait-on une partie de leur biographie
avoir écrit les textos les plus vulgaires et les plus sous le boisseau ? Je pose la question.
obscènes, s’est justifié en disant qu’il était un libertin
incompris. Mais la France n’illusionne plus personne
avec sa fameuse « exception », qui ressemble de plus
en plus à de la ringardise, à l’image de la « tribune
Deneuve », de#guise#e en provocation libertaire.
Même chose s’agissant de la délation. C’est le
problème de la guerre et de la collaboration, la
Des féministes manifestent contre la venue de Roman Polanski à la Cinémathèque
hantise nationale : la dénonciation des juifs. Mais française, le 30 octobre 2017, lors d'une rétrospective qui lui est consacrée. © Reuters
quel est le rapport entre vendre un juif à l’occupant Vous dites que l’affaire Polanski, la réaction du
et signaler un prédateur sexuel afin d’épargner de directeur de la Cinémathèque, Frédéric Bonnaud
futures victimes ? La délation et la dénonciation sont (qui a dénoncé, dans MediapartLive, un « flash
deux choses extrêmement différentes. La France est totalitaire », des « ligues de vertu » et qualifié
allergique aux lanceurs d’alerte, qui sont pourtant des les militantes féministes de « demi-folles ») et,
gens qui refusent la non-assistance à personne en d’une façon plus générale, la politique de la
danger. Comment les journalistes peuvent répercuter Cinémathèque (qui a consacré six rétrospectives et
cela ? Comment Emmanuel Macron peut-il parler de aucune exposition à des réalisatrices depuis 2005)
« société de délation » ? La fameuse « exception » sont révélatrices de la réaction institutionnelle
française consiste-t-elle à avoir dix ans de retard ? française à l’affaire Weinstein. En quoi ?

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Je crois que la défense systématique du « grand concentrées, à juste titre, sur des acquis fondamentaux
artiste », de son impunité miraculeuse, est un alibi pour comme la pilule et l’avortement. En contrepartie de
tout autre chose. Il y a, derrière, une volonté délibérée cette libération du désir chèrement acquise (dont les
de ne pas rentrer dans le débat. Lorsque Costa-Gavras hommes ont bien profité), elles ont lâché du lest sur
[président de la Cinémathèque française – ndlr] dit sa la « drague lourde » et le syndrome de « la main aux
« fierté » de recevoir Polanski et explique qu’il était fesses », mis sur le compte de la gauloiserie française.
hors de question de « renoncer à cette rétrospective En résumé : puisqu’on demande la liberté sexuelle,
sous la pression [d’une] circonstance étrangère à assumons-la entièrement et acceptons le sexisme plus
la Cinémathèque comme à Polanski », bien sûr que ou moins graveleux – la « tribune Deneuve » en est
non, ce n’est pas étranger : c’est un objet central le symptôme. Ce point aveugle est particulièrement
et politique, qui affecte le cinéma en tant qu’art et « visible » aujourd’hui au cinéma. Prenez César et
espace de représentation comme la société tout entière, Rosalie[réalisé par Claude Sautet en 1972 – ndlr]. On
de l’abus de pouvoir à la culture du viol en passant a retenu cette image d’une Romy Schneider libérée
par la misogynie ordinaire [sur la Cinémathèque et (elle joue le rôle d’une femme divorcée, hésitant entre
la question des violences sexuelles, lire l’enquête de deux hommes), mais la vérité, c’est qu’elle passe son
Manuel Jardinaud – ndlr]. temps à la cuisine et à se faire considérer comme
« Hypocrisies » américaines et intérêts une potiche, tout en affirmant, au milieu du film, «
financiers je suis une femme libre ». Revoir le cinéma français
des années 1970 sous ce prisme est une entreprise très
Vous développez un autre cas français intéressant,
instructive à cet égard.
celui du rappeur Orelsan, qui est célébré dans
les médias et a été relaxé par la justice en dépit L’autre explication, c’est l’histoire du culte du créateur
de chansons haineuses envers les femmes (par tout-puissant. Cette tradition, je peux en comprendre
exemple « On verra comment tu suces quand j’te les arguments, je suis professeure de littérature. Mais
de#boi#terai la ma#choire » ; « J’vais te mettre en le monde a changé, on ne peut pas continuer à répéter
cloque (sale pute) et t’avorter a# l’Opinel » ; « Mais les mêmes principes sans en interroger les fondements
ferme ta gueule ou tu vas t’faire Marie-Trintigner et leur pertinence actuelle. Le fait que le créateur
», etc.). En France, le sexisme et la misogynie sont soit intouchable est devenu le prétexte à un nombre
considérés comme moins graves que le racisme ou d’abus et de traitements qui, aujourd’hui, doivent être
l’antisémitisme ? remis en question, évidemment pas pour faire du
révisionnisme artistique ou de la censure, mais pour
Cette semaine, un rappeur [Nick Conrad – ndlr], qui exercer l’esprit critique.
parle de « pendre les blancs », a suscité l’indignation.
Par contre, Orelsan, qui chante « Tu vas t’faire
Marie-Trintigner », pas de souci. En France, il n’y a
officiellement pas d’indulgence, et c’est heureux, pour
la remarque antisémite – toujours cette question de
la honte nationale. Mais il n’y a jamais eu de honte
nationale par rapport aux femmes. Or, le mouvement
#MeToo lève le voile sur ce délit généralisé, parce que Woody Allen à l'ouverture du 69e Festival de Cannes, le 11 mai 2016. © Reuters
l’incitation à la haine des femmes est un délit inscrit L’affaire Woody Allen est un bon exemple de
dans la loi. l’impact de #MeToo. En 1992, le réalisateur
Deux éléments expliquent cette indulgence pour la est accusé d’avoir abusé sexuellement de Dylan
remarque sexiste. D’abord, l’histoire de la révolution Farrow, la fille de sa compagne, Mia Farrow, qu’il
sexuelle. Dans les années 1970, les femmes se sont avait lui-même adoptée, alors âgée de 7 ans. Il a

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toujours clamé son innocence, Dylan Farrow a, avec lui. Vous expliquez que cette affaire n’est pas
elle, toujours maintenu ses accusations, dans une une dérive du mouvement, mais plutôt le cœur du
relative indifférence. L’affaire Weinstein a donné problème : la question épineuse du consentement.
une tout autre dimension à cette affaire : nombre Oui, c’est le nerf de la guerre. Moi-même, j’ai changé
de stars ayant travaillé avec Woody Allen ont pris d’avis sur la question. Ma première réaction a été de
leurs distances. Vous dites que cette affaire montre me dire qu’on marchait sur la tête. J’ai 51 ans, quand
combien la revalorisation de la parole des victimes j’avais 20 ans, on aurait dit : « C’était juste un rencard
a eu pour conséquence l’inversion de la charge de foireux. » Mais en réalité, cela pose le problème
la preuve. de la norme, qu’évoque très bien le documentaire
Oui, ce n’était plus à Dylan Farrow de prouver que Sexe sans consentement, de Blandine Grosjean et
son père était coupable, mais à Woody Allen de Delphine Dilly. Notamment lorsque ce garçon, à
prouver qu’il était innocent. Le balancier est passé qui l’on demande quel est le meilleur moment pour
d’une extrémité à l’autre. Il ne s’agit pas de croire l’un draguer, répond : « Toujours quand j’ai trop bu. »
ou l’autre – nous n’en savons rien –, mais de prendre en Qu’est-ce que cela signifie sur notre société ?
compte une voix qu’une culture a dévalorisée et qu’un Vous soulignez aussi certaines hypocrisies outre-
mouvement mondial a réhabilitée. Pourtant, cette voix Atlantique. Ce sont d’abord les intérêts financiers
s’est exprimée, mais a été, comme à chaque fois, mise qui guident les décisions, qu’il s’agisse d’agir,
sous le boisseau. En 2014 encore, Dylan Farrow a comme dans l’affaire Kevin Spacey (effacé, après
envoyé au New York Times une lettre ouverte où #MeToo, du film de Ridley Scott, Tout l’argent
elle s’étonnait de voir partout le cinéaste célébré, du monde), ou de fermer les yeux, comme dans le
comme si rien ne s’était passé. En 2016, son frère, cas de Larry Nassar (l’ex-médecin de la fédération
Ronan Farrow [auteur de l’enquête du New Yorker de gymnastique américaine, condamné pour avoir
sur Harvey Weinstein – ndlr] livrait son témoignage agressé des centaines de gymnastes pendant plus de
dans The Hollywood Reporter et soutenait sa sœur vingt ans).
en décrivant la machine d’intimidation mise en branle
Oui, il n’y a aucun doute là-dessus. Ridley Scott,
par Woody Allen pour décourager les acteurs de se
l’a dit : « It’s a business decision »[« C'est une
prononcer sur cette affaire.
décision commerciale » – ndlr]. Il y a le souci,
Il y a une analogie avec le combat des gays et aux États-Unis, de protéger l’institution, de perdre le
des lesbiennes pour sortir du placard. Dès qu’ils moins d’argent possible. Sauf que cela ne marche pas,
ont commencé à en sortir, la société civile n’a eu car à la fin, lorsqu’il y a un procès, ce sont des millions
qu’une hâte, y remettre ceux qui en faisaient un peu de dollars qui s’en vont. Il y a une grande hypocrisie
trop. Aujourd’hui, les femmes prennent la parole, et à Hollywood : Ridley Scott se fiche probablement de
certains voudraient les faire taire, au prétexte que cela ce qu’a pu faire Kevin Spacey, mais il sait très bien
détruirait les relations hommes-femmes. Il me semble qu’un acteur accusé de harcèlement à l’affiche, ça ne
au contraire que cela ne peut que les améliorer. passera pas.
L’affaire Aziz Ansari, en janvier, a provoqué de En France, beaucoup ont saisi cet exemple pour
nombreux débats outre-Atlantique. L’acteur, qui dénoncer les dérives du « puritanisme américain ».
défend les valeurs du féminisme, de la diversité
C’est une aubaine pour la France de se dire : voilà, si
et de l’inclusion dans la série qui l’a rendu
l’on continue comme ça, on va finir comme aux États-
célèbre, Master of None, a été mis en cause par un
Unis, à faire de la censure artistique. La France est
témoignage anonyme d’une femme relatant sa nuit
très ignorante par rapport à ce qui se passe réellement
aux États-Unis. C’est le syndrome du Français qui
passe 15 jours à New York et vous explique ce

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qu’est « l’Amérique » et « les Américains ». Crier au énormes, mais qu’en même temps, le bateau tangue.
puritanisme et à la censure est un raccourci paresseux. C’est la première remise en cause moderne sérieuse
Car si l’on gratte un tout petit peu, on se rend compte du patriarcat. Saura-t-on la mener à bien ? On peut
de l’hypocrisie parfaite de cette affaire, et que le débat craindre que cela se referme. La France donne des
n’est pas du tout là. indices qu’une brèche s’est ouverte, mais qu’on fait
Plus largement, toute cette affaire est une énorme tout pour faire comme si ce n’était pas le cas.
remise en cause des « mœurs », et je comprends C’est pourtant un processus actif qui s’est produit :
très bien que cela soit inconfortable, qu’il y ait ce n’est pas tant une libération de la parole qu’une
des résistances. Et en même temps, c’est bien la prise de parole, comme l’a dit la philosophe Geneviève
preuve qu’il y a d’innombrables dysfonctionnements. Fraisse. Cela repose beaucoup sur le courage des
Regardons-les, parlons-en. Car la seule question qui femmes à témoigner, parce que c’est affreusement
vaille est la suivante : comment vivre ensemble – au compliqué de sortir du bois pour dire : « Oui, j’ai été
mieux ? violée », « Oui, j’ai été agressée ». Que se passe-t-
Vous montrez que cette brèche ouverte par il aujourd’hui pour Dr. Ford ? Sa vie va être fouillée
le mouvement #MeToo risque de se refermer. de A à Z par le FBI. Combien de menaces de mort
Que certaines vedettes médiatiques écartées des reçoivent les femmes qui accusent Tariq Ramadan
plateaux aux États-Unis songent déjà à un retour, aujourd’hui ? Outre la difficulté de parler et la peur
etc. Peut-on craindre un retour en arrière qui de ne pas être crues, les victimes doivent surmonter
empêcherait une véritable révolution ? l’impression de trahir la cause, qu’elle soit raciale,
politique ou de classe. L’une des victimes, noire, de
C’est pour cela que le titre de mon livre, Une
Bill Cosby a dit combien cela avait été terrible de trahir
révolution sexuelle ?, est accompagné d’un point
sa communauté. C’est aussi le dilemme qui traverse
d’interrogation. Changer des mentalités, cela se fait sur
la communauté musulmane avec l’affaire Ramadan :
des générations.
certains ont redouté qu’elle n’ajoute de l’eau au moulin
Votre conclusion est très mitigée : #MeToo n’a de l’islamophobie, déjà très importante en France, et
pas fait vaciller le patriarcat mais a, au contraire, que les médias s’y engouffrent.
montré la ténacité du patriarcat à maintenir son
Le mouvement #MeToo a en tout cas profondément
emprise…
bouleversé la société : c’est une conversation
J’observe tout de même que toutes les semaines, il quotidienne dans les familles, au travail, dans la rue.
y a un nouveau scandale. On ne va pas régler les Je veux croire que la machine est lancée et ne va
choses à coups de scandales, mais regardez ce qui se pas s’arrêter. Mais il faut impérativement recentrer le
passe aux États-Unis avec le juge Kavanaugh. Cette débat, avoir une vraie réflexion, sérieuse, impliquer
affaire résume l’impact considérable du mouvement les intellectuels, les jeunes, et que les médias prennent
et ses limites, et non pas ses « dérives », comme on leurs responsabilités.
dirait en France. On voit bien qu’il y a des résistances

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