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Entretien de Françoise Dolto avec Bernard This


en juin 1980

Dolto et l’ange bleu

Françoise Dolto vient d’achever tétée, me vit toute en bleu : robe


la série des émissions radio intitulée bleue, chaussettes et souliers bleus,
Lorsque l’enfant paraît. Je l’inter- bonnet bleu, des pieds à la tête peinte
roge alors sur son enfance et son en bleu : « Elle est si belle en bleu,
« devenir analyste ». comme un ange dans le ciel. C’est
– Tu veux savoir comment je suis mon ange bleu, mon ange bleu ! »
devenue psychanalyste d’enfants ? disait la jeune Irlandaise, qui était
Quatrième d’une famille de six rousse.
enfants, je suis née le 6 novembre – Une femme originale, un peu farfe-
1908, à Paris, et ma mère m’a nour- lue, qui aimait la couleur, et pleine de
rie au sein jusqu’à un an. fantaisie, me semble-t-il !
– Les mères « bien parisiennes » – Elle m’aimait beaucoup, et je
n’allaitaient pas, en ce temps-là, du l’adorais, paraît-il. Elle me parlait en
moins pas si longtemps ! anglais. Plus tard, mes parents
– C’était un principe : mon grand- devaient me parler anglais pour que
père maternel estimait qu’une femme je rie et comprenne ce qu’ils me
doit donner le sein à son enfant, pen- disaient.
dant un an. Une jeune nurse irlan- – Pourquoi te peindre en bleu ?
daise s’occupait de moi toute la jour- Avait-elle un petit frère ou une petite
née. Ma mère, accaparée par les sœur monté(e) au ciel ? Avant de se
aînés, me nourrissait cependant. À dire, par plaisanterie, d’une femme
quatre mois, j’ai attrapé la coque- experte en cuisine, « cordon bleu » se
luche, ma sœur et mes frères venaient disait au XVIIe siècle, d’un homme
de l’avoir. Sur le conseil du médecin, qui se distinguait des autres, en por-
mes parents avaient loué, pour deux tant le Cordon bleu, celui des cheva-
mois, une villa à Viroflay, pour que liers de l’ordre du Saint-Esprit. Toi
nous soyons « au bon air ». Un soir, qui nous rappelles que, selon l’Église
ma mère, revenant de Paris pour la orthodoxe, l’enfant est « le temple du

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Le Coq-Héron 168 Saint-Esprit », voilà que je te décore – Mais si, justement, je rêvais beau-
de cet ordre honorifique dont la cou- coup d’une jeune femme rousse, dans
leur te fut imposée pour te transfor- des scènes hautes en couleur, des
mer en « bleuet », en « petit ange orgies à la Quo Vadis, avec un rideau
bleu ». de cheveux roux, odorants, qui
On n’a pas pensé que cette cou- cachaient des nappes où il y avait des
leur imposée à ton corps souffrant verres de champagne. Il y avait aussi
par cette jeune fille sensible, artiste, un homme, avec un bel uniforme à
faisait, dans ta vie, irruption, te trans- « brandebourgs ». Et ça se passait rue
formant en cet ange qui « apporte la Vineuse.
bonne nouvelle ». Ce n’était pas – Quo Vadis, « où vas-tu ? » Rue
encore L’Évangile au risque de la Vineuse ? Et VAVA, quel mystère ?
psychanalyse, c’était un simple sou- – VAVA, c’était mon surnom, un dimi-
hait de guérison. Mais avec ces nutif de Françoise, « Voua-voize ».
bariolages, la fantaisie et peut-être Quand j’étais en analyse, chez
même la folie faisaient leur appari- Laforgue, je rêvais beaucoup de
tion dans ton existence. Dans cette beaux messieurs et de belles dames,
respectable famille Marette, ton père tous plus ou moins dévêtus, et la rue
polytechnicien et Suzanne Demmler, Vineuse revenait régulièrement dans
vieille famille protestante du mes rêves. Alors un jour, Laforgue
Wurtemberg, cette Irlandaise, pleine m’a dit : « Demandez à votre mère si
de fantaisie, est venue souffler un la rue Vineuse lui dit quelque chose.
vent d’originalité, t’apportant, telle – Rien… je ne vois rien », m’a
une fée penchée sur ton berceau, d’abord répondu ma mère. Et comme
cette sensibilité, cette créativité qui j’insistais : « Ah ! mais si, rue
fait ton côté artiste. Et c’est une Vineuse, mais si ! ça me revient !
étrangère, qui te parle en anglais, Quand tu étais bébé, ta voiture d’en-
venant du pays « vert ». Tiens, tiens, fant stationnait souvent devant un
j’y pense, voilà le vert qui apparaît hôtel de la rue Vineuse, au lieu d’al-
(Ir-land) ! Sais-tu son prénom ou son ler au Ranelagh… L’Irlandaise, la
nom ? La couleur de ses yeux ? Ton jeune fille qui s’occupait de toi,
amour d’Athéna, déesse « aux yeux quand tu étais petite ! Mais oui, je me
pers » (« Glaucopis Athéna »), est-il souviens maintenant : j’avais vu dis-
en relation avec l’amour de cette paraître ma robe de soirée, une
jeune fille ? longue robe vert pâle, et un jour je
– Je ne connais ni son nom ni son n’ai plus retrouvé ma rivière de dia-
prénom, ma mère ne s’en souvenait mants, mon cadeau de mariage. Nous
plus. C’est une jeune fille qui avait avons prévenu la police. Enquête. On
perdu sa mère quand elle était petite, a filé les personnes qui habitaient la
d’où son attachement à la petite maison. Ce n’était pas la cuisinière,
boule de vie que j’étais. ce n’était pas la femme de ménage…
– L’ange au ciel, ton grand-père au C’était l’Irlandaise qui se rendait
ciel, sa mère avec les anges du ciel ! régulièrement dans un hôtel de passe
Avec cette chevelure, flamboyante, luxueux, où elle trouvait de la
mais protectrice, n’as-tu pas cocaïne. Elle a pleuré, rendu les
retrouvé, au cours de ton analyse, bijoux, s’est mise à genoux. Elle
cette voix étrange qui sécurisait ta voulait rester, mais ma mère n’avait
détresse respiratoire ? « My poor dar- plus confiance en elle : “Une dro-
ling… » guée.” »

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– Cocaïne, coqueluche. aux roses fut découvert, elle a rendu Françoise Dolto
– C’était une jeune fille très cultivée « la rivière de diamants » et d’autres et la transmission
et très malheureuse qui ne voulait pas bijoux, elle a demandé pardon à de la psychanalyse
que sa famille soit au courant. Du maman, lui disant : « Je ne suis pas
jour au lendemain, ma mère l’a ren- une voleuse ! Je vous les aurais
voyée, écrivant seulement à sa remis, c’était pour être belle que je
famille qu’elle n’avait plus besoin prenais vos robes ! »
d’elle. Il paraît qu’elle en a été recon- – Ta mère lui servait de mère, en
naissante à ma mère, et qu’elle lui a quelque sorte. Les filles aiment tou-
écrit en demandant de mes nouvelles. jours emprunter les affaires de leur
– Une relation « céleste » brutale- mère. Et le fait qu’elle soit irlandaise
ment interrompue… ne pouvait pas laisser ta mère indiffé-
– Quand maman l’a renvoyée dans sa rente. Tu m’as dit, un jour, que ton
famille, trois jours après, j’avais une arrière-grand-père, Eugène Secrétan,
double broncho-pneumonie ! Et avait épousé Cecile O’Vernay, une
curieusement, ni ma mère ni le méde- descendante d’indiens d’Amérique
cin n’ont établi un rapport entre ma du Nord, « une peau rouge ». Son
maladie et le départ de l’Irlandaise. père, un Irlandais, officier de marine,
Mon grand-père Demmler disait : termina sa carrière comme amiral.
« Elle ne se rend pas compte que sa Donc les Irlandais, dans ta famille,
fille sent le sapin ! La petite va mou- sont « bien vus ». Et les uniformes à
rir ! » Ma mère m’a sauvée en me brandebourgs aussi !
gardant contre elle, toute la nuit, ser- – L’uniforme à brandebourgs, dans
rée contre son sein, sans me remettre mes rêves, c’était le liftier, qui tenait
dans le berceau. Elle s’occupa de la porte de l’ascenseur, quand ma
moi, pendant plusieurs jours, me nurse montait avec moi aux étages
nourrissant, me portant sur elle, toute supérieurs.
la journée, dans ses bras. – Où tu étais la coqueluche de toutes
– Corps à corps, peau à peau, dans un ces dames et de ces beaux
contact, « d’aime l’air »… qui t’a messieurs ! Que de sourires ! Nous y
permis de retrouver la force de vivre. voilà, au Ciel, avec l’« ange bleu ! »
– Au bout de quelques jours, j’avais Marlene Dietrich, belle image fasci-
surmonté l’épreuve, j’étais vivante. nante. Et ton intérêt pour les
– L’Irlandaise partie, il te restait la « images des corps » ou du corps !
langue anglaise, et l’amour de – Dans mes rêves, tout ce que j’avais
l’étranger. vécu sans le comprendre (je n’avais
– Elle parlait un très bon anglais, et pas un an) revenait prendre sens,
maman avait été très contente parce pour qu’il en soit parlé. Et tous les
qu’elle entretenait son anglais avec beaux messieurs avec leurs belles
cette jeune fille de bonne famille, dames, tous plus ou moins désha-
sœur d’avocat et fille de juge. billés ! Je te l’ai dit, un jour : « Si la
– Ce n’était pas une voleuse, mais psychanalyse n’avait pas existé, il
une malheureuse, bien paumée dans m’aurait fallu l’inventer pour com-
une famille française : elle emprun- prendre tout ce qui peuplait mes
tait robes et bijoux pour aller rencon- rêves de jeune fille, toutes ces scènes
trer des beaux messieurs en uni- orgiaques, tout ce “non dicible” qui
forme. m’interrogeait… »
– C’était une jeune fille charmante
qui m’adorait, paraît-il. Quand le pot

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Le Coq-Héron 168 – Et sur lequel tu ouvrais des yeux – Et tu n’aurais rien su de « l’ange
ronds, pour tenter de comprendre ce bleu » ! Tu m’as dit, un jour, que
que tu voyais. petite fille, tu parlais à ton « ange
– La « scène primitive » traumatique, gardien », ne prenant que la moitié
plus réelle qu’imaginaire, voilà com- du lit, pour lui laisser l’autre. Et
ment je suis devenue psychanalyste ! maintenant encore, il semble jouer un
Dans un bordel de luxe, pour tenter certain rôle : il te trouve toujours une
de comprendre ce qui s’y passait. place quand tu veux ranger ta voi-
– Rencontre truculente, animée, ture.
haute en couleur, qui t’a fait devenir – Oui, et je lui dis : « Merci mon
« psychanalyste d’enfant », dans une BAG. » Mon bon ange gardien !
« maison de passe », rude formation ! – Donc, quand tu trouves une place
Curieuse passe, dont tu me fais pas- pour ranger ta voiture, c’est ton ange
seur ! qui la trouve ? Ma pauvre Françoise,
– Oui, l’enfant vit des événements encore un coup de l’ange bleu, qui
importants ; il en garde des traces, exerce toujours ses effets ! Tu sais,
des souvenirs plus ou moins effacés, quand je cherche une place, moi
dans ce que nous appelons l’incons- aussi j’en trouve une, et c’est étrange,
cient. sans ange ! Te dirigeait-il, te
– Mémoire de l’oubli ou rêve et fan- conseillait-il dans ta vie, te parlait-il
tasmes, tout se mêle à tes lectures de du bien et du mal, cet ange ?
Flaubert : « Quo vadis ? » Et quand – Évidemment, et il me consolait ; il
tu rêves de la rue Vineuse – le vin –, était très gentil. Je faisais des bêtises
tu interroges ta mère, et elle répond, et j’avais une institutrice qui récapi-
parlant de ce qui s’est passé « en ce tulait, le soir, toutes les bêtises de la
temps-là », te permettant de décryp- journée, tout ce que j’avais fait de
ter ce qui fut « engrammé ». C’est mal… Je lui donnais « bien du mal »,
déjà l’analyse d’enfants, « style disait-elle. Un jour, mon BAG m’a
Françoise Dolto ». On avait renvoyé dit : « Il faut bien qu’il y ait quel-
ta nurse sans te donner d’explica- qu’un qui fasse gagner le ciel aux
tions : arrachement brutal. Mais tes grandes personnes, alors tu en es
rêves font apparaître les signifiants chargée ! C’est pour cela que tu fais
premiers, S1, l’essaim des signifiants des bêtises… pour faire gagner le ciel
« rue Vineuse, cheveux roux, robe aux grandes personnes. »
vert pâle »… Interrogée, ta mère – Belle consolation qui te déculpabi-
retrouvait dans sa mémoire le souve- lisait ! Socrate, lui, avait son daïmôn,
nir oublié… toi, tu avais ton ange ! Mais les
– « C’est extraordinaire ce que tu me bêtises d’une petite fille ?
demandes là ! m’a dit ma mère. – Écrire sur ses mains ou sur ses
Quand tu étais bébé, ta voiture d’en- jambes ! Ça laisse des traces, c’est
fant se trouvait toujours devant un sale… J’écrivais mon nom sur mes
hôtel de la rue Vineuse. On le sait mains ou mes avant-bras… Jamais
parce que nous avons fait filer la fille sur mes jambes : j’y dessinais des
qui s’occupait de toi à l’époque. » fleurs, des petits chats, avec du
Voilà la trouvaille de ma psychana- crayon graphite.
lyse. Sans ces souvenirs de ma mère, – Françoise Marette : A et N, ça fait
je n’aurais rien compris de la réalité « AN »… O et I, ça fait « OI ». C’est
rémanente dans mes rêves et fan- compliqué.
tasmes.

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– Quand j’ai commencé à écrire nous étions remplis de fumée, et Françoise Dolto
Françoise, j’oubliais toujours la naturellement j’aimais beaucoup ça, et la transmission
cédille, c’était une bêtise. contrairement aux grandes personnes de la psychanalyse
– Tu préférais écrire VAVA, c’est plus qui ne comprenaient pas du tout
amusant : les V renversent les A ! qu’on aime être pris dans la fumée.
Jambes en l’air ! Pour les M de C’est comme de marcher exprès dans
Marette, tu m’avais raconté une des flaques d’eau pour faire des écla-
curieuse histoire d’institutrice, autour boussures. Les grandes personnes ne
du « mot de cinq lettres ». comprennent pas que c’est amusant.
– Ma mère ne le supportait pas, elle – Tu avais quel âge à l’époque ?
le remplaçait par le mot « sucre », ou – C’était vers mes 4 ans. La fumée,
parfois « sapristi ». Bien entendu, le c’est surtout le fait que le monde dis-
mot de cinq lettres, c’était le mystère, paraissait et qu’on se croyait au ciel :
l’imprononçable : « Ça commence c’est ça qui était merveilleux, ne plus
par un M… ça finit par un E », c’est rien voir, et entendre sous soi ce
tout ce que mes frères voulaient bien grand bruit qui passe et qui fait peur
me dire. Voilà comment une petite sans faire peur, mais un peu. Alors, à
fille apprend à lire entre les lignes ! ce moment-là, je me disais toujours
Ce mot, je l’avais entendu, un jour, en descendant de la passerelle : « Il
dans la bouche d’un de mes frères, faudra tout de même qu’elle me dise
mais je l’avais oublié : maman ne ce qu’il y a après la mort. » C’était
voulait pas qu’on le dise. Mer… toujours à ce moment-là… en reve-
Mère… Mèree ? Merle ! Voilà, c’est nant du ciel, la grande question…
ça ! Alors, un jour, je me suis ris- après la mort.
quée : « Ah ! merle, alors ! » – C’était après la mort de ton grand-
– Françoise, qui t’a appris à dire ce père Demmler, le père de ta mère,
mot ? – Personne, mais j’ai trouvé, quand tu avais 4 ans ? Et Philippe,
c’est Merle, comme MALAGASCAR ! » quand est-il né ?
– Mal à Gascar au lieu de – Il est né en mars 1913, trois mois
Madagascar ? après la mort de mon grand-père.
– Je ne savais toujours pas le mot de – Donc au moment de la passerelle,
cinq lettres, alors, un jour, j’ai dit à ta mère était enceinte : le gros ventre,
mon institutrice : « Pourquoi ils écri- le nuage blanc ou noir, être dedans, le
vent sur les murs ce mot-là, avec une « cache-naît », l’enfant qui vient du
faute d’orthographe ? » C’était pour ciel, le grand-père qui va au ciel. La
qu’elle me réponde : « Ce n’est pas mort du grand-père cache quelque
une faute d’orthographe, C’est bien chose concernant le petit frère. D’où
MERDE. » Mais elle s’est contentée de venons-nous ? Où allons-nous ?
dire : « Tout le monde ne connaît pas Comment naissent les bébés ?
l’orthographe ! » Comment sortent-ils du nuage de
Tous les jours, quand j’étais fumée ? Et « partir en fumée ». Ton
petite, nous allions nous promener désir de savoir ce qu’il y a après la
avec l’institutrice, au bout de la rue mort, tu en parles beaucoup, mais les
du Ranelagh, du côté d’une passe- souhaits de mort du petit frère, tu
relle qui franchissait le chemin de fer n’en parles pas.
de ceinture. Chaque fois que nous – J’avais demandé à mon institutrice
montions sur la passerelle, j’espérais la vérité sur « qu’est-ce qu’il y a
qu’il y aurait un train qui passerait en après la mort ? ». Elle avait pris un
dessous… et quand le train passait, air ennuyé. « Je veux le savoir ! » Et

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Le Coq-Héron 168 je me cramponnais à son bras en sau- – Ne pas être abandonnée quand naît
tillant pour qu’elle ne puisse pas le petit frère, ne pas être oubliée,
m’échapper. Je me rappelle très bien. donc nécessité d’écrire son autobio-
Alors, elle m’a dit : « Mais tu sais, graphie ! Pour que tout ne parte pas
voyons, Vava, comme ça, tu sais en fumée, quand on est mort. Les
bien, le corps, il s’enterre [elle a dû nuages, la fumée, c’était ça le ciel ?
dire “on l’enterre”], et puis l’âme va – Le ciel où l’on va après la mort,
au ciel… » Au ciel, le ciel, c’est quoi, c’est les nuages, mais ce n’est pas
comment c’est ? Et elle ne savait très loin de la terre, c’est encore au
pas ! Elle m’a dit : « Non, je ne sais milieu des gens, cela continue, je le
pas. On le croit, mais personne n’en dis souvent : nous sommes peut-être
sait rien… » Et il paraît qu’après ces entourés de quantité de gens comme
paroles, on est rentrées à la maison : ça, invisibles, là, à notre niveau. Pour
je suis allée près de la fenêtre… la moi, je ne mets pas du tout le ciel
mort… la fenêtre. loin, je le mets dans l’invisible
– Oui, la fenêtre, la « fait naître », la actuel, tout proche de nous, mysté-
« feu-naître ». La mort du placenta, rieux. Et après la mort, on est comme
« condition de la vie à l’air libre », et nuage dans les nuages. On est tout
la mort comme passage à ce que les seul dans les nuages.
chrétiens nomment « la Vie – On naît tout seul dans les nuages.
éternelle ». Voilà, apparemment, Tu penses « mort » quand j’entends
l’objet de ta réflexion enfantine. naissance. Tu te souviens du grand-
– Je me rappelle très bien que j’étais père Demmler, quand il est question
accroupie près de la fenêtre, et que je de prendre l’air, en allant se prome-
réfléchissais… Alors mon père ne ner sur la passerelle, mais je pense
sait pas, ma mère non plus ? Les gens que le bruit qui fait peur, et le train
dans la rue, ils ne savent pas ? qui passe « sous les jambes », ne peu-
Comment est-ce possible ? Ne pas vent pas se limiter au souvenir du
savoir ce qu’il y a après la mort ? Les grand-père. La conception et la nais-
gens ne savent pas, et… sance sont impliquées dans cette his-
– Et tu voulais savoir, mais derrière toire de fumée, de nuage qui nous
ce « je veux savoir ce qu’il y a après entoure, nous enferme, nous soutient
la mort », n’y a-t-il pas un blanc sur un instant. Tu penses les morts tout
le mystère de la naissance ? proches, on pourrait presque les tou-
– Peut-être, mais ce qui comptait, cher, les respirer. Ta nurse était là
c’était que les grandes personnes ne quand tu prenais le bon air de
savent pas… Et ça s’est terminé tout Viroflay, penchée sur toi, dans tes
ça, curieusement, avec une frousse quintes asphyxiques. Ses cheveux,
épouvantable que je sois oubliée, que ruisselants de lumière, entouraient
je ne meure pas. Et quand je voyais ton visage de petite fille. Et quand
des gens très vieux, je me disais : elle est partie, en Irlande, tu man-
« C’est terrible, ils sont oubliés, puis quais d’air, tu étouffais, et ta mère t’a
leurs enfants, leurs petits-enfants portée dans ses bras, te ramenant à la
vont mourir, personne ne saura plus vie : tu « sentais le sapin », avait dit
qui ils sont, et ils vont rester, ils ton grand-père. Mais tu n’es pas
seront oubliés, et puis alors eux, ils morte, tu es restée avec les vivants,
ne sauront jamais comment c’est la avec cette mère qui te portait dans ses
mort, puis ils n’iront pas… » bras, sans te quitter. Voilà une expé-
rience singulière : tu dois la vie à ce

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« contact » bénéfique, sécurisant, pas t’aider à comprendre l’existence Françoise Dolto


vivifiant. Je ne sais pas comment tu de « la vie affective prénatale ». et la transmission
es née, comment tu as respiré au Accueillir un enfant, bien avant sa de la psychanalyse
moment de ta naissance, mais, un naissance, une idée farfelue ! La
jour, tu m’as parlé de ce moment où mère à la rigueur pouvait y penser,
l’air qui nous est commun prend le mais le père, les frères et sœurs, les
relais du placenta. « L’air que nous amis…
respirons, ce thalle commun de notre – Problème réservé à la mère, à l’in-
humanité. » Nous mêlons nos timité conjugale à la rigueur, mais
souffles dans cet air qui nous est qui ne concerne pas le social !
commun : Dem Mel-air. En tout cas, – Et si, justement, la voix des
ce nuage qui contient l’âme d’un humains venait distraire l’enfant qui
mort, nuage dans un nuage, me vit dans le ventre maternel ? Et si le
semble lié au souvenir du bébé qui contact affectueux et tendre était
bouge dans le ventre maternel, et qui indispensable à la croissance de l’en-
naît trois mois après la mort du fant, au développement de sa libido
grand-père : Philippe apparaît quand prénatale, de sa sécurité de base ?
ton grand-père disparaît : l’un à la Nous avons fondé la Maison verte
place de l’autre. Et l’« ange gar- pour accueillir les enfants et leurs
dien », qui va du ciel à la terre, vit parents, mais tu oublies que mon but
parmi les morts, invisible et indis- était aussi d’accueillir les parents et
pensable à ta mythologie familiale. les enfants bien avant la naissance.
– Il fait le joint entre le monde connu L’ange gardien ne doit pas être une
et le monde inconnu des gens qui créature de rêve, imaginaire, il doit
n’ont plus de corps ou qui n’en ont s’incarner dans des êtres vivants.
pas encore. Parce que ne pas encore Nous sommes au monde, sur la terre,
avoir de corps, ou ne plus en avoir, je et nous ne sommes pas là pour main-
pensais que ça devait être un peu tenir les croyances religieuses de
pareil. C’est tous ceux qu’on attend, notre petite enfance.
qui vont naître. Alors ça, je me faisais – Je crois en Dieu, et je pense
beaucoup d’idées sur ceux qui qu’après la mort, il y a quelque chose
allaient naître, où ils se trouvaient. Et qui commence, quand nous abandon-
quand je voyais une femme qui allait nons notre dépouille corporelle.
avoir un enfant, je ne faisais pas le – Dieu et la mort, pour nier les sou-
rapprochement : je voyais qu’elle haits de mort. La mort joue un rôle
était enceinte, donc qu’elle attendait important dans ta vie de petite fille de
un bébé qui sortirait d’elle comme 5 ans et demi.
corps, mais je n’avais pas du tout – C’est la guerre de 1914-1918 : les
l’idée qu’il était déjà avec elle. Pour femmes se rassemblent pour écouter
moi, il était avec les morts et les les histoires des maris « perdus » ou
futurs vivants, il était là, invisible, « disparus… au front ». Les hommes
mais il n’était pas situé dans son meurent… sur « le chemin des
corps, dans le corps de cette femme. Dames ». Mon père, mobilisé, mon
Je crois que je pensais qu’il se met- oncle et parrain, Pierre, le frère de
trait quelque chose comme son âme, maman, est tué. Il m’appelait sa fian-
en naissant. C’était flou. cée, et je me considérais comme sa
– Forcément, comme les nuages… fiancée, pour de vrai. J’avais 7 ans et
puisqu’il fallait nier la présence demi quand il est « mort pour la
réelle de l’enfant. Voilà qui ne devait

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Le Coq-Héron 168 France » : il était capitaine de chas- enfant de mes parents, mariés en
seurs alpins. 1900, Jacqueline avait focalisé sur
– Mort pour la France… pour elle des sentiments très profonds,
Françoise. archaïques. Très jeune, j’avais com-
– La guerre étant terminée, j’avais pris que le « blond et bleu » jouait un
gardé mon père bien vivant, ce que rôle dans cette affaire.
ma grand-mère tolérait difficilement. – Cette fois, c’est Jacqueline,
Nous l’entendions répéter que c’était l’« ange bleu » au ciel.
mon père qui aurait dû mourir, puis- – À la mort de ma sœur, ma mère me
qu’il avait déjà cinq enfants, alors disait des choses très dures à
que son fils, qui n’en avait pas entendre. Elle m’avait annoncé, la
encore, aurait dû survivre. veille de ma première communion,
– Curieuse logique, qui met l’accent que ma sœur avait une maladie que
sur le mâle procréateur, géniteur, qui les médecins ne savaient pas guérir.
peut disparaître dès que l’enfant est « Dieu pouvait faire un miracle,
conçu ! Curieuse femme, ou famille quand une enfant très pure faisait une
maternelle, si rigide, et si pleine de prière. » Ma sœur est morte deux
« bons principes ». Elle n’aimait pas mois plus tard, et ma mère m’a dit :
son gendre. « Tu vois, tu n’as pas su prier. » Elle
– Elle ne pouvait plus supporter mon n’a pas voulu me voir pendant quinze
père, parce qu’il était vivant. Tu ima- jours, parce que j’étais celle qui
gines la culpabilité d’une petite fille : aurait dû mourir, celle qui n’avait pas
garder son papa vivant, après avoir les yeux bleus.
« perdu » à la guerre son « tonton – Coupable de n’être pas la morte,
chéri ». J’étais une « veuve de c’est dur à vivre ! Ta mère réagissait
guerre » à vie. Pour moi, je ne devais comme sa mère qui ne voulait plus
jamais me marier parce qu’une veuve voir son gendre. Curieuse famille, où
de guerre, ça ne se remarie pas, chez l’on punit et culpabilise les enfants,
des gens « comme il faut ». Veuve à et qui se targue d’avoir un ancêtre
7 ans ! Et quelques années plus tard, « précepteur » d’une famille illustre !
en 1920, c’est la mort de ma sœur Ta grand-mère « à cheval sur les
Jacqueline : elle avait 18 ans ! Pour principes » n’y allait pas « avec le
mes parents, deuil dramatique. Mon dos de la cuillère » quand tu faisais
père ne pouvait pas s’empêcher de des réflexions qu’elle jugeait dépla-
parler de sa fille, mais ma mère ne cées.
supportait pas que l’on prononce son – Oui, tu fais allusion à la question
prénom. Elle se mit à l’idéaliser. La que j’avais innocemment formulée,
maison, qui était jusque-là très gaie, un jour, à table. J’avais demandé à
devint une maison à orages conti- ma grand-mère si c’était « du service
nuels. J’essayais d’aider ma mère. élégant quand le valet de chambre se
J’étais la seule fille qui lui restait, mêlait à la conversation ». Parce que
mais je n’étais pas « la blonde aux chez elle, Alphonse restait debout à
yeux bleus ». Dans notre famille, les côté du buffet, gants blancs pour ser-
enfants étaient « bruns aux yeux fon- vir à table, et il arrivait qu’il dise son
cés », sauf ma sœur. Or le père de ma petit mot, qu’il rie et qu’il plaisante
mère était « blond aux yeux bleus », avec ma grand-mère. Il était entré
et elle adorait son père. Du côté de dans la maison depuis une trentaine
mon père, la « blonde et bleue », d’années, il était vieux, il avait servi
c’était sa sœur préférée. Première mon grand-père qui avait quinze ans

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de plus que ma grand-mère. Ma familiale. Je crois que je serais deve- Françoise Dolto
question avait été jugée déplacée, nue médecin, de toute façon, parce et la transmission
d’où la punition : j’ai dû, pendant un que depuis l’âge de 8 ans, je le vou- de la psychanalyse
mois, manger dans une faïence qui lais, mais je ne serais pas devenue
ressemblait à un pot de chambre, et psy, si ma sœur n’était pas morte et si
qu’on m’a dit être un pot de chambre, je n’avais pas vécu ce deuil patholo-
sur une petite serviette où c’était écrit gique de ma mère, la souffrance
WC, et pour tout couvert, une cuillère morale et le désarroi de mon père, la
en bois, et un balai de cabinet, douleur de mon frère Pierre, l’aîné
comme ça, sur la table. « Tu veux du des garçons, compagnon de jeu de
service élégant ? Eh bien, en voilà ! » Jacqueline. Ma mère était si dépri-
– Rigueur protestante, bourgeoisie mée qu’elle devenait jalouse de moi :
huppée, fière de ses ancêtres, la « C’est toi qui aurais dû mourir ! »
famille de ta mère voulait se montrer Les médecins conseillèrent un nou-
supérieure à la famille de ton père. vel enfant.
C’était le « XVIe arrondissement », le – L’enfant médicament, ce fut…
style bourgeois dans l’opulence, le – Jacques, en 1921.
luxe opposé à la simplicité… – Jacques après Jacqueline.
– … d’une famille aisée du – Mais il n’apportait pas la satisfac-
XIXe arrondissement. Dans la famille tion réparatrice que ma mère atten-
de ma mère, la cuisinière préparait dait. Elle voulait la réincarnation de
les plats ; dans la famille de mon sa fille, rien que ça ! Elle courait les
père, c’était ma grand-mère et ma voyantes, qui l’aidaient sans doute.
tante qui cuisinaient avec amour ce Heureusement que le garçon qui est
que nous aimions manger. Dans la né n’était pas « blond aux yeux
famille de ma grand-mère mater- bleus ». Heureusement, surtout, que
nelle, le décorum comptait beaucoup, cet enfant n’était pas né fille – pre-
le rituel : on commandait les repas. nant la place de l’autre, pour notre
– Donc les enfants n’apprenaient pas mère. Quand Jacques est né, je m’en
à cuisiner, à se débrouiller dans la suis occupée, comme peut le faire
vie, à s’autonomiser en ce qui une grande sœur. Je l’ai élevé, et
concerne la nourriture. c’est cet enfant qui m’a fait com-
– Non, mais ils développaient leur prendre l’intelligence de l’être
sensibilité et leur intelligence de humain.
multiples façons. Mes parents – L’intelligence, et aussi le cœur.
jouaient aux échecs ; matin et soir, C’est lui qui t’a appris ce qu’est un
après le déjeuner et après le dîner ; ils bébé vivant, éveillé, souriant,
chantaient aussi, seuls ou en duo, et curieux. Te voilà confrontée au signi-
ma mère était une bonne pianiste. Ils fiant « Jacques »… Tu habites rue
étaient très gais avant la mort de ma Saint-Jacques, près de l’église de
sœur. Après, une sorte d’éteignoir est Saint-Jacques-du-Haut-Pas, et tu ren-
tombé sur la maison. Ce fut très dur. contreras Jacques Lacan, prestigieux
Ma mère faillit perdre la raison, compagnon de travail. Mais n’antici-
quand ma sœur mourut, pendant pons pas. Pour l’instant, alors que tu
l’été, d’une embolie pulmonaire : elle n’as pas, dans ta vie, d’autre homme
avait un ostéosarcome. Ma mère en aimé que ton père, tu t’occupes de
fut inconsolable. Jamais je ne serais ton petit frère.
devenue psychanalyste sans ce deuil – Oui, je l’emmenais dans les
bouleversant pour toute l’économie musées, les jardins publics, et, devant

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Le Coq-Héron 168 les tableaux, les statues, je lui racon- – Raisonnement spécieux, mais tu lui
tais la mythologie : « Le dada permets ainsi, verbalement, d’assu-
Pégase ! raconte-moi l’histoire du mer son existence, en lui donnant un
dada Pégase ! » Les musées étaient désir de s’incarner, et donc une cer-
pour lui des lieux vivants, je lui taine responsabilité en cette affaire,
racontais tout ce que je savais, et je en l’aidant à se penser comme doué
lisais pour lui dans tous les livres que d’une intention de s’incarner et d’ap-
l’on pouvait me prêter… paraître dans sa famille. Cependant,
– Beaux récits, contes et légendes, tu lui « gonfles l’imaginaire », tu lui
racontés par une jeune fille qui ne se donnes une responsabilité bien
souvient plus d’en avoir vu « de lourde, et cela te sera reproché. Mais
toutes les couleurs ». Ne crois-tu pas le situer comme « objet de fabrica-
qu’avec ce petit garçon, promené au tion »… « faire un enfant », comme
musée, tu refais la visite des lieux où on dit, c’est bien pire ! En donnant à
l’on voit de prestigieux uniformes, l’être humain cette liberté, ce désir de
des belles dames plus ou moins dévê- naître « en ce temps-là, à cette place,
tues, comme dans les tableaux où dans cette famille », et ceci assorti
l’on peut admirer les dieux, les d’un peut-être, avec la distance de
déesses, les héros, les centaures ? l’humour, tu ouvres à l’enfant un
Pour ta nurse, c’était sa façon de faire espace de réflexion où il cesse de se
ton « éducation sentimentale », ta penser comme un être irresponsable,
« descente aux enfers », ton « ouver- une chose passive.
ture aux choses de la vie », ta « for- – Oui, il y a des enfants qui disent :
mation psychanalytique ». Avec « Je n’ai pas voulu naître, c’est toi
Jacques, tu parles, tu expliques, et la qui m’as voulu, donc tu dois satis-
« scène primitive » traumatique se faire tous mes désirs ! » Chantage !
transforme, devenant initiatique de – Donc, pour éviter ce chantage, tu
vie, scène que l’on ne peut observer, reprends ta vieille idée des enfants en
puisque nul ne peut être, en même attente d’incarnation, là haut, dans
temps, le fruit et le témoin de la ren- les nuages, dans les limbes, dans le
contre amoureuse de ses parents. ciel, mais cela suppose une théorie de
C’est cette scène que les enfants évo- la survie après la mort, avec réincar-
quent, quand ils disent : « Alors tu nation et négation de la mort.
étais mon tout petit papa, et toi, ma – La mort ne me fait pas peur,
toute petite maman, et alors, vous puisque pour moi, c’est un passage
vous aimiez ! » Il t’arrive, parlant à qui consiste à laisser derrière soi son
un enfant de sa naissance, de lui enveloppe charnelle, corps vide, pure
dire : « Tu as peut-être pensé : forme sans sujet, sans personne pour
“Tiens, ceux-là, ils s’aiment, je vais l’habiter. Mon corps, à ce moment,
leur rendre une petite visite… pour n’est plus moi, c’est ma forme, c’est
faire partie de leur famille.” » comme une chrysalide que le
– Oui, il est important de parler à un papillon ou la libellule doit abandon-
enfant de ses parents comme ayant ner pour vivre et s’envoler.
été choisis par lui : « Si tu as choisi – Les anciens nommaient « psuchè »
de naître avec ce père et cette mère, l’âme, qu’ils représentaient par un
c’est que tu es capable de t’en papillon. Quand la libellule peut
débrouiller. Autrement, tu ne serais enfin voler, abandonnant son « ex-
pas né ! » vie », accrochée à la tige d’une plante
où la larve s’était fixée pour cette

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mutation définitive qui va la transfor- faut adjoindre celui de l’enfant qui Françoise Dolto
mer en cette image – l’adulte sexué –, veut se développer pour devenir un et la transmission
elle a déjà, derrière elle quatre à cinq être de parole, responsable, et nous de la psychanalyse
années de vie larvaire, dans l’eau et l’aiderons à parler en lui parlant, quel
elle a mué une dizaine de fois, mais que soit son âge…
en s’envolant, elle va vivre à l’air – Tu as bien dit quel que soit son
libre sa génitalité procréatrice : le âge…
mâle rencontre la femelle, ils s’envo- – Oui, en l’accueillant, en étant atten-
lent dans une étreinte où leur corps tif à ses moindres modalités expres-
dessinent un cœur… et c’est la ponte sives. Il n’y a pas que le langage
des œufs fécondés : quelques « verbal », il y a le langage gestuel, la
semaines plus tard ils éclosent, et mimique, tout ce qui est si important
nous voyons apparaître cette larve dans l’analyse d’enfants. Tout com-
aquatique qui vivra dans l’eau plu- portement est langage.
sieurs années : au mois de juillet, la – Si tu entends par langage le fait de
libellule s’envole, et elle meurt un s’exprimer, de faire signe, et donc
mois plus tard. tout système d’expression et de com-
– Sans crainte, sans peur, laissant ses munication.
petits vivre leur vie. Je n’ai pas peur – Si j’ai voulu, dès l’âge de 8 ans,
de mourir, mais ça m’ennuie de quit- devenir « médecin d’éducation »,
ter mes enfants, mes amis. Je suis c’est parce que j’avais observé dans
croyante et je sais que je rejoindrai ma famille ce qui se passait quand
tous ceux que j’ai aimés, et que tous l’atmosphère devenait orageuse : les
ceux qui m’aiment, à leur tour, pour- enfants réagissaient aussitôt. Si une
ront me rejoindre. Inutile d’avoir dispute opposait la cuisinière et la
peur, la mort n’est pas triste, quand bonne d’enfant, le bébé vomissait. Et
on aime et quand on croit en Dieu. le médecin mettait l’enfant à la
– Tu as écrit L’Évangile au risque de diète… Je me disais : « S’il était
la psychanalyse en 1977, et l’on me malin, il demanderait ce qui s’est
dit que ton livre était sur la table de passé entre les personnes qui s’occu-
chevet du pape qui l’a lu avant de pent de l’enfant, et il comprendrait
mourir. pourquoi le bébé a vomi. » Mais le
– C’est possible, mais, pour moi, ce médecin ne demandait jamais ça ; ça
n’est pas ce qui est important. Ce que ne l’intéressait pas. Cette incompré-
j’ai compris, c’est que le Christ est le hension des réactions psychosoma-
représentant du désir, le maître du tiques de l’enfant m’étonnait.
désir. Et il est venu sur terre pour – On n’a même pas noté que ta
apporter aux hommes la « bonne double broncho-pneumonie suivait la
nouvelle », pour leur rappeler que ce disparition de ta nurse ! C’est « l’en-
qui importe, c’est l’amour, la fant symptôme », « l’enfant paraton-
confiance : n’ayez pas peur. nerre », l’enfant révélateur des
– Au fond, ton idée de Dieu, c’est conflits parentaux, incarnant dans
que… son corps des tensions venues
– L’humain est fondamentalement d’ailleurs. Tout ce que j’observe
trois. Pour qu’un humain apparaisse, m’invite à reconnaître que, bien
il ne suffit pas de placer un homme à avant la naissance, l’enfant est déjà la
côté d’une femme. Dès sa concep- « caisse de résonance » des conflits
tion, l’enfant a un désir de vivre, de parentaux. Nul besoin d’admettre
grandir. Au désir de ses parents, il l’hypothèse des anges ou des démons

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Le Coq-Héron 168 pour comprendre les faits que nous de leur réflexion, le provocateur de
observons. L’enfant parle, incarne, leurs émois, la cause de leurs désirs,
exprime l’inconscient de ses parents. leur objet petit « a ». C’est la pré-
– Dans ma famille, les enfants sence de l’enfant qui interroge les
n’avaient pas le droit de parler à table parents, puisque c’est sa présence qui
aux grandes personnes, mais ils pou- les fait devenir parents. « Que suis-je
vaient répondre quand on leur adres- pour vous ? Que suis-je en train de
sait la parole. Je ne parlais donc pas, réveiller en vous, dans vos rêves,
à table, mais j’écoutais et je réflé- dans vos corps, dans votre vie ? »
chissais. On me demandait parfois : L’enfant, question vivante adressée à
« Vava, à quoi penses-tu ? » Si je ses parents.
répondais : « Vous avez parlé de ça, – Une dette inconsciente, ou un héri-
et à ce moment, un tel a fait la tête et tage, se reconduit d’engendreur à
vous avez changé de conversa- engendré. L’analyse de l’Œdipe ne
tion… » c’était la gaffe ! suffit pas à comprendre tout ce qui se
– Tu étais en train d’observer la passe dans une famille.
dynamique du groupe familial et tu – Scandale dans la famille analy-
découvrais, à tes dépens, que l’on ne tique ! Quand tu travaillais à
peut impunément analyser ce qui se Trousseau, le mardi matin, avec les
passe dans un groupe, si tous les enfants et leurs parents, tu laissais
membres ne sont pas d’accord pour apparaître, sans idées préconçues, ce
ce travail. Ton analyste Laforgue que certains appellent un « matériel
avait été, lui aussi, confronté à ce brut », c’est-à-dire « non œdipifié » :
problème de résistance, à tout ce qui à travers ses dessins, modelages
pouvait être l’analyse familiale, (c’est toi qui as introduit, dans l’ana-
l’analyse de la névrose familiale. Et lyse d’enfant, la pâte à modeler, cette
il avait noté que les analystes résis- troisième dimension de la figura-
taient vigoureusement à ce point de tion), l’enfant s’exprimait comme il
vue. voulait, comme il l’entendait, et ce
– On ne voulait pas voir l’articulation qu’il dessinait ou modelait n’était pas
de la névrose individuelle et de la « conforme à la théorie freudienne »
névrose familiale. Laforgue faisait qui voulait tout organiser autour du
l’étude longitudinale de la névrose, conflit œdipien : tuer le père ! Quand,
grands-parents, parents, enfants. Il jeune analyste en formation à la
montrait que l’on ne pouvait pas soi- Société psychanalytique de Paris,
gner avec efficacité un enfant avant j’apprenais qu’il fallait d’abord ren-
11, 12 ans, si les parents n’étaient pas forcer le Moi, l’étayer de tout un
compris, eux aussi, dans leurs diffi- appareillage théorique, le Moi
cultés par rapport à leurs propres n’étant pas assez fort pour supporter
parents. Lorsque ces parents pou- le surgissement brûlant des conflits
vaient parler à quelqu’un, « revivre » prégénitaux, et quand j’assistais à ton
leur enfance, l’enfant avait droit à travail, je m’étonnais de te voir si
son enfance à lui ; au lieu de « tra- libre pour accueillir les productions
duire » à la fois l’enfance de ses de l’enfant, sans idées préconçues.
parents et la sienne. Même un enfant J’avais l’impression, en une matinée,
tout petit, pour sortir de ses difficul- d’en apprendre plus qu’en lisant tous
tés, doit comprendre ses parents. les livres consacrés à cette discipline,
– Devenant en quelque sorte l’ana- et j’avais toute la poésie surréaliste
lyste de ses parents, le témoin actif en plus, tant il est vrai que l’enfant

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qui s’exprime librement est un poète « joué », stupide bataille, minable Françoise Dolto
qui jongle et joue avec les mots. affrontement puéril. Pour avoir le et la transmission
Mais, j’y pense à l’instant, en statut de groupe de travail reconnu de la psychanalyse
t’exposant publiquement, dans ton par l’IPA, l’instance internationale, il
travail, devant de jeunes analystes fallait que les analystes en formation
pleins d’exigence, prompts à la cri- renient ceux qui avaient réellement
tique ou au questionnement, tu des- quelque chose à leur apprendre,
cendais du ciel, de l’Olympe des Lacan et Dolto étant interdits d’en-
« grandes divinités de la psychana- seignement, leur tête étant « mise à
lyse » qui détiennent sagesse et prix ». Lacan parce qu’il ne fétichi-
savoir. Tu acceptais d’être « en sait pas le temps des séances et n’im-
contrôle » devant nous, tu faisais ta posait pas quatre séances par
passe à ta façon. En acceptant de semaine, ses séances « courtes »
nous donner à voir et à entendre ce n’étant pas supportées par Nacht et
qui se passe au cours d’une séance Lebovici qui n’avaient pas le même
d’analyse, tu nous permettais de par- nombre d’analysants et paraissaient
ticiper à ce qui se vit dans ce « pan- jalouser la foule des élèves attirés par
démonium », tu nous introduisais son enseignement. Mais, pour toi, le
dans ce lieu, où il s’en passe « des problème était plus complexe. Je n’ai
vertes et des pas mûres ». Oh ! bien jamais compris pourquoi ton sort fut
sûr, ce n’était pas la rue Vineuse, et lié si étroitement à celui de Lacan.
les blouses blanches dont nous étions Quels étaient les griefs, les causes de
tous revêtus n’avaient rien à voir cette demande d’élimination ?
avec les robes vert pâle et les beaux – Comme l’analyse de l’Œdipe ne
uniformes de la maison de passe, semblait pas de première urgence, et
mais aurais-tu osé nous introduire comme les propos, dessins, mode-
dans ta consultation comme témoins, lages de l’enfant tournaient autour
si tu n’avais pas, enfant, jeté un d’un vécu de toute petite enfance
regard en ces lieux de souffrance et (abandon, sevrage brutal, dressage
de plaisir ? Jamais un analyste sphinctérien abusif), je recevais ce
n’avait fait preuve d’une telle qu’il avait à me dire, ce qu’il m’ex-
liberté : introduire un tiers, ou primait ; mais des analystes comme
d’autres personnes dans ce « col- Bouvet disaient que ce n’était pas de
loque singulier ». Toi, tu le faisais l’analyse, et que j’« abrasais le
sans hésiter, mais en posant comme Moi ».
condition que tous les assistants – On m’enseignait en 1953-54 qu’il
soient des « analysants ». fallait d’abord « œdipianiser » le
Cette liberté, on te l’a repro- matériel pendant plusieurs années,
chée, et je n’oublie pas qu’en 1963, avant de pouvoir analyser le prégéni-
l’Association internationale de psy- tal (lolo-pipi-caca) sous peine de
chanalyse (IPA) a exigé ta mise à psychotiser les enfants en analyse.
l’écart de tout enseignement. Farce Donc, on te demandait d’appliquer
énorme qui ridiculisait la Société des règles dont tu n’avais cure : à
psychanalytique de Paris, dont Serge Trousseau, les enfants n’étaient pas
Lebovici était le représentant et je précipités dans la psychose par ta
crois même le président. C’est dans façon de travailler et d’analyser au
le contexte de cette lutte entre la SPP niveau des fantasmes. Bref, pour ne
et la SFP (Société française de psy- pas précipiter l’enfant dans la psy-
chanalyse) que tout cela s’est chose, il fallait exclusivement se cen-

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Le Coq-Héron 168 trer sur le souhait de tuer le père pour – Ce qui n’est pas un crime.
conquérir la mère, en plaquant la – Mais tu n’avais, que je sache,
théorie freudienne sur le déroulement jamais été inscrite au parti commu-
de la cure. Le terrorisme de la théo- niste, ce qui était le cas de celui qui
rie ! Tu voulais accueillir le « dire » voulait ta tête et jouait la belle
de chaque enfant, fût-il le « pire », Hérodiade devant les Anglais ras-
sans passer par tout l’appareillage de semblés pour la guerre de Cent Ans.
Melanie Klein qui imposait à l’en- Tu avais un jour fait une conférence
fant, jouant avec une petite voiture, à l’union des femmes communistes
l’idée qu’il voulait rentrer sa « voi- « à propos du contrôle sphinctérien »
ture pénis » dans le « ventre garage » et tu avais fait quelque scandale en
de sa maman. Autant dire que tu affirmant qu’il fallait laisser l’enfant
refusais de plaquer du sens, d’impo- libre jusqu’à ce que la myélinisation
ser un sens, en crochetant les serrures des nerfs qui contrôlent l’anus soit
avec un « passe », sans souci de ce achevée, c’est-à-dire pas avant
que l’enfant voulait exprimer. Et en 24 mois. Dans la salle, des femmes
plus, pour aggraver ton cas, tu ne res- t’avaient fait remarquer que tu étais
pectais pas la sacro-sainte règle de une bourgeoise qui avait du person-
l’analyse des résistances, préconisée nel pour laver les couches de ses
par Anna Freud. Bref, c’était sans enfants. Mais si tu devais les laver
appel, et sans discussion possible : la toi-même, tu tiendrais un autre rai-
condamnation par le tribunal de sonnement, et imposerais à tes
l’Inquisition. Et tu étais jugée comme enfants une propreté acquise beau-
renégate et infidèle. On se serait cru coup plus tôt. La machine à laver est
au Moyen Âge ! Bien sûr, il y avait là venue soulager les ménagères et
quelque jalousie de « bonnes l’usage des couches jetables a simpli-
femmes » et le conflit Anna fié le problème. Mais à cette époque,
Freud/Melanie Klein venait de se dans La Psychanalyse d’aujourd’hui,
déplacer en France, sur ta personne ; œuvre collective dirigée par Sacha
tu en faisais les frais, mais, derrière Nacht, des analystes de la SPP écri-
Anna Freud, apparemment « toute- vaient : « Il y a un autre danger à évi-
puissante », certains tiraient les ter, celui de demander à l’enfant de
ficelles, « ombres grises » agissant en devenir “propre”, avant qu’il ne soit
coulisse, larvatus prodeo, masqués, mûr à tous points de vue pour l’être,
jaloux, voulant régner sans partage notamment avant qu’il n’ait suffi-
sur l’analyse des enfants. Nous samment dépassé les difficultés liées
n’avons pas su ce que te reprochait au sevrage. Ce n’est donc pas avant
l’IPA, puisque le jugement était sans le neuvième mois que la mère aura à
appel : aucune raison ne fut donnée ! s’occuper de ce qu’on appelle d’une
Des méthodes staliniennes ! manière trop restrictive l’éducation
– On m’a dit que ma pratique et ma sphinctérienne… L’éducation du
théorie étaient trop en avance, ce qui sphincter vésical ne sera possible que
ne pouvait avoir qu’une influence plus tard, vers le moment où se
désastreuse sur mes élèves. On a dit trouve acquise la marche seul. » On
que j’étais communiste, suspecte de croit rêver ! Comment des analystes
sympathies pour les Soviétiques, bref peuvent-ils demander aux parents de
des salades. s’occuper de la maîtrise du sphincter
– Évidemment, tu avais épousé Boris vésical à un an ? L’article était signé
Dolto, qui était né en Crimée… par J.-A. Favereau et A. Doumic ! À

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cette époque, Lebovici soutenait, de patients de cette façon, bonjour les Françoise Dolto
son côté, que la propreté de l’enfant dégâts ! Dans un article « La psycha- et la transmission
pouvait « être acquise vers le nalyse des enfants », paru dans La de la psychanalyse
15e mois ». Évidemment. on peut Psychanalyse d’aujourd’hui avec
toujours obtenir la propreté, mais à Lebovici-Diatkine-Favreau-Luquet-
quel prix ? Luquet Parat (1956, PUF, p. 225), tu
La « bataille des sphincters » pourras lire : « On a pu se demander
faisait rage en 1956, quand tu es pourquoi certains s’orientaient vers
venue calmer certains esprits : « Pas le traitement des enfants. La pratique
avant l’acrobatie confirmée, pas psychiatrique courante montre que
avant l’acquisition de la parole. beaucoup de malades voudraient
Fichez-lui la paix, et il deviendra s’occuper d’enfants déficients. Il y a
propre, spontanément, de jour certainement dans de tels désirs une
comme de nuit, à la fin de sa recherche de satisfactions que l’indi-
deuxième année. » Il faudrait écrire, vidu pense ne pas pouvoir trouver
textes à l’appui, la petite histoire de dans la vie réelle. » Isabelle Pichon-
l’éducation sphinctérienne selon les Rivière a fait une étude sur les
écoles psychanalytiques, en France et hommes voulant être psychanalystes
en Angleterre. J’en avais parlé avec d’enfants. L’un d’eux nous a posé la
Balint, quand il était venu en question des femmes ayant les
Bretagne, au moment où tu l’as ren- mêmes désirs. « Le cas des femmes
contré, et l’évocation de cette étude célibataires sans enfants, croyant réa-
l’avait réjoui. Mais tu devrais lire liser pour leurs jeunes patients
dans le chapitre « La psychanalyse l’image d’une mère idéale, posent le
des enfants » (op. cit., p. 195) ce que problème complexe de l’identifica-
les auteurs écrivent, abrités derrière tion du psychothérapeute à l’un des
l’autorité d’Anna Freud, en ce qui parents. » Chasse gardée : « Si vous
concerne les techniques de l’analyse vous intéressez à la petite enfance,
d’enfants : « Anna Freud estime que c’est que votre analyse n’est peut-
les techniques de jeux préconisés par être pas terminée ! » Et ceux qui vous
certains analystes d’enfants ne peu- inspectent ou vous suspectent ne se
vent donner lieu qu’à des interpréta- demandent pas pourquoi ils se sont,
tions en vue directe sur l’inconscient, eux précisément, orientés dans ce
et que dans ces conditions elles ten- domaine. On t’interdisait en 1962 de
dent à mettre à nu ses couches pro- former des élèves et de « faire des
fondes, sans aucun travail sur les didactiques ». Quand, le 2 août 1962,
résistances ni sur les processus de à Édimbourg, Lebovici a demandé
défense. » C’est au nom de ces prin- qu’on sépare « les bons grains de
cipes que tu seras condamnée par les l’ivraie », les « bons éléments » des
Anglais, mais pas brûlée ! Ceux qui « indésirables », se faisant ton accu-
suivent ton enseignement ne seront sateur auprès d’Anna Freud et du
pas mieux traités, et quand j’ai ren- bureau de l’exécutif de l’IPA, il a cen-
contré le « major Turquet » venu tré ses attaques sur un certain nombre
« inquisitionner » ce qui se passait en de faits : d’abord, tu es devenue
France, pour les élèves de Lacan et l’amie de Lacan, et tu participes à
de Dolto, il m’a semblé que sa suffi- l’essor du lacanisme en France.
sance et ses certitudes l’empêche- Ensuite, ta pratique se place sous le
raient toujours de comprendre quoi signe d’une filiation issue de
que ce soit à l’analyse. S’il écoute ses Laforgue et de Pichon ; cette ten-

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Le Coq-Héron 168 dance de la « psychanalyse archaïques et du matériel prégénital


française » a été condamnée par les pouvait avoir des conséquences dan-
tenants de l’orthodoxie. Et pourtant, gereuses : somatisations diverses,
c’est Laforgue qui a fondé la Société accidents… etc. De fait, une matinée
parisienne de psychanalyse ! La à Trousseau remuait singulièrement
« purge » est passée par là. Et, der- les problèmes de chacun. Alors, pru-
nier argument, tu fais figure de per- dence ! Occupez-vous d’abord de
sonnage charismatique, et donc de l’enfant en vous ! Un fait me frappe,
« gourou » dangereux. Et puis tu n’es Françoise, tu n’as jamais fait payer
ni kleinienne ni annafreudienne, et ceux qui étaient « en formation » et
ça, c’est affreux ! Tu ne rampes pas assistaient à ton travail, une matinée
aux pieds de Londres. entière, de 9 heures à l4 heures, sans
Donc tu seras rayée de la liste discontinuer, et ceci pendant un an,
des didacticiens, puisque tu n’es pas ou même plusieurs années. Comme
« normalisée », tu seras jetée à la cette formation avait lieu dans un
poubelle de l’histoire de la psychana- cadre hospitalier, ils ne te payaient
lyse, en compagnie de Lacan. Voilà pas. Dette ! Mais toi, pendant tout le
ce que c’est que d’avoir traîné dans temps où j’ai assisté à ton travail, tu
une « maison de passe ». Voilà ce qui n’étais pas payée par l’hôpital, tu y
arrive quand on ouvre les yeux sur la travaillais gratuitement. Il faudra
réalité, et quand on cesse de répéter bien préciser ce fait, quand nous
ce qu’il faut dire ! Tu as entraîné dans ferons paraître les cliniques dol-
une mauvaise passe tes « élèves », si toïennes : une anthologie de cas cli-
on peut utiliser ce terme pour ceux niques passionnants. Mais le respect
qui travaillent avec toi, à ta consulta- du secret professionnel nous impose
tion de Trousseau ou du centre la plus grande prudence, et l’entre-
Étienne-Marcel, où depuis 1960 tu prise…
nous as fait l’honneur et l’amitié de – … ne s’impose pas pour l’instant,
venir travailler : Le Cas Dominique rien ne presse.
en 1971, c’est l’histoire d’un adoles- – Tu m’as dit, un jour, que quand tu
cent suivi au centre Étienne-Marcel. étais en analyse chez Laforgue, ta
Aurais-tu osé nous introduire dans mère t’avait « coupé les vivres ». Tu
tes séances d’analyse, comme devais travailler pour payer tes
témoins ou comme secrétaires (rôle séances, ton père ne te donnant plus
que j’ai tenu pendant des années), si d’argent. Laforgue avait diminué le
tu n’avais pas, enfant, jeté un regard prix de tes séances, mais Marie
en ces « lieux de plaisirs » où des Bonaparte en payait une partie. Elle
hommes et des femmes se rencon- s’était arrangée avec Laforgue, pour
traient pour te montrer que la jouis- t’accorder une « bourse d’étude ».
sance n’implique pas l’existence Dette ! Tu te sentais en dette vis-à-vis
d’un rapport sexuel unifiant ? Jamais d’elle, c’est pourquoi chaque fois que
aucun analyste n’avait dans la séance je la critiquais devant toi, tu en pre-
introduit un tiers, ou d’autres per- nais la défense et je ne comprenais
sonnes. Toi, tu le fais sans hésiter, pas.
mais en posant tes conditions : – Elle a joué un rôle important dans
« Êtes-vous en analyse ? Non ? Eh le développement de l’analyse en
bien, il faut commencer par là ! » Et France.
tu expliquais qu’assister de but en – Oui, mais ses théories du « maso-
blanc à l’émergence des émois chisme primaire » de la cellule ovu-

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laire m’ont toujours fait sourire, et Ce texte, écrit en juillet 1980, Françoise Dolto
ses considérations sur les causes ana- fut lu par Françoise, et nous en avons et la transmission
tomiques de la frigidité vaginale discuté ; elle m’apporta des critiques, de la psychanalyse
feront rire des générations d’ana- des suggestions, corrigea certaines
lystes. Quoi qu’il en soit, tu avais affirmations, mais il ne fut jamais
contracté une dette vis-à-vis de l’ana- publié. Avec la dissolution de l’École
lyse, et c’est pourquoi, me semble- freudienne de Paris, j’avais opté pour
t-il, tu as travaillé si longtemps à Lacan et son enseignement toujours
Trousseau, sans être payée… et sans renouvelé, et nos chemins divergè-
nous faire payer. Étions-nous des rent. Je ne pouvais soutenir les posi-
élèves, des amis ? Tu ne cherchais tions fidéistes qu’elle prenait, et son
pas à t’entourer de disciples ; chacun « Je crois en Dieu » ne me paraissait
venait, s’en allait, sans avoir à te pas aller dans le sens du discours
rendre des comptes, libre de se dire analytique : la parole nous détermine,
« en formation », libre de s’absenter, exerce sur nous des effets, à notre
sans avoir à t’en parler. Je me sou- insu, mais ce n’est pas une raison
viens surtout qu’au tout début de pour l’absolutiser, en lui donnant une
mon travail à Trousseau, tu m’as majuscule, qui ferait d’elle l’équiva-
demandé, un jour, de « prendre un lent du Créateur. « Ne nous montons
pot » avec toi, dans un café. Tu vou- pas le bourrichon, disait Lacan,
lais absolument me parler de ce que inutile de la diviniser ! » « Ce qui
tu allais raconter, le soir même, à la m’embête le plus, c’est que l’accent
Société française de psychanalyse ; mis sur la parole créative va dans
tu devais y parler de « l’image du mon sens… ce que l’inconscient
corps ». Tu m’as rapidement expli- démontre est tout autre chose, a
qué ce que tu comptais dire (j’ai savoir que la parole est obscu-
trouvé qu’il n’était question que de rantiste », dira même Lacan, le
« la mère-l’enfant », pas question du 15 avril 1980, et il ajoutera : « Je ne
père !) et tu m’as à brûle-pourpoint m’identifie pas du tout à Dolto, et pas
donné le récit d’un rêve que tu avais d’avantage à l’École freudienne. »
fait la nuit précédente : tu allais boire Françoise avait espéré rassembler les
une bière avec Freud, et tu lui membres de l’École freudienne de
demandais son avis sur ce que tu Paris, après la mort de Lacan, mais
voulais dire. « Mais tu me prends c’était une tâche impossible. Les pas-
pour Freud, tu m’as mis à sa place ! » sions se déchaînaient, les insultes
Pour toute réponse, tu m’as demandé pleuvaient : « Affreuse bondieu-
si je croyais à l’inconscient ! C’était sarde », avait écrit un analyste, et ses
ta façon, en ce temps-là, de te sécuri- analysants reprenaient l’antienne. Il
ser auprès de ceux qui te voyaient me paraissait inutile de mêler ma
travailler, ou c’était ta façon de faire voix à cette cacophonie. Mon article
ta « passe », mais ce dont je peux n’a donc pas paru, mais j’ai accom-
témoigner, c’est que tu y mettais une pagné Françoise, à ma façon, sans
innocence qui ne pouvait que m’in- partager tous ses points de vue, et
terroger. Je ne savais rien, à cette quand je l’interrogeais sur sa foi, sa
époque, des conditions de l’éclosion croyance en Dieu : « Ton Dieu,
de ta « vocation » analytique. qu’est-ce que c’est ? », elle ne pou-
vait que me répondre : « Qu’est-ce
que Dieu ? Qu’est-ce que je crois ? Je
crois que l’homme est un être de

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Le Coq-Héron 168 désir plus que de besoin. L’homme mémoire garde le souvenir de ceux
est désir, voilà ma foi ! » Sur ce der- qui ne sont plus et ne peuvent plus
nier point, nous étions d’accord, et parler, mais l’amitié étant une pro-
nous pouvions ensemble, avec messe qui impose de répondre à l’im-
quelques amis, fonder la Maison prévisible, il n’est pas nécessaire de
Verte. Oui, VERTE, bien sûr, pour y se faire « hagiographe » et d’étouffer
accueillir les enfants et leurs parents. ses amis sous les bandelettes serrées
Mon souci de comprendre comment des éloges d’un procès de canonisa-
Françoise était devenue analyste ne tion. Pour ceux qui savent que « tout
me paraissant plus essentiel, je préfé- ce que nous inscrivons dans le pré-
rais saisir le « point invisible » dont sent vivant de notre rapport aux
toute vie, selon Jean Guitton, est la autres porte déjà, toujours, une signa-
traduction et l’explication. Mais ce ture d’outre-tombe », il est possible
point invisible, qu’on ne peut voir de poursuivre, avec ceux que nous
qu’avec le cœur, je n’en parlerai pas avons aimés, cette conversation qui
aujourd’hui. Ce sera peut-être pour ne peut s’interrompre.
un autre Coq-Héron, quand nous ras- Un ami, Roger Godel, avant de
semblerons des témoignages sur mourir, tenait la main de Françoise
cette analyste exceptionnelle, morte Dolto et celle d’Alain Cuny, ou de
le 25 août 1988. Relire ce texte après Boris Dolto, et ses dernières paroles
sa mort, le faire sortir de mes dos- furent : « Je vous aimais tous telle-
siers pleins de poussière n’est pas ment, vous étiez toute… mon âme »,
simple, surtout après avoir lu, dans le et sur ces derniers mots, sa voix est
Généraliste du mardi 6 décembre, devenue silence ; mais dans mon
l’« Adieu Dolto » d’Yves Edel. cœur, je l’entends encore, cet ami
Françoise y parle de sa foi : helléniste, qui est entré « tout
« Je ne sais pas si j’ai fait un vivant » dans sa mort. Et de
cheminement spirituel. Je ne suis Françoise, qui répétait à qui veut
même pas sûre que ma foi soit autre l’entendre : « La mort n’est pas triste,
chose qu’un besoin de sécurité. Je n’ayez pas peur », dirai-je, un jour, sa
sais que le spirituel existe, mais je ne vie, son œuvre, ses dernières paroles,
serais pas capable de savoir, en tant sa mort ? Quand, fin juillet, je lui
que moi, si ce n’est pas imaginatif. avais dit : « Alors, nous te reverrons
Par ailleurs, je suis convaincue que début septembre », elle m’avait
nous ne mourons pas. Ce qui meurt répondu : « Oh ! tu sais, je ne serai
c’est le corps. Il est la seule média- plus là. » Au cours de ce dernier
tion pendant que nous sommes dans « entretien », elle m’avait répondu :
le temps et dans l’espace. » « Tu sais, je n’ai pas peur de la mort,
Ces propos, recueillis en avril pour moi, c’est comme une nais-
1987, serviront de « point de départ » sance, il faut bien que le fœtus meure
pour une réflexion sur la « foi de pour que l’enfant puisse vivre ! » Et,
Françoise Dolto ». Être « fidèle » à bien entendu, je lui avais répondu :
ses amitiés, qu’il s’agisse de Lacan « Mais Françoise, tu confonds tout, si
ou de Dolto, n’implique pas que l’on le fœtus meurt, le bébé ne peut pas
répète ou partage toutes les idées de vivre. C’est le même être, seulement
ceux qui sont partis pour leur « der- nous le traitons de fœtus avant sa
nier voyage », quand la mort, « Arche naissance et, après, nous le disons
du rien », les réduit à n’être plus nouveau-né. – Oh ! tu peux me dire
qu’« un étant sous un nom ». La tout ce que tu veux, j’aime Boris, je

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veux le retrouver ! » À cela, je en fonction de cette dernière parole Françoise Dolto


n’avais plus rien à redire. Je ne pou- de Françoise : « Ils ne savent même et la transmission
vais que l’embrasser. Elle est partie pas que rien ne sera plus comme de la psychanalyse
« rejoindre Boris », certains ont dit avant. » Avant quoi ? Avant la dispa-
« jouer au Scrabble… avec Lacan », rition de celle qui fut l’innommée de
mais celle qu’elle avait voulu retrou- sa vie, l’ange bleu dont je ne vous
ver, celle dont elle avait toujours révélerai pas le nom. Mais vous pou-
attendu le retour, celle qui l’emme- vez peut-être le deviner… Un pré-
nait « jouer à la Maison verte » de la nom surgirait, tout à coup… com-
rue Vineuse, celle dont elle ne savait mençant par un « D » et ressemblant
même pas le prénom, si j’en parle, si à celui de cet enfant qui joue dans
je pense à elle, à sa disparition, c’est notre jardin et qui s’appelle Boris.

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