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3’:HIKLSE=WU[YUV:?k@o@d@f@a";
© Courtesy Collection Nadour Paris/Düsseldorf
L’édito / 3
evue mensuelle créée en 1978,
R
éditée par Sophia Publications
8, rue d’Aboukir, 75002 Paris
Président-directeurgénéral
etdirecteurdelapublication:Claude Perdriel
assisté de Martine Herbin
Directeuréditorial:Maurice Szafran
Directeuréditorialadjoint:Guillaume Malaurie
Directeurdélégué:Jean-Claude Rossignol
Société coloniale
Conceptiongraphique:Dominique Pasquet
Pourtoutequestionconcernantvotreabonnement
Tél.:0155567119
Courriel:abo.histoire@groupe-gli.com
L’Histoire, service abonnements
4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex
E
Belgique : Edigroup Belgique, tél. : 0032 70 233 304
Suisse : Edigroup SA, tél. : 0041 22 860 84 01
Tarif France : 1 an, 12 nos : 65 €
1 an, 12 nos + 4 nos Hors-série. Collections : 85 €
Tarif international : nous contacter
n ces temps submergés par le xiie siècle. La Palestine franque se fit ex-
Achatderevuesetd’écrins retour du religieux, la croisade portatrice de sucre pour un Occident qui
L’Histoire, 24, chemin Latéral, 45390 Puiseaux
Tél.:0238334288 apparaît presque comme une en demandait toujours plus.
RÉDACTION,DOCUMENTATION,RÉALISATION évidence. De fait, il n’a pas Au temps de la colonisation triom-
Tél.:01 70 98 suivi des 4 chiffres manqué d’historiens, à com- phante, certains historiens (comme
Courrielrédaction:courrier@histoire.presse.fr
Directricedelarédaction:Valérie Hannin (19 49) mencer par Alphonse Du- René Grousset) virent là un modèle
Assistantesetcoordinatricesdelarédaction:
Véronique Rotondi, Claire Wallet (19 51)
pront, pour montrer la force de l’inquié- d’installation heureuse. Dans la grande
Conseillersdeladirection: tude messianique, capable de mettre en vague d’émancipation qui suivit la Se-
Michel Winock, Jean-Noël Jeanneney
Rédactriceenchef:Héloïse Kolebka (19 50) branle rois, seigneurs et paysans char- conde Guerre mondiale, une nou-
Rédactriceenchefadjointeresponsable gés par le pape d’aller reprendre par les velle génération d’Israéliens, comme
desCollections:Géraldine Soudri (19 52)
Rédacteurenchefadjoint:Olivier Thomas (19 54) armes, à des milliers de kilomètres, des Joshua Prawer, décrivirent, eux, une
Secrétairegénéralderédaction :
Raymond Lévêque (19 55) assisté de Didrick Pomelle
Lieux saints tombés aux mains des société d’apartheid dans laquelle les
Chefderubrique:Ariane Mathieu (19 53) Turcs… La grande bataille eut lieu à Jé- Francs, minoritaires, implantés dans
Rédaction:Julia Bellot, Lucas Chabalier,
Huguette Meunier, Fabien Paquet rusalem, le 15 juillet 1099. Les ama- les villes côtières ou réfugiés dans les
Directriceartistique:Marie Toulouze (19 57)
Servicephoto:Jérémy Suarez (19 58)
teurs de choc des civilisations, eux, y puissantes forteresses de l’intérieur, au-
Révision:Hélène Valay trouvent la confirmation, suivant les raient abandonné aux musulmans l’ex-
COMITÉSCIENTIFIQUE
Pierre Assouline, Jacques Berlioz, Patrick Boucheron,
cas, de l’agressivité du christianisme, ou ploitation de la terre.
Catherine Brice, Bruno Cabanes, Johann Chapoutot, de la vigueur de l’islam. A moins que ce
Joël Cornette, Jean-Noël Jeanneney, Philippe Joutard,
Emmanuel Laurentin, Julien Loiseau, Pap Ndiaye, ne soit le contraire…
Séverine Nikel, Olivier Postel-Vinay, Yann Potin,
Yves Saint-Geours, Maurice Sartre, Laurent Theis,
La croisade est aussi un inépuisable Une société de
réservoir de héros, de Godefroy de
frontière qui, sans
Annette Wieviorka, Olivier Wieviorka, Michel Winock
CORRESPONDANTS
Dominique Alibert, Claude Aziza, Vincent Azoulay,
Bouillon à Richard Cœur de Lion, la
Antoine de Baecque, Esther Benbassa,
Jean-Louis Biget, Françoise Briquel-Chatonnet,
Chrétienté en pleine expansion a en- plan prémédité,
voyé là ses meilleurs éléments. En face,
Guillaume Calafat, Jacques Chiffoleau,
Alain Dieckhoff, Jean-Luc Domenach,
Hervé Duchêne, Olivier Faron, Christopher Goscha,
les grands hommes furent Baybars et, sans métropole
Isabelle Heullant-Donat, Édouard Husson,
Gilles Kepel, Matthieu Lahaye, Marc Lazar,
bien sûr, Saladin. C’est lui qui, un siècle
après l’arrivée des Francs, rouvrira Jé-
et sans directive,
Olivier Loubes, Gabriel Martinez-Gros,
Marie-Anne Matard-Bonucci, Guillaume Mazeau,
Nicolas Offenstadt, Pascal Ory, Michel Porret,
rusalem à l’Islam. Ce guerrier kurde y fut pourtant bien
gagne pour longtemps une gloire dans
Yann Rivière, Pierre-François Souyri,
Sylvain Venayre, Catherine Virlouvet, Nicolas Werth tout le Proche-Orient. Pas un chef poli-
l’une des formes
Ontcollaboréàcenuméro
Daphné Budasz, Clément Fabre,
François-René Julliard
tique arabe aujourd’hui encore qui ne se historiques de la
réclame de cette tutelle ambiguë.
FABRICATION
Responsabledefabrication: C’est à une tout autre histoire que nous
société coloniale
Christophe Perrusson (19 10)
ACTIVITÉSNUMÉRIQUES
ouvre ce dossier. Non qu’y manquent la
Bertrand Clare (19 08) foi, les gens d’Église ni le fracas des guer-
SERVICESADMINISTRATIFSETFINANCIERS
Responsableadministratifetfinancier: riers. Mais ce qu’il rappelle, c’est que la En se fondant sur les acquis de l’ar-
Vincent Gentric (19 18) croisade fut aussi une installation. Dès chéologie, les historiens aujourd’hui
Comptabilité:Teddy Merle (19 15)
Ressourceshumaines:Agnès Cavanié (19 71) 1098, des Francs, en marche vers Jéru- rouvrent le chantier, traquant dans la
MARKETINGDIRECTETABONNEMENTS
Responsabledumarketingdirect:Linda Pain
salem, s’étaient arrêtés pour fonder les forme des installations franques, villes,
Responsabledelagestion:Isabelle Parez deux premiers « États latins d’Orient » : villages, églises ou cimetières, les traces
VENTESETPROMOTION
Directeur:Valéry-Sébastien Sourieau (19 11)
le comté d’Édesse et la principauté de la domination mais aussi d’influences
Ventesmessageries:VIP Diffusion Presse, d’Antioche. Jérusalem, elle, devint la de toutes sortes.
Frédéric Vinot (N° Vert 08 00 51 49 74)
DiffusionlibrairiesPollen/Dif’pop’ tête d’un royaume créé pour protéger En renonçant à instrumentaliser cette
Tél. : 01 43 62 08 07, fax : 01 72 71 84 51 les Lieux saints. Ces trois territoires, aventure à des fins politiques quelles
COMMUNICATION
Isabelle Rudi (19 70) auxquels s’adjoint trois ans plus tard le qu’elles soient, Benjamin Kedar, pro-
RÉGIEPUBLICITAIRE comté de Tripoli, furent bien la première fesseur à l’université hébraïque de Jéru-
Mediaobs
44, rue Notre-Dame-des-Victoires, 75002 Paris possession des Européens outre-mer. salem, nous introduit à l’étude de cette
Tél. : 01 44 88 suivi des 4 chiffres
Courriel : pnom@mediaobs.com
On a un peu oublié aujourd’hui que société de frontière qui, sans plan pré-
Directeurgénéral:Corinne Rougé (93 70) les Francs s’y installèrent par milliers, y médité, sans métropole et sans direc-
Directeurcommercial:Jean-Benoît Robert (97 78)
Directeurdemarché:Christian Stefani (93 79) appliquant une forme d’appropriation tive, fut pourtant bien l’une des formes
Publicitélittéraire:Pauline Duval (97 54)
ResponsableWeb:Romain Couprie (89 25)
systématique et de mise en culture des historiques de la société coloniale.
Studio:Brune Provost (89 26) terres, alors fréquente dans l’Europe du L’Histoire
Gestion:Catherine Fernandes (89 20)
mediaobs.com
L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017
4/ Forum
VOUS NOUS ÉCRIVEZ
S
l’article de Jean- uite à la publication de Antoine Prost dans le numéro
Clément Martin l’entretien avec Marc de mars sur les mutineries
« Chronique d’un Ferro « Personne n’avait de 1917. Vous rappelez à juste
coup d’État » anticipé l’explosion de Fé- titre le discours de Lionel
(L’Histoire n° 433) relatif au vrier » (L’Histoire n° 432), Jospin en 1998 qui, à l’époque,
9 Thermidor. En évoquant Nicolas Rullon, « descendant avait fait polémique.
la loi du 22 prairial souvent direct du juge Sokolov, l’au- Vous auriez pu aussi
dite de Grande Terreur, l’auteur teur de l’enquête sur l’assas- citer Nicolas Sarkozy,
indique que « les procès sont sinat de la famille impériale président de la République,
conduits sans jurés ni avocats » russe, mort en exil à Salbris qui, le 11 novembre 2011
(p. 37). Si la loi supprime le 23 novembre 1924 », s’étonne du rôle qu’aurait va encore plus loin dans
effectivement les avocats, elle tenu son grand-père, pourtant « monarchiste fer- son discours à Paris
maintient les jurés, mais en vent et fonctionnaire loyal au tsar », dans la jour- place Charles-de-Gaulle :
leur faisant, en quelque sorte, née insurrectionnelle du 27 février. Surtout, il ne « Tous furent des héros,
jouer les deux rôles à la fois ! partage pas les thèses de Marc Ferro sur la survie de même ceux qui, après avoir
En effet, les jurés deviennent la tsarine et des enfants du couple impérial. L’au- affronté avec un courage
eux-mêmes des défenseurs car teur « procède uniquement par affirmations, à inouï, les plus terribles
le texte précise : « La loi donne partir d’un scénario construit à l’avance : Lénine épreuves, refusèrent un
pour défenseurs aux patriotes veut s’entendre avec les Allemands, le Kaiser veut jour d’avancer parce qu’ils
calomniés des jurés patriotes, sauver la tsarine, “un échange est négocié avec les n’en pouvaient plus. »
elle n’en accorde point Allemands”, “le soviet d’Ekaterinbourg décide Gérard Grizbec
aux conspirateurs » (art. 16). d’exécuter Nicolas II et d’exfiltrer le reste de la
Denis Bérard famille vers Perm”, “Anastasia s’échappe avec son RECTIFICATIFS
jeune gardien”, “le sort du tsarévitch Alexis est > Le Congrès américain ne vote pas
n Visite à Forney demeuré inconnu”, etc. Où sont les références, les la loi prêt-bail en novembre 1939,
Nous nous sommes rendus à témoignages, les documents ? Il est dommage, mais en mars 1941, pour venir en aide
la visite guidée de l’exposition me semble-t-il, de préférer le scénario le plus à la Grande-Bretagne puis à l’URSS
de la bibliothèque Forney compliqué à l’hypothèse la plus raisonnable, et de (n° 434, p. 63). Pardon pour
cette malencontreuse coquille.
organisée par L’Histoire. favoriser ainsi la tendance trop répandue à se ré-
L’exposition est remarquable fugier dans l’histoire-fiction ou dans le > Le drapeau allemand figurant
et elle est bien plus intéressante complotisme ». sur l’infographie p. 46 (n° 434) n’a été
adopté qu’en 1949.
que son intitulé ne le laisse
Voici le drapeau de
entendre, car, à travers la La réponse de l’auteur : l’Empire allemand
mode, c’est toute la condition Mes excuses d’abord au petit-fils du juge (1871-1918).
féminine qui est évoquée. Sokolov pour une erreur d’identification :
De plus notre conférencière comme je l’ai reporté dans mes précédents
était passionnante et attirait travaux, c’est l’avocat Nikolaï Sokolov
notre attention sur des points qui siégeait au soviet de Petrograd,
pertinents. non le juge. Quant aux observations qui La rédaction de L’Histoire est responsable des titres,
intertitres, textes de présentation, encadrés, notes,
Jacqueline Deniau me sont faites, il va de soi que dans un court illustrations et légendes. La loi du 11 mars 1957 inter-
dit les copies ou reproductions destinées à une utili-
résumé ne pouvaient figurer les références, sation collective.
Toute représentation ou reproduction intégrale ou
n Gabin témoignages et documents. On peut partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de
Je voudrais signaler à Pierre les trouver dans La Vérité sur la tragédie ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article
L.122-4 du Code de propriété intellectuelle).
Assouline que Jean Gabin des Romanov (Tallandier, 2012). Toute copie doit avoir l’accord du Centre français de
droit de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins,
a joué un autre personnage Les archives Alexeiev d’Ekaterinbourg, 75006 Paris. Tél. : 01 44 07 47 70. Fax : 01 46 34 67 19).
L’éditeur s’autorise à refuser toute insertion qui sem-
historique que Ponce Pilate : publiées après la Perestroïka, qui conservent blerait contraire aux intérêts moraux ou matériels de
la publication. Les nom, prénom(s) et adresse de nos
le maréchal Lannes dans le les négociations conduites entre Radek abonnés sont communiqués à notre service interne et
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Napoléon de Sacha Guitry. pour les bolcheviks et Riezler pour les L’Histoire, sauf opposition motivée.
Dans ce cas, la communication sera
Yves Lecouturier Allemands, apportent notamment de limitée au service de l’abonnement.
multiples confirmations de notre thèse. Les informations pourront faire
l’objet d’un droit d’accès ou de rectifi-
Sauf mention contraire de son Le 20 juillet 1918, soit trois jours après cation dans le cadre légal.
auteur, toute lettre parvenue Commission paritaire
l’exécution supposée de la tsarine et n° 0418 K 83242. ISSN 0182-2411.
à la rédaction de L’Histoire est
susceptible d’être publiée dans de ses filles, elles établissent par exemple : L’Histoire est publiée par
le magazine. Par souci de brièveté « Il faut s’attacher aux dames de la famille Sophia Publications.
Président-directeur général et
et de clarté, la rédaction se impériale qui sont de sang allemand et envisager directeur de la publication : Claude Perdriel.
réserve le droit de ne publier Dépôt légal avril 2017.
un départ libératoire. » © 2017 Sophia Publications.
que des extraits des lettres
sélectionnées. Marc Ferro Imprimerie G. Canale & C., Via Liguria 24,
10071 Borgaro (TO), Italie.
Imprimé en Italie. Printed in Italy.
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6/ On va en parler
U
n aurochs symbolisant le soleil ? On aimerait y immeubles des façades nationaliste contre ses
croire et on ne le prouvera sans doute jamais. néoclassiques avec de opposants, notamment
Mais la découverte récemment annoncée im- fausses colonnades creuses communistes. S’ensuivirent
pressionne. Cette plaquette de schiste gravée il y a en béton cellulaire. Seul 38 années de loi martiale,
14 000 ans est l’une des 45 œuvres à ce jour révélées problème : les façades de 1949 à 1987.
par une fouille dominant la rade de Brest, une zone originales sont souvent des Au début des années 1990,
où l’on connaît encore très peu d’habitats de la fin du chefs-d’œuvre du courant un rapport d’historiens
NICOL AS NAUDINOT – VIKTOR MICEVSKI/PANTHER MEDIA/AGE FOTOSTOCK – MARTIN MANHOFF ARCHIVES, COURTESY OF DOUGL AS SMITH
Paléolithique. Ici, il s’agit d’un camp de chasse installé moderniste qui a façonné commence à lever le tabou.
quand, presque partout ailleurs, l’art des temps gla- le visage de Skopje après Il y aurait eu entre 18 000 et
ciaires s’efface. C’est le symptôme de bouleversements le tremblement de terre 28 000 victimes, dont
sociaux sur fond de réchauffement climatique. Sur le de 1963 qui abattit les trois bien peu ont été reconnues
site breton, les tactiques de chasse ont déjà été réfor- quarts des bâtiments. et indemnisées. Taïwan
mées. Mais les symboles du courant culturel magdalé- Des organisations critiquent a décidé cette année de
nien chronologiquement tout proche sont encore ac- cette politique nationaliste. commémorer l’événement.
tifs, bien que subvertis comme on le voit avec le thème Un nouveau pas vers la
atypique de cette gravure. Juste avant la disparition PlaceRouge clarification ?
de l’art animalier, une révolution idéologique est en F
ilm inédit
cours : en préhistoire, il est très rare que l’archéologie Corse
rende pareil phénomène aussi tangible. Culte de Mithra
Boris Valentin Les archéologues ont
découvert à Lucciana, près
de Bastia, un sanctuaire
consacré à Mithra, divinité
indo-iranienne dont le culte
s’était répandu dans les
Mossoul Hiroshima 9 mars 1953 : les obsèques provinces romaines. Une
A
u British Museum Tourisme de Staline sont filmées en première sur l’île. Ils ont
Le musée londonien a Pour développer le tourisme noir et blanc et montées par aussi daté sa destruction,
lancé un programme de (le cap du million a été Mikhaïl Tchiaoureli pour vers 392, lorsque
formation sur cinq ans pour franchi en 2015), montrer le désespoir des Théodose Ier interdit les
50 archéologues irakiens. Hiroshima va utiliser une Soviétiques. D’un balcon de cultes païens. Une basilique
Le but : leur permettre, application permettant l’ambassade américaine qui paléochrétienne et un
une fois Mossoul libérée, aux visiteurs de se surplombe la place Rouge, baptistère, aménagés
d’évaluer les dégâts et de représenter la ville avant le major Martin Manhoff entre 395 et 410,
sauver ce qui peut l’être. le 6 août 1945. Mettant en réalise lui aussi un court témoignent de l’importance
Les spécialistes sont initiés miroir photos d’époque et film, en couleurs, sans de la communauté
pendant trois mois en d’aujourd’hui, l’application commentaire, retrouvé chrétienne. La Corse aurait
Angleterre à l’imagerie fournit aussi des par hasard dans un ancien bien été une terre
satellite et à la cartographie explications historiques atelier de carrosserie du d’échanges économiques
numérique. en anglais. nord-ouest des États-Unis et culturels intenses.
Hitler Rencontre
Le téléphone rouge
Retrouvé dans le bunker de Géopolitique à Trouville-sur-Mer
Hitler, son téléphone rouge
a été vendu 243 000 dollars Pour la deuxième année leur fondateur, Frédéric
à un enchérisseur anonyme. consécutive se tiendront Encel, huit tables rondes
Frappé d’une croix gammée les 27 et 28 mai auront pour partenaires
surmontée d’un aigle, les Rencontres Sciences-Po Paris,
il accompagna partout le internationales l’Institut français de
Führer et fut donc un là) à Fontainebleau (alors géopolitiques de géopolitique, L’Histoire
instrument de sa politique. que c’était au Clos-Lucé) Trouville-sur-Mer. et Herodote. De grands
Inimaginable en France, sera à nouveau visible au Des intervenants témoins seont présents :
où le Conseil des ventes château d’Amboise, après français et étrangers, le professeur et ancien
volontaires avait fait retirer sa restauration. Œuvre universitaires, diplomate Élie Barnavi
de Drouot en 2013 un de François-Guillaume diplomates, ou l’ancien ministre
costume de déporté. Ménageot, présentée au s’interrogeront sur des Affaires étrangères
Seul un musée, avait-il fait Salon de 1781, reprise « 1917-2017, les Bernard Kouchner.
valoir, peut acquérir ce ensuite par Ingres, elle fait Occidentaux et le Moyen- Hôtel de ville de Trouville.
genre de témoignage. figure d’icône. Elle avait été Orient ». Organisées par Entrée libre.
commandée par Louis XVI
Trèves pour une série de @ Retrouvez toutes les informations sur
M
arx statufié tapisseries des Gobelins www.trouville.fr
Pour commémorer le consacrées à l’histoire de
200e anniversaire de la France.
naissance de Karl Marx Anniversaire
(5 mai 1818), la Chine veut Archéologie
offrir à sa ville natale une Modèle cambodgien
statue du philosophe La restauration d’Angkor Une année avec l’IRHT
allemand, œuvre de l’artiste apparaît désormais comme
L
Wu Weishan. Après un un exemple à suivre par e 7 mai 1937, dans le bu-
débat enflammé, le conseil tous les sites victimes de reau du prix Nobel de phy-
municipal a accepté cet destructions, en particulier sique Jean Perrin, alors
encombrant (6,30 mètres !) consécutives à des conflits. sous-secrétaire d’État à la
cadeau par 42 voix sur Une trentaine de pays ont Recherche scientifique dans le
53 votants. collaboré, depuis vingt-trois gouvernement du Front populaire, fut décidée la créa-
ans, pour sauver et mettre tion d’un Institut de recherche et d’histoire des textes
États-Unis en valeur les vestiges de (IRHT).
Photos 1930 l’ancien Empire khmer L’Institut était d’abord conçu au service des latinistes
L’université de Yale ouvre (ixe-xve siècle) avec une et des textes classiques en se fixant comme objectif
l’accès public à plus de exigence scientifique de d’en rassembler tous les témoins matériels existant de
170 000 photographies, haut niveau, un « bouillon par le monde : une gageure, quand on pense qu’envi-
jusqu’ici conservées dans les de culture constructif » ron 1 million de manuscrits latins du Moyen Age ont
archives gouvernementales. d’après l’expert auprès été conservés. Mais il élargit très vite son champ lin-
Certaines sont dues à des de l’Unesco Pierre-André guistique vers le grec, l’hébreu, l’arabe, le copte, le sy-
célébrités, Dorothea Lange, Lablaude. riaque, les langues romanes, c’est-à-dire l’ensemble
Walker Evans, Arthur des véhicules de la culture écrite du pourtour de la
Rothstein. En cliquant sur Égypte Méditerranée. Il enrichit aussi son éventail discipli-
une carte, on trouve des Statues de pharaons naire avec la codicologie, la paléographie, la diploma-
portraits ou des scènes en C’est dans une friche de tique, l’histoire des bibliothèques, la musicologie, la
rapport avec le lieu, y la banlieue du Caire lexicographie, plus récemment la papyrologie et l’his-
compris dans des régions qu’une fosse, à proximité toire des sciences. Il prit également en compte les dé-
généralement oubliées du temple de Ramsès II, buts du livre imprimé, jusqu’aux environs de 1500,
lorsqu’on évoque la Grande a révélé des restes de et s’étend volontiers à la période contemporaine dès
Dépression, comme l’Alaska statues qui représenteraient qu’entre en jeu l’histoire des collections.
ou encore Hawaï. des pharaons de la L’IRHT fête aujourd’hui son 80e anniversaire ! Il s’ap-
XIXe dynastie (xiiie siècle av. prête, dans un avenir proche, à rejoindre le campus
Amboise J.-C.), Ramsès lui-même Condorcet, dédié aux humanités et aux sciences so-
Le retour de Léonard et Seti II. Ces découvertes ciales. L’Histoire proposera, à partir de son numéro de
Le 2 mai 2017, le célèbre tendraient à montrer septembre 2017, un feuilleton consacré aux travaux
tableau où Léonard de Vinci que le complexe solaire
RMN-GP/DR
de l’IRHT.
rend l’âme dans les bras de d’Héliopolis était François Bougard
François Ier (qui n’était pas gigantesque.
Rendez-vous
I
ntitulée « Du silex au big data », la toute pre-
mière édition de « L’histoire à venir » se déroule
du 18 au 21 mai à Toulouse. Avec près de 60 évé-
nements répartis dans une quinzaine de lieux de
la ville, la manifestation est d’emblée ambitieuse.
Pour réussir ce défi, les membres du comité d’or-
ganisation, Claire Judde de Larivière (université
Toulouse-Jean-Jaurès), Charles-Henri Lavielle
(éditions Anacharsis), Jacky Ohayon (théâtre
Garonne) et Christian Thorel (librairie Ombres
blanches), ont souhaité nouer les fils du savoir
et de sa production avec sa diffusion. « C’est pour
cela, expliquent-ils, que “L’histoire à venir” est à
construire ensemble, dans toute la ville et pour tout
le monde. Nous multiplions les lieux et les formats
pour toucher les publics les plus variés, des familiers
du livre aux amoureux du live, de l’atelier – où l’his-
toire se fait en public – au laboratoire – où les histo-
riens dialoguent à propos de l’objet historique qu’ils
ont posé sur l’établi. »
Signe des temps, les participants ont accepté de
jouer le jeu. Ainsi Patrick Boucheron ouvrira-
t-il la manifestation avec « Écrire l’histoire des
futurs du passé », puis il rencontrera les étu-
diants. Ivan Jablonka, François Hartog, François-
Xavier Fauvelle et Mona Ozouf seront aussi au
rendez-vous.
Rens. : www.lhistoireavenir.eu
Olivier Loubes
L’ÉDITO
3 Société coloniale
FORUM
Vous nous écrivez
4 La mort des Romanov
ON VA EN PARLER
Découverte
Derniers feux de l’art
6
paléolithique en Bretagne
ÉVÉNEMENT
Commémoration
1 2 Marie-Thérèse d’Autriche,
une mémoire européenne
Par Christine Lebeau
« Méconnue, car pas très sexy »
Par Elisabeth Badinter
ACTUALITÉ
Anniversaire
20 Crash du Kangchenjunga : les
archives sortent de la glace !
Par Taline Ter Minassian
32 La croisade,
É dition
22 Chrétien certes,
mais Romain avant tout
une colonisation
Par Maurice Sartre
E xposition
LIVRES
78 « Là où les Nègres
sont maîtres »
de Randy J. Sparks
Par Pap Ndiaye
80 La sélection de « L’Histoire »
Bande dessinée
86 « La Fissure »
de Carlos Spottorno
et Guillermo Abril
Par Pascal Ory
Classique
87 « Les Diverses Familles
spirituelles de la France »
60 La révolution culturelle nazie. de Maurice Barrès
La « nature » comme seule loi Par Michel Winock
Par Johann Chapoutot
Revues
88 La sélection de « L’Histoire »
LEIPZIG, MUSEUM DER BILDENDEN KÜNSTE ; AKG – BNF, RÉSERVE VE-53G-FOL, PAGE 82 – ATHÈNES, MUSÉE NATIONAL ARCHÉOLOGIQUE/DAGLI ORTI/AURIMAGES
SORTIES
Expositions
90 Ciao Italia ! au Musée national
de l’histoire de l’immigration
Par Catherine Brice
92 L’école en Algérie,
l’Algérie à l’école au Musée
national de l’éducation
à Rouen
Par Didrick Pomelle
France Culture
Vendredi 28 avril à 9 h 05
dans l’émission
d’Emmanuel Laurentin,
Rituel En 1741, Marie-Thérèse devient « roi » de Hongrie. Avec la couronne de saint Étienne, elle gravit à cheval le Mont-Royal
à Presbourg (actuelle Bratislava) et brandit son épée qu’elle présente aux quatre coins du monde, jurant de défendre l’intégrité
du royaume et de ses dépendances (peinture anonyme, milieu du xviiie siècle, collection privée).
MARIE-THÉRÈSE
D’AUTRICHE,
UNE MÉMOIRE EUROPÉENNE
Archiduchesse d’Autriche, reine de Hongrie et de Bohême,
impératrice consort du Saint Empire, Marie-Thérèse
d’Autriche a gouverné et modernisé au xviiie siècle un vaste
ensemble de peuples et de territoires. Si l’Autriche fête
cette année les 300 ans de sa naissance, le reste de
l’Europe centrale semble s’en désintéresser. Elle incarne
pourtant la possibilité d’une mémoire commune.
Par Christine Lebeau
L
’ i mp é r a t r i c e M a r i e - célébré cette année par un cycle autant de réincarnations « au-
Thérèse, héritière « de tant d’expositions à Vienne. trichiennes » de la souveraine.
de pays et d’empires », a in- Marie-Thérèse n’avait pour- Le premier, établi de son vi-
carné, de 1740 à 1780, la tant rien à envier aux plus vant, fait de Marie-Thérèse une
souveraineté dans un ensemble grandes souveraines des temps héroïne catholique et un mo-
de territoires qui font au- modernes, d’Élisabeth Ire d’An- dèle à l’usage des collèges re-
jourd’hui partie de douze gleterre à Catherine II de Russie. ligieux. Si l’impératrice-reine
États européens : Autriche, Voltaire, qui conservait l’un de L’AUTEUR n’attire guère la critique, son
Allemagne, Belgique, Croatie, ses portraits dans son château Professeur à règne est associé à un catholi-
l’université
Hongrie, Italie, Pologne, de Ferney, la décrivait comme Paris-I-Panthéon-
cisme intransigeant dans la tra-
Roumanie, Serbie, Slovénie, une « Grande Femme qui excelle Sorbonne, dition de la pietas austriaca1.
Slovaquie, République tchèque. dans l’utile et l’agréable » (Précis Christine Lebeau a Réputée bigote, elle inspire
Elle demeure pourtant mal du siècle de Louis XV, 1768). notamment publié la méfiance des philosophes
connue dans la plupart de ces Encore au début du xixe siècle, Aristocrates et des Lumières. Marie-Thérèse
grands commis à
pays. A Versailles, où sa fille la Biographie universelle de la cour de Vienne, leur rend d’ailleurs la pareille,
Marie-Antoinette a régné, son Michaud la donne comme « la 1748-1791. Le comme lorsqu’elle refuse une
portrait, en habit de deuil, femme la plus intéressante de modèle français pension à Voltaire.
placé depuis 1772 à l’arrière l’univers ». Comment comprendre (CNRS Éditions, C’est surtout sa politique à
1997).
de la chambre de la reine, n’ac- alors cet oubli européen ? l’égard des minorités protes-
FINEARTIMAGES/LEEMAGE – DR
Légendes Cartographie
1804 du défi des guerres na- Florence
Territoire
poléoniennes et de l’efface- perdu GRAND-DUCHÉ DE TOSCANE
ment du Saint Empire) cherche Territoire EMPIRE OTTOMAN
un nouvel équilibre. Celui-ci acquis Mer Adriatique
200 km
passe notamment par la célé-
bration de Marie-Thérèse, la
dernière des Habsbourg et la La maison d’Autriche
fondatrice de la dynastie des Entre1740et1780,Marie-Thérèserègnesurdesterritoiresquineformentpasunensemble
Habsbourg-Lorraine par son d’unseultenant:lesÉtatsdelamaisond’AutrichesesituentàlafoisdansleSaintEmpire,
mariage en 1736 avec François- dansleroyaumedeHongrieouenItalie.
Étienne de Lorraine, grand-duc
de Toscane.
Le dévoilement de sa vie fa- diète de mai 1741, au cours de
miliale permet de contrer le ra- laquelle les magnats hongrois
tionalisme froid de son ennemi offrent « leur vie et leur sang à
le roi de Prusse Frédéric II, l’er- leur roi » (vitam et sanguinem pro
mite de Sans-Souci. Les anec- rege nostro)3, deviendra le pivot
dotes bienfaisantes héritées du règne et l’un des mythes fon-
du xviiie siècle alimentent le dateurs de la double monarchie
marché des gravures : Marie- d’Autriche-Hongrie instaurée
Thérèse donnant le sein à l’en- en 1867. La scène est reprise
fant d’une mendiante dans le dans le décor de l’hémicycle de
parc de Schönbrunn ; Marie- la Chambre haute du Parlement
Thérèse surveillant l’un de ses de Hongrie en 1902.
petits enfants depuis sa table Un homme joue un rôle im-
de travail. L’édition des cor- portant dans la réactivation
respondances familiales four- de sa mémoire : Alfred von
nit l’opportunité de mettre en Arneth. Directeur des archives
VIENNE, MUSEUM KARLSPL ATZ/BRIDGEMAN IMAGES
Schönbrunn, celui de Marie- d’héritiers mâles, les archidu- n’admet pas, elle, de succession
Thérèse, tente de prendre ses chesses. Charles VI succède féminine. Pour la première fois
distances avec l’image de la ainsi à son frère aîné Joseph Ier, depuis lors, le trône impérial
« mère des peuples » déjà en mort sans descendance mâle en peut échapper aux Habsbourg.
usage de son temps et de réin- 1711 et promulgue en 1713 la La mort inattendue de
troduire un peu de maléfice, Pragmatique Sanction qui pri- Charles VI le 20 octobre 1740,
sans doute pour rallier un pu- vilégie sa descendance, mâle et à l’âge de 55 ans, entraîne plu-
blic aujourd’hui indifférent. De femelle, sur celle de son frère sieurs revendications fémi-
« stratège », l’impératrice de- aîné et affirme l’inaliénabilité nines concurrentes, portées
vient un être de pouvoir, ma- des dominations d’Autriche, de par les princes électeurs de
nipulatrice, voire antisémite Bohême et de Hongrie. Bavière et de Saxe, tous
(magazine Profil, 1, 2017).
Dans cette perspective, régler
ses comptes avec le « bon vieux
temps » Habsbourg demeure Aujourd’hui,l’imagedelareine«mèredes
une entreprise autrichienne.
Dans la bibliothèque des bio- peuples»estnuancéepardesvuesplusnégatives.
graphies consacrées à Marie-
Thérèse, un seul historien, le
Destratège,l’impératricedevientunêtre
Français Victor-Lucien Tapié, depouvoir,manipulatricevoireantisémite
L’HISTOIRE / N°435 / MAI 2017
16 / Événement
FRANÇOIS-ÉTIENNE MARIE-THÉRÈSE
MARIE-ANNE JOSEPH
MARIE-
CHRISTINE
MARIE-
ELISABETH
MARIE-AMÉLIE
JEANNE-
GABRIELLE
MARIE-
JOSEPHE
MAXIMILIEN LÉOPOLD
MARIE-
CAROLINE
CHARLES-
JOSEPH
FERDINAND
MARIE-
ANTOINETTE
Descendance Martin Van Meytens a peint quatre versions de ce Portrait de la famille impériale qu’il actualisa au gré des naissances
du couple que Marie-Thérèse forme avec l’empereur François-Étienne. Marie-Thérèse mit au monde 16 enfants dont 10 parvinrent à l’âge
La belle-mère de l’Europe
L
a « maison » désigne d’abord l’espace de l’archiduché 1519. Mariages, principalement entre héritiers espagnols et
d’Autriche, dominé par les Babenberg, puis, à partir du autrichiens, mais aussi traités et testaments qui forment le
xiiie siècle, par les Habsbourg qui le reçoivent en fief. droit privé puis public de la maison, organisent la domina-
Famille et domination finissent par se confondre dans un en- tion familiale en deux branches espagnole et allemande. La
semble à géométrie variable dont la maison d’Autriche est le succession d’Espagne en 1713 au profit des Bourbons remet
nom et que les Habsbourg peuvent « attirer et joindre à l’em- un temps en cause cet édifice. Si Charles VI ne parvient pas à
pire ou à nostre maison d’Austrice » (Ferdinand à son frère ressusciter la monarchie universelle de Charles Quint, il n’en
Charles Quint, 1529). « Tu felix Austria nube » (« L’Autriche devient pas moins roi de Naples et de Sicile en 1714 jusqu’à
se marie quand d’autres font la guerre ») : Maximilien Ier ce que la nécessité de faire reconnaître la Pragmatique
(1508-1519), en épousant Marie de Bourgogne et en rele- Sanction en Europe ne l’oblige à renoncer à ce royaume en
vant l’ordre bourguignon de la Toison d’or, lance une ambi- faveur des Bourbons en 1738. Les mariages européens de la
tieuse politique de mariages qui conduit à la formation de la descendance de l’impératrice-reine Marie-Thérèse doivent
monarchie de Charles Quint, son petit-fils qui lui succède en être compris dans ce cadre et cette ambition. C. L.
deux mariés avec les autour du couple impérial par Pour lier plus fortement le
filles de Joseph Ier, frère aîné les principaux pays (Bohême gouvernement des États hérédi-
de Charles VI, et écartées par et Moravie, Hongrie, Croatie et taires à la couronne impériale,
la Pragmatique Sanction. La Transylvanie, Pays-Bas autri- Marie-Thérèse maintient la co-
guerre de Succession d’Autriche chiens, Milan et Toscane, Tyrol, régence après la mort en 1765
qui éclate en décembre 1740 Silésie) illustrés par leurs produc- de l’empereur François-Étienne
après la prise de la Silésie par le tions et leurs métiers. L’ambition de Lorraine. Elle règne désor-
roi de Prusse Frédéric II et op- est de donner, selon les termes mais avec son fils Joseph II.
pose à l’Autriche et la Grande- du chancelier Kaunitz, une « idée Surtout elle rompt avec la tradi-
Bretagne, la Bavière, la Prusse, de la totalité ». tion des Habsbourg d’Autriche
la France et l’Espagne est aussi Pourtant Marie-Thérèse a en prenant un ministre princi-
une crise impériale : la succes- hérité d’un État encore dynas- pal. Le premier, Friedrich von
sion d’Autriche est l’occasion tique dont les parties n’ont Haugwitz instaure en 1748 un
pour les concurrents tradition- guère de relations entre elles, directoire qui, sur le modèle
nels des Habsbourg de rompre d’une « union monarchique prussien, réunit les chancelle-
le « mariage de l’empire avec d’États aristocratiques » (Otto ries d’Autriche et de Bohême
la maison ». Brunner). Les diverses uni- aux conseils de la guerre, de jus-
Dès le mois de novembre 1740, tés, qui ont chacune leur droit tice et de commerce mais peine
l’archiduchesse Marie-Thérèse d’État, sont dominées par des à fonctionner.
nomme son époux François- noblesses qui contrôlent la fis- Cependant la « centrale » vien-
Étienne de Lorraine corégent de calité, l’administration locale, noise réduit progressivement la
ses États autrichiens. Il ne s’agit la justice et la conscription place des États aristocratiques
pas là d’un aveu de faiblesse, mais militaire. La monarchie com- en fixant à partir de 1748 le
d’une étape pour qu’il puisse être posite doit pourtant soutenir montant de la contribution
ensuite élu empereur. Cet espoir deux guerres européennes, la pour dix ans et en substituant sa
est détrompé par l’élection le guerre de Succession d’Autriche propre bureaucratie à celle des
24 juin 1742 à la couronne im- (1740-1748), puis la guerre de États aristocratiques.
périale du duc de Bavière, sous Sept Ans (1756-1763), sans
le nom de Charles VII. Mais sa parvenir à récupérer la riche
mort en 1745 permet à François- Silésie conquise en 1741 par Grâceàsanombreuse
Étienne de Lorraine d’être fina-
lement élu empereur. Quatre
Frédéric II et dont la perte est
confirmée en 1745.
descendance,elleredonne
ans plus tard, en 1749, Marie- En ce sens, Marie-Thérèse àlamaisondeHabsbourg
Thérèse fonde les Archives de la n’est pas seulement fille et
Maison et de l’État. épouse. Bien qu’impératrice savocationeuropéenne
Grâce à sa nombreuse descen- consort, elle refuse le couron-
dance, Marie-Thérèse redonne à nement impérial car elle entend Le développement de la bu-
la maison de Habsbourg sa vo- se concentrer sur ses Pays. Au- reaucratie constitue bien le
cation européenne. La mise au delà de l’image du monarque principal levier sur les Pays ;
monde de seize enfants (dont bienfaisant, Marie-Thérèse tra- Notes 40 % des anoblis durant le règne
cinq garçons) puis le mariage vaille d’abord à augmenter ses 1. La pietas austriaca de Marie-Thérèse sont des fonc-
caractérise à la fois
de ses filles Marie-Caroline dans ressources et sa marge de ma- la piété propre à la
tionnaires. Même la diète hon-
le royaume de Naples (1768) nœuvre politique. Le Testament famille des Habsbourg groise doit doubler le nombre
et Marie-Antoinette en France politique qu’elle rédige en 1751 (dévotion à l’eucharistie des secrétaires affectés aux cor-
(1770), ou encore l’installa- fustige la duplicité des ministres et à la Croix, piété respondances avec Vienne et les
tion de son beau-frère Charles- qui se comportent comme des mariale), étroitement autres Pays.
liée à la Contre-
Albert de Lorraine, puis de l’ar- « sujets prépotents » et privilé- Réforme, et la L’ascension politique du
chiduchesse Marie-Christine gient leur lien avec les Pays, no- manifestation d’un comte Wenzel Anton de Kaunitz
comme gouverneurs des Pays- tamment bohêmes. pouvoir dont le but marque un tournant. Chancelier
Bas actualisent la gestion fami- En apposant son placet sur est d’installer le règne de la Cour et de l’État à partir
de Dieu sur la Terre.
liale de l’espace européen que tous les actes de gouvernement, 2. H. Leidinger,
de 1753, il écarte Haugwitz.
met en scène la salle des Géants Marie-Thérèse réinvestit la déci- V. Moritz, B. Schippler, Un deuxième schéma de gou-
de la résidence d’Innsbruck, en- sion que les « paladins », hérités Schwarzbuch der vernement est mis en place en
tièrement dédiée à la postérité de son père, semblaient vouloir Habsburger. Die 1761 en pleine guerre de Sept
de Marie-Thérèse. accaparer. Même si son pouvoir unrühmliche Geschichte Ans. Un conseil d’État distinct
eines Herrscherhauses,
continue de dépendre de la né- Vienne, Franz Deuticke, des chancelleries prépare les
Unemonarchiecomposite gociation conjointe des impôts 2003. délibérations. Les chancelleries
La grande galerie du château de et des troupes, Marie-Thérèse 3. Le latin est la langue d’Autriche et de Bohême de-
Schönbrunn commandée par n’en impose pas moins, d’une ré- politique du royaume de meurent fusionnées. Une cour
Hongrie jusqu’en 1844.
Marie-Thérèse en 1760 donne au forme institutionnelle à l’autre, Le mot rex désigne
des comptes est introduite pour
contraire à voir la monarchia aus- un nouveau schéma de gouver- le souverain, quel que encadrer les anciennes institu-
triaca comme la ronde formée nement à ses États. soit son sexe. tions financières.
Le gouvernement de
la monarchie s’ouvre alors aux
L’histoiredeladomination 1751, une cour suprême de jus-
tice pour l’Autriche et la Bohême
idées économiques et finan- delamonarqueautrichienne rend aux sujets de l’impératrice
cières nouvelles, françaises et la possibilité d’un appel au-delà
surtout anglaises. Il expéri- estunemémoireàpartager de la justice des Ordres. En 1768,
mente la Bourse, les emprunts la mise en place de la Constitutio
obligataires et la circulation du Criminalis Theresiana, dans l’es-
papier-monnaie sans parvenir attentivement scrutés en France. prit des Lumières milanaises,
toutefois à créer une banque Des réformes fiscales y sont modère les châtiments.
d’État. L’équilibre financier, si- mises en place, comme le ca-
tuation exceptionnelle dans dastre parcellaire, ou commer- LesLumièressansledire
l’Europe de la guerre de Sept ciales, telle l’union douanière La limitation de la corvée à trois
Ans, est restauré au début des entre l’Autriche et la Bohême. jours maximum par semaine
années 1770 et le thaler d’argent Cette gestion administra- devient en 1775 une urgence en
thérésien émis à partir de 1741 tive hiérarchise l’espace de la raison des crises de subsistances,
est le marqueur de cette prospé- domination de Marie-Thérèse notamment en Bohême, et d’un
rité retrouvée et multipliée par et ne cesse de le remodeler. cycle de révoltes qui touche au-
Note
les créations de manufactures. 4. Joseph
Danube, Drave et Save, traver- tant les pays bohêmes que hon-
Les investissements de l’empe- von Sonnenfels sés par les marchands « grecs » grois. L’influence des idées des
reur François-Étienne dans les fi- (1732-1817), juif et le port franc de Trieste (de- économistes français rencontre
latures, manufactures de draps et converti, franc-maçon et puis 1719), sont les nouveaux ici la volonté de faire pénétrer
faïences permettront d’asseoir la « homme sans préjugé », axes d’une monarchie plus mé- l’État dans la seigneurie.
est l’une des plumes du
fortune familiale des Habsbourg règne de Marie-Thérèse. diterranéenne qu’allemande La compétition pour le
jusqu’en 1918.Les nouvelles ac- Tour à tour professeur qui impulse une active politique contrôle des âmes est également
quisitions des marges comme la de science économique, commerciale en direction des entamée avant le règne person-
Lombardie (1714), le Banat de publiciste et conseiller Régences ottomanes. nel de Joseph II en 1780 à la mort
politique, il prend
Temesvar (1718) ou la Galicie une part active à la
A l’intérieur, la réforme « thé- de sa mère. L’État mais aussi les
(1772), forment à partir de réforme de la procédure résienne » ambitionne de trans- nations trouvent un puissant ai-
1748 autant de laboratoires, judiciaire et du théâtre. former le lien avec ses sujets. En guillon dans la politique scolaire
« Méconnue, car pas très sexy »
Par Elisabeth Badinter
S
i Marie-Thérèse est méconnue, c’est d’abord place un État central puissant, renforce l’armée,
à cause de notre grande ignorance des mo- consolide les finances : tout ce qu’on peut deman-
narques étrangers. De plus, l’iconographie der à un souverain. Et aujourd’hui encore, son titre
n’en donne pas une image très « sexy » ; on voit une de gloire en Autriche est d’avoir imposé l’école pour
grosse dame entourée d’une flopée d’enfants, une tous les enfants, garçons et filles. L’éducation lui te-
sorte de petite reine Victoria, alors qu’elle était une nait en effet à cœur et c’est dans ce seul domaine
reine absolue. Quel contraste avec sa fille Marie- qu’elle a appliqué certains principes des Lumières.
Antoinette, la star des souveraines européennes ! Elisabeth En revanche, elle a exercé une répression inquisito-
Un autre élément jouant contre elle est sa bigote- Badinter a publié riale sur la vie intime de ses concitoyens, créant une
rie, dont toute l’Europe se moquait. On lui reproche un portrait de commission de la vertu qui rappelle les conceptions
aujourd’hui son antisémitisme, citant volontiers sa Marie-Thérèse des talibans… Et dans sa correspondance avec ses
phrase : « Je déteste les protestants mais je hais les d’Autriche, filles, elle se montre étroite, autoritaire, attachée
Le Pouvoir
Juifs. » Cette position était alors très commune. aux pratiques formelles.
au féminin
Et si certains font d’elle l’inspiratrice du maso- (Flammarion, C’est en éditant la correspondance amoureuse de
chisme parce que, au siècle suivant, Sacher Masoch 2016). sa belle-fille Isabelle de Bourbon-Parme avec sa
qui l’admirait beaucoup, conçoit l’humiliation par belle-sœur, l’archiduchesse Marie-Christine, que
la domination féminine comme source de plaisir j’ai été intriguée par ce qu’elle disait d’elle. J’ai ainsi
HÉLÈNE BAMBERGER/COSMOS
sexuel, reconnaissons qu’elle n’y est pour rien. découvert un personnage passionnant, confronté
Certes, elle n’est pas une femme des Lumières, on aux trois angles de sa vie de femme, personnelle,
est loin d’Émilie du Châtelet… Elle n’a rien d’avant- maternelle et politique, sans équivalent chez au-
gardiste et, contrairement à Catherine II, elle dé- cun autre souverain ni chez les reines. En cela, elle
teste les philosophes qui combattent, selon elle, la est très proche des femmes d’aujourd’hui, même si,
religion. Mais c’est une travailleuse acharnée. Elle évidemment, je ne la qualifierais pas de féministe.
modernise son pays, gouverne sagement, met en (Propos recueillis par L’Histoire)
et culturelle de l’impératrice-
reine. La nouvelle législation
sur la censure dès 1752 permet
la publication de L’Esprit des lois
de Montesquieu et du Bélisaire
de Marmontel. De nouvelles
chaires et de nouvelles écoles
sont créées, comme celle de
droit naturel à Innsbruck ou le
Theresianum, académie fon-
dée en 1746 à Vienne, ou-
verte à toutes les noblesses
de la Monarchie. Des bourses
sont distribuées, notamment
en Hongrie, pour susciter la
formation de l’élite d’une mo-
narchie « intégrée ». En 1774,
Marie-Thérèse rend, au moins
sur le papier, les petites écoles
obligatoires entre 6 et 12 ans
en Autriche puis en 1777 en
Hongrie. Et, mesure fortement
symbolique, 24 jours fériés sont Bohême, la conscription reli- parmi les communautés ma- Continuité
dégradés en demi-jours fériés gieuse des paysans du pays de gyares et serbes de Kikinda en En 1950, le portrait
pour permettre aux sujets d’as- Fagaras en 1761 ou l’autorisa- Voïvodine, à Semlin, dans la de Marie-Thérèse
sister à la messe et de vaquer tion de vendre en détail pour quarantaine sur le Danube de- veille le social
à leurs travaux. les marchands turcs à Vienne vant Belgrade, ou à Gorizia, démocrate Karl
Renner, représentant
Le chancelier Kaunitz voulait en 1774 dépendent de la signa- au croisement du Littoral et de
malheureux
mesurer « les effets du gouverne- ture de la souveraine, mais selon l’Esclavonie, d’où sont origi- de l’Autriche-Hongrie
ment dans toutes les parties de la des espaces et des temporalités naires les Cobenzl, ambassa- au traité de Saint-
domination ». Mais l’inventaire à la fois proches et distincts qui deurs et ministres de Bruxelles germain (1919),
des richesses de la Monarchie transcendent les royaumes. à Constantinople. et premier président
réalisé en 1761 n’est encore que Les nations précisément se Ses traces sont partout pour fédéral de la
l’inventaire des caisses des bu- structurent dans ce cadre ad- qui sait les voir. L’impératrice- Deuxième République
reaux caméraux dont les reve- ministratif et intellectuel com- reine Marie-Thérèse n’est pas d’Autriche.
nus appartiennent en propre à mun. Vienne dans cette pers- un lieu de mémoire transnatio- Les bougies autour
l’empereur. pective n’est pas la capitale qui nal, mais elle révèle une mé- du cercueil rappellent
la présentation du
Au début des années 1770, domine et accapare l’espace im- moire européenne partageable
corps de l’empereur.
Marie-Thérèse ordonne de périal, mais une sorte d’échan- au-delà des divisions. n
numéroter les maisons à des geur commun à l’ensemble.
fins de recensement mili- En 1780, la nouvelle de la mort
taire. L’opération prend dix de la souveraine est d’abord ac-
POUR EN SAVOIR PLUS
ans sans rencontrer d’hosti- cueillie avec incrédulité. Mais
lité. Sans doute la population les oraisons funèbres, y compris
E. Badinter, Le Pouvoir au féminin. Marie-Thérèse
mâle échappe-t-elle en partie protestantes, commémorent un d’Autriche, Flammarion, 2016.
au comptage, mais les militaires règne et un temps « qui ne sera D. Beales, Joseph II. In the Shadow of Maria Theresia,
reçoivent à cette occasion de plus jamais semblable »4 (Joseph 1741-1780, Cambridge University Press, 1987.
nombreuses pétitions, notam- von Sonnenfels). L’histoire de la D. Do Paço, L’Orient à Vienne au xviiie siècle, Oxford,
ment contre les excès de corvée. domination de Marie-Thérèse Voltaire Fondation, 2015.
L’ordre de la souveraine au vil- est une mémoire à partager. C. Lebeau, Aristocrates et grands commis à la cour
lage permet de contourner l’au- Si les États voulaient s’en sou- de Vienne. Le modèle français, CNRS Éditions, 1997.
torité seigneuriale et d’en appe- venir, elle devrait s’écrire dans B. Stollberg-Rilinger, Maria Theresia. Die Kaiserin
ler directement au souverain, la seigneurie de Frydlant (ac- in ihrer Zeit. Eine Biografie, Munich, C. H. Beck, 2017.
dans la révolte ou la pétition. tuelle République tchèque), V.-L. Tapié, L’Europe de Marie-Thérèse, Fayard, rééd.,
FRITZ KERN/ÖNB/INTERFOTO/AKG
Crash du Kangchenjunga :
les archives sortent de la glace !
Le Boeing 707 d’Air India s’écrase au sommet du mont Blanc
le 24 janvier 1966. Aujourd’hui la fonte du glacier livre
des documents d’une importance peut-être exceptionnelle.
Par Taline Ter Minassian*
M
Sac de courrier ission exploratoire documents relatifs aux grandes microcosme du zoroastrisme
Ci-dessus, à gauche : dans le cadre d’une questions géopolitiques des an- contemporain. Cette religion
photographie du lieu enquête de terrain nées 1960 ? Par quels détours antique, longtemps dominante
du crash en 1966. sur les archives de la une historienne de l’URSS et du en Perse avant d’être persécutée
A droite : en 2012, guerre froide. Archéologie gla- Moyen-Orient se retrouve sur la par les monothéismes triom-
un sac de courrier
ciaire en rapport avec le crash du route de Chamonix, au pied du phants chrétien et islamique, est
diplomatique
parfaitement conservé vol 101 d’Air India (1966). » glacier des Bossons, à la re- aujourd’hui minoritaire en Iran ;
a été retrouvé dans le C’est ainsi que j’ai libellé une de- cherche des vestiges du mais les zoroastriens sont égale-
glacier et remis mande d’ordre de mission à l’in- Kangchenjunga, le Boeing 707 ment présents en Inde où leurs
officiellement aux tention de l’administration de d’Air India qui s’est pulvérisé au ancêtres – les Parsis, littérale-
autorités indiennes. l’Institut national des langues et sommet du mont Blanc le ment les « Persans » –, fuyant la
civilisations orientales (Inalco) 24 janvier 1966 ? conquête musulmane en Perse
à l’automne 2016. Par quelle Intéressée par le rôle des mi- (633-651), ont trouvé refuge
coïncidence la fonte glaciaire norités au Moyen-Orient, j’ai pour demeurer fidèles à leur
peut-elle conduire au dégel de choisi de me plonger dans le foi. C’est à un Parsi en particulier
Chrétien certes,
mais Romain avant tout
Penser que le religieux explique tout est une erreur.
Autant dans la Syrie actuelle que dans la Rome antique.
Par Maurice Sartre*
P
armi les erreurs magis- récemment Jean-Pierre Filiu, et Vincent Zarini, une fois passé
trales qui interdisent aux combien de chrétiens, le temps des écrits néotestamen-
Européens et Américains d’alaouites, de Kurdes à l’origine taires (ier siècle), des œuvres
de comprendre les maux du nationalisme syrien, com- chrétiennes variées nous font
du Proche-Orient contempo- bien d’entre eux sont morts ou assister à la naissance d’une
ROME, MUSEO NAZIONALE ROMANO - DEAGOSTINI/LEEMAGE
rain, de très nombreux spécia- ont été persécutés pour leur Église, d’une religion et d’une lit-
listes dénoncent inlassablement combat en faveur de l’indépen- térature. L’innovation est certes
la façon dont les politiques ana- dance du pays au temps des considérable, à terme, mais,
lysent la situation en termes ex- Ottomans ou des Français ? pour ceux qui auraient tendance
clusifs de communautarisme re- Toutes choses étant égales, à placer d’emblée les chrétiens
ligieux. En isolant chrétiens, à cette vision communauta- en marge de la société, le dé-
druzes, alaouites ou autres – et riste se rattache un certain type menti qu’apportent des hommes
en définitive les sunnites eux- d’histoire du christianisme, au- comme Clément de Rome,
mêmes – au sein de la société sy- jourd’hui dépassé chez les sa- Irénée de Lyon ou Tertullien
rienne, on en vient à négliger vants mais toujours vivant chez est cinglant. S’ils créent de fait
que leur identité est d’abord les fidèles, qui a donné des chré- quelque chose de nouveau
constituée par leur apparte- tiens au sein de l’Empire romain – car il s’agit bien d’une reli-
nance à une seule nation : la l’image d’une minorité cou- gion nouvelle, malgré l’antério-
Syrie. Comme l’a rappelé pée du reste de la population. rité du judaïsme –, c’est avec les
L
’Allemagne, on l’ignore recherches passaient inaperçus grande de l’héritage colonial (es-
souvent, a aussi été une en RFA, où l’on se débattait avec sentiellement autour de la ques-
puissance coloniale. De l’héritage d’un passé plus récent tion du génocide) : rencontre en
1884 à 1919, le IIe Reich et plus lourd, celui de la Shoah. 2007 entre les associations na-
allemand a possédé plusieurs Et quand, outre-Rhin, on dénon- mibiennes et les descendants
territoires en Afrique (Togo, çait le colonialisme, c’était avant du général von Trotha (qui avait
Cameroun, Sud-Ouest africain tout celui des autres. émis l’ordre d’extermination des
– aujourd’hui Namibie, Tanzanie Herero et Nama), restitution en
et Rwanda – et Afrique orientale Génocide herero et nama 2011 puis en 2014 de crânes he-
– actuel Burundi), en Chine Toutes ces certitudes furent rero et nama qui avaient été en-
(comptoir de Kiautschou) et ébranlées en 2004, lors du cen- voyés à Berlin à des fins « scienti-
dans l’océan Pacifique (en tenaire du massacre perpétré fiques », négociations bilatérales
Nouvelle-Guinée et aux Samoa). contre les Herero et les Nama entre Berlin et Windhoek, la ca-
C’est sur cette histoire que re- dans le Sud-Ouest africain al- pitale namibienne, en cours, etc.
vient une grande exposition or- lemand 2, aujourd’hui consi- Plusieurs questions subsistent
ganisée par le Musée historique déré comme le « premier géno- cependant : celle de la recon-
allemand de Berlin (« Deutscher cide du xxe siècle ». Bénéficiant naissance officielle du génocide
Kolonialismus », jusqu’au 14 mai d’une couverture médiatique et celle des réparations – deux
2017). Cette exposition, la pre- sans précédent, l’événement fut demandes auxquelles les auto-
mière d’une telle ampleur en l’occasion de nombreuses céré- rités allemandes ont systémati-
Allemagne, apparaît comme monies en Allemagne. Surtout, quement refusé d’accéder.
le 14 août 2004, lors d’un dé- De récents événements
placement en Namibie pour les tendent à accélérer le proces-
Quand, outre-Rhin, on dénonçait commémorations de la bataille sus des négociations. Jusqu’à
de Waterberg qui, le 11 août présent, l’Allemagne avait tou-
le colonialisme, c’était avant 1904, marquait le début de la jours affirmé qu’on ne pou-
tout celui des pays voisins campagne d’extermination, la
ministre de la Coopération éco-
vait parler de « génocide » pour
le cas herero, ce concept de
nomique et du Développement droit international ne pouvant
une consécration du long renou- Heidemarie Wieczorek-Zeul s’appliquer selon elle qu’à la
veau historiographique sur le présenta des excuses. Une dé- Shoah et aux génocides posté-
colonialisme allemand. Et marche encourageante, mais rieurs aux années 1940. La re-
comme un pas supplémentaire insuffisante pour les associa- connaissance du génocide des
vers la prise de conscience par le tions des descendants herero et Arméniens de l’Empire ottoman
grand public d’un lourd passé nama, mobilisées depuis des an- (1915), votée par résolution
Notes colonial. Alors que d’autres pays nées afin d’obtenir la reconnais- au Bundestag en juin 2016, a
1. Cf. M. Perraudin, européens faisaient face au choc sance officielle de ce crime. En néanmoins contraint le gouver-
J. Zimmerer, Allemagne, ce discours fit sensa- nement allemand à abandon-
de la décolonisation, l’Alle-
German Colonialism
and National Identity, magne dépossédée en 1919 de tion : il signait le retour de l’his- ner cet argument et à annoncer
New York. Londres, ses territoires outre-mer, est toire coloniale allemande sur la en juillet 2016 qu’il présenterait
Routledge, 2011. longtemps restée en proie à une scène publique. bientôt des excuses officielles,
2. Cf. J. Kotek, « amnésie coloniale »1. Les histo- Depuis, actions politiques tout en précisant qu’il resterait
« Afrique : le génocide
oublié des Herero », riens de la RDA avaient beau et gestes symboliques se suc- inflexible sur les réparations.
L’Histoire no 261, étudier le colonialisme alle- cèdent, allant dans le sens d’une Pour autant, l’Allemagne n’est
janvier 2002, pp. 88-92. mand, les résultats de leurs reconnaissance toujours plus pas près de clore ce sombre
Répression Le soulèvement des Herero et des Nama a été réprimé dans le sang. Cette photo
du début du xxe siècle montre des prisonniers enchaînés par les troupes coloniales allemandes.
Excuses
L’ancienne ministre
de la Coopération
économique et
du Développement
Heidemarie
Wieczorek-Zeul
demande pardon aux
peuples herero et
nama lors d’un voyage
en Namibie en 2004.
Dérision
Datée du début
du xxe siècle, cette
statuette campe
un colon portant
ULLSTEIN BILD/AKG – GERBERT WIEBKE/AP/SIPA – BERLIN, DEUTSCHES HISTORISCHES MUSEUM
l’uniforme et le
chapeau traditionnels.
dossier de son histoire : un re- c’est toute l’histoire coloniale al- d’héroïnes des guerres d’indé-
cours a été déposé contre elle en lemande qui s’impose dans l’ac- pendance africaines. Cette ini-
janvier 2017 devant le tribunal tualité politique et diplomatique tiative n’a suscité aucune po-
de New York par deux associa- du pays. Sans pour autant offrir lémique. Est-ce le signe que la
tions herero et nama, pour ten- de réel débat public. Certaines question de l’héritage colonial
ter d’obtenir gain de cause dans associations locales, à Berlin, reste trop peu abordée dans la
la question des réparations. Munich, ou ailleurs, tentent vie publique et politique alle-
néanmoins d’encourager des mande ? Certains, à gauche,
L’appel au débat initiatives. C’est le cas de la notamment le journal social-
De plus, il semblerait que Berlin Postkolonial, qui a obtenu démocrate Vorwärts, organe
d’autres de ses ex-colonies que plusieurs rues du quartier du SPD, souhaiteraient l’ins-
cherchent à suivre l’exemple de Berlin-Wedding soient rebap- tallation d’un débat. Mais, à
namibien : le gouvernement tisées en mai 2017. Nommées quelques mois des élections fé-
tanzanien entend exiger des ex- d’après des explorateurs ayant dérales de septembre 2017,
cuses et des réparations pour œuvré à la colonisation afri- cette controverse reste absente
les violences et crimes commis caine allemande (comme la de la campagne des principaux
en Afrique orientale, notam- Petersallee, la Nachtigalplatz candidats. n
ment lors de la révolte des Maji- ou la Lüderitzstrasse), elles
Maji en 1905. Progressivement, devraient recevoir le nom * Agrégée d’histoire
1902,
les catholiques sont dans la rue
Depuis La Manif pour tous en 2012, l’Église reviendrait en politique.
C’est oublier de grands précédents. Dont le défilé de 1902.
Par Magali Della Sudda*
« Mères de
famille »
Réunies place
de la Concorde,
le 27 juillet 1902, les
« mères de famille »,
qui désignent en fait
différents groupes
catholiques et
nationalistes, tentent
ensuite, en marge de
la manifestation, de
se rendre au ministère
de l’Intérieur pour
remettre une pétition.
L
’Église serait de retour en par le « récit » sur la « sécularisa- dans un contexte de scandales
politique. Du côté de l’ins- tion » de la société. politiques et dénonçaient la ré-
titution, l’épiscopat s’est La visibilité de groupes d’ins- publique parlementaire, peu de
prononcé récemment en piration catholique doit se com- mouvements catholiques reven-
rappelant les catholiques à leur prendre à l’aune des transforma- diquent la mémoire des manifes-
devoir dans la cité1. Du côté des tions de l’Église. La mobilisation, tations contre la loi Savary pour
fidèles, la médiatisation très in- initiée par des laïcs, a emprunté la défense de l’école libre (1984).
tense des manifestations de le répertoire de l’action collec-
2012 et de 2013 contre le ma- tive de gauche pour interpel- Contre la loi Waldeck-
riage pour tous, puis, il y a peu, ler les pouvoirs publics, notam- Rousseau
le succès à la primaire de droite ment l’occupation de la rue par Aujourd’hui, les mots d’ordre
du candidat François Fillon, la manifestation. autour de la défense de l’enfant
soutenu par Sens commun, un Cette pratique n’est pas nou- et de la famille des manifesta-
groupe politique issu de La velle à droite. Elle fait cepen- tions de l’année 2012 entrent
Manif pour tous, soulignent la dant l’objet d’investissements en résonance avec un autre ras-
présence de catholiques dans mémoriels différents. Si l’Action semblement organisé par les ca-
ROGER-VIOLLET
l’espace public. Ce qui apparaît française commémore encore tholiques en réaction aux effets
comme une résurgence étonne à aujourd’hui les cortèges du 6 fé- de la loi Waldeck-Rousseau de
la mesure du succès rencontré vrier 1934 qui se sont déroulés 1901 sur la liberté d’association.
réunions politiques. Le 23 juil- portant doit réduire les troubles diquer 500 000 membres en
retrouver le sens
let, des affrontements émaillent à l’ordre public et la confronta- du politique, Bayard- 1914 et autour de 1 million en
les expulsions de religieuses des tion entre forces de l’ordre et Cerf-Mame, 2016 1933, au moment de la création
écoles congréganistes ; elles manifestants des deux bords. et J.-L. Pouthier, de l’unique Ligue féminine d’ac-
sont suivies de contre-manifes- La « délégation » de dames ar- « L’Église revient tion catholique française. n
en politique ! »,
tations d’« églantinards », terme rive sur la place de la Concorde. L’Histoire n° 430,
péjoratif désignant les socia- La baronne René Reille, décembre 2016, * Chargée de recherche CNRS à
listes, qui portent une fleur ou épouse et mère de députés, pp. 28-29. Sciences Po Bordeaux
Slimane Zeghidour
RetourenKabylie
Ce grand reporter, ayant fait le tour du monde, revient dans son
dernier ouvrage, sur son enfance lors de la fin de l’Algérie française.
Par Élie Barnavi*
J
SES DATES
e connais Slimane Zeghidour depuis bientôt spécialiste. Lui ne se donnera jamais le ridicule
trente ans. Françoise Cibiel, notre éditrice et de le proclamer ; moi, j’ai pu le vérifier à propos
1953, 20 septembre amie commune, m’avait fait lire La Vie quo- de mon pays.
Naissanceà tidienne à La Mecque, de Mahomet à nos Mais c’est le début de ce passage qui offre la
El-Ouldja,petite
Kabylie(Algérie).
jours, et la lecture du livre m’a donné envie de clé de ce qu’il deviendra : « Et si j’ai fui mon bled
1957 Ilquitteson rencontrer l’homme. Je l’ai vu régulièrement de- [en juillet 1962, après la proclamation de l’indé-
villageetgrandit puis. Il est vite devenu un ami, ce qui rend la pendance de l’Algérie] sans rien au ventre si ce
danslecampde tâche d’en dresser le « portrait » aisée et délicate n’est la peur d’être tué, équarri à la hache ainsi que
regroupement tout à la fois. l’avait été mon oncle Larbi, j’y retourne un demi-
d’Erraguène. Aisée, car, à force de le fréquenter et de le lire, siècle plus tard avec la hantise, la même, d’avoir
1962 Départdela j’ai fini par avoir l’impression de le connaître. la tête tranchée par un couteau, au fond d’un tail-
famillepourAlger. Délicate, car l’épaisseur humaine du personnage, lis. Aujourd’hui, j’ai tenu à ce que le taxi qui m’a
1974 ArrivéeàParis la sympathie qu’il dégage, sa capacité d’écoute et acheminé depuis Jijel s’arrête net là, au lever du
pourétudierle son formidable sens de l’humour rendent vaine jour, à l’endroit où jadis mon petit pas d’enfant a
journalisme.
1989 La Vie
toute prétention à « l’objectivité ». basculé d’un univers à l’autre, quand ma mère m’a
quotidienne Sa fiche biographique nous apprend qu’il est hélé pour sauter dans la voiture sur le départ, en
à La Mecque, né le 20 septembre 1953 en Kabylie, dans un vil- route pour l’inconnu. »
de Mahomet à lage de montagne nommé El-Ouldja, qu’en 1974
nos jours (Hachette). il s’est installé à Paris, où il a entamé une carrière « Le pire et le meilleur de la France »
1993 L’Homme qui d’illustrateur pour Libération et Pilote, avant de Car tout s’est noué là-bas, en Kabylie, où Slimane
voulait rencontrer devenir grand reporter (Le Monde, Le Nouvel est né quelques mois avant la Toussaint rouge de
Dieu(Gallimard). Observateur, Géo, Télérama, El Pais, La Vie), qu’il 1954 qui marque le début d’« événements » que
2017 Sors, la route a été chargé de cours à Sciences Po à Menton et la métropole refusera longtemps de reconnaître
t’attend. Mon village à Poitiers, et qu’il est aujourd’hui éditorialiste à pour ce qu’ils furent : une guerre atroce. Sors, la
en Kabylie, 1954-
1962(LesArènes).
TV5 Monde. Un journaliste de terrain en somme route t’attend se lit comme le prologue d’une vie
dont le travail est nourri par l’érudition de l’histo- d’homme. Irrésistiblement, on songe au Premier
rien, la curiosité de l’anthropologue et la culture Homme de Camus – même misère, même ar-
du lettré féru d’art et de littérature. rière-fond de violence, même expérience libéra-
Un passage de son dernier livre, Sors, la route trice de l’école, même, surtout, figure lumineuse
t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962 (Les d’une mère qui arme son fils d’un amour à jamais
Arènes), résume son aventure de globe-trot- protecteur. « Sors, la route t’attend » est l’ordre
ter : « Je reviens aujourd’hui [au bled] avec mes affectueux que sa mère lui intime lorsqu’il com-
Pataugas fétiches Aigle, qui m’ont toujours gardé mence à fréquenter l’école.
les orteils au sec, de la cordillère des Andes aux Mais il se lit aussi comme un livre d’histoire
piémonts du Pamir en passant par l’Amazonie, croisée de la France et de l’Algérie, dans le va-
le Soudan, New York et Samarkand, La Mecque et-vient entre l’aventure d’un individu et le ré-
et Jérusalem, le cercle polaire et la Sibérie. » Non cit des grands événements sur lesquels il n’a pas
seulement Slimane Zeghidour a été partout où il de prise mais qui ont scellé son destin. Ce gamin
dit avoir été, mais, à force d’y retourner, de s’en venu au monde « au Néolithique », le voici pro-
imprégner, d’en assimiler les langues, les mœurs pulsé au xxe siècle par la grâce d’une armée d’oc-
et les coutumes, il en est devenu un authentique cupation qui détruit son habitat et le jette avec les
Frôlerlamortl’arendu
capabledefairefaceàla
peurdanslescirconstances
lesplusinvraisemblables
ce soit. […] Dès lors, la vérité, s’il n’y en a qu’une,
n’est pas à situer dans un improbable “juste mi-
lieu” entre les protagonistes. » Il veut comprendre,
pas juger, il entend saisir le ressort intime de la
haine qui fait se jeter les uns contre les autres
des hommes qui vivent depuis un siècle côte à
côte, et il croit le trouver dans le refus du métis-
sage. Car « qu’est-ce un voisinage qui met à l’index
l’amour, une coexistence, une mixité qui interdit le
mariage mixte, un mélange qui refuse le brassage ?
Voilà tout le drame de l’Algérie française, l’alpha et
l’oméga de son impasse ».
Non qu’il n’ait des convictions fortes, et qu’il
sait défendre. Mais il comprend que la barba-
rie commence là où la division entre « nous » et
« eux » est telle qu’on n’aperçoit plus l’homme
derrière le masque uniforme de l’ennemi. Pour
ses yeux d’enfant, l’« ennemi » a parfois le doux
sourire de Mme Cabanal, son institutrice du
camp de regroupement, ou le clin d’œil du bi-
dasse-instituteur qui lui demande presque par-
don de l’avoir puni…
siens dans un « camp de regroupement », mais C’est ce regard qu’il va poser sur tous les
aussi l’instruit dans l’école républicaine ouverte théâtres de conflit qu’il a « couverts », et il en
dans ce même camp : « D’une main la torture, de est peu où il ne se soit pas rendu. D’avoir sur-
l’autre l’écriture, l’or et la rouille, le sang et l’encre, vécu à sa fratrie puis frôlé tant de fois la mort l’a
la plume et le poignard, le jour et la nuit, avec, entre rendu, non imperméable à la peur, mais capable
l’une et l’autre, un simple repli de djebel ; l’avers et le de lui faire face dans les circonstances les plus
revers d’une même médaille, soit, en même temps et invraisemblables. Ainsi, dans les Territoires pa-
tout d’une pièce, le pire et le meilleur de la France. » lestiniens, il a choisi un jour de se rendre dans
En effet, une fois chassé de son gourbi, il n’est l’une des colonies les plus extrémistes, là où sa
plus en Algérie mais en France ; « Car, si l’em- profession et un nom comme le sien ne prédis-
pire français s’étire de la Corrèze au Zambèze, posent pas à la bienveillance. Il a fallu que l’ar-
la République “une et indivisible” s’étend, elle, mée vienne l’en extraire.
de Dunkerque à Tamanrasset, pas un empan de Et c’est aussi, sans doute, dans l’expérience du
plus ni de moins. Géographie équivoque s’il en est, camp qu’il a puisé la conviction un peu naïve que
puisque, aujourd’hui encore, je ne peux m’empê- chez tout ennemi il y a une part d’humanité. Dans
cher d’éprouver un moment d’hésitation chaque les Territoires toujours, son taxi arabe l’ayant
fois que je dois remplir la case “pays de naissance” abandonné n’importe où, il s’est fait mettre en
d’un formulaire. Si j’indique “Algérie”, c’est vrai joue par un soldat d’un checkpoint. Il a continué
mais inexact ; si j’opte pour “France”, c’est exact d’avancer, les bras en croix et un sourire figé aux
mais caduc ; et si je mentionne “Algérie française”, lèvres. Le soldat a fini par baisser son arme. Un
c’est plus précis mais un peu ringard... » autre aurait poursuivi son chemin sans deman-
Pas à pas, il démonte les paradoxes de cette der son reste. Pas Slimane Zeghidour : « Nous ne
Algérie française où la métropole rate toutes les pouvions pas en rester là, lui et moi. » Il a donc en-
occasions qu’elle se donne avant que la colonie ne gagé la conversation et il s’est avéré que l’Israélien
s’émancipe de son emprise que pour en subir une était originaire d’un patelin en Russie où Slimane
autre, faite maison. Sur les acteurs de cette tragé- avait noué des amitiés. Ils ont fini par échanger
die, au sens ancien, grec, du terme, il pose un re- leurs adresses, se sont serré la main. Derrière le
PIERRE HYBRE/MYOP
gard compatissant, aussi loin de la récrimination masque de son tueur potentiel, Slimane avait su
que de l’autoflagellation : « J’aspire plus à saisir Sors, la route t’attend. voir un frère en humanité. n
les ressorts intimes du drame qu’à en établir l’in- Mon village en Kabylie,
ventaire des atrocités, et, à cet égard, je n’ai nulle- 1954-1962, Les Arènes, * Professeur émérite d’histoire de l’Occident
ment l’intention de dédouaner ni d’accabler qui que 2017. moderne à l’université de Tel-Aviv
Lavictoireenchantant
Remporter l’élection est-elle synonyme de fête ? Pas toujours.
Tout dépend du contexte et de la personnalité du lauréat.
L’AUTEUR
Conseiller de
la direction Par Michel Winock
de L’Histoire,
Michel Winock
a récemment
réédité son
ouvrage sur
Les Élections
présidentielles
en France, 1965-
2012 (Perrin,
« Tempus », 2016).
Il publie La France
républicaine
(Robert Laffont,
« Bouquins »,
2017).
Bastille La liesse gagne la place après l’élection Fouquet’s Nicolas Sarkozy célèbre son élection
de François Mitterrand en 1981. en 2007 avec les hommes d’affaires et les copains.
L
e 10 mai 1981, sur le coup de 20 heures, à différent. En 1995, le maire de Paris réussis-
peine la victoire de François Mitterrand an- sait un redressement irrésistible face à son ami
noncée, le premier secrétaire du PS invita Édouard Balladur. Il bousculait son rival de parti
les Parisiens à se rendre dare-dare et en au premier tour et Jospin au second, parvenant
masse à la Bastille pour fêter ce jour de joie : « On pour sa troisième tentative à conquérir l’Élysée.
a gagné ! » A pied, à Mobylette ou en voiture, c’est Un succès ambigu car le vainqueur avait fait cam-
une ruée bruyante vers la colonne de Juillet. pagne sur un slogan de gauche – la « fracture so-
Klaxons, pétards, feux de Bengale, et les rires qui ciale » – et était soutenu par une équipe hété-
fusent, et les bras tendus qui font le V de la vic- roclite où voisinaient des gaullistes de gauche
toire. A la Bastille, chanteurs et personnalités de comme Séguin, des pragmatiques comme Juppé
gauche, Michel Rocard, Jean-Pierre Cot, se suc- mais aussi des libéraux purs et durs comme
cèdent devant une foule en liesse. L’alternance a Madelin. Chirac l’avait emporté par son style et
DOSSIER n«Uneinstallationfaitepourdurer»p. 34
n GodefroydeBouillon,lecolonisateur?p. 39
n Unnouvelartdelaguerrep. 43
nCequenousapprendl’archéologie.Dusucreetdeschâteauxp. 48
n LestombesdeChâteau-Pèlerinp. 52
n LaliquidationdesÉtatslatinsd’Orientp. 54
La croisade,
une colonisation
comme les autres ?
L A HAYE, KONINKLIJKE BIBLIOTHEEK ; FINEARTIMAGES/LEEMAGE
Pour Jérusalem ! Sur ce plan dessiné vers 1200, la Ville sainte est représentée dans le monde qui s’organise autour d’elle, composé
de villes, d’églises et de campagnes. En son cœur, le Saint-Sépulcre (le tombeau du Christ) est un cercle dans le cercle – ce qui lui confère
une charge symbolique importante. En dessous, des templiers, reconnaissables à leur croix rouge, chassent des hommes hors de Jérusalem.
« Une installation
faite pour durer »
Quelques Occidentaux, une population indigène majoritaire… le scénario semble
bien connu : c’est celui des colonisations depuis plusieurs siècles. Pourtant on parle
là des États latins d’Orient, nés des croisades. Le modèle peut-il leur être appliqué ?
L’analyse de Benjamin Kedar, grand historien israélien.
L’Histoire : Les croisés, partis d’Occident Les sources médiévales hésitent sur le nom à
à la fin du xie siècle pour libérer donner aux terres concernées par la conquête.
Jérusalem et les Lieux saints, y fondent Le pape parle de l’Ecclesia orientalis, l’Église
ce qu’on appelle les États latins. d’Orient – et ce pour désigner l’Église latine éta-
De quoi s’agit-il ? blie en Orient, et non l’Église grecque ortho-
Benjamin Kedar : Effectivement, répon- doxe. D’autres l’appellent Terra hierosolymi-
dant à l’appel du pape Urbain II en 1095 de- tana (terre de Jérusalem), ou encore terre des
puis Clermont, plusieurs dizaines de milliers élus. Au total, l’appellation Terra sancta (Terre
L’AUTEUR d’hommes et de femmes partent sur les routes de sainte) devient de plus en plus courante. Mais
Benjamin Kedar est l’Orient pour aller libérer les Lieux saints, à com- ceux qui refusent de la désigner par ce carac-
professeur émérite mencer par Jérusalem, dont les croisés s’empa- tère sacré l’appellent Palestine, le terme clas-
d’histoire à
rèrent le 15 juillet 1099. La ville libérée, l’objec- sique, géographique et non religieux, pour la
l’université
hébraïque de tif principal est accompli : restait à décider, pour ramener à sa juste mesure, car tout le monde
Jérusalem. celles et ceux qui s’étaient lancés dans ce pèle- en Occident n’est pas enthousiasmé par les croi-
Rédacteur en chef rinage armé, s’ils y demeuraient ou s’ils repar- sades (cf. p. 45)1.
de la revue Crusades, taient. La plupart s’en allèrent ; mais d’autres, Enfin, pour définir ce royaume, il ne faut pas
il est notamment
l’auteur de Franks, qui avaient abandonné leurs terres avant leur négliger la place paradoxale de Jérusalem : elle
Muslims and départ, comme le fameux Godefroy de Bouillon est le centre sacré par excellence, celui d’où est
Oriental Christians (cf. p. 39), s’y établirent et fondèrent un royaume né le christianisme ; mais elle se situe à l’écart
in the Latin Levant: durable pour protéger la Terre sainte. Ce fut le du cœur de l’Europe latine. L’histoire offre plu-
Studies in Frontier
royaume de Jérusalem. sieurs exemples similaires de centres en position
Acculturation
(Ashgate, 2006). Plusieurs États sont nés de la croisade : le périphérique : ainsi de La Mecque et Médine, par
comté d’Édesse et la principauté d’Antioche rapport aux villes les plus peuplées du monde
en 1098 (cf. p. 36), le royaume de Jérusalem islamique, comme Bagdad ou Le Caire. Au
ERVIN SCHENKENBACH/CC-BY-SA-3.0
en 1099 et le comté de Tripoli en 1102. C’était xiie siècle, Pedro Alfonsi, un Juif converti au
en fait la première possession outre-mer des christianisme, fait d’ailleurs le parallèle lorsqu’il
Européens, lesquels ne s’étaient jusque-là éten- évoque dans les mêmes termes les pèlerins chré-
dus que sur le continent (vers l’est ou en Espagne, tiens en route vers Jérusalem et les pèlerins mu-
par exemple). Mais c’est dans le royaume de sulmans en chemin pour La Mecque. J’ai tou-
Jérusalem que la majorité des croisés s’installe. jours pensé qu’il y avait là une question cruciale :
C’est pour cela que la question de la colonisation l’existence de ces centres sacrés, très importants
s’y pose le plus clairement. mais difficilement accessibles.
Noirs et Blancs Sur cette miniature, tirée d’une histoire des croisades écrite au xive siècle, des sarrasins, à gauche, représentés
selon l’usage d’alors avec des visages noirs, rencontrent des Francs, aux visages blancs. A certains égards, c’est bien une société coloniale,
bicolore, qui se met en place suite aux croisades et aux installations de Francs au Levant.
Comment s’organise la société MOT CLÉ ses sujets, mais il n’est pas leur roi, et jamais il
du royaume de Jérusalem après Croisade n’essaie de se présenter comme tel. Cette divi-
la conquête ? Leterme,issudulatin sion a été mise en avant par certains historiens,
Dès le départ le royaume présente une division médiévalcrucesignatus comme l’Israélien Joshua Prawer (1917-1990)
tranchée entre les conquérants, numériquement (signédelacroix), et le Français Claude Cahen (1909-1991), qui
minoritaires, et les conquis. La population pales- n’apparaîtqu’au pensaient que le royaume de Jérusalem était
tinienne, en effet, était largement restée sur place xiiiesiècleetresterare. une société bicolore, scindée entre conquérants
– à l’exception de quelques villes d’où les Francs Onparleplutôt et conquis. Prawer est même allé jusqu’à par-
expulsèrent les résistants. Cette division claire de«voyagevers ler d’apartheid2 ! Mon élève Ronnie Ellenblum
THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
distingue ce territoire de l’Europe occidentale. Jérusalem»oude a plus récemment proposé une fracture : non
«voyaged’outre-mer».
En Espagne, où les chrétiens côtoient aussi pas entre les Latins et les autres habitants,
Leshistoriens
d’autres peuples, le roi est le roi de tous, à distinguenthuit mais entre les chrétiens (latins et orientaux) et
tel point que, à la mort du roi de Castille croisadesentre1095 les musulmans.
Ferdinand III en 1252, sa vie est commémorée et1270,maislesflux Pour ma part, je pense qu’il y a de nombreux
par des inscriptions en quatre langues : latin, verslaTerresainte contacts entre toutes ces populations : Francs,
castillan médiéval, arabe et hébreu. A l’inverse, furentenvéritépresque musulmans et chrétiens orientaux. Même si
le roi de Jérusalem a pour titre rex Latinorum : permanents. la division politique entre les Latins et le reste
le roi des Latins. Les autres habitants sont certes de la population est bien définie, des
DATES CLÉS
1095 LepapeUrbainII
Les États latins d’Orient
appelleàlacroisade
depuisClermont.Les Melitène
premiersdépartsont SULTANAT SELDJOUKIDE DE ROUM
lieul’annéesuivante.
Gargar
Marash COMTÉ D’ÉDESSE
1098 Prised’Antioche (1098-1144)
parlescroisés. Samosate
BohémonddeTarente Adana Rumkalat
endevientprince. Édesse
Tarse Birejik
EMPIRE BYZANTIN
1099 Prisede Turbessel Sanuj
Jérusalem.Godefroy
Alexandrette
deBouillonprend
latêtedunouveau
«royaumede
Antioche Harim
Alep
Jérusalem».Retouren Port Saint-Siméon PRINCIPAUTÉ
up
D’ANTIOCHE
E
Occidentdebeaucoup h ra t e
(1098-1268) Raqqa
dechevaliers.
Laodicée
Apamée
1100Mortde
GodefroydeBouillon. Famagouste Margat Césarée
Chypre
BaudouinIer,sonfrère, Émèse
devientroide Tortose Montferrand
Jérusalem. COMTÉ DE TRIPOLI Crac des Chevaliers
(1102-1289)
Homs
1118 Fondationde Tripoli Arcas
l’ordreduTemplepour te
on
protégerlespèlerins
Or
parlescroisés.
an
Damas
Lit
CALIFAT FATIMIDE
laprised’Édessepar Route commerciale terrestre
Crac de Montréal
lesTurcs.Elleéchoue.
Flux de produits rares
(lire la suite page 56)
Co
ra
i
50 km
l,
pe
rle
s
LepremierÉtatlatinànaîtreestlecomtéd’Édesse,en1098:ens’alliantaveclesArméniens,désireuxdesedébarrasserdesTurcs,
BaudouindeBoulogneimposepetitàpetitunnouveaumodèlepolitiqueinspirédumodèleféodaloccidental.Lamêmeannée,
BohémonddeTarentes’installeàAntioche.LaprisedeJérusalemenjuillet1099accoucheduroyaumedeJérusalem,d’aborddirigé
parGodefroydeBouillon(1099-1100)puisparsonfrère,déjàcomted’Édesse,quidevientBaudouinIerdeJérusalem.Lecomte
deTripoli,BertranddeToulouse,doitrecouriràcedernierpourassurersonpouvoir–larésistancelocaleyestplusforte.Autotal,
leroideJérusalemacquierttrèsviteunepréséance,voireunesuzeraineté,surl’ensembledesÉtatslatins.C’estdanssonroyaume
quelesFrancssontplusnombreuxetmènentunepolitiquedecolonisationausensmédiévalduterme.
influences réciproques existent : on MOTS CLÉS a trente ans à ce sujet, mais il reste encore beau-
trouve des mariages avec des princesses armé- coup à faire !
niennes et byzantines, et à un niveau plus mo- Francs Surtout, l’histoire des croisades demeure bien
deste, on rencontre sans cesse des cas de ma- Al’époque, trop souvent une histoire des conquérants, lar-
leshabitantsdunord
riage et de conversion. etducentredela
gement dérivée des écrits de Guillaume de Tyr
Un exemple d’échanges parmi beaucoup Franceetdesrégions et d’autres auteurs rédigeant en latin ou en an-
d’autres : une de mes élèves, Iris Shagrir, a étudié francophonesvoisines. cien français. Il est très tentant de s’appuyer
les prénoms des habitants du royaume latin. Elle PourlesByzantinsetles sur ces sources, mais elles sont lacunaires, et il
a montré que certains noms de saints – Jean ou musulmans,l’ensemble faut faire œuvre de détective pour combler les
Pierre – se sont répandus en Orient bien plus tôt despopulationsde trous. C’est plus difficile que de tout puiser di-
qu’en Occident. Elle propose de l’expliquer par le l’Occidentlatin. rectement chez Guillaume de Tyr et ses conti-
nombre de mariages avec des chrétiennes autoch- nuateurs français, mais on a fait beaucoup de
tones, qui choisissaient des noms de saints prédo- Latins progrès en la matière.
minant chez les chrétiens d’Orient. Membresdel’Église
latine,partiedel’Église
Ces influences se nichent dans tous les do- chrétienneoùlalangue
Plus globalement, quel rôle
maines : les chroniques mentionnent notamment cultuelleestlelatin. le royaume de Jérusalem joue-t-il
la transmission aux Latins de la poste par pigeons Sedistinguentdes dans l’histoire des contacts entre
voyageurs, de techniques de fortification ou encore chrétiensd’Orient. les mondes chrétien et islamique ?
de l’usage des bains. Ainsi, on a découvert jusqu’à Les conséquences de ces conquêtes sont mani-
présent vingt bains dans le royaume de Jérusalem. Poulain festes dans l’histoire des rapports entre les deux
L’archéologue britannique Cedric Norman Johns Francnéetétablien cultures. En réaction aux croisades, le Proche-
a entièrement exhumé l’un de ces bâtiments dans Terresainte.Leterme Orient a connu sous les Mamelouks une intolé-
les années 1930, mais à son époque on connais- estsouventutilisépar rance religieuse à l’égard des chrétiens d’Orient
sait mal les bains islamiques, et il ne s’est donc pas lesauteursoccidentaux et, pour prévenir une nouvelle conquête, la des-
demanièrepéjorative.
aperçu que ces bains leur étaient absolument iden- truction des fortifications côtières (cf. Julien
tiques ! Dans mes travaux, je compare quatre plans Loiseau, p. 54).
de bains islamiques et chrétiens et l’on voit que ce En Europe, on s’en souvient surtout comme
sont exactement les mêmes3. d’une grande épopée, une image véhiculée au-
Mariage à Édesse jourd’hui encore par des films et des programmes
Quelle est la place des minorités Baudouin de Boulogne, télévisés qui racontent l’aventure de dizaines de
dans l’Orient latin ? devenu comte milliers d’individus traversant l’Europe pour
Peu d’études ont porté sur les minorités – même d’Édesse en 1098, conquérir Jérusalem – et qui y parviennent contre
reçoit l’hommage
si elles étaient sans doute démographiquement toute attente. On se souvient du film à succès de
des Arméniens, qui
majoritaires. Joshua Prawer avait déjà rédigé un représentent la majorité
Ridley Scott, sorti en 2005, Kingdom of Heaven.
livre sur la place des Juifs. Emmanuel Sivan s’est de la population de Certains voient le royaume de Jérusalem comme
penché sur les musulmans d’Orient réfugiés ; la ville. Il épouse un exemple de mérite chrétien ; d’autres, depuis
Johannes Pahlitzsch sur les Grecs et les Syriens. d’ailleurs Arda, fille d’un le début du xxe siècle, comme un prototype de co-
Moi-même, j’ai travaillé sur les musulmans et les seigneur arménien, pour lonialisme, d’impérialisme. Deux versions bien
samaritains. On en connaît donc bien plus qu’il y s’assurer leur soutien. discutables à mon avis.
PICTURES FROM HISTORY/AKG
DANS LE TEXTE
Godefroy de Bouillon,
le colonisateur ?
Portrait de celui qui abandonna ses terres pour répondre à l’appel du pape et
qui devint le premier « roi de Jérusalem ». Et une légende dès le xiie siècle.
I
l avait eu bien du mal à faire de Charlemagne devenu roi de
sa place dans le tissu aristo- Jérusalem ! Les anecdotes sont
cratique de l’ancienne nombreuses où sa force est mon-
Lotharingie. A presque trée, comme celle où il coupa un
40 ans, Godefroy mit toutefois en Turc en deux d’un seul coup d’épée.
gage jusqu’à son pays de Dans une autre, un chef arabe lui
« Bouillon », dans les Ardennes, aurait lancé un défi : celui d’égor-
hérité de sa mère Ida – par la- ger un chameau à la peau dure avec
quelle il était un descendant de son glaive. Godefroy exécuta le
Charlemagne. C’est que l’appel du chameau, comme s’il brisait le plus
pape mettait les aristocrates occi- fragile des objets. Tous ces récits
dentaux face à un dilemme inédit. firent que Godefroy trouva pleine-
Partir délivrer Jérusalem avait ment sa place, au xive siècle, parmi
beau être leur devoir, beaucoup les « neuf preux », ces chevaliers
craignaient de laisser leur do- idéaux, aux côtés de Charlemagne
maine – ils savaient bien que le et du roi Arthur.
voyage serait long, et que le retour Faut-il tout laisser du côté de la
n’était guère assuré. Pour les rois légende pour autant ? Pas sûr. S’il
l’argument était tout trouvé : leur se méfia certainement plus qu’on
mission était de diriger leur ne l’a écrit de ses vassaux, il stimula
royaume et ses habitants, à eux bien la colonisation via un autre
confiés par Dieu, et non de se lan- acteur : l’Église, et notamment
cer dans une guerre si lointaine. l’ordre du Saint-Sépulcre, auquel
La première croisade fut donc il donna un nombre considérable
l’œuvre de barons comme de domaines près de Jérusalem.
Robert II, comte de Normandie et Force surhumaine Godefroy tuant un chameau Ce que l’on ne peut pas nier, non
Godefroy de Bouillon, duc de (chronique de Guillaume de Tyr, xiie siècle). plus, c’est qu’il resta – là où, lors
Basse-Lotharingie. des débats pour savoir à qui devait
Si Godefroy vendit ou mit en gage force. Il était aussi réputé d’une grande revenir la direction des nouveaux États,
ses terres, situées entre le royaume de piété, celle qui le conduisit à refuser de les comtes de Normandie ou de Flandre,
France et le Rhin, c’était d’abord pour fi- porter le titre de roi. Selon un texte de par exemple, n’avaient de cesse qu’ils ne
nancer son expédition. Sur place, il fal- juillet 1099, il lui aurait préféré celui fussent rentrés en Occident. Godefroy
lait pouvoir acheter des vivres, rempla- d’« avoué », c’est-à-dire de protecteur : comprit aussi que les premiers croisés
cer les armes et les chevaux, disposer de le royaume de Jérusalem appartenait au étaient trop peu nombreux pour domi-
fonds en cas de rançons ou pour les be- Christ – ou, par voie de conséquence, au ner seuls et il chercha des accords avec
soins diplomatiques. Les historiens ont pape – et il ne pouvait en être qu’un bras certains chefs musulmans. Tout en ga-
parfois cru que Godefroy n’avait pas l’in- armé, protecteur et administrateur. rantissant les routes commerciales, il
tention de revenir. Reste que la mise en évitait leur coalition. Il fallait aussi ga-
gage du pays de Bouillon à l’évêque de Un croisé modèle rantir l’accès aux ports, pour accueillir
Verdun mentionnait bien la possibilité Même s’il ne régna qu’un an, les chro- les nouveaux pèlerins, qui formèrent
d’un retour après la croisade. niqueurs puis les historiens lui ont at- très vite le gros de ceux qui s’instal-
Dans cette aventure incertaine et gri- tribué beaucoup. Au xiie-xiiie siècle, lèrent aux côtés des « poulains », ces
sante, il entraîna un grand nombre de on dit qu’il avait doté le royaume d’un descendants des premiers Francs arri-
ses vassaux. Ils atteignirent Jérusalem code législatif, les Letres dou Sepulcre ; vés. Godefroy mourut le 18 juillet 1100 :
en juin 1099, près de trois ans après qu’il avait partagé le royaume entre en moins d’un an, il fit finalement peu ;
BNF, FRANÇAIS 22495
leur départ. Godefroy fut l’un des pre- ses vassaux ; qu’il était, selon son épi- c’est certainement pour cela qu’on lui at-
miers à poser le pied dans la ville. Il faut taphe, « la terreur de l’Égypte et l’effroi des tribua beaucoup – la légende devait bien
dire que son talent militaire était grand : Arabes et des Perses ». L’Occident s’était compenser la brièveté du règne.
Guillaume de Tyr, au xiie siècle, célé- enthousiasmé pour ce croisé modèle Fabien Paquet
brait déjà ses victoires, son astuce et sa qui n’était pas moins qu’un descendant Université de Caen-Normandie
L
es sources ne permettent pas toujours de dote comme parfaitement chrétienne. Or, l’his-
saisir du premier abord les influences in- torienne orientaliste Annemarie Schimmel a
terculturelles. Ainsi en est-il de l’histoire montré qu’elle avait pour origine la vie d’une
rapportée par le chroniqueur français Joinville sainte soufie de Bassora, Rabia al-Adawiyya, ce
dans sa Vie de saint Louis à la fin du xiiie siècle : que le dominicain savait… mais avait dissimulé.
Note un dominicain croisa à Damas une femme avec Plus intéressant encore, cette histoire n’appa-
4. L. Hartz, The Founding un fagot en feu dans une main et un pichet d’eau raît dans les sources arabes qu’après les écrits
of New Societies: Studies dans l’autre. Elle avait l’intention d’éteindre les de Joinville : le dominicain avait capté cette tra-
in the History of the United flammes de l’enfer et de mettre le feu au para- dition orale avant qu’elle ne soit mise par écrit
States, Latin America,
South Africa, Canada,
dis, car elle refusait que l’on ne fasse le bien dans le monde islamique. Connaître les diffé-
and Australia, Harcourt, que par crainte d’un châtiment et dans l’espoir rentes cultures en présence est le seul moyen de
Brace & World, 1964. d’une récompense. Joinville rapporte l’anec- comprendre de tels cas. B. K.
indélébile ; très vite, j’ai été fasciné par cette com- comme eux, ils sont destinés à disparaître comme
binaison d’éléments matériels et abstraits – l’idéo- a disparu le royaume latin… Cette idée est très
logie et sa transcription dans la pierre et l’espace. forte dans la littérature populaire, dans les films
J’ai donc consacré mon mémoire de master aux où, notamment, la figure de Saladin joue un
idées de mission et de croisade en général. Puis rôle prépondérant. Si on demande à des éco-
j’ai été envoyé à l’université de Yale : pour éviter liers arabes ce qu’ils pensent de lui, ils répondent
l’endogamie intellectuelle, l’université hébraïque qu’un jour quelqu’un chassera les Juifs comme
envoyait en effet ses étudiants à l’étranger, surtout naguère Saladin avait chassé les croisés. On a
en France ou au Royaume-Uni. J’ai été le premier espéré un temps que Nasser serait le nouveau
à partir aux États-Unis, où j’ai travaillé sous la di- Saladin, puis Sadam Hussein…
rection de Roberto Lopez sur l’histoire de Gênes En réaction à cette attitude, on trouve dans le
– plus précisément sur l’impact de la crise éco- discours politique israélien un nombre impor-
nomique du xive siècle sur la mentalité des mar- tant de références aux croisades. L’ancien pré-
chands. Je n’ai pas abandonné mon intérêt pour sident Shimon Peres avait ainsi fait l’inventaire
Gênes, mais, dès mon retour à Jérusalem, je me de ce qui distinguait les Israéliens des croisés,
suis concentré de plus en plus sur les croisades… avec l’idée que les premiers devaient apprendre
des erreurs des croisés et réussir là où ces der-
Y a-t-il une école d’histoire niers avaient échoué.
des croisades israélienne ?
Oui et non. A cet égard, la figure de Joshua Prawer
(cf. ci-dessous) est très importante : c’est grâce à
« Je crois que seul le terme de
lui que ce sujet est aussi bien connu en Israël. Ce colonisation est parfaitement justifié,
n’était pas évident, car, quand il a commencé,
beaucoup de Juifs associaient les croisades à l’his- parler de colonialisme est inutile »
toire des persécutions, ce n’était donc pas un sujet
très populaire… Mais Joshua Prawer a insisté et Je me méfie de tous ces discours, qui mobi-
il a montré tout l’intérêt de combiner étude des lisent l’histoire à des fins politiques. Avraham
textes et archéologie – il est à l’initiative des pre- Burg, par exemple, qui est une figure impor-
mières fouilles d’archéologie médiévale en Israël. tante de la gauche israélienne et un ancien pré-
Une démarche que j’ai choisi de poursuivre. sident de la Knesset, affirmait qu’il fallait ap-
S’il existe une école d’histoire des croisades is- prendre aux enfants à explorer le pays pour bien
raélienne, elle n’est à mon sens ni très rigide ni le connaître, car sa méconnaissance par les croi-
très unifiée, et il importe de dire tout de suite sés aurait causé leur perte – ce qui est un non-
qu’elle est très bien connectée aux chercheurs sens. De même, un haut fonctionnaire du minis-
des autres pays. Certaines lignes de force s’en dé- tère de la Santé a dit un jour que nous devions
gagent : la plupart de ses travaux se concentrent être très stricts sur l’hygiène, car les croisés, né-
ainsi sur le royaume de Jérusalem. Ce n’est pas gligents, auraient été frappés de diarrhée sévère
mon cas : je me suis certes intéressé à Jérusalem, à la bataille de Hattin, ce qui aurait causé leur
mais également à Tripoli et Antioche, et, aussi, à défaite : encore une histoire inventée !
l’organisation des croisades en Occident.
Car, comme l’a souligné l’historien britan-
nique Jonathan Riley-Smith, mort en 2016, le
grand danger dans l’histoire des croisades est de
disjoindre deux champs : l’histoire des croisades
et de leur organisation d’une part, et l’histoire Joshua Prawer, le pionnier
de l’Orient latin d’autre part. Or, on ne peut pas,
L
par exemple, comprendre Guy de Lusignan sans ’œuvre de Joshua Prawer prouve à quel point
s’intéresser à sa famille en Europe. De même, les l’histoire des croisades est indissociable, en
migrations incessantes entre Orient et Occident Israël, du thème de la colonisation. Élève du
obligent à prendre en compte les deux aires : spécialiste de l’impérialisme Richard Koebner, il
l’Orient latin est une partie du monde latin, que voit, le premier, dans la société croisée les pré-
l’on ne peut étudier à part. mices de l’expansion colonialiste européenne.
Dans son ouvrage polémique The Latin Kingdom
Au-delà des historiens, comment les of Jerusalem: European Colonialism in the Middle
Israéliens considèrent-ils les croisades ? Ages (1972), il dépeint ainsi une société coloniale
C’est une question délicate, notamment à cause fondée sur le refus de l’assimilation culturelle
de l’importance qu’ont les croisades dans la pen- et sur une ségrégation de la population musul-
sée politique et la propagande arabes. Depuis le mane qu’il va jusqu’à qualifier d’apartheid. Malgré son rôle pionnier,
début du xxe siècle, les Arabes présentent les sio- son œuvre est aujourd’hui contestée : l’analyse des influences intercul-
nistes comme les héritiers des croisés : comme turelles relativise la fermeture de la société et l’étude de l’implantation
eux, ils sont venus d’Occident, ils occupent un franque montre que les Latins pratiquaient l’agriculture et se mêlaient
pays et en ont soumis les habitants et surtout, aux musulmans. C. F.
étaient venus. […] Le sionisme n’est pas un voyage de croisés, il est le re- tion : il demeure tant d’endroits à fouiller, en Israël,
tour d’une nation à sa source, à sa patrie, à son destin.” mais aussi en Jordanie, en Syrie, au Liban ! n
Shimon Peres, David et sa fronde, Stock, 1971, pp. 283-285. (Propos recueillis par Julien Loiseau,
traduits par L’Histoire.)
Un nouvel art de
la guerre
La dimension sacrée des croisades fait trop souvent oublier qu’elles ressemblent
à toute guerre. Et que, en retour, deux siècles de confrontation ont transformé
les cultures militaires occidentale et orientale.
Le soldat sarrasin Il est reconnaissable, sur cette miniature Le soldat croisé Heaume, cotte de mailles, épée droite
tirée du Roman de Godefroy de Bouillon (xive siècle), à son turban. et écu de gueules au lion rampant : le chevalier croisé apporte en
Il brandit son cimeterre, ce sabre à la lame courbée réputé pour ses Palestine l’armement traditionnel et l’héraldique des combattants
effets dévastateurs sur le champ de bataille. Mais on ne retrouve pas occidentaux. Attention toutefois : les charges redoutables des
ici les petits boucliers ronds et les arcs courbés que les cavaliers cavaliers lourds devaient moins leur efficacité au tranchant de
kurdes et turcs portaient jusqu’au cœur de la mêlée. leurs épées qu’à la force de pénétration de leurs longues lances.
G
uerre particulière en ce qu’elle Syrie du Nord, ainsi que sur les chrétiens d’Occi-
était théoriquement d’abord dent qui s’installaient en Terre sainte à l’occasion
menée au nom de la religion, de leur pèlerinage ou des nouvelles croisades. Ils
la croisade est née de l’appel s’en remirent aussi aux ordres religieux militaires,
du pape à Clermont en no- notamment les Templiers et les Hospitaliers qui,
vembre 1095. Pendant deux à partir du milieu du xiie siècle, assumèrent une
siècles, le Proche-Orient fut le part croissante de la défense des États latins.
théâtre de guerres nombreuses pendant les- L’AUTEUR Enfin, ils surent tirer profit de leur intégration
quelles les belligérants de chaque partie firent Chargé de recherches rapide au paysage géopolitique proche-oriental.
au CNRS,
évoluer leur manière de faire la guerre. Les com- Abbès Zouache En effet, les souverains musulmans les consi-
bats et la rencontre de différentes traditions mili- est l’auteur dérèrent tout autant comme des adversaires que
taires accélérèrent le processus de professionna- d’Armées et comme des partenaires, n’hésitant pas, au be-
lisation des armées entamé au Proche-Orient combats en Syrie, soin, à s’allier avec eux. Car, malgré les impréca-
de 491/1098 à
avant la première croisade. 569/1174.
tions des hommes de religion, ils ne firent jamais
Même si les Byzantins intervinrent ponctuel- Analyse comparée du djihad le seul axe de leur politique. Saladin
lement en Syrie, les guerres des croisades oppo- des chroniques lui-même consacra autant d’efforts à combattre
sèrent d’abord des armées musulmanes et latines. médiévales latines et des musulmans que des Francs.
Au cours de sa longue marche vers Jérusalem, arabes (Ifpo, 2008).
l’armée franque évolua. Au départ, elle était for- Une nouvelle donne
mée de contingents hétéroclites et peu cohésifs, Comme pendant toute guerre, combats, trêves et
mais, au moment de la conquête de Jérusalem et alliances locales ou à plus grande échelle se succé-
de la victoire face aux Égyptiens près d’Ascalon, le daient. Les chrétiens d’Occident n’agirent pas dif-
12 août 1099, les troupes avaient appris à s’unir féremment après leur arrivée au Proche-Orient. A
dans le combat. l’issue de la troisième croisade, Richard Cœur de
Cette évolution explique largement leur réus- Lion finit par signer une trêve avec Saladin, et c’est
site, même s’il ne faut en rien minimiser l’impor- par la négociation que Frédéric II parvint, en 1229,
tance de l’aspiration religieuse qui les portait ou à obtenir la restitution temporaire de Jérusalem.
l’aide, en particulier logistique, des Byzantins puis A dire vrai, les Francs n’avaient guère le choix,
des chrétiens orientaux. Il faut dire, aussi, que les les musulmans se faisant de plus en plus pres-
premiers croisés formaient une masse d’hommes sants après l’installation de Zangi, le gouverneur
comme on n’en avait plus vu depuis longtemps en (atabeg) de Mossoul, à Alep, en 1127. En 1154,
Syrie. A leur arrivée, des rumeurs angoissantes Chevalier son fils Nur al-Din, qui lui avait succédé dans
y circulèrent, ce dont témoignent les exagéra- Le soldat traditionnel cette ville, s’établissait aussi à Damas. La réunifi-
tions des chroniqueurs arabes : ils évoquent, tel du Moyen Age chrétien cation de la Syrie musulmane par Nur al-Din puis
l’Alépin Al-Azimi, plusieurs centaines de milliers (lettrine du xiie siècle). celle de l’ensemble du Proche-Orient par Saladin
d’hommes. En réalité, il semble qu’une centaine (1171-1193) consacrèrent définitivement la su-
de milliers de femmes et d’hommes avaient pris périorité des musulmans désormais en mesure
la croix lors de la première croisade (1095-1099), de faire reculer les Francs.
dont plusieurs dizaines de milliers de combat- Nur al-Din était non seulement capable d’en-
tants, et parmi eux autour de 10 000 chevaliers. tretenir une armée d’une trentaine de milliers de
Même s’il est difficile, sinon impossible, de savoir soldats professionnels ou semi-professionnels,
combien parvinrent à Jérusalem, de tels chiffres mais aussi de se relever rapidement des défaites
étaient considérables pour l’époque. Surtout, au- qui lui étaient infligées. Ainsi, le chroniqueur du
cun des émirs de Syrie n’était en mesure de réunir xiiie siècle Ibn al-Adim affirme qu’au lendemain
un tel nombre de soldats. de sa défaite de la Bocquée, en 1163, Saladin
La Syrie était alors politiquement morcelée et « envoya des messages à Alep et à Damas, fit venir
militairement affaiblie. Les Fatimides égyptiens argent, vêtements, tentes, armes et chevaux, [qu’il]
qui contrôlaient le sud du pays avaient dû se re- donna aux soldats en remplacement de tout ce qui
plier sur Le Caire sous la pression des Turcs seld- leur avait été pris. Alors l’armée redevint comme si
joukides. Quant à ces derniers, ils étaient surtout elle n’avait pas subi de déroute ».
occupés à consolider leur pouvoir à Antioche, Même s’ils furent capables d’envoyer des
Alep, Homs, Hama ou Damas. Divisés et inca- corps expéditionnaires en Égypte, dans les an-
DR – THE BRITISH LIBRARY BOARD/LEEMAGE
pables de s’unir contre les nouveaux arrivants, nées 1160, les Francs ne disposaient pas d’un tel
ils durent s’en remettre au maître de Mossoul, potentiel. Un temps, les campagnes de Saladin,
Karbuqa. Mais, minée par les divisions, l’armée qui les écrasa à Hattin en 1187 et s’empara de
de coalition qu’il dirigeait fut battue par les croi- Jérusalem quelques mois plus tard, semblèrent
sés devant Antioche, le 28 juin 1098. même sonner le glas du royaume de Jérusalem,
Au début du xiie siècle, d’autres armées venues qui fut réduit à peau de chagrin. Mais, recentrés
d’Orient vinrent affronter les Francs en Syrie. sur les côtes syro-palestiniennes et ponctuelle-
Toutes échouèrent, même si les Francs étaient ment soutenus par de nouvelles croisades, les
minoritaires. Ceux-ci s’appuyaient sur les chré- États latins survécurent. Le coup de grâce leur fut
tiens orientaux, en particulier les Arméniens en porté par les Mamelouks (cf. Julien Loiseau, p. 57).
C
ontrairement à une idée répandue, les jus- légitime défense – les musulmans s’étant empa-
tifications de la croisade ne vont pas de rés de territoires chrétiens. Il n’en demeure pas
soi pour tous les hommes du Moyen Age. moins que la croisade s’accorde mal avec l’impé-
Les pratiques de certains croisés, belliqueux et ratif christique d’amour et de non-violence. Le
avides, n’hésitant pas à attaquer d’autres chré- pape Gélase, vers l’an 500, pose clairement la sé-
tiens, sont bien entendu condamnées, y com- paration entre le glaive spirituel du clergé et le
pris par le pape, et les défaites successives ren- glaive physique de l’empereur. Comment justi-
forcent ces critiques. Certains millénaristes fier dès lors l’existence d’ordres militaires, fonda-
refusent par ailleurs la croisade car ils espèrent mentaux dans la survie des États latins d’Orient,
la victoire de l’Antéchrist, aux côtés des musul- quand le statut ecclésiastique est normalement
mans, pour hâter la parousie – le second avène- incompatible avec le port des armes ? Certains
ment du Christ. C’est toutefois, plus fondamen- religieux vont jusqu’à voir dans la croisade une
talement, l’idée même d’une croisade violente adaptation chrétienne du djihad, condamnée
AISA/LEEMAGE
par amour du Christ qui pose problème. avec lui, par opposition à l’évangélisation par la
Les adeptes de la croisade s’efforcent de la justi- parole censée, depuis les apôtres, répandre le
fier : ils affirment qu’il s’agit d’une guerre juste de christianisme. Martin Aurell
Les Francs élevèrent des forteresses lancer des projectiles très lourds se générali-
sèrent progressivement au xiie siècle. Les pro-
toujours plus puissantes, comme le grès de l’artillerie entraînèrent des transforma-
célèbre crac des Chevaliers tions de l’architecture militaire, qui devint plus
monumentale. Par exemple, dès le règne de Nur
al-Din (1146-1174), Shayzar, en Syrie centrale,
fut munie de tours saillantes et d’un glacis censés
dans la principauté d’Antioche. Elles mieux la protéger des assauts des chrétiens. Ces
avaient aussi très tôt incorporé des turcopoles, derniers n’étaient pas en reste : ils élevèrent des
dont les sources ne permettent pas toujours de forteresses encore plus puissantes dont le crac
savoir s’il s’agissait de chrétiens orientaux ou de des Chevaliers est l’exemple le plus connu.
musulmans convertis. Ils formaient une cavale- L’activité de construction des Francs ne répondait
rie légère que les armées séculières et celles des probablement pas toujours à une volonté de créer
ordres militaires, qui sont le mieux documentées, des lignes défensives mûrement réfléchies. Ils s’ap-
utilisaient comme éclaireurs et comme archers puyèrent largement sur des fortifications préexis-
montés, même s’ils pouvaient aussi, si nécessaire, tantes, susceptibles de les abriter et de contrôler
charger à la manière des chevaliers francs. les régions agricoles et les nœuds de communica-
La guerre atteignit aussi un haut degré de tion : ainsi, dans le comté de Tripoli, ils jalonnèrent
technicité. Elle était de plus en plus une affaire de places fortes le couloir reliant la haute vallée
de spécialistes, notamment sur mer. Les flottes de l’Oronte aux plaines de Tripoli et de Tartous.
chrétiennes, en particulier italiennes, domi- L’importance de la guerre de siège témoigne
naient la guerre maritime – une suprématie que de la prégnance, chez tous les belligérants,
les musulmans tentèrent parfois de contester,
mais sans réel succès. Les efforts des Fatimides
égyptiens puis de Saladin, qui tenta de recons-
truire une flotte de guerre susceptible de mettre
en échec les croisés, ne furent guère couronnés
de succès ni suivis d’effet.
L
’engouement pour les croisades n’est pas l’apanage de l’Occident : au
Proche-Orient, elles attirent dès le Moyen Age l’attention de lettrés et
d’hommes de religion… Ces textes inscrivent généralement les croi-
sades dans une double temporalité : celle des déferlements successifs de
conquérants redoutables sur le Proche-Orient et celle de l’affrontement
séculaire entre musulmans et chrétiens. Les Francs y apparaissent comme
les héritiers des Byzantins, et leurs ennemis turc et kurde comme ceux des
premiers musulmans.
Les historiens occidentaux des croisades connaissent depuis longtemps
les sources arabes mais ne les étudient encore que trop rarement pour
elles-mêmes. En outre, ils méconnaissent souvent l’historiographie ré-
cente arabe, qui est pourtant dynamique. Des livres de qualité inégale
sont publiés. Certains sont peu détachés des enjeux du présent et parfois
influencés par une rhétorique islamiste. Cependant, des travaux de qualité
sont à signaler, comme la biographie de Saladin par Munis Awad (2008). Armes du djihad Une arbalète dissimulée dans
Un des enjeux des prochaines années sera d’écrire une histoire partagée un bouclier. Ce traité d’armement destiné à Saladin,
des croisades, qui, en accordant une importance égale à toutes les sources, l’année même de sa reconquête de Jérusalem (1187),
conduise à confronter tous les regards et tous les savoirs. A. Z. propose de nouvelles armes pour repousser les croisés.
d’une culture défensive. Même si les batailles Toutes les sources concordent : la mêlée et plus
d’envergure furent plus nombreuses au Proche- généralement les combats étaient une épreuve
Orient qu’en Europe à la même époque, elles terrible qui abîmait les corps. La documentation
n’étaient engagées qu’en dernière nécessité. archéologique, iconographique et textuelle té-
Les chefs de guerre craignaient plus que tout moigne de la violence des coups qui étaient as-
l’anéantissement, ou même l’affaiblissement, sénés lors du combat rapproché. Les cadavres de
de leur appareil militaire. Les musulmans en combattants mis au jour lors des fouilles de la for-
firent l’amère expérience après leur défaite de- teresse de Vadum Jacob (Israël), qui fut prise d’as-
vant Antioche, le 28 juin 1098 : elle ouvrit la saut par Saladin en 1179, laissent ainsi apparaître
route de Jérusalem aux croisés. De même, la des blessures à la tête et aux membres supérieurs3.
défaite de Roger d’Antioche lors de la bataille Cependant, la létalité de cette guerre était va-
de l’Ager sanguinis, en 1119, livra Antioche à riable selon les affrontements, leur durée, leurs
son vainqueur, Il-Ghazi, qui cependant n’en Notes enjeux ou le nombre de soldats alignés. Les croi-
profita pas. Celle de Louis IX à Mansoura, en 1. Technique militaire sades furent probablement très meurtrières.
1250, sonna le glas de la septième croisade consistant à attaquer Cependant la mortalité élevée s’explique aussi
(1248-1250). un édifice par la base, par la famine et les épidémies. On a pu calculer,
souvent au moyen de
galeries souterraines.
il est vrai sans guère de certitude, qu’entre 15 et
L’épreuve de la bataille 2. Mélange incendiaire 20 % des croisés de haut rang moururent d’épi-
Sur le champ de bataille, les tâches étaient très composé de salpêtre et de démie ou de malnutrition pendant les première,
codifiées et la mobilité, reine. Les archers à pied matières bitumineuses et troisième et septième croisades, soit autant que
THE BODLEIAN LIBRARIES, UNIVERSIT Y OF OXFORD, MS HUNTINGTON 264
et les arbalétriers, dont les armées chrétiennes brûlant même au contact ceux tués à la suite des combats4.
de l’eau.
faisaient un usage immodéré, étaient chargés 3. Cf. A. Zouache, « Corps Les chroniqueurs décrivent aussi les batailles
de semer la mort à distance, les cavaliers légers en guerre au Proche-Orient majeures comme très meurtrières – selon eux,
de harceler l’adversaire et les cavaliers lourds (fin ve-viie/xie-xiiie siècle). même s’il faut être prudent avec les chiffres
de mener la charge. Des unités très cohésives de La mort – les cadavres », qu’ils donnent, les morts se comptaient presque
P. Koetschet, A. Zouache
chevaliers francs, appelées conrois ou échelles, (dir), « Le Corps dans
systématiquement par milliers. Ils se plaisent
se distinguaient par l’efficacité de leur charge l’espace islamique enfin à décrire les violences infligées aux vain-
« lance couchée », qui était particulièrement médiéval », Annales cus. Des outrances sont ainsi signalées, comme
redoutée par leurs ennemis. Elle permit sou- islamologiques, 48.1, 2014. lors de la prise de Jérusalem en 1099, à l’issue
vent aux Francs de l’emporter dans la première 4. Cf. A. Zouache, « La de laquelle les cadavres de païens furent inciné-
mort qui rode. Épidémie,
moitié du xiie siècle, même si les musulmans sociétés et guerre au rés. Ils font aussi état de l’habitude qu’avaient les
apprirent à l’éviter en rompant les rangs avant Proche-Orient, xiie siècle, musulmans, et plus particulièrement les Turcs,
l’impact. Côté musulman, les cavaliers lourds F. Clément (dir.), de décapiter leurs ennemis puis d’exposer leur
menaient aussi une charge frontale à l’épée et à Les Crises sanitaires en tête. Cependant, ces actes n’étaient nullement ré-
Méditerranée antique
la masse d’armes après avoir délaissé leurs arcs et médiévale (2) :
servés à l’ennemi en religion : les horreurs de la
composites dont la courbe permettait de décu- nouvelles approches, guerre n’étaient pas exclusives d’un camp ni ne
pler la cadence de tir et la puissance. Rennes, PUR, 2016. visaient un seul type d’ennemi. n
Du sucre et
des châteaux
L’étude des installations franques en Palestine a trouvé, avec l’archéologie,
un nouveau souffle. Des formes d’habitat, des exploitations agricoles
et des industries inédites : les croisades ont changé le visage du Levant.
A
près la création des États la- de l’ordre par les autorités mandataires britan-
tins d’Orient, le pouvoir et les niques. Le site se développe de part et d’autre
institutions qui se mettent en d’une rue centrale, des maisons oblongues et mi-
place, comme le roi de toyennes attenantes à une église typiquement la-
Jérusalem, cherchent à assu- tine (par son plan et sa décoration) et à un bâti-
rer la pérennité de la présence ment civique : la curia (cf. p.50). L’intérieur des
franque. Ils tentent d’attirer maisons est simple mais confortable, disposant
L’AUTEUR massivement des chrétiens latins, en proposant de cheminées, d’éviers et d’un espace de cuisine.
Doctorant à des statuts juridiques et un régime foncier attrac- Un étage et un toit plat offrent le plus souvent un
l’université Lyon-II, tifs. Si la dimension coloniale du royaume et plus lieu de vie et de travail supplémentaire.
Simon Dorso étudie largement des croisades, portée par la majorité
l’adaptation du
pouvoir franc des historiens dans les années 1950-1960, a été Une communauté bigarrée
aux conditions critiquée et débattue (cf. Benjamin Kedar, p. 34), Ce type d’habitat, le village-rue, n’est pas étran-
démographiques, les modalités et les conséquences de l’établisse- ger à l’Occident médiéval, où il est fréquemment
militaires et ment en Orient d’une population exogène sont associé aux zones de grands défrichements. Il est
économiques
orientales.
des questions aujourd’hui largement renouvelées une réponse pragmatique à la nécessité de fon-
par l’archéologie. der rapidement un centre de peuplement destiné
L’impact du régime franc sur les campagnes a à exploiter et mettre en valeur un territoire. Ce
ainsi été profondément reconsidéré. Le xiie siècle modèle est importé en Palestine au moins à par-
voit une augmentation sensible du nombre de tir des années 1150.
sites ruraux occupés dans l’ensemble du Levant, Depuis les fouilles franciscaines, plusieurs
rompant ainsi avec la phase de déclin des deux sites du même type ont été étudiés en Israël,
siècles précédents. S’il reste difficile d’identi- tous dans les environs de Jérusalem et dépen-
fier avec certitude la population de ces villages, dant d’une même institution : le prieuré du
nouveaux ou repeuplés, plusieurs sites attestent Saint-Sépulcre, l’ordre religieux créé en 1099
d’une tentative de colonisation rurale franque. par Godefroy de Bouillon, s’est développé rapi-
Le premier de ces villages, Emmaus al- dement et est devenu un des principaux proprié-
Qubeibeh, a été découvert et fouillé au cours taires terriens du royaume. Les établissements
de la Seconde Guerre mondiale par des francis- en question ne présentent aucun aménagement
cains italiens assignés à résidence sur les terres défensif, signe possible d’une pacification de
DR
Le Saint-Sépulcre
On entre dans cette
église qui abrite le
tombeau du Christ
par cette porte, située
sur le côté du transept.
Les parties encore
visibles correspondent
à l’édifice reconstruit par
les croisés au xiie siècle
– qui intègre l’église
ronde de Constantin
(ive siècle). Elle est
consacrée en 1149,
cinquante ans jour pour
jour après la prise de la
ville par les croisés.
Pot à sucre
Ce réceptacle à mélasse
qui servait à produire
les pains de sucre fait
partie d’un ensemble
d’outils découverts
dans la forteresse
hospitalière d’Acre.
ces villages. Les chartes décrivent sans ambiguïté mariages entre nouveaux
la nature « coloniale » de ces établissements et de immigrants et autoch-
leur population, ne serait-ce que par des conces- tones, la population des vil-
sions d’exemptions fiscales et de diverses libertés. lages-rues paraît être dans
Les documents latins dressent aussi un portrait sa très large majorité chré-
bigarré de la communauté, composée d’hommes tienne et de rite latin :
villagesecomposerait
Four commun
Église d’unecinquantaine
d’unitésd’habitation
voûtées,longuesd’une
quinzainedemètres
etperpendiculairesà
unevoieunique.
Lesmaisonsouvrent
MODENE, BIBLIOTECA ESTENSE, L AT. 1152 ; DEAGOSTINI/LEEMAGE
toutessurlarueet
surl’extérieur,etont
parfoisconservéleurs
divisionsinternes.
Lapositioncentrale
del’église,d’ungrand
bâtimentdotéd’une
chapelleetservant
Rue
Chapelle probablementà
l’administrationdu
Maison siteparleprieurédu
Légendes Cartographie
Saint-Sépulcre,ainsi
qued’unfouret
d’unmoulinbanaux, Pains de sucre L’industrie sucrière est
traduitlaplanification perfectionnée par les croisés. Le sucre se cristallise
20 m préalableduvillage. dans des vases coniques qui lui confèrent cette forme
typique (Tractatus de herbis, xve siècle).
Belvoir : une place forte des Hospitaliers
L
a forteresse de Belvoir un message jusqu’à Acre ou
(en arabe Kawkab al- Jérusalem.
Hawa), érigée par les La forteresse est remarquable
Hospitaliers sur des terres par son plan à doubles en-
acquises au cours des an- ceintes quadrangulaires et
nées 1160, est située sur les tours d’angle et par l’usage
contreforts occidentaux de monumental d’une bichro-
la vallée du Jourdain, au sud mie (basalte noir et cal-
du lac de Tibériade, non loin caire blanc). Elle illustre
du mont Thabor. Sa position la prise en charge de la dé-
permettait de contrôler les fense du royaume par les
mouvements dans la vallée ordres religieux militaires
et notamment le franchisse- (Hospitaliers, Templiers et
ment du gué en contrebas, Teutoniques) dès la seconde
mais le château était aussi la moitié du xiie siècle.
manifestation du pouvoir de Défense Belvoir appartenait à un réseau global de forteresses. Après la bataille des cornes
l’ordre sur le plateau céréa- de Hattin, Saladin mit deux
lier qui constituait son territoire. Refuge en cas d’attaque, ans à s’emparer de Belvoir (1189), que ses successeurs dé-
le site était avant tout stratégique dans sa capacité à pré- mantelèrent. Le site est fouillé par une mission archéolo-
venir des incursions ennemies, grâce à un réseau de forte- gique franco-israélienne depuis 2012 avec le soutien du
resses visibles de l’une à l’autre, pouvant relayer rapidement Centre de recherche français de Jérusalem. S. D.
Sicile, et avant d’être remplacé par Chypre au CHIFFRES L’émergence d’une véritable industrie sucrière
cours du xiiie siècle, le royaume devient le prin- n’est pas l’unique évolution de l’agriculture pa-
cipal pourvoyeur de sucre d’un Occident chré- 100000 lestinienne sous le régime franc ; les fouilles té-
tien insatiable. Les revenus tirés du sucre par Nombreestiméde moignent par exemple d’une augmentation
la Couronne sont si considérables que l’exploi- participantsàla sensible de la production viticole et de l’éle-
tation de la canne est un temps envisagée pour premièrecroisade, vage porcin, illustrant aussi une évolution des
le financement de projets de croisade après la combattantsounon. pratiques alimentaires. Faute d’études palyno-
perte du royaume de Jérusalem. Le savoir-faire logiques (analyse archéologique des pollens)
est local, et si une main-d’œuvre libre est attes- 15
Entre suffisantes, il demeure néanmoins difficile de
tée, des prisonniers de guerre travaillent égale- et25% constater l’étendue des conséquences de l’instal-
ment dans les raffineries latines. PartestiméedesLatins lation des Latins sur l’environnement.
Sur le site de Horvat Manot (appelé Manueth parrapportàla Les nombreux sites découverts, notamment
par les Francs), à quelques kilomètres au nord populationtotaledu grâce aux progrès de l’archéologie préven-
d’Acre, les vestiges d’une raffinerie de sucre ont royaumedeJérusalem tive, autorisent également à revenir sur des ob-
été mis au jour par les Antiquités israéliennes vers1180. jets mieux connus. Ainsi, les célèbres châteaux
en 1995. Le complexe comprend un grand bâti-
ment, un aqueduc et un pressoir creusé dans la
30000 d’Orient sont observés à la lumière des nouvelles
données. S’ils ont longtemps été considérés
Nombred’habitants
roche. Le bâtiment principal, composé de deux maximumàJérusalem comme des refuges pour une élite franque « as-
halles voûtées formant un L, dispose d’un étage. intramurosau xiiesiècle, siégée » par des autochtones, leur fonction admi-
Contre la plus petite pièce, un bassin de rétention dontlamajoritésont nistrative est désormais mise en avant, en lien
est alimenté par l’aqueduc. Ce réservoir sert sûre- desFrancs. avec les tours et les fermes fortifiées qui servent
ment à actionner un moulin hydraulique qui lui- la gestion agricole.
même actionne la presse découverte 22 mètres En un constant dialogue avec les historiens,
plus bas. La canne à sucre, cultivée à proximité des réflexions émergent enfin sur la structuration
du site de broyage, est découpée en segments des territoires, les relations entretenues entre les
Z. RADOVAN/BIBLE L AND PICTURES/AKG
d’une vingtaine de centimètres puis insérée sous sites ruraux et les villes, à travers leurs dimen-
les meules du moulin avant d’être pressée à nou- sions économique et politique. Plus largement,
veau dans une seconde presse. Le jus ainsi récu- les États latins sont davantage considérés au sein
péré est bouilli dans des chaudrons et le sucrose de leur environnement islamique comme des
séparé grâce à l’ajout d’additifs. Le sirop est alors espaces connectés, non plus uniquement via le
versé dans des vases coniques pour décantation. commerce et les échanges diplomatiques, mais
En cristallisant dans ces derniers, le sucre se dis- également comme vecteurs des savoirs et des sa-
socie de la mélasse recueillie dans une jarre pla- voir-faire : en témoigne le regain des études sur
cée sous le vase conique. les christianismes et les arts orientaux. n
P
our consolider leurs positions superficie de 7 500 m² reste le plus grand soutien du Centre de recherche français
Vers Acre
N
Tour
Porte CAMPAGNE
(Populations
Porte
croisées
et autochtones)
CHÂTEAU Bains
BOURG
CASTRAL Porte
Mer
Légendes Cartographie
Méditerranée
Forteresse
Habitants, pèlerins… et musulmans ? Bourg
Étables Tour
Les presque 2 000 tombes du cimetière offrent des indices Cimetière Vers
précieux sur les populations qui se mélangeaient autour Église Jérusalem
du site de Château-Pèlerin : des musulmans y ont-ils été Remparts
Vers Jaffa
et Césarée
100 mètres
inhumés au milieu des chrétiens ?
La liquidation
des États latins
d’Orient
C’est le sultan mamelouk d’Égypte qui, parachevant l’œuvre de Saladin
et de Baybars, rejette définitivement les Latins à la mer en 1291.
Par Julien Loiseau
E
n plein centre du Caire, là où l’évacuation du pays. Louis IX demeura encore
s’élèvent les monuments des quatre années dans le Royaume latin, dont il
sultans mamelouks, en façade renforça les défenses, mais jamais il n’aperçut les
de l’une des fondations pieuses murs de la Ville sainte.
édifiées à la fin du xiiie siècle,
on peut encore aujourd’hui ad- Entre Mamelouks et Mongols
mirer un incongru portail… go- A cette date, cependant, rien n’était joué dans le
L’AUTEUR thique ! L’usage d’éléments en réemploi est l’une destin du Royaume latin. Un troisième acteur,
Maître de des caractéristiques de l’architecture mame- l’Empire mongol, restait dans l’ombre. Depuis
conférences HDR louke : dans ce cas précis, c’est un trophée prélevé le milieu des années 1240, les contacts s’étaient
en histoire de
l’Orient médiéval, sur l’une des églises d’Acre, l’ultime capitale du multipliés en Occident avec la puissance mon-
Julien Loiseau est royaume latin de Jérusalem prise en 1291, qui tante en Eurasie, laissant espérer une alliance de
notamment l’auteur rappelle opportunément aux visiteurs la victoire revers contre l’Islam et la reconquête définitive de
de Les Mamelouks de l’Islam et la gloire des Mamelouks. Un siècle Jérusalem. C’est dans cet esprit que Louis IX, en-
(xiiie-xvie siècle).
Une expérience
après la prise de Jérusalem par Saladin, ils para- core en Orient, envoya le franciscain Guillaume
du pouvoir dans chevaient l’œuvre de reconquête du grand héros de Rubrouck en émissaire à la cour mongole.
l’Islam médiéval de l’Islam que ses héritiers, les Ayyoubides, Or, l’avènement du régime mamelouk est in-
(Seuil, 2014). avaient été incapables de préserver. Comme le dissociable de l’avancée des conquêtes mon-
Il dirige actuellement disait alors un poète anonyme : « Louange à Dieu ! goles. Celles-ci jetèrent sur les marchés aux es-
le Centre de
recherche français L’empire de la Croix est tombé/ Grâce aux Turcs, la claves, depuis les années 1230, un nombre sans
à Jérusalem. religion de l’Arabe élu a triomphé ! » précédent de captifs turcs, donnant aux souve-
Le premier affrontement entre chevaliers rains des pays d’Islam l’occasion de constituer
croisés et cavaliers mamelouks avait eu lieu un des régiments de « mamelouks » (au sens pre-
demi-siècle plus tôt. En février 1250, à la ba- mier, des esclaves-soldats) de plusieurs milliers
taille de la Mansourah, l’élan de la septième croi- d’hommes (cf. Abbès Zouache, p. 43). C’est l’un
ASTRID DI CROLL AL ANZA
sade fut brisé net : capturés, Louis IX de France de ces régiments qui se révolta en 1250 sous les
et les siens assistèrent, médusés, à l’assassinat yeux des croisés et plaça l’un de ses officiers sur
de l’héritier du trône d’Égypte et à l’avènement le trône d’Égypte.
des Mamelouks. Retranchée dans Damiette, Une décennie plus tard, la menace mongole
Marguerite de Provence, l’épouse du roi, négo- n’était plus une rumeur lointaine : Bagdad avait
cia sa liberté contre la reddition de la place et été prise et, le califat abbasside abattu en 1258,
Crac des Chevaliers Bâti en 1031 par l’émir d’Alep, le « château des Kurdes » est reconstruit par les Hospitaliers qui en font,
à la fin du xiie siècle, le plus imposant château croisé au Levant. Pris par Baybars en 1271, il est refortifié par les Mamelouks.
Baybars, le chef-panthère
Un homme joua un rôle majeur dans ce der-
nier chapitre de l’histoire des États latins Gothique ultramarin Ce portail gothique, ornant au centre du Caire
d’Orient : Baybars. Ancien captif turc de- une institution musulmane, est comme un trophée qui rappelle la victoire finale
venu l’un des principaux officiers de sur les Latins en 1291.
L
es fêtes de Pâques donnent lieu chaque an- schismatiques et hérétiques. Ils sont aussi cou-
née, à Jérusalem, au miracle de la descente pables d’avoir abandonné la Terre sainte aux
DATES CLÉS du feu sacré : le samedi saint, une lampe musulmans ; les croisés, ayant versé leur sang
(suite de la page 36) s’illumine miraculeusement dans le tombeau pour la libérer, se pensent à l’inverse comme
1175Saladinunifie du Christ. En 1101, le miracle attendu ne se ses seuls possesseurs légitimes. La latinisation
etdominel’Égypte produit pas. Le patriarche latin, nouveau chef de l’Église orientale doit ainsi marquer le trans-
etlaSyrie. de l’Église de Terre sainte, fert à l’Occident d’une his-
accuse alors l’absence toire sainte commencée en
1187BatailledeHattin: d’unité des chrétiens, et ce Orient. Cependant, après la
Le succès de la fleur de lys, contre Chypre en 1271, balayée par une tempête, DATES CLÉS
en apporta une désastreuse confirmation.
introduite au xiie siècle au Il ne revint pas à Baybars, malgré ses faits
1263Baybars,sultan
depuis1260,romptla
Proche-Orient, évoque le d’armes décisifs, d’achever la reconquête des
derniers lambeaux des États latins d’Orient. Les
trêveaveclesLatins.
souvenir des Francs années 1270-1280 furent encore marquées par 1270Huitièmeet
des incertitudes. Alors que la prise du crac des dernièrecroisade,
Chevaliers en 1271 semblait annoncer la chute de avortéeàlamortde
par le Normand Bohémond de Tarente, et s’ac- Tripoli, le sultan offrit une trêve à Bohémond VI, SaintLouisàTunis.
compagna de terribles exactions contre les ha- au moment où la dernière armée croisée partie
1291Prised’Acrepar
bitants chrétiens et musulmans de la vénérable d’Occident, sous la conduite du fils d’Édouard Ier
lesMamelouks.Findes
cité. La seconde vit la fin de l’une des plus formi- d’Angleterre, approchait des côtes – une expédi- Étatslatinsd’Orient.
dables forteresses croisées en Orient, défendue tion sans lendemain. D’autres défis, à commen-
par l’ordre des Hospitaliers. cer par le retour de la menace mongole, mobili-
Baybars ordonna d’importants travaux de refor- sèrent les forces du sultanat mamelouk.
tification au crac des Chevaliers (Hisn al-Akrad), Baybars mourut à Damas en 1277. Sa succes-
comme à Safed ou à Kerak, le siège de l’ancienne sion mit en pleine lumière les nouvelles
principauté latine d’Outre-Jourdain passée
entre-temps aux mains d’un prince ayyoubide.
Le couronnement des nouvelles tours du crac des
Chevaliers fut orné d’inscriptions monumentales Une disparition progressive
commémorant l’événement et de son blason per-
sonnel, un lion passant, probable allusion à son 1193, à la mort de Saladin 1250, la septième croisade
nom propre qui signifie en turc le « chef-pan- Seldjoukides
Seldjoukides
thère ». Les historiens ont un temps fait l’hypo- R. ARMÉNIEN DE CILICIE R. ARMÉNIEN DE CILICIE
thèse que l’héraldique mamelouke, dont le déve- (1198-1375) PTÉ D’ANTIOCHE PTÉ D’ANTIOCHE
loppement n’a pas de précédent dans la région, Antioche Alep Antioche Alep
118 3
Ayyoubides in
fin de l’époque mamelouke, n’est peut-être pas Sal a d 1250 : Mansourah
État Le
latin
Caire
sans lien avec le souvenir du « roi des Francs » dont Le Caire Ayyoubides
Monde
le manteau rouge doublé d’hermine avait été en- 200 km musulman 200 km
voyé en trophée à Damas en 1250.
Mongols
Quoi qu’il en soit, les forteresses ornées du lion 1260, l’arrêt des Mongols 1291, la fin des États latins
Grande Victoire
de Baybars offraient un puissant contraste avec
musulmane R. ARMÉNIEN
les ruines laissées ailleurs après son passage, R. ARMÉNIEN DE CILICIE DE CILICIE 1268 : Antioche
dans les cités de Césarée et de Jaffa ou les châ- Alep croisée
P D’ANTIOCHE
TÉ Mongols
teaux d’Arsouf et de Montfort. Reprenant une Antioche
Rubrouck 1271 : Crac des Chevaliers
stratégie mise en œuvre par Saladin à Ascalon en 1281 : Homs
Mongols R. DE CHYPRE
1192 et poursuivie par ses descendants, Baybars R. DE CHYPRE Tripoli 1289 : Tripoli
choisit de démanteler les fortifications côtières et CTÉ DE TRIPOLI Mer Sidon Beyrouth
de renforcer dans le même temps les défenses de Mer Damas Méditerranée Tyr Damas
l’intérieur du pays. Méditerranée Acre
1260 : Ayn Jalut 1291 : Acre
R. DE JÉRUSALEM
Acre, ultime refuge Jérusalem Jérusalem
Légendes Cartographie
De frère Martin
LesÉtatslatins milieu xie-milieu xiiie, Sedes, 2000.
R. Ellenblum, Frankish Rural Avoir,àécouter
Settlement in the Latin Kingdom of
Jerusalem, Cambridge, CUP, 1998.
n A l’occasion des
Rendez-vous de à saint Luther :
B. Kedar, The Franks in the Levant,
11th to 14th Centuries, Aldershot,
l’histoire du monde
arabe, l’Institut
du monde
la naissance
d’un héros
Variorum, 1993 ; Franks, Muslims
and Oriental Christians in the Latin arabe organise
Levant, Ashgate, 2006. dimanche 21 mai,
J. Prawer, Histoire du royaume
latin de Jérusalem, 1972, rééd. CNRS
en partenariat
avec L’Histoire, allemand
une table ronde
Éditions, 2001, 2 vol. sur les « Sociétés de
J. Richard, Le Royaume latin frontière(s) au temps des croisades ».
de Jérusalem, PUF, 1953. Julien Loiseau, Gabriel Martinez-Gros, Avec Matthieu Arnold,
Simon Dorso et Abbès Zouache se Philippe Büttgen,
Mytheetidéologie pencheront sur les sociétés composites Gérald Chaix,
P. Alphandéry, A. Dupront, qui naissent avec les croisades et
La Chrétienté et l’idée de croisade, sur les nouvelles frontières sociales Olivier Christin,
1959, rééd. Albin Michel, 1995, 2 vol. qui apparaissent alors (cf. p. 96). Denis Crouzet,
M. Aurell, Des chrétiens contre les Marion Deschamp,
croisades, Fayard, 2013. Étienne François,
J. A. Brundage, The Crusades, Holy Naïma Ghermani,
War and Canon Law, Aldershot, Michel Grandjean,
Variorum, 1991. n Benjamin Kedar, Julien Loiseau, Susan Karant-Nunn,
P. Buc, Guerre sainte, martyre et Yves Gleize et Simon Dorso participent
au congrès de la SHMESP, à Jérusalem, Thomas Kaufmann,
terreur, Gallimard, 2017 (cf. p. 80).
du 4 au 8 mai, sur le thème « Les Thomas Maissen,
A. Dupront, Le Mythe de croisade,
vivants et les morts dans les sociétés Pierre Savy,
Gallimard, 1997, 4 vol.
médiévales ».
J. Flori, La Première Croisade. Heinz Schilling,
n Le 7 mai à 13 heures, sur France
L’Occident chrétien contre l’Islam, Patrice Veit
Musique, Karine Le Bail reçoit dans
Bruxelles, Complexe, 2001. « Un air d’histoire » Martin Aurell
B. Kedar, Crusade and Mission, pour évoquer la musique au temps
Princeton, Princeton University Press, des croisades.
1984, rééd., 2014. Disponible aussi sur www.lhistoire.fr
@ www.lhistoire.fr
Plus d’informations sur et sur tablette et smartphone
J. Richard, L’Esprit de la croisade :
textes médiévaux, Cerf, 2000.
L’Atelier des
CHERCHEURS
nLarévolutionculturellenazie.La«nature»commeseuleloip. 60 nParisauxviiiesiècle.Unentrepreneurdelumièrep. 66
nL’empereurromainestaussiuncitoyenp. 72
L’AUTEUR
La « nature »
comme seule loi
Professeur d’histoire
contemporaine à
Paris-Sorbonne
(Paris-IV),
Johann Chapoutot
vient de publier
La Révolution
culturelle nazie Le modèle d’homme régénéré voulu par le régime nazi mêle
(Gallimard, 2017). idéalisation de l’ancienne Germanie et obsessions hygiénistes
héritées du xixe siècle.
C
omment une nation de grande culture point d’origine de la race germanique, à ces temps Paradis nazi
comme l’Allemagne a-t-elle pu être la primitifs et heureux où un peuple à la fois sain et Adam et Eve au paradis
matrice et l’épicentre du nazisme et de aimable était fidèle à sa vocation naturelle, faire (1897) de Ludwig
ses crimes ? La proximité, sciemment des enfants et assurer sa survie par la conquête et von Hofmann, peintre
voulue, entre la ville de Weimar, patrie du clas- la domination d’espaces fertiles, d’un espace lit- emblématique du
mouvement de « réforme
sicisme allemand, lieu de résidence de princes téralement vital. Les Germains ont été éloignés
de la vie » et de retour à
des lettres comme Goethe ou Schiller, et le camp de ce paradis originel par des phénomènes histo- la nature en Allemagne,
de concentration de Buchenwald étonne encore riques néfastes : l’évangélisation chrétienne, qui à la fin du xixe siècle.
le voyageur. a importé des normes contre-nature ; la défores- La déchristianisation
Et si les nazis avaient su recueillir le consen- tation monastique, qui a détruit le biotope pre- n’empêchait pas la
tement, voire l’adhésion, d’une partie des mier comme la christianisation a abîmé les intelli- permanence de ce mythe
Allemands, peuple le plus gences et les corps ; la réception d’un droit romain du paradis originel, fait
alphabétisé du monde à décadent, qui a arraché le cultivateur à sa terre ; d’harmonie fusionnelle
l’époque, parce qu’ils propo- l’humanisme et les Lumières ; la Révolution fran- avec la nature.
saient un message d’ordre çaise et ses conséquences en Allemagne…
culturel suffisamment cré- Tous ces épisodes d’une histoire malheureuse,
dible et convaincant ? long martyre biologique et culturel, ont aliéné la
L’hypothèse peut surprendre : race germanique : corrodée par l’idée de péché,
on connaît la phrase apo- elle a perdu sa spontanéité vitale ; entravée par
cryphe prêtée à Goebbels des médiations multiples (le vêtement, le droit
(« Quand j’entends le mot écrit, le clergé et les hiérarchies sociales), elle a
“culture”, je sors mon revol- été privée de son immédiateté naturelle (nudité,
ver ») et l’estime que les na- oralité, égalité) ; sommée de respecter l’étran-
zis portent à l’érudition et au ger, de soigner le faible et de tendre l’autre joue,
savoir semble se résumer aux elle s’est oubliée elle-même ; arrachée au sol de
autodafés de l’année 1933. Or ses ancêtres par une modernisation rapide, elle a
le NSDAP au pouvoir se pré- égaré son sang sur le pavé et l’asphalte des métro-
occupa immédiatement de poles industrielles.
« grande culture » : les nou- Les responsables de ces évolutions tragiques
veaux maîtres de l’Allemagne sont, pour la doxa nazie, les Juifs, êtres contre-
voulurent doter leur pays nature, voire hors-nature : la « raciologie » de
d’une « belle apparence »1, l’époque en fait non pas une race, mais une « non-
non seulement pour séduire race » ou une « contre-race », un agglomérat d’en-
les Allemands, mais aussi tités tellement diverses que les Juifs en viennent
pour proposer à l’étranger à être définis non comme des éléments humains,
l’image scintillante d’une na- sous-humains ou animaux, mais comme un dan-
tion revigorée et créatrice. ger d’ordre bactériologique, fortement infectieux.
Cette grande culture, dotée Le Juif a créé le monde moderne, produit du li-
d’institutions prestigieuses béralisme politique de la Révolution française et
(la Maison de l’art allemand de Munich), de festi- du libéralisme économique de la révolution in-
vals démonstratifs (la Semaine de l’art allemand) dustrielle, qui n’est qu’artefact, arrachement du
et de subsides publics roboratifs – sous la forme sang au sol, déracinement et empoisonnement :
de commandes à des artistes officiels –, indi- la polémique nazie affectionne le terme stigma-
quait une direction claire : son classicisme reven- tisant d’AsphaltJude (« le Juif du bitume »), cette
diqué pointait vers le passé, le passé d’une race Asphaltblume (« fleur d’asphalte ») qui ne pros-
LEIPZIG, MUSEUM DER BILDENDEN KÜNSTE ; AKG – C. HÉLIE/GALLIMARD
appelée non à se renouveler, mais bel et bien à père pas sur le terreau sain d’un humus campa-
se régénérer par une redécouverte de la germa- gnard, mais sur le sol artificiel et malsain des
nité originelle. Alors que le fascisme et le stali- villes modernes, dont la nature a été expulsée.
Note
nisme s’accommodaient volontiers d’innovations Contre cette aliénation, qui aboutira tôt ou 1. Cf. P. Reichel,
et d’expérimentations artistiques (futurisme, art tard à l’extinction de la germanité, le mes- La Fascination du nazisme,
prolétarien « progressiste »), le nazisme ferma sage nazi, véhiculé par la presse du Odile Jacob, 1993.
l’avenir et décréta que l’art – à de rares exceptions
près – devait se conjuguer au passé. En matière
de création humaine comme de biologie raciale, Décryptage
l’archétype était rien de moins que l’archaïque : le
futur de l’Allemagne était son passé germanique. Enrevenantsurlesimagesetlesécritsproduitsparlesidéologuesdu
IIIeReich(articlesdepresse,fasciculesdeformationidéologique,films,etc.),
Péril biologique JohannChapoutotmetenlumièreunélémentcentraldel’universmental
La régénération de l’Allemagne exigeait donc nazi:lacroyanceenladégénérescencedela«racegermanique».D’où
d’opérer une révolution culturelle – nous en- lanécessité,pourlarégénérer,derompreavecl’héritagejudéo-chrétien
tendons ici le mot culture au sens de « vision du pourreveniràl’ordreancien,guidéparlesloisdelanatureetdelabiologie.
monde » (Weltanschauung). Il fallait revenir au
Opération T4
C
’est une banale adresse berlinoise (Tiergartenstrasse 4) qui a
donné son nom de code, le plus neutre possible, à une entreprise
d’assassinat de masse organisée par le parti et l’État nationaux-
socialistes. L’entrée en guerre (1er septembre 1939) fait des « malades
héréditaires » des « bouches inutiles » dont il faut se débarrasser. Par
ailleurs, les combats doivent détourner l’attention des familles de ces
malheureux promis à l’asphyxie par le gaz. C’est en effet le gazage au
monoxyde de carbone qui est retenu pour donner la « mort miséricor-
dieuse » (Gnadentod) à plus de 70 000 personnes entre octobre 1939 et
août 1941, dans six centres d’homicide.
L’opération T4, ordonnée par une lettre de Hitler rédigée en oc-
tobre 1939, mais antidatée au 1er septembre 1939, est menée par des
équipes de médecins et de spécialistes de la SS, sous la direction de
Philipp Bouhler, général SS et chef de la chancellerie du Reich, et du
Dr Karl Brandt, médecin de Hitler. Elle est officiellement interrompue
en août 1941, après les protestations virulentes de l’Église catholique.
Les meurtres de personnes considérées comme malades héréditaires
se poursuivent cependant jusqu’en 1945, pour un total de 200 000 vic-
times. Les équipes de l’opération T4 sont affectées, à l’automne 1941, Quarantaine Le panneau (« Typhus »)
à des essais d’exécution par gazage à Chelmno, qui devient le premier au-dessus de ce hublot dans une porte du ghetto
centre de mise à mort dans le cadre de la « solution finale de la ques- de Varsovie en 1941 suggère que l’enfermement
tion juive ». J. C. des Juifs est une mesure sanitaire.
dès 1933, sa violence et sa rapidité sont liées au raciale prises par les nazis pour « la préserva-
sentiment d’urgence et de péril que le discours tion et l’accroissement du sang allemand ». Dès Note
nazi ne cesse de véhiculer : la Grande Guerre a le 7 avril 1933, les Juifs sont exclus de la fonc- 2. Cf. A. Aglan,
été une épreuve contre-sélective, qui a fait dis- tion publique. Cette première loi discriminatoire J. Chapoutot, « La nuit »,
A. Aglan, R. Frank (dir.),
paraître nombre des meilleurs – ceux qui se por- de grande ampleur est complétée par des cen- La Guerre-Monde, 1937-
taient en première ligne – et laissé prospérer les taines de décrets qui visent à rendre la vie des ci- 1947, Gallimard, « Folio
lâches et les planqués, ainsi que les faibles et les toyens juifs impossible en Allemagne. La histoire », 2015, vol. II.
mesure la plus emblématique de cette ex- kantienne) prestigieuse et vénérable, qui enjoint
clusion hors du « corps du peuple » est proclamée d’accompagner le malade par la pitié et le soin,
à Nuremberg en septembre 1938 : les mariages et une autre tradition normative, plus ancienne, et
les relations sexuelles entre « Aryens » et « Juifs » tout aussi prestigieuse (l’Antiquité gréco-latine)
sont désormais interdits. est convoquée pour légitimer ce qui, au regard
Avec l’entrée en guerre en 1939, puis le tour- des normes chrétiennes ou kantiennes, pourrait
nant de la guerre à l’Est, en 1941, les mesures apparaître comme monstrueux ou criminel. Citer
contre les malades et les Juifs se durcissent consi- Platon permet de faire taire les beaux esprits hu-
dérablement. Dès octobre 1939, les « malades hé- manistes plus sûrement que toute référence à une
réditaires » sont victimes d’assassinat et non plus tribu hirsute du nord de la Germanie.
seulement de stérilisation (cf. p. 63).
Pour accompagner ces mesures drastiques, les Mot d’ordre : procréation
médecins, juristes et policiers nazis en charge Il ne suffit pas d’exclure les individus malades :
de ce programme de « mort miséricordieuse » il faut aussi encourager la procréation des beaux
(Gnadentod, un terme intraduisible) invoquent et des bons. La lutte contre l’homosexualité parti-
d’abord une norme naturelle supposée : ce qui cipe pleinement de cet objectif : les nazis traquent
est faible et malade doit mourir et seule une ci- et répriment les homosexuels allemands, et non
vilisation dégénérée laisse survivre ce qui n’est les étrangers qui, lorsqu’ils sont poursuivis, le sont
pas apte à vivre. Ils citent également l’exemple à un autre titre. Par ailleurs, ce sont les hommes
des civilisations antiques, plus proches de la qui sont visés, et non les femmes, que des préfé-
nature, moins éloignées de l’origine de la race rences homosexuelles n’empêchent pas d’être
germanique, moins aliénées par le temps et les disponibles pour l’enfantement. L’homosexualité
acculturations successives : les Spartiates aban- masculine en revanche est intolérable d’un point
donnaient les nouveau-nés difformes, salués de vue démographique : la Grande Guerre a rendu
en cela par Platon ; même « le doux Sénèque », les hommes rares. Il est inconcevable d’en perdre
avance l’eugéniste Fritz Lenz, approuve l’eutha- plus encore à cause de ces pratiques. Himmler, le
nasie. Voilà une attitude typique de la révolution chef de la SS particulièrement préoccupé par le
culturelle nazie : contre une norme (chrétienne, risque d’homosexualité dans ses rangs, ne cesse
de revenir sur cette question dans ses discours. Là
encore, c’est la « nature » qui est invoquée comme
norme : elle impose de procréer ; l’homosexualité
est donc pleinement contre nature, et c’est sans
haine ni colère, mais méthodiquement, que l’ho-
mosexuel incurable doit être éradiqué. A l’appui
de cette proposition, Himmler fait appel à une an-
tique coutume germanique, qui consistait à noyer
les homosexuels dans des marais, pour en purger
la communauté. Pratiques barbares ? Non, aux
yeux du chef de la SS : pratique ancienne, origi-
nelle, instinctuelle, que la science contemporaine,
Des conceptions
trop prudes
La guerre totale est menée […] avec des
femmes et des enfants. […] Il en va de la
vie ou de la mort de notre peuple et de notre
race. Le caractère total de notre combat nous
conduit à une radicale révolution de nos concep-
tions. [Les hommes ont le] devoir de combattre
[et les femmes] le devoir de se reproduire. […]
Le combat biologique mené par notre peuple
commandera de dépasser des conceptions de
l’honneur féminin par trop prudes. [Les femmes
qui n’accepteraient pas de se reproduire, y com-
pris hors mariage] devront être évaluées du
point de vue social et moral comme elles le mé-
ritent. Elles n’ont pas plus de valeur que le plan-
qué ou, au pire, le soldat déserteur. La guerre
totale va donc aussi mener à une révolution
contre les concepts moraux hypocrites de
l’âge bourgeois.”
Ludwig Eckstein, « Die biologische Seite des
totalen Krieges », SS-Leitheft, 1944, Heft 2, pp. 19-23,
cité par J. Chapoutot, La Révolution culturelle nazie,
Gallimard, 2017, pp. 201-202.
l’automne 1939 demande aux membres de la Lebensborn sur un peuple d’esclaves, les Slaves, ainsi rendus
SS de donner naissance à des enfants y com- En 1943, une infirmière à leur vocation naturelle de « sous-hommes », et
pris en dehors des liens du mariage, pour four- dans l’une de ces sans la menace des Juifs, promis à la disparition
nir des bras et des soldats au Reich en guerre. La institutions créées par déplacement ou par assassinat.
culture SS prédomine en 1944 face au désastre en 1936 pour accueillir Les deux politiques de déportation et d’exter-
les filles mères et
démographique croissant, et les arguments sont mination se sont succédé de 1933 à 1941, puis
leurs enfants nés
bien rodés : le mariage monogame a été imposé à hors mariage. de 1941 à 1945 : après l’éloignement par l’exil
la race germanique par les évangélisateurs chré- forcé ou la déportation outre-mer (Madagascar)
tiens, c’est-à-dire judéo-chrétiens, par des Juifs, ou continentale (cercle polaire), les nazis prati-
donc, bien décidés à tarir la race germanique en quèrent l’assassinat, pour les Juifs de l’Est (été
la privant d’enfants, alors que les Germains des 1941) puis pour tous les Juifs d’Europe (dé-
origines, n’écoutant que la voix de la nature, pro- cembre 1941). Dans les deux cas, c’est un ar-
créaient avec vigueur et sans carcan matrimonial. gumentaire d’ordre médical qui fut employé :
Le projet nazi de 1944 vise donc simplement, ar- la maladie juive, à la fois contagieuse et viru-
gumente un professeur de droit, à « rétablir » la lente, devait disparaître de l’espace vital germa-
« polygamie germanique » que le judéo-christia- nique. Le génocide, qui visait aussi les enfants,
nisme a supprimée. était l’éradication d’une souche pathogène. Le
Riche de ses enfants et régénérée culturel- recours à la nature, mâtiné de vocables scienti-
lement, la race germanique est appelée à vivre fiques, marquait le paroxysme de la révolution
selon les lois de la nature dans un immense bio- culturelle nazie dans et par la Shoah. n
tope, l’espace vital, conquis et colonisé à l’Est.
Sur les terres fertiles de l’empire, elle s’éman-
cipe du temps de l’histoire (temps du malheur et POUR EN SAVOIR PLUS
de la guerre), pour rejoindre celui de la nature :
K. Buchholz (dir.), Die sang. Penser et agir en P. Reichel, La
temps de paix et de prospérité. La race, rendue
Lebensreform. Entwürfe nazi, Gallimard, 2014 ; Fascination du nazisme,
à elle-même, fera ce que la nature exige d’elle zur Neugestaltung La Révolution culturelle Odile Jacob, 1993.
– produire de la substance biologique, soit des von Leben und Kunst nazie, Gallimard, 2017. T. Snyder, Terre noire.
enfants, et ce qu’il faut pour les nourrir, grâce à um 1900, Darmstadt, L’Holocauste, et pourquoi
É. Michaud, Un art
une intense activité agricole. Ce temps statique, Häusser, 2001, 2 vol. de l’éternité. L’image et il peut se répéter,
dépourvu de conflits et d’ennemis, sera ce « Reich J. Chapoutot, Le le temps du national- Gallimard, 2016.
IAM/AKG
de mille ans », ce millenium de paix et de prospé- Nazisme et l’Antiquité, socialisme, Gallimard, P. Tort, L’Effet Darwin,
rité qui verra la germanité s’épanouir en régnant PUF, 2012 ; La Loi du rééd., 2017. Seuil, 2008.
L
e siècle des Lumières porte bien son nom ; « la quantité des vols et meurtres », l’ordonnance
siècle des lumières de la raison et siècle de de 1667 entra en vigueur l’année même où fut
l’illumination du ciel nocturne. Pour la pre- créée la lieutenance de police de Paris qui fut
mière fois, au xviiie siècle, l’éclairage public chargée d’administrer le service. En 1702, près
se développa à grande échelle, transformant la de 5 400 lanternes à chandelle de suif éclairaient
vie des citadins européens. Et ce fut Paris, la Ville la capitale. Et bien que la lueur ait été « pâle, vacil-
Lumière1, qui prit la tête de cette révolution. lante, incertaine, entrecoupée d’ombres mobiles et
dangereuses », d’après un témoignage plus tardif
Naissance de l’éclairage public de Louis Sébastien Mercier, les lanternes à chan- LES AUTEURS
L’ordonnance de 1667 instaurant l’éclairage delle ne constituèrent pas moins une grande in- Professeur à
Dartmouth College
public à Paris imposa la mise en place de lan- novation admirée des visiteurs, qui commen- (États-Unis), Darrin
ternes à chandelle. En 1697, elle fut étendue aux cèrent à voir en Paris une « ville lumière ». M. McMahon
grandes villes de province. Prescrite pour assu- Malgré de brillants débuts, ce fut seulement prépare actuellement
rer la sécurité urbaine, afin de lutter contre « le dans la seconde moitié du xviiie siècle que la un ouvrage :
Illuminating the
grand nombre de vagabonds et voleurs de nuit » et France, comme le reste de l’Europe, mit en place
Enlightenment.
l’éclairage public de façon plus active et systé-
matique. C’est alors que dans les plus grandes
villes françaises, qui avaient inégalement appli-
Décryptage qué l’édit de 1697, les lanternes publiques se
multiplièrent.
Lexviiiesièclevoitledéveloppementrapidede De défi technique et administratif l’éclairage
l’éclairagepublicenEurope.Cesujets’inscritdans public se transforma en un commerce florissant
lenouveauchantierhistoriographiquesurlanuit et lucratif dans lequel des individus clés, les
queSimoneDelattreinauguradansLes Douze « entrepreneurs de l’illumination », jouèrent un
Heures noires. La nuit à Paris au xixe siècle (2000). rôle central. Parmi eux, la figure la plus notable Sophie Reculin
Pourautant,lesentrepreneursdel’illumination est celle de Pierre Tourtille Sangrain (1727- est Ater à
quipermirentl’implantationdel’éclairagepublic 1805), qui contribua plus qu’aucun autre de l’université Lille-III.
ontpeuretenul’attentiondeshistoriens. ses contemporains à faire briller les principales Sa thèse porte sur
PourétudierTourtilleSangrain,ilafallucroiser « L’invention et
villes du royaume de France. la diffusion de
ungrandnombredesourcesdisperséesdans Les chercheurs se sont peu intéressés à des per- l’illumination
lesarchivesmunicipalesetdépartementalesd’une sonnalités comme Tourtille Sangrain ou, plus lar- publique dans le
vingtainedevillesetdansleminutiercentraldes gement, au « business des lumières » auquel il prit royaume de France
notairesdeParis. au xviiie siècle ».
DR – DR
longtemps reconnu l’importance d’étudier MOTS CLÉS en présence de Mme de Pompadour qui figure
les pratiques sociales. Et il n’y a sans doute pas parmi les témoins du mariage.
de pratique sociale plus emblématique du siècle LampeArgand Proche des milieux de pouvoir, ses relations
des Lumières que celle de la diffusion de l’éclai- Inventéedansles facilitèrent sa reconversion dans le commerce
rage. Dans l’imaginaire chrétien, c’est la lumière années1780parle des lumières. En 1769, il s’associa à Dominique-
qui a vaincu les ténèbres, dispersé les démons et GenevoisAiméArgand, François Bourgeois de Chateaublanc, ingénieur
chassé les superstitions. c’estunelampemunie et inventeur, et obtint un privilège royal sous
Concrètement (du moins ses promoteurs le d’unemèchecylindrique l’égide du lieutenant général de police, Antoine
etd’unecheminée
proclamaient-ils), l’éclairage rendait les rues plus de Sartine, pour assurer l’éclairage de la ville
quipermetune
sûres contre les brigands et les voleurs, favorisait meilleureventilation
de Paris.
la sociabilité, le commerce et les loisirs des élites. delaflamme. Le moment était propice. Chateaublanc venait
Mais la lumière possédait également un pendant d’être récompensé dans un concours proposé par
obscur, en permettant l’extension du contrôle po- Réverbère Sartine et dont le prix était décerné par l’Acadé-
licier dans la ville. C’est l’une des raisons pour les- Ildésigned’abord mie des sciences sur « la meilleure manière d’éclai-
quelles la police de Paris – de même que dans les leréflecteurdelumière rer pendant la nuit les rues d’une grande ville en
grandes villes européennes – s’intéressa de près delalanterne,avant combinant ensemble la clarté, la facilité du service
à l’éclairage public. Les lanternes étaient les ca- d’êtrerapidement et l’économie ». Il avait inventé au début des an-
méras de surveillance du xviiie siècle. Et ce n’est employépournommer nées 1740 un modèle de lanterne à huile munie
lalanternecomplète.
sans doute pas une coïncidence si les révolu- d’un réflecteur de lumière. Bien plus puissants
Ilestadoptédans
tionnaires se précipitèrent pour en faire un ins- lesannées1770dans
que les simples lanternes à chandelle alors sus-
trument de justice sommaire : Joseph François lesgrandesvilles pendues à Paris, les réverbères représentaient un
Foulon et Berthier de Sauvigny furent pendus à deprovince.Lemot saut qualitatif dans la technologie française. A la
un réverbère, place de Grève à Paris ; l’expression «lampadaire»en suite de leur installation réussie dans la capitale
« à la lanterne » est restée. Ce que les savants ap- revanchen’estpas après 1769, leur diffusion dans les grandes villes
pellent parfois la « dialectique de la raison », se- encoreenusage. de province constitua une véritable révolution
lon laquelle la philosophie des Lumières qui pro- dans la conquête urbaine de la nuit.
meut l’émancipation de l’homme ne s’est pas faite Spermaceti Chateaublanc a sans doute été l’ingénieur de
sans violence, se retrouve par un effet de miroir Lespermaceti, cette révolution, mais c’est Tourtille Sangrain qui
oublancdebaleine,
dans la « dialectique de l’éclairage ». en fut l’administrateur en chef. Bénéficiaire du
estunesubstance
grasseetblanche
privilège royal exclusif d’éclairer Paris pendant
L’ascension fulgurante d’un commerçant extraitedelatête vingt ans, Tourtille Sangrain supervisa la fabri-
La carrière de Tourtille Sangrain illustre bien descachalots. cation et l’installation des lanternes qu’il confia
cette dialectique, comportant une part d’ombre Ilestutilisécomme à de nombreux sous-traitants : des étameurs aux
et de lumière. Bien que nous ne connaissions que combustibledansles vitriers et aux fournisseurs d’huile de lampe et de
très sommairement les débuts de sa vie, nous sa- lampes.Sonutilisation chandelles. Il dirigea également une équipe d’al-
vons qu’il est né en Normandie (dans le village permetd’améliorerla lumeurs et d’inspecteurs chargés de l’éclairage
de Beaunay), qu’il a été baptisé le 2 avril 1727. Il qualitédelaflamme. nocturne (à des horaires variables selon les sai-
semble s’être d’abord installé comme « fabricant sons et les phases de la lune), du nettoyage, de
d’étoffes de soie » selon un document plus tardif. Suif la réparation et du remplacement des lanternes.
Graisseanimale
Il a très probablement commencé sa carrière à fonduedebœuf
Cette dernière tâche n’était pas une mince af-
Rouen, où le père de sa deuxième épouse, Marie- etdemouton. faire car les réverbères ne demandaient pas seu-
Anne Thérèse Lemassif, était négociant (sa pre- Ellesertàl’éclairage lement une maintenance régulière pour fonc-
mière femme, Marie-Élisabeth Auger, qu’il avait publicjusqu’àlafin tionner ; ils étaient souvent volés ou cassés. Dans
épousée en 1747, était morte jeune). Aux envi- duxviiiesiècle. beaucoup de villes européennes, les autorités ur-
rons de 1750, Tourtille Sangrain aurait déménagé baines se plaignaient d’un nouveau délit : le bris
à Paris où son nom apparaît dans des archives no- de lanterne, commis par des « coureurs de nuit »
tariales en lien avec l’acquisition en 1761 d’une (étudiants, soldats ou domestiques ivres ou cher-
imposante maison rue du Faubourg-du-Temple chant tout simplement à s’amuser). Certains de
et la formation d’une Société pour le cylindre, ces actes de vandalisme étaient politiques, pre-
un instrument utilisé dans le travail de la soie. nant la forme d’une protestation brutale contre
Les affaires ont sans doute bien marché, car, au un symbole visible du pouvoir policier et, peut-
moment où Tourtille Sangrain se retrouva de être aussi, l’expression d’un mécontentement
nouveau veuf le 9 février 1762, il se remaria, à l’égard d’un considérable fardeau fiscal sup-
pour la troisième fois, avec Marguerite Guérin, porté par les propriétaires immobiliers désor-
mais obligés de payer le privilège d’être éclai-
rés : à Paris, l’éclairage était financé par la taxe
L’entreprise Tourtille Sangrain choisit des boues et lanternes levée sur les propriétaires
en proportion de la longueur de la façade sur la
d’abord de mélanger l’huile d’olive à rue jusqu’en 1704. Le roi imposa alors un « ra-
l’huile de colza, avant d’insérer de l’huile chat » : il s’agissait d’une opération de trésorerie
par laquelle le pouvoir central s’obligeait à finan-
de baleine comme combustible cer chaque année l’éclairage ; en contrepartie,
les propriétaires devaient « racheter » le fonds (Gironde), Chassiron (île d’Oléron), le phare
annuel par le paiement en une fois d’une forte des Baleines (île de Ré), de Brest, du Havre, du
somme au Trésor royal. cap Fréhel (Bretagne), d’Ailly (Normandie), de
Tourtille Sangrain disposait d’un puissant ré- Sète, de Calais et le phare du Planier au large
seau de clientèle. Dès le début des années 1770, de Marseille, pour ne citer que ceux-là. Comme
son nom apparaît tous les ans dans l’Almanach le note l’historien Jean-Christophe Fichou : à
royal en tant qu’« entrepreneur de l’illumination » la fin de l’Ancien Régime, « Tourtille Sangrain
PARIS, MUSÉE NATIONAL DE L A MARINE, 19 PA 40 D/ARNAUD FUX – ÉCOLE NATIONALE DES PONTS PARISTECH
« chargé du détail » auprès des « inspecteurs de détient le marché pour la plupart des phares des
police » de la ville et faubourgs de Paris. Il tra- côtes de France »2. L’entrepreneur parvint aussi
vaillait en étroite collaboration avec Sartine et à dispenser ses services dans la marine, qui lui
Jean-Charles Pierre Lenoir qui lui succéda à la commanda de l’huile et des mèches.
lieutenance générale de police. Ce dernier in- Avec l’adoption du réverbère, l’huile rem-
tercéda en faveur de l’entrepreneur qui lui avait plaça progressivement le suif comme principal
adressé des doléances sur les difficultés de sa combustible de l’éclairage public. L’entreprise
charge, en autorisant en 1784 le renouvellement Tourtille Sangrain choisit dans un premier
anticipé du bail de l’illumination de Paris. temps de mélanger l’huile d’olive à l’huile de
colza, avant d’y insérer de l’huile de baleine ou
Des routes et des phares spermaceti (extraite des cachalots) durant le
Une telle proximité avec les milieux du pouvoir ne dernier tiers du xviiie siècle. Ce nouveau mar-
pouvait qu’aider Tourtille Sangrain à faire pros- ché bénéficia de l’expansion du commerce ba-
pérer son entreprise. Et elle prospéra remarqua- leinier dans l’océan Atlantique.
blement bien. L’entrepreneur obtint également Notes
l’éclairage de grandes villes de province : Arras, 1. L’expression Le projet américain
Nantes, Dijon, Brest, Versailles, Strasbourg, « Ville Lumière » date Le marquis de La Fayette, « héros des deux
Amiens, Dijon, Dieppe, Châlons, Le Havre, Caen, vraisemblablement mondes », œuvra au rapprochement commer-
du xixe siècle, peut-être
Rennes, Tours, Toulouse, Lorient, Rochefort, cial franco-américain en mettant en contact
de l’Exposition universelle
Moulins, Marseille, Aix, Rouen et Nancy. Il équipa de 1889. Tourtille Sangrain et des négociants de Nouvelle-
la route entre Paris et Versailles, ainsi que nombre 2. J.-C. Fichou, Angleterre. Très vite, Tourtille Sangrain entre-
de villes plus petites, de châteaux (Saint-Cloud et Gardiens de phares. tint une correspondance avec Thomas Jefferson.
Bellevue) et d’immeubles de particuliers à Paris. 1798-1939, Son nom est également mentionné dans des
Rennes, PUR, 2002.
Tourtille Sangrain joua aussi un rôle clé sur 3. John Adams au mémorandums du vice-président John Adams
les côtes françaises. Il équipa plusieurs phares marquis de La Fayette, en tant que « gentilhomme qui avait le contrat
avec les réverbères de Chateaublanc : Cordouan 20 décembre 1785. pour éclairer les villes de France »3. Il lui
L
a nuit a mauvaise réputation dans l’an- nir l’éclairage toutes les nuits entre le 14 juillet et
cienne France et la fête nocturne plus l’automne 1789.
encore. Elles sont toujours susceptibles Nous savons peu de chose sur les sentiments
d’être contaminées par les croyances héré- politiques de Tourtille Sangrain à l’égard de la
tiques et les pratiques païennes, sortilèges et Révolution, mais il y survécut. Malgré ses liens
paganisme synonymes d’excès. La maîtrise étroits avec la police de l’Ancien Régime, il réus-
du feu et la fête nocturne sont, de ce fait, une sit à conserver sa position d’entrepreneur de lu-
marque du pouvoir monarchique. Seuls le roi mière à Paris jusqu’à l’expiration de son bail en
et ses représentants peuvent d’associer la nuit novembre 1792, entretenant des relations avec
et une joie « saine et sereine » au xviiie siècle. la Commune de Paris où Lepescheux avait été élu
Maître de la nuit, le monarque peut faire sor- représentant du district de Saint-Lazare en 1789.
tir Paris du noir, à l’occasion des événements Même après l’expiration de son bail, Tourtille
marquants, naissances, mariages, entrées royales, victoires, conquêtes, Sangrain sut placer un homme de paille, un cer-
visites princières, traités et anniversaires. tain « citoyen Fricault » qui avait longtemps tra-
Trois à quatre fois l’an, le divertissement royal quitte ainsi Versailles pour vaillé pour lui, au poste de directeur de l’éclairage,
s’emparer de Paris illuminé pour l’occasion. C’est alors que le peuple fait ce qui lui permit de continuer à diriger en cou-
la fête, régulièrement scandée par le cri traditionnel « vive le roi ». Ces vi- lisses le service. Il semble avoir également conti-
vats saluent les « théâtres de vin » placés aux carrefours sous la surveil- nué à éclairer Marseille, Caen, Beauvais, Amiens,
lance des valets de ville, distribuant boissons, pain, cervelas et longe de Tours, Laval, Rouen, Versailles et Rennes, ainsi
veau, tandis que sont offerts bals et feux d’artifice, la principale distrac- que plusieurs ports et phares.
tion nocturne. Deux thèmes réunissent la plupart de ces 180 fêtes de nuit A la veille de la mort de Louis XVI, on ordonna
qu’a comptées le xviiie siècle monarchique : la glorification de la famille que les réverbères brûlent toute la nuit. Tourtille
royale et la célébration de la nation identifiée au monarque. Sangrain obtempéra. Et, avec l’intensification de
La plus belle fête du siècle fut sans doute celle célébrant la victoire de l’effort de guerre, le besoin d’éclairer les hôpi-
Fontenoy, en 1745, dont les contemporains admirèrent la grande maî- taux et les manufactures de munitions pour qu’ils
trise pyrotechnique et la mise en scène de la joie partagée. A la fin du fonctionnent jour et nuit s’accrut.
xviiie siècle, tout est prêt pour que la nuit devienne le lieu de la fête. Pour autant, la demande de lumière ne
Antoine de Baecque suffit pas à protéger l’entrepreneur. Quand
Auteur des Nuits parisiennes (Seuil, 2015) Lespescheux fut convoqué devant le Comité
P
eut-on être à la fois empereur, aristocrate que la république, mise à mal par de multiples
et citoyen ? L’idéal du prince citoyen des épisodes de guerres civiles entre 49 et 31, demeu-
débuts du principat, entre les règnes rait la référence politique des Romains. La plu-
d’Auguste et de Trajan (27 av. J.-C.- part des auteurs anciens, de Cicéron à Tacite et
117 ap. J.-C.), permet de s’interroger sur les pra- jusqu’au iie siècle au moins, désignent d’ailleurs
tiques politiques d’un empereur dont les pouvoirs l’État romain comme une « res publica ». Octave-
étaient fondés sur le souvenir d’une res publica Auguste lui-même s’est présenté comme celui qui,
(« république ») disparue, mais toujours présente L’AUTEUR dès 28 av. J.-C., avait « restauré » la république.
dans l’esprit des Romains. Le respect des aristo- Pascal Montlahuc Or le régime républicain était un système col-
crates et de leur autorité, le refus de marques est membre de l’École légial fondé sur la haine de la royauté et il ne pré-
française de Rome.
d’honneur trop importantes, l’acceptation de la Il va publier voyait pas le pouvoir d’un seul homme, ce que le
libre parole et la proximité avec le peuple sont Le Pouvoir des bons vocabulaire politique grec désigne comme « mo-
autant d’éléments sur lesquels s’appuya le mots. « Faire rire » narchie » (c’est-à-dire le « pouvoir d’un seul »).
Principat, nouvelle forme de gouvernement fon- et politique à Rome Ainsi, l’avènement d’un princeps (« le premier ») à
du milieu du
dée sur le consensus civique. la tête de Rome avait de quoi dérouter. Parmi les
iiie siècle av. J.-C.
jusqu’à l’avènement adaptations que réclamait la nouvelle situation im-
Un monarque républicain des Antonins périale, la plupart des empereurs affectèrent d’ap-
Contre une lecture qui voit dans l’avènement de (à paraître à la paraître comme des citoyens ou des aristocrates
l’empire un phénomène fulgurant et inéluctable, Bibliothèque des dans la lignée de leurs prédécesseurs républicains.
Écoles françaises
les historiens préfèrent aujourd’hui souligner le d’Athènes et de Le discours sur le prince citoyen existe dès
caractère progressif et ambivalent de la mise en Rome, 2018). l’époque d’Auguste, mais prend une importance
place du principat après la victoire d’Auguste à nouvelle aux iie et iiie siècles, chez Pline le Jeune,
Actium, le 2 septembre 31 av. J.-C.1. L’installation Suétone, Plutarque et Cassius Dion (le plus sou-
prudente du régime était d’autant plus nécessaire vent appelé Dion Cassius, des recherches ré-
centes ont montré qu’il est historiquement plus
juste de le nommer dans ce sens). L’arrivée du
Décryptage christianisme modifia par la suite la manière de
penser un pouvoir impérial désormais caractérisé
Plutôtqued’étudierlatransitiondelarépubliqueauprincipatsur par la distance d’un empereur choisi par Dieu.
leplanstrictementjuridiqueetinstitutionnel,PascalMontlahuc Ce « monarque républicain » se veut « prince
proposederelirelessourceslittérairesàlalumièredel’apportde citoyen » (civilis princeps) et « premier parmi ses
l’anthropologiehistorique,delasociologieetdelapsychologiesociale pairs » (primus inter pares). Ces appellations sou-
afind’interrogerlanaturedunouveaurégimeetsaperceptionparles lignent les ambiguïtés du pouvoir aux deux pre-
Romains.Cefaisant,ilporteunregardneufsurlejeunepouvoirimpérial. miers siècles de notre ère ; mais elles sont à l’ori-
gine du consensus qui assura la mise en place
DR
Auspices romains Ci-dessus, à gauche : sur cette photographie de 1904, le président français Émile Loubet en visite officielle
à Rome sous les ruines de l’arc de Titus. La république romaine restait le modèle des hommes politiques de la IIIe République. L’empereur
Auguste lui-même s’en réclamait. A droite : son buste de bronze conservé au Musée national archéologique d’Athènes.
puis la longue durée d’un régime nouveau, pré- Il se devait tout d’abord d’être accessible, qua-
senté comme la continuité du précédent2. Cette lité de tout dirigeant à l’époque républicaine.
façade républicaine a parfois été perçue, depuis Ainsi, écrit Cassius Dion, Tibère était « d’un
l’Antiquité et jusqu’aux historiens contempo- abord facile et honorait les magistrats comme s’il
rains, comme un simulacre ou un « cérémonial eût vécu sous un gouvernement républicain ». Une
de condescendance ». Toutefois, l’historien bri- autre anecdote rapportée par le même auteur il-
ADOC-PHOTOS – ATHÈNES, MUSÉE NATIONAL ARCHÉOLOGIQUE/DAGLI ORTI/AURIMAGES
tannique Andrew Wallace-Hadrill a rappelé que lustre cette attitude : une femme ayant adressé à
ces décennies situées à mi-chemin entre la répu- Hadrien une demande dans une rue où il passait,
blique et l’empire furent l’occasion pour l’empe- l’empereur répondit qu’il n’avait pas le temps. La
reur de se conformer aux règles de la cité répu- femme lui lança : « Alors cesse d’être empereur. »
blicaine, cette attitude exemplaire faisant de lui Hadrien se retourna et lui donna audience. Le
un modèle du bon prince (cf. p. 74)3. prince, à l’instar du magistrat républicain, devait
se montrer sensible aux demandes de ses admi-
Vertueux et accessible nistrés et y répondre directement.
L’empereur devait assurer sa supériorité en se MOT CLÉ La manière d’habiter Rome en disait long sur
montrant plus conforme que les autres citoyens l’inclusion de l’empereur dans la cité. Vespasien
aux normes (sociales, politiques, religieuses) et Virtus prenait ainsi soin de se montrer disponible
aux vertus (virtus, justice, clémence, piété) hé- L’étymologiedece lorsqu’il était dans sa maison du Palatin, qu’il
terme(vir,«l’homme»)
ritées de la république : ce faisant, il s’intégrait quittait fréquemment afin de se mêler au peuple
renvoieàcequiconfère
pleinement dans la communauté civique, tout àl’hommesavirilitéet
ou de rendre la justice sur le Forum. A ce propos,
en se distinguant par l’exemplarité de son atti- faitréférenceàl’idée Pline le Jeune nous dit dans son Panégyrique de
tude (cf. p. 76). Même s’il pouvait être amené à d’excellencemasculine. Trajan que « ce qui est une citadelle inaccessible, ce
s’isoler du fait de ses responsabilités politiques, Dansledomaine qui est un rempart inexpugnable, c’est de n’avoir
le prince, « premier » des citoyens, devait se com- militaire,lavirtus pas besoin de remparts ».
porter comme le citoyen parfait, respectueux du désigneainsilecourage Toutefois, l’accès direct à l’empereur devait être
peuple romain et se mettant périodiquement en ducombattant. difficile dans la pratique quotidienne. Suétone
scène comme tel. rapporte que Tibère, retiré dans sa villa à
À SAVOIR
Le consensus civique
Larépubliqueromaineétaitunrégimeoligarchique
marquéparlaconcurrenceentrelesaristocrates,
citoyenslespluséminentsdelacité.Lorsde
la«révolutionromaine»,quipassanotamment
parlerenouvellementdupersonnelpolitique
pendantetaprèslesguerresciviles,Auguste
vintprogressivementprendrelapremièreplace
delapyramideconcurrentielleetreléguala
compétitionaristocratiqueunrangendessous
delui.L’assisedupouvoirimpérialreposadès
lorssurl’acceptation,delapartdesaristocrates
(sénateursetchevaliers)commedelaplèbe,
delaplaceéminenteoccupéeparleprinceps.
Leconsensusciviquefaisaitalorsduprinceun
dépositairedupouvoirdupeupleromain.
MOTS CLÉS
Se mêler aux adulations indécentes, les blâma encore le C’est à nouveau Pline le Jeune qui met des mots
citoyens Peu après lendemain dans un édit tout à fait sévère. » sur cette posture : « Qui doit commander à tous
son élection, le jeune La volonté d’Auguste de se présenter sous les doit être choisi entre tous ; il ne s’agit pas de don-
président Valéry Giscard traits d’un « monarque républicain » justifiait l’in- ner un maître à de vils esclaves, si bien qu’on puisse
d’Estaing s’invite terdiction du titre de dominus, qui évoquait les se contenter d’un héritier ‘‘nécessaire’’, mais pour
régulièrement à dîner
tyrans orientaux et l’appellation que donnaient un empereur de donner un prince aux citoyens. »
chez les « Français
ordinaires ». Il est ici les esclaves à leur maître. Alors que Domitien et Le prince devait ainsi s’évertuer à refuser des
chez la famille Nehou à sa femme se félicitaient d’être surnommés « do- marques d’honneur politique et religieuse qui se
Grossœuvre, dans l’Eure, minus et domina », Auguste brandissait le titre de faisaient de plus en plus nombreuses, afin d’en-
le 24 octobre 1975. « père de la patrie », d’origine républicaine : il ac- tretenir l’ambiguïté de son charisme et ne pas
ceptait d’être le père de la cité, mais refusait d’être passer de la position de princeps ou de pater à
le « maître » d’esclaves. celle du dominus et du tyrannus.
Une anecdote rapportée par Quintilien dans
son Institution oratoire va dans le même sens :
« Comme les habitants de Tarragone annonçaient
à Auguste qu’un palmier avait poussé sur son au-
Ce que dit la psychologie sociale tel : “On voit bien, dit Auguste, que vous y allumez
souvent du feu.” » Par cette antiphrase, Auguste
L
’« effet primus inter pares » est un concept emprunté à la psycholo- résistait ici à l’adulation et marquait sa défiance
AFP – ROME, MUSEO DELL A CIVILTA ROMANA/DAGLI ORTI/AURIMAGES
gie sociale, et notamment aux écrits de Jean-Paul Codol dans les envers l’opération de séduction maladroite des
années 1970. Il postule qu’au sein d’un groupe social régi par des Tarraconais, qui souhaitaient attirer l’attention
normes (sociales, politiques, religieuses, etc.) le membre qui se montre du prince par l’évocation d’un prodige. Toutefois,
le plus conforme à ces règles a tendance à être progressivement reconnu ce mot est aussi un reproche envers un usage in-
comme le chef du groupe. suffisant de l’autel comme espace sacrificiel. Par
Dans le cas de l’empereur romain, sa capacité théorique à incarner les ce rappel, Auguste prônait le retour de la religion
normes de comportement de l’aristocrate idéal en fait un aristocrate romaine au cœur des cités et confortait sa posi-
supérieur aux autres (primus), mais qui appartient toujours au groupe tion de garant de la res publica.
de l’aristocratie et évolue « parmi ses pairs » (inter pares). Si l’on tente Ainsi, plus on honorait le prince, plus celui-ci
d’adapter ce concept à la réalité politique romaine, il faut souligner que devait refuser les honneurs mais aussi prendre
l’expression primus inter pares ne se lit jamais comme telle dans la litté- soin de les « rediriger » vers les dieux de la cité.
rature antique : utilisée afin de décrire le pouvoir des premiers évêques Cela accentuait, de fait, son prestige religieux et
de l’Église puis pour qualifier le système de l’empereur carolingien, elle sa piété de premier des citoyens et encourageait
pourrait renvoyer à des pratiques politiques nées au moment augustéen finalement les honneurs que lui conféraient les
et décrirait notamment les relations politiques, sans cesse négociées, sujets de l’empire. L’attitude du prince envers la
entre le princeps et le senatus. P. M. libre parole est un autre critère de définition du
civilis princeps. Auguste acceptait les attaques ver- La plaisanterie prolongeait l’atmosphère d’éga-
bales contre lui alors qu’il disposait de la « loi de lité conviviale d’un repas qu’Auguste partageait
majesté » permettant de sanctionner quiconque volontiers. Toutefois, le texte porte précisément
insultait le peuple romain. Plutôt que de les ré- Notes
sur la simplicité excessive du repas et l’ambiguïté
primer, il prit soin de leur répondre par des édits 1. Octavien remporta une de l’attitude impériale est visible : s’il prenait soin
publics et ce comportement s’inscrit dans la conti- victoire navale décisive de donner l’illusion de la simplicité, le civilis prin-
nuité des pratiques républicaines. Toutefois, la fin contre Marc Antoine et ceps ne pouvait accepter de se voir placé au même
du principat augustéen ( 8 ap. J.-C.) vit l’assimila- Cléopâtre, avant d’être niveau que les autres citoyens. Ce bon mot illustre
nommé officiellement
tion d’une agression envers le prince à une agres- « Auguste » en 27. l’ambivalence de sa position, entre simplicité du
sion dirigée contre toute la res publica et tombant, 2. Cf. F. Hurlet, Auguste. particulier et majesté du prince.
à ce titre, sous le coup de la loi de majesté. Les Ambiguïtés du pouvoir, Ces pratiques contribuaient à faire du prince
Armand Colin, 2015 et « Le qui évoluait parmi ses concitoyens, et non pas au-
Accepter les critiques prince citoyen », Textes et
documents pour la classe
dessus d’eux, un souverain porté par le consen-
Cet élargissement de la loi renforçait le lien for- n° 1092, 2015, pp. 22-23. sus de la cité. Pourtant, les réalités du pouvoir
mel entre l’empereur et la res publica et permet 3. A. Wallace-Hadrill, empêchaient souvent le respect de ces préceptes
de voir un des paradoxes du « bon prince répres- « Civilis Princeps. Between et l’attitude des empereurs relevait d’une « inac-
sif » : le prince pouvait réprimer les attaques in- Citizen and King », The cessible accessibilité ». Civilis princeps (« prince
Journal of Roman Studies
sultantes si elles étaient porteuses de dissensions n° 72, 1982, pp. 32-48. citoyen ») qui affectait de s’abaisser quotidienne-
néfastes au consensus civique, et notamment si la 4. W. Eder, « Augustus and ment au niveau du senatus populusque romanus,
réputation des grandes familles romaines était the Power of Tradition », le bon empereur devait surtout être un primus in-
en jeu. Ainsi, le prince citoyen usait de répression K. Galinsky (dir.), ter pares (« premier parmi les égaux ») qui respec-
The Cambridge Companion
face à la libre parole, mais uniquement quand la to the Age of Augustus,
tait le pouvoir des aristocrates, hérité d’une ré-
cité était mise en danger. Cambridge University publique au besoin réinventée afin d’asseoir une
Lorsque l’empereur utilisait sa propre libre pa- Press, 2005, pp. 13-32. monarchie qui dura cinq siècles. n
role de citoyen et lançait par exemple des plaisan-
teries, le contenu des bons mots illustrait l’am-
biguïté du pouvoir impérial : « Quelqu’un avait POUR EN SAVOIR PLUS
invité Auguste à dîner et lui avait servi un repas F. Hurlet, Auguste. Les Ambiguïtés du pouvoir, Armand Colin, 2015 ; « Le prince
assez maigre, presque l’ordinaire de tous les jours ; citoyen », Textes et documents pour la classe n° 1092, 2015, pp. 22-23.
en effet, Auguste ne refusait pratiquement jamais P. Le Doze, « Res Publica Restituta : réflexions sur la restauration augustéenne »,
une invitation. Donc, après ce repas frugal et sans Cahiers du centre Gustave-Glotz n° 25, 2015, pp. 79-108.
aucune recherche, prenant congé de son hôte qui
EMILE POL/SIPA
F. Millar, The Emperor in the Roman World, Bristol, Bristol Classical Press, 2001.
le saluait, il se contenta de murmurer : “Je ne pen- P. Montlahuc, Autour du prince citoyen (en préparation).
sais pas être à ce point de tes intimes” » (Macrobe, P. Veyne, « Qu’était-ce qu’un empereur romain ? »,
Saturnales, II, iv, 13). P. Veyne, L’Empire gréco-romain, Seuil, 2005, pp. 15-78.
GUIDE Livres
nLeslivresdumoisp. 78 nLabandedessinéep. 86 nLeclassiquep. 87 nLesrevuesdumoisp. 88
DesAfricainsaucœurde
latraitenégrière
En décrivant le fonctionnement d’un port esclavagiste sur la Côte-de-l’Or
au xviiie siècle, Randy Sparks montre à quel point les Africains ont occupé
une place importante dans l’économie de la traite négrière.
locaux, d’ethnie Fante, surent habilement du négoce avec qui bon leur semblait,
Là où les Nègres sont maîtres. Un jouer des rivalités entre marchands euro- d’accepter la monnaie locale ou de payer
port africain au temps de la traite péens, en faisant monter les enchères et des redevances. Au besoin, on bloquait
Randy J. Sparks traduit de l’anglais par en prenant une part active au commerce. le fort et on expulsait les Britanniques
Marie-Anne de Béru et Myriam Dennehy, Les guerres qui opposèrent les Fante aux récalcitrants. Annamaboe, « là où les
Alma, 2017, 369 p., 25 €. Ashanti permirent un afflux de captifs. Nègres sont maîtres ».
Au début du xviiie siècle, la traite était Dans le droit fil de son précédent ouvrage
L
e dernier livre de Randy Sparks, deux fois plus rentable que le Les Deux Princes de Calabar
professeur à l’université Tulane à commerce de l’or. (Les Perséides, 2007), racon-
La Nouvelle-Orléans en Louisiane, En mobilisant une grande va- tant l’histoire de deux princes
a pour sujet un port africain de la riété d’archives (lettres, docu- africains capturés en 1767,
Côte-de-l’Or (le Ghana d’aujourd’hui) ments de la RAC, mémoires déportés en Dominique et en
au xviiie siècle. Petite bourgade ano- du xviiie siècle, etc.), Randy Virginie, puis qui parvinrent
nyme de nos jours – son nom contempo- Sparks montre de manière finalement à rentrer chez eux
rain est Anomabu –, Annamaboe était très convaincante comment à Calabar (dans l’actuel Nige-
alors le port de traite le plus important une société créolisée naquit ria), Randy Sparks confirme
de la côte, d’où des centaines de milliers de la rencontre des admi- avec ce nouveau livre son
d’esclaves furent déportés vers les Amé- nistrateurs, soldats et négo- grand talent de conteur. Car il
riques. Avant de se lancer avec succès ciants britanniques avec les n’est pas seulement question
dans la traite négrière, les élites mar- Fante. Les enfants issus de ces unions du portrait d’une ville africaine occu-
chandes de ce port commerçaient de l’or (les « mulâtres ») étaient envoyés faire pant une place centrale dans l’économie
et des céréales. leurs études en Angleterre lorsque le atlantique du xviiie siècle, mais aussi de
Les Britanniques, via la Royal African père était fortuné ; d’autres trouvaient personnages étonnants.
Company (RAC), devenue en 1750 emploi comme interprète ou marin. Et tout d’abord John Corrantee (ou Ku-
la Company of Merchants Trading to Du point de vue du pouvoir, c’était les rantsi), le chef principal d’Annamaboe,
Africa (CMTA), construisirent un grand Fante qui avaient la main. Les Britan- né dans les années 1670. Commandant
fort, mais les Néerlandais et les Français niques devaient céder à leurs demandes, militaire, rusé politique, commerçant
étaient aussi entreprenants. Les chefs par exemple lorsqu’il s’agissait de faire prospère d’or et d’esclaves, Corrantee
A Annamaboe,
du point de vue du
pouvoir, ce sont les
Fante qui ont la main
une représentation de Oroonoko ou L’Es-
clave royal d’Aphra Behn, pièce qui ra-
conte l’histoire d’un prince Africain cap-
turé et vendu sur un marché aux esclaves
de Surinam. Le jeune africain éclata en
sanglots et quitta le théâtre en courant,
et la foule pleura avec lui.
Les Britanniques manifestaient peu de
compassion pour les millions d’esclaves
envoyés aux Amériques, ou pour les Afri-
cains misérables de Londres, mais « un
prince enlevé et réduit en esclavage était
une autre affaire », écrit Randy Sparks.
De fait, William Ansah devint une figure
de la vie mondaine et littéraire anglaise,
avant que le jeune homme levât l’ancre
pour Annamaboe en 1750 où toute la
ville fêta le retour du miraculé.
Randy Sparks se tourne ensuite vers Ri-
chard Brew, autre personnage en vue
d’Annamaboe. Natif d’Irlande, Brew était
un marchand établi en permanence sur
la Côte-de-l’Or. Sa prospérité éclatante lui
permit de construire un château de style
géorgien à Annamaboe et d’épouser une
fille de Corrantee, point de départ d’une
des familles créoles les plus puissantes
du Ghana. Des années 1750 à sa mort,
il importa des quantités gigantesques de
marchandises de traite (tissus, ustensiles,
outils, armes, meubles), qu’il échangeait
contre des esclaves. Dans les entrepôts
de Castle Brew, le fameux château, les
marchandises venues de toute l’Europe
étaient entassées tandis qu’à côté, dans
Négoce Dans ce comptoir marchand de la côte de Guinée, des Africains, bourse à la main, les geôles, les esclaves étaient enfermés.
commercent avec un Européen (gravure, 1705).
Au début du xixe siècle, la prospérité
d’Annamaboe déclina, en raison de sa
destruction par les Ashanti, et surtout
était un cabocere (un « chef ») qui en im- Ansah, le fils préféré, s’embarqua donc de l’abolition de la traite par les Britan-
pose. Les Britanniques et les Français, qui pour Londres en 1747. Enfin, c’est ce niques. L’économie de la ville s’effondra,
se disputaient les faveurs commerciales qu’il croyait. Le capitaine du bateau né- et elle sombra dans l’oubli. Tout est en-
du cabocere, le sollicitèrent pour qu’il en- grier était censé acheminer sa cargai- core debout aujourd’hui : le fort, le châ-
voie ses enfants étudier dans leurs pays son d’esclaves jusqu’à la Barbade avant teau, mais les touristes sont rares, en dé-
respectifs. Prudent, Corrantee envoya de convoyer le jeune homme en Angle- pit des efforts de la municipalité. Cette
d’abord l’un de ses fils à Paris au début terre, mais il fit croire que ce dernier histoire d’une ville africaine au cœur
des années 1740. Le jeune prince fut reçu avait péri lors du voyage et le vendit de la première mondialisation montre
BNF, RESERVE DT 477 B 744 A
avec tous les honneurs, étudia au lycée en esclavage. Corrantee finit par l’ap- à quel point les Africains ont occupé
Louis-le-Grand, avant de rentrer au pays. prendre et demanda aux Britanniques une place importante dans ce processus
Les Britanniques invitèrent un autre fils de le récupérer. On le retrouva à la Bar- – les esclaves eux-mêmes, mais aussi les
à s’instruire en Angleterre, ce que Cor- bade, puis la CMTA le débarqua en An- élites marchandes qui les vendaient. n
rantee accepta, ne serait-ce que pour gleterre où ses aventures firent sensation.
mieux comparer les deux pays et conti- A Londres, perruqué, poudré et magni- * Professeur à l’Institut
nuer son jeu diplomatique. William fiquement vêtu, William Ansah assista à d’études politiques de Paris
Livres
Leschrétiensetlaguerre
Comment la théologie chrétienne fabrique et justifie les conflits.
voici convoquées la première croisade, mode de vie des guerriers souillés de sang
Guerre sainte, martyre et la Révolution française, la guerre de Sé- avec la pureté monastique ». Il s’agis-
terreur. Les formes chrétiennes cession, les purges staliniennes ou les sait plutôt de lutter « contre des ennemis
de la violence en Occident actions de la Fraction Armée rouge de physiques à l’extérieur, contre des vices
Philippe Buc traduit de l’anglais l’Allemagne des années 1970. à l’intérieur de l’être humain et contre
par Jacques Dalarun, Gallimard, Non sans nuances, l’auteur les hommes à l’intérieur de la
2017, 560 p., 36 €. montre comment la violence chrétienté – par exemple, les
s’accompagne d’une volonté Juifs, les faux frères […], le
« Cet essai explore deux millénaires de vio- de purification (de la société mauvais clergé, les pervers et
lence chrétienne et postchrétienne en Occi- et de l’individu) et suppose les hérétiques – et enfin contre
dent. » Ainsi débute cet ouvrage quelque un nécessaire martyre, le tout les démons ». Bref, de lutter
peu déconcertant par son ampleur chro- porté par une élite agissante. autant contre les vices des
nologique (de l’Antiquité à nos jours) et Selon Philippe Buc, la croi- chrétiens que contre les sar-
par l’ambition de son auteur. Philippe sade ne fut pas une soupape rasins (cf. dossier : « La croi-
Buc, médiéviste qui enseigna durant de sécurité pour des familles sade, une colonisation comme
vingt ans à Stanford, veut comprendre chevaleresques incontrô- les autres ? », p. 32). Le lecteur
comment le christianisme a laissé son lables, à court de terres pour trouvera dans cette approche
empreinte sur la violence. Si le propos leurs cadets. Ce ne fut pas non plus « un globale une belle matière à réfléchir
peut sembler classique (une paix désirée cynique stratagème de la papauté pour sur les conflits politiques (et religieux)
passe souvent par d’intenses conflits), prendre le pouvoir sur l’aristocratie guer- d’aujourd’hui. n
l’approche l’est moins. Tout en souli- rière ». Ce ne fut pas seulement, ajoute- Jacques Berlioz
gnant points communs et discontinuités, t-il, « une remarquable réconciliation du Directeur de recherche au CNRS
Lareinequivoulaitgouverner
Une archive inédite permet de suivre le quotidien de la sœur de Marie-Antoinette.
partie de l’année 1785 semblait défini- grossesses. Elle fut une souveraine sié-
Le Journal d’une reine. tivement perdue avant que l’auteur, par geant au Conseil d’État, capable d’arri-
Marie-Caroline de Naples le plus grand des hasards, ne la retrouve mer Naples à cette Italie autrichienne
dans l’Italie des Lumières chez un collectionneur américain. gouvernée par l’abondante progéniture
Mélanie Traversier Ceyzérieu, Si ce texte est resté si longtemps iné- de sa mère, l’impératrice Marie-Thérèse
Champ Vallon, 2017, 624 p., 28 €. dit c’est aussi qu’il est tout (cf. Christine Lebeau, p. 12).
sauf un chef-d’œuvre litté- Les voyages, la vie de cour, les
L’édition de sources est devenue suffi- raire. Cette sœur de Marie- spectacles, les arts, les soins
samment rare pour saluer la publica- Antoinette tenait une sorte du corps, l’intérêt pour l’édu-
tion exemplaire du Journal de Marie- d’agenda au style aride, cation des enfants, les intri-
Caroline de Habsbourg (1752-1814), écrit au jour le jour, dans gues pour les marier dans les
reine de Sicile, par Mélanie Traversier, un français très approxima- meilleures familles, la curio-
maître de conférences à l’université tif, presque dénué de ponc- sité pour les manufactures, les
Lille-III. Au cours de ses recherches sur tuation et d’accentuation. sciences, le goût pour l’urba-
l’Opéra, cette spécialiste de l’Italie des A première vue, il raconte nisme, l’ennui aussi d’une vie
Lumières découvrit ce document inédit l’histoire bien banale d’une faite d’obligations dessinent
mutilé par l’histoire. La partie consacrée archiduchesse devenue reine à Naples le portrait d’une reine qui voulait gouver-
aux années 1786-1811 brûla dans un par son mariage (1768) avec le falot Fer- ner son royaume sans rien sacrifier à la
bombardement en 1943 ; celle des an- dinand IV, fils de Charles III d’Espagne. grandeur de la maison des Habsbourg. n
nées 1781-1785, conservée séparément En réalité, il révèle les talents poli- Matthieu Lahaye
à Munich, échappa au désastre et put tiques d’une femme qui ne se contenta Professeur en classes préparatoires au
réintégrer Naples en 1951 tandis qu’une pas d’être une princesse aux dix-sept lycée Auguste-Blanqui de Saint-Ouen
Moyen Age imaginaire ou Le xxe Siècle. L’auteur lui- d’habitants répartis dans 130 départe-
même est un personnage exception- ments à l’apogée du régime.
Récitsoniriques nel, monstre oublié d’un événement L’un des intérêts principaux de l’ouvrage
Rêver de soi. Les songes qui résiste encore aux explications ra- est de proposer des portraits d’hommes
autobiographiques au Moyen Age tionnelles et qui hante toute la société dans leur travail quotidien, à Paris et en
Gisèle Besson, Jean-Claude Schmitt française. Pivot central du Comité de province. Les uns et les autres sont sans
Toulouse, Anacharsis, 2017, 480 p., 24 €. salut public pendant la Terreur, Barère cesse mis en concurrence par Napoléon
a réussi à s’évader, mais vit désormais afin de mieux les dominer, au risque
Gisèle Besson dans la clandestinité. Comme d’autres de générer des dysfonctionnements in-
et Jean-Claude exilés politiques, il pratique l’anamnèse ternes. L’Empire des polices témoigne du
Schmitt ont choisi comme une thérapie. besoin de toute-puissance chez un chef
pour cette belle an- Dans la tradition des écrits des ama- d’État confronté à la fragilité d’un édifice
thologie de se foca- teurs d’art, influencé par l’empirisme, dont il est la clé de voûte.
liser sur les rêves de convaincu de la supériorité de la vue
soi – qui posent le dans la compréhension du monde, l’an- XIXe-XXIe siècle
problème de la lé- cien révolutionnaire livre un document
gitimation de son extraordinaire inspiré par les Salons de Plusrussequecorse
propre songe – comme porte d’entrée peinture, qui tient plus de la galerie et du Pozzo di Borgo, l’ennemi juré
dans l’onirisme médiéval. musée virtuels que du texte d’histoire. de Napoléon Michel Vergé-Franceschi
Après une introduction fournie, ils nous C’est cette mosaïque d’images que Maïté Payot, 2016, 416 p., 24 €.
proposent une trentaine de récits de Bouyssy (maître de conférences à l’uni-
rêve, de Perpétue et Félicité à Dürer, en versité Paris-I-Panthéon-Sorbonne) s’at- Né en 1764,
passant par Hildegarde de Bingen, Sa- tache à expliquer au long d’un ouvrage l’homme fut mêlé
limbene de Adam ou encore Charles IV parfois un peu ardu et désordonné, mais aux plus grands
de Bavière. Très souvent, le dormeur rê- si foisonnant qu’il donne envie de voir la é vé n e m e n t s d e
veur a la chance de se retrouver en pré- source enfin publiée in extenso. son temps. Il prit
sence de ceux qui hantent les chrétiens : même une part dé-
la Vierge, les saints, les anges, les morts XIXe-XXIe siècle cisive à la chute de
mais aussi, bien sûr, le diable et les dé- Napoléon en 1814
mons. Jusqu’au xiiie siècle on ne connaît Policesimpériales lorsqu’il convain-
presque que les rêves de clercs et de let- L’Empire des polices. Comment quit le tsar, dont il était devenu un
trés, qui cherchent à garantir leur récit Napoléon faisait régner l’ordre conseiller apprécié, de marcher sur Pa-
comme non diabolique et à lui donner Jacques-Olivier Boudon ris. Michel Vergé-Franceschi, lauréat
du vrai, notamment en racontant sa ré- Vuibert, 2017, 336 p., 21,90 €. pour ce livre du prix Premier Empire de
pétition dans une vision éveillée, alors la Fondation Napoléon, dépasse le cadre
perçue comme moins douteuse. Puis Dans ce beau livre, de la stricte biographie pour offrir une
les laïcs prennent une place de plus en J a c qu e s - O l i v i e r étude psychologique maîtrisée des ac-
plus grande, tandis que savants et théo- Boudon dépasse le teurs de l’époque dont Pozzo di Borgo
logiens mettent davantage en avant classique exercice croisa le chemin.
l’origine humaine du rêve, la puissance de typologie. Infor- Que d’interrogations sur cet homme
imaginative de l’individu, que l’on scrute mer et protéger le dont il semble parfois que la vie, com-
pour elle-même, dans une perspective politique, en l’oc- mencée dans la proximité intime de Na-
déjà psychologique. currence Napoléon poléon Bonaparte dont il était un cou-
lui-même, telle est sin pauvre, se construisit, une fois leur
XVIe-XVIIIe siècle la mission suprême des polices impé- rupture consommée, autour d’une haine
riales. L’empereur s’appuie sur des ins- inextinguible pour l’empereur des Fran-
Barèreetl’art titutions anciennes telles que la pré- çais. Pozzo devint russe au point de ser-
Une histoire culturelle de fecture de police de Paris qui succède vir sa patrie d’adoption comme ambas-
la Révolution Maïté Bouyssy à la lieutenance générale, et des insti- sadeur à Paris de 1814 à 1835 puis à
Publications de la Sorbonne, tutions récentes comme la gendarme- Londres jusqu’en 1839. S’appuyant sur
2016, 384 p., 30 €. rie, créée en 1791, et le ministère de la une documentation souvent mal connue
Police générale, né sous le Directoire. en France (études sur la société corse, ar-
De 1824 à 1834, ré- Pilotés par des hommes efficaces – Fou- chives diplomatiques britanniques, ou-
fugié à Bruxelles, ché, Savary, Dubois, Moncey –, ces ser- vrages en langue russe), l’auteur montre
Bertrand Barère vices, placés au cœur même de la so- que Pozzo sut servir avec honnêteté les
rédige dans un pe- ciété, travaillent à maintenir autant intérêts de la Russie désormais garante
tit carnet un texte que possible le calme dans l’Empire, d’une paix et d’un ordre européens labo-
composé de 230 no- s’appuyant sur les rapports des maires rieusement rétablis en 1815. Les histo-
tices, au titre énig- et des préfets pour connaître et contrô- riens de la diplomatie tireront profit des
matique : Le Salon ler une opinion publique de 44 millions intéressantes pages sur les rapports qu’il
Livres
Le coup de cœur de Jean-Pierre Rioux noua avec les rois Charles X et Louis-Phi-
lippe Ier. Le Corse devenu russe n’oublia
Livres
XIXe-XXIe siècle
LaguerrefroidedeBarbie
Klaus Barbie Peter Hammerschmidt
Les Arènes, 2016, 463 p., 24,90 €
Enfant de la Grande
Guerre, nazi
convaincu et officier
zélé de la « police de
sécurité » (Sipo) na-
zie, responsable de
la région de Lyon,
tortionnaire de Jean
Moulin et bourreau
des enfants d’Izieu, Klaus Barbie était
habitué à traquer les communistes et les
Juifs. La guerre froide donna au « bou-
Heureux Paris Le boulevard des Capucines, Jean Béraud (1889). cher de Lyon » l’occasion de se rendre
utile : de la SS à l’OSS américain, puis à
la CIA (dont l’auteur a minutieusement
XIXe - XXIe siècle étudié les archives), le combat restait
LE MENSUEL
6,40€ le numéro LES COLLECTIONS
DE L’HISTOIRE
ANNÉE 2015 6,90€ le numéro
N°407 janvier 2015
Dossier : Les racines du nationalisme.
Moïse depuis 3 000 ans. ANNÉE 2016 De véritables livres
N°408 février 2015 N°419 janvier 2016
au prix d’un magazine.
SPÉCIAL : Arméniens. Dossier : La révolution gothique.
200 000 ans de transition énergétique. ANNÉE 2015
Portrait historique des djihadistes.
N°409 mars 2015 N° 66 : L’Australie, des Aborigènes
N°420 février 2016 aux soldats de l’Anzac
Dossier : Le rire et les larmes.
Dossier : Les sociétés préhistoriques. N° 67 : L’âge d’or des abbayes :
Les émotions au Moyen Âge.
Édition «Mein Kampf», histoire d’un livre. une révolution religieuse
Lecture historique du djihadisme.
N°421 mars 2016 au Moyen-Age
N°410 avril 2015
Dossier : Les juifs de Pologne. N° 68 : La Renaissance de François Ier
Dossier : Combats pour une presse libre.
Colloque : Le siècle des reporters de guerre. N° 69 : Le Proche-Orient,
Les historiens ont-ils abandonné les archives ?
N°411 mai 2015 N°422 avril 2016 de Sumer à Daech
Dossier : Les pacifistes. Jusqu’où aller Dossier : Les fanatiques de l’Apocalypse.
Dublin, 1916 : Naissance de l’Irlande. ANNÉE 2016
pour éviter la guerre ?
Vatican II. La poussée à gauche de l’Eglise. N°423 mai 2016 N° 70 : De Carthage à Tunis
Dossier : Le vrai pouvoir des califes. N° 71 : Venise, la cité du monde
N°412 juin 2015
Dossier : Bagdad. Le rêve et la guerre. Verdun vu d’ailleurs. N° 72 : La famille dans tous ses états
Le Panthéon. « Un temple à la gloire N°424 juin 2016 N° 73 : L’Odyssée des réfugiés
de l’homme ». Dossier : Guillaume le Conquérant.
N°413-414 juillet-août 2015 Japon-Corée : les femmes de réconfort.
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N°417 novembre 2015 N°429 novembre 2016 l’écrin 12 numéros
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Voyage dans le secret de l’Etat. Trump : les racines du populisme américain.
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Syrie : La guerre des berceaux. 1789, les animaux ont-ils des droits ?
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86 / GUIDE
Bande dessinée
lechocdesphotos Jusqu’au cercle polaire
Ce dernier point permet de com-
prendre ce que vient faire « l’Histoire »
dans cette histoire. Elle naît d’abord de
Tour d’Europe des frontières par deux auteurs espagnols. la distance qui sépare le premier épi-
sode marocain, situé en 2014, du mo-
ment présent, et de l’interposition entre
les deux de la terrible année
gines. Après quoi les meil- 2015. Cette année-là, d’une
La Fissure C. Spottorno, G. Abril, leurs sauteurs se retrouve- manière très dialectique, le
G
allimard, 2017. ront en deux minutes du nombre des migrants aura
côté européen, équipés d’un atteint un sommet – et les
C
’est vrai : au sens strict, ce n’est « ordre d’expulsion » qui de- politiques de fermeture
pas une bande dessinée. Une vient leur viatique, dans la des États européens aussi,
bande, oui, alignant une suite mesure où il n’est presque sur le modèle hongrois. Un
d’images en couleurs où se jamais exécuté. nouveau reportage, dans
trouvent représentés des êtres vivants, Le ton change quand nos les Balkans, confirme l’am-
saisis dans des décors variés, et qui nous auteurs se retrouvent vers pleur de la vague qui sub-
racontent une histoire. Mais de dessin, Lampedusa, embarqués merge les postes-frontières
point, puisqu’il s’agit de photographies (embedded) au sein de Mare Nostrum, croates puis slovènes et afflue vers l’Al-
colorisées. L’auteur des photographies une mission italienne destinée à récu- lemagne de Mme Merkel.
est Carlos Spottorno ; la voix qui pérer les passagers illégaux partis des Le dernier terrain a été visité à la fin
s’adresse au lecteur, celle de Guillermo côtes libyennes où, dans une embarca- de 2015. Il est en apparence très éloigné
Abril. Tous deux se sont engagés pen- tion de 15 mètres, s’entassent 198 pas- du Maroc des premières pages : nous
dant deux ans dans un tour non pas de sagers. Paradoxe : les perturbations éco- sommes en Lituanie, en Lettonie, en Po-
l’Europe mais de ses frontières. Il en ré- logiques, économiques et géopolitiques logne à sa seule frontière avec la Russie
sulte un grand reportage, pour El Pais, de la planète ont conduit à la transfor- – c’est-à-dire devant Kaliningrad – et,
sur une série de points de contact entre mation d’une frégate de guerre en fré- même, hors de l’Union européenne, en
migrants et forces de l’ordre. gate de sauvetage. C’est une métaphore Ukraine. Autant de pays sur le pied de
De Melilla, l’enclave espagnole sur la positive, dans une histoire qu’on nous guerre, qui accueillent surtout – encore
côte marocaine, à Harmanli, camp bul- habitue à vivre au rythme de récits hor- un paradoxe – des musulmans de Rus-
gare à la frontière turque, prédomine ribles dont la récurrence est bien propre sie, mal vus par Vladimir Poutine.
le sordide. Ainsi à Melilla où un grand à anesthésier. La leçon est moins nette à Et cette fable sur l’identité et le de-
terrain de golf financé par l’Union eu- tirer quand on dénombre, sur les 198, venir de l’Europe s’arrête en Finlande,
ropéenne au titre du « développement seulement 48 Syriens et une centaine au-delà du cercle polaire, où des réfu-
rural » surplombe les barbelés devant de Pakistanais : la migration est bien giés camerounais et afghans posent,
lesquels rôdent, attendant l’occasion d’abord économique. Quoi qu’il en soit, pour finir, devant un poteau-frontière
opportune, des Africains de toutes ori- la scène à laquelle on assiste appartient écrit en russe et en finnois. On se rap-
pelle alors, si on lit un peu les journaux,
qu’à Helsinki le parti des « Finlandais
de souche » (c’est son nom) est entré
au gouvernement. Et l’on n’est pas per-
suadé qu’entre la remontée – inéluc-
table – du Sud vers le Nord et la montée
– plus résistible – des populismes vers le
pouvoir, l’Europe soit si claire que cela
sur ce qu’elle veut comme avenir. n
Pascal Ory
Professeur à l’université Paris-I
À LIRE AUSSI CE MOIS-CI
© GALLIMARD 2017
JacquesDamour
V.Henry,G.Henry,Sarbacane,2017.
Unchantd’amour.Israël-Palestine,
unehistoirefrançaise
A.Gresh,H.Aldeguer,LaDécouverte,2017.
CLASSIQUE
« Les Diverses Familles spirituelles
de la France » de Maurice Barrès
Renonçant à son nationalisme fermé, Barrès célèbre
la France plurielle dans l’union sacrée.
Par Michel Winock*
Revues
LescénarioTrump
Retour sur une élection qui n’en finit pas de surprendre.
Jérusalem, 1967-2017
L’impossible capitale
7juin1967:laconquêted’uneville
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FONDATION GILLES CARON/GAMMA-RAPHO
LejeudeWashington
L’esplanadedetouslesdangers
EntreIsraéliensetPalestiniens,
unefrontièrefantôme
Labombedémographique
Expositions
LesRitalssanspathos
Une grande exposition retrace un siècle et demi d’immigration italienne en France.
L
’émigration italienne, la plus nom- Une attention particulière est portée
breuse en France, est désormais dans l’exposition à la spatialité des mi-
une évidence qui ne suscite plus grations, avec la mise en évidence de
aucune résistance ou commen- l’évolution nette des régions de prove-
taire. Pourtant, elle ne se fit pas sans nance : Italie centrale et Italie du Nord
obstacle, violence et xénophobie. Mais avant la Seconde Guerre mondiale, le
on l’a oublié tant les Yves Montand, Mezzogiorno dans un deuxième temps.
Serge Reggiani, Cino Del Duca nous Mais l’exposition présente aussi les lieux
semblent aujourd’hui plus Français de passage, de contrôle, d’attente, en
qu’Italiens. phase avec une historiographie plus ré-
Le parti pris de « Ciao Italia ! » a été, cente. Que font-ils une fois en France, ces
d’emblée, de proposer une lecture sans Italiens ? Artisans, artistes, commerçants
pathos – ce qui ne veut pas dire sans et, bien sûr, le BTP et la mine constituent
émotion – de cette émigration massive, les professions investies par cette immi-
de l’appuyer sur des parcours bien ba- gration qui réussit une ascension sociale
lisés sur une périodisation, une locali- en quelques générations : l’exemple de
sation, une approche sociologique du la famille du dernier poilu de la Grande
devenir des Italiens en France et une ré- Yves Montand (à gauche) à Marseille Guerre, Lazare Ponticelli, ou encore ce-
flexion sur leur héritage culturel. Ainsi en 1941, photographié par Henri Moiroud. lui des Cavanna en témoigne. Une belle
structurée, l’exposition est lisible et part est faite aux petits métiers (cireurs,
claire, sans pour autant donner une vi- bien sûr la montée du fascisme qui eut limonadiers, glaciers…) longtemps as-
sion manichéenne ou stéréotypée. un impact sur l’immigration. Nombre surés par des Italiens.
La périodisation emprunte aux étapes d’opposants politiques se réfugièrent en Ce n’est pas le moindre mérite de l’ex-
de l’émigration. Après les décennies de France, exportant avec eux la lutte entre position que de faire dialoguer le récit,
l’exil politique du xixe siècle auxquelles le fascisme et les antifascismes. De son l’histoire, avec les créateurs, les objets, les
il est peu fait allusion, les années 1860- côté, le régime du Duce faisait tout pour œuvres d’art. On trouvera donc un mo-
1910 sont celles des grandes vagues endiguer l’hémorragie de travailleurs dèle réduit de Bugatti, des affiches publi-
d’immigration. Près de 2 millions d’Ita- désormais sommés de se consacrer à citaires de Leonetto Cappiello mais aussi
liens quittent la péninsule tout juste l’Italie nouvelle, par leur travail et bien- des œuvres de Giuseppe De Nittis, Modi-
unifiée et en proie aux difficultés écono- tôt par leur combat. gliani, Gino Severini. Et le contraste est
miques pour la France. Cette immigra- puissant entre le triste tableau de 1896
tion massive dans un pays éprouvé par Cireurs, limonadiers, glaciers… par Tommasi qui ouvre l’exposition, Gli
la crise économique, la montée du na- Après la Seconde Guerre mondiale, ce emigranti, et le trio heureux que mène
tionalisme et les soubresauts politiques fut l’accord de main-d’œuvre franco- Yves Montand – Ivo Livi de son vrai
provoqua deux des pires épisodes de xé- italien de 1947 qui permit aux der- nom – sur le port de Marseille.
nophobie de la France – hors contexte niers flux migratoires de gagner l’Hexa- Catherine Brice
colonial : les Vêpres marseillaises de gone, d’y trouver du travail, dans des
1881 puis les affrontements d’Aigues- conditions difficiles mais moins conflic- À VOIR
Mortes en 1893 qui firent au moins huit tuelles : la prospérité économique des CiaoItalia!Unsiècled’immigrationet
morts et plusieurs blessés. Trente Glorieuses et l’ombre portée des decultureitaliennesenFrance,1860-1960
Après une Première Guerre mondiale conflits de décolonisation tendaient à jusqu’au10septembreaupalaisde
qui vit des volontaires italiens venir se « normaliser » cette immigration désor- laPorteDorée,Muséenationalde
battre sous le drapeau français, c’est mais acceptée. l’histoiredel’immigration,Paris.
Certains immigrés italiens exercent des métiers de bouche, diffusant ainsi les spécialités culinaires de la péninsule (publicité de 1900).
Expositions
D
e simples photos de classe du début du xxe siècle permettent Il s’agit de la première rétrospective
d’illustrer la réalité du système scolaire dans l’Algérie française. consacrée à l’œuvre d’Antoine, Louis et
Le cliché d’enfants européens confortablement installés der- Mathieu Le Nain depuis quarante ans !
rière leur pupitre en bois tranche avec celui d’une classe indigène Une œuvre « révolutionnaire » au
encadrée par un professeur debout, en train de faire cours à une cin- xviie siècle car elle représente d’humbles
quantaine d’élèves regroupés autour de lui, et contraints de se par- paysans avec une dignité sans précédent.
tager un manuel pour deux. Jusqu’au 26 juin
Le commissaire de l’exposition Jean-Robert Henry donne à voir au Louvre-Lens, Lens (62).
le dualisme du système scolaire pendant la période coloniale et les
marques laissées par cette époque sur le système algérien actuel. Car Un art d’État ?
l’histoire de l’école dans l’Algérie française est celle d’une cohabita- De la fin de la Seconde Guerre mondiale
tion complexe et souvent conflictuelle entre deux méthodes d’en- au début de la décentralisation artistique
seignement n’ayant jamais réellement fusionné, tout en omettant en 1965, l’État s’engage dans des
de rendre l’école obligatoire pour les enfants musulmans sur le sol commandes d’œuvres d’art pour affirmer
algérien. Au début du xxe siècle ils sont nombreux, libéraux fran- le rayonnement culturel de la France.
çais, enseignants et nationalistes algériens modérés, à réclamer l’oc- Jusqu’au 13 juillet aux Archives nationales,
troi de plus de droits aux Algériens musulmans afin de lutter notam- Pierrefitte-sur-Seine (93).
ment contre les yaouleds – « les enfants de la rue », non scolarisés, qui
peuplent les villes algériennes. Venenum, un monde empoisonné
Le système scolaire algérien a survécu dans des conditions pré- Le poison suscite crainte et fascination
caires, malgré des tentatives de rénovation. L’unité des deux ensei- depuis l’Antiquité jusqu’aux menaces
gnements n’aboutit qu’en 1949, bien trop tardivement et de manière environnementales actuelles. Pour retracer
trop inégalitaire pour produire des résultats. C’est tout le paradoxe sa puissance à travers les siècles, mais
de cette période. Car, sous la IIIe République, l’Algérie occupe une aussi pour montrer que les substances
place croissante dans l’éducation des enfants en métropole. Dans toxiques peuvent avoir des vertus
ROUEN, MUSÉE NATIONAL DE L’ÉDUCATION
ses habits de colonisatrice, la France pourvoit ses élèves de discours médicinales, le musée des Confluences
louant les joyaux de cette « autre France ». L’héritage scolaire reste un organise une grande exposition autant
enjeu important dans les rapports entre la France et l’Algérie. Abor- historique qu’ethnographique ou
der cette question permet d’inscrire dans un cadre historique com- biologique.
mun les mémoires des deux nations. Jusqu’au 7 janvier 2018
Didrick Pomelle au musée des Confluences, Lyon (69).
À VOIR
@ Plus d’expositions sur
www.lhistoire.fr
L’écoleenAlgérie,l’Algérieàl’école
jusqu’au2avril2018auMuséenationaldel’éducationàRouen(76).
P
ublié à Mantoue en 1562, le Sefer crit plusieurs
Yetsirah, qui détaille la création du cas d’êtres artifi- protecteur et menaçant
monde par Dieu à l’aide de combi- ciels (hommes et envers son maître s’il lui
naisons alphabétiques, est l’une des veaux) animés par échappe.
pièces maîtresses présentées dans l’ex- des sages. Au Moyen Figure majeure des
position « Golem ! Avatars d’une légende Age puis à la Renais- mythes juifs, le Golem
d’argile ». Ce « livre de Création » est en sance, d’intenses débats est une source d’inspira-
effet essentiel à tout kabbaliste qui sou- agitent les cercles mys- tion pour les artistes d’hier
haiterait donner vie à un géant surpuis- tiques juifs et chrétiens et d’aujourd’hui. La diversité
sant façonné dans l’argile pour défendre au sujet des opérations à des 136 œuvres exposées
la communauté juive des persécutions mener pour réussir à créer – peintures, dessins, cinéma,
ou la soulager des travaux pénibles. une telle créature. littérature, bande dessinée ou
Si la première mention du terme ap- Mais ce que l’exposition jeu vidéo – témoigne de la vita-
paraît dans la Bible, au Psaume 139, montre bien, c’est l’ambivalence du Go- lité de la légende du Golem à travers
lorsque Adam se désigne comme lem, qui est à la fois un être miraculeux les époques.
une « masse informe », le Talmud dé- et monstrueux, humain et inhumain, O. T.
À VOIR
Golem!Avatarsd’unelégended’argilejusqu’au16juilletaumuséed’Artetd’HistoiredujudaïsmeàParis.
franceculture.fr
@Franceculture
Résumé
en
partenariat
avec
des épisodes
précédents.
LA FABRIQUE
DE L’HISTOIRE.
9H 5
Emmanuel
Laurentin
L’esprit
d’ouver-
ture.
Cinéma
UnepapesseàRome
La légende de Jeanne, qui serait montée sur le trône pontifical au
milieu du ixe siècle, devient une fable d’une grande sensibilité.
Ci-dessus, à gauche : Agathe Bonitzer incarne Jeanne dans le film de Jean Breschand. A droite, une gravure représente la papesse avec son bébé.
Q
uel étrange et beau film que ce- a été primordiale dans la préparation de Jeanne, lui apporte sa présence, une
lui de Jean Breschand. Étrange du film. Dans son ouvrage, l’historien, forme de candeur entêtée, un jeu droit,
par son scénario : une jeune en montrant comment la légende est franc, sans mimiques ni excès, la parole
femme accédant au trône papal apparue, désigne ainsi une période de blanche de la vérité.
et qui aurait régné deux ans sur l’Église. crise profonde de la chrétienté : recul Autre présence de la foi : la parole
Cette fable naît au xiie siècle et place cet de la vie monastique et déprise du distribuée vers les plus modestes, vers
épisode de papauté féminine entre 855 dogme. En réaction, se construit la re- les plantes, vers les animaux… Par-
et 857, soit durant deux années de va- naissance religieuse du xiie siècle, celle ler aux pauvres, aux idiots, aux arbres,
cance pontificale. La légende intervient qui a précisément donné naissance au aux oies, voilà le magnétisme propre à
dans un contexte double. A l’extérieur mythe de Jeanne trompant la curie pa- Jeanne, ce qui n’est pas dénué de sub-
de l’Église, il s’agit d’un relais moqueur pale, dénonçant la corruption et la dé- version politique. La papesse prône un
de la tradition anticléricale. Comme si pravation d’une époque. idéal de vie simple et naturel, nomade et
la pseudo- « cérémonie des pendantes », Mais le film s’émancipe de ces que- sauvage, tandis que ses mots poétisent
prétendue vérifier la virilité du nouveau relles pour mieux plonger dans l’his- la croyance. Si elle avait existé, la chré-
pape – l’élu se ferait tâter les testicules, toire, ce qui l’a paradoxalement libéré tienté aurait sans doute été tout autre :
à travers un trône spécialement troué à de toute « reconstitution historique ». intégrant une moitié de l’humanité et
cet effet, et le vérificateur s’écrierait : « Il C’est sa beauté ; l’œuvre s’affranchit partageant une foi plus simple, régie par
en a deux et elles pendent bien ! » –, avait de l’érudition pointilleuse pour explo- un clergé égalitaire, se ressourçant dans
tout à coup tourné court et révélé a pos- rer d’autres registres de la sensibilité à un mode de vie modeste. C’est vers ce
teriori, après deux années d’imposture, l’histoire. Partir marcher dans la nature rêve ecclésiastique que le film emmène
la véritable nature d’un pape Jean de- par exemple, ce qui, du Christ à Fran- les spectateurs. Une sorte de sommeil
venu « papesse Jeanne ». A çois d’Assise (et de Pasolini à réparateur de l’histoire, qui ouvre à une
AURÉLIEN LE GALLOU – ISADORA/LEEMAGE
l’intérieur de l’Église, la fable Rossellini), permet d’incarner alter-histoire aussi bien qu’à la fable. On
pouvait servir, par antithèse, à le charisme sacré. Le noma- aimerait ainsi que ce pape singulier soit
justifier l’interdit de fonction disme fait du corps de Jeanne appelé à régner… Ce à quoi le film de
des femmes. La Papesse un point de rencontre entre Jean Breschand répond, tout en finesse :
Jeanne est au
programme le sensible et le savoir, entre et pourquoi pas libellule ou papillon ? n
Une chrétienté malade du ciné-club l’émotion et la raison. La na- Antoine de Baecque
de L’Histoire
Jean Breschand le recon- au Champo ture, outre ses splendeurs,
naît volontiers, sa lecture de le 4 mai à offre au film ses sonorités, sa À VOIR
La Papesse Jeanne (1988), le 20 heures musicalité, et Agathe Bonit- LaPapesseJeanneJ.Breschand,
(cf. p. 96).
maître livre d’Alain Boureau, zer, parfaite dans les habits ensallesle26avril.
Radio-Télé
Le 13 mai à 20 h 50
Marie-Thérèse d’Autriche : Impératrice
et mère de seize enfants, Marie-
Thérèse (1717-1780) a mené de
grandes guerres et entrepris de
nombreuses réformes. Surtout, grâce à
sa politique d’alliances matrimoniales,
elle a pu étendre son influence à
travers l’Europe entière (cf. p. 12).
Arte.
L
e 3 février 1867, Mutsuhito ment de Tokyo ne fut pas linéaire. Public Sénat.
devient le nouvel empereur Le 1er septembre 1923 à 11 h 58, la
du Japon. Avec son règne dé- terre tremble. Le séisme de Kanto, Le 27 mai à 20 h 50
bute la « révolution Meiji » : la so- d’une magnitude estimée à 7,9 Venise et son Ghetto : Dans
ciété féodale laisse la place à un sur l’échelle de Richter, détruit en ce documentaire, Klaus T. Steindl
système industriel occidentalisé. grande partie la ville, causant la nous entraîne dans une partie de
Dès juillet 1868 l’empereur dé- mort de plusieurs dizaines de mil- la cité lagunaire moins prisée
cide de transférer la capitale de liers de personnes. des touristes : le premier ghetto
Kyoto à Edo qu’il renomme Tokyo, Durant la Seconde Guerre mon- créé il y a cinq siècles.
« la capitale de l’Est », une ville aux diale, dans la nuit du 9 au 10 mars Arte.
constructions de bois. 1945, l’aviation américaine
En s’appuyant sur des archives largue bombes explosives et in- Le 30 mai à 20 h 40
photographiques mais aussi cendiaires faisant près de 100 000 L’histoire en marche : Jean-Christophe
d’étonnants films d’époque colori- morts. Une fois encore la capitale Buisson et Jean-François Colosimo
sés, Olivier Julien raconte cent cin- japonaise doit être reconstruite. accueillent dans leur émission
quante ans de transformations de Et, de nouveau, les Tokyoïtes font Françoise Chandernagor, femme de
Tokyo, devenue aujourd’hui une de cette épreuve une chance : mo- lettres et vice-présidente de
mégalopole ultramoderne avec derniser leur ville. n l’association Liberté pour l’histoire.
ses gratte-ciel. Mais le développe- Olivier Thomas Histoire.
L
e 22 novembre 1963, le pré- ses études dans les meilleures « Jamaica Jamaica ! » qui se tient
sident américain John Fitzge- écoles et universités, ses pro- à la Philharmonie de Paris jusqu’au
rald Kennedy est abattu lors blèmes de santé, son engagement 13 août 2017. Le 21 mai, « Le fantôme
d’une visite à Dallas. dans l’armée lors de la Seconde de l’Opéra » est abordé par Timothée
Dans ce documentaire, Cal Sa- Guerre mondiale. Picard. Le 28 mai, Esteban Buch
ville s’attache à retracer le par- Le portrait d’un homme plein explique comment Fidelio est un
cours qui le conduit jusqu’à la pré- de contradictions que la mort opéra politique.
sidence : le rôle de sa famille – et violente dans sa 47e année trans- France Musique.
notamment celui de son père –, forme en icône adulée. n O. T.
JFK,lanaissanced’unprésidentC.Saville,le23maià20h40surhistoire.
Paris Paris
LE 4 MAI À 20 HEURES DU JEUDI 18 AU DIMANCHE 21 MAI
P r o j e c t i o n F e s t i v a l
En coproduction
avec France Culture
et en partenariat avec
les Rendez-vous de
l’histoire de Blois, l’Institut
Dans le cadre du ciné-club de L’Histoire au Champo du monde arabe organise les
La Papesse Jeanne 3es Rendez-vous de l’histoire
De Jean Breschand du monde arabe
Quatre jours de « grande université populaire »
avec débats, conférences, présentations d’ouvrages,
La projection sera suivie d’une rencontre avec expositions, projections, pour appréhender le monde
Antoine de Baecque, critique et historien du cinéma, arabe et son histoire autour du thème
le réalisateur Jean Breschand et
l’actrice Agathe Bonitzer Frontière(s)
L’Histoire vous invite
50 places sont offertes le dimanche 21 mai à 15 h 30 à sa table ronde
aux abonnés de L’Histoire
Entrée libre
Inscription :
privilege-abonnes@histoire.presse.fr Sociétés de frontière(s)
Cinéma Le Champo, au temps des croisades
51, rue des Écoles, 75005 Paris
Organisée par Julien Loiseau (Centre de recherche
www.cinema-lechampo.com français à Jérusalem) avec Simon Dorso
(doctorant en archéologie à l’université Lyon-II),
Gabriel Martinez-Gros (professeur d’histoire du monde
musulman médiéval à l’université Paris-Ouest-Nanterre)
Paris et Abbès Zouache (chercheur au CNRS)
LE 18 MAI À 20 HEURES Institut du monde arabe
1, rue des Fossés-Saint-Bernard, 75005 Paris
P r o j e c t i o n www.imarabe.org / 01 40 51 38 38
Paris
DU VENDREDI 19 AU DIMANCHE 21 MAI
Dans le cadre du ciné-club de L’Histoire
F e s t i v a l
I Am Not Your Negro 5e édition du
Festival du film médiéval
De Raoul Peck Bobines et Parchemins
Le roi Arthur au cinéma
La projection sera suivie d’une rencontre avec Des projections suivies chaque fois d’une rencontre avec
Antoine de Baecque, critique et historien du cinéma des spécialistes du cinéma et de l’histoire médiévale.
et Pap Ndiaye historien des États-Unis Avec notamment les historiens Antoine de Baecque,
William Blanc, Yohann Chanoir et Alban Gautier
50 places sont offertes
aux abonnés de L’Histoire 20 places sont offertes aux abonnés
Inscription : de L’Histoire pour la projection,
privilege-abonnes@histoire.presse.fr balade ou conférence de leur choix
Cinéma l’Arlequin, Inscription :
76, rue de Rennes privilege-abonnes@histoire.presse.fr
75006 Paris Programme complet sur
www.lesecransdeparis.fr. www.bobinesetparchemins.com
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C A RT E
98/ BL ANCHE de Pierre Assouline
« Rothschild » :
la machine à fantasmes
Le Juif, le cosmopolitisme et l’argent : le cocktail n’a pas perdu de sa force.
L
e jour de 2008 où il a été recruté par la banque avait été récréée en 1983 par David de Rothschild après que le
Rothschild, et même quatre ans plus tard lorsque gouvernement socialiste de Pierre Mauroy l’eut nationalisée…
l’expert en fusion-acquisition qu’il était devenu y
D
a été promu associé-gérant, le jeune Emmanuel ans ses discours, Jean-Luc Mélenchon se plaît à l’ap-
Macron n’avait peut-être pas pris toute la mesure peler « M. le banquier ». C’est encore plus violent en
de la légende attachée à ce nom. Qu’il se soit alors ligne. Les internautes finassent en employant l’ex-
rêvé un destin national ou pas, il n’imaginait pro- pression « la banque Blason Rouge », au cas où la mo-
bablement pas que cela lui serait un jour reproché dération du site aurait banni le nom « Rothschild ». Sur le site
de manière insidieuse. Il n’est certes pas le premier à être de l’essayiste d’extrême droite Alain Soral Égalité & réconci-
passé par la prestigieuse banque familiale : avant lui, Georges liation, on l’appelle « Macrothschild ». Sur celui du Comité
Pompidou y avait exercé les fonctions de directeur général, et Valmy, ce serait plutôt « Emmanuel “Rothschild” Macron » ;
Henri Emmanuelli y a occupé un poste de direction durant et lorsque ce même organe de propagande reprend des ar-
neuf ans. Mais jamais ce passé au cœur de la finance ne leur ticles du site Politrussia, c’est pour mieux ancrer dans les es-
fut rappelé avec la même virulence que lors de la campagne prits qu’il est le candidat occulte des Rothschild, et qu’ils l’ont
électorale que la France vient de vivre. placé à dessein dans la course à la présidentielle afin de servir
« Rothschild » est de- leurs intérêts aux dépens de ceux des Français.
venu un qualificatif po- Le fait que Un pas a été franchi lorsqu’un Tweet du parti Les
pulaire qui évoque en les Républicains a cru bon d’illustrer un papier sur la « galaxie
confondant implicitement la famille ait Macron » en le représentant avec un nez crochu, un cigare
le Juif et l’argent. Le nom
de la famille est devenu
encore plusieurs et un chapeau haut de forme. On y retrouve les codes icono-
graphiques d’une certaine presse des années 1930 lorsqu’elle
un symbole de nature à branches en dénonçait le complot judéo-capitalistique ourdi par les ban-
exciter l’imagination. On quiers au premier rang desquels l’inusable Rothschild. Le se-
continue à dire « riche
Europe renforce crétaire général de LR a présenté ses excuses et a fait retirer
comme Rothschild ». Le l’idée du complot la caricature des réseaux sociaux car « elle a pu être mal inter-
fait que la famille ait en- prétée ». Comme s’il pouvait y avoir une bonne interprétation
core plusieurs branches cosmopolite d’une infographie aussi univoque !
en Europe renforce l’idée Quel chemin parcouru dans l’imaginaire public depuis le
du complot cosmopolite. Le mythe Rothschild n’a rien perdu jour où Emmanuel Macron avait été nommé ministre de l’Éco-
de sa force. C’est d’autant plus extravagant que si Rothschild nomie : on le surnommait alors « le Mozart de la finance ».
a bien été à raison synonyme de puissance, d’influence et de Comme un étudiant de Sciences Po qui ne dissimulait pas
fortune au temps du baron James, dans la France des dernières ses convictions d’extrême gauche évoquait dans sa copie le
décennies du xixe, lorsqu’une centaine de Juifs étaient à la tête « rothschildois Macron », son professeur lui demanda com-
de banques, ce n’est plus pertinent depuis longtemps déjà. ment il l’aurait qualifié si celui-ci était passé plutôt par HSBC ;
Les Rothschild ont été supplantés par des hommes comme et après quelques instants de réflexion, l’étudiant de confes-
Bernard Arnault, François Pinault ou les Dassault. ser : « Je n’en aurais pas parlé. » Si Emmanuel Macron avait fait
Il reste que c’est du pain béni pour les humoristes comme en ses débuts à la Société générale, on n’ose imaginer le désarroi
convient l’un d’eux, Régis Mailhot : « Un ex-banquier de chez de la machine à fantasmes. n
Rothschild, devenu ministre de l’Économie d’un gouvernement
socialiste… Pour un journaliste, c’est un peu comme apprendre * Pierre Assouline est membre du comité scientifique
que Christine Boutin est testeuse de lubrifiant dans un bar gay au de L’Histoire, il a publié un Dictionnaire amoureux des
Vatican. » Ironie du sort : la banque d’affaires Rothschild & cie écrivains et de la littérature (Plon)
C. HELIE/GALLIMARD
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