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CHAPITRE 3
1. Que serait le commerce sans le marchandage et les trucs pour attirer le chaland ? Que serait
l’amour sans la séduction et les tours qui l’accompagnent ? Que serait le poker sans le bluff ?
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1. Nous empruntons cette expression à l’ouvrage de Karl Polanyi sur les mutations du capitalisme au
xxe siècle (La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps
[1944], Paris, Gallimard, 1983). Selon nous, l’expression est éclairante pour caractériser les mutations
de la guerre dans la période qui commence avec la Révolution française et s’achève avec la fin
l’Empire napoléonien. L’œuvre de Clausewitz est d’abord un témoignage et une analyse de cette
« grande transformation » de la guerre, dont Napoléon est le personnage central. Mais la rupture
majeure a eu lieu avant, avec la Révolution française. On pense alors à la remarque de Goethe à pro-
pos de la bataille de Valmy en 1792 : « Je vous dis que de ce jour date une ère nouvelle dans l’histoire
du monde » (Goethe, Werke, éd. E. Trunz, Hambourg, 1949-1960, rééd. Munich 1988, Vol. 2,
p. 423). Dans les guerres de la Révolution et de l’Empire, l’enjeu n’est plus seulement la conquête de
territoires, mais l’opposition de deux modèles politiques : la République révolutionnaire puis
l’empire napoléonien en France ; les monarchies d’Ancien Régime sur le reste du continent européen.
2. M. Handel, Military Deception in War and Peace, Jerusalem, Magnes Press, Hebrew University,
1985.
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1. Le terme « déception » est repris de l’anglais « deception », qui signifie tromperie. Mais en réalité,
le terme « déception » au sens de tromperie est attesté dans la langue française dès le XVIe siècle. Ce
sens a été cependant assez vite abandonné et en français on utilise le plus souvent le mot « déception »
comme synonyme de « désillusion ». Cela dit, historiquement, c’est la langue anglaise qui a emprunté
le mot « déception » au français et non l’inverse.
2. Josué, 8. L’Ancien Testament – notamment les livres qui concernent la conquête de Canaan par
les Israélites – relate de nombreuses guerres et partant un certain nombre de stratagèmes divers et
variés.
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1. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion,
1974, p. 10.
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être vertueuse, c’est parce que la figure du rusé est trouble : d’un côté, le
rusé, tel Ulysse contre le Cyclope ou David contre Goliath, est un person-
nage ingénieux et créatif ; mais d’un autre côté, le rusé, c’est aussi celui
qui emploie le stratagème pour éviter de recourir à la force et pour échap-
per au duel qui constitue l’essence même de la guerre. Comment arbitrer
entre les deux faces de la ruse ? La ruse est-elle l’acte suprême de l’intel-
ligence humaine ou bien un procédé infâme qui consiste à « voler » la vic-
toire à l’ennemi et à violer la morale élémentaire du guerrier, fondée sur
l’honneur ? La ruse est-elle une manière de sublimer la force par l’intel-
ligence ou est-elle, à l’inverse, une façon d’éviter le combat par manque
de courage et par peur de mourir ?
L’antagonisme d’Achille et d’Ulysse dans les épopées homériques
illustre de manière frappante les relations complexes qu’entretiennent la
ruse et la force dans la grammaire stratégique. Homère, dans l’Iliade et
l’Odyssée, met en scène deux figures du guerrier antithétiques, mais
inséparables : Achille, dont la force exprime le courage et l’excellence
(arétè) et Ulysse, dont les ruses dénotent l’habileté et l’intelligence.
Achille, c’est le guerrier qui brave le danger au risque d’une mort forcé-
ment belle puisqu’elle est synonyme de sacrifice. Ulysse, c’est le guerrier
qui devient stratège, mettant sa prudence et son ingéniosité au service de
la victoire (par exemple lors de l’épisode du Cheval de Troie). Achille est
le héros de la force, et Ulysse le héros de la ruse. Ces deux personnages
s’opposent, mais ils sont en même temps complémentaires dans le récit
homérique. Car la ruse peut venir épauler la force lorsque celle-ci est mise
en échec. Ainsi le stratagème du cheval de Troie vient-il mettre fin à une
guerre interminable que les duels et les batailles n’ont pu trancher. Si la
comparaison d’Achille et d’Ulysse est éclairante, c’est donc parce que les
deux personnages reflètent deux visions de la guerre, à la fois distinctes et
étroitement liées, qui se forment dans le monde grec et se perpétuent dans
l’histoire de la guerre et de la pensée stratégique en Europe. Avec Achille,
c’est toute une conception de la guerre comme duel « à la régulière » qui
trouve son origine. À cette guerre considérée comme le jugement de la
force – qu’on retrouve dans l’idée de la bataille décisive opposant deux
armées comparables – s’oppose dès l’origine une guerre de ruse, dont le
personnage d’Ulysse est l’archétype.
Ainsi, la ruse apparaît d’abord comme un moyen de compenser un
déficit de force : dans ce cas de figure, elle est donc l’arme du faible
(Ulysse face au Cyclope, David contre Goliath…). Mais la ruse peut aussi
être un moyen de multiplier les effets de la force lorsque celle-ci ne suffit
pas à faire la différence, comme on l’a vu avec la ruse de Josué ou avec le
cheval de Troie. En ce sens, la ruse n’est pas exclusivement l’arme du
faible : en réalité, elle permet à celui qui en fait usage judicieusement
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1. E. Wheeler, Stratagem and the Vocabulary of Military Trickery, Leyde, Brill, Mnemosynè sup-
plement n° 108, 1988.
2. Clausewitz, De la guerre, Paris, les Éditions de Minuit, 1955, Livre III, Chapitre 10.
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notre propos trois volets, qui correspondent à trois grandes séquences his-
toriques et à trois formes de guerre. Dans un premier temps, nous verrons
comment la ruse est employée dans le contexte de la guerre totale, en con-
sidérant la période que Raymond Aron a nommé la « seconde guerre de
Trente Ans », qui englobe la Première et la Deuxième Guerre mondiale
(1914-1945). Puis nous verrons comment la ruse est employée par les
deux « blocs » durant la Guerre froide, sur fond de dissuasion nucléaire.
Ces réflexions nous conduiront à des remarques plus générales sur le rôle
de la ruse dans le renseignement. Dans les guerres d’aujourd’hui, l’infor-
mation constitue en effet une ressource stratégique majeure, et c’est la rai-
son pour laquelle les doctrines stratégiques insistent beaucoup sur
l’importance du renseignement humain. Notre ambition ici est limitée : il
s’agit de proposer à partir de quelques cas empiriques un cadre général
pour la réflexion, le but étant de rendre compte de la situation faite à la
ruse dans les guerres contemporaines.
1. S. Freud, Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort (1915), Québec, Classiques des
sciences sociales, 2002, p. 10. Cette édition disponible en ligne reprend la traduction classique de
S. Jankélévitch publiée dans les Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1989. C’est nous qui souli-
gnons.
2. Cf. sur ce point la contribution de Christophe Prochasson à ce volume.
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loin de là, mais tout combattant savait quand il franchissait la limite, du fait
même de l’existence de ces règles morales et juridiques 1.
C’est cette limite entre ruse autorisée et perfidie prohibée qui n’a plus
de sens dans les guerres totales. Dans les guerres limitées, la ruse est sou-
vent un moyen de réduire l’usage de la force et en ce sens, les raisons stra-
tégiques (économiser les forces) rejoignent les raisons morales (limiter
autant que possible l’effusion de sang). Dans une guerre limitée, le stra-
tège utilise la ruse, car il estime pouvoir obtenir les mêmes résultats sans
sacrifier inutilement des hommes et du matériel. La ruse est au service de
la prudence du stratège ; elle devient instrument de la guerre limitée. Dans
les guerres totales, ces limites sont abolies – c’est précisément ce qui dis-
tingue guerres totales et guerres limitées. Tous les moyens sont bons pour
détruire l’adversaire, y compris la ruse. La ruse n’est pas là pour limiter,
mais pour multiplier les effets de la force, poussée ainsi à son paroxysme.
Dans le contexte de la guerre totale, la ruse ne sert pas à économiser la
force, mais nourrit au contraire la « montée aux extrêmes » et l’usage
hyperbolique de la force.
Mais lorsque la logique de la guerre totale contamine la politique et la
société dans son ensemble, peut-on encore parler de ruse ? C’est la ques-
tion que pose Alexandre Koyré dans ses Réflexions sur le mensonge,
publiées en 1943, en pleine tourmente totalitaire : « On peut, générale-
ment parlant, mentir à l’adversaire, tromper l’ennemi. Presque partout
l’on admet que la déception est permise dans la guerre. […] Mais si la
guerre, d’état exceptionnel, épisodique, passager, devenait un état perpé-
tuel et normal ? Il est clair que le mensonge, de cas exceptionnel, devien-
drait lui aussi, cas normal, et qu’un groupe social qui se verrait et se sen-
tirait entouré d’ennemis, n’hésiterait jamais à employer contre eux le
mensonge 2. » Comme le note Koyré, les belligérants en temps de guerre
utilisent le mensonge et la ruse (qui sont deux formes de tromperie) pour
se défendre contre l’ennemi et pour remporter la victoire. La ruse repré-
sente un moyen exceptionnel pour une situation exceptionnelle. On se
souvent du mot de Churchill : « En temps de guerre, la vérité est tellement
précieuse qu’elle doit être protégée par un rempart de mensonges. » Dans
les circonstances de la guerre, la ruse et le mensonge sont légitimes pour
tromper l’ennemi sur ses intentions réelles. Mais lorsque la guerre devient
totale, la distinction entre situation normale et situation exceptionnelle,
entre paix et guerre, tend à s’effacer. L’état d’urgence est permanent, et
1. On trouve chez Grotius une analyse des procédés autorisés en temps de guerre. Dans certains cas,
la ruse peut être autorisée, lorsqu’elle ne conduit pas les belligérants à rompre leurs engagements. De
manière générale, la ruse est tolérée en temps de guerre car elle fait partie intégrante de la stratégie.
Cf. Grotius, Le droit de la guerre et de la paix [1625], Paris, PUF, 1999, Livre III, chapitre 1. On
retrouve la distinction entre ruse de guerre et perfidie dans les conventions de La Haye et de Genève.
2. A. Koyré, Réflexions sur le mensonge (1943), Paris, Allia, 2001, p. 36.
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Pour autant, cela ne veut pas dire que la force est devenue inutile, puisque,
comme nous l’avons dit, la dissuasion n’est plus crédible sans la force.
Dans la dissuasion, la ruse comme procédé (le bluff) et la force comme
menace se complètent pour produire l’équilibre de la terreur, qui demeure,
par définition extrêmement fragile.
2.3. Ruse et renseignement : de l’opération Fortitude
aux deux guerres d’Irak
Ces quelques développements sur la stratégie nucléaire montrent à
quel point le problème de l’information est fondamental dans tout conflit
armé. Un stratège bien informé en vaut deux. À l’inverse, un stratège qui
ne dispose pas de renseignements fiables a toutes les chances de connaître
la défaite. À la guerre, l’enjeu est de protéger l’information sur sa propre
stratégie et d’obtenir le maximum d’informations sur celle de l’ennemi,
d’où le rôle central du renseignement. Le travail des services de rensei-
gnement comporte en effet deux volets : obtenir des informations sur
l’ennemi (espionnage) et empêcher l’ennemi d’obtenir des informations
(contre-espionnage). La ruse est un moyen souvent employé par les
agents pour réaliser ce double objectif. Ainsi, l’espion emploie la ruse
pour s’infiltrer chez l’ennemi, en se dissimulant sous une fausse identité
(grimage, masque, etc.) ou encore en se faisant passer pour un allié (tech-
nique du transfuge ou de l’agent « retourné »). Dans le cas du contre-
espionnage, la ruse consiste avant tout à intoxiquer l’ennemi : il s’agit par
exemple de protéger les informations clés en diffusant de fausses nouvel-
les de façon à induire l’ennemi en erreur. Dans le langage du renseigne-
ment américain, ces deux formes d’action « rusée » des services secrets
porte un nom : « Denial and Deception 1 ». Ces deux termes ne sont en
réalité qu’une actualisation de la distinction classique présentée plus haut
entre dissimulation et tromperie : Denial désigne l’information
« bloquée », qu’on dissimule, et Deception la fausse information qu’on
diffuse afin d’intoxiquer l’adversaire et l’induire en erreur. Ruse et ren-
seignement sont donc étroitement liés : la ruse est l’une des ressources
employées par les services secrets pour agir. À cet égard, la ruse peut être
considérée comme un sous-ensemble ou un sous-domaine du renseigne-
ment, ainsi que le souligne M. I. Handel 2.
En la matière, l’opération la plus célèbre et la plus étudiée demeure
sans doute, avec Pearl Harbour, l’opération Fortitude 3. Mise en place par
1. R. Godson, J. J. Wirtz, Strategic Denial and Deception. The 21 st Century Challenge, Transaction
Publishers, 2001.
2. M. I. Handel, « Deception, surprise and intelligence », in Masters of War. Classical Strategic
Thought, 3rd ed., Londres, FrankCass., 2002, p. 215-254.
3. Dans les deux cas, il s’agit d’examiner la ruse comme facteur de surprise, favorable (Fortitude) ou
défavorable (Pearl Harbour).
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1. Machiavel, Le Prince, chapitre XVIII, et Discours sur la Première Décade de Tite-Live, I, 13, 2 ;
II, 13, 2 ; III, 2, 6. Mazarin, Bréviaire des politiciens (1648), Paris, Arléa, 1997. Voir également Cicé-
ron, De Officiis, III, 15.
2. Cf. J.-P. Cavaillé, Dissimulations. Jules-César Vanini, François La Mothe Le Vayer, Gabriel
Naudé, Louis Machon et Torquato Accetto. Religion, morale et politique au XVIIe s., Paris, Honoré
Champion, 2002.
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1. C. de Gaulle, Vers l’armée de métier, Paris, Berger-Levrault, 1944, p. 170-171. Voir sur ce point
l’analyse de V. Desportes et J.-F. Phélizon, Introduction à la stratégie, Paris, Economica, 2007,
p. 87-88.
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1. Cf. Les travaux de G. Chaliand, notamment Terrorismes et guérillas, Bruxelles, Complexe, 1988.
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