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Revue de l'Occident musulman et

de la Méditerranée

Controverse d'Ibn Hazm contre Ibn Nagrila le Juif


Roger Arnaldez

Citer ce document / Cite this document :

Arnaldez Roger. Controverse d'Ibn Hazm contre Ibn Nagrila le Juif. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée,
n°13-14, 1973. Mélanges Le Tourneau. I. pp. 41-48;

doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1973.1190

https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1973_num_13_1_1190

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CONTROVERSE D'IBN HAZM
CONTRE IBN NAGRILA LE JUIF

par Roger ARNALDEZ

Dans son introduction à l'édition de cette Risâla, le Dr. Ihsân 'Abbâs


rappelle, d'après le Fisal, que Samuel b. Nagrila fut un des premiers juifs qu'ait
rencontré Ibn Hazm après avoir quitté Cordoue. C'était en l'année 404 de l'Hégire
1014 de l'ère chrétienne. Homme d'état, talmudiste, grammairien, poète, ce
Samuel joua un grand rôle en son temps, à la fois comme vizir du roi de Grenade
et comme chef de la communauté juive de cette ville (d'où son nom de Samuel
ha-Nagid). Il s'acquitta également bien de ces deux fonctions. Il eut un fils, Yûsuf
qui lui succéda dans la charge de vizir. Le Dr. 'Abbas pose la question de savoir si la
Risâla qu'il a éditée est dirigée contre le père ou contre le fils. Il penche pour la
seconde solution pour des raisons de caractères : Samuel, écrit-il, "ne se précipitait
pas dans ce qui pouvait susciter de l'irritation contre lui". Pourtant il avait une
réputation bien assise de controversiste et de lutteur : il s'engagea dans les
querelles qui opposaient alors les grammairiens juifs d'Espagne ; il prit des mesures
rigoureuses contre les Karaites, et on sait qu'il alla jusqu'à oser écrire sur les
contradictions du Coran. Un grand politique doit savoir jusqu'où peut s'étendre
son audace, et il se sentait sans doute suffisamment solide pour engager cette
polémique sans trop de risques. C'est d'ailleurs ce qui soulève l'indignation d'Ibn
Hazm qui, dès les premières lignes de sa réputation, se plaint à Dieu de ce que les
princes musulmans se préoccupent de leurs intérêts mondains plus que de leur
religion, de l'entretien de leurs palais périssables plus que la Loi qui est attachée à
leur demeure éternelle dans l'autre Vie. Sous une forme générale, l'accusation qu'il
lance s'adresse directement à ce roi qui a fait appel à un dhimmf pour administrer
les affaires musulmanes de son royaume, si bien que "les langues des infidèles et
des associateurs se donnent libre cours" et tiennent des propos dont les maîtres
de ce monde devraient se soucier bien davantage s'ils y prêtaient attention. La
colère démesurée d'Ibn Hazm semble ne s'expliquer qu'en raison de l'importance
de son adversaire qui confère à l'événement une scandaleuse énormité.
Sans pouvoir trancher ce débat, et sans nier la valeur des arguments du Dr.
'Abbâs, nous pencherions donc pour la première solution. Car ce qui compte
avant tout dans ce traité, c'est le ton d'une agressivité qui ne connaît plus de
bornes. Ibn Hazm avait sans doute l'injure facile, et il se plaisait à accabler ses
ennemis sans aucune retenue. Le Fisal et, plus encore, le Kitâb al Muhallâ, sont
remplis de termes méprisants et blessants à l'adresse de ceux qui sont pris à partie.
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Mais ici ses imprécations vont au-delà de l'imagination. Ibn Hazm aime se battre,
et en bon lutteur il se choisit des adversaires de taille ; contre eux, il ne se
contente pas de dresser la force de ses arguments ; il semble qu'il veuille
réellement les réduire à rien, les abaisser dans leur puissance même et dans leur
personne qui en est la source. C'est parce qu'Ibn Nagrila était un homme de
mérite, de courage, d'esprit, de science et de talent, qu'il s'acharne ainsi à
l'amoindrir, et dans sa fureur contre cet homme eminent, il s'en prend à tous les
juifs et à la Torah qui les inspire et les exprime.
Le soin des biens de ce monde a rapproché le roi de Grenade de ce dhimmf,
dont le nom, remarquons-le, n'est pas prononcé. Ainsi, en voulant se fortifier par
l'accumulation des ressources matérielles, beaucoup de princes préparent leur perte
et offrent prise à leurs ennemis. Combien vaudrait-il mieux pour eux qu'ils
s'appliquent à fortifier leur religion "grâce à laquelle ils seront forts dans la vie
qui passe et pourront espérer la victoire dans la vie éternelle". Quelque profitable
qu'ait pu être la bonne administration d'Ibn Nagrila, elle est condamnée de ce
point de vue à être radicalement mauvaise. Partant de cette remarque politique et
théologique, Ibn Hazm passe immédiatement au pamphlet : "C'est surtout grave
quand l'ennemi appartient à un groupe qui ne fait bien que le mal, sous un
extérieur méprisable ; on s'habitue à ne voir que la faiblesse qu'ils montrent, alors
que par-dessous, il n'y a que tromperie, trahison, artifice, ruse. Tel est le cas des
juifs qui ne réussissent rien de ce qui demande de la force, auxquels Dieu n'a
donné aucune vigueur ; leur affaire, c'est la fraude, la perfidie, le vol en grand, la
soumission accompagnée d'hostilité vis à vis de Dieu et de son Prophète".
Après ce préambule, Ibn Hazm présente en termes violemment injurieux
l'auteur du livre qui prétend dévoiler les contradictions du Coran. Il s'enferme,
pour ainsi dire, dans un monde de l'injure en soi, qui n'a plus le moindre rapport
avec la réalité et la simple vraisemblance. C'est un homme, dit-il, qui déteste en
son cœur l'Islam, "dont les entrailles sont liquéfiées par la haine qu'il porte au
Prophète", qui est un zindîq, accusation très vague qui reviendra plusieurs fois et
qui a sans doute ici l'intention de stigmatiser Ibn Nagrila comme une sorte d'athée
qui fait profession de matérialisme (min mutadahhirat al-zanâdiqa) : il cache son
impiété sous le voile de la plus vile des religions et de la plus ignoble des sectes
juives. Ces intempérances de langage ne correspondent à rien de ce qu'on peut
connaître de cet homme, bien au contraire.
Dès qu'Ibn Hazm apprit cette attaque du Coran, il s'efforça de trouver le
livre pour le réfuter. Il tomba providentiellement sur une copie d'un texte dans
lequel un musulman le critiquait et il en transcrivit les passages qui s'y trouvaient
cités. Ce n'est donc pas l'ouvrage in extenso qui fait l'objet de son examen. Il est
d'ailleurs difficile de dire s'il s'attaque à tous les extraits qu'il avait notés. En fait,
sa réfutation proprement dite ne représente que la plus petite partie de la Risâla.
Soit volontairement, soit en raison du petit nombre de textes qu'il avait pu
relever, Ibn Hazm se borne à nous donner quelques échantillons décousus, d'après
lesquels on ne peut se faire une idée précise de la valeur des objections qu'Ibn
Nagrila faisait au Coran. Voici le premier exemple de ces contradictions. On lit au
verset 78 de la sourate 4 : "Si un bien leur arrive, ils disent : cela vient de Dieu.
Si un mal leur arrive, ils disent : cela vient de toi (Muhammad)". Par conséquent
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Dieu rejette la distinction de ceux qui disent que le bien qui leur arrive vient de Dieu
et que le mal qui leur arrive vient de Muhammad. Il fait savoir que tout vient de
Dieu. Mais au verset suivant, il se contredit en déclarant : "Le bien qui t'arrive
vient de Dieu ; le mal qui t'arrive vient de toi-même".
Dans sa réponse, Ibn Hazm accepte une des conclusions que son
contradicteur tire du premier verset. Pris à la lettre, dans sa forme linguistique, ce verset
n'est rien d'autre qu'un énoncé : il fait savoir ce que disent les infidèles sur
l'origine de leurs biens et de leurs maux. Dans cet énoncé (khabar) Ibn Hazm
admet qu'on doive voir l'intention de signifier un blâme et que, par suite, Dieu
veuille enseigner que tout vient de lui, biens et maux. Cela étant, il est clair, dit-il,
que les infidèles imputaient tous leurs maux au Prophète. Or c'est cette pensée
que Dieu présente comme fausse à travers son blâme. Leurs maux viennent
d'eux-mêmes, comme c'est le cas pour tout homme, et comme c'est le cas pour
Muhammad. Mais si, absolument parlant, tous les biens viennent de Dieu, en un
sens relatif, on doit dire que les maux viennent aussi de lui, car ils sont les
moyens d'une éducation rendue nécessaire par les insuffisances dont l'homme fait
preuve dans l'observance de ses devoirs religieux. Et les prophètes ne peuvent, sur
ce point, en dépit du secours divin, se distinguer des autres hommes et atteindre
la perfection. Tel est le sens de la Parole de Dieu en ces versets : il n'y a aucune
contradiction. Ibn Nagrila raisonnait comme si Dieu avait repris ceux qui disent
que tous les maux viennent du Prophète, pour déclarer ensuite contradictoirement
que tous viennent de lui. Mais ce n'est pas le cas. Le Coran enseigne que les maux
qui frappent chaque homme viennent de lui-même, ce qui concorde totalement
avec cette autre proposition que les maux qui frappent le Prophète viennent de
lui. Une aussi grosse erreur de raisonnement justifie dans une certaine mesure
l'indignation d'Ibn Hazm quand il invective "cet ignorant effronté", dont
"l'ignorance a aveuglé la clairvoyance et détruit l'entendement". Il le traite de fou
(maênûn) qui ne fait pas la différence entre ce que Dieu enseigne comme vérité,
et la mention qu'il fait des propos que les infidèles tenaient à Muhammad. C'est
un zindîq stupide (anwak), c'est un homme pris de vin, plongé dans une ivresse de
fatuité, celle du petit devenu grand ; du misérable de condition vile, méprisable et
affamé qui devient puissant et rassasié ; de l'homme de basse extraction qui prend
le commandement et se livre à l'injustice ; du chien qui est choyé et excité par
son maître.
Après avoir corroboré ce qu'il vient d'expliquer par des versets parallèles du
Coran, comme le verset 131 de la sourate 7 ("Quand la bonne fortune leur fut
venue, ils dirent : elle nous appartient. Mais si un malheur les frappait, ils tiraient
mauvais augure de Moïse . . . Leur mauvaise fortune n'est-elle pas vraiment entre
les mains de Dieu ? "), Ibn Hazm passe à l'attaque. Il va, à son tour, montrer une
contradiction évidente dans la Torah, le livre des Juifs, corrompu par leur
infidélité (kufr), altéré par leurs mensonges en ce qu'il y a de plus sot (akhraq)
comme altération, et en ce qu'il y a de plus nauséabond (an tan) comme
signification. Il cite VExo de (34, 7) et le Deutéronome (24, 16). Nous passons sous
silence une référence à la Genèse qui est fausse ou résulte d'une mauvaise lecture.
On lit dans le premier texte : "O, Seigneur ! comme tu l'as juré en disant : le
Seigneur est doux, il a une immense miséricorde ; il pardonne l'iniquité et la
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rébellion ; mais il n'oublie rien des crimes ; c'est lui qui punit les enfants de
l'iniquité des pères jusqu'à la deuxième (hébreu : la troisième) et la quatrième
génération". (Cf. Nombres, 14, 17-19). Et dans le second texte : "Les pères ne
seront pas mis à mort pour les enfants, et les enfants ne seront pas mis à mort
pour les pères. Chacun sera mis à mort pour son péché". Il y a là, à l'intérieur
d'un même verset comme d'un verset à l'autre une contradiction que rien ne peut
dissimuler.
La seconde attaque d'Ibn Nagrila porte sur l'ordre que Dieu a suivi dans la
création. En 79, 28-32, Dieu rappelle "qu'il a étendu la terre, qu'il en a fait sortir
l'eau et les pâturages, après avoir élevé la voûte du ciel". Mais en 2,29, il est dit
que Dieu crée d'abord ce qui est sur terre, puis qu'il façonne le ciel en sept cieux.
Il y a là contradiction. Ibn Hazm réplique en niant toute contradiction : "Dans le
premier verset, Dieu déclare qu'il a édifié le ciel, élevé sa voûte et parachevé la
révolution (al-dawr) grâce à laquelle apparaissent la nuit et le jour, puis qu'il a fait
jaillir l'eau. « . etc. Dans le second, II rappelle que son organisation harmonieuse
du ciel en sept cieux, et que la répartition qu'il en fit entre ces sept régions qui
sont les cercles (madâr) des planètes, de la lune et du soleil, eurent lieu après qu'il
eut créé tout ce qui est sur terre". Mais ici, Ibn Hazm est moins heureux dans sa
réponse, car il s'y contredit lui-même. Il suffit pour s'en convaincre de remarquer
les deux termes de dawr et de madâr qu'il emploie, l'un à propos du premier
verset, le second à propos du deuxième. Pour qu'il y ait nuit et jour, il fallait bien
que la révolution des astres existât et par conséquent qu'il y eût une aire de
révolution. Il a beau s'écrier : "Ce sot ignorant ne fait pas la distinction entre
élever la voûte des cieux et façonner le ciel en sept cieux", cette distinction,
purement verbale, ne résout pas la difficulté qui n'a pas échappé aux
commentateurs musulmans et qui devait recevoir, en particulier chez Fakhr al-Dfn al-Râzî,
des solutions plus satisfaisantes. On s'explique mal cette détaillance dans la
logique d'Ibn Hazm qui est, en général, d'une beaucoup plus grande rigueur. Et
quand il écrit en conclusion : "Dieu fait savoir que l'égalisation et la création du
ciel dans son ensemble eut lieu avant qu'il étende la terre, et que l'arrangement de
la terre eut lieu avant qu'il divise le ciel selon les parcours des sept astres ; il est
donc clair que les deux versets s'accordent et que chacun d'eux confirme la vérité
de l'autre", il oublie tout simplement de rappeler la création du jour et de la nuit
dont parle le premier verset. Cette négligence est grave. La colère aurait-elle
aveuglé son intelligence ?
Cela étant, il mène sa contre-offensive. "Que cet ignorant se souvienne du
commencement que les juifs donnent à leur fiction mensongère, à cette calomnie
forgée de toutes pièces qu'ils appellent la Torah". Ils ont imaginé cette fiction,
que Dieu crée un homme à son image (Ibn Hazm dit : "semblable à Lui"). Cet
homme ne se distingue de son Créateur que sur deux points : la connaissance du
bien et du mal et l'éternité de la vie. Ibn Hazm interprète ainsi le verset 22 du
chapitre 3 de la Genèse. Quand Dieu vit qu'Adam, ayant mangé de l'arbre par
lequel on a la science du bien et du mal, risquait de manger de l'arbre de vie et de
devenir éternel, il le chassa du Paradis, afin qu'il ne devienne pas parfaitement
semblable à Lui. Il est clair qu'ici Ibn Hazm s'appuie, non sur la lettre de la Bible,
mais sur des exégèses allégoriques influencées par l'esprit gnostique. Il fait feu de
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tout bois. Néanmoins, pour s'en tenir au texte de la Genèse qu'il critique, il est
certain que l'idée d'un homme à l'image de Dieu ne pouvait que sembler absurde
à sa sensibilité de musulman, et surtout de musuman zâhirite.
Nous signalerons comme typique la discussion que soulève Ibn Nagrila sur le
nombre des jours de la création. Il oppose les données de la sourate 41, 9-12, et
de la sourate 50, 38. Voici la solution d'Ibn Hazm : "Dieu rappelle la création des
deux, de la terre et de ce qui est entre les deux en six jours. Puis il explique le
détail de ces six jours : deux pour la création de la terre ; quatre pour la
répartition des aliments sur la terre, puis deux pour la création des sept cieux. Or
il est établi par ce que nous avons lu plus haut que la création du ciel en sept
cieux eut lieu après la création de tout ce qui est sur la terre. Donc les deux jours
pendant lesquels Dieu créa le ciel en sept cieux, sont les deux derniers des quatre
jours où II répartit les aliments sur la terre. Car la répartition est autre chose que
la création". Argumentation bien faible cette fois encore, car à la lettre, il faudrait
déduire les quatre jours de la répartition, du calcul des jours de la création. On
arriverait ainsi à une création en quatre jours. Mais il en fallait six. Alors on
suppose que, sur les quatre jours de la répartition, il y en eut deux pour créer ce
qui allait être réparti, et deux pour la répartition proprement dite. En outre Ibn
Hazm oublie la question précédente : quand Dieu crée le ciel en sept cieux, la
voûte céleste a déjà été élevée, donc créée. Que faut-il en penser ? Ibn Hazm a
toujours répliqué à son adversaire que le sens littéral des textes coraniques (zâhir)
suffisait pour lever les contradictions qu'il dénonçait. Il semble bien, devant la
faiblesse des arguments d'Ibn Hazm, que le zâhir se révèle ici incapable de donner
une réponse satisfaisante. Notons que le calcul critique auquel se livre Ibn Nagrila,
s'il peut nous paraître mesquin, est tout à fait du même genre que celui d'Ibn
Hazm dans le Fisal au sujet de la durée du séjour des Hébreux en Egypte. Il
s'agissait de montrer, en additionnant les chiffres obtenus à partir de
renseignements numériques fournis par la Bible (âge auquel Lévi et chacun de ses
descendants ont eu leur premier fils, âge de leur mort, etc.), que les Fils d'Israël
ne sont pas demeurés en Egypte exactement le temps que Dieu avait annoncé à
Abraham. En partant de cette ressemblance précise, on peut se demander si elle
n'est pas généralisable. Effectivement, les arguments d'Ibn Nagrila contre le Coran
relèvent tous d'un épluchage littéral des textes, tout comme ceux qu'Ibn Hazm
avait développés dans le Fisal contre la Bible. Il est possible que les deux hommes
aient eu une même forme d'esprit, et qu'Ibn Nagrila, qui avait écrit une célèbre
introduction au Talmud (Mebo ha-Talmud) ait pris des habitudes de pensée très
proches de celles du zâhirite. Mais il est possible aussi que le nagid de Grenade ait
connu les réfutations qu'Ibn Hazm avait faites de la Bible dans le Fisal, et que,
voulant défendre la foi de ses coreligionnaires comme chef de leur communauté, il
ait dressé contre le Coran une argumentation dans le même style. En effet, quelle
qu'ait été l'importance d'Ibn Nagrila comme vizir, il paraît peu vraisemblable qu'il
ait eu l'audace de s'attaquer le premier à l'Islam et de façon publique. Au
contraire, il est parfaitement concevable qu'il ait écrit pour un cercle réduit, celui
des juifs de sa ville, dont il avait la charge spirituelle, pour confirmer leurs
croyances attaquées. Cela expliquerait pourquoi Ibn Hazm a eu du mal à se
procurer un exemplaire de l'ouvrage. On comprendrait fort bien alors qu'ayant
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senti dans la manière de son adversaire une sorte de parodie de ses propres
procédés, sa colère, déjà fortement excitée, se soit enflammée au point d'éclater
comme le feu du ciel.
"Par ma vie ! Où était ce vil imbécile quand il fit de telles objections à ces
lumières rayonnantes, à ces vérités manifestes ? " Que n'a-t-il réfléchi à ce qu'ils
lisent "dans leur radotage délirant, dans l'élucubration de leur impiété qu'ils
appellent Torah". Et Ibn Hazm de citer le verset sur le repos du septième jour,
chose inconcevable dans le cas de Dieu. "Y a-t-il repos sinon pour qui est fatigué,
qui voit ses forces diminuer et sa constitution s'affaiblir ? ".
Dans la sourate 77, 35, on lit : "Ce sera un jour où ils ne parleront pas, où il
ne leur sera pas permis de se disculper" ; puis on trouve en 1 6, 1 1 1 : "au jour où
chaque âme viendra plaider pour elle même". Ibn Hazm montre qu'il n'y a pas
contradiction, d'abord en reprenant l'opinion de "docteurs anciens" qui
distinguent divers moment (mawâqit). Le jour de la plaidoirie est le Jour de la
Résurrection lui-même, le Jour du Compte (Yawn al-Hisâb) ; celui où il ne sera
pas permis de parler est le début du jour qui suit, quand les damnés entreront en
enfer (le contexte du premier verset l'indique clairement). Mais Ibn Hazm apporte
sa réplique personnelle "qui consiste à suivre le sens apparent des textes sans se
donner la peine de faire un ta'wîl, à moins que ce ta'wil soit fourni par un autre
texte ou par le consensus (igmâ') de la communauté tout entière, pour ce qui est
compris entre Lisbonne et Qandahar, Sihr, l'Arménie et Multan". Il faut noter
cette mention de Yiëmâ' de la communauté, qu'Ibn Hazm n'admet pas sur le plan
théorique. Mais ici il le met en avant, ironiquement, pour terrasser l'adversaire ;
même ce consensus, en principe impossible, pourrait être allégué, dans le cas
présent, en faveur d'une vérité si claire pour les musulmans que tous sans
exception tombent d'accord sur elle. Cette vérité est que l'homme n'aura pas le
droit de parler pour se disculper des fautes commises contre Dieu (cf. S. 36, 65).
Le mot gidâl est un nom d'action de troisième forme qui implique deux sujets.
Mais Dieu n'entre pas en discussion avec les hommes. Au contraire, les hommes
disputent entre eux. Sur ce point, on pourra rechercher les torts qu'ils se sont
causés les uns aux autres, et la parole leur sera donnée pour cela. En ce sens, le
Prophète a dit : "Le Jour de la Résurrection, le bouc qui n'a pas de cornes
obtiendra des représailles contre le bouc qui a des cornes".
Quant à la Torah, elle ne parle pas des sanctions dans l'autre vie,' et les
Prophètes des Juifs n'en disent presque rien. Puis Ibn Hazm s'appuie sur un récit
concernant Salomon, mais qui n'est pas biblique : Salomon aurait approuvé la
prière qu'une femme faisait pour lui et qui disait : "Que la Sphère ne cesse
d'emporter les esprits de tes ennemis dans ses révolutions". C'est là ou bien la
négation des récompenses et des punitions post mortem, ou bien l'affirmation de
la métempsycose en contradiction avec ce qu'affirment d'autres de leurs
prophètes.
L'opposition que voit Ibn Nagrila entre la sourate 55,39 et la sourate 7,6 est
semblable à la précédente. La réponse est du même genre. Mais dans sa
contre-attaque, Ibn Hazm se tourne vers un tout autre problème. Il s'en prend au
chapitre 32 de YExode (versets 9-10, 13-14, 33), et au chapitre 33, 11. Il
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s'indigne qu'on puisse prétendre que Moïse a amené Dieu à changer d'avis, qu'il
ait pu parler avec son Seigneur face à face (m. à m. bouche à bouche) et qu'il soit
écrit que Dieu marcha avec son peuple, ce qui est un attribut des créatures. Il n'y
a là qu'anthropomorphisme. Or ces textes ne supportent pas le ta'wîl parce qu'il y
a un badâ\ c'est à dire un changement dû à des circonstances accidentelles dans
les ordonnances de Dieu.
Ibn Nagrila avait relevé que le Prophète pouvait avoir des doutes ; il
s'appuyait sur la sourate 1 0,94 : "Si tu es dans un doute sur ce que Nous t'avons
révélé . . . ". Ibn Hazm réplique en disant que le mot in (= si) n'a pas dans ce
verset le sens d'une particule du conditionnel, mais celui d'une négation, et il
donne de nombreux exemples coraniques de cet emploi. Mais certains d'entre eux
ne sont pas convaincants et vont à rencontre du sens ordinairement reçu qui est
celui d'une condition.
Passons rapidement sur les deux dernières contradictions qui opposent des
textes du Coran avec ce qu'Ibn Nagrila prétend être des faits. Il s'agit d'abord du
verset 69 de la sourate 1 6 sur la valeur curative du miel. Mais le miel est mauvais
pour les fiévreux et pour ceux qui souffrent d'un échauffement de la bile. Ibn
Hazm répond que Dieu n'a pas dit que le miel était bon pour toutes les maladies,
mais qu'il contenait un remède pour les hommes, ce qui est vrai, car il est utilisé
pour réchauffer les tempéraments froids, pour couper la pituite et fortifier les
muscles. D'ailleurs les vertus du miel sont également reconnues dans la Bible.
Ensuite, c'est la question de l'eau bénie (S. 50, 9) descendue du ciel. Mais l'eau
peut faire des ravages ; elle n'est donc pas bénie. Ibn Hazm énumère les bienfaits
de l'eau qui est indispensable aux êtres vivants. Ici encore, il réfute son adversaire
par la Torah elle-même, en se réfèrent au Deutéronome, 11, 10 sq.
Dans la suite de sa Risâla, Ibn Hazm ne répond plus à Ibn Nagrila dont il
semble avoir épuisé les objections. Il passe donc à l'attaque et sa controverse
ressemble dès lors à celle du Fisal Mais l'ouvrage se termine en véritable
pamphlet, pour ne pas dire davantage. Le ton du début reparaît : il ne s'agit plus
d'une polémique, si violente soit-elle, contre des idées et des croyances, mais
contre des personnes. "J'espère fermement et j'ai la solide espérance que Dieu sera
dur contre ceux qui se rapprochent des Juifs, qui vivent dans leur entourage, en
font des amis intimes et des familiers, et n'exercent pas leur rigueur contre eux'*.
Ceux-là désobéissent au Coran, et Ibn Hazm les renvoie aux sourates 5, 51 ; 3,
118 ; 60, 1 ; 5, 57 ; 5, 82 ; 2, 61. A cela, il ajoute les malédictions de la Torah
elle-même {Deut. 28, 150). Tout musulman qui se mêle aux juifs doit tomber sous
les mêmes malédictions et recevoir pour sa part humiliation et misère, mépris,
bassesse et avilissement en ce monde, puis dans l'autre vie, un châtiment
douloureux. Comme dans le Fisal, Ibn Hazm déclare qu'il n'aurait pas rapporté les
abominables croyances des Juifs, si Dieu ne l'avait pas fait Lui-même dans le
Coran (cf. S. 9, 30 ; 5, 64 ; 3, 181).
Que penser d'un tel réquisitoire ? D'abord qu'il ne s'explique que par le
tempérament très violent d'Ibn Hazm. Ensuite qu'il est la preuve que des relations
amicales entre juifs et musulmans, particulièrement illustrées par le cas d'Ibn
Nagrila, ne se limitaient pas à cet exemple en soi exceptionnel. On sait qu'en
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Espagne, la domination musulmane fut moins pénible pour les juifs que la
domination chrétienne. On peut diminuer les résonances antisémitiques de l'écrit
d'Ibn Hazm en soulignant les traits de son caractère irascible, et en notant que,
tout compte fait, il se borne à réclamer l'application stricte du régime de la
dhfmma. Or la dhùnma est une protection qui comporte des engagements de la part
du protecteur. On remarquera qu'en dépit de ses outrances, Ibn Hazm n'incite
jamais à des voies de fait contre les juifs. Ainsi l'intérêt de cette Risâla est de
montrer que si la virulence des propos ne connaît pas de bornes, il y a tout de
même une limite à laquelle Ibn Hazm s'arrête comme d'instinct : le respect des
Juifs en tant que détenteurs de l'Ecriture (ahl al-Kitâb), dans l'esprit exact de la
législation coranique.

Roger ARNALDEZ
Professeur de Philosophie
musulmane et d'Islamologie
à l'Université de Paris-Sorbonne
11, rue Charbonnel
75013 - Paris

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