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J’ai demandé au magasinier de me donner des vêtements de
meilleure qualité, mais celui-ci m’a répondu en m’insultant : « Salo-
pard… tu n’a pas conscience du lieu où tu te trouves ? » Sans faire
ni une ni deux, je lui ai donné un coup. Le type s’est effondré sur
l’étagère. Il a crié. Un grand brun portant un brassard « Oberkapo »
s’est approché, m’a inspecté des pieds à la tête puis m’a averti, en ac-
compagnant son allemand vulgaire d’un geste du doigt menaçant, de
ne plus jamais me comporter ainsi. Lorsque j’ai rapporté cet épisode
à mes camarades, ils ont ouvert de grands yeux d’étonnement : « On
peut dire que tu as eu de la chance qu’il ne te massacre pas. C’était le
kapo Fritz ! »
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détenus exténués : des « musulmans »44. Cela m’a immédiatement
coupé l’appétit. Du côté des bat-flancs, des têtes rasées ne cessaient
de m’observer. J’ai été choqué. Étais-je tombé dans un cirque fan-
tôme ?
Puis le chef de block est arrivé45. Nous nous sommes mis au gar-
de-à-vous près du poêle46.
Il s’appelait Mieczysław Skarżyński47. Un Varsovien. À sa vue,
des frissons m’ont parcouru le corps. Il avait de longs ongles tor-
dus et la gueule d’un meurtrier. Condamné à perpétuité après la
guerre, il a purgé sa peine dans la prison de Strzelce Opolskie. Il
a demandé aux nouveaux détenus de parler de leur vie. L’un d’en-
tre nous a reçu un coup. Je ne me souviens pas pour quelle raison.
J’ai été placé au troisième étage d’un bat-flanc, à côté de la ventila-
tion. Trois semaines plus tard, nous étions tous les trois sélection-
nés pour le travail.
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miches et de les laisser de côté. Lorsqu’un Allemand a demandé
pourquoi je procédais ainsi, j’ai répondu que ces pains brisés gâ-
chaient la construction que nous avions élevée avec tant de peine. Le
gardien a acquiescé. En nous tapant sur l’épaule, il nous a demandé
de garder ce pain pour nous. Nous en avons distribué une partie
près du block des faibles49. Nous n’avions pas besoin de tous ces
pains, car la faim ne nous tenaillait pas.
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Le crématoire V du camp d’Auschwitz II-Birkenau. Photographie prise par
un SS en 1943 ou 1944.
Les détenus que vous avez rejoints vous ont-ils expliqué la na-
ture de votre futur travail ?
Lorsque la porte de la baraque s’est refermée, nous avons enten-
du : « Votre présence est bienvenue, vous allez nous aider à brûler
les cadavres. »
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gisait dans un coin, recouverte partiellement de neige. J’ai accouru
pour la voir. Son image ne m’a plus quié ensuite. Je la vois en-
core.
Et nous apprenions que nous devions brûler des cadavres…
Et donc ?
J’ai fait normalement mon travail. Ma volonté de survivre a pris
le pas sur toute autre considération. J’ai lué tout le temps pour sur-
vivre. Avec succès.
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Qu’avez-vous vu ?
Des tas de cadavres ballonnés57 à cause de la canicule. L’équipe
précédente n’avait pas eu le temps de les incinérer. J’ai vu comment
les détenus traînaient les cadavres ; comment, ailleurs, ils leur cou-
paient les cheveux et leur arrachait les dents. Du feu et de la fumée.
Je me suis souvenu des paroles de ma mère me meant en garde
que si je n’étais pas sage, j’irais tout droit en enfer. C’était exactement
l’image de l’enfer. Et j’ai compris immédiatement qu’il était inutile
de faire le héros et qu’il valait mieux exécuter tous leurs ordres sous
peine de se retrouver soi-même dans un four.
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Saviez-vous que les cadavres à incinérer provenaient des cham-
bres à gaz ?
Les codétenus nous l’ont appris dans la baraque. Déjà dans la
prison de Sosnowiec, on parlait d’opérations de gazage, mais sans
donner de détails. Nous étions dorénavant au courant.
Pétrifiés de stupeur, nous n’avons posé aucune question supplé-
mentaire.
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Le crématoire I du camp d’Auschwitz.
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Les crématoires IV et V du camp d’Auschwitz II-Birkenau.
61
Idem.
62
Les crématoires II et III. Henryk Mandelbaum distingue les « vieilles »
installations des « nouvelles » en fonction de leur technologie.
45
charger la civière avant de la déposer sur les galets63. L’un d’entre
nous tenait toujours une « fourche » pour pousser les corps à l’inté-
rieur du four. On ne pouvait pas laisser les jambes dépasser, car les
portes du creuset ne pouvaient alors pas se refermer.
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L’intérieur du crématoire II du camp d’Auschwitz II-Birkenau. Pho-
tographie prise par un SS en 1943 ou 1944.
C’est comme avec le bois : les branches brûlent vite, mais le tronc se
consume lentement.
Faute de temps, la graisse ne brûlait pas complètement ; elle ruis-
selait des corps dans les fosses. Nous récupérions cee graisse et en
aspergions les bûchers. Tout en bas, les cadavres étaient donc plus
frits qu’incinérés. Pour que les intestins, le foie et le cœur dispa-
raissent, la température doit aeindre un niveau adéquat. Dans les
fosses, les cadavres crépitaient comme du lard et s’ouvraient comme
des châtaignes jetées dans le feu. En vidant une fosse, nous jetions
donc les cuisses et les organes internes sur un second bûcher64.
L’incinération dans les fosses n’avait pas non plus été bien pen-
sée. Cee technique exigeait énormément de travail et les cadavres
étaient, au final, incomplètement consumés.
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