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Pascal Mbongo1
1 Professeur des facultés de droit à l’Université de Poitiers. Dans l’exercice de sa charge de direc-
teur de l’Institut de droit public, le dédicataire des présents mélanges nous a facilité économique-
ment différents séjours aux États-Unis comme chercheur en résidence et a promu le programme
de recherche en droit américain dont un premier volet a été publié en 2013 (co-dir. avec Russell L.
Weaver, Le droit américain dans la pensée juridique française contemporaine, Lextenso-Fonda-
tion Varenne). La présente étude a bénéficié des ressources de ce programme.
2 Sur les procédés de démocratie directe dans les entités fédérées américaines, nous nous permettons
de renvoyer à notre étude sur « L’industrie des votations populaires aux États-Unis », RFDC, 2015,
n° 100, p. 97-120.
3 Muneer Awad v. Paul Ziriax (Case No. CIV-10-1186-M).
4 Sur cette question, voir spécialement de Will Kymlicka, « Démocratie libérale et droits des cultures
minoritaires », in France Gagnon, Marie McAndrew & M. Pagé (eds.), Pluralisme, citoyenneté et
Éducation, L’Harmattan, Montreal, 1996, p. 25-51 ; « Minority Group Rights: The Good, The Bad
and the Intolerable », Dissent, 1996 (été), p. 22-30 (texte reproduit dans de nombreuses publica-
qui, non seulement sont favorables à la Charia, mais encore œuvrent à sa promotion
dans le contexte américain, voire à l’élimination des normes étatiques jugées par eux
contraires à la Charia.
Le Center For Security Policy a publié le 20 mai 2011 une volumineuse étude
rendant compte des « conflits de lois » entre la Charia et le droit des États américains.
L’étude concluait ainsi que :
« la Charia est désormais présente dans les décisions des juridictions d’État, en
contradiction avec la Constitution et l’ordre public des États. Certains commenta-
teurs ont soutenu qu’il n’y avait guère plus d’un ou deux cas d’application de la Cha-
ria par les tribunaux d’État ; toutefois, ce ne sont pas moins de cinquante cas signifi-
catifs que nous avons identifiés dans le faible échantillon représenté par les décisions
publiées des juridictions d’appel des États. D’autres soutiennent péremptoirement
que les juges d’État rejettent systématiquement tout droit d’origine externe, et no-
tamment la Charia, lorsqu’elle entre en conflit avec la Constitution des États-Unis
ou l’ordre public [public policy] de l’État ; toutefois, nous avons trouvé 15 cas de juri-
dictions de première instance (trial court) et 12 de juridictions d’appel dans lesquels
la Charia a été considérée comme étant applicable par le tribunal ». « Les faits sont
les faits », ajoutait l’étude, « certains juges rendent des décisions en se fondant sur
la Charia même lorsque ces décisions heurtent des garanties constitutionnelles des
droits. C’est une importante question et elle doit être l’objet d’un débat public et d’un
engament des gouvernants »10.
Cette étude – qui n’est certes pas favorable à la Charia mais dont la méthode de
recherche est valable − répartit les enjeux concernés par cette présence judiciaire
de la Charia entre la réglementation et le contentieux du mariage (21 cas), de la
garde d’enfants (17 cas), des contrats (5), les principes généraux de la Charia (3), la
réglementation par la Charia du droit de propriété (2), le Due Process et l’égalité (1),
le mariage et la garde d’enfants (1). Sous bénéfice d’inventaire, ces cas impliquent
bien la Charia, celle-ci étant « la réunion des prescriptions de la Sunna et du Coran »,
la Sunna désignant pour sa part « l’ensemble des hadîth ou traditions »11. Cette
précision est importante lorsque l’on est avisé de ce que la Charia se prête à une
confusion générale entre :
« trois choses : – les différentes formes coutumières d’organisation sociale et de
comportement individuel parmi les communautés musulmanes, qui trouvent leur
source dans le pays d’origine de chaque communauté mais ont également changé du
fait de l’immigration. Les controverses sur ce qu’on appelle les crimes d’honneur et
les mariages forcés sont révélatrices de la confusion qui règne ; – les différentes règles
formulées par des savants musulmans qui affirment qu’elles sont « rationnelles »,
en ce sens qu’elles sont dérivées d’un texte, mais sont en fait des normes religieuses
10 Center For Security Policy, Shariah Law and American Courts: An Assessment of State Appellate
Court Cases, 20 mai 2011, p. 9. Les statistiques établies par cette étude sur la période allant de 2010
à sa publication en 2011 répartissent ainsi les cas par État : Arizona (1) – Arkansas (1) – Califor-
nie (5) – Delaware (1) – Floride (4) – Illinois (1) – Indiana (1) – Iowa (2) – Louisiane (2) – Maine
(1) – Maryland (3) – Massachusetts (4) – Michigan (1) – Minnesota (1) – Missouri (1) – Nebraska
(2) – New Hampshire (1) – New Jersey (6) – Ohio (1) – Caroline du Sud (1) – Texas (3) – Virginie
(3) – Washington (4). C’est nous qui traduisons.
11 François-Paul Blanc, Le droit musulman, Dalloz, 2 e éd., 2007, p. 9.
B. Cas exemplaires
passé avec le plaignant et qui prévoyait que le Centre pouvait résilier ledit contrat
par un vote unanime de son comité exécutif et de son conseil d’administration, pour
des « motifs légitimes au regard de la Charia », avec un préavis de licenciement de
soixante-jours. Le licenciement fut prononcé en l’espèce au regard notamment des
conflits et des controverses provoqués au sein des sociétaires du centre religieux
par les sermons (khutbas) de l’imam : formellement, le licenciement était justifié
par la « désunion et la fitna » provoquée au sein de la communauté religieuse par
lesdits sermons, par les allégations « inappropriées et inexactes » contenues dans ces
sermons et dirigées « contre certains membres de la communauté avec qui [l’imam a
eu] des désaccords personnels », par le caractère « non-musulman » des agissements
de l’imam (un-Islamic). L’imam forma une action devant les juridictions de l’Arkansas
contre le centre religieux en invoquant la diffamation du centre à son égard, une
violation des termes de son contrat de travail et une responsabilité délictuelle du
centre. Les intimés ont objecté que les juridictions de l’État ne pouvaient pas statuer
sur ce cas en raison du Premier Amendement de la Constitution des États-Unis.
Cette objection fut accueillie par la juridiction de fond, puis par la Cour suprême de
l’Arkansas19 qui admit que les juridictions de l’État n’auraient pas pu se prononcer
sur l’affaire au regard du Premier Amendement ‒ sachant que l’action en diffamation
était déterminante de l’action en violation du contrat et de l’action en responsabilité
délictuelle ‒ sans devoir apprécier la conformité à la Charia du licenciement du
plaignant : les allégations contenues dans les lettres d’avertissement, de préavis et
de licenciement ayant été faites dans le contexte d’un différend sur l’aptitude de
l’appelant à rester imam, fit valoir la Cour, il est difficile de connaître du caractère
diffamatoire des allégations litigieuses sans un examen des doctrines religieuses, des
prescriptions religieuses, des procédures religieuses intéressant l’aptitude même à
être imam, ce que le Premier Amendement interdit aux juges de faire.
A. Consistance normative
l’intention de s’engager dans une action terroriste (2) qui menace la sécurité des
habitants de l’État (3). Le concept de Sharia Organization est d’autant plus singulier
dans ce type de proposition législative que la Charia s’y entend :
« [du] jeu de règles, de préceptes, d’instructions ou de décrets réputés provenir direc-
tement ou indirectement d’Allah ou du prophète Mohammed et qui incluent direc-
tement ou indirectement l’encouragement de toute personne à soutenir l’abrogation,
la destruction, ou la violation de la Constitution des États-Unis ou de l’État [concer-
né], la destruction de l’existence nationale des États-Unis ou de la souveraineté ou de
l’État [concerné] et qui inclut, entre autres méthodes en vue d’y parvenir, le recours
probable à une violence imminente »20.
La labellisation d’une organisation en Shariah Organization supposerait de la
part de l’Attorney General qu’il avise d’abord de son intention, et sous le sceau de
la confidentialité (en général dans un délai d’une semaine avant la publication de sa
décision), le gouverneur, les speakers des chambres et les leaders de la majorité et de
l’opposition au sein du parlement de l’État ; qu’ensuite il fasse publier une annonce
légale dans un support d’information à forte audience dans l’État. Cette labellisation
serait révocable dans certaines conditions par l’Attorney General lui-même – sur la
demande motivée de l’organisation ou de sa propre initiative –, par le parlement de
l’État ou par une juridiction saisie à cet effet par l’organisation.
Les pouvoirs de l’Attorney General liés à cette qualification de Shariah
Organization seraient d’abord des pouvoirs de poursuite pénale de toute personne
ayant fourni ou essayé de fournir en connaissance de cause une assistance matérielle
ou des ressources à une telle organisation, soit une infraction de nature criminelle
(pour parler le langage du droit pénal français) dont la création est précisément
envisagée par les propositions de loi en question 21. D’autre part, l’Attorney General
aurait le pouvoir d’exiger de toute institution financière faisant des affaires dans
l’État, possédant ou contrôlant des actifs de n’importe quelle Sharia Organization,
de bloquer toutes les transactions financières impliquant ces actifs, jusqu’à nouvel
ordre émanant de lui, du parlement de l’État ou d’un tribunal. Et, n’importe quelle
institution financière faisant des affaires dans l’État et qui prendrait conscience de
ce qu’elle possède ou contrôle des fonds en rapport avec une Sharia Oganization
serait tenue de les consigner et d’en informer l’Attorney General. Ces provisions
légales sont généralement assorties d’amendes de l’ordre de 50.000 dollars.
2. Affirmation constitutionnelle ou légale de l’inapplicabilité judiciaire de la
Charia
Rédigées suivant le même modèle, les propositions de loi tendant à empêcher
l’applicabilité judiciaire de la Charia énoncent pour leur part généralement trois
prescriptions. Il est d’abord dit que toute juridiction ou autorité administrative
de l’État qui fonde ses décisions sur « tout droit ou système juridique qui ne
reconnaîtrait pas aux destinataires de la décision ou aux parties concernées par
elle les mêmes libertés fondamentales, les mêmes droits et privilèges garantis par la
Constitution des États-Unis et les Constitutions des États » viole l’ordre public (public
policy) de l’État 22 . Consécutivement, de telles décisions doivent être considérées par
les tribunaux comme nulles et non avenues. D’autre part, les législateurs anti-Charia
20 C’est nous qui traduisons. Cette formulation quelque peu alambiquée a vocation à préserver ces
législations de récriminations sous l’angle de la Due Process Clause (voir infra).
21 La peine minimale d’emprisonnement encourue est généralement fixée à 15 ans.
22 C’est nous qui traduisons.
entendent prescrire qu’est contraire à l’« ordre public » (public policy) de l’État, tout
contrat, toute stipulation contractuelle qui prévoirait que les litiges nés de ce contrat
ou de cette stipulation seraient résolus par les tribunaux sur le fondement d’une
législation ou d’un système juridique qui « comprendrait quelque règle de forme ou
de procédure applicable audit litige et qui ne reconnaîtrait pas aux parties les mêmes
libertés fondamentales, les mêmes droits et privilèges garantis par la Constitution des
États-Unis et les Constitutions des États »23. Enfin, et de la même manière, seraient
déclaré(e)s contraires à l’« ordre public » de l’État et frappé(e)s de nullité les contrats
et les stipulations contractuelles qui désigneraient comme compétentes en cas de
litige, des juridictions (des juridictions religieuses par exemple) ou des instances
arbitrales fondées sur la base d’une législation ou d’un système juridique qui ne
reconnaîtrait pas aux parties « les mêmes libertés fondamentales, les mêmes droits et
privilèges garantis par la Constitution des États-Unis et les Constitutions des États ».
L’invocabilité de la Charia devant les tribunaux peut néanmoins être limitée pour
des motifs tirés de la protection de l’« ordre public » fédéral ou étatique (public policy
exception). Cette limite ‒ qui est également opposée par les juges à des législations
étrangères via des jugements étrangers ‒ est relativement aisée à circonscrire lorsque
l’« ordre public » invoqué ressort de la loi pénale. L’arrêt Reynolds rendu en 1878 par
la Cour suprême des États-Unis à propos de la polygamie chez les Mormons33 est en
la matière une référence.
Reynolds avait été condamné sur le fondement d’une loi fédérale incriminant
la bigamie, malgré son invocation des convictions et des obligations religieuses
(religious belief or duty) découlant de la doctrine favorable à la polygamie alors en
vigueur au sein de l’« Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours ». Afin de
valider cette condamnation, la Cour suprême dut d’abord admettre le pouvoir du
Congrès d’édicter une infraction fédérale de polygamie, analysée par elle comme
une « interférence » avec un agissement lié à la religion (et non une interférence
avec une croyance religieuse considérée en elle-même)34 . La Cour s’appuya dans cette
perspective sur le caractère lointain de la condamnation de la polygamie en Europe
du Nord et de l’Ouest, Angleterre et Pays de Galles compris, et sur la réception de
cette condamnation dans la nouvelle République américaine35.
La Cour fit ensuite valoir que l’acceptation d’une cause d’irresponsabilité
pénale tenant aux convictions ou obligations religieuses aurait deux conséquences
paradoxales : d’une part, elle reviendrait à admettre une certaine supériorité des
croyances religieuses sur la législation étatique ; d’autre part, si ceux qui font de
la polygamie une composante de leurs croyances et convictions religieuses étaient
soustraits du champ d’application de l’infraction définie par la loi, fit-elle valoir,
« ceux qui ne font pas de la polygamie une partie de leur croyance religieuse
pourraient être déclarés coupables et punis, tandis que ceux qui le font, devraient
être acquittés et libérés. Ce serait l’introduction d’un nouvel élément dans le droit
pénal »36 .
Dès lors que l’infraction incompatible avec des pratiques religieuses et ne
prévoyant pas d’exception en faveur des convictions religieuses est valide ‒ dans
son principe comme dans ses propriétés (clarté et précision, non-rétroactivité) ‒ elle
prévaut donc 37. À charge pour les juges de s’assurer de ce que l’élément intentionnel
de l’infraction est établi. Cette dernière exigence a été précisée dans Reynolds, la
Cour faisant valoir fermement que l’ignorance de la loi ne saurait être une cause
d’irresponsabilité pénale38 .
L’« ordre public » fédéral ou étatique invocable contre l’application de la Charia
peut ne pas ressortir de la loi pénale. Cette hypothèse est néanmoins rare parce
qu’elle contraint spécialement les décideurs publics et les juges à caractériser le
« besoin social impérieux » ou le « motif prépondérant d’intérêt public » ‒ ce lexique
de la Cour européenne des droits de l’Homme est emprunté ici à titre figuratif ‒
en question. Le cas le plus notoire s’est rapporté à la discrimination raciale et à sa
prohibition fédérale assortie de la faculté pour les procureurs fédéraux d’engager
une action civile. Dans un célèbre arrêt Bob Jones rendu en 198339, la Cour suprême
a ainsi jugé que la prohibition fédérale de la discrimination raciale constituait un
motif d’« ordre public » justificatif du refus des services fiscaux fédéraux d’accorder
des exemptions fiscales à une université chrétienne fondamentaliste qui, sur le
fondement des Écritures (et non sur une doctrine raciale autonome), interdisait
formellement les relations sexuelles interraciales (sexual mixing)40 et les mariages
interraciaux, une interdiction spécialement dirigée contre les étudiant(e)s Noir(e)s,
qui n’ont été admis(e)s par l’Université qu’en 197141.