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Thomas Desmond

ECRITURES
ROUGES

Recueil de nouvelles

- Alexandrie.Online -

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TABLE

LA FOI PROFONDE.................................................................................................... 4

L’ENFANT VAMPIRE .............................................................................................. 10

RENCONTRE ETERNELLE...................................................................................... 19

LIEU DE FIN DE VIE ................................................................................................ 29

PEAU MORTE ........................................................................................................... 34

L’APPEL DU DESERT .............................................................................................. 41

DANS LE NOIR......................................................................................................... 55

UN JEU D’ENFANT .................................................................................................. 59

LES DEUX PORTES.................................................................................................. 65

LA VILLE ENDORMIE ............................................................................................. 72

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LA FOI PROFONDE

Le jeune prêtre descendit pas à pas le sombre escalier en pierre qui devait le mener au
bureau du Père Kaloski. De petites niches creusées dans la paroi abritaient des cierges en
formes de statuettes représentant la Vierge Marie et projetaient d'inquiétantes ombres sur les
murs circulaires.
Il arriva à un palier donnant sur un long et sombre couloir où étaient éclairées de grandes
toiles aux cadres dorés. L'escalier continuait de descendre sur sa gauche dans les
profondeurs de la terre, rejoignant sûrement d'autres niveaux secrets sur lesquels l'Abbaye
Saint-Antoine avait été bâtie. Une rumeur lui parvint d'en bas, comme des chœurs assourdis
mêlés à de sourdes sonorités d'orgues. Il frissonna sous son habit.
Il sortit le morceau de papier où une bonne sœur qu'il avait rencontrée à la surface lui
avait griffonné un petit plan indiquant l'emplacement du bureau du curé. Elle avait écrit sans
dire un mot à côté des quelques petits schémas : cinquième niveau inférieur et un gribouillis
qu'il n'arrivait pas à lire. Il retourna le papier et vit sur l'autre face un curieux daguerréotype
représentant trois cardinaux ordonnant un jeune prêtre. Une mention en latin illisible était
inscrite en bas. Il remit le papier dans sa sacoche et décida finalement de prendre ce couloir.
Il avait perdu le compte des niveaux depuis le septième sous-sol.
Il parcourut quelques mètres sur une épaisse moquette rouge bordeaux qui amortissait le
bruit de ses pas et passa devant une première toile illuminée fixée à même la pierre et
représentant une des scènes du Calvaire du Christ. Il ne lui jeta qu'un bref coup d'œil et
marcha jusqu'à la première porte devant laquelle il s'arrêta. À sa droite, le couloir continuait
sa percée dans la pierre et bifurquait dans l'ombre dix mètres plus loin sur la gauche. Il
sursauta en découvrant la silhouette d'une nonne assise dans l'angle au fond d'une niche. Elle
semblait fixer le sol et son capuchon cachait son visage.
– Bon... Euh, bonjour ma Sœur je... La silhouette toute de noir drapée ne bougea pas. Le
prêtre déglutit et reporta son attention sur la porte.
Recouverte de bois verni, elle semblait très ancienne et en même temps solide comme
du roc. Il s'apprêta à frapper quand un déclic retentit. La porte s'ouvrit tout doucement, sans
un bruit ni grincement. Il jeta avant d'entrer un rapide coup d'œil en arrière ; la nonne n'avait
pas bougé de sa cavité.
Peu rassuré, il se décida à pénétrer dans le sombre sanctuaire dont la porte s'ouvrait
toujours avec lenteur.
Il fit quelques pas dans l'obscurité et sentit des dalles de pierre rugueuses sous ses pieds.
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Devant lui serpentait un long corridor aux parois grossièrement taillées et courbées. Un
flambeau caché par une excroissance rocheuse éclairait quelque peu le chemin à prendre. Il
observa avec inquiétude la porte se refermer doucement derrière lui avant de se refermer
toute seule avec le même déclic bien huilé. Il chercha des yeux un quelconque mécanisme
caché dans l'encadrement du lourd panneau de bois sombre expliquant ce tour de passe-
passe mais ne remarqua rien d'anormal.
Il haussa les épaules puis se retourna et partit dans le corridor, s'appuyant dans la
pénombre sur les murs légèrement humides. Il évita de peu une longue stalactite rocheuse
qui pendait et dardait son extrémité pointue vers le bas. Le corridor obliqua légèrement à
droite et la lumière fut.
Devant lui apparut petit à petit une grande pièce de forme rectangulaire aux imposants
murs hauts d'au moins cinq mètres. À mesure qu'il se rapprochait de la sortie du sombre
couloir la salle grandissait et semblait se dresser au-dessus de lui, toujours plus haut, de la
même façon qu'une cathédrale écrase de sa taille les badauds qui s'en rapprochent tout en
levant les yeux vers son sommet.
– Entrez mon ami, entrez-donc, dit une voix au timbre très grave qui le fit sursauter, tant
le silence sembla voler en éclats. Simon Tinosk c'est ça ? Je vous attendais avec impatience,
dit le Père Kaloski d'un ton jovial.
Il sortit enfin du long corridor et put promener son regard incrédule sur l'imposante salle
qui servait de bureau à l'énigmatique curé.
De grandes tapisseries apparemment vieilles de plusieurs siècles recouvraient les murs
hauts comme ceux d'une forteresse et la lumière de centaines de cierges fixées à des
crochets se reflétait dans la moiteur de nombreuses statues représentant des Saints à la peau
sombre comme ceux du candomblé Brésilien.
Le mobilier de la pièce était très sobre et austère : une chaise en bois faisait face à un
large bureau aux angles racornis dont la surface n'était occupée que par un sous-main de
cuir rouge sombre où reposaient les deux avant-bras du Père Kaloski. Derrière lui trônait un
petit autel recouvert d'un drap rouge parsemé de fil doré sur lequel trônaient de longs
cierges noires recouverts d'inscriptions aux déliés alambiqués et effilés.
Le sol dallé était nu et froid et il sentait comme des vapeurs de fraîcheur remonter le
long de ses jambes.
– Etonnante pièce n'est-ce pas ? lui dit le Père tout en levant le nez au plafond. Simon fit
de même et contempla le plafond où avait été peinte une immense et impressionnante scène
représentant un Enfer peuplé d'innombrables damnés agonisant dans les flammes.
– Asseyez-vous avant de vous briser le cou, dit le Père en souriant. C'est une chance que
vous ne vous soyez pas perdu, moi-même je m'égare parfois et me retrouve perdu à des
niveaux laissés à l'abandon depuis des années. Cette abbaye est un vrai gruyère ! dit-il en

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ricanant.
Simon reporta son attention sur le Père et s'avança jusqu'à la chaise de bois sur laquelle
il s'assit. Il le regarda dans les yeux mais ne put soutenir son regard perçant.
– Si je vous ai fait venir jusqu'ici, c'est que vous m'avez été vivement recommandé par le
Cardinal Delochowski, qui m'a demandé de vous encadrer pour votre première année de
service. Comment trouvez-vous la région ? Un peu fraîche non ? Il se pencha en avant et
prit un air confidentiel. Les paroissiens sont rares à l'office les jours de gel, ils gardent leur
énergie pour chasser. Le Père se redressa et ouvrit un tiroir sur sa gauche d'où il sortit une
petite mais luxueuse boîte en bois. Il l'ouvrit d'un geste vif et la tendit vers Simon. Vous
fumez mon fils ? Ce sont des vrais, importés directement de la Havane. Simon, surprit,
hésita avant de répondre qu'il ne fumait pas. Le Père sourit et ramena la boîte vers lui, puis
choisit un des cigares, en coupa le bout avec ses ongles qu'il avait très longs et le porta à sa
bouche entourée de lèvres fantômes. Il se leva et alla vers l'autel. Il se pencha et alluma son
long cigare à la flamme du plus long des cierges noirs, d'où s'envola une fumée de la même
couleur. Il tira une longue bouffée et se retourna, une main dans la poche.
– Les peuplades de Pologne sont encore très pratiquantes par rapport à celles de l'Europe
de l'Ouest, mais elles sont aussi pétries de croyances et de superstitions ancestrales qui leur
font pour la plupart craindre le courroux divin.
– Je vois... dit le jeune prêtre en hochant la tête.
– Et vous, en quoi croyez-vous mon fils ?
Simon, gêné par cette question directe, croisa une de ses jambes sur l'autre et toussota
dans son poing fermé.
– Eh bien, je crois en notre mère l'Eglise et...
– Croyez-vous au Mal ? le coupa le Père Kaloski, baignant dans un nuage de fumée
épaisse et nauséabonde. Il semblait sourire de toutes ses dents.
– Je, je ne comprends pas le... commença Simon, de plus en plus gêné par la tournure
que prenait la discussion et par l'attitude du Prêtre. Sa gestuelle et la façon qu'il avait de se
tenir était quelque peu obscène pour son Habit.
– Croyez-vous à une divinité autre que Notre Saint Père, un antagoniste tapi dans
l'ombre, maître de la tentation et du vice qui vous parlerait la nuit dans les ténèbres de votre
chambre ? La voix du Père s'accélérait.
– Je pense que le...
– Croyez-vous aux Démons ailés qui peuplent la nuit, croyez-vous aux morts qui
reviennent à la vie après être revenus du Shéol, chargés de missions diaboliques, croyez-
vous à la possession démoniaque, croyez-vous aux créatures non-humaines, tapies dans les
zones de non-vie ? Le Père reprit son souffle et tira sur son cigare. Son visage était rouge et
ses yeux luisaient.

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– Croyez-vous au Diable mon fils ? dit le Père Kaloski d'un air terrible.
Simon déglutit et ne put baisser les yeux. Le Prêtre avait capturé son regard.
Soudain le terrifiant masque qui servait de visage au Prêtre se décrispa et il sourit de
nouveau de toutes ses dents. Simon se sentit tout de suite mieux et soulagé. Il se détendit et
décroisa ses jambes.
– Eh bien mon père, non, je ne crois pas en de telles créatures, enfin, pas en tant
qu'entités vivantes. Je les appréhende en tant qu'allégories illustrant les divers maux que
subissent les cœurs et les esprits des hommes et...
– Vous n'y croyez pas alors ?... dit le Père Kaloski toujours souriant.
Simon hésita. Son sourire s'estompa un court instant puis revint.
– Eh bien, non mon Père...
Le Prêtre continua de sourire et tira de nouveau sur son cigare.
– Très bien mon fils, très bien. Après tout, c'est votre droit. Le Prêtre rigola. Tant pis
pour vous, dit-il, un soupçon de sarcasme dans la voix.
– Comment ça ? Que voulez-vous dire ?
– Vous pouvez rejoindre vos quartiers, une jolie chambre a été préparée pour vous. Le
Père Kaloski avait cessé de sourire et son ton était froid.
Simon se leva et hésita.
– Dois-je remonter ou... Quelle est la direction à prendre ?...
– Dieu guidera vos pas mon fils, dit le Père d'une voix basse. Il se mit soudain à rire
doucement et se retourna sans prêter attention à Simon. Il se dirigea vers l'autel et se mit à
marmonner. Les contours de son habit brillaient de l'éclat des longs cierges noirs.
Simon prononça un salut mais n'obtint aucune réponse.
Inquiet et mal à l'aise, il fit demi-tour et repartit dans la sombre galerie. Il arriva à la
lourde porte en bois et se rendit compte qu'il n'y avait pas de poignée. Il chercha un bouton
sur la paroi de pierre mais rien ne semblait en permettre l'ouverture. Il commença à faire
demi-tour pour aller demander de l'aide au Prêtre quand il aperçut de grandes ombres en
mouvement contre les parois de la galerie.
– Mon Père ? appela-t-il tout en s'arrêtant, soudain conscient d'un danger imminent. Il se
rapprocha de quelques pas et vit dans le mince espace qui lui laissait entrevoir le bureau du
curé une sorte d'aile gigantesque qui bruissait, toute recouverte d'un cuir noir luisant.
Pris de panique, il recula avant de se cogner l'épaule contre la lourde porte de bois. Il se
retourna et tenta de l'enfoncer à coups d'épaules, mais elle était trop solide et trop épaisse.
Les ombres se rapprochèrent sur les parois de pierre et il entendit un claquement de cuir
ainsi qu'une sorte de râle strident de plus en plus puissant. La Chose se rapprochait de lui, il
l'entendait. Il se mit à crier et à taper contre la porte de ses poings écorchés. Le bruit irréel
se rapprocha encore et il se sentit saisi de terreur au moment où il s'attendait à voir

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apparaître la Chose aux ailes gigantesques. Soudain un déclic retentit et la porte fut
poussée vers lui. Il s'écarta, et se faufila dans l'embrasure, distinguant au dernier moment
dans son dos des bruits de pas qui grattaient furieusement le sol et les murs. Il claqua la
porte et manqua hurler de surprise. La bonne sœur qu'il avait aperçue au fond du couloir
précédemment était là devant lui, toute de noire vêtue. Il retint son cri, mais ne put dire un
mot. Il s'éloigna à reculons, de plus en plus vite, et arriva au palier.
Sa vue le trahit. Il sentit ses pieds se dérober sous lui. Avait-il perdu la raison ? S'était-il
évanoui pendant son entrevue avec le Père Kaloski ? Il se frotta les yeux et secoua sa tête.
Non, il ne rêvait pas. L'escalier d'où il était venu avait disparu. Plus de marches qui
montaient vers la surface. L'escalier qui descendait était toujours là à sa droite. Il observa le
mur de pierres avec stupéfaction, ne pouvant croire à pareil subterfuge. Il se retourna vers le
couloir et vit la nonne qui repartait vers son alcôve d'un pas fluide, comme transportée par
un nuage.
Un bruit sourd explosa soudain au niveau de la porte du bureau du Prêtre, et Simon eut
juste le temps de voir un pied informe et griffu émerger de la sombre galerie. Fou de terreur,
il sentit ses pieds le mener vers le seul escalier qui existait encore, et qui descendait vers les
niveaux inférieurs. Il dévala les marches quatre à quatre, jetant des regards terrorisés
derrière son épaule dès qu'il sentait la Chose se rapprocher de lui.
Il La sentait dans son dos, les pieds griffant la pierre des marches usées en leur centre
par des siècles d'usure. Il distingua dans sa course de nombreux niveaux aux couloirs plus
ou moins éclairés. Certains semblaient abandonnés. Il courut sans s'arrêter, jusqu'à perdre
haleine et la raison, toujours plus profondément dans la terre, loin de la surface qui semblait
n'avoir jamais existé.

Il percuta de plein fouet un mur froid et dur et tomba en arrière, sonné.


L'escalier s'arrêtait là.
Les jambes coupées, haletant, la sueur lui piquant les yeux et lui salant les lèvres, il
ouvrit tant bien que mal les yeux et regarda dans l'étrange et large couloir qui se prolongeait
à perte de vue. Des choses bougeaient le long des parois, et il distingua soudain un
déferlement irréel dans ses oreilles de centaines de cris terrifiants. Il cligna des yeux et
regarda le couloir avec plus d'attention. Il pensa à sa raison envolée et recula nerveusement
contre le mur, sentant qu'il allait perdre connaissance.
– Il faut avoir la Foi mon fils, la Foi en tout.
Il sursauta. Le Père Kaloski était à deux mètres de lui, assis sur une des dernières
marches de l'escalier. Il souriait. Il se leva et sauta jusqu'à Simon qui se mit à hurler de
terreur en se protégeant le visage de ses deux bras.
Le Père l'attrapa par les cheveux et le traîna sans effort dans le sombre et infini couloir

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où étaient tapies dans des cellules toutes les choses hurlantes et dégénérées auxquelles
Simon ne croyait pas.
Son apprentissage pouvait commencer.

FIN

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L'ENFANT VAMPIRE

À force de pleurs et de violentes colères, Yvan avait convaincu ses parents de le laisser
aller à l'école. Essayer en tout cas.

Depuis six ans qu'il était venu au monde d'une manière peu naturelle, il s'ennuyait à
mourir dans le lugubre château familial et désespérait de rencontrer et pouvoir jouer un jour
avec d'autres enfants.
Pour son deuxième anniversaire, ses parents lui avaient offert un louveteau, mais il s'en
était très vite lassé. L'animal ne supportait pas les attaques du petit garçon qui à l'époque
faisait ses dents. Une nuit le garçonnet vida de son sang le louveteau devenu loup et alla
demander à sa mère un autre jouet. Son immense chambre était pleine de peluches en
lambeaux, de camions brisés et de poupées énuclées ou décapitées. Ce garçon a besoin
d'exercice avait alors pensé son père.
L'année de ses quatre ans ses parents le laissèrent chasser seul la nuit aux alentours du
Bois de Boulogne, où les nombreux promeneurs nocturnes étaient très vite attirés par le petit
garçon qui errait seul en pleine nuit. À cette époque, la police remua ciel et terre pour mettre
la main sur le mystérieux auteur de dizaines d'horribles meurtres qui défrayèrent la
chronique. Ses parents décidèrent qu'il ne devait plus chasser seul. Son père tenta de lui
inculquer certaines règles de base, mais Yvan n'en faisait toujours qu'à son idée, arrachant
les yeux et la langue de ses victimes dans un désordre inacceptable.
Lorsqu'il eut cinq ans, il rentra dans une phase de silence, où il ne communiqua plus
avec ses parents ni par la parole, ni par l'écrit, ni par la pensée. Plongé dans les vieux livres
de la bibliothèque de son père, il passa une dizaine de mois allongé dans son cercueil en
métal, dévorant des milliers de pages d'ouvrages de tout genre et ne se nourrissant que de
sang réchauffé dans un thermos que sa mère déposait près de lui tous les soirs.
Le jour de son sixième anniversaire, il sortit de son mutisme et se mit à chantonner à
longueur de journée. Son filet de voix encore enfantin était limpide et mélodieux, ce qui fit
la joie de sa mère, qui était une grande amatrice d'opéra. Le lendemain de son premier
récital en famille, l'enfant se réveilla en furie et, pris d'une colère noire et inexpliquée,
dévora Sir Matthew, le majordome et homme à tout faire d'origine anglaise, au service de la
famille depuis une quinzaine de générations. Très contrarié, son père décida de priver Yvan
de ses lectures en condamnant avec de l'ail liquide la porte de sa bibliothèque. Le vieux
comte connaissait par cœur tous les ouvrages qui la composaient et était ennuyé de devoir

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entretenir les rayons toujours recouverts de poussière. L'enfant montra très vite qu'il ne
portait plus aucun intérêt aux livres. Il affirma à sa mère étonnée avoir tout lu.
Enfin il décida d'aller à l'école, pour rencontrer d'autres enfants et jouer avec eux. Très
vite, ses parents s'opposèrent à cette folle idée. Jamais un enfant de leur vieille famille
n'était allé à l'école, encore moins en plein jour. Au treizième siècle, quelques écoles
conçues par et pour les vampires étaient apparues dans les Carpates, mais l'expérience s'était
soldée par un échec et avait été interrompue. Yvan, devant le refus catégorique de ses
parents, tomba en crise de folie et se mit à détruire tout ce qui lui passa sous la main. Son
père intervint quand il fut sur le point de décapiter sa mère, endormie près d'un feu. L'enfant
prit la raclée de sa vie et fut privé de sang pendant une semaine. Ils le jetèrent sans
ménagement dans une oubliette très profonde du château où ses hurlements de faim et de
furie résonnèrent des nuits entières. Les Anciens quasi emmurés dans les cryptes les plus
profondes protestèrent devant tant de chahut.
Pendant ces sept jours, les parents d'Yvan réfléchirent à l'idée de l'envoyer à l'école.
Après tout il supportait plutôt bien la lumière du soleil et savait se montrer sociable et bien
élevé quand il le fallait, affirma sa mère. Au moindre incident, il n'y retourne plus, conclut
son père.
Ils envoyèrent deux grosses chauve-souris chercher leur fils dans son trou et lui
proposèrent un marché...

La maîtresse les fit s'asseoir et se retourna. Elle prit une longue craie blanche et inscrivit
sur le tableau noir son nom et son prénom, pendant que le bruit des chaises en bois tirées
s'estompait.
– Mon nom est Clothilde Antoine et je suis votre maîtresse pour cette année scolaire,
dit-elle en se retournant vers la classe silencieuse. C'était sa première année en tant que
titulaire et elle avait un peu le trac. Yvan, du fond de la classe où il s'était assis, sentit la
subtile et âcre odeur de peur qui émanait de la jeune femme, telle une effluve aromatique
s'échappant d'une marmite bouillonnante. Il aima cette odeur.
– Vous allez sortir une grande feuille de papier que vous couperez en deux. Sur un des
deux morceaux, vous allez écrire, et elle se mit à écrire une liste de mots au tableau. Votre
nom dit-elle tout en écrivant, prénom, date de naissance, lieu de naissance, matière préférée
et le métier que vous aimeriez exercer plus tard.
Yvan sourit et ouvrit son cartable en cuir noir épais. Il avait appartenu à son grand Oncle
Isidore, lui avait affirmé son père, avant de lui conseiller d'en prendre grand soin afin de ne
pas contrarier l'Ancien. Il sortit sa fine trousse en peau humaine séchée et un bloc de papier
à carreaux bleus. Sa mère lui avait acheté par correspondance quelques fournitures aux

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couleurs criardes. Il coupa d'un ongle jaune et pointu la feuille en deux et sortit un stylo à
plume rouge bordeaux de sa trousse. Le garçon assis à ses côtés regarda la trousse avec
curiosité et sentit la puanteur qui émanait par lourdes vagues du curieux objet.
– Hé, ça pue ton truc ! chuchota le garçon.
Yvan se tourna lentement vers l'imprudent et lui jeta un regard qui fit pâlir son voisin.
– Mon frère y avait caché une boule puante, lui répondit en souriant Yvan, ce qui eut
pour effet de redonner à l'inconscient quelques couleurs qui papillonnèrent sur ses joues.
Rassuré, il sourit et s'occupa de sa propre feuille.
Yvan jeta un rapide coup d'œil au tableau et commença à recopier le questionnaire sur sa
feuille.

Nom : Van Divolosci


Prénom : Yvan Thibor Soûn
Date de naissance : 4 avril 1997
Lieu de Naissance : corps de ma mère
Matière préférée : chasses diverses
Métier que j'aimerais exercer plus tard : Vampire célèbre

Il posa son crayon sans bruit et attendit une dizaine de minutes que les autres enfants
beaucoup plus lents que lui aient fini.
La maîtresse, derrière son bureau, remarqua très vite que l'étrange petit garçon tout de
noir vêtu assis au fond avait fini de remplir son questionnaire en quelques secondes, peut-
être même en moins de temps qu'il ne lui en avait fallu à elle pour l'écrire au tableau. Mal à
l'aise, elle l'observa du coin de l'œil. Ses vêtements ne portaient aucune marque ou signe
distinctif et étaient sombres comme une nuit nuageuse. Son regard croisa celui du garçonnet
et elle ressentit des picotements dans la nuque. Gênée, elle se détourna et attendit
nerveusement que les autres aient fini.
Au bout de cinq minutes elle se leva et ramassa les morceaux de papier qu'elle rangea
dans sa mallette. Ce truc classique des fiches lui permettait de mieux connaître ses élèves.
Le reste de la journée se déroula sans incidents. Yvan observa ses petits camarades et
réduisit son flot de paroles au strict minimum. La maîtresse n'osa pas l'interroger de la
journée, et évita de le regarder.
De retour chez lui, ses parents anxieux le bombardèrent de questions sur cette première
journée de classe. Il leur raconta tout en détail en mimant avec talent toutes les situations et
les personnages. Quel grand acteur il aurait fait pensa sa mère.
Une fois le récit de ses nouvelles aventures scolaires terminé, il annonça à sa mère qu'il
avait très faim et très soif. Transporté par sa fierté naissante, son père fit apporter une paire

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de jeunes domestiques bien dodues et les offrit en récompense à son fils. Yvan, les yeux
brillants, dévora les deux jeunes soubrettes puis alla se coucher après avoir fait les quelques
devoirs puérils et insignifiants qu'il devait rendre le lendemain matin.

Yvan se rendit compte avec déception dès le jour suivant que les enfants de son âge
étaient aussi évolués que des chiots et que la majorité des concepts abstraits leur
échappaient totalement. Ces idiots passaient leur temps à courir dans la cour sans raison ni
but, prenant quantité de risques fous et inconscients, comme s'ils n'avaient pas conscience
de la mortalité propre à leur race. Très vite lassé et ennuyé, Yvan s'amusa pendant la
récréation du matin avec certains enfants plus crédules que les autres.
Il vida de son sang un petit garçon qui louchait et qui était mis à l'écart des autres, et
dévora la langue d'une très jolie petite fille qui prenait plaisir à commander son petit monde
et à se moquer de tous les faibles et les laids. Yvan n'avait pas pour habitude de chasser des
êtres de sa taille. Il trouva cela très amusant et très aisé. Loin de s'inquiéter, il savait que sa
maîtrise totale de ses six sens lui permettrait de ne pas attirer sur lui le moindre soupçon
quant aux petits corps mutilés qui seraient bientôt retrouvés derrière le garage à vélo de
l'établissement.
Pourtant la maîtresse se doutait de quelque chose. Elle savait que Yvan n'était pas un
enfant comme les autres. Elle avait lu toutes les fiches de renseignements personnels
remplis par ses élèves le soir-même, mais avait tout de suite et avec empressement lu celle
d’Yvan. L'étrange réponse "vampire célèbre" la troubla et elle passa une nuit agitée. Le
regard perçant et hypnotisant de l'enfant la hanta et elle rêva toute la nuit qu'il l'étranglait
tout en l'embrassant, la laissant au réveil choquée et troublée d'une étrange et gênante façon.

Yvan cacha ses méfaits à ses parents, de peur qu'ils ne le retirent de l'école qui était
devenue pour lui un terrain de chasse des plus distrayants.
Loin d'être aveugle, il avait très vite remarqué que la maîtresse se doutait de quelque
chose, mais il savait comment l'empêcher de parler.

Les corps des deux jeunes enfants furent très vite découverts, plongeant l'école et la ville
dans un effroi total. Un tueur fou et sadique hantait les rues, et les journaux alimentèrent le
foyer de terreur en diffusant un curieux portrait robot d'un homme trentenaire dont le
signalement avait été fourni par un témoin anonyme et mystérieux. Personne n'aurait pu se
douter que le réel coupable était en réalité un jeune élève du cour préparatoire haut comme

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trois pommes.

Tout se passa pour le mieux pour Yvan jusqu'à la fin du premier trimestre. Il n'avait rien
appris de particulier qu'il n'eût déjà su par le passé mais il s'était vraiment amusé a torturer
ses petites camarades. Il avait aussi découvert les joies de la vie en plein jour, même si le
soleil lui piquait parfois les yeux les jours de très beau temps.
À la rentrée du deuxième trimestre, la maîtresse présenta à la classe un nouvel élève.
Yvan remarqua tout de suite que ce n'était pas un enfant comme les autres, et qu'il devrait
s'en méfier.
Dès son entrée en classe, le nouveau venu porta un regard lumineux sur le fond de la
classe où une force sombre luisait comme une tache de cambouis sur un tissu blanc et
attirait ses sens non-humains. Immédiatement il sut pourquoi on l'avait envoyé ici.
Yvan avait surpris le regard pénétrant et étrangement lointain du garçon. Le visage
caché derrière de longs cheveux blonds collés le long de ses joues creuses, il avait une allure
intemporelle.
Les sens surnaturels d'Yvan commencèrent à percevoir l'aura blanche et céleste qui
émanait du nouveau venu.
Pour la première fois de sa vie, il eut peur.
La maîtresse présenta le nouveau à la classe. Très vite, tous les enfants furent comme
pénétrés de grâce et de bonheur. Leur visage ébloui de fraîcheur témoignait de la nature de
leur nouveau camarade.
Yvan, tapi dans l'ombre du fond de classe où la lumière du jour évitait de s'attarder,
résista de toutes ses forces à la bonté qui déferlait par vagues autour de lui, et décida du sort
qu’il réserverait à cet ange ridicule.
Le nouvel élève nommé Christian s'assit à deux rangées devant Yvan. Après avoir sorti
une trousse et un cahier blanc immaculés, il se retourna et fixa intensément l'enfant vampire,
comme s'il était en train de pénétrer son âme. Le message était clair, il savait ce qu'était
Yvan.

La cloche de dix heures sonna et tous les élèves se ruèrent dans le couloir pour aller
jouer dans la cour. Yvan et Christian restèrent immobiles. Leur maîtresse s'en aperçut alors
que le reste de la classe se vidait et sentit la peur la saisir à la gorge. Quelque chose allait se
passer et quelque chose en elle lui suggéra de déguerpir au plus vite.
Le ténébreux Yvan fixait la nuque de Christian qui, une fois tous les élèves sortis, se
retourna et le fixa. Une sorte d'onde se mit à faire vibrer les molécules d'air dans la salle de

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classe et la maîtresse, nauséeuse, sentit ses sens se troubler. Les murs se mirent à tourner sur
un axe brisé et le sol devint mou et spongieux. Elle perdit connaissance et tomba à terre.

L'Ange se leva, écartant la chaise d'un regard qui la fit glisser sur le côté. Son être était
entouré d’une beauté stupéfiante, même pour Yvan, une aura lumineuse et pure qui
étincelait, faisant disparaître les murs et le plafond dans un déluge d'étoiles limpides et de
chants lointains. Yvan détesta ces couleurs et cette lumière qui lui brûla les yeux, et des
larmes de sang coulèrent le long de ses joues.
Le corps de l'Ange se mit à grandir, à se développer, à muter en une statue d'albâtre
gigantesque à l'anatomie parfaite. L'Ange fixait toujours Yvan et se dirigea vers lui. Les
tables s'écartèrent toutes seules sur son passage, et le chemin jusqu'à Yvan fut très vite
complètement dégagé. Pris de panique, l'enfant vampire recula avant de heurter ce qui
devait être dans la réalité une armoire. Il jeta un coup d'œil en arrière et eut un hoquet de
surprise en découvrant la vue qui s'étendait en bas du précipice au bord duquel il se tenait.
Là en bas, un monde palpitait, un monde plein de lumières et de couleurs chatoyantes,
où des petites silhouettes de créatures de toutes formes allaient et venaient dans un désordre
harmonieux et féerique. Cette vision dégoûta Yvan qui, d'un bond, s'écarta du précipice.
L'Ange était presque sur lui. Il banda ses muscles, prêt à l'attaque, et ses dents de
carnassier s'allongèrent dans sa gueule distendue. Les chants de plus en plus assourdissants
s'insinuaient dans son esprit et semblèrent vouloir incliner sa volonté. L'Ange était à portée
de bras ou de dents. Yvan essaya de bondir sur l'être lumineux mais ses jambes ne
bougèrent pas. Les voix célestes hurlaient dans ses tympans. Il hurla et déversa toute sa
haine et sa soif sur une dernière tentative d'attaque. À la plus grande surprise de l'Ange,
l’enfant vampire réussit à l'empoigner et à lui mordre l'épaule. L'Ange à la force
incalculable se débattit mais l'enfant vampire était soudé à lui, dans un douloureux baiser
démoniaque et impie.
Le liquide qui jaillit dans la bouche d'Yvan le tétanisa et son âme fut instantanément
remplie d'une aura lumineuse.
Les deux corps ne faisant plus qu'un titubèrent dans une danse saccadée et chutèrent
dans le vide, vers le monde d'en bas. Yvan crut voir des oiseaux puis perdit connaissance.

Dans la cour, tous les enfants et les enseignants furent témoin de l'incroyable explosion
de lumière qui jaillit des fenêtres de la classe des primaires, tel un éclair gigantesque de
foudre divine. Imprimée sur leurs rétines hypnotisées, l'aura éclatante les laissa tous dans un
état d'hébétude proche de la béatitude pendant une dizaine de minutes où ils voyagèrent tous

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hors de notre temps.
À leur réveil, ils avaient tout oublié, les petits comme les grands.

Vers 21h30, Hernest et Victoria Van Divolosci, les parents d'Yvan, commencèrent à
s'inquiéter de l'absence de leur fils. Il rentrait d'habitude sur le coup de 20h, après avoir
chassé aux alentours du château. Après une fouille minutieuse des environs infructueuse,
Hernest décida d'envoyer quelques chauve-souris à la recherche de son fils, mais sans
résultats.
Victoria avait senti dans l'après-midi alors qu'elle dormait dans son cercueil une onde de
puissance émanant de son fils, et cela avait troublé ses pensées oniriques. Elle avait vu son
fils partir au loin, dans un endroit inaccessible aux êtres qui foulaient la terre. Elle s'était
réveillée le visage recouvert du sang de ses larmes de vampire mais n'avait rien dit à son
mari.
À 22h, les deux parents de plus en plus affolés décidèrent d'aller demander conseil aux
Anciens tapis dans les profondeurs du château. Après avoir abattu plusieurs parois de
briques sombres et pourries qui protégeaient l'accès aux mausolées, les deux parents
tombèrent dans la crypte où reposait Vlad Arkul, ancêtre direct d'Hernest et ancien Voevod
ayant servi sous les ordres du grand Vlad Tepes.
La terrifiante salle humide était plongée dans une noirceur telle que même les yeux
surnaturels des deux époux vampires eurent du mal à trouver l'emplacement du lourd
tombeau de l'Ancien. Ils furent soudain guidés par le grondement sourd et régulier de
l'afflux de sang dans les veines du vieux vampire endormi depuis des siècles. L'Ancien se
réveilla et pénétra l'esprit de son lointain descendant. Hernest sentit une masse
incommensurable et gluante s'insinuer dans chaque fibre et chaque cellule de son corps
d'immortel, pénétrer ses organes endormis et remonter jusqu'à son cœur, où la force vieillie
mais diablement puissante s'arrêta un instant, avide de sang et de vie. Mais reconnaissant
l'âme de son descendant, l'Ancien laissa son esprit explorer celui d'Hernest.
– Pourquoi viens-tu troubler mon sommeil, fils ? La voix sépulcrale résonna dans son
esprit comme une explosion étouffée et sembla jaillir dans le mausolée, se répercutant dans
tous les murs couverts de poussière et de cadavres de chauve-souris exsangues.
– Mon fils Yvan a disparu et n'est pas rentré au château. C'est la première fois que cela
lui arrive depuis sa naissance, pensa Hernest en liaison directe avec l'Ancien. Celui-ci
demeura silencieux. Le jeune vampire pouvait sentir en lui les violents battements du cœur
de son ancêtre.
La voix rejaillit en lui, tel un cyclone de sang.
– Ton fils n'est plus, répondit lentement en roumain ancien le vieux vampire.

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– Comment... ? Pris de panique, Ernest sentit une douleur s'emparer de son âme. Et
pourtant ce sentiment était là en lui depuis des heures, mais il se l'était caché. Son fils n'était
plus. Une partie de lui s'était éteinte pendant son sommeil, mais il avait enfoui ce souvenir
au fond de sa mémoire.
– Qu'est-ce qu'il t'a dit, dis-moi ? l'implora sa femme, au bord de l'hystérie.
– Yvan n'est... Il s'interrompit : quelque chose venait de pénétrer dans le château,
quelque chose ou quelqu'un d'étranger et de très puissant. Sa femme le regarda d'un air fou
– Tu as senti comme moi ?
– Oui, ça vient d'en haut...
Un vol de chauve-souris paniquées passa en trombe au-dessus de leurs têtes. Ils partirent
en direction de la surface, n'osant croire à l'impossible.
– Prenez garde mes enfants, prenez garde... La voix de l'Ancien leur parvint faiblement
et s'évanouit dans les sombres dédales des souterrains, alors qu'ils remontaient les marches
de pierre, terrorisés.

Il était là, au beau milieu de l'immense salon aux murs recouverts de tapisseries
médiévales. Il était là, mais ce n'était plus lui. Grand comme un homme, fort comme un
dieu. Il n'était plus un enfant de six ans. Ses parents n'en crurent pas leurs yeux. Leurs dents
sortirent de leurs logements comme les griffes d'un chat à la vue de ce qui avait été autrefois
leur fils. La noirceur de son âme avait été lavée, purifiée, anéantie pour finalement être
chassée de son corps. Yvan regarda ses parents avec amour et bonté, mais ils ne lui
rendirent que de la haine. Ils allaient le mettre en pièce, le réduire à néant. La vue de ce
monstrueux ange qui avait usurpé l'identité de leur cher fils les rendait fous.
– Je vous aime, dit Yvan d'une voix lumineuse, et il leva les bras en signe de bienvenue.
L'amour pur qui se dégagea de sa voix nouvelle frappa de plein fouet les deux vampires,
ce qui aiguisa encore plus leur faim sauvage et leur monstruosité une fois le choc amorti.
En un milliardième de seconde, Yvan fut sur eux et les mordit chacun à leur tour, au
cou, les laissant pétrifiés de stupeur et d'horreur. Leurs cris firent trembler les murs et les
fondations du château jusqu'aux souterrains secrets des Anciens, qui tous furent réveillés de
leur sommeil éternel, ce qui les rendit furieux.
Yvan relâcha doucement les corps de ses deux parents, dont les âmes étaient déjà loin de
notre réalité. Il entendit des grondements jaillir des profondeurs de la terre. Les Anciens se
réveillaient, un par un, brisant les chaînes et les marbres antiques de leurs tombeaux sacrés.
Yvan se dirigea vers le long escalier qui descendait vers les sous-sols hantés et descendit
les premières marches, bien décidé à rencontrer ses monstrueux ancêtres.
L’homme oiseau qui dirigeait le Monde Blanc lui avait donné une nuit.

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Une nuit pour sauver sa famille.

FIN

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RENCONTRE ETERNELLE

Paul roule depuis maintenant trois heures. Au volant de sa Honda Civic noire, il a déjà
parcouru les deux tiers du chemin qui doit le conduire chez sa mère gravement malade. La
nuit est tombée depuis une heure, assombrissant les tristes paysages du centre de la France
plongée dans le froid hivernal. Ses phares blafards et mal réglés balaient les troncs d’une
forêt interminable. Après avoir écouté pendant le premier tiers de son trajet des émissions
de radios régionales, il a coupé son poste et s’est plongé dans ses pensées ; il a mis sa
mémoire en route pour descendre dans des sous-sols poussiéreux de sa conscience, à la
recherche de souvenirs de son enfance depuis longtemps dans l’ombre. Il ne fait guère
attention à sa conduite. La route est droite et le tracé de ses feux de croisement le guide vers
sa destination, sans qu’il y prête la moindre attention.
Cela fait huit ans qu’il a quitté le domicile parental pour s’installer à Paris. Il ne se plaît
guère dans cette morne mégalopole, et maintes fois il a pensé à revenir chez lui.
Aujourd’hui, les circonstances de son retour ne lui plaisent guère mais c’est avec une
excitation douce et feutrée qu’il sent la mémoire des lieux lui revenir.
La forêt qu’il traverse est très vaste, et il ignore qu’elle n’est plus guère empruntée que
par des chasseurs et par des gens qui se sont perdus.
À plusieurs reprises il aperçoit des yeux luisants dans les fourrés qui longent la chaussée
herbeuse. Il sait que ces bois grouillent de vie, et que là, au commencement d’une nouvelle
noire nuit d’hiver, il n’est pas seul.
Ses rêveries sont brusquement interrompues. Il appuie de toutes ses forces sur la pédale
de frein tout en essayant maladroitement de descendre les rapports de sa boîte de vitesse. En
cette période de l’année, les gelées sont fréquentes, surtout sous le dôme glacé des arbres
aux branches dénudées. Son système de frein s’enclenche et son véhicule s’immobilise
brusquement après quelques soubresauts nerveux.

Son cœur bat très fort, et semble ne pas vouloir stopper sa course folle qui pourrait le
conduire à l’explosion. C’est en tout cas ce que ressent Paul en constatant que sa calandre
s’est arrêtée à une petite dizaine de centimètres des minces genoux d’une jeune femme en
robe. Stupéfait et sous le choc, il a du mal à se dire que cette soudaine apparition est bien
réelle. Pourtant…

Le cœur toujours affolé, il enlève sa ceinture de sécurité et sort de son véhicule.


L’inconnue s’est un peu tournée vers lui, et sous le feu des phares, il peut voir qu’elle
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tremble. Son étroit visage est baigné de sueur, et ses longs cheveux roux et bouclés sont
collés à ses tempes.
– Vous n’avez rien ? Je… je ne vous avais pas vue, je suis désolé…
Il s’interrompt à la vue des pieds nus de la jeune femme. Bleuis par le froid, ils sont
couverts de marques ressemblant à des ecchymoses. Son regard remonte sur ses jambes.
Elle est vêtue d’une étrange robe aux motifs démodés qui lui arrive au-dessus des genoux et
qui semble lui coller à la peau. Elle le fixe intensément et il se sent gêné qu’elle l’ait vu la
détailler des pieds à la tête.
– Vous avez eu un accident ?
En le regardant droit dans les yeux, elle fait un pas dans sa direction. Paul sent un
frisson effleurer avec douceur son épine dorsale.
– Euh…Vous êtes sûre que ça va, je suis désolé si…
– J’ai eu un accident. Un accident de voiture.
La voix de la jeune femme surprend Peter. Sa mélodie douce et étrange le trouble et un
autre frisson le saisit. Il cherche la voiture accidentée du regard mais ne la voit pas.
– Vous êtes sûre que vous n’avez rien ? Vous n’êtes pas blessée ?…
Ses yeux verts toujours plongés dans ceux de Paul, elle fait deux autres pas vers lui, et
soudain se jette sur lui. Il étouffe un cri de surprise et se rend compte qu’elle l’enlace en le
serrant dans ses bras. Contre son épaule il la sent étouffer de lourds sanglots. Étonné et
gêné, il l’enlace maladroitement et lui rend son étreinte.
– Ça va aller, ne vous inquiétez pas. Je suis là, je vais vous aider…
Il lui caresse doucement le dos et il la sent se coller contre lui encore plus fort . Dans la
lueur de ses phares, Paul essaye de voir où se trouve la voiture.
– Votre voiture, où est-elle passée ? lui demande-il doucement.
Elle ne répond pas mais la force de ses sanglots semble s’atténuer. Doucement elle se
libère de son étreinte et recule d’un pas, laissant Paul les bras ballants. Son regard baigné de
larmes est plus profond qu'avant, à tel point qu'elle semble vouloir regarder en lui.
Ses lèvres se mettent à bouger tout doucement, mais aucun son ne sort de sa bouche.
– Pardon ? Qu'est-ce que vous dites ? dit Paul tout se rapprochant d'elle pour mieux
l'entendre.
– Votre maman. Elle souffre beaucoup ce soir.
Interloqué, Paul sent un nouveau frisson glacé se glisser sous ses vêtements.
– Comment vous savez ça ? Et...
– J'ai si froid.
Il détache son regard de celui de la jeune femme et il la voit grelotter de tout son corps.
– Venez dans ma voiture, il y a le chauffage.
Il lui ouvre la portière côté passager et lorsqu'elle s'installe, Paul remarque malgré lui

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que sa robe remonte un peu et découvre ses cuisses.
Quand il pénètre à son tour dans le véhicule, Paul constate que la jeune femme s'est déjà
endormie, les mains délicatement croisées sur le ventre. Ses yeux sont attirés par les jambes
à moitié nues et couvertes de petits grains de beauté.
Il se penche au-dessus d'elle et ouvre la boîte à gants, où il prend une petite lampe
torche. Au passage, la manche de sa veste frôle le mince genou gauche, et la jeune femme
endormie gémit dans son sommeil. Paul suspend son geste quelques instants de peur de la
réveiller puis sort de la voiture.
La chaussée éclairée par ses phares est vierge de toute trace de freinage brutal et les
herbes sur le bas-côté ne sont pas couchées ni aplaties. À la faible lueur de sa lampe torche
il s'enfonce sous les arbres mais ne voit rien de plus. Intrigué, il se demande finalement si
cette inconnue ne lui a pas raconté des histoires. Peut-être une auto-stoppeuse légèrement
cinglée se dit-il. En un éclair de temps, il passe mentalement en revue tous les cas de figures
possibles que son imagination peut développer, les plus plausibles comme les plus farfelus.
Il retourne dans sa voiture où dort toujours la jeune femme qu'il essaye de réveiller en
lui appuyant sur le bras.
– Mademoiselle ?...
Il la pousse un peu plus fort et elle se met à gémir, apparemment troublée par un rêve
agité, mais ne se réveille pas. Son regard dévie doucement vers les deux cuisses serrées
l'une contre l'autre et il se prend à imaginer sa main remontant un peu plus la robe pour voir
ce qui se cache en-dessous. Il souffle un bon coup et se traite tout bas de pervers. Il sourit et
démarre.

Au bout de deux ou trois kilomètres, il allume la radio mais des interférences brouillent
toutes les stations de la bande FM. Il l'éteint et se sent un peu gêné du silence brutalement
revenu dans l'habitacle de la voiture. A côté de lui, la jeune femme respire doucement. Il
l‘observe plus en détail et se rend compte que son visage a beaucoup de charme. Ses grands
yeux clos aux longs cils épais lui donnent un air de madone et son épaisse chevelure rousse
de lionne semble être un océan de douces lianes où il doit être risqué mais agréable de
plonger la main. Tous ses traits sont fins, sa bouche comme son petit nez légèrement
retroussé, et un air de noblesse émane de ses pommettes hautes et saillantes. Paul se dit qu'il
aurait pu tomber plus mal.
Brusquement, la jeune femme ouvre grand les yeux, faisant sursauter Paul qui donne un
mauvais coup de volant. Il pousse un cri de surprise et la voiture fait une embardée sur la
gauche, et pendant une seconde qui semble s'étirer dans le temps, elle penche
dangereusement à gauche, prête à basculer, mais elle retrouve aussitôt sa trajectoire.
Le cœur de nouveau battant, Paul se tourne vers la jeune femme.

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– Désolé, vous m'avez fait peur, je vous croyais endormie.
– Où sommes-nous ?
– On a dû faire une dizaine de kilomètres depuis l'endroit où vous avez eu votre
accident, et...
– Mon accident ? répète-elle à voix basse, étonnée.
– Oui, vous avez eu un accident de voiture, vous ne vous rappelez pas ? C'est ce que
vous m'avez dit, mais je n'ai pas retrouvé votre voiture.
– Ma voiture ?
La jeune femme semble perdue et ne rien comprendre.
– Vous avez dû avoir un choc, ça va vous revenir. J'aurai bien appelé la police ou une
ambulance mais mon portable ne capte pas dans cette foutue forêt.
Il attend qu'elle lui dise quelque chose mais elle reste silencieuse.
– Je vais vous conduire jusqu'au prochain village, et on appellera d'une cabine. Ça doit
être à cinq ou six kilomètres maintenant.
Elle prend sa respiration, comme si elle allait dire quelque chose de gênant.
– Est-ce que vous fumez ?
– Ah non, désolé, j'ai arrêté voilà un an, dit Paul en souriant.
Ne recevant aucune réponse, il tourne la tête et voit qu'elle se met à pleurer, doucement,
sans bruit.
– Pourquoi vous pleurez ? À cause des cigarettes ?
Elle ravale ses larmes et déglutit.
– Pardon, dit-elle dans un souffle. Quand je dormais tout à l'heure...
– Oui ?...
– J'ai senti que... que vous me regardiez.
Paul sent le rouge lui monter aux joues, et sans réfléchir, il rétrograde sans raison et le
moteur de la voiture hurle. Il s'éclaircit la gorge et sourit nerveusement.
– Comment pouvez-vous savoir que je vous ai regardée si vous dormiez ?
Elle se redresse sur son siège et attache sa ceinture de sécurité.
– Je l'ai senti, de la même façon que j'ai senti que votre maman n'allait pas bien.
Paul avait oublié ce fait étrange.
– Il faut vraiment qu'on s'achète un paquet de cigarettes, parce que là ça fait un peu trop
de choses bizarres d'un coup, vous ne trouvez pas ?
Elle sourit et pose sa main sur celle de Paul appuyée sur le levier de vitesse. Il frissonne
à son contact et se tourne pour la regarder, le cœur tendu. Elle le regarde de ce même regard
pénétrant qu'elle lui avait lancé plus tôt et il sent en lui des choses se libérer, comme si ce
sourire entourant ce beau et étrange visage lui rappelait quelque chose, quelque chose
d'agréable et de beau.

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– Merci pour m'avoir aidée. Je savais que vous viendriez lui dit-elle en raffermissant sa
prise sur la main de Paul.
– Vous le saviez ? demande-il d'une voix qu'il ne reconnaît pas.
– Oui.
Son regard semble soudain l'hypnotiser à tel point qu'il ne fait même plus attention à la
route. La voiture dévie légèrement et va frotter contre le bas-côté humide. Paul sort alors
avec mécontentement de sa béatitude, retire sa main du levier de vitesse et se concentre à
nouveau sur la route.
– Comment vous appelez-vous ?
– Emilie.
Paul sent aussitôt un air de déjà-vu l'envahir, accentuant son trouble.
– Emilie, répète-il doucement pour lui-même, en prononçant distinctement chaque
syllabe. C'est un très joli prénom.
Il se sent tout de suite bête d'avoir sorti pareille niaiserie.
– Merci, Paul c'est pas mal non plus.
– Merci m... Il ouvre de grands yeux. Comment savez-vous mon prénom ?
– Je...
– Vous le saviez d'avance, comme le reste ? dit-il sur un ton un peu blasé.
– Exactement.
– Bon eh bien ça doit être pratique ce genre de don pour cocher vos grilles de loto non ?
– Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
– Le loto ? Vous ne connaissez pas ? Avec les boules dans l'espèce de grand machin
transparent là ? Vous ne voyez pas ?
Elle le regarde avec de grands yeux, comme s'il venait de parler dans une autre langue.
– Pas du tout. Je suis désolée.
– Oh laissez tomber...
Ils gardent le silence quelques instants, bercés par le ronronnement de la Honda.
– Paul, il faut que je dorme. Dans un lit.
Un peu décontenancé, il cherche quoi répondre à ça.
– Eh bien... Je ne sais pas s'il y a un hôtel au prochain village, sinon on peut aller
directement voir la police pour qu'ils recherchent votre voiture et...
– Je veux que vous restiez avec moi, dit-elle sur un ton qui indique que le choix n'est pas
permis.
De plus en plus rouge, Paul se redresse sur son siège et réfléchit rapidement aux choix
de réponse qu'il a à sa disposition.
– C'est que... je dois aller retrouver ma mère, et il est déjà tard...
– Juste pour cette nuit, je ne veux pas... je ne peux pas rester seule cette nuit, je vous en

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supplie !
– Vous avez bien de la famille quelque part qui pourrait venir vous chercher non ?
– Non.
– Attendez, (il hausse d'un ton) je ne comprends plus très bien là : vous êtes perdue en
pleine forêt habillée en robe d'été alors qu'il fait moins quinze degré dehors, oui je sais,
j'exagère, votre voiture a disparu, vous n'avez pas de sac à main, pas d'affaires, rien ! Mais
qu'est-ce que vous faisiez là bon Dieu ?
La jeune femme reste silencieuse et affiche un air coupable.
– Excusez-moi si j'ai un peu haussé la voix, se rattrape Paul, mais je commence à perdre
un peu les pédales avec votre histoire là.
– Je suis désolée. Je ne peux rien vous expliquer pour le moment. Mais je vous le répète
: il faut absolument que vous restiez avec moi cette nuit, c'est très important pour moi.
– Pourquoi cela est-il si important ? On ne se connaît que depuis quelques minutes, dit-
il, un peu désabusé.
– Alors comment expliquez-vous que j'ai tout de suite su pour votre mère ? Et pour
votre prénom ?
– Je vous retourne la question.
– Je ne sais pas moi-même, mais il y a forcément une raison. Tout ceci a un sens.
– Si vous le dites.
– Je sens au fond de moi qu'il faut absolument que nous restions ensemble cette nuit.
Paul la regarde avec circonspection, il se demande si elle est sérieuse ou si elle est en
train de le balader.
– Bon, écoutez...
– Tutoyez-moi.
– Écoute-moi alors... Émilie. Voilà ce qu'on va faire : si on trouve dans le prochain bled
un hôtel ouvert, ce qui m'étonnerait fort...
– Il y en aura un, le coupe-t-elle.
– Encore une de vos, pardon, de tes intuitions ?
– Oui je crois.
– Et bien je resterai avec toi pour cette nuit et demain matin on ira voir les flics d'accord
?
Elle sourit soudain d'une telle force qu'il ne peut s'empêcher de l'imiter.
– Quoi ? demande-il, ses joues étirées malgré lui aussi vers le haut.
– Je ne sais pas, mais cela m'enchante au fond de moi.
– Eh bien tu m'en vois ravi.
– Ça t'embête beaucoup ? dit-elle, penaude.
– Mais non, dit-il, un peu d'imprévu, ça fait pas de mal après tout.

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Comme Émilie l'a senti, il y a bel et bien un hôtel ouvert dans le petit bled qui borde la
lisière de la forêt. Paul se gare sur le parking de falun apparemment vide et ils sortent du
véhicule. Le froid mordant les saisit à la gorge et il lui tend sa veste qu'elle glisse sur ses
fines épaules.
Ils poussent la porte d'entrée et un petit carillon résonne au-dessus d'eux. Une aimable
femme d'un certain âge leur donne une chambre et semble ne pas remarquer l'absence de
bagages du curieux couple. Elle leur montre rapidement la chambre à la décoration surannée
et les laisse en leur souhaitant bonne nuit.
Un peu gêné, Paul se rend compte qu'ils n'ont même pas pensé à demander une chambre
avec deux lits séparés. Assise sur le bord du lit, Émilie devine sa gêne.
– Ça t'embête que l'on dorme ensemble ?
Une nouvelle fois tout rouge, Paul se demande d'où peut bien venir cette fille.
– C'est que... Je n'ai pas tellement l'habitude de partager le lit de quelqu'un que je viens
de rencontrer. Peut-être qu'on pourrait prendre une autre chambre, non ?
Elle fait la moue et se lève du lit. Elle s'approche lentement de lui. Sous l'éclairage doux
et clair de la chambre, Paul la voit mieux que jamais : son corps magnifique seulement
protégé d'une robe bleue d'un autre temps à petites fleurs blanches est diablement attirant. Il
voit ses petits tétons tendre le tissu déjà gonflé par sa poitrine pleine et galbée, et il a envie
de la caresser à pleines mains. Sa peau blanche piquée de grains de beauté a l'air douce et
chaude. Elle s'approche plus près de lui, il ne recule pas. Il se noie dans ses yeux si profonds
et se sent attiré par sa bouche fine et élégante, qui semble vouloir s'ouvrir pour le couvrir de
baisers. Elle pose ses mains sur ses épaules et agrippe sa nuque avec tendresse. Le contact
de sa peau contre son cou le fait frissonner et il sent son odeur, très différente de l'arôme
d'un parfum synthétique. Son visage est inéluctablement attiré par le sien et vient le moment
où leurs deux bouches sont prêtes à se rencontrer.
– Embrasse-moi, susurre-t-elle d'une voix tendre mais impérieuse.
Paul n'a pas le temps de répondre : leurs lèvres se touchent enfin, se lèchent, s'aspirent et
se caressent doucement, sans bruit. Puis leurs langues se rencontrent enfin, et Paul se sent
soudain comme perdu dans les replis d'une rose géante. Tout ce qui suit est empli de roses
rouges et de plaisir. Émilie semble s'accorder parfaitement à lui, anticipant chacun de ses
mouvements, le serrant toujours plus fort, collant son corps contre le sien, sa cuisse dénudée
frottant la hanche de Paul qui sent l'excitation monter en lui comme un feu dans une grange
pleine de vieux foin. Il sent qu'il est en train de vivre le plus bel instant amoureux de toute
sa vie, et il se réjouit en sentant Émilie qui l'attire vers le lit, tout en le déshabillant
adroitement d'une seule main, l'autre étant occupée à le caresser en un endroit situé plus bas
que la nuque.

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Tout ce qui suit est amour : amour dans les gestes et dans le silence imposé par
l'immense plaisir ressenti par chacun. Paul se sent renaître alors qu'il fusionne littéralement
avec Émilie, accordant son rythme au sien comme s'ils ne faisaient qu'une seule et même
personne. Elle le couvre de baisers mouillés et langoureux, semblant vouloir l'étouffer de
tendresse et d'amour. Le corps de vénus de l'étrange jeune femme n'est que volupté et Paul
sent son plaisir renaître à chaque fois qu'il atteint l'extase, la comblant pendant une durée
que ni l'un ni l'autre ne saurait évaluer avec précision.
Paul s'endort collé à Émilie et plonge de toute son âme dans un océan de roses douces et
soyeuses qui l'éloignent un long moment de notre réalité.

Paul ouvre brusquement les yeux. La petite chambre est légèrement éclairée par la
lumière du jour faiblement filtrée par les rideaux. Il sent tout de suite dans l'air une forte
odeur de sexe et se rappelle soudain les torrides événements de la veille. Il pose sa main sur
le côté du lit, mais ne trouve pas le corps d'Émilie. Il se tourne brusquement et c'est alors
que se passe quelque chose d'impossible.

Paul voit devant ses yeux des cheveux frisés roux pendre sur son front. Il porte les mains
à son crâne et découvre avec stupeur que ce sont ses cheveux qu'il est en train de toucher. Il
tire une mèche et sent la douleur vriller son cuir chevelu. Il se lève d'un bond du lit et
s'immobilise instantanément : tous ses repères fondamentaux qui le lient à son corps et à son
centre de gravité propre ont disparu : son corps a changé. Il baisse les yeux et voit deux
seins à la place de ses anciens pectoraux. Il les touche et sent une sensation inconnue courir
le long de son ventre. Sentant le sang fuir de son visage, il s'assoit sur le bord du lit et attend
que sa tête arrête de tourner. Il voit ses jambes minces et belles, la toison rousse bouclée
tapie entre ses cuisses et son pénis disparu. Il voit les taches de rousseur sur sa peau et
soudain il comprend. Il court à la salle de bain et manque défaillir en découvrant dans la
glace le reflet d'Émilie.
Il crie de toutes ses forces et voit son reflet l'imiter. Il est surpris par le cri aigu qui sort
de sa gorge, dont la pomme d’Adam s'est comme le reste volatilisée. Paul sent sa vue se
troubler, ainsi que ses pensées.
On frappe à la porte. Il sursaute.
– Mademoiselle, vous allez bien ? demande une voix de femme.
Paul comprend que c'est la patronne de l'hôtel.
Il déglutit et se pince la peau de l'avant-bras pour sortir de son hébétude et aussi pour
vérifier que tout ceci est bien réel.
– Ça... Ça va merci. J'ai cru voir... euh... une araignée...

26
La femme s'éloigne dans le couloir.
Paul retourne dans la chambre et voit que ses vêtements et ses affaires personnelles ont
disparu. Sur une chaise est posée la robe d'Émilie. Il s'avance et l'enfile. Il découvre avec
étonnement la sensation de porter une robe à même la peau, le tissu caressant ses nouveaux
seins.
Il pousse les rideaux et regarde dehors : sa voiture a disparu, comme Émilie.
Sentant son monde s'écrouler autour de lui, il s'assoit sur le bord du lit et essaye de se
concentrer, tentant de rassembler ses souvenirs de la veille. Il pense à sa mère, mais n'arrive
plus à se rappeler pourquoi il devait aller la voir. Et où habite-t-elle ? Il ne sait plus très
bien.
Devant l'énormité de la situation, il se sent planer, et revoit soudain les roses envahir son
champ de vision. Inconscient, il se lève et sort de la chambre, pieds nus, comme l'était
Émilie la veille.

Il passe devant la réception à demi conscient, mais n'entend pas la gérante lui dire que le
monsieur a déjà tout réglé. Il sort de l’hôtel mais ne sent pas le froid du petit matin attaquer
sa peau et la plante de ses pieds. Il ne voit que les roses, à perte de vue, mais il devine qu'il
doit en trouver une bien précise, s'il veut que tout rentre dans l'ordre.
Il rejoint la route qu'il a empruntée avec Émilie la veille et part vers la forêt. Il
commence à oublier qui est Émilie et qui est Paul, car quelque chose en lui de tapi sous la
mer de roses lui suggère à voix basse que Émilie, c'est peut-être lui.
Il marche donc vers la forêt, et commence à comprendre qu'il est devenu elle.

Elle reprend connaissance et découvre autour d'elle la forêt glacée et déjà quasiment
plongée dans l'obscurité. Ses pieds sont douloureux : des petits cailloux se sont nichés entre
ses orteils et les ont entaillés. Elle grelotte et se frotte les bras. Elle pense de moins en moins
à ce qui s'est passé la veille et semble oublier peu à peu sa rencontre avec Émilie.
Elle marche des heures durant, sans conscience du temps qui passe.
De curieux sons émanent de la forêt et la nuit tombe de plus en plus vite. Bientôt elle ne
verra plus rien et mourra de froid.
De plus en plus paniquée et gelée, elle s'arrête et sent un lourd engourdissement saisir
ses os, et le noir s'abat sur elle de plus en plus vite. Très vite elle ne voit plus les bords de la
route.
Dans un état second, elle décide de reprendre sa marche afin d'éviter de mourir de froid
sur place.
Ses pas frêles et peu assurés ne la mènent pas bien loin.
Une lumière blafarde et aveuglante explose soudain devant elle. À bout de forces et

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nerveusement terrassée, elle s'immobilise et attend passivement que la lumière ne la
transperce de part en part.
Elle entend un crissement de pneus qui lui déchire les tympans, et elle devine devant
elle, immobilisée à une petit dizaine de centimètres de ses jambes, une voiture noire dont le
conducteur sort aussitôt.
– Vous n’avez rien ? demande le jeune homme d'une voix affolée. Je… je ne vous avais
pas vue, je suis désolé…
Paul, ou plutôt Émilie, se demande l'espace d'un instant suspendu dans le temps qui il,
ou elle, est vraiment, mais en voyant le regard du jeune homme qui le ou la détaille de haut
en bas, il ou elle sent au fond de son âme recouverte de roses rouges qu'elle est une femme.
Elle est Émilie, et cet homme va l'aider.

FIN

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LIEU DE FIN DE VIE

Il salua l'infirmière d'un léger signe de la main et pénétra dans la chambre de son
grand-père maternel Jean. La pièce de treize mètres carrés était comme d'habitude plongée
dans une semi-obscurité oppressante. Il referma doucement la porte derrière lui pour ne pas
faire de bruit.
– Je suis réveillé Freddy, tu peux rentrer, dit le vieil homme d'une voix rugueuse où son
petit-fils perçut de l'inquiétude.
Tournant le dos à son petit-fils, il était assis sur son vieux fauteuil à bascule, une
couverture en laine à carreaux rouges sur les genoux. Prêt à tomber, un roman de P.J.
Wodehouse dépassait de sa tablette de déjeuner et des monceaux de mouchoirs en papier
chiffonnés parsemaient son lit en bataille. La pièce sentait le vieux. Le vieux renfermé.
– Je te croyais en pleine sieste dans cette pénombre ! Pourquoi as-tu fermé les volets ? Il
fait un temps superbe dehors ! Le soleil tape tu devrais en profiter !
Il s'approcha de son grand-père et lui déposa une bise sur la joue droite en s'appuyant sur
son épaule décharnée. Le vieillard tendit la joue et toucha la main de son petit-fils.
– Oh ça ne me dit rien... Assieds-toi. Il lui montra une chaise du doigt. Le soleil me fait
mal aux yeux depuis quelque temps. Une infirmière est venue me donner des gouttes, mais
je ne leur fais pas confiance à ces tarés.
– Ah tu ne vas pas recommencer avec tes histoires ! dit Freddy en s'asseyant après avoir
enlevé d'un revers de la main la pellicule de poussière qui recouvrait le vinyle marron. Ces
gens sont là pour toi, pour s'occuper de toi, tu le sais bien, on en a déjà parlé cent fois. On
les paye pour ça et ils font très bien leur boulot. Il croisa les jambes.
– Écoute, j'ai encore toute ma tête, alors arrête de me prendre pour un vieux cinglé. Je te
le dis et je te le répète : il se passe des choses pas très catholiques dans cet hospice, c'est moi
qui te le dis, et j'ai fait mon enquête ! dit Jean tout en en pointant son index en l'air. Ses yeux
étaient pleins de défi.
Le vieil homme prit un air sérieux et mit ses lunettes pendues à son cou par un cordon
sur son nez.
– Une enquête, rien que ça ! ironisa Freddy, un peu mal à l'aise.
– Héé, se justifia le grand-père, personne ne veut me croire, il faut bien que je trouve des
preuves non ?
– Alors qu'as-tu trouvé monsieur l'inspecteur en chef ? dit Freddy en croisant de nouveau
les jambes.
– La nuit ils sont plus nombreux.

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– Qui ça ils ?
– Les infirmiers pardi ! Des troupeaux entiers qui s'activent dans toutes les chambres des
pauvres gars endormis. Une vraie fourmilière !
– Ce sont tout simplement ceux qui sont de garde la nuit. Heureusement qu'ils sont là !
– Oui mais ils sont des dizaines ! Je les ai VUS !
– Tu délires papi, à moins qu'il y ait eu une urgence une nuit, je sais pas. Et puis
comment tu sais ça d'abord, tu ne dors pas la nuit ?
– Comment veux-tu que je dorme alors qu'ils sont là à rôder, à aller chercher je ne sais
quoi dans les chambres. Je me suis levé cette nuit pour uriner. Tu sais, le trône est au bout
du couloir à gauche ?
– Oui je sais.
– Eh bien quand je suis sorti de la chambre, y avait un type que je n'avais jamais vu qui
m'est tombé dessus comme si j'avais été en train de tripoter une vieille dans un placard à
balais. "Je m'en vais uriner", je lui ai répondu. Il m'a fait des petits yeux, comme une fouine,
comme s'il cherchait le mensonge dans mon regard. Un vrai con celui-là !
– Peut-être qu'il s'inquiétait pour toi ?
– Peuh, arrête ton char ! J'ai marché jusqu'à la porte des toilettes en jetant des coups
d'œils en arrière. Ils étaient plusieurs à me regarder faire. Des gars et des filles que j'avais
jamais vus, c'est pas étrange ça ?
– Je ne sais pas...
– Là je fais le malin mais je peux te dire que j'étais pas rassuré. J'ai même pas réussi à
finir mon affaire, tellement j'avais les pétoches. Bah figure-toi qu'en sortant, ils étaient
presque tous barrés ! Le jeune gars était toujours là. Il avait meilleure mine, comme s’il
avait ri un bon coup, ou tiré son coup, qui sait ? Il est resté là comme une noix, les bras
ballants, à rien faire "bonne nuit Monsieur Jean" qu'il me dit comme si on se connaissait
depuis la cour d'école. J'ai regardé discrètement un peu partout en retournant à ma chambre
et je suis presque certain qu'ils s'étaient tous cachés.
Le vieil homme fut pris d'une quinte de toux sèche qui le fit se courber en deux. Freddy
lui tapota le dos.
– Ça va ?
– Oui oui c'est bon c'est passé.
Il avança son fauteuil vers son petit-fils et lui prit la main. Il la serra très fort.
– Freddy, je ne te raconte pas de conneries, crois-moi, il se passe des trucs bizarres la
nuit, j'ai peur ! Ils ont tous des airs de vicieux ! La journée c'est grands sourires et bonnes
manières, mais la nuit ça ne m'étonnerait pas qu'ils organisent des orgies du diable, à
s'enculer entre services ! Il sourit devant sa propre audace et ses joues rougirent un peu. Il
reprit son sérieux et se remit à parler. Tu sais, j'ai, enfin, j'avais une copine, Mme Labichot,

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elle est décédée la semaine dernière alors qu'elle allait très bien. J'ai demandé à l'infirmière
en chef ce qui lui était arrivé. Elle m'a répondu que cela ne me regardait pas, tu te rends
compte ?
– Peut-être que c'était la volonté de la famille de ne pas en parler.
– Mon cul oui, ils nous cachent quelque chose, j'en suis sûr ! s'emporta le vieillard.
– Ce n'est pas la peine de t'énerver...
– Si c'est la peine, tu ne te rends pas compte de ce qui se passe ici ! Tu viens me voir
vingt minutes une fois par mois, puis tu repars chez toi, dehors, dans le monde des vivants,
ici tout le monde attend la mort. Moi, je vis ici, et si je te dis qu'il se trame une sale affaire,
tu dois me croire.
Il serra plus fort la main de son petit-fils.
– Tu me crois fiston ?
Freddy soupira.
– Oui je te crois, mais je pense que les apparences sont trompeuses et que tout cela
pourrait être expliqué rationnellement.
– Il y a plein d'autres choses inexplicables, dit le vieil homme sur un ton mystérieux et
solennel.
– Allons bon... Eh bien ? Accouche !
– Certains des pensionnaires qui sont arrivés récemment et en très bonne santé sont tous
devenus rachitiques, émaciés. Ils ont le teint pâle. Ces gens qui ont été placés ici pour passer
leurs dernières années dans les meilleures conditions semblent maintenant tous en fin de vie.
C'est quand même pas croyable. Y en a même qui n'ont plus la force de pousser les roues de
leurs fauteuils ou de tenir leurs déambulateurs bien droit...
– Ils sont vieux papi, c'est normal que ça leur foute un coup d'arriver ici. Toi aussi ça t'as
marqué quand tu es arrivé rappelle-toi.
Le vieil homme lâcha la main de son petit-fils et prit une pastille dans une petite boîte
rangée dans une des poches de sa robe de chambre en velours.
– Ce qui m'inquiète Freddy, c'est que moi-même je me sens faiblir à chaque nuit qui
passe.
– Tu vieillis comme les autres...
– Je te dis que chaque nuit qui passe me rend plus faible que la précédente, c'est quand
même fou ça non ? Le docteur me dit que j'ai une santé de fer, et pourtant je me sens perdre
mon énergie comme si j'avais une fuite au moteur.
– Bon écoute, tu veux que j'en parle au directeur ? Ça te rassurerait ?
– Es-tu fou ? Jean se mit à paniquer. Ils vont me retomber dessus le soir même ! Ils ont
des cachets pour faire dormir la nuit, quelque chose de costaud, de quoi coucher un cheval.
– Ça s'appelle un somnifère papi.

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– Prends-moi pour une noix ptit con ! Tu trouves ça normal qu'ils nous en donnent sans
nous le dire, hein ? Ils nous mettent ça dans leur soupe dégueulasse, comme ça on n'y voit
que du feu, et la nuit, on roupille tous comme des morts ! Ça leur laisse le champ libre pour
faire leurs magouilles là.
– Bon écoute, je crois que tu vois le mal partout. Quel serait leur intérêt à vous mentir
franchement ?
– Les machines.
– Quoi les machines ?
– Il ont des machines qui se mettent en route la nuit, vers une heure du matin, ça fait un
bruit sourd, on est plusieurs à l'avoir entendu.
Freddy se passa la main dans les cheveux.
– C'est sûrement le système de ventilation, dit-il. Il commençait à s'impatienter.
– Si tu entendais le bruit que font ces machines, tu saurais que ça n'a rien à voir avec la
ventilation.
– Bon écoute, j'irai poser quelques questions au directeur, en douceur, sans trop parler de
toi, et tu verras que tout ça est normal, d'accord ?
– Fais ce que tu veux, ça ne changera rien... Je ne veux pas finir ici, y a quelque chose de
malsain dans ces murs, j'en suis sûr.
– Tu sais très bien que l'on ne peut pas te changer de maison de retraite, j'ai mis un temps
fou à dénicher celle-là et c'est une des moins chères de la région.
– Si tu le dis...
Les yeux du vieillard s'embrumèrent.
– Je reviendrai te voir la semaine prochaine d'accord ?
– Comme tu veux. Le vieux était déjà ailleurs, dans une zone de sa conscience éloignée
de la réalité.
– Allez, arrête de faire la tronche, c'est quand même pas si terrible que ça quand même.
Jean regarda son petit-fils d'un œil perçant et celui-ci ne put soutenir son regard. Il lui fit
une rapide bise sur la joue et sortit de la chambre.

Il se dirigea vers le bureau des infirmières et frappa à la porte entrouverte, les mains
moites. La porte s'ouvrit.
– Monsieur Laquille ! En visite ? lui dit une femme de haute taille vêtue d'un uniforme
blanc immaculé.
– Je suis venu voir mon grand-père. Je crois qu'il y a un problème. Il regarda dans son
dos. Est-ce que l'on pourrait se parler dans un endroit calme ?
– Bien sûr, entrez, je suis seule. Elle s'assit derrière une rangée de tables et invita Freddy

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à prendre une chaise. Il lui faisait face. Elle sourit.
– Effectivement, ce grand gaillard sort de sa chambre pendant la nuit. Les sédatifs
mettent du temps à faire effet sur son organisme. C'est un homme fort. On ne peut s'occuper
de lui que vers deux ou trois heures du matin, ce qui perturbe nos emplois du temps.
– Je crois qu'il se doute de quelque chose...
– C'est bien ce qui nous semblait.
– Vous pouvez doubler les doses ?
– Cela pourrait s'avérer dangereux pour son rythme cardiaque, et je crois qu'il est dans
votre intérêt qu'il soit en bonne santé non ?
– Il faut que vous trouviez quelque chose ! Je ne supporte pas de le voir dans cet état !
– Bien. Écoutez, je ferai part de vos remarques à Monsieur le Directeur et nous verrons
ce que nous pourrons faire sans trop brusquer les choses.
– Merci. il se leva. Au revoir, lui dit-il en lui serrant la main.
– Merci Monsieur Laquille, bonne soirée.
Freddy fit de demi-tour et s'éloigna dans le couloir recouvert de lino vert.
– Monsieur Laquille ? le rappela l'infirmière dans l'embrasure de la porte.
Il se retourna.
– Oui ?
Elle parla sur un ton bas.
– Si vous voulez prendre vos doses du mois directement en bas, ça nous éviterait de vous
les envoyer ! Et puis avec les grèves de la Poste...
– Non merci, ça ira. Il m'en reste encore une douzaine à la maison !
– Ah d'accord tant pis alors, bonne journée à vous !
– Vous de même !

Freddy sortit du bâtiment et gagna le parking. Il reprit la route au volant de son 4x4
break, inquiet.
Durant le trajet, il pensa à son grand-père, trop perspicace et rusé à son goût.
Il pensa à son état de santé déclinant, ce qui était inquiétant pour l'avenir. Il avait investi
une sacrée somme d'argent dans cette maison de retraite. Ils lui avaient promis au moins
cinq ans de consommation. Si son grand-père mourrait bientôt, il devrait réduire la
fréquence de ses repas et retourner chasser la nuit, ce qui ne le réjouissait pas.
Il n'avait jamais aimé tuer des étrangers pour leur sang.
Il préférait que cela reste en famille.

FIN

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PEAU MORTE

L'homme visiblement mal à l'aise s'assoit sur la chaise en plastique et fait un signe de
tête vers la caméra installée dans le coin de la pièce sans fenêtres aux murs capitonnés. Un
bouton rouge se met à clignoter. Il renifle un grand coup et se met à parler.
– À l’époque j'avais de gros problèmes. Je perdais ma peau, continuellement, qu'elle soit
sèche ou grasse. Des lambeaux plus ou moins gros qui parsemaient mon chemin comme
celui du petit poucet. N'importe qui pouvait me retrouver sans mal : il suffisait de suivre les
morceaux de peau morte. Un vrai calvaire ! Il est dur de vivre avec le regard des autres posé
sur vous à longueur de journée. Un jour j'ai rencontré un Saint Homme, le père McGruisick.
Il m'aida à vaincre ma maladie et mon mal-être. Depuis ça va beaucoup mieux, j'ai une belle
peau.
Il s'arrête et garde le silence, un sourire aimable sur le visage. Il fait craquer ses doigts et
son regard se balade le long des murs.
– Comment avez-vous rencontré le père McGruisick ? dit une voix métallique dans le
petit haut-parleur en plastique noir fixé au plafond.
L'homme sourit, se redresse sur sa chaise et se rappelle...

Assis face à l'homme de Dieu, il prend sa respiration et jette un dernier coup d'œil aux
étranges décorations qui ornent le petit office presbytérien.
– Perdre autant de peau, mon père, c'est gênant, surtout quand on fait un boulot comme
le mien. Avec tous ces costards noirs que je dois porter, comment voulez-vous que ces tas
de peaux mortes passent inaperçues ? Je n'en peux plus de leurs réflexions débiles et mal
placées ! Toutes ces vieilles biques éplorées qui n'ont rien d'autre à faire que de zieuter mes
épaulettes ou ma cravate, elles me tapent sur les nerfs. Je n'ai pas le droit de les envoyer
promener, faut bien faire tourner la boutique, et le patron n'est pas commode. Manquerait
plus que je fasse un scandale en plein office ou pendant un rendez-vous avec une famille, je
me ferais virer direct, ça c'est sûr et certain ! Il renifla. Je croise les doigts, mais ce salaud
est toujours dans les parages, il faut faire gaffe ! Il m'a déjà fait des remarques sur mes
peaux mortes : " des pellicules ", qu'il disait !! "Faudrait me corriger ça, Shophner, pas de
pellicules dans mon service ! " ... Je te lui en foutrai moi des pellicules, je me lave les
cheveux tous les jours, je suis propre. C'est rien que des peaux mortes après tout, c'est pas
de ma faute. Personne ne sait ce que ça fait de laisser des petits morceaux de soi un peu
partout. Quand une personne me serre la main, elle ne le refait jamais une seconde fois…
J'ai déjà été voir trois ou quatre toubibs, il n'y a rien à y faire qu’ils disent, c'est héréditaire.
Des bons à rien ! Ils ne savent rien faire d'autre que de vous prescrire des sirops ou des
crèmes qui n'ont aucun effet. Il n'y en a pas un qui est fichu de me les enlever, ces peaux

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mortes, c'est quand même incroyable ! Déjà gamin, on se foutait bien de moi : j’ai jamais eu
un seul copain ou copine... Les petits fumiers, je les répugnais, même la maîtresse elle
évitait de me toucher, si si, je vous jure mon père ! Mon paternel non plus il ne me touchait
pas, je voyais bien que ça lui foutait la gerbe ma peau qui se barrait en copeaux... Oui... On
peut dire que ça dégoûtait même mon père…
Les larmes aux yeux, il s'essuya avec la manche de sa veste, laissant sur la toile une
traînée de larmes mêlée de centaines de petits morceaux de peaux mortes, arrachées à ses
paupières et à l'arête de son nez.
L'homme en face de lui observa la manche salie, puis son regard remonta et croisa celui
de Shophner.
– Vous aussi vous ne regardez que ça, dit-il, la voix oscillant entre chagrin et colère,
vous voyez ? Les gens sont comme vous : ils ne voient que ça. Je ne suis que ça : une peau
morte. Aux enterrements, il y en a même qui s'arrêtent de pleurer pour se retourner
discrètement vers un proche et lui dire dans le creux de l'oreille : "regarde le grand type là-
bas, il perd sa peau, comme un lépreux". Ils pensent que je ne les vois pas ces petits
enfoirés, s'emporta-il en agitant les bras, mais j'ai l'habitude, ça fait des années que je subis
ça, comme si j'étais une saloperie de pestiféré ! Personne ne peut comprendre ce qu'est ma
vie, et j'en ai marre d'expliquer que ce n'est pas de ma faute... Alors moi ce que je veux mon
père, et c'est pour cela que je suis venu vous voir ce soir, c'est que vous m'aidiez, on m'a dit
que vous pourriez m'aider, alors... alors je suis venu...

L'homme en face de lui se leva et se dirigea au fond de la salle aux hauts murs de pierre,
où brûlaient une vingtaine de cierges, tous consumés à des hauteurs différentes. Il en alluma
un et le planta sur un pic en fer forgé noir à côté des autres. La flamme devint un court
instant rouge et projeta de curieuses ombres aux murs, comme si un vol d'oiseaux avait surgi
fugitivement puis avait disparu dans les profondeurs de la pierre. L'homme tournait toujours
le dos à Shophner qui ne pouvait voir son visage et ses yeux. Il déglutit.
– J'suis prêt à y mettre le prix mon Père, vous savez. J'ai vraiment besoin d'aide.
La voix du prêtre s'éleva comme d'une profondeur immense.
– À quel tarif estimez-vous ce service, cher ami, demanda-il, tournant toujours le dos à
Shophner. Quel prix êtes-vous prêt à payer pour être enfin (il fit une courte pause) bien dans
votre peau ?...
Shophner hésita pendant quelques secondes.
– Votre prix sera le mien, au point où j'en suis vous savez...
Instantanément, le prêtre se retourna par saccades, pivotant sur les dalles comme s'il
était fixé à un axe rouillé. Shophner entendit un bruissement d'ailes très fort. Soudain, la
pièce sembla tourner sur elle-même, il se leva de sa chaise, perdit l'équilibre et chuta de tout

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son long. Anticipant le choc, il serra les dents, mais sentit comme un long drap soyeux
l'envelopper et amortir sa chute. Il tenta de s'accrocher à quelque chose mais ne put saisir
que des plumes qui lui piquèrent les paumes des mains.
Tout tourbillonna autour de lui et il perdit connaissance, plongé dans des ténèbres
inconnues de sa conscience.

Shophner ouvrit les yeux et se retrouva allongé dans son lit, chez lui, dans son petit
appartement situé à cent mètres de son lieu de travail. Il se leva et resta pétrifié. Sa peau
semblait différente, il l'avait senti tout de suite. La sensation de démangeaison et d'irritation
permanente avait laissé place à une douceur qu'il n'avait jamais connue jusqu'à présent.
Pétrifié et surexcité, il se passa les mains frénétiquement sur le visage puis les regarda.
Aucune peau morte, même pas une seule. Un long sourire se dessina sur son visage, il
poussa un cri d'excitation et se précipita vers sa minuscule salle de bain, où se trouvait la
seule glace qu'il avait dans son petit appartement. Il se dévisagea de haut en bas, stupéfait de
la couleur douce et lisse de sa peau, sans aucune tache ni desquamation : une vraie peau de
bébé.
Il se rapprocha de la glace pour regarder ses paupières de plus près. Le front collé au
froid miroir, les yeux dans les yeux, il sentit soudain comme une ombre passer derrière lui.
Il se retourna en poussant un cri de surprise et scruta la pièce de gauche à droite. Rien, si ce
n'est que les rideaux bougeaient un peu, comme si une petite brise soufflait dans
l'appartement.
– Y a quelqu'un ? appela-il d'une voix peu rassurée.
Il ne reçut aucune réponse et se retourna vers la glace. Et là il resta pétrifié : la silhouette
du père Mcgruisick se dessinait à la surface du miroir, toute de noir vêtue, assise sur la
chaise au fond de la chambre, dans le dos de Shophner. Il n'avait plus son petit sourire bon
enfant, mais sa bouche était grande ouverte, découvrant toutes ses dents, des dents
anormalement longues, pensa Shophner, qui sentit une peur sauvage et inexplicable monter
en lui.
– Mon... mon père, qu'est-ce que vous faites chez moi ?... Shophner se mit à bafouiller.
Je, c'est po...
– Je vois que votre peau va mieux, mon petit ! lui répondit le curé d'une voix très
perçante.
Shophner le regarda, effaré de sa présence en ce lieu si privé que nulle personne autre
que Shophner n'avait jamais occupé.
Puis il se souvint de tout : le rendez-vous dans l'église, le cierge, les oiseaux, le... Le
sang dans ses veines se mit à battre plus fort.
– Eh oui petit, on s'était mis d'accord non ? Maintenant tu vas faire ce que tu as promis

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de faire, et tout de suite. Il est 4h32 du matin, alors dépêche-toi.
Shophner sentit une goutte de sueur longue comme une langue dévaler le creux de ses
épaules et descendre jusqu'à ses fesses. Il regarda dans le miroir le père McGruisick dont les
yeux avaient rétréci dans leurs orbites et il sentit de nouveau la pièce tourner autour de lui...
– Tu as du boulot petit, ne perds pas ton temps, et n'oublie pas que si tu ne fais ce que je
t'ai dit de faire, tu retrouveras tes peaux mortes, mais en pire. Il se pourrait même qu'elles
meurent toutes cette fois, alors dépêche-toi si tu veux sauver ta peau...
Le miroir perdit soudain de son magnétisme et Shophner arriva enfin à se retourner,
mais le curé n'était plus là, et les rideaux ne bougeaient plus.

Il arriva à son travail, enfila un uniforme par réflexe, puis partit en direction du
cimetière voir ce qu'il y avait de frais en stock. Il avait creusé trois trous la semaine
précédente, dont deux étaient fraîchement remplis. Deux tombes de pauvres remarqua-il. La
première était celle d’une enfant de six ans, nommée Vanessa James, ce qui expliquait les
puériles décorations criardes et presque joyeuses qui ornaient la surface de terre nue. Cela
conviendra parfaitement, une enfant sans caveau, se dit Shophner, qui avait tout sauf envie
de déplacer une dalle en marbre de cent cinquante kilos puis de se coltiner quatre-vingt cinq
kilos de bidoche en décomposition à transbahuter dans le noir. Une gamine c’est moins
lourd pensa-t-il.
Il alla chercher dans le local technique une pelle, un long couteau et un pied-de-biche. Il
n’alluma pas la lumière, connaissant parfaitement l’emplacement des divers outils. En
repartant vers la tombe de la petite Vanessa, il entendit un bruit venant du fond du cimetière,
dans la partie réservée aux cryptes et aux petites maisons de vacances comme il les appelait.
Encore des mômes en train de fricoter avec les esprits se dit-il sans y prêter attention. Il
sentit un appel sourd dans son ventre : une faim dévorante le prit et il entendit ses organes
gargouiller. Il pensa à un bon steak entouré de frites et de salade. Il s’arrêta brusquement et
regarda ce qu’il avait dans les mains : " une pelle, un couteau... Mais qu’est-ce que je fais
avec ces machins dans les mains en pleine nuit ?… » Soudain il se rappela ce qu’il devait
faire, et pourquoi il devait le faire. Il se toucha le front de sa main libre, et sentit sous ses
doigts une douceur formidable. Pas de peau morte. Il sourit devant ce prodige et repartit en
direction de la petite tombe, l’esprit embrumé de belles idées lumineuses.
Au fond du cimetière, une étrange vague noire se mit à scintiller contre le mur
d'enceinte, comme une mer de sang noire. Un océan de centaines de corbeaux au ramage
ténébreux prêts à inonder la nuit. Soudain le flot de volatiles se fissura et disparut derrière
les ombres des tombeaux.
Shophner avait commencé à creuser.
Trois quarts d'heure plus tard, il exhuma le petit cercueil du trou. Il le posa dans l'allée

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puis se servit du pied-de-biche pour faire sauter le couvercle. Il se pencha sur la petite boîte
en bois brut bon marché et hésita. " Mais qu'est-ce que tu es en train de foutre bon dieu ? "
Il se demanda encore ce qu'il faisait là en pleine nuit, dans ce cimetière qu'il connaissait très
bien mais qui en pleine nuit lui aurait normalement foutu une sacrée frousse.
Sentant une présence dans son dos, il se retourna vivement.
– Qui est là ?
Il entendit alors un bruit étouffé et regarda dans le fond du cimetière. Il plissa les yeux
mais ne distingua rien dans la pénombre. Soudain il se rendit compte que ce qu'il était sur le
point de faire était absurde et qu'il ferait mieux de...
Un bruissement d'ailes lourdes mit fin à ses pensées. Un horrible corbeau grand comme
un aigle vint se poser sur la croix plantée derrière la fosse où dormait jusqu'à il n'y a pas si
longtemps la petite Vanessa James. Le corbeau saisit de ses serres la croix de fer et assura sa
prise. Puis il regarda vers Shophner.
Il entendit une voix se glisser dans sa tête, coulant le long de son oreille et se dirigeant
vers ses yeux et sa bouche. Une voix brûlante et glacée aux contours éraflés. Le corbeau
ouvrit son bec comme s'il voulait parler, mais la voix résonnait directement dans le crâne de
Shophner, qui tomba à genoux sous la douleur sourde, les mains compressées sur ses
oreilles.
Il reconnut au premier mot la voix du père McGruisick.
– Eh bien mon ami, on se débine ? On n'a plus de courage tout d'un coup ? On veut une
jolie peau mais l'on n’est pas capable d'assumer ses responsabilités, c'est ça ? La voix
s'insinuait toujours plus profondément en lui, cherchant le cœur, ou peut-être plus profond
encore, là où l'âme est tapie, en sécurité. Son ventre gargouilla de plus belle.
Shophner tenta de répondre mais la douleur était telle qu'il ne pouvait articuler un mot.
La voix soudain rejaillit plus puissante que jamais, le faisant vaciller et presque perdre
connaissance.
– Ecoute-moi, tu vas te grouiller, petite merde, tu vas me sortir ce petit corps laiteux, et
tu vas faire ce que je t'ai dit, tu vas bien le faire, puis tu vas tout enterrer, comme c'était
avant, et tout sera fini. La voix devint mielleuse sur la fin, ce qui soulagea un peu la douleur
sourde dans le corps de Shophner.
Le corbeau, toujours planté sur la croix, croassa, moqueur. La voix se retira de son
esprit. Il se laissa glisser sur le sol, gémissant, les mains toujours collées sur les oreilles. Le
volatile s'envola dans les ténèbres et la douleur disparut aussitôt. Il se releva avec difficulté
et regarda autour de lui. La nuit s'était assombrie, il ne distinguait presque plus les tombes
des rangées situées aux alentours. Il se retourna et, décidé, fit sauter une à une les attaches
du couvercle du cercueil. Puis il fit glisser le couvercle qui ne tenait plus que par une
attache.

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– Salut gamine ! dit-il avec un curieux sourire.
La petite Vanessa n'avait plus rien d'une enfant, si ce n'est son ensemble blanc à fleurs
roses qui contrastait horriblement avec sa peau boursouflée tirant sur le gris. Shophner
rapprocha son visage de celui de la petite fille et posa un baiser sur sa joue gonflée par le
formol.
Puis il prit le long couteau et fit ce que le père Mcgruisick, ou le corbeau, il ne savait
plus, lui avait demandé de faire. La faim le tenait plus que jamais.

L'homme se tait.
– Qu'avez-vous fait au cadavre de Vanessa James ? demande la voix dans le haut-
parleur.
L'homme sourit et se lève. Il écarte la chaise et se dirige vers la caméra dans le coin de
la pièce. Il se met à fixer l'objectif de toutes ses forces, la tête levée et les yeux prêt à bondir
sur ceux qui l'observent de l'autre côté sur un écran. Son sourire inquiétant s'élargit de plus
en plus, et sa langue commence à se promener de gauche à droite le long de sa lèvre
inférieure toute humide.
Dans la salle d'à côté, un homme en costume gris anthracite demande au technicien
d'arrêter l'enregistrement. Il prend une cigarette dans le paquet posé sur la table où il a pris
des notes et s'approche du technicien pour lui demander du feu.
Un homme en blouse blanche entre dans le studio un gobelet de café fumant à la main.
Il vient à côté des deux hommes et fixe l'écran ou le visage de Shophner apparaît en gros
plan, tout en sirotant avec bruit son café.
– Six ans qu'il ne dit rien. Jamais il n'a avoué ce qu'il a fait.
L'homme en costume tire sur sa cigarette et jette un coup d'œil à l'homme en blouse
blanche.
– Vous en voulez un ? demande le docteur tout en tendant sa tasse de café.
– Non merci, j'ai dû en boire douze litres depuis que je suis ici.
– St Closworth n'est pas un centre comme les autres, affirme le docteur tout en reportant
son attention sur Shophner. Nous avons ici plusieurs cas dont aucun établissement au monde
ne voudrait.
– Combien en a-t-il tué ? demanda l'homme en costume en s'appuyant contre une table
couverte d'instruments de traitement d'image.
– Je vous rappelle qu'il n'a jamais tué personne, Monsieur Finch. La police de
Clausburry a recensé cinquante-trois enfants exhumés et dépecés comme des bêtes pendant
l'année qui a précédé son arrestation.
– Dépecés ? s'étonne Finch, qui se met à chercher un endroit où jeter sa cendre de
cigarette.

39
– Oui, dépecés, répond le docteur tout en lui tendant un cendrier caché derrière le clavier
du technicien. Il les déterrait la nuit et leur découpait la peau avec soin. Puis il la tirait
comme on tire une chaussette d'un pied et il ramenait le tout chez lui dans de grands sacs
poubelles.
– Et... qu'est-ce qu'il en faisait ?
– La police a retrouvé chez lui de grosses marmites pleines de graisses, de la peau cuite
en fait. Apparemment il les cuisinait et les mangeait. Un régime à base de peaux d'enfants
morts. Pas très ragoûtant hein ? Ils ont retrouvé des tas de bocaux remplis de peaux cuisinés
de différentes façons, style réserve de grand-mère, ainsi que des sacs de congélation
soigneusement étiquetés, de quoi tenir plusieurs mois.
– Il mangeait la peau des morts... dit Finch pour soi-même à voix-basse, une grande
cendre de cigarette prête à tomber sur lui. Et en ce qui concerne le prêtre, est-ce qu'on l'a
retrouvé ?
– Aucun curé du nom de McGruisick n'a jamais existé, dit le docteur tout en jetant sa
tasse de café en plastique dans une corbeille à papier.
– Peut-être avait-il un faux nom ?...
– Non je ne pense pas, affirme le docteur en souriant tristement.
– Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
– Les peaux mortes.
Finch le regarde fixement, attendant la suite.
– Russ Shophner n'a jamais eu aucun problème de peau, c'est en tout cas ce qu'on dit les
spécialistes qui l'ont ausculté. Pas de peaux mortes. Son employeur nous l'a confirmé ainsi
que sa mère que nous avons retrouvée peu de temps après son arrestation.
Finch se tourne vers l'écran de contrôle et observe Shophner, qui s'est déjà rassis sur la
chaise et fixe le vide.

Il promena nerveusement ses doigts sur son visage, sur sa peau. Il en avait plein partout
il le savait. Ses mains en étaient recouvertes. Il n'avait pas tenu ses engagements et ça allait
lui retomber dessus. L'Autre allait venir un de ces jours le chercher et le punir. Il redoutait
ce jour plus que tout au monde.
Le temps était long ici, ils l'avaient enfermé parce qu'ils ne comprenaient pas. Ils ne
comprenaient rien à rien ces imbéciles. En plus il maigrissait à vue d'œil. La bouffe n'était
vraiment pas terrible ici... Et il avait faim, si faim...

FIN

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L'APPEL DU DESERT

Dans un temps éloigné du nôtre, un homme a échoué en plein milieu d'un désert aride
qui a recouvert les continents et les océans.

– Toc toc ? Hé ho ? Y a quelqu'un ?...


L'homme frappe de nouveau (pour la millième fois) sur la porte fermée. Les jointures
de son index et de son majeur sont toutes écorchées, mais il ne sent plus la douleur.
Il n'est que douleur.
Il porte la main à ses lèvres et aspire goulûment le sang qui coule le long de ses doigts
squelettiques.
– Ohhhh (il s'énerve) ! Ouvrez, ou je défonce cette PUTAIN DE PORTE ! Un silence
étouffant succède à son cri qui après s'être répercuté sur les quatre murs disparaît dans le
néant.
Lui-même étonné par la puissance de sa voix, il regarde autour de lui, comme pour
vérifier qu'il est bien seul. L'étrange pièce aux murs de pierres grisâtres est vide. Toujours
vide. Tout comme cet endroit où il a atterri depuis il ne sait plus combien de temps.
Désespéré, il colle une nouvelle fois son oreille contre le panneau de la porte et écoute. Il
tend l'oreille et se bouche l'autre. Sa bouche est grande ouverte, un filet de bave coulant de
sa lèvre inférieure sur le col de sa chemise déchirée.
Plic Ploc
De l'autre côté lui parvient un bruit de gouttes d'eau qui frappent le sol.
Mirage.
Il sent à quel point il a soif, très soif. Il repense à ce satané puits dehors, qui est asséché,
comme par hasard. Il avait mis ça sur le compte de ceux qui l'avaient envoyé ici, dès le
premier jour quand il avait remonté le vieux seau vide du trou profond et sec. Soudain le
temps se crispe et l'air semble se replier sur lui-même. Un grand fracas le fait sursauter et il
se cogne le visage contre la porte fermée. Derrière lui, la porte principale de la cabane vient
de s'ouvrir à la volée, s'écrasant avec puissance contre le mur et dégageant un nuage de
poussière épaisse et puante.
Immobile, l'homme se frotte la joue et fixe d'un air fou l'embrasure de la porte qui donne
sur l'extérieur. Il ne voit rien d'autre qu'un bout d'horizon vide. Peut-être que sur le côté...
Ne sors pas tu sais bien qu'il fait chaud dehors ferme donc cette porte, et ouvre l'autre,
c'est ta seule chance ECOUTE-MOI ABRUTI !! Tu dois ouvrir cette porte !
Il se tape le front avec frénésie.
La voix qui a élu domicile dans son crâne depuis son arrivée ici commence à lui taper

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sur les nerfs.
– Ta GEULE, saloperie ! Il gémit et se frotte les yeux. Ça lui fait du bien et ça le calme.
– Tais-toi je t'en supplie... dit-il, son cri se transformant en un gémissement d'enfant
perdu dans le noir.
La voix s'atténue, ce qui le soulage. Il peut de nouveau essayer de réfléchir et avoir ses
propres pensées. Une larme salée coule le long de sa joue gauche. Inconsciemment, il attend
qu'elle atteigne la commissure coupée de ses lèvres brûlées et l'aspire. Au contact du liquide
chaud et salé, sa langue se contracte et tremble, et son regard est toujours fixé sur le
morceau d'horizon qui se découpe dans la noirceur de la cabane.
Il inspire un grand coup et se met à avancer doucement vers la porte grande ouverte. La
poussière est redescendue au sol et dans les joints des pierres fissurées. Portés par une force
invisible, ses pieds nus traînent sur le sol de terre battue. Ils sont noirs de crasse et pleins de
croûtes séchées. Il avait atterri ici sans chaussures ni chaussettes mais il s'était très vite
habitué à la douleur due aux multiples disparités du sol de ce monde étrange. Un caillou au
bout pointu lui coupe la peau entre ses doigts de pied mais il ne le sent pas. Son attention est
entièrement dirigée vers la porte ouverte sur l'extérieur : il perçoit la chaleur qui entre par
vagues régulières dans la petite cabane délabrée, et il sent la sueur se mettre à couler sous
ses bras amaigris. Il avance et le paysage lui apparaît de plus en plus.
Il sait que son Destin l'attend, là, dehors.

Cela fait plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines qu'il n'est pas sorti de son
abri de fortune, mais il n'a pas oublié les détails du monde extérieur, car au-delà de la porte
de sa misérable cabane, il n'y a rien. Un désert de poussière et de caillasses émoussées a
recouvert les routes et la végétation, si jamais il y en eut en ces terres dévastées. Le soleil
semble si proche que partout où le regard se pose, la réalité ondoie, se déforme, tel un
mirage gigantesque et perpétuel. Depuis son arrivée brutale et inexpliquée dans ce lieu
perdu, l'homme a bien tenté de chercher une route, un chemin, mais ses pieds ont refusé de
le porter bien loin : le sol aride est bouillant, comme une plaque de cuisson chauffée à blanc,
et les crevasses sombres et obscènes qui parsèment le peu qui reste des chemins dessinés par
le temps sont dangereuses. Une jambe est très vite cassée et les docteurs ne semblent pas
exister dans cette partie du monde.
Le premier jour, qui lui avait semblé durer une semaine, il était parti en courant dans la
direction du soleil levant, à l'Est, mais plus la petite cabane s'éloignait derrière lui et
devenait minuscule, plus l'horizon semblait s'éloigner et s'épaissir en même temps, le
rendant apparemment inaccessible. Aucun repère : pas une ville à l'horizon, pas une fumée
ni même une montagne : rien. Un enfer de chaleur où tout a disparu. Tout, sauf sa cabane,
son puit inutile et lui.

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Comprenant qu'il était perdu au milieu de nulle part, la panique s'était emparée de sa
raison, et il avait hurlé dans le vide, appelant vainement à l'aide, sautillant maladroitement
sur ses pieds brûlés et écorchés. L'air brûlant qui était brusquement rentré dans sa gorge
l'avait étouffé, et la chaleur de four qui étendait sa fatale étreinte sur ce monde pénétra dans
tout son organisme, bouleversant tous ses points vitaux.
C'est alors qu'une voix douce et limpide, comme un petit ruisseau, s'était alors infiltrée
pour la première fois dans son esprit à la dérive, et lui avait marmonné quelques paroles au
creux de l'oreille, rafraîchissant son cœur et son âme isolée.

Retourne dans la maison, tu vas attraper chaud. Tu n'es pas raisonnable. Pense à tes
frères, à ta famille... Tu sais que la route est longue jusqu'à Samboah, tu dois reprendre des
forces, le voyage t'a beaucoup fatigué. Retourne dans la maison, tu dois revenir
maintenant...

A l'évocation de la providentielle cruche d'eau, toute raison l'avait déserté. Il avait pris
ses jambes à son cou et avait refait le chemin en sens inverse. La petite cabane avait très vite
grossi dans son champ de vision et il s'était brusquement retrouvé de nouveau sous le toit de
chaume, à moitié brûlé vif, les pieds ensanglantés, et cherchant frénétiquement, le regard
fou, la satanée cruche qui aurait dû l'attendre là dans sa cabane, posée à même le sol dans la
poussière piétinée, comme lui avait promis la voix dans sa tête. Il n'y avait pas de cruche
d'eau, c'était évident, cette voix mentait comme ceux qui l'avaient envoyé dans ce trou à rat.
Une crise le secoua et il se fracassa la tête et les membres contre les murs, arrachant des
morceaux mous de pierres pourries.
C'est à ce moment-là qu'il avait découvert la porte. Derrière une épaisseur de torchis en
décomposition se cachait une porte en acier. Il la dépoussiéra du revers de sa manche en
lambeaux et put presque se regarder dedans, tellement sa surface était lisse. Pas de poignée,
ni de gonds. Elle était carrément encastrée dans ce mur de rien du tout. Incrédule, l'homme
avait pris son courage à deux mains et était ressorti dans l'enfer extérieur pour faire le tour
de la masure et voir si la porte donnait tout simplement derrière. Mais il ne trouva que le
mur de pierres gauchement construit.
Il s'éloigna un peu de la cabane et essaya de mesurer mentalement ses dimensions, sans
grand succès. Il réalisa néanmoins sans mal qu'il était impossible qu'une pièce secrète ne
tienne dans le fond de la partie ouest de la cabane. Il était rentré et avait essayé d'ouvrir la
porte par tous les moyens que son imagination à la dérive avait trouvés. Il avait passé sa
main et ses doigts dans tous les angles de la pièce, sur et sous tous les trous et toutes les
bosses. Il avait gratté le sol de ses mains, s'arrachant trois ongles et se brisant l'auriculaire
contre une caillasse enterrée. Mais il n'avait rien trouvé, ce qui l'avait rendu encore plus fou.

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Ceci avait aussi eu pour effet de laisser plus de place à la voix dans sa tête, qu'il ne
différenciait presque plus de ses propres pensées. Elle s'étais mise à le posséder.
Les intervalles entre les jours et les nuits, complètement aléatoires, avaient commencé à
se dérégler, comme si le temps avait été aux prises d'un enfant qui ne connaît pas les règles
de son nouveau jeu. Sa raison avait commencé à s'absenter, à larguer les amarres de plus en
plus souvent, pour des durées de plus en plus longues. La voix dans sa tête avait été de plus
en plus présente, le rassurant, le conseillant, essayant tant bien que mal de lui redonner un
peu le moral, ainsi qu'une petite once d'espoir.
La porte finirait bien par s'ouvrir de toute manière.
Sur quoi ?
Il ne le savait pas, mais il savait que sa vie en dépendait.

Il est donc là, dans sa satanée cabane, s'approchant doucement de la porte d'entrée,
curieux et effrayé de découvrir qui ou quoi a bien pu ouvrir la porte avec tant de force. Des
hommes ont-ils pu vivre dans ce désert ? Le traversent-ils seulement pour rejoindre un but
lointain ? Ses pensées tourbillonnaient en lui, mais ses yeux fixaient le dehors : le désert
blanc et jaune s'étendait à l'horizon.
2 mètres
Il entendit un petit sifflement, mais le son n'était pas dans sa tête, et cela le fit frissonner.
Avait-il déjà entendu quelque chose d'autre que cette voix si familière qui avait kidnappé sa
santé mental ? Il ne le savait plus...
1 mètre
Ses pieds ralentirent à l'approche du palier. Il entendit qu'on grattait le sol dehors. Son
champ de vision s'écarta sur l'extérieur.
50 centimètres
Ses mains en charpie s'agrippèrent fébrilement aux deux montants délabrés de la porte
ouverte et il se tira vers l'avant, offrant lentement son corps à la chaleur bouillonnante du
dehors. Le sifflement était toujours là, plus fort. Un air mélancolique, comme une berceuse,
une petite comptine à la clarinette...
10 centimètres
Il sort de la cabane, qui disparaît derrière lui. Le sifflement s'arrête brusquement. Dans
l'air résonne une onde rude et incisive.
– Au nom du Grand Ensemble, qui va là, étranger ?

Rentre à l'intérieur te dis-je, tu dois ouvrir cette porte si tu veux retourner chez toi,
auprès des tiens, rentre tout de suite. C'est une folie ! Tu deviens fou ne te laisse pas avoir
par un banal mirage écoute-moi et rentre...

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La voix bourdonne dans son crâne, mais il en fait complètement abstraction.
Chancelant, il observe la miraculeuse silhouette haute qui se tient devant lui, déformée par
la chaleur, contrastant par sa noirceur sur le fond écarlate de l'horizon. Ses yeux palpitent
dans leurs orbites alors qu'il essaye de distinguer quelques détails de l'homme qui se tient
devant lui tout en restant debout malgré la douleur qui l'assaille de toutes parts.
A dix pas de l'entrée de la cabane se tient un homme grand, coiffé d'un chapeau noir aux
larges bords poussiéreux. Son visage est dans l'ombre mais on peut voir qu'il porte la
moustache et que ses joues sont mal rasées. Des épaulettes en acier luisant ornent le haut de
son torse massif, lui-même recouvert de toiles aux couleurs passées. Des cordes faites de
boyaux séchés sont tendues sur le tissu et semblent cacher dans son dos de longs fusils. Une
large ceinture de cuir sombre s'étend sur sa taille et son estomac, et une demi-douzaine de
pistolets aux formes curieuses et originales y sont accrochés tout le long, ainsi que des
bourses en peaux contenant de petits objets. Sous l'énorme ceinture se cache une
cartouchière, plus étroite mais toute aussi impressionnante. Le long des hanches oscillent
deux mains noircies par le soleil, prêtes à dégainer au moindre signal de danger. Les jambes
sont recouvertes de pantalons gris rapiécés en de multiples endroits qui laissent entrevoir les
muscles des cuisses taillés à la serpe. Deux poussiéreuses bottes de cuir noir terminent la
silhouette, et deux éperons en ornent les talons, captant les rayons du soleil et éblouissant
les yeux de l'homme brûlé par le soleil.
Dans son esprit cramoisi il pense à des images de vieux westerns qu'il a vus dans un
autre temps, ainsi qu'à des films de science-fiction où les héros portaient d'étranges
combinaisons futuristes. L'inconnu devant lui est un mélange de ces deux genres.
– Eh bien pauvre Randjis ? l'interpelle le curieux cow-boy. On t'aurait donc taillé la
languette ?
La voix limpide à l'accent torturé l'atteint comme un coup en plein visage, tant sa pureté
et sa clarté traversent avec fureur ses oreilles bouchées par la crasse et par les mauvaises
habitudes.
Il titube nerveusement tout en marmonnant quelques mots inaudibles puis perd
l'équilibre. Il sent déjà les rudes caillasses lui mordre les coudes mais le cow-boy est déjà
sur lui. Il le saisit et l'empêche de s'écraser de tout son long et lui sauve sûrement du même
coup la vie. Des mains vives et fortes l'étreignent, il sent leur texture rêche mais vivante.
Ce n'est finalement pas un mirage.
Le cow-boy soulève avec aisance la carcasse de l'homme brûlé et il le cale contre lui,
tout en se dirigeant vers la cabane.
– Par le Grand Din-Tah, on peut dire que tu as frôlé de près les berges de l'Antique
Rivière mon pauvre Randjis. Remercions-le de t'avoir épargné.

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Il pénètre dans la cabane, se tournant de côté pour permettre à son fardeau de passer.
Après avoir jeté un rapide coup d'œil sur les quatre murs de la cabane, il se baisse et dépose
délicatement le corps de l'homme brûlé sur le sol. Ce dernier gémit et s'agite. Le cow-boy
pose sa main droite sur le front plein de croûtes purulentes et prononce une mélopée de
paroles aux consonances étranges.
– Din-Tah smir din Oht del ranskar somann Tinh eht !
Les mots et la mélodie semblent fusionner avec la chaleur de la main posée sur le front
qui, paradoxalement, rafraîchit tout l'organisme de l'homme brûlé, comme une coulée de
glace se déversant dans les artères calcinées.
Il se sent renaître à petit feu.
Le cow-boy aux sens aiguisés tourne soudain la tête vers le mur du fond. Il sent une
force qui tente de faire dévier son regard. La main sur la crosse d'un de ses pistolets, il se
redresse et se dirige lentement vers le mur recouvert de chaux pourrie. Il perçoit l'aura
sombre qui émane de ce pan de mur.
– Ne t'approche pas de la porte.
La voix qui jaillit derrière lui le fait se retourner à la vitesse de l'éclair, un pistolet au
canon long d'au moins trente-cinq centimètres déjà pointé vers le cœur de l'homme brûlé,
qui s'est redressé pour prévenir son sauveur.
– Ne... ne t'approche pas de la porte, étranger... parvient-il à marmonner avant de
s'écrouler, toute force l'ayant soudainement quitté.
Le cow-boy baisse son arme mais ne rengaine pas. Il sent les forces sombres qui ont
investi cet endroit tournoyer autour de lui, menaçantes et peu hospitalières. Il se retourne et
se rapproche du pan de mur qui cache quelque chose. Il arrache des morceaux de chaux et
découvre une sorte de porte, faite d'un alliage très étrange. D'un pas vif, il enjambe le corps
de l'homme brûlé et sort de la cabane. Il jette un coup d'œil incertain aux mornes horizons
qui l'entourent et réfléchit à la décision qu'il doit prendre. Il tire religieusement d'une de ses
poches un petit objet en bois blanc qu'il porte avec fébrilité à sa bouche. Il gonfle ses
poumons d'air et après deux secondes d'hésitation il se met à souffler de toutes ses forces
dans le petit instrument.
Un sifflement d'une puissance incroyable irradie soudain de tous les pores de sa peau et
va se répercuter à des centaines de kilomètres à la ronde, tuant sur son passage les rares
entités vivantes ayant survécu à l'arrivée du désert. Il retire l'instrument de ses lèvres et
écoute son Appel fuir dans toutes les directions. Tout en se lissant la moustache d'un geste
nerveux et inconscient, il attend la réponse à la question qu'il vient de poser.
Pour la première et dernière fois de sa vie, il vient de lancer l'Appel.

Batie Titmore, dit Bat la bourrique, est l'être humain habitant le plus près de la cabane

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perdue de l'homme brûlé. Son oasis est un petit paradis terrestre isolé au beau milieu du
Désert Maudit, qui s'étend sur plus de 8500 km du nord au sud, et sur plus de 16000 d'est en
ouest. Il y élève des ânes nains au pelage roux et aux yeux d'un vert émeraude, le plus rare,
ce qui fait leur valeur et le plaisir des papilles gustatives des connaisseurs.
Les caravanes de voyageurs sont plutôt rares ces derniers temps, surtout depuis la
disparition des derniers chameaux, mais elles lui permettent quand même de survivre et
d'entretenir ses six femmes et ses dix-huit enfants.
Il est en train de corriger une de ses filles à grands coups de fouet derrière un des puits
d'eau quand se met à bourdonner au loin le grondement sourd de l'Appel. Batie lâche
doucement les cheveux de sa fille qui s'effondre au sol en pleurant. Il lui reste une petite
mèche de cheveux bruns entre les doigts.
Tous les sens en alerte, il pose sa main sur le pommeau de son épée de fer noir, elle-
même glissée le long de sa hanche dans un fourreau en or couvert de saphirs. Il se penche et
soulève sa fille par le bras.
– Carolia, cesse ces pleurs et va chercher ta mère et tes sœurs. Cachez-vous toutes dans
le tunnel du serpent, celui du fond, et dis à tes frères de se préparer au combat. M'as-tu bien
entendu ma fille ?
Elle perçoit le ronronnement lointain qui grossit et ses orbites s'élargissent. Son père lui
serre le bras très fort.
– Oui mon Pa, dit-elle, la voix assourdie par une peur grandissante. Elle sent que le
moment est venu, que toute sa vie passée ici à l'Oasis de son père touche à sa fin.
– Alors cours mon enfant, et à Quei Valam ! dit-il en la poussant loin de lui.
Carolia hésite une seconde, puis donne une dernière accolade au seul homme qu'elle ait
jamais aimé. Batie se raidit mais rend une rapide étreinte à la fille de son sang. Elle se libère
des bras puissants de son père et recule subitement, des larmes s'échappant de ses
magnifiques yeux sombres. Elle lui jette un dernier regard plein d'amour et part en courant
vers la tente familiale.
Silencieux, son père lève la main à hauteur d'épaule et souffle vers la tente qui abrite les
membres de son clan. Il leur dit au-revoir à la manière des Anciens. Il retient ses larmes.
Pour Batie Titmore, la mort s'affronte le visage sec, et le cœur bouillonnant.
Il se retourne brusquement, dégaine son épée étincelante et part en courant à travers la
végétation éparse de l'oasis principale. Une fois seul face à l'horizon distordu par l'Appel de
plus en plus proche, il brandit vers les cieux son épée et crie de toutes ses forces, tant de
courage que de terreur.

L'Appel progresse à une vitesse folle à travers le grand Désert Maudit. Il creuse sur sa
lancée des sillons de plusieurs dizaines de kilomètres de large, et alors qu'il se rapproche de

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Nateria Tuni, la ville du Grand Haut, les quelques villages qui se trouvent sur son chemin
sont pulvérisés et réduits en poussière, et dans les airs il ne reste des oiseaux que de plumes
déchirées qui virevoltent dans l'air après le passage dévastateur de leur bourreau.
A Nateria Tuni, on sait que l'Appel a été lancé. On sait aussi qui l'a envoyé : Jibinias
Casnar, le huitième et dernier guérillero du Désert Maudit. Les habitants de la grande ville
fortifiée sont préparés à recevoir les Appels et des salles souterraines aux architectures
complexes et solides permettent leur protection.
Les murs de 140 mètres de haut qui entourent la ville tiennent debout depuis plusieurs
centaines d'années, quasiment depuis l'époque où le désert a recouvert les anciens continents
dont on ne sait presque plus rien. Sur les remparts sont érigés des cadavres d'hommes sortis
de la ligne du Bien, empalés de toutes parts sur de fins pieux de bois et à divers stades de
décomposition. Les Nateriaens pensent que ces macabres vigies couvertes de mouches les
protègent du mal.
Pendant que des milliers de Nateriaens gagnent les profondeurs de leur ville, piétinant
dans la cohue les plus faibles et les vieillards, un Mécanisme s'enclenche.
Au cœur de la ville désertée, la grande place s'ouvre tel un nénuphar géant et un
immense cheval en bronze s'élève lentement du sol, les naseaux pointés vers les cieux. Il est
chevauché par un vieil homme sculpté dans la même matière et dont l'expression du visage
ainsi que la gestuelle sont immortalisées avec génie. Il porte une longue barbe bouclée et est
vêtu d'une grande toile de bure. Les Nateriaens ont nommé cette statue la Vincide, en
souvenir d'un Dieu de l'ancien temps.
Le vieil homme de bronze tient entre ses mains deux immenses plaques représentant un
livre ouvert dont les pages sont vierges de toute inscription. Un étrange et inconscient
oiseau, sorte de croisement d'un aigle et d'un pigeon, vient se poser sur l'épaule du vieil
homme et tombe instantanément au pied de la Vincide, mort.
Dans les sous-sols de la ville, la population écoute le grondement du mécanisme dans
une atmosphère craintive mêlée d'excitation. Quelques enfants pleurent tout bas dans les
bras écrasants de leur mère et les hommes piétinent d'impatience devant les épaisses portes
de fer, dont le fonctionnement mécanique ancestral passionne et occupe les recherches des
savants survivants. Quelques hommes faibles et handicapés sont tués à coups de pierres par
les guerriers pour détendre les esprits.
Le grondement s'arrête.
La Vincide est entièrement sortie des entrailles de la grande place, et sa surface
parfaitement lisse brille de mille feux au milieu de l'enceinte de la ville désertée. Le grand
livre de Bronze attend l'Appel, qui n'est plus très loin maintenant.
Dix secondes après l'arrêt du Mécanisme, le bourdonnement de l'Appel se fait entendre
jusqu'aux bunkers de Nateria Tuni. La tension monte d'un cran et les Nateriaens ont peur

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pour leur ville. Cela fait plus d'un siècle qu'il n'y a pas eu d'Appel de lancé et les générations
l'ayant vécu ne sont plus là pour témoigner et rassurer les autres. Les mères serrent encore
plus nerveusement leurs enfants contre elles, brisant au passage quelques épaules et crânes,
tandis que les hommes fiers tentent de masquer leur anxiété.
L'Appel est très proche, à quelques kilomètres de l'entrée de la ville. Les murs se
mettent à trembler et à vibrer sous la puissance de la force qui approche. Des canaux en or
massif creusés dans les murs d'enceinte sont prévus pour diriger l'Appel vers la Vincide,
mais il sait d'instinct où il doit frapper. Il est programmé pour.
L'Appel est dans Nateria Tuni.
Dans les sous-sols, le vacarme est tel que personne ne se souviendra de ces brefs
instants où la ville a frôlé la destruction massive, tant la puissance de l'onde de choc troubla
les esprits et les consciences. L'Appel déboule dans la ville et se concentre en une onde
d'énergie totale et sphérique qui va percuter dans une explosion de lumière le livre de
bronze que tient dans ses bras le vieillard de la Vincide.
Au même moment, un mécanisme ancestral se met en branle dans les lourds battants de
fer des sous-sols et toutes les portes se déverrouillent et disparaissent en glissant dans les
murs épais. Les Nateriaens mettent une bonne minute avant de sortir de leur torpeur.
Lentement, ils se dirigent vers les sorties en enjambant les cadavres qui jonchent le sol
et remontent à la surface de leur ville, se dirigeant tous vers la grande place. Titubant
silencieusement comme des estropiés le long des couloirs qui mènent à la surface, ils ont
tous une idée différente de la nature éventuelle du message délivré par l'Appel, mais nul ne
se doute de la nature des mots qu'ils vont découvrir gravés dans le bronze.

Ils savent mon ami, écoute-moi, et ouvre ton esprit : ils savent pour notre petit secret. Je
t'avais bien dit de ne pas sortir de cette foutue cabane, et maintenant tout ce foutu désert est
au courant, on ne pouvait rêver pire situation. Tu sais ce qu'il te reste à faire, alors
débarrasse-nous de lui avant qu'il ne soit trop tard, tu m'entends ? Ouvre les yeux... Tu dois
revenir

Il ouvre les yeux et voit apparaître devant lui le plafond délabré de sa cabane pourrie. Il
sent avec soulagement que l'air est moins chaud. Soudain tout lui revient : le curieux cow-
boy croisé avec un chevalier de l'espace. La voix dans sa tête lui a dit qu'il fallait se
débarrasser de lui, mais l'autre a de gros pistolets le long de sa ceinture, et lui est quasiment
handicapé et brûlé jusqu'à l'os. Il tourne brusquement la tête sur sa gauche et constate avec
soulagement que la porte d'acier est toujours là. Ce satané cow-boy est venu pour elle c'est
évident, mais il n'en passera pas le seuil. Lui seul peut l'ouvrir et retourner chez lui ou
ailleurs, peu importe, du moment que c'est loin de ce désert infernal.

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De petits éclairs crépitent derrière ses paupières desséchées, et des images éclatent dans
son esprit comme des flashs ultra-rapides. Il voit des bâtiments immenses, surplombant une
grande arche électrique.
Une porte...
Durant une fraction de seconde, il se sent tout près de la vérité mais tout s'efface aussi
vite, le laissant de nouveau perdu dans son esprit parcouru de pensées confuses et folles. Il
tente de se redresser sur ses fesses mais sa carcasse semble vidée de toute énergie.
Doucement il arrive à ramper vers la porte d'acier, il doit essayer de l'ouvrir avant que le
cow-boy ne revienne le tourmenter. Il ne voit pas que derrière lui, sur le pas de la porte de la
cabane, l'autre le regarde ramper vers la porte. Il attend avec intérêt de voir si l'homme brûlé
va réussir à l'ouvrir.

A Nateria Tuni, la foule assemblée devant la Vincide contemple avec stupéfaction


l'inscription tout juste gravée dans le bronze par l'Appel. Les sages ont tout de suite senti
que quelque chose clochait, et que le message avait dû subir quelque altération au cours de
son envoi. En effet quelques mots semblent manquer à la fin, et leur absence trouble le sens
du reste du message. Un murmure se propage rapidement dans la foule, et rapidement un
immense brouhaha couvre la grande place de la ville. Les sages se concertent et ils en
concluent que Jibinias Casnar, le guérillero émetteur de l'Appel a sûrement eu un problème
avec son Lanceur.
Le temps tourne et la ville doit prendre une décision, répondre à l'Appel par un autre
Appel, ou bien envoyer une délégation spéciale pour constater la situation.
Car il s'agit bien là d'un Appel d'une importance gigantesque : le message de (?) indique
que Jibinias Casnar a retrouvé une des cinq portes menant dans le passé de leur monde.
Mais il ne dit pas de laquelle il s'agit, et c'est ce qui inquiète le peuple de Nateria Tuni.

L'homme brûlé se tient à moitié agenouillé devant la porte en acier, il essaye de trouver
une poignée mais il s'acharne pour rien.
– D'où viens-tu étranger ?
Il se retourne brusquement et se racle les bras contre les pierres du mur. Le cow-boy est
à quelques pas de lui. Peut-être n'a-t-il pas vu la porte, dit la voix dans sa tête. Il ne faut pas
qu'il la voie, surtout pas.
– Je ne sais plus, dit-il d'une voix pâteuse.
– Comment es-tu arrivé ici, en plein désert maudit ?
– Le désert maudit ? C'est comme ça que cet endroit s'appelle ?
– C'est ce qu'il est, un lieu maudit. Comment es-tu arrivé ici ?
– Je vous l'ai déjà dit, je ne sais pas, je...

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– Aurais-tu emprunté une des cinq portes de l'Ancien Temps ?
L'homme brûlé reste bouche bée, et la voix dans sa tête devient plus forte. Il sait tout, il
faut qu'il meure, sinon tout cela n'aura servi à rien, fais-le taire, trouve quelque chose
bordel !
– Ça va ? demande le cow-boy d'un ton suspicieux.
L'homme brûlé réfléchit à toute vitesse. Il voit des flashs grésiller de nouveau derrière
ses globes oculaires.
– Une porte ?
– Une porte qui donne sur plusieurs instants de la ligne du temps de notre monde. Cela
ne te dit rien ?
– Non... Je ne sais pas ce que je fais là... commence-t-il d'une voix faible, avant de se
recroqueviller alors que le cow-boy se jette sur lui à une vitesse démente. Il le saisit par ce
qui lui reste de chemise et le soulève d'une seule main, comme un chiffon insignifiant.
– Maintenant tu vas arrêter de me prendre pour un cactus, mauvais menteur d'un autre
temps, et tu vas me dire tout de suite comment ouvrir cette satanée porte de métal.
L'autre gémit de douleur. Son dos brûlé cogne contre le battant de la porte. Ne lui dis
rien surtout ne lui dis rien ! résonne la voix dans sa tête.
– Quelle porte...? demande l'homme brûlé d'une voix incertaine.
Jibinias Casnar se met à rugir et se met à frapper la porte de fer à l'aide de la tête très
vite en bouillie de l'homme brûlé, dont les hurlements cessent très vite.
Le guérillero sent qu'il a laissé son humeur prendre le dessus et qu'il n'aurait pas dû
éliminer ce passager du temps passé. Car il s'agit bien d'un passager, il le sait. Ces hommes
envoyés par des hommes de l'Ancien Temps pour savoir ce qu'il est advenu de la terre après
le grand cataclysme. Apparemment ils n'arrivent jamais à les faire revenir et ne parviennent
pas à communiquer avec eux.
Jibinias ne sait pas comment on ouvre ces portes vers le passé, et personne de son temps
n'a ce savoir.
Soudain le sang du crâne de l'homme brûlé sur la porte miroitante attire son attention.
Des mots ensanglantés apparaissent, dans une langue étrange. Jibinias commence à essayer
de les déchiffrer.

– Grand Peuple de Natéria Tuni, crie haut et fort le plus vieux sage de la ville monté aux
abords de la Vincide. Son visage émacié est entouré d'une tignasse blanche qui le fait
ressembler à un vieux lion, et il entretient sa barbe aux longes boucles grises pour
ressembler au vieil homme de la Vincide, comme tous les sages de Nateria Tuni.
– Le moment est important, et cette nouvelle l'est encore plus. Le dernier Guérillero

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Jibinias Casnar, fils du Dvorka Casnar, a découvert une des cinq portes de l'Ancien Temps.
Je vous rappelle à tous que ces portes disséminées sur la planète sont des portails vers
d'autres quand de notre monde. Les légendes parlent de portes ouvrant sur des mondes de
paix et d'autres ouvrant sur des enfers innommables. Le message que nous a transmis
l'Appel a apparemment été endommagé lors de son périple... Sûrement une résistance,
même si cela peut paraître incroyable. Nous ne savons donc pas si cette porte s'inscrit dans
ligne du Bien ou celle du Mal. C'est pourquoi nous devons prendre la décision suivante :
envoyer un Appel ou envoyer une délégation ? Tel est le choix que vous devez faire. Que
choisit le Peuple ?
Un nouveau murmure parcourt l'assemblée jusque-là silencieuse. et des bagarres
sanglantes éclatent.
Une voix s'élève soudain.
– Grand Sage, je demande Parole !
Le vieil homme jette un regard à ses condisciples puis fixe le grand homme aux
cheveux dorés qui vient d'attirer sur lui tous les regards.
– Parole t'est accordée.
– Pourquoi ces portes légendaires sont-elles si importantes ?
Un murmure de mille lèvres accompagne cette question.
– Elles ouvrent la voie aux savoirs de l'Ancien Temps, comme la lictricitine ou les
chariottes sans chameaux. Si nous avons accès à un passé, un passé de paix, je le précise,
notre civilisation pourra faire d'énormes progrès et sortir de ce désert Maudit qui nous
empêche de croître.
La voix dans la foule s'élève de nouveau.
– Et si la porte ouvre sur un monde de ténèbres.
La foule retrouve son silence, apeurée.
– Alors notre monde sera de nouveau plongé dans le chaos, jusqu'à la prochaine
éclaircie.
Un silence tendu suivit ces paroles.
– Il est temps de voter ! Crie avec emphase le vieux sage. Que ceux qui sont pour
envoyer un Appel crient de toute leur âme !
Une part importante de la foule pousse un grand ouoooohhh !!
– Que ceux qui sont pour envoyer une délégation crient à leur tour !
Une part plus importante encore crie !
Une fois le calme revenu, le grand sage annonce l'issu du vote.
– Une délégation de sages et de savants va partir pour aller inspecter cette porte, si
Jibinias Casnar ne l'a pas encore ouverte...
La foule murmure de nouveau, inquiète, tout en observant quelques hommes s'installer

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au pied de la Vincide.
Les six hommes de la délégation sortent de leur poche un Lanceur. Ils se doivent tous
d'en porter toujours un sur eux, et ils vont s'en servir pour la première et dernière fois de leur
vie, comme le Guérillero quelques instants auparavant.
– Peuple de Nateria Tuni, aux abris, se met à crier à pleins poumons le vieux sage.
La foule bat en retraite à contrecœur et regagne les sous-sols protecteurs de la ville,
achevant définitivement les corps inconscients qui jonchent le chemin depuis la dernière
remontée.
Une fois seuls au milieu de la grande place, les cinq hommes s'assoient tous dans la
même direction et soufflent chacun leur tour dans leur Lanceur. La Vincide se met à
rougeoyer et très rapidement, cinq petites boules de lumière fusent dans Nateria Tuni et
foncent dans le désert, détruisant de nouveau tout sur leur passage.
Les informations fournies dans l'Appel de Jibinias Casnar leur permettent de se diriger
sans problème vers la cabane, mais très vite, ils sentent que des ondes négatives ont envahi
le désert maudit.
Ils ne savent pas qu'un commerçant du Désert au sang fort a effacé au prix de sa vie la
partie du message de l'Appel qui annonçait le danger.

Le cœur enfiévré, Jibinias Casnar prononce à voix haute les cinq mots de la formule
inscrite en lettres de sang sur le métal. Un déclic retentit dans la porte. Il sent autour de lui
les molécules d'oxygène qui se contractent, qui s'affaissent, et il commence à manquer d'air.
La porte s'ouvre doucement, et des étincelles grésillent le long de l'épais panneau
d'acier.
Tétanisé, le Guérillero distingue avec effroi la vision d'un monde du passé qui s'offre à
lui. Ses yeux s'emplissent d'horreur et il perd tous ses moyens.
Une force magnétique se met à aspirer toute la réalité qui entoure la cabane du Désert
Maudit : la petite construction se brise en milliers de morceaux. Elle accroche dans son
sillage la dépouille de l'homme brûlé et brise du même coup les os de Jibinias alors qu'il
passe de l'autre côté, faisant ainsi un bond de plusieurs siècles dans le passé. Il touche le sol
de ce qui pour lui est la pire vision de l'Enfer qu'un homme puisse imaginer. Mais il est très
vite délivré par la mort et meurt avec soulagement dans cette époque ténébreuse.

Les cinq de Nateria Tuni stoppent leur avancée à quelques kilomètres de l'endroit où
Jibinias a lancé l'Appel. Ils ne peuvent avancer plus loin, de peur de basculer dans la
gigantesque brèche qui s'est ouverte dans le Désert Maudit. L'horizon est flouté par une
immense toile d'araignée magnétique qui laisse entrevoir entre ses mailles un monde rempli
d'horreurs et bouillonnant de fumées noires. La ligne du mal est bien distincte dans ce

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monde du passé. Des démons l'empruntent à une vitesse furieuse en hurlant.
Pétrifiés devant cette vision d'un monde maléfique, les cinq préfèrent rebrousser chemin
plutôt que de tenter un passage.
Ils sont tellement éloignés de Nateria Tuni qu'ils ne peuvent plus revenir à la même
vitesse qu'ils sont venus. La Vincide a besoin de plusieurs saisons chaudes avant de
récupérer toute sa force. Perdus dans les plaines désolées et brûlantes du Désert Maudit, ils
périssent rapidement et ne peuvent donc pas informer le peuple de Nateria Tuni de ce qui
s'est passé.

Le corps inerte gît sur au beau milieu de la nationale assombrie par une pluie battante.
Des voitures tentent de l'éviter mais finissent par se percuter de plein fouet, dans un fracas
de toiles froissées et d'os brisés.
L'identité du mystérieux cadavre responsable de l'accident ne sera jamais découverte et
la police décidera de classer l'affaire. Tous les effets personnels du mort seront conservés
dans un coffre, placé loin sous la surface de la terre, dans un bunker d'acier dont l'accès
n'est autorisé qu'à un nombre très restreint de personnes.
Bien des siècles plus tard, les expérimentations portées sur le petit objet fait d'un bois
inconnu changeront la face du monde et réduiront sa population humaine, végétale et
animale de 98%.

FIN

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DANS LE NOIR

Sa mère l'embrassa sur le front tout en finissant de le border et s'éloigna de son lit en
souriant dans la semi-pénombre. Elle s'arrêta sur le pas de la porte et se retourna une
dernière fois.
– Bonne nuit mon chéri.
– Bonne nuit m'man.
– Est-ce que je te ferme la porte ? dit-elle en commençant à tirer vers elle le battant.
– Non, laisse-la à moitié ouverte s'il te plaît, supplia-il.
– Bon, alors juste un petit peu.
Elle laissa un mince entrebâillement et partit. Nicolas tendit le cou pour apercevoir
jusqu'au dernier moment sa silhouette qui descendait l'escalier. Elle s'éloignait. Le bruit de
ses pas sur les marches s'estompait. Il était de nouveau seul à l'étage, perdu au milieu de
tous ces sombres recoins, avec comme seul rempart un lit et sa couette Pluto.
Il la tira jusqu'à son nez et observa pour la millième fois sa chambre plongée dans le
noir. Dans la journée, ce n'était pas la même chambre, pas du tout, et il lui arrivait même de
venir y jouer tout seul en fin d'après-midi, oubliant presque le fait que ses parents étaient en
bas et lui seul en haut.
La nuit noire faisait fuir sa vraie chambre et une autre chambre, qui lui ressemblait
beaucoup (Nicolas, à la différence de sa mère, voyait la différence) prenait sa place.
Ses peluches et poupées alignées sur le rebord de son armoire le fixaient de leurs grands
yeux vides, eux qui étaient si vifs et joueurs quand la lumière du soleil les réchauffait. Il
détourna le regard et porta l'attention sur ses posters de basket accrochés aux murs. Des
joueurs américains en pleine action le narguaient de leurs grandes pupilles sombres. Un des
athlètes semblait même lui sourire bizarrement. Nicolas se concentra sur la photo et sentit la
peur monter en lui. Ce jeune joueur des Indiana Pacers semblait vraiment le regarder, droit
dans les yeux. Sentant des picotements parcourir son petit cœur, il se força à regarder
ailleurs et ses yeux se posèrent sur son bureau.
Quelqu'un était couché dessus. Il plissa les yeux par deux fois et constata l'impossible
horreur. Une sombre silhouette allongée sur le côté en position fœtale lui tournait le dos. Il
commença à sentir l'angoisse couler dans ses veines. La silhouette respirait, il arrivait
presque à voir son flanc se soulever régulièrement.
La peur grandit en lui et sembla vouloir sortir, sous la forme d'un cri.
Il s'enfonça un peu plus profondément sous sa couette et la tira un peu plus sur son
visage. Une peur glacée s'insinua dans tous ses membres engourdis.
La chose allongée sur son bureau ne bougeait plus. Peut-être quelqu'un de mort, pensa

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son esprit qui s'efforçait de toute son énergie et bien malgré lui à imaginer les plus macabres
hypothèses. Un Indien scalpé ? Un tueur fou de grande taille qui n'a pas trouvé de place
pour se cacher convenablement ? Un clochard dévoreur d'enfant n'ayant trouvé que sa
chambre pour y passer la nuit, et qui sait, peut-être y trouver de quoi grignoter ?... Nicolas
se mit à transpirer.
Il eut le courage de sortir un avant-bras tremblant hors de la couette et attrapa le cordon
de sa lampe de nuit. Il alluma la lumière en se retenant de crier et de s'enfouir sous la
couette protectrice.
Des vêtements. Un paquet de linge sale que sa mère avait dû poser là pour faire une
lessive le lendemain matin. Sa peur s'estompa et il embrassa sa chambre du regard, pour
vérifier que rien d'autre n'aurait pu se révéler suspect une fois la lumière éteinte.
Une vieille poupée sur le rebord de l'armoire accrocha son regard. Elle avait bougé, il en
était sûr. La peur le reprit et il fit un bond sur lui-même quand l'ampoule de sa lampe de
chevet grésilla et s'éteignit.
De nouveau il était plongé dans le noir, avec une poupée vivante près de lui. Son cousin
lui avait parlé d'un film avec une poupée qui tuait des gens, un film qui faisait très peur
apparemment.
Il essaya de rallumer sa lampe mais l'ampoule était vraiment morte. Il perçut du coin de
l'œil un nouveau mouvement. Il ramena instantanément sa main sous la chaleur de la couette
et regarda vers la poupée. Elle avait bougé de place. Un instant il crut même qu'elle avait
disparu. À cette pensée, il sentit son dos se contracter sous la terreur qui l'assaillait. Il
s'emmitoufla plus que jamais dans la couette, tête comprise, et tendit l'oreille.
Soudain la lumière dans le couloir s'éteignit, plongeant la chambre dans une obscurité
presque totale. Il gémit mais n'osa pas se lever pour aller rallumer et encore moins appeler
sa mère. Il ne voulait pas qu'elle le prenne encore pour un gros bébé de huit ans. Des
dizaines de fois déjà il l'avait appelée en pleine nuit pour qu'elle vienne le rassurer.
Un bruit très léger lui parvint de l'armoire. Il chercha la maudite poupée du regard mais
ses yeux ne distinguèrent que des formes floues.
Un glissement
La porte de l'armoire coulissait lentement sur son rail. Tétanisé, il tendit de toutes ses
forces son ouïe et eut la terrible confirmation : quelqu'un ou quelque chose était tapi dans
son placard. Un horrible monstre qui attendait patiemment qu'il s'endorme pour le dévorer
tout cru. Nicolas pensa tout de suite au mystérieux marchand de sable dont sa mère lui avait
parlé un jour. Un homme sans nom qui venait voir les enfants la nuit. Cela l'avait toujours
terrorisé. Peut-être venait-il le chercher ce soir ?
Il crut entendre un rire. Un rire de petite fille, enfantin mais sinistre, qui résonna dans le
noir et trancha l'épaisse obscurité. Nicolas gémit et s'enfouit totalement sous la couette. Il se

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mit à pleurer doucement et redouta la chose qui allait sûrement soulever un pan de la
couverture ou le toucher avec ses doigts crochus à travers l'épais rembourrage. Dans son
abri noir et chaud, les sons extérieurs semblaient étouffés. Il crut entendre la porte de son
armoire se refermer après une longue glissade. Il entendit des bruits de pas, accompagnés de
rires démoniaques, qui résonnaient de plus en plus fort. Il enfouit sa tête dans ses mains et
essaya de penser à autre chose. Tout cela ne pouvait être réel, sûrement son imagination.
Quelque chose le toucha dans le dos et lui attrapa le bras. Il hurla et fut secoué de
tremblements, alors que la main le tirait toujours plus fort. Tétanisé, il se sentit glisser hors
du lit et la couette fut soudain arrachée à ses petites mains. Une vague de fraîcheur
parcourut sa peau alors qu'il hurlait toujours. Il ouvrit les yeux et contempla avec horreur
dans le noir la chose luisante qui l'avait tiré de son lit.
Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il tomba à la renverse sur la moquette épaisse.

Dans un demi-sommeil empli de cauchemars flous et affreux, il sentit de petites mains


maladroites le tirailler dans tous les sens, l'agripper, le griffer. Il voulait pleurer et hurler
pour alerter sa mère mais plus aucun son ne sortait de sa bouche. Elle était comme bouchée,
ou... cousue. Il replongea dans les marais d'une inconscience boueuse et nauséabonde et
sentit qu'il quittait son corps, qu'il perdait tous ses sens et le contact avec la réalité. Plus de
toucher, plus d'apesanteur. Ses hurlements s'étouffaient dans son cerveau avant même que
celui-ci n'émette l'ordre à la bouche de les proférer. Tout en lui semblait bouché et empli de
matière poussiéreuse et cotonneuse.
Encore les ténèbres. Sa conscience s'éteignit.
Ses yeux s'ouvrirent sur sa chambre plongée dans la clarté du petit matin qui filtrait à
travers les petites rainures des volets fermés.
Sa vue était changée, figée et immobile. Il se rendit compte avec horreur qu'il était
proche du plafond de sa chambre. Jamais il ne l'avait vu de si près. De petites toiles
d'araignée s'étiraient de-ci de là.
Pris d'une irrépressible panique qui ne voulait pas sortir, il se vit dans son lit, allongé
sous la couette. Se voir lui fit presque perdre la raison. Il essaya de bouger mais aucun de
ses membres ne répondit à son ordre. De toutes ses forces il fit pivoter son champ de vision.
La poupée le regardait avec un grand sourire rose cousu sur sa face de chiffon. Il essaya
encore de bouger mais son nouveau corps n'était pas relié à son esprit. Il tenta de hurler de
toutes ses forces mais rien ne sortit de sa bouche. Il essaya de bouger ses lèvres. Rien. Plus
rien.
Sa raison sur le fil du rasoir commença à se pencher au-dessus d'un grand vide, un trou
d'où il ne remonterait pas. Jamais. Il chuta.

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La mère de Nicolas pénétra dans sa chambre.
– On se lève là-dedans !
Tout de suite, elle remarqua sur le sol au pied de l'armoire une petite peluche qui était
tombée. Elle la ramassa et se hissa sur la pointe des pieds pour la remettre en haut de
l'armoire à côté des vieilles poupées de son fils.
Elle ne remarqua pas la lueur de folie dans les yeux de l'ourson.

FIN

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UN JEU D'ENFANT

Ils avaient repéré la maison la semaine précédant le casse. Henry, le cerveau, ou


disons, le moins bête des deux, avait préparé le coup comme d'habitude : n'importe
comment. Mais il ne s'en doutait pas, car toutes ses connaissances en matière de délits
provenaient des films de gangsters des années 50. Quant à Charly, on peut dire qu'il n'avait
que très peu de connaissances. Cette fois-ci, ils avaient volé une voiture garée devant une
belle maison, un gros break Lincoln très récent, et l'avaient ramenée quelques heures plus
tard, en pleine nuit. Henry avait eu un coup de génie, c'est en tout cas ce qu'il pensa avec
orgueil, après avoir déposé une petite enveloppe contenant un mot sur le siège passager,
rédigé à la main par sa gonzesse du moment, qui avait une bien plus belle écriture que lui (il
ne voulait surtout pas lui avouer qu'il ne savait guère écrire que son nom).
Voici ce qui y était écrit :

Madame, Monsieur

Je vous présente toutes mes excuses pour avoir emprunté sans votre permission votre
voiture et pour le souci que cela a dû vous causer. Ma copine fait des crises d'épilepsie et il
se trouve qu'elle a fait une de ses crises hier alors que nous passions devant chez vous. Pris
de panique, j'ai couru vers votre voiture qui était heureusement ouverte et je l'ai emmenée à
l'Hôpital Saint-Louis. La voiture n'a subi aucun dommage et j'espère que vous ne m'en
voudrez pas trop.
Pour me faire pardonner, je vous joins dans l'enveloppe deux billets pour la
représentation de Don Albertino Caesar au théâtre Penobscot qui aura lieu samedi
prochain. En espérant que cela vous plaira et compensera la gêne que je vous ai créée par
cet "emprunt".
Avec toutes mes excuses,
Cordialement.
S. F.

Il avait dit à sa copine de signer S.F. pour Scarface (la version originale bien sûr).

Postés à partir de 18h devant la baraque dans leur fourgonnette grise puant la frite froide,
Henry et Charly attendirent que les deux pigeons partent au théâtre.
Aux alentours de 19h, Charly n'en pouvait déjà plus de rester là à ne rien faire. Il sortit
discrètement un paquet de chips de la boîte à gants.
Henry siffla.

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– Encore en train de bouffer, putain je te jure...
Charly déchira doucement l'ouverture du sac, les yeux baissés, sans rien dire, et
commença à grignoter.
Henry regardait dehors, ne désirant pas rater un quelconque signe de départ des habitants
de la maison.
– On a une chance sur deux mon pote.
– Une chance de quoi ? répondit Charly tout en fourrant avec bruit sa grosse paluche
dans le paquet de chips.
– Une chance sur deux qu'ils aillent au théâtre, imbécile, dit Henry tout en regardant
Charly avec désespoir tout en secouant la tête de gauche à droite.
Charly arrêta d'agiter sa main dans le paquet.
– Bah quoi ? Pourquoi tu me regardes comme ça.
Henry leva les yeux au ciel et sortit un paquet neuf de Philip Morris de sa poche de
chemise. Il déchira l'emballage en plastique et sortit une cigarette.
– Rien laisse tomber. T'en veux une ? dit-il en il lui tendant le paquet dont deux
cigarettes dépassaient un petit peu.
– Non merci, répondit Charly en secouant la main, j'ai décidé d'arrêter, ma mère dit que
ça va me boucher les artères.
– Mais quel gros couillon, c'est toutes ces merdes que tu bouffes (il pointa de l'index le
paquet de chips) qui vont te bousiller la santé, et ta mère c'est pareil, elle est presque aussi
large que son plumard. Il tira une longue latte sur sa cigarette.
Charly fixa le pare-brise quelques instants, et recommença à piocher dans le paquet à
l'emballage de plus en plus gras, les yeux vides d'expression.

Vers 19h30, un homme et une femme bien habillés sortirent de la maison d'un pas vif et
guilleret. Les deux hommes dans la fourgonnette se baissèrent pour ne pas se faire voir.
Après tout une fourgonnette, ça pouvait paraître étrange dans une zone pavillonnaire où
toutes les baraques valaient plus d'un million de dollars.
Henry, tout en gardant sa main droite posée sur le crâne de Charly, se redressa de
quelques centimètres et observa le break Lincoln reculer dans l'allée puis disparaître au coin
de la rue.
– Tombés dans le panneau les zigotos, dit-il y tout en se redressant complètement.
– Henry t'es sûr qu'ils sont partis au machin ?
– T'as pas vu leurs fringues ! Sapés comme pour un cocktail ! Je pense pas qu'ils vont
faire un bowling en costard et écharpe de soie rouge.
– Ouais, mais peut-être qu'il reste du monde dans la maison ?
– Ecoute Charly, on verra bien. On n'a vu personne rentrer depuis qu'on est postés ici, et

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puis il n'y a pas d'autre bagnole garée devant. Alors à part des mouflets ou la grand-mère qui
comatte devant la télé, on n’a pas grand-chose à craindre.
– Peut-être qu'il y a un chien ? Un gros ? dit Charly tout en fronçant ses épais sourcils.
J'aime pas les gros chiens...
Henry regarda Charly d'un air désespéré.
– Bon, on va pas se prendre la tête avant même d'être entrés dans cette foutue baraque.
Je te dis que ça va être un vrai jeu d'enfants. Alors bouge ton gros cul, prends le sac et sors
les masques.
Charly attrapa à l'arrière le sac où ils rangeraient tout ce qu'ils trouveraient d'intéressant
et de valeur dans la maison. Il l'ouvrit et en sortit deux masques en plastiques représentant
un George W. Bush au sourire niais. Ils les enfilèrent et vérifièrent leurs armes.
– Tu as la matraque ? dit Henry d'une voix étouffée par le plastique du masque.
– Oups, j'allais l'oublier !
Henry soupira et vérifia que son petit automatique glissé sous sa ceinture était bien
chargé.
– C'est bon t'es prêt ?
– Oui c'est bon on peut y aller.
Henry vérifia une dernière fois que la rue était bien déserte.
Les deux hommes sortirent du véhicule et trottinèrent jusqu'à l'entrée de la maison. La
nuit était en train de tomber et il y avait peu de chances qu'on les aperçoive.
Ils arrivèrent devant la porte. Henry tourna la poignée et la porte s'ouvrit tout
doucement.
– Putain c'est ouvert ! murmura Charly, tout excité de ne pas avoir à casser un carreau. Il
avait toujours peur de se blesser.
– Ta gueule putain ! Si c'est ouvert, c'est qu'il y a sûrement quelqu'un à l'intérieur,
murmura Henry en se retenant de frapper Charly au visage.
– Ah mince alors... Vaut peut-être mieux qu'on se tire non ?
Henry lui jeta un regard noir.
– On va y aller tout doucement, tu restes derrière moi, et tu fermes ton clapet, compris ?
Charly hocha la tête à contrecœur. Il ne le sentait pas ce coup.
Ils pénétrèrent dans le hall d'entrée et Henry referma la porte derrière lui avec douceur.
Les deux hommes découvrirent avec stupéfaction le superbe intérieur rempli de bibelots
antiques et de vases anciens posés sur des consoles en bois verni et recouverts de
marqueteries fines. Les murs étaient tapissés de portraits de famille apparemment anciens au
vu des accoutrements portés par les différents aïeuls immortalisés sur les toiles.
Un grand escalier aux larges marches anciennes recouvertes d'un tapis blanc menait à un
étage plein de promesses pour les deux voleurs.

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Henry sourit et Charly imita sans le savoir son complice derrière son masque.
– Va falloir qu'on trouve un autre sac si on veut tout embarquer hein ? dit tout bas
Charly, au comble de la joie.
Henry porta son index à sa bouche pour lui signifier de garder le silence. Ils pénétrèrent
dans le salon à pas feutrés tout en regardant partout afin de déterminer ce qu'il y avait de
plus petit et surtout de plus précieux à piquer.
Un bruit de pas se fit entendre au-dessus de leur tête.
Les deux hommes s'immobilisèrent.
– Y a quelqu'un merde ! gémit tout bas Charly.
– Ta gueule putain ! lui murmura Henry à travers le masque.
Des petits pas rapides résonnèrent de nouveau. Henry se rapprocha de Charly.
– Je crois que ce sont des gamins. Va falloir les bâillonner si on veut être tranquilles...
On dévala l'escalier. Les deux hommes, tétanisés, n'eurent même pas le temps d'aller se
cacher.
Un petit garçon d'environ six ans pénétra dans le salon et vit tout de suite les deux
hommes masqués. Étonné, il s'arrêta net et les observa d'un air curieux.
– Christina, appela-t-il d'une voix joyeuse qui surprit les deux hommes toujours
immobiles. Je te l'avais bien dit qu'il y avait des gens en bas. Le gamin regardait les deux
hommes avec intérêt.
On dévala de nouveau les marches de l'escalier à toute vitesse et une petite fille d'une
dizaine d'années apparut aux côtés de son frère, souriant de toutes ses dents non tombées.
– Oh, dit la petite fille comme si elle venait de découvrir une jolie chose, ce sont des
voleurs, et ils sont grands !! Elle se mit à rire, et fut très vite imitée par son frère.
Les deux hommes, incrédules, se regardèrent mais ne purent distinguer l'expression de
l'autre, à cause des masques. Henry décida de prendre les choses en main, et il tapa dans ses
mains.
– Bon, salut les gosses, on est juste venus prendre deux trois choses dans la maison,
alors si vous voulez qu'on soit gentils avec vous, vous allez vous enfermer dans le grand
placard de l'entrée et attendre qu'on parte avant d'en sortir, d'accord ?
Les deux enfants se jetèrent un bref regard et se mirent à pouffer tout bas tout en se
chuchotant des petits mots à l'oreille, apparemment amusés comme si Henry avait une bille
de clown.
Charly remarqua à travers les petites fentes de son masque quelque chose d'étrange dans
l'allure des deux enfants, mais ne put déterminer quoi exactement.
– LA FERME les mômes, gueula Henry, fermez vos petites gueules avant que je vous la
scotche okay ? gronda Henry que la situation commençait à énerver. Il sortit son pistolet et
visa les deux enfants. Maintenant on arrête les conneries et on va gentiment se cacher dans

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le placard d'accord ? dit-il sur un ton faussement doux, tout en secouant son pistolet en
direction de l'entrée de la maison.
– Allez, bougez votre cul si vous ne voulez pas vous prendre un pruneau dans votre jolie
petite gueule, dit-il en s'avançant vers eux.
Charly quant à lui ne bougea pas. Il venait de voir que le petit garçon avait de très longs
ongles. Et très pointus. Il vit Henry se rapprocher des gamins, ne se doutant pas du danger
qui l'attendait.
– Henry, FAIS GAFFE !! Cria-t-il alors que le jeune garçon ouvrait grand une gueule
remplie de dents effilées plantées dans des gencives animales.
Henry se figea en entendant crier Charly derrière lui et eut à peine le temps de se
protéger le visage : le garçon hilare lui sauta au cou, plantant de longues griffes dans sa
nuque et commença à s'attaquer au masque en plastique à coups de dents frénétiques, tout en
poussant des éclats de rire dont seuls les jeunes enfants ont le secret, et qui témoignaient du
plaisir que prenait le garçon à s'attaquer à un adulte.
Il pleura de douleur en essayant de déloger le satané gamin mais il était vraiment soudé à
lui, les mains plaquées et profondément enfoncées dans sa nuque. Le sang coulait
abondamment dans son dos. Derrière lui, Charly hurla de terreur devant le spectacle
impossible auquel il venait d'assister. Le gamin avait bondi comme un singe sur ressorts et
semblait bien décidé à dévorer la tête d'Henry.
"C'est pas possible, j'vais m'réveiller" se dit-il intérieurement, tout en reculant
inconsciemment.
Son hurlement redoubla de puissance quand il vit la gamine se faufiler entre les fauteuils
et les guéridons pour s'occuper de son cas. Il partit en courant le long de la pièce et
déboucha dans une longue et majestueuse salle à manger, où une immense table en chêne
massif qui aurait sûrement pu accueillir une vingtaine de convives s'étendait d'un bout à
l'autre. Il commença à renverser quelques lourdes chaises en bois pour bloquer le passage à
la fillette, mais celle-ci bondissait déjà jusqu'à lui, une immense langue granuleuse et
ondulante comme un lombric semblant vouloir s'échapper de sa bouche distendue. Il tomba
à la renverse et s'effondra entre deux chaises, se cognant le dos et la tête. Déjà la fillette était
sur lui. Il loucha sur l'horrible sangsue qui lui servait de langue et qui se rapprochait
dangereusement de son nez. Une bouche pleine de petites dents rougeâtres et sales s'ouvrait
à l'extrémité de la bestiole et semblait avide de chiquer le museau du pauvre voleur.
Il sentit une force gluante et gigotante déchiqueter le masque et s'enfoncer dans sa
bouche, l'étouffant instantanément entre ses cris et le vomi qui remonta de ses entrailles. Sa
dernière pensée fut pour la petite fille qui continuait à rire et à s'amuser, tout en laissant sa
monstrueuse et vivante langue s'enfouir dans sa gorge et dévorer ses organes.
Dans le salon, Henry aussi arrêta de crier. Le garçon venait d'atteindre son morceau

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favori. La cervelle. Il en laissa néanmoins un peu pour plus tard.

À 23h45, la voiture se gara doucement dans l'allée et les phares s'éteignirent,


replongeant la façade de la belle maison dans l'obscurité. Le couple très chic sortit et
remonta l'allée d'un pas lent. Une lumière vaporeuse se déclencha automatiquement au-
dessus de la porte d'entrée à leur arrivée.
– C'était formidable, dit la femme tout en prenant la main de son mari dans la sienne,
quelle chance d'avoir eu ces places.
– Dommage qu'on n’ait pas pu emmener les enfants, lui répondit son mari, qui avait déjà
posé sa main sur la poignée.
– Oh ? Tu crois que ça leur aurait plu ?
– Je ne sais pas, et puis ils aiment tellement rester jouer à la maison, dit-il tout en
ouvrant la porte.
Sa femme sourit alors qu'ils entraient dans la maison, s'essuyant les pieds sur un
paillasson rouge.
– Ouhou, on est arrivés ! chantonna la femme tout en enlevant son manteau.
Deux voix enfantines jaillirent en même temps, toutes deux pleines de joie et de bonne
humeur.
– On est dans la cuisine !
Les deux parents s'y dirigèrent en se tenant par la taille. Les restes des deux corps des
cambrioleurs étaient allongés par terre, bien entamés et gisant dans une mare de sang
maintes fois piétinée. Les deux bambins avaient commencé à débiter les meilleurs morceaux
à l'aide de grands couteaux aux lames impressionnantes. Agenouillés par terre pour
effectuer leur besogne, ils levèrent leur visage barbouillé de sang et sourirent de toutes leurs
dents à leurs parents, qui éclatèrent de rire devant cette sacrée surprise.
L'homme se tourna vers sa femme.
– Ça tombe bien ça, on a bien fait de ne pas dîner ! lui dit-il avant d'enlever sa veste et
de retrousser ses manches.
– Quand même, dit la mère la mère à ses enfants tout tachés de sang, vous auriez quand
même pu vous changer.
Les deux parents affamés s'agenouillèrent et aidèrent leurs enfants à vider les corps
avant la cuisson.

FIN

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LES DEUX PORTES

Marie travaillait de nuit comme aide-soignante dans une maison de retraite entourée de
vignobles, perdue en pleine campagne. C'était son premier poste dans ce type
d'établissement mais elle s'était très vite habituée aux horaires et à la solitude inhérente à
son poste. Elle prenait son service à 21h et le terminait vers les 7h du matin. Marie rentrait
alors chez elle épuisée, les yeux lourds, et se couchait seule dans le grand lit encore tiède de
la présence de son mari. Lui commençait comme tout le monde vers 8h, ce qui faisait qu'ils
ne se voyaient presque pas. Dans ses rêves, Marie partageait avec son homme les instants
qui ne leur appartenaient plus.
Durant sa première semaine de travail Marie était assez inquiète lorsque ses collègues
du soir quittaient l'établissement, vers 21h15.
Ils la laissaient seule avec tous les patients couchés dans leur chambre, seule dans les
sombres couloirs vides de vie et silencieux. Seule dans ce vieux bâtiment qui semblait hanté
et plein de sombres recoins, isolé à plusieurs kilomètres des premières habitations.
Parfois elle devait changer les lits des vieillards qui s'étaient souillés, mais le plus
souvent ses nuits étaient vides d'animation. Elle s'occupait en faisant un peu de ménage dans
le foyer et les couloirs, et parfois elle bouquinait ou faisait des mots croisés.
Il lui arrivait d'avoir la frousse. Le bâtiment était assez vieux et la nuit de nombreux
bruits de toutes sortes résonnaient et craquaient dans les planchers et les murs. Elle restait
souvent aux aguets, traquant le moindre son suspect. Il lui arrivait de se retourner
brusquement pour vérifier que la présence qu'elle croyait sentir dans son dos n'était pas
réelle, et quelquefois elle entendait une faible voix gémir ou pleurer, sans savoir d'où cela
venait exactement. Elle inspectait alors toutes les chambres une par une pour parfois
constater que tout le monde dormait et que personne ne pleurait. Les lieux regorgeaient de
mystères mais elle n'était pas très désireuse de les découvrir.
Marie aimait son métier et respectait les personnes âgées dont elle avait la charge, les
plus conscientes comme les plus déconnectées du monde réel. Elle ressentait de la tristesse
devant la souffrance de ces gens tenus en vie par les médicaments et les traitements, qui
n'ont presque plus conscience d'eux-mêmes et du monde qui les entoure. Elle avait noué de
nombreux liens forts avec certains patients insomniaques ou réfractaires à leur comprimés
pour dormir.
Elle détestait les voir régresser pour retrouver les attitudes et les raisonnements
d'enfants en très bas âge.
Certains pensionnaires complètement fous la prenaient pour quelqu'un de connue
comme Lady Di ou Catherine Deneuve. Des fois ils la reconnaissaient comme membre de
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leur famille : une mère, une fille, et parfois même un frère ou un fils.
La dégénérescence qui régnait dans certaines chambres était palpable : elle flottait
dans l'air comme un poison à la fragrance mortelle, et semblait recouvrir les murs aux
couleurs tristes d'une épaisseur d'humidité puante.
Les pensionnaires qu'elle gardait attendaient la mort, mais la plupart l'ignoraient. Elle
ressentait de la pitié en les voyant jouer avec leurs excréments avec un air enfantin. Elle
était en colère contre la vie elle-même, cette vie qui dénature les personnalités de ces gens
autrefois doux et intelligents, et qui les faisait parfois grogner d'un plaisir malsain quand on
leur faisait leur toilette intime.
Malgré toute cette noirceur, Marie était satisfaite d'aider et d'avoir à sa seule charge
pendant la nuit toutes ces personnes en manque d'espoir et d'amour.

Lors d'une chaude et moite nuit d'été, dans une des chambres d'un patient très malade,
Marie vécut un événement qui allait changer le cours de sa vie.
La soirée avait commencé normalement, comme tant d'autres. Les fenêtres du grand
couloir étaient entrouvertes, faisant ainsi pénétrer dans l'établissement silencieux le concert
des grillons. Après son petit tour d'inspection, elle fit un peu de ménage dans la salle à
manger puis se fit du café vers les deux heures du matin.
Elle était plongée dans un roman de Mary Higgins Clark quand une des chambres
sonna. Celle de M. Thibault. Elle se leva pour aller voir ce qu'il voulait.
Devant la porte de M. Thibault, une pensionnaire, Mme Dessagne, semblait affolée.
Elle portait ses pantoufles roses et était vêtue de son habituelle robe de chambre. Elle
piétinait sur place et frottait nerveusement ses doigts meurtris par l'arthrite. Elle aperçut
Marie qui arrivait.
– Ah ma fille, venez vite, ils sont venus le chercher ! dit la vieille femme d'une voix
qui trahissait son anxiété tout en agitant ses mains pour que Marie la rejoigne. Dépêchez-
vous donc !
– Qui est venu chercher M. Thibault Mme Desagne ? Et puis d'abord que faites-vous
donc debout à cette heure là ? Il est très tard ! dit Marie en se rapprochant d'elle.
– Je sais bien qu'il est tard, mais je regardais l'émission sur les arnaques – j'aime bien
le présentateur – quand j'ai entendu du bruit dans la chambre de mon voisin.
– Eh bien on va voir ce qui se passe, dit Marie tout en posant la main sur la poignée de
la porte de M.Thibault.
La vieille dame interposa son corps frêle entre la porte et Marie.
– Henri n'est pas tout seul. Ils sont venus le chercher. Je le sais, je les ai entendus.
Marie essaya de pousser doucement Mme Desagne mais l'autre résista.

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– Mais qui est venu le chercher Mme Desagne ? Vous avez dû entendre la télévision
dans sa chambre ! Personne ne traîne dans l'établissement à cette heure là !
La vieille femme la regarda sans rien dire puis fit deux pas de côtés pour laisser Marie
rentrer. Cette dernière ouvrit la porte avant de se retourner.
– Allez vous coucher Mme Desagne, il est tard, demain vous allez encore avoir une de
vos migraines.
Après que sa patiente fût rentrée dans sa chambre, elle pénétra dans celle de M.
Thibault.
Tout était sens dessus dessous. Le vieillard était écrasé contre le mur du fond, à moitié
enroulé dans sa couverture souillée par les excréments et l'urine. Marie se précipita et l'aida
à se redresser.
– Vous allez bien M. Thibault ? demanda-t-elle assez fort, l'homme étant quasiment
sourd des deux oreilles.
– M. Thibault ? Vous m'entendez ? M. Thibault ?
Il avait les yeux révulsés et Marie sentit un haut-le-cœur grimper le long de sa gorge à
la vue du blanc sanglant des globes oculaires cerclés de croûtes jaunâtres. Elle le secoua
légèrement et commença à paniquer. L'homme se mit à gémir, sans toutefois reprendre
vraiment conscience.
Elle l'agrippa sous les aisselles et le hissa avec difficulté sur son lit, centimètre par
centimètre. Elle était assez petite et mince mais elle avait hérité de la force de sa mère, elle
aussi aide-soignante dans son temps.
Elle allongea le vieillard et lui prit le pouls.
Très faible.
Le cœur battant, elle sortit de la chambre en courant et alla jusqu'au standard pour
alerter le médecin de garde.
Attente au bout du fil.
Ses genoux se mirent à trembler.
Le médecin décrocha enfin.
Il lui répondit de se calmer et qu'il ne pouvait être sur les lieux avant une vingtaine de
minutes. Il avait déjà une urgence sur les bras à gérer.
Elle raccrocha d'un geste sec.
– Et zut !!
Déçue et nerveuse, elle retourna rapidement dans la chambre saccagée et s'approcha du
lit de son patient. Sa respiration était très faible mais elle pouvait voir sa poitrine décharnée
se soulever irrégulièrement. Les yeux fermés, il semblait dormir.
Marie toucha son front.
Le vieillard ouvrit brusquement des yeux fous totalement injectés de sang et fixa le

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mur en face de lui avec intensité, la face très vite déformée comme s'il était pris d'une
terreur sans nom. Son corps se mit à trembler très fort. Les rambardes métalliques du lit
médicalisé se mirent à grincer.
Des larmes de sang se mirent à couler le long de ses joues ridées, puis tout doucement,
alors que le tremblement de ses membres ralentissait, il marmonna quelques paroles quasi
inaudibles et s'affaissa d'un coup contre ses oreillers en bataille.
Ses yeux restèrent entrouverts et il mourut avec une horrible expression de peur sur les
traits.
Affolée et sous le choc, Marie resta là quelques instants sans savoir quoi faire. C'était
la première fois qu'elle voyait quelqu'un mourir sous ses yeux. Elle reprit le contrôle en
entendant le son tonitruant de la télévision de Mme Desagne, de l'autre côté de la cloison.
Elle repartit dans le couloir d'un pas incertain pour prévenir le docteur. Avant qu'elle
ait atteint le bout du couloir, elle entendit un petit cri étouffé. Elle se retourna. Un nouveau
cri, plus fort, retentit dans le couloir. Elle fit demi-tour et avança doucement, tendant
l'oreille en passant devant les portes closes. Elle arriva devant la chambre du mort et
entendit un nouveau cri sourd. Ça venait de cette chambre, elle en était persuadée. Pour en
être vraiment sûre elle appuya son oreille contre la porte de la chambre de Mme Desagne
mais n'entendit aucun bruit. Elle avait éteint sa télévision.
Elle commença à sentir la peur s'insinuer dans son ventre et se demanda si M. Thibault
était bien mort. C'était préférable d'en être sûr avant de commencer sa toilette mortuaire, lui
suggéra son esprit en panique.
Elle pénétra dans la pièce à pas lents et se rapprocha du lit.
Au plafond l'ampoule grésilla, plongeant ainsi la pièce dans une obscurité
tremblotante.
Des ombres aux formes étranges se dessinèrent sur les murs.
L'expression sur le visage du mort avait légèrement changé : la peur peinte sur ses
traits semblait être encore plus terrible qu'avant. Ses mâchoires étaient tendues et ses
sourcils froncés. Marie se pencha lentement vers lui, tremblante, pour prendre son pouls.
Le cadavre se redressa brusquement. Elle cria de surprise et de peur. Un bras
squelettique jaillit et attrapa son poignet qu'il serra très fort. L'homme ouvrit les yeux, des
yeux au regard qui l'hypnotisa un court instant. Elle vit dans leur iris des choses affreuses et
semblant venir de très loin.
– La porte !... marmonna le vieillard d'une étrange voix nasillarde.
Marie essaya de dégager son bras, mais le mort la serrait trop fort. Elle se mit à gémir
et perdit le contrôle sur elle-même.
Il la tira vers lui, rapprochant son visage du sien, comme s'il voulait lui parler à
l'oreille.

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Marie sentit une odeur de brûlé émaner de sa bouche.
– La porte ma fille ! Celle de gauche !! Tu m'entends ? (il se mit à la secouer et à lui
tordre l'avant-bras) N'oublies jamais ça ! Celle de gauche !!
Brusquement il lâcha le bras de Marie et s'effondra sur lui-même, comme si ce
terrifiant échange post mortem l'avait vidé de son énergie et faisait se ratatiner son corps
petit à petit.
Marie resta quelques instants pétrifiée et choquée par ce qui venait de se passer.
Elle éclata en sanglots et sortit de la chambre en courant.
Le médecin de garde qui arriva quelques minutes plus tard trouva Marie prostrée dans
le bureau des transmissions, sous le choc. Après l'avoir écoutée, il alla constater le décès
puis revint lui expliquer qu'elle avait dû croire le vieillard mort la première fois alors qu'il
était juste inconscient. Elle essaya de lui expliquer l'horreur qui s'était peinte sur le vieux
visage ainsi que l'étrange lueur de son regard, mais le médecin l'assura que M. Thibault
n'avait pas ressuscité, même pour un court instant.

Par la suite peu de personnes, son entourage comme ses collègues, crurent l'histoire de
Marie. Pendant de longs mois elle repensa à ce que lui avait dit le mort, car elle était bien
persuadée qu'il était décédé quand il lui avait parlé de la porte. La porte qu'elle devait
emprunter.
Celle de gauche.
Souvent dans ses rêves elle voyait des portes par centaines, et elle entendait des voix
terrifiantes lui murmurer de prendre celle de droite, et des fois celle de gauche, si bien qu'à
son réveil elle ne se rappelait plus très bien laquelle était la bonne.

Quelques mois après cet événement, Marie eut un accident de voiture, au cours duquel
elle fut légèrement blessée à la hanche.
A son réveil dans la chambre d'hôpital, elle se rendit compte avec stupéfaction qu'elle
ne savait plus si le mort lui avait dit de prendre la porte de droite ou celle de gauche.
L'accident n'avait pas fait trop de dommages mais avait quand même effacé la petite parcelle
de mémoire qui correspondait à cette information. Elle tritura ses souvenirs sans succès et
finit par questionner son mari et toutes les personnes qui étaient au courant de l'affaire. Mais
personne ne se le rappelait clairement. Certains jours elle se souvenait que c'était la gauche
et des fois la droite, si bien qu'elle ne retrouva jamais la vérité.
Au bout de quelques années elle commença à oublier cette histoire et se concentra sur
sa famille et ses enfants.

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Une nuit de sa quatre-vingt deuxième année, Marie se réveilla en sueur vers les cinq
heures du matin. Elle était dans son grand lit qu'elle occupait seule depuis la mort de son
époux cinq années plus tôt.
Elle sentit qu'elle n'était pas seule dans sa chambre. Quelqu'un se tenait entre la porte
et l'armoire. Elle entendait sa respiration, rauque et saccadée. Elle se blottit sous ses
couvertures, les membres tremblants et la raison à la dérive.
Elle entendit le bruit humide de la bouche de l'intrus qui venait de s'entrouvrir. Il
commença à parler mais elle ne put entendre ce qu'il avait à lui dire.
Elle sentit en elle un souffle glacial et mordant irradier dans ses organes. Elle comprit
très vite ce qui allait se passer mais ne paniqua pas. Elle avait peur de mourir mais se sentait
prête. Soudain un poids immense frappa son cœur fatigué et elle ferma les yeux.
Dans le noir de la chambre l'intrus finit sa phrase, puis disparut comme il était apparu.

La chute est longue, très longue, et elle ne voit pas la fameuse lumière au bout du
tunnel dont tant de personnes ont parlé après être miraculeusement revenues de leur voyage
final. Elle tombe et se sent libérée de son enveloppe charnelle, restée là-haut pour rassurer
ses proches. Elle descend à une vitesse vertigineuse et aperçoit parfois dans les ténèbres
tourbillonnants des visages connus et aimés, des paysages du passé qui appartiennent au
monde du dessus qu'elle vient de quitter. Elle se sent sourire mais elle n'a plus de bouche ni
de lèvres à étirer. Sa course folle vers les profondeurs ralentit brusquement et elle
commence à avoir conscience de ce qu'elle est désormais : elle n'a plus de corps mais elle
sent ses cinq sens toujours opérationnels, et très vite elle oublie les réflexes corporels de
son ancienne vie. Soudain, la lumière apparaît, une lumière bleutée avec deux petites
ombres au milieu. Elle se rapproche lentement et voit la lueur grossir dans le noir qui
l'entoure. C'est avec stupéfaction qu'elle distingue ce que sont vraiment les deux ombres sur
le fond : deux portes aux battants plus foncés que la lueur qui les entoure. Elle s'arrête à
quelque distance des deux portes quand sa mémoire s'ouvre sur le passé : elle se souvient
du vieillard revenu des morts pour lui parler de la porte, mais son inconscient se refuse à
lui donner la seule information dont elle a besoin : laquelle choisir ? Elle hésite puis se
dirige inconsciemment et avec curiosité vers celle de droite. Une part d'elle qu'elle ne
saurait nommer saisit la poignée en fer blanc et la tourne lentement vers la gauche. La
lueur bleue qui éclaire la scène s'assombrit soudain. Elle voit le battant s'ouvrir et elle
regrette aussitôt son choix en voyant ce qui l'attend de l'autre côté. Elle se sent happée une
nouvelle fois dans un tourbillon de noirceur. Elle hurle d'horreur mais aucun son ne sort de

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sa bouche, car elle n'en a plus, et elle comprend trop tard qu'elle n'a pas ouvert la bonne
porte.
Celle de gauche.

FIN

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LA VILLE ENDORMIE

Cette traversée des Etats-Unis dont Christopher avait toujours rêvé s'était jusqu'à présent

bien déroulée, et tout l'argent qu'il avait mis exprès de côté pendant ses trois années d'études
se révélait bien suffisant pour couvrir ses frais de nourriture et d'hébergement le long des

divers states nord-américains. Il avait de temps en temps son père au téléphone, quand son

portable captait, ce qui était rare dans des régions comme l'Arkansas ou l'Oklahoma. La
France ne lui manquait pas et il se sentait bien dans ces contrées hors du temps.
Trois semaines après son départ de Philadelphie en auto-stop, il avait échoué dans une

ville au nom imprononçable, dont l'existence n'était même pas mentionnée sur sa carte. Le

routier ricain qui l'avait largué là avant de prendre une autre direction lui avait assuré qu'il y

trouverait un hôtel pour pas cher, mais son accent du sud avait sûrement masqué certaines

nuances que Richie, en bon Français, n'avait pas saisies.

Accueilli par une pluie battante et quasi huileuse, il longe l'interstate 48 jusqu'à un

panneau grisâtre où est inscrit en anglais : " Bienvenue à Brijeklort - 13 habitants - Son

étang - Sa tannerie ".

Brijeklort, ça sonne plutôt suédois, se dit Christopher, tout en continuant sa route sous la

pluie. Son imper commence à prendre l'humidité et il s'inquiète pour le contenu de son sac à
dos.

Un pick-up blanc crasseux le double mais il ne peut distinguer le visage de son

conducteur, masqué par des vitres apparemment peu habituées au nettoyage. Les phares du

pick-up se noient très vite dans le déluge mais éclairent un bref instant à travers un rideau
d'eau obscurci par le jour déclinant les premiers bâtiments de la ville.

Il s'essuie les yeux et les plisse tout en marchant. Il distingue quelques commerces qui

longent la route : un café-restaurant toutes lumières éteintes, un motel à l'enseigne


clignotante, deux ou trois masures grisâtres et une sorte de grand entrepôt désaffecté aux

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proportions assez étonnantes par rapport aux autres édifices.

Un vrai trou perdu en plein désert, pense-t-il avec un mélange d'excitation et


d'inquiétude. Il a traversé plusieurs villes et hameaux atypiques depuis le début de son

périple mais celle-ci semble différente. Il a soudain l'impression d'être enfin rentré dans un

film, où l'étrange n'est pas un décor mais bel et bien la réalité, et que n'importe quoi
d'extraordinaire peut se produire. Il sourit intérieurement et essaye de faire abstraction de la
pluie.

A l'horizon, là où l'interstate rejoint le ciel boueux, un éclair éclate et illumine un bref

instant le centre-ville de Brijeklort.


Christopher frissonne à la vue de ce qu'il se rappelle avoir vu dans un épisode de la

Quatrième Dimension : une ville fantôme où des buissons d'herbes du désert possédés

étaient emportés par des vents contradictoires, pourchassant les inconscients qui s'étaient
égarés dans ce lieu maudit. Il sourit intérieurement à cette idée et continue de marcher droit

devant lui. Il aperçoit au loin le pick-up, qui ne s'est apparemment pas arrêté en ville.

Christopher atteint le Café-restaurant et s'abrite sous un auvent vert passé et couvert de

chiures d'oiseaux où l'on peut encore lire Big Dog Coffee. Il enlève sa capuche et s'éponge le

visage avec un mouchoir en papier. Il commence à faire sombre.

Il se retourne et se rapproche de la baie vitrée qui longe la salle de l'établissement. Il ne

distingue rien d'autre que du mobilier de restaurant poussiéreux mais en bon état. Il va à la

porte d'entrée où un petit écriteau rectangulaire scotché à la vitre indique Ouvert. N'osant
pas entrer, il frappe trois coups secs et attend nerveusement de voir apparaître quelqu'un. Au
bout de vingt secondes sans réponse, il frappe de nouveau, plus fort, mais personne ne vient.

Il se détourne de la vitrine quand une ombre passe à l'extrémité de son champ de vision,

dans le bar. Il sursaute et se retourne, manquant glisser sur le sol trempé. Il plisse les yeux
mais plus rien ne bouge derrière les vitres sales. Sûrement un chat. Il a le cœur battant.

Christopher remet sa capuche en place et franchit la rue pour rejoindre l'entrée du motel.

En plein milieu de la chaussée gît une étrange charogne informe dont le processus de
décomposition semble avoir été accéléré par la pluie. Il détourne le regard avec dégoût.

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Le bâtiment gris s'étale sur une longueur d'environ cinquante mètres, avec des petites

fenêtres aux volets abîmés et tous fermés. Une enseigne lumineuse indique en clignotant un
approximatif "Rose Day Inn motel - 12 chambres", dont le mot Day reste éteint. Sur la

façade qui aurait bien besoin d'un ravalement, un carillon en forme d'écureuil marron trône

au-dessus de la porte de l'accueil. Il tire sur une chaîne rouillée et l'écureuil se met à osciller
de gauche à droite. Une mélodie assourdie et désaccordée suinte de l'immonde animal en
plâtre, ce qui met Christopher mal à l'aise. Cette musique hideuse n'a rien à faire dans cette

ville déserte, elle semble prendre trop de place, comme si tout d'un coup mille sirènes

avaient explosé en un vacarme capable de réveiller un mort. Il se hisse sur la pointe des
pieds et immobilise le carillon. La musique stoppe net. Sa sensation d'être dans un film

s'accentue mais cela commence à le mettre sérieusement mal à l'aise.

Il attend quelques instants puis essaye d'ouvrir la porte, en vain. A côté, il jette un coup
d'œil à travers les fentes d'un volet mais tout est noir à l'intérieur.

Déçu et de plus en plus trempé, il part en direction des quelques maisons, son espoir de

rencontrer quelqu'un s'amenuisant petit à petit. La nuit commence à tomber et Christopher

se met à craindre de devoir passer la nuit dehors, dans cette sinistre ville déserte plongée

sous le déluge.

Il retraverse la chaussée et se rapproche de la première maison. La pluie dégouline le

long des murs décrépis, laissant de blafardes traces du toit jusqu'aux fenêtres aux volets

fermés. Des bacs à fleurs sont renversés à même le sol et sont envahis de mauvaises herbes.
Les quelques couleurs des fleurs subsistantes semblent noyées dans des flaques d'eau
sombres où grouillent de petits moucherons.

Christopher monte les trois marches qui mènent à la porte d'entrée et sonne. Un son de

cloche synthétique assourdi retentit dans la maison. La peur s'insinue dans son esprit et il se
demande s'il veut vraiment voir quelqu'un lui ouvrir la porte de cette triste maison. Il résiste

de toutes ses forces pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Il souffle un coup pour se

donner du courage et ce qui dessine sur son visage un sourire jovial.


Un nom presque effacé est inscrit sur la sonnette : "M. et Mme Hears". Il se demande où

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diable ces gens sont passés.

Il entend un craquement à l'intérieur qui le fait sursauter, faisant resurgir sa peur. Il


étouffe un petit cri et recule de deux pas. C'est là qu'il voit le paillasson, où est inscrit un

Bienvenue masqué par de sombres taches séchées.

– Y a quelqu'un ? dit-il d'une voix enrouée et asséchée. Il s'avance doucement et donne


trois petits coups sur la porte.
– Hé Ho ! Y a quelqu'un ? Il attend, tendu. Un bruit étrange lui parvient de la porte. Il se

rapproche et colle son oreille contre le panneau de bois humide et sursaute : on gratte le

battant de l'autre côté.


Pris d'une peur acide, il saute les marches d'un bond et regarde la maison tout en

reculant sur la route, où il trébuche sur un morceau de bois. Etonné, Il le ramasse et sa peur

grandit quand il se rend compte qu'il tient dans les mains une croix formée de deux bâtons
noués en leur point de jonction par une ficelle pendante. Il jette le curieux bout de bois au

loin et s'éloigne de la maison rapidement, tout en jetant des regards en arrière tous les deux

mètres. Il y avait bien quelque chose dans cette maison, ou quelqu'un, mais il a tout sauf

envie de rencontrer des gens qui grattent aux portes avant d'ouvrir.

Une sourde peur au ventre, il décide de reprendre l'interstate jusqu'à la prochaine ville,

préférant mille fois marcher de nuit plutôt que rester dans ce trou affreux. Il sort son

portable de la poche intérieur de sa veste et l'allume, pour voir que bien sûr, il n'y a pas de

réseau, et il le remet dans sa poche. Il aimerait bien avoir quelqu'un au téléphone, ne serait-
ce que pour se sortir de cet état d'angoisse qui lui donne des sueurs froides, accentuant la
sensation d'humidité qui commence à lui coller au corps.

Toujours sous la pluie, il arrive à hauteur de l'entrepôt désaffecté, imposant et peu

accueillant. De grandes vitres opaques verticales longent toute la façade, et laissent


entrevoir de l'intérieur des formes floues et fantomatiques. Il se souvient du panneau qu'il a

vu à l'entrée de la ville " Bienvenue à Brijeklort - 13 habitants - Son étang - Sa tannerie "...

Un tannerie ! Voilà qui accroît le charme pittoresque de cette mignonne bourgade, pense-t-il
sarcastiquement. Il se force à détourner le regard du bâtiment, mais son attention est attirée

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par une faible lueur derrière les vitres de la tannerie. Il s'arrête et plisse les yeux. Le ciel tire

sur le gris sombre et la pluie n'arrange pas la visibilité déclinante. Une timide lumière brille
à l'intérieur de l'entrepôt, comme si une ampoule était restée allumée dans l'abandon général.

Mettant sa peur de côté, il quitte la chaussée, saute par dessus un petit fossé plein d'eau

croupie, et franchit ce qui devait autrefois être le parking de l'entreprise : une zone en falun
à la surface inégale et jonchée de grandes flaques de boue.
Il se rapproche des grandes vitres et essaye de voir s'il y a quelqu'un à l'intérieur. Il sent

soudain l'atroce odeur qui règne aux alentours de la tannerie, agressant et réduisant à néant

tous les autres parfums environnants. Christopher se bouche le nez et grimace. Sûrement des
peaux laissées en l'état, pleines de mouches et d'asticots, pense-t-il avec dégoût.

Soudain à l'intérieur du bâtiment, une ombre passe fugitivement devant la lueur qu'il

fixe. La peur le reprend instantanément, et il se dit qu'il ferait mieux de reprendre sa route
au plus vite. Il fait demi-tour et manque basculer de surprise devant une soudaine apparition

qui lui fait sentir le poids de sa vessie.

A quatre mètres de lui, de l'autre côté du petit fossé de plus en plus inondé, se tient une

sorte de chien-loup aux babines retroussées et aux yeux brûlants de haine. Christopher a le

souffle coupé à la vue de ce cerbère dégoulinant d'eau, macabre imitation d'un berger

allemand. Il remarque avec horreur les blessures purulentes et béantes qui parsèment le

pelage cramoisi de la bête. Sans s'en rendre compte, il recule, redoutant plus que tout de se

faire attaquer. Avec une allure pareille, il a sûrement la rage, pense Christopher avec effroi.
Je vais me faire bouffer là, dans ce trou pourri, par une saloperie de clébard qui a dû se
nourrir et attraper une sacrée chiasse avec les peaux décomposées de cette tannerie, se dit-

il en une fraction de seconde.

Le chien se met à grogner, une langue déchirée pendant entre ses crocs démesurés et
pleins de morceaux de chairs sanguinolentes.

– Tout doux, tout doux, le chien ! bredouille Christopher d'une voix d'enfant. Gentil,

gentil... Le chien se met à rugir de plus belle et saute par-dessus le petit fossé, apparemment
décidé à réduire en charpies l'appétissant morceau de viande qui recule en tremblant devant

76
lui.

Christopher se plaque à toute vitesse contre le mur trempé de la tannerie. Il a juste le


temps de voir le monstre s'approcher de lui, grondant plus fort que jamais et ouvrant une

gueule démesurée. Il ferme les yeux de toutes ses forces, se repliant sur lui-même et se

protégeant le visage des mains, ne pouvant croire que tout ceci est réel, qu'il va se faire
dévorer vivant par un chien enragé sous une pluie battante.
Il revoie fugitivement son père évoquer au coin du feu et la pipe au bec les dangers d'un

pareil voyage dans les contrées désolées de l'Amérique.

Un coup de feu retentit, très proche, presque en même temps que le hurlement de
douleur du monstre.

Christopher ouvre les yeux et voit avec stupéfaction le chien écrasé par terre à un mètre

cinquante de lui, la moitié de la gueule arrachée. Il est toujours en vie et semble prendre un
sadique plaisir à se lécher avec ce lui reste de langue les restes sanguinolents de son

museau, tout en alternant gémissements et grognements.

– Reste pas là, viens, dépêche-toi, VITE, avant que les autres arrivent, lui crie à sa droite

une voix rauque assourdie par la pluie.

Christopher se relève difficilement de la boue où il était accroupi, essayant de s'écarter

au maximum du chien mourant qui se rapproche centimètres par centimètres de lui, les yeux

toujours féroces. Il se tourne vers la voix qui l'appelle et aperçoit malgré l'obscurité une

silhouette d'homme d'un certain âge, coiffé d'un chapeau de cow-boy ruisselant d'eau.
L'homme tient un fusil encore fumant entre ses mains. Christopher le rejoint tout en jetant
des regards craintifs dans son dos pour voir si le chien ne s'est pas relevé pour le suivre.

– T'occupe pas de lui, les autres vont venir le chercher.

Christopher perçoit dans le regard de l'homme une haine froide dirigée directement sur
le monstrueux chien gisant au sol.

– Faut s'grouiller là mon gars, on peut pas rester dehors une fois la nuit tombée.

L'homme attend que Christopher le rejoigne, puis tourne les talons et s'en va d'un pas
vif vers le restaurant.

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– Hé, attendez, c'est quoi ce délire, vous pou...

Il s'interrompt : l'homme au fusil vient de se mettre à courir.


– Suis-moi, crie l'homme, ILS ARRIVENT !!

Pétrifié, Christopher ne sait pas ce qu'il doit faire : courir ? Suivre l'homme ? Un

sifflement aigu et rouillé jaillit derrière lui. Il se retourne et voit une des portes de la tannerie
s'ouvrir. Plusieurs silhouettes noires en sortent à toute vitesse, dont deux qui se jettent tout
de suite sur l'horrible chien blessé et se mettent à le dévorer. Le chien hurle

abominablement, et Christopher se rend compte que les autres ombres se dirigent vers lui.

Pris de panique il se met à courir tout en hurlant comme un fou. Il entend l'homme au fusil
qui hurle.

– COURS ! COURS ! ILS SONT DERRIERE TOI !!

Paniqué, Christopher manque glisser dans une flaque boueuse mais se récupère au
dernier moment. Il a la vision fugitive d'un écran de télévision, le sien, dans sa chambre à

Paris, et il se dit que ça y est, il est dans le film, et que ce n'est pas si drôle que ça.

Un cri aigu retentit derrière lui quand éclate un nouveau coup de fusil assourdissant ! Il

jette un regard fou en arrière et voit deux silhouettes accroupies en train de dévorer

furieusement celle qui venait apparemment de se faire tirer dessus. Il rattrape enfin l'homme

et pénètre avec lui à l'intérieur du restaurant. Ce dernier referme la porte et tourne les trois

verrous à toute vitesse. Dehors, les silhouettes se dirigent vers le restaurant. Christopher,

incrédule, observe ces curieuses silhouettes sorties d'un cauchemar. Il tente de fixer son
attention sur une d'elle et distingue un bras tordu, un visage voilé de noir, un bout de jambe
bizarrement tordue, mais rien qui ressemble vraiment à un être humain.

– Qu'est ce que c'est qu'ce ...

– Des zombies, enfin ça y ressemble, commenta l'homme tout en sortant un gros


trousseau de clés de sa poche, et pas des petits zombies comme t'as dû en voir à la télé ou...

Il pousse un cri et bondit en arrière : un des monstres vient de se jeter avec fracas contre la

porte vitrée du restaurant, suivi de près par d'autres de ses semblables. Christopher reste
pétrifié devant l'horreur qui se tient là à deux mètres d'eux : pressés à la porte comme des

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sangsues, des êtres difformes à la peau craquelée et noirâtre montrent des dents longues et

effilées, se mordant mutuellement dès qu'ils en ont l'occasion. De loin Christopher les a crus
de noir vêtus mais en fait ils sont presque quasiment nus et recouverts de sang noir séché.

Mais le pire sont les flammes dans leurs yeux, les mêmes que celles dans les pupilles du

chien qu'il a eu le plaisir de rencontrer quelques secondes auparavant. L'homme au fusil,


quant à lui, est resté figé d'horreur à la vue d'une des abominables créatures affamée qu'il
croit reconnaître.

– C'est pas vrai, c'est un rêve, c'est...

– Vite on dégage de là !
L'homme le prend par le bras et l'attire vers le fond de la salle au pas de course,

renversant au passage plusieurs chaises. Il pousse une porte à double-battant et ils pénètrent

dans une cuisine aux relents de friture plongée dans l'obscurité. Toujours tenu par l'homme,
Christopher se laisse conduire jusqu'à une lourde porte de métal, une réserve comprend-il.

Ils s'y engouffrent à toute vitesse et l'homme lui lâche le bras. Il allume une lampe et

s'accroupit au milieu de la pièce au sol sale. Il attrape la poignée aplatie d'une trappe que

Christopher n'avait pas vue.

– Mais où est...

Un bruit de verre cassé explose dans la salle du restaurant, le faisant à nouveau crier.

– Faut descendre, VITE !!

L'homme lève la trappe qui semble assez lourde et s'engouffre à toute vitesse dans ce
qui semble être une cave secrète. Christopher croit y distinguer des lumières et des visages,
alors qu'à quelques mètres, les étranges créatures viennent de pénétrer en hurlant telles des

hyènes dans le restaurant, se déchirant les bras sur les morceaux de verre encore fixés à la

porte d'entrée.
Christopher s'accroupit et pose un pied dans le trou. Il sent des marches sous ses pieds.

– Dépêche-toi ! Sinon on va tous y passer ! lui crie d'en bas une voix féminine.

Il se hâte de descendre alors que les bruits de meubles renversés se font de plus en plus
proches et forts. Au comble de la terreur et de l'excitation, il sent quelque chose le coincer

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derrière lui : son sac à dos. Il crie de dépit et force de toutes ses forces pour le faire passer

dans le trou. Alors que le sac est sur le point de passer, un des zombies jaillit de la porte de
la chambre froide, et se jette sur le bras de Christopher qui se tient encore au rebord de la

trappe. Il sent une énorme et affreuse pression sur son poignet, comme si un python venait

de lui gober le bras et comptait bien remonter jusqu'à l'épaule. Il gémit d'horreur et aperçoit
une bouche pleine de crocs se diriger vers ses veines quand il est brusquement tiré vers le
bas.

Un nouveau coup de feu retentit et il entend des hurlements stridents avant de perdre

connaissance.

– Hé ho, mon gars, tu te réveilles ? dit une voix dans un recoin de son esprit, coupant le

flot d'images et de flashs qui le parasitaient.


Christopher sent une main lui tapoter la joue. Il ouvre avec difficulté les yeux, alors que

plusieurs voix semblent voleter autour de lui. Il veut se redresser mais il n'en a pas la force.

Une douloureuse plaque de fer semble coincée dans le haut de son crâne qu'il tente

d'atteindre avec sa main, mais son bras est lourd, trop lourd, et il y a comme un lien noué

autour des veines de son poignet gauche.

On pousse contre sa bouche un bout de plastique pendant qu'une main fine mais qui lui

fait mal lui soutient la nuque. De l'eau jaillit sur ses lèvres qui se sont entrouvertes, mais il

s'étouffe et recrache le liquide. Il ouvre plus grand les yeux et distingue trois visages : un
homme - son sauveur, comprend-il instantanément - une jeune femme assez jolie et une

petite fille qu'elle tient par la main aux longs cheveux blonds âgée d'environ six ans. Il

referme les yeux un instant et les ouvre de nouveau. Au-dessus des visages scintille une
ampoule qui lui pique la rétine. Il lève difficilement sa main droite et cache la lumière. Il se

rend compte qu'il a très soif.

– J'ai... J'ai soif réussit-il à articuler.


La main soutient de nouveau sa nuque, et il pousse de toutes ses forces pour se

redresser. Une main plus puissante plaquée contre son dos l'aide à se mettre en position

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assise. Il se frotte les yeux et contemple avec étonnement les lieux.

– C'est où ici ? demande-t-il doucement d'une voix qui lui semble étouffée.
– C'est la cave du restaurant, ou plutôt une remise si tu veux, lui répond une voix

masculine, celle de l'homme au fusil, comprend-il.

En effet Richie remarque les cagettes pleines de légumes et les fûts de bière empilés
contre un des murs de pierre taillée. Le sol est recouvert d'une terre brune et humide qui
colle aux semelles. Des filets d'humidité serpentent le long des murs, où sont plantés par

endroits des crochets où pendent de longues grappes de gousses d'ail séché. L'ampoule fixée

au plafond n'éclaire que très peu la cave et tous les coins sont plus ou moins plongés dans
une semi-obscurité. Une odeur de moisi s'accroche aux narines et s'insinue dans les sinus.

– C'est vous qui avez tiré des coups de fusil tout à l'heure, non ? dit Christopher tout

doucement.
– Oui c'est moi, Tu te rappelles ce qui s'est passé ? Le chien, les morts-vivants ?

demande l'homme gentiment, anticipant la réaction incrédule de son interlocuteur. Ce

dernier prend un air pensif et fronce les sourcils tout en secouant la tête.

– Des morts-vivants ? Mais j'ai... J'ai pris un coup sur la tête, j'ai dû imaginer des

choses bizarres...

– Non mon gars, t'as pas imaginé tout ce merdier. T'étais bien là-haut prêt de la

tannerie sur le point de te faire croquer par le clébard de Mme Hears, enfin ce qu'il en reste,

dit-il en jetant un discret coup d'œil dans le fond non-éclairé de la cave. On t'a entendu
gueuler dans la rue et cogner à la porte. T'as eu de la chance que je sois sorti voir si c'était
les secours ou la flicaille sinon tu serais en train de te transformer en merde dans le tube

digestif de je ne sais quelle saloperie.

Christopher réfléchit à ce que vient de dire l'homme dont le chapeau de cowboy


commence à sécher. Il se souvient du routier barbu à l'accent quasi incompréhensible, puis

la pancarte bizarre, des choses qui grattaient aux portes et tout lui revient : les ombres

fugitives, la maison des Hears, l'horrible chien, le coup de feu, les silhouettes noires... Les
monstres... les... Les Zombies !!

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L'homme perçoit l'expression d'incrédulité dans les yeux de Christopher.

– Ça y est ? T'y es ? Ça te revient petit gars ? Mon nom est Glenn, Glenn Chambers,
lui dit l'homme tout en lui tendant sa grosse main charnue, qu'il serre faiblement en essayant

de sourire.

– Merci pour tout à l'heure... Je... Il voit la jeune femme se rapprocher de lui, souriante,
et tenant toujours la petite fille.
– Moi c'est Madeleine Stowe, et voici Lily Straug, lui dit-elle, caressant de sa main

gauche la belle chevelure de l'enfant. Dis bonjour au monsieur. L'enfant secoue la tête et

recule de deux pas.


– Allez Lily, dis-lui bonjour, il n'est pas méchant ! lui dit Madeleine, étonnée par

l'attitude craintive de la fillette. Cette dernière semble apeurée et recule de plus belle. Elle

part finalement dans le coin sombre de la pièce quand Madeleine lui lâche la main. C'est là
que Christopher aperçoit une quatrième personne, un homme, assis par terre dans un coin,

les genoux repliés sous le menton. L'homme ne bouge pas et semble fixer le sol.

Glenn remarque le regard étonné de Christopher.

– Son nom est Ernie Cupperball, il ne dit plus rien depuis qu'ils ont eu sa femme et ses

trois fils, dit Glenn avec tristesse et respect.

L'homme nommé Ernie releva la tête, captant l'attention de tous.

– Et toi, quel est ton nom ? demanda l'homme dont Christopher ne distinguait pas les

traits du visage. Sa voix était grave et étrangement joyeuse.


– Christopher, dit-il en essayant au mieux d'imiter l'accent américain.
– Français non ? demanda l'homme, soudainement intéressé.

– Oui, je suis Français. Je traverse les USA en auto-stop, se rappelle-t-il à haute voix.

– J'avais une tante qui habitait en France, dit pensivement Ernie. Alors bienvenue à
Brijeklort, ami Français ! dit-il d'une voix faussement joviale, qui trahissait son désespoir et

sa résignation. Plus que quatre habitants sur treize mais si le coin te botte, on va passer à

cinq bédouins, de quoi repeupler ce bled pourri, ironise-t-il. Il ricane et ramène sa tête
contre ses genoux tout en tapotant le sol de terre noire du pied sur un rythme régulier tout en

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chantonnant à voix basse une mélodie.

– Ernie a été très choqué, comme nous tous... dit Madeleine. Elle semble à bout de nerfs
et ses yeux témoignent de son manque de sommeil. Sur son uniforme de serveuse est

épinglé un badge où est cousu au fil doré le nom du Café-Restaurant où il se trouvent. Le

Big Dog Coffee.


– Qu'est-ce qui s'est passé ici, commença Christopher, c'est... C'est quoi ces trucs là-haut
? Des morts-vivants ? demanda-t-il.

Glenn sort un paquet de Pall Mall de sa poche, prend une cigarette qu'il met directement

entre ses lèvres. Il hésite à remettre le paquet dans sa poche et le tend à Christopher.
– Tu fumes ?

– Merci, répond simplement Christopher, en prenant une cigarette dans le paquet. Glenn

sort un briquet orné d'un aigle d'une autre de ses poches et allume tour à tour les deux
cigarettes. Il tire une grande bouffée, puis s'accroupit pour être à la hauteur de Christopher.

– Ce que je vais te raconter va te paraître dingue, Christopher, et tu risques de me

prendre pour un zinzin. Mais rappelle-toi des horreurs que tu as vues là-haut tout à l'heure :

tout ceci était bien réel... Ok ?

Au-dessus de leurs têtes des mains se mirent à gratter et à taper furieusement sur la

trappe, en hurlant des mots dans une langue inconnue si c'en était bien une. La petite Lily

Straub revint se blottir contre Madeleine, qu'elle serra très fort en gémissant.

– Ça gratouille là-haut, dit Ernie tout bas tout en rigolant doucement dans son coin
sombre.
De la poussière ou peut-être de la pierre effritée tomba du plafond.

Glenn récupère son fusil qui était posé contre le mur derrière Christopher. Il sort deux

cartouches de la poche intérieure de sa veste et les charge dans son arme. Puis, après avoir
jeté un rapide coup d'œil en l'air vers la trappe, il reprend sa position accroupie, retire une

longue latte sur sa cigarette et commence son récit.

– Avant-hier, on était mardi si je me souviens bien...

83
... Colin le cadet d'Ernie a disparu y a deux jours en plein après-midi. Il était en train de
jouer dehors avec ses deux frères Brad et Steven aux alentours de la tannerie. Elle a été

fermée y a deux mois. Des types de la capitale en costards sont passés et ont foutu des

scellés partout, à cause d'un problème d'hygiène à la con. Il paraît qu'ils ont trouvé des
peaux pourries dans des containers grouillant de rats et de bêtes rampantes. Richie Stomp, le
patron, a filé son solde à chacun de ses huit employés, tous originaires de Decomera, une

ville plus au nord de l'interstate. Ça a été un sacré coup dur pour Brijeklort : le restaurant et

le motel ont perdu pas mal de leurs meilleurs clients. Cette foutue tannerie était là depuis le
début du vingtième siècle et on peut dire que Brijelkort s'est construite autour d'elle petit à

petit. J'y ai moi-même bossé de 1984 à 1996, jusqu'à la retraite. Foutu boulot... Bref,

j'abrège : d'après Brad, l'aîné des fils Cupperball, Colin a disparu dans le bâtiment alors
qu'ils faisaient une partie de cache-cache. Les deux gosses affolés sont allés prévenir leur

père qui est aussitôt parti tout seul chercher son gamin, pendant que sa femme Jennifer allait

voir au resto si on l'avait vu dans les parages. Ernie a fait trois fois le tour de la tannerie en

gueulant après son fils mais la gamin ne montra pas le bout de son nez.

Vers 16h30 nous étions huit à chercher Colin : Ernie et sa femme Jennifer, leurs deux

autres fils de neuf et sept ans, Jack et Pauline les patrons du restaurant, ainsi que ma femme

et moi. Ernie avait prévenu la police de Decomera qui devait arriver d'une minute à l'autre.

On a forcé une des portes de la tannerie avec une barre de fer et on a commencé à la fouiller
de fond en comble. Y avait une odeur de pourri, je te raconte pas. On a bien vite compris

que le patron avait mis la clé sous la porte sans même prendre le temps de se débarrasser de

toutes les peaux accrochées dans la salle de traitement. Dès qu'on est rentrés dans le
bâtiment on s'est sentis mal, tellement l'odeur était acide. Des centaines de milliers de

mouches grosses comme des frelons bourdonnaient dans tous les sens ! Y en avait plein qui

recouvraient les peaux tendues, ça faisait comme une enveloppe noire en ébullition. Ça
faisait un tel vacarme qu'on s'entendait plus parler ni crier. Le sol graisseux collait à nos

pieds et grouillait de vers luisants et gras qui tombaient par grappes des peaux !

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Dégueulasse ! On a aperçu des gros rats qui trottinaient dans tous les sens, des morceaux de

viande pourries coincés dans leurs museaux voraces. Tu penses qu'ils étaient comme des
princes ces saloperies là ! Les femmes sont restées à l'extérieur et Paul Straug n'a pas pu

avancer bien loin. Il était écœuré, encore plus que nous. Moi je connais bien l'odeur des

peaux en décomposition parce que j'y ai travaillé, à la tannerie, mais jamais j'avais senti
pareille puanteur. Ernie appelait son fils en gueulant de toutes ses forces mais l'infernal
boucan des mouches était tellement puissant qu'on n'entendait pas le son de sa voix. On a

inspecté toutes les salles et les bureaux de la tannerie en criant le nom de son gamin, mais

on n'a rien trouvé. Ernie a commencé à perdre son sang froid, il s'est mis à descendre en
courant les larges marches qui mènent au sous-sol, où toutes les peaux en attente de

préparation sont normalement stockées. J'ai pas osé descendre à l'idée de l'enfer qui devait

bouillonner là, en-bas, car je me doutais à l'odeur que le bas était pire que le haut. On a tous
pris notre courage à deux mains et on a descendu quelques marches. Arrivés à la moitié de

l'escalier, l'odeur était insoutenable, ça nous attaquait directement l'estomac. Ernie a vomi

contre un mur et moi j'ai failli tomber dans les pommes. J'ai quand même réussi à mettre la

main sur l'interrupteur mais j'ai hésité avant d'éclairer l'horreur tapie devant nous. J'ai

finalement allumé quand trois policiers de Decomera en uniforme et armés nous sont

tombés sous le nez, avec des mouchoirs plaqués sur la bouche. Quand tout les néons

s'éclairèrent, on est tous resté bouchez-bée devant le truc : même dans les films ils

pourraient pas faire pire saloperie ! Un vrai charnier grouillant de saloperies en tout genre en
train de dévorer de grandes peaux pourries ! Les trois flics ont aussi eu les boules et ont très
vite fait demi-tour ! Ah c'est pas des Texas Rangers hein ! Ils ont les jetons comme tout le

monde. J'ai très vite remarqué que certains des rats avaient levé la tête au moment où la

lumière avait jailli. Ils se sont tous mis à pointer le museau en l'air, les moustaches
frétillantes. Ils étaient aussi gros que des teckels et avaient l'air agressifs. Les flics nous ont

tous repoussés vers le haut des marches et on s'est mis à courir vers la sortie, la peur au

ventre. J'espère que le gamin d'Ernie était pas en bas...


Interrompant son histoire, Glenn jette un regard vers Ernie, toujours prostré et silencieux

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dans un coin de la cave, et reprend son récit après s'être allumé une nouvelle cigarette.

– Ils ont fait boucler le périmètre autour de la tannerie et ont commencé les recherches
sur toute la zone de Brijeklort, mais sans succès. On n'a jamais retrouvé Colin. Le

lendemain matin, hier en fait, on a été réveillés très tôt ma femme Kathleen et moi par

Madame Hears, notre voisine de soixante-quinze ans, qui voulait nous dire que son chien
Winjim, un vieux berger allemand à moitié aveugle, avait disparu dans la nuit. On a
commencé à l'aider à chercher derrière la maison avec ma femme quand le téléphone sonna.

C'était Ernie. Il m'a dit d'une voix blanche que ses deux autres fils avaient disparu dans la

nuit, alors qu'il avait verrouillé toutes les portes et les fenêtres du motel. Il avait déjà appelé
la police et les trois mêmes policiers de la veille sont revenus à Brijeklort sur le coup de

neuf heures du matin. Ils sont redescendus dans le sous-sol de la tannerie avec des masques

à gaz et des gros fusils automatiques, en nous interdisant formellement de pénétrer dans le
bâtiment.

On les a jamais revus.

On a tous commencé à paniquer. Et puis sur le coup de dix heures un orage assez balèze

éclata ! Manquait plus que ça ! Plus de courant et plus de téléphone, une vraie panade quoi.

On a improvisé une réunion de crise dans la salle du restaurant chez Jack, et sa femme

Pauline alluma des bougies. On était huit à ce moment là : les deux patrons du restaurant

Jack et Pauline, ainsi que leur petite fille Lily qui est là avec nous ainsi que Madeleine leur

serveuse ici présente, Ernie et sa femme Jennifer effondrée, ma voisine Madame Hears qui
radotait avec son chien ainsi que ma femme Kathleen. On était tous un peu déboussolés
devant la gravité de la situation et on ne savait pas trop quoi faire. A un moment la petite

Lily qui traînait près de la vitrine du restaurant nous a appelés et elle nous a montré du doigt

quelque chose dehors dans la rue. On s'est tous levés d'un bond et on est allés voir. Jack a
passé un grand coup de chiffon sur la vitre embuée par nos respirations pour nous permettre

de voir ce qui se passait dans la rue. Ernie et sa femme se sont mis à crier en voyant dehors

leurs trois fils, et j'ai moi-même cru distinguer une quatrième forme noire, qui était en fait le
chien de Mme Hears, Winjim. On est tous sortis en trombe du restaurant et on est restés

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pétrifiés devant la scène : sous des trombes d'eau, Brad, Colin et Steven n'étaient plus les

jeunes petits garçons qu'on connaissait depuis toujours. Même Ernie a poussé un hoquet de
surprise en les voyant. Ses trois gamins faisaient peur à voir : ils avaient les cheveux

hirsutes et dégoulinants sur le front, leur regard était fou, et ils montraient les dents comme

des bêtes enragées. Ils avaient plus de vêtements sur eux et semblaient recouverts d'une
épaisse boue noire. A côté d'eux se tenait ce qui était encore la veille un gentil berger
allemand toujours fourré dans les jupons d'une grand mère et friand de caresses. Cette

dernière a poussé un cri en voyant la métamorphose de son chien. Elle s'est mise à pleurer

en prononçant son nom, et le chien s'est mis à grogner, montrant des crocs impressionnants.
L'un des trois fils d'Ernie s'est penché brusquement vers le chien et l'a mordu au flanc avec

férocité. Les deux créatures se sont mises à se battre à coups de dents, et là tout s'est barré

en jus de chaussettes : Jennifer Cupperball, la femme d'Ernie, ne put se contrôler. Elle a


couru en hurlant vers son fils, et ça lui fut fatal. Les quatre monstres ont tourné la tête vers

elle, comme des prédateurs dans les documentaires à la télé, et ils se sont jetés sur elle.

Ernie a crié et a voulu courir pour aider sa femme, mais je l'ai retenu. Je l'ai tiré de force

dans le restaurant, où Madeleine était déjà rentrée avec la petite et ma femme Kathleen.

Pendant ce temps là Mme Hears était partie en trottinant en direction de sa maison. On ne l'a

jamais revue elle non plus. Je pouvais pas être partout à la fois, eh !

On a réussi à s'enfermer à l'intérieur du restaurant et on a pu contempler, horrifiés, le

sort infligé à Jennifer. Son mari est resté collé à la vitrine, pleurant le nom de sa femme que
ses trois gamins étaient en train de dévorer vivante devant son motel où il vivait depuis dix
huit années. Le chien avait disparu. Après, l'orage a redoublé de puissance et la nuit est

tombée. On a décidé d'aller se planquer dans la cave où on est maintenant.

Glenn écrase son mégot du pied et se relève.


– Où sont les parents de la petite ? demande Christopher d'une voix enrouée.

– Pauline a voulu sortir chercher quelque chose dans leur appartement à l'étage,

intervient Madeleine. Son mari Jack l'a accompagnée. On l'a entendu hurler dehors puis plus
rien, dit-elle, les yeux brillants.

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– Vers minuit, dit Glenn, Ernie nous a dit qu'il entendait sa femme qui l'appelait, et qu'il

devait aller l'aider, parce qu'elle était blessée. Il a dit qu'elle l'attendait dehors sous la pluie, à
côté de l'entrée de leur motel. Avec l'aide de Madeleine j'ai réussi à l'en empêcher, et depuis

il reste prostré là, contre le mur.

– Et votre femme ? demande Christopher qui regrette aussitôt sa question en voyant


l'ombre qui passe subitement sur le visage jusqu'à présent serein de Glenn.
– Ce... sa voix s'enroue et il s'éclaircit la gorge. Ce matin j'ai voulu aller dehors pour

voir si la police était là... Il fallait bien qu'on sorte d'ici, se justifie-t-il comme si soudain il

était confronté à un juge invisible créé par sa conscience. Il continue, des larmes plein les
yeux. Kathleen a voulu m'accompagner. Ernie n'était pas en état, et Madeleine a dit qu'elle

restait pour s'occuper de Lily. On est sortis après avoir observé la rue pendant cinq minutes.

Il pleuvait toujours et le sol était boueux. Des corbeaux s'étaient posés au milieu de
l'interstate et se disputaient des morceaux de charogne qui restaient par terre. Ils ne nous ont

même pas vus quand on est sortis du restaurant. On s'est très vite éloignés et on a couru

jusqu'à chez nous. Je voulais prendre mon fusil et une boîte de cartouches. En passant

devant chez Mme Hears, on a entendu des bruits sourds venant de sa maison. On a essayé

de l'appeler de dehors et Kathleen s'est même rapprochée jusqu'au perron. Les bacs à fleurs

étaient renversés il y avait du sang sur les marches et le paillasson de l'entrée. J'ai conseillé à

ma femme de ne pas monter les marches et elle a fait demi-tour. On est allés chez nous...

Il s'arrête et son regard devient plus profond, comme perdu au loin.


– C'est horrible comme sensation de rentrer dans sa maison et d'être terrorisé. On a senti
que notre chez nous n'était plus le même. J'ai tout de suite senti qu'il y avait quelqu'un ou

quelque chose dans la maison, qu'on n'était pas seuls...

Glenn s'arrête, visiblement ému, et se met à jouer inconsciemment avec la gâchette de


son fusil. Christopher a de plus en plus mal à son bras gauche, qu'il frotte discrètement.

– On... pardon... Elle est montée à l'étage sans que je puisse la retenir, et en deux

secondes elle n'était plus là, près de moi, et d'en bas j'ai vu comme au ralenti le monstrueux
chien de Mme Hears apparaître tous crocs dehors derrière la silhouette de Kathleen qui

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montait à toute vitesse l'escalier, inconsciente du danger qui l'attendait en haut des marches.

Elle a crié avant moi quand l'horreur lui a sauté au visage et l'a attirée vers le palier du
premier étage. Fou de peur et de panique, je me suis jeté dans l'escalier quand est apparue en

haut des marches Mme Hears, enfin... disons que la chose lui ressemblait un peu. Disons

qu'elle avait les mêmes cheveux, c'est tout...


Richie perçoit la terreur qu'a dû ressentir Glenn à travers le ton de sa voix. Son bras le
gratte de plus en plus.

– Des flammes brillaient dans les boules noires qui lui servaient d'yeux. J'ai honte de

l'avouer mais elle m'a terrifié à tel point que j'ai perdu le contrôle. Je me suis enfui de la
maison comme en voleur en hurlant. Je suis arrivé ici sans fusil et sans ma femme. La petite

Lily m'a parlé du fusil de son papa, caché dans un placard de la cuisine. Si elle en avait parlé

avant, peut-être que ma femme serait encore en vie à l'heure actuelle mais bon, on ne peut
pas revenir en arrière...

Glenn eut la morbide vision de sa femme changée en horrible monstre, collée à la

vitrine du restaurant et le regardant de ses yeux fous et affamés.

Il s'essuie le coin des yeux et rallume une cigarette.

Toujours collé contre Madeleine qui s'était assise sur une cagette de pommes, la petite

fille suce son pouce en jetant à Christopher d'étranges regards. Ce dernier tente de digérer

toute cette histoire de dingue tout en essayant de cacher son poignet qu'il sent enfler

douloureusement sous son pull.


Il observe Ernie, qui se tient la tête entre les mains et la balance d'avant en arrière,
comme un fou. Il sent la douleur doubler de force dans son poignet gauche. Soudain des

flashs éclatent dans sa tête.

– Christopher, ça va ?
Madeleine se libère de l'étreinte de Lily et se presse vers Christopher, dont les pupilles

se dilatent.

– Ça... Ça va, articule-t-il difficilement, c'est... Il bascule en arrière et perd connaissance,


avec comme dernière sensation la main de Glenn sur son bras, et qui lui fait faire une

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dernière grimace avant de sombrer complètement dans les vapeurs de l'inconscience.

Des flashs l'éblouissent, des ombres qui se dessinent dans son esprit, couvrant son

champ de vision, la faim qui monte, la faim atroce, dévorante, la lumière rouge qui

l'absorbe, qui le commande, qui le pousse vers le fond là où il y a la viande, il doit y aller, il
en a besoin il le sent contre son visage le métal s'enfonce, froid comme la nuit le p...

Christopher ouvre subitement les yeux et louche sur le canon d'un fusil, pointé et

fortement appuyé contre son front. Il se sent fiévreux et a un goût métallique dans la gorge.
– Ne BOUGE pas, ça vaut mieux pour toi comme pour nous.

– Glenn ? Qu'est-ce qui te prend, dit-il tout en levant le bras pour repousser le canon de

l'arme appuyée contre son front. Son bras est soudain coincé par une main qui le plaque au
sol.

– Tu t'es fait esquinter le bras par la saloperie tout à l'heure, elle t'a écorché les veines du

poignet et ton sang a été contaminé, lui dit sévèrement Glenn dont le ton de la voix a

changé. Je suis désolé Christopher, je sais que c'est pas de ta faute, mais on peut pas te

garder ici avec nous. D'ici quelques heures tu vas devenir une de ces saloperies et on sera

obligés de te servir de déjeuner.

Christopher sent la panique monter en lui, en même temps qu'une sourde sensation de

faim, une faim gigantesque comme il n'en avait jamais ressentie auparavant. Il a envie de
leur dire qu'il va très bien, que ce n'est qu'une petite égratignure, qu'il est avec eux et qu'ils
vont venir à bout de ces satanés monstres ou morts-vivants comme disait Glenn. Ce dernier

surprend de nouveau une lueur dans ses yeux, qui lui fait accentuer la pression qu'il exerce

sur son fusil. Christopher perd de nouveau connaissance et erre pour la deuxième fois dans
des dédales de ténèbres où des flashs l'aveuglent et lui donnent de plus en plus faim.

Il ouvre les yeux, et se rend compte qu'il est de nouveau au beau milieu de l'Interstate
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pénétrer des gouttes d'eau. L'aube se lève comme un rideau de lumière à l'horizon. Il sent

comme une force en lui, tirant sur son estomac et remontant dans sa bouche asséchée. A
quelques mètres de lui des corbeaux semblent picorer à même le sol des restes de chair

humaine. Christopher voit un doigt noirâtre qu'un volatile essaie de gober. Il sent la faim

monter en lui, et ses pieds soudain le portent jusqu'au macabre festin, qu'il contemple avec
envie, avant de se baisser parmi les corbeaux et de chercher quelque chose à grignoter.

Quelque part dans un renfoncement caché de son esprit contaminé par des organismes

sans noms qui le dévorent de l'intérieur, Richie s'est accroupi dans le noir et s'est mis à
pleurer. Il voit une image de son père et de son frère, loin, très loin, ainsi qu'un aéroport où

il est définitivement parti de chez lui. Il pense à son téléviseur dans sa chambre, il voit la

neige sur l'écran. Il se recroqueville sur lui-même pour devenir de plus en plus petit...

Derrière la vitrine à l'intérieur du restaurant, Ernie et Glenn, armés de fusils, observent

avec horreur Christopher se réveiller. Déjà des ombres sont apparues au coin de la tannerie

et la porte du motel s'est entrouverte. Glenn jette un dernier regard à Ernie, qui hoche

brièvement la tête. Il se retourne et fait un signe de tête à Madeleine qui s'éloigne dans la

cuisine avec Lily. Il respire profondément à trois reprises et glisse doucement le canon de

son arme entre deux planches de bois qu'il vient de fixer avec Ernie en les clouant à la

chambranle de la porte d'entrée du restaurant. Il lance un ultime regard à Ernie qui regarde
dehors avec haine, les yeux perdus dans le flou.
– Ce petit fumier va bouffer les restes de ma femme...

Glenn ferme un œil et vise la tête de Christopher à travers les planches et appuie sur la

détente

Là-haut, aux étages supérieurs, tout s'éboule, les organismes cannibales se dévorent
entre eux avant d'être submergés par les flots enragés d'une mer de sang. Christopher hurle
au fond de sa cachette, de toute ses forces, mais plus personne ne l'entend...

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Une silhouette sombre sort du motel et se jette avec avidité sur le cadavre tombé sur le
sol au milieu des corbeaux. Elle commence par mordre la tête à moitié déchiquetée par la

balle de fusil en poussant des grognements d'excitation, avant d'être rejointe par d'autres

silhouettes couvertes de sang séché et affamées. Un horrible chien en piteux état se


rapproche sur trois pattes du groupe mais décide d'attendre que les autres se soient éloignés
pour prendre sa part.

A l'intérieur du restaurant, deux silhouettes humaines s'éloignent à reculons de la vitrine et


disparaissent dans la cuisine, avant de retourner se cacher dans la cave.

FIN

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NOTES

Ces dix histoires ont été écrites entre juin et octobre 2004. Ce sont mes premières
avec tous les défauts que cela implique : fautes d’orthographe, fautes de styles et
incohérences…

Je remercie tous ceux qui par le biais de mon site internet m’ont lu, conseillé,
critiqué.

Je remercie Magalie pour avoir lu mes premiers jets alors que j’avais peur de son
jugement cruel et sans appel, et qui a toujours été encourageante et de bons conseils.
Merci pour son amour qui me donne envie d’écrire.

Merci à ceux qui m’ont donné l’inspiration pour toutes ces histoires.

Merci à vous qui avez peut-être lu jusqu’au bout.

Merci à Alexandrie.org pour me permettre de vous faire partager ce petit recueil.

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