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Systèmes de pensée en Afrique noire

16 | 2004
Le rite à l’œuvre

De courts instants d’identité


La communauté rituelle dans deux carnavals « afro » (Brésil, Colombie)
Brief instants of identity. The ritual community in two “Afro” carnivals (Brazil,
Colombia)

Michel Agier

Éditeur
École pratique des hautes études.
Sciences humaines
Édition électronique
URL : http://span.revues.org/1196 Édition imprimée
DOI : 10.4000/span.1196 Date de publication : 15 avril 2004
ISSN : 2268-1558 Pagination : 149-173
ISBN : 2-9090-3629-4
ISSN : 0294-7080

Référence électronique
Michel Agier, « De courts instants d’identité », Systèmes de pensée en Afrique noire [En ligne], 16 | 2004,
mis en ligne le 13 novembre 2013, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://span.revues.org/1196
; DOI : 10.4000/span.1196

Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.

© École pratique des hautes études


De courts instants d’identité
La communauté rituelle dans deux carnavals
« afro » (Brésil, Colombie)1

Michel Agier
Directeur de Recherche à l’IRD
Directeur d’études à l’EHESS
Centre d’études africaines (EHESS/CNRS)

L’identité culturelle est aujourd’hui un étendard


qu’on voit se déployer dans toutes les régions du monde,
jusqu’aux recoins les plus éloignés des îles, des forêts ou
des quartiers périphériques. Elle intervient comme un
argument dans les luttes pour les droits sociaux et politi-
ques des populations historiquement exclues, exploitées
ou marginalisées, en quête de reconnaissance. Elle est
tellement présente que bien souvent on ne fait que la men-
tionner comme une vérité première, une chose évidente,
naturelle, allant de soi. La différence culturelle serait l’es-
sence même de l’identité à partir de laquelle se justifierait
l’ethnicité politique, c’est-à-dire l’accès à des droits sociaux
et à une participation politique propres. Ces revendica-
tions de droits, qui sont les enjeux de l’identité, prennent
aujourd’hui un caractère d’urgence à cause de la dureté des
ségrégations et de l’âpreté des compétitions pour la terre,
l’emploi, l’habitation ou l’éducation, dans un contexte
général de dérégulation provoquée par l’avancée du « libé- 1
Une première
ralisme économique » et par le désengagement de l’Etat. version de ce texte
a été présentée
Pourtant, les enjeux, les urgences, bien souvent font oublier au Symposium
le simple fait que l’idée même d’identité culturelle suppose international Pasado,
Presente y Futuro de
l’équivalence, ou la transparence, entre une identité et une los Afrodescendientes,
Cartagena de Indias,
culture, alors que cette équivalence n’est en rien évidente, Colombie, 18-20
surtout dans le monde d’aujourd’hui : un monde marqué octobre 2001.

Le rite à l’œuvre. Perspectives afro-brésiliennes et afro-cubaines


Systèmes de pensée en Afrique noire, 16, 2004, pp. 149-173
150 Michel Agier

par de nombreuses mobilités — mobilité des personnes, des


marchandises, des images et des idées —, par de nombreux
échanges, linguistiques et culturels, par diverses formes de
déterritorialisation, et donc, au bout du compte, par une
dissociation entre les lieux où l’on vit, les cultures qu’on
partage, et les identités dont on se réclame.
Cette fausse évidence de l’identité culturelle renvoie
aussi, de manière plus durable et profonde, à la virtualité
même de l’identité en soi, en tant qu’essence : dans un
commentaire de son séminaire sur l’identité, Claude Lévi-
Strauss disait de cette dernière qu’elle est une « sorte de
foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous réfé-
rer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans
qu’il ait jamais d’existence réelle » (Lévi-Strauss, 1977 : 332).
Face à cette énigme permanente d’une identité affirmée et
insaisissable, le chercheur se doit d’admettre que ce qu’il
rencontre, ce qu’il peut observer, ce ne sont pas des iden-
tités, mais des manifestations, expressions ou déclarations
d’identité. Il constate aussi que ces déclarations sont ajus-
tées au contexte de leur énonciation : la déclaration se fait
institutionnelle — des formulaires à remplir, des documents
à présenter au passage des frontières ; elle peut être plutôt
interactionnelle — la même personne peut se dire negra à
Bahia, baiana à Rio et « brésilienne » à Paris ; ou correspon-
dre à une option politique — devenir negro si on habite dans
un village colombien inclus dans une zone d’application de
la loi sur la délimitation des terres de communautés noires ;
la déclaration peut s’adapter aux classifications urbaines
— être « migrant du Pacifique » si l’on vit dans le district
d’Agua Blanca à Cali ; ou juridiques — être reconnu comme
« déplacé de la violence » (desplazado) en présentant son
témoignage à l’administration chargée d’attribuer une aide
à ceux qui ont fui une zone du Pacifique déchirée, comme
la plupart des régions de la Colombie, par les affrontements
entre guérillas et paramilitaires. On peut donc faire alterner
ces déclarations d’identité selon les contextes et les situa-
tions dans lesquelles on est engagé : se déclarer africain très
loin de l’Afrique et sans avoir absolument la peau noire,
réinventer des rituels indigènes d’Indiens du Nordeste
De courts instants d’identité 151

du Brésil, en ville, après des siècles d’« acculturation » et


d’oubli des croyances et des rites de la terre ancestrale. Les
relations entre lieu, identité et culture sont à géométrie
variable et en perpétuelle transformation.
Mon intention n’est pas de dire que l’identité cultu-
relle n’existe pas, mais de montrer qu’il peut lui arriver d’exis-
ter, à certains moments et en certaines occasions : fausse
évidence, elle est à la fois construite et versatile. Je m’inté-
resserai ici à certains aspects de la fabrication de l’identité
culturelle, ceux qui se manifestent dans l’identification
rituelle. En effet, la description ethnographique des rituels,
en amont des usages politiques de l’identité mais sans les
ignorer, peut restituer le processus de l’identité culturelle en
train de se faire. En outre, l’étude de rituels contemporains,
en cours d’élaboration dans des contextes urbains, permet
de mettre au jour les diverses formes de relation entre la
quête d’identité — avec les interrogations qu’elle suscite sur
soi et sur les autres — et la création culturelle — avec ses
sources multiples, ses emprunts, ses rejets, ses mélanges et
bricolages.
Pour mener cette réflexion, j’utiliserai le matériau
ethnographique de deux recherches sur des carnavals noirs
ou « afro », à Bahia au Brésil et à Tumaco dans le Pacifique
colombien. Pourquoi le carnaval ? Parce que c’est le lieu
par excellence du masque, du déguisement, le lieu où l’on
peut mettre en scène des images de soi, ou des images d’un
« nous », en utilisant un matériel symbolique disponible et
soigneusement choisi : vêtements, couleurs, rythmes musi-
caux, pas de danse, textes de chansons et poésies, person-
nages mythiques locaux ou non, esprits et dieux. Tout cet
éventail de choses est montré — en représentation — comme
autant de signes d’une identité produite face aux autres,
spectaculairement. Il veut dire quelque chose, donnant ainsi
à voir une relation qui est souvent implicite, cachée : celle
qui unit un sens social et une création artistique, esthéti-
que, rituelle. Cette relation montre les préoccupations ordi-
naires qui sont à l’origine de la créativité des auteurs et la
rend, par là même, plus largement communicable.
152 Michel Agier

Toute situation rituelle, à l’instar du carnaval, crée son


propre espace-temps hors du rythme ordinaire de la vie quo-
tidienne. Cette situation permet de saisir l’identité comme
un fait empirique, une « performance » d’identité observa-
ble dans son contexte, non comme une abstraction2. Dans
cet instant, une véritable médiation s’opère entre, d’une
part, un ensemble d’individus, tous uniques dans leur bio-
graphie et leur projet de vie, d’autre part une communauté
qui n’existe de manière manifeste qu’en cet instant-là, et
enfin des éléments symboliques mettant en relation les
uns et les autres : chaque individu avec les autres, et tous
avec cette communauté de l’instant rituel. C’est le moment
où l’identité dans le rituel — l’identification rituelle — fait
exister une « identité culturelle ». Même si celle-ci ne se
résume pas toute à celle-là — car le langage, le mode de vie,
des éléments de la « culture matérielle » sont d’autres regis-
tres possibles de reconnaissance culturelle —, le rite mérite
une attention particulière : un ensemble de personnes s’y
rassemblent et elles s’identifient les unes aux autres parce
qu’elles partagent, dans une situation donnée, les mêmes
items culturels à l’œuvre. Comment se réalise cette média-
tion, avec quel matériel symbolique et quels individus ?
2
J’ai développé Quelle est la « communauté » qui émane du rituel ? Et quels
ailleurs une réflexion
sur l’approche
liens et stratégies politiques au nom de l’identité culturelle
situationnelle, et cette communauté de l’instant rituel permet-elle de déve-
notamment sur les
situations rituelles dans
lopper ? Dès que le rituel n’est plus considéré comme la
le contexte urbain (voir simple manifestation d’une vérité cachée, ancienne et plus
Agier, 1999a : 9-16,
91-99). Sur l’approche ou moins altérée — le mythe, dont l’ethnographe devrait
situationnelle d’une seulement s’attacher à chercher les traces ou les restes —,
danse à caractère
« ethnique » dans un mais comme un événement présent où les dimensions
contexte urbain africain,
voir l’étude pionnière
sociales, politiques et esthétiques sont aussi déterminantes
de la danse de Kalela que les aspects sacrés, alors c’est toute la situation rituelle
par Clyde Mitchell
(1956). Des réflexions
qui importe. C’est ainsi que Michel Leiris (1958), en con-
et d’autres illustrations sidérant l’événement rituel lui-même et dans sa totalité, a
sur l’approche
situationnelle sont pu montrer l’importance des aspects éducatifs, politiques,
réunies par Rogers esthétiques et théâtraux du culte des zâr en Ethiopie, souli-
et Vertove (1995).
A propos des gnant par exemple le caractère déterminant de la « mise en
« performances » de
l’identité, voir Kapferer
transe » organisée dans le cadre de relations de pouvoir, et
(1995). la présence de glissements progressifs du rite de possession
De courts instants d’identité 153

vers la représentation esthétique et vers la parade « d’al-


lure carnavalesque » (Ibid. : 35). Pour sa part, Marc Augé
(1994 : 93) a distingué le « dispositif restreint » et le « dis-
positif élargi » du rituel pour rendre compte du passage pro-
gressif d’une portée directe des actions rituelles (protection,
propitiation, purification, etc.) à une portée indirecte, large
(formation de consciences politiques, identitaires, commu- 3
On peut dire de
nautaires, etc.). Celle-ci peut ne pas avoir été prévue dans ce point de vue que
Victor Turner (1990)
la définition stricte des objets du rite, elle se définit dans a dû pousser très loin
la prise en compte de
le contexte qui entoure et imprègne de sens l’événement la portée élargie des
rituel lui-même3. De manière réciproque, en partant ici du actions rituelles et de
la « situation liminaire »
sens large, externe ou contextuel, en somme « identitaire », pour pouvoir introduire
du rituel, les promoteurs de la « culture noire » à Bahia et à la notion de communitas
définie comme une
Tumaco nous conduisent à nous interroger sur l’engendre- composante de toute
ment, prévu ou imprévu, d’un processus inverse : celui de société, celle qui
représente selon lui
l’appropriation, dans la situation rituelle elle-même, d’un « l’anti-structure »,
au risque cependant
rite d’abord imaginé à des fins « élargies », identitaires et d’ôter à la situation
politiques. Aujourd’hui, des associations, réseaux et autres rituelle toute limite
reconnaissable et de
formes actuelles de « corps intermédiaires » (Durkheim) ou favoriser les usages
« groupes secondaires » (Mauss) agissent dans l’espace social métaphoriques de la
notion de rite, qui perd
et politique pour faire exister cette scène rituelle, quitte à dans ce cas son intérêt
« forcer le passage » dans des cadres anciens et bien installés, heuristique.

à l’instar du carnaval, qui ne les accueillent pas volontiers. 4


Le nom Ilê Aiyê a
Inversement ils se nourrissent de cette action, trouvant été inventé par les
créateurs du groupe
dans la mise en scène rituelle la légitimité de leur stratégie carnavalesque en
identitaire ou politique. Cette relation constante entre le réunissant deux
termes issus du yoruba
rite et son contexte forme le cadre des questions et des des- rituel : ilê (« maison »,
terme fréquemment
criptions que nous voulons aborder ici. utilisé pour nommer
les « maisons »
de Candomblé, le
Exú, Ilê Aiyê et l’Afrique au carnaval de Bahia culte afro-brésilien)
et aiyê (« monde
(Brésil) matériel », distingué
de l’orum, le « monde
immatériel », l’univers
Fondé en 1974 à Salvador de Bahia, le groupe carna- des divinités, les orixás,
valesque Ilê Aiyê a marqué le début du mouvement culturel selon la cosmologie
des cultes afro-
noir dans cette ville, progressivement étendu aux grandes brésiliens). L’histoire,
villes du Brésil4. « Nous sommes les Africains à Bahia », ont l’insertion urbaine et
les activités rituelles
lancé les jeunes créateurs du groupe lors de sa première de cette association
carnavalesque sont
sortie au carnaval, le 8 février 1975. D’année en année, les décrites et analysées
auteurs et inventeurs de chansons, poèmes, déguisements, dans Agier (2000).
154 Michel Agier

maquillages, coiffures, danses et rites ont donné consis-


tance à cette affirmation, en faisant preuve d’une imagi-
nation intense, tous animés par le souci de créer les signes
d’une différence respectable qui leur permettrait d’édifier
localement les bases de ce qu’ils appelèrent l’« orgueil d’être
Noir ».
Ni absolument global, ni strictement local, le contexte
de leurs créations depuis plus de vingt-cinq ans s’étire sur
plusieurs niveaux : d’abondantes références audiovisuelles
transnationales, reportages sur l’actualité africaine ou films
de Spike Lee ; elles se mêlent aux apprentissages des pre-
mières socialisations domestiques, où les saints catholiques
et les divinités afro-brésiliennes peuvent avoir été présents
sur les mêmes autels ; à ceux des enseignements scolaires,
avec leurs découvertes très sommaires de la géographie et de
l’histoire africaines ; comme à ceux des mouvements mili-
tants plus récents quand, par exemple, des activistes politi-
ques de gauche se reconvertissent, « en tant que Noirs », à la
religion du Candomblé. Toutes ces références de multiples
échelles — domestique, locale, nationale, globale — et de
temporalités différentes se télescopent aujourd’hui pour
intégrer et interpréter les expériences, familiales ou person-
nelles, d’injustice sociale et, plus encore, de discrimination
raciale, dans le travail ou dans les loisirs : refus d’embauche
pour « mauvaise apparence », licenciements suite à des atti-
tudes racistes de collègues de travail, interdiction d’entrée
dans des clubs de sport ou de loisir, etc5. Modernité sociale
et bricolage symbolique ont permis la création de la forme
visuelle, textuelle, chorégraphique, en somme toute l’appa-
rence d’une identité collective noire, pour les autres et pour
soi, qui n’existe pleinement que sous les traits d’un patch-
work dont l’assemblage, et non chacun des éléments, est
5
original et unique au monde. Negros do Ilê Aiyê (« Noirs du
La construction du
« monde nègre » comme Ilê Aiyê ») : c’est une identité culturelle aux airs d’Arlequin,
un prolongement où l’on trouve des vêtements aux couleurs normées, parce
symbolique des
stratégies, frustrations qu’elles font africain (jaune, noir, blanc et rouge toujours
et revendications vécues ensemble), des légendes de rois et reines d’Afrique, des
dans les trajectoires
socio-professionnelles guerriers « zulu » et des personnages de l’histoire brésilienne
et la vie urbaine est
analysée plus en détail
devenus, ces dernières années, des héros de la cause des
ailleurs (Agier, 1992). Noirs (comme Zumbi, chef d’une communauté marronne
De courts instants d’identité 155

du XVIIe siècle), des lunettes noires et des cheveux passés à


l’eau oxygénée dans le style des jeunes Noirs des États-Unis.
Au terme de ce travail culturel permanent, des créations
surgissent et identifient le groupe, le rendent reconnaissa-
ble entre tous. La seule mention de ces créations suffit, au
plan local, national et même dans les circuits du tourisme
culturel mondial, à en faire l’ensemble que l’on dit le plus
fidèle à la « tradition africaine » au Brésil. C’est plus parti-
culièrement le cas du rituel marquant la première sortie du
Ilê Aiyê au carnaval, que je décrirai maintenant.
On utilise en général des termes venus du Candomblé
— obrigação, despacho, padê — pour caractériser le rite qui
marque la sortie du Ilê Aiyê, chaque année, le samedi soir
de carnaval. Ainsi, le terme obrigação, « obligation », terme
générique, désigne dans le Candomblé un hommage rendu
à toute divinité dont, pour une raison ou pour une autre,
un adepte ou un groupe d’adeptes doit s’occuper ; despacho
ou padê sont des termes spécifiques qui désignent — l’un
en portugais, l’autre en yoruba — les offrandes faites à Exú,
divinité intermédiaire, lien entre les humains et le orum,
l’univers immatériel des orixás, afin qu’il libère le chemin
qui va des hommes aux dieux. Employer ces termes, c’est,
d’emblée, définir ce rituel, c’est le constituer comme un
emblème identitaire6, celui d’une « tradition africaine »,
compatible avec le mythe le plus répandu sur la fondation
du groupe de carnaval. Selon ce mythe, le Ilê Aiyê serait
« sorti » d’une maison (terreiro) de Candomblé, à la manière
des afoxés de la fin du XIXe siècle. Pour Bastide, les afoxés
ont été appelés à Bahia des « Candomblés pour rire »7.
L’expression fait penser à la fiction ludique du « c’est pour
6
rire »8, mais aussi, plus largement, au « rire carnavalesque ». Voir Barth (1969).

Genre ambivalent, il inclut, dès l’époque médiévale, toutes 7


Bastide (1958 : 82).
sortes de sosies parodiques, selon les termes de Mikhaïl
8
Bakhtine (1970 :14), notamment des sosies de héros, ou des « Que signifie
donc l’expression
parodies de cultes religieux, mais « dénuées de tout carac- “Candomblé pour
tère magique ou incantatoire ». Ces parodies n’en sont pas rire” ? Simplement, que
c’est un Candomblé
moins un jeu pleinement vécu en lui-même, non comme sans transe et sans
possession des filles par
une représentation, mais comme le lieu d’une « seconde leurs respectifs Orixá »
vie » (Ibid. : 19). (Bastide, 1958 : 83).
156 Michel Agier

Depuis longtemps, de nombreux chercheurs ont


montré que les afoxés du tournant du siècle passé ne
furent pas des émanations des temples de Candomblé ;
ils ont regroupé des Noirs de rang social intermédiaire qui
venaient des clubs carnavalesques dits « africains ». Ces
personnes ont créé les afoxés à partir de deux inspirations.
D’une part, celle des anciens cortèges de « Roi congo »,
qui étaient des fêtes issues de plus anciennes cérémonies
politiques d’intronisation de la région africaine bantoue,
organisés au temps de l’esclavage par les confréries catholi-
ques réservées aux Noirs, cortèges eux-mêmes retransposés
dans les défilés des « clubs africains » (Nina Rodrigues,
1977 [1932] : 180-181). D’autre part, les inventeurs des
afoxés s’inspirèrent des « traditions religieuses africaines,
dans l’état où elles se trouvaient à Bahia » à la fin du XIXe
siècle (Carneiro, 1974 : 104), c’est-à-dire des fêtes (batuques)
et des percussions (atabaques) qu’ils connaissaient en fré-
quentant les temples de Candomblé.
La réalité historique des afoxés est donc moins
religieuse que ne le dit la tradition largement admise
aujourd’hui dans les milieux savants et militants de la
culture noire. De la même façon, le Ilê Aiyê n’émane pas
d’un terreiro de Candomblé. Il a été formé par un groupe de
jeunes Noirs du quartier Liberdade qui n’étaient pas eux-
mêmes des adeptes du Candomblé. Pour autant, cette reli-
gion faisait partie de leur contexte de socialisation. Ainsi,
la mère de l’un d’entre eux (devenu ensuite le président
« à vie » de l’association carnavalesque) est la mère-de-saint
d’un terreiro de Candomblé et devint rapidement la « mar-
raine spirituelle » de l’association, incarnant dans son défilé
la figure carnavalesque de la « Mère noire » et organisant
son rituel de sortie.
Pour affirmer qu’il y a un lien direct et exclusif entre
la sortie carnavalesque du Ilê Aiyê et un rite de Candomblé
(et donc entre le groupe carnavalesque et un terreiro de
Candomblé), il ne faudrait s’intéresser qu’à un moment
du rituel, celui, le plus spectaculaire et médiatisé (il y a
beaucoup de photographes et de caméras de télévision), de
la « sortie » elle-même, c’est-à-dire le moment de l’arrivée du
groupe, de son ensemble de 150 percussionnistes et de ses
De courts instants d’identité 157

deux mille participants, dans la rue. Or, s’il est important,


ce moment s’inscrit, prend son sens et toute son efficacité,
pour ceux qui y participent, dans une séquence rituelle plus
large. Celle-ci commence par des actions de purification et
de séparation de type pré-liminaire : ce sont les « lavages »
de colliers (contas, chacun représentant une divinité) et les
bains de feuilles purificateurs du corps, qui se détache ainsi
de la vie quotidienne et des « impuretés » qu’elle sécrète.
Ces lustrations sont réalisées dans des lieux fermés, chez soi
ou dans une maison de Candomblé, les jours précédents ou
le matin du début de carnaval.
La séquence comprend ensuite des actions de propi-
tiation et de protection, lors du moment liminaire propre-
ment dit, celui du passage de la maison à la rue9. Des gestes
spectaculaires et à portée collective ont lieu à ce moment-là,
comme les offrandes de nourriture et les cantiques aux divi-
nités, en hommage à Exú principalement, dont on dit qu’il
est à même d’« ouvrir les chemins », mais aussi à Omolu,
orixá des maladies et divinité de la maison, et à Oxalá, tenu
pour la divinité supérieure, souvent comparée à la figure du
Christ. Un autre geste à portée symbolique collective est le
lâcher d’une dizaine de colombes, effectué par les dirigeants
de l’association et par quelque notabilité locale invitée pour
l’occasion (maire, député, etc.). D’autres actions sont à
portée individuelle comme les pembas, croix faites à la craie
sur les épaules des participants par la mère-de-saint qui con-
duit le rituel. Tous ces gestes accompagnent le passage du
seuil de la maison à la rue, ils marquent le moment précis
de « l’ouverture du chemin ».
Un troisième moment de la séquence rituelle débute à
cet instant, lorsque le chemin est « ouvert » par Exú, lorsque
les corps sont purifiés, protégés et l’environnement pacifié
par les lavages et offrandes propitiatoires de nourritures
et le lâcher de colombes. C’est le moment de l’agrégation
9
post-liminaire, qui se prolonge pendant tout le temps du Jusqu’en 2000, cette
maison était à la fois le
carnaval : il est marqué par le défilé proprement dit et par siège de l’association
les différentes parades du groupe ainsi constitué pour exis- carnavalesque, la
demeure familiale du
ter pendant les cinq jours du carnaval, exhibant ses danses chef de l’association, et
le temple de Candomblé
et ses vêtements, entonnant ses chansons, montrant ses per- de sa mère, qui dirige
sonnages rituels (la « Mère noire », la « Déesse d’Ebène »). le rituel.
158 Michel Agier

Les lavages, l’ouverture du chemin et le défilé forment


les trois moments d’une même séquence rituelle, étroite-
ment liés entre eux, correspondant aux trois étapes des rites
de passage — la séparation pré-liminaire, l’entre-deux limi-
naire, l’agrégation post-liminaire (Van Gennep, 1981) — qui
donnent à cette sortie carnavalesque le sens d’une mise en
scène de l’identité10.
L’inspiration des composantes de cette séquence est
puisée dans plusieurs registres symboliques. Ils vont des
bains de feuilles — au sens religieux très marqué dans le
Candomblé et dans l’umbanda (culte formé par la réu-
nion de croyances et rites issus des religions africaines,
amérindiennes, et du spiritisme européen) — jusqu’au
lâcher de colombes — un signifiant plus flou, qu’on trouve
dans le christianisme, mais qu’on retrouve aussi dans le
Candomblé, puisque la colombe est un emblème (mais
non un animal sacrifié) d’Oxalá, l’orixá le plus puissant.
Ils vont du plus religieux au plus séculier : certains pas de
danse sortent tout droit des terreiros de Candomblé, alors
que l’inspiration de certains textes de sambas se trouve
dans les manuels de géographie illustrée de l’Afrique Noire,
laborieusement recopiés. Pourtant, cet assemblage hétéro-
gène produit un effet d’harmonie, d’enchaînement fluide.
Il s’agit d’une séquence rituelle bricolée, rassemblant des
informations et des morceaux de rites qui ne se trouvent pas
réunis habituellement, mais qui, ici, créent un sentiment
partagé d’harmonie, d’unité et d’identité.
A quoi tient cette réussite ? Au fait, il me semble, que le
carnaval décrit ici est une « comédie rituelle »11, c’est-à-dire
un rite théâtralisé tout autant vécu par ceux qui le réalisent
que montré aux autres qui le regardent12. Dans la séquence
rituelle du Ilê Aiyê, les participants opèrent eux-mêmes une
10
transformation de leur identité en suivant les trois étapes
Pour plus de
détails voir Agier du rituel. Cela ne « marcherait » pas s’ils n’y croyaient pas,
(2000 : 141-154). si leur carnaval n’était qu’un spectacle. Ainsi, les rites de
11
Selon les termes lavage du matin opèrent, dans l’intimité, une séparation du
d’Alfred Métraux monde et des identités ordinaires, et ils amènent aussi une
(1955).
purification et une protection des corps et des esprits. Les
12
Voir Leiris (1958). actions rituelles faisant l’ouverture du chemin le soir créent
De courts instants d’identité 159

un entre-deux temporaire en marge des mondes ordinaire


et carnavalesque, et elles apportent un climat de paix et de
tranquillité pour le bon déroulement de la fête. Toutes ces
actions préparent le moment du défilé, qui est la dernière
phase de la séquence rituelle, celle de l’agrégation : c’est
précisément le moment où chaque individu croise le destin
du collectif, lequel ne commence vraiment à exister qu’à ce
moment-là. Dans cet instant de groupement et d’identité col-
lective, le défilé voit se réaliser des actions qui transforment
l’apparence des membres du groupe face aux autres : les par-
ticipants produisent tout à la fois une africanisation esthé-
tique et une distinction sociale ; c’est la parade de ce qu’on
appelle à Bahia, en parlant du Ilê Aiyê, « l’élite noire ».
Le plaisir de chacun, ressenti avec une intense émo-
tion intérieure, vient du succès de la présentation de soi. Il y
a des milliers de spectateurs pour voir cette transformation
intime que certains Noirs de Bahia réalisent en créant une
communauté : la « famille Ilê Aiyê », ainsi nommée par les
membres du groupe et en dehors. A cet instant-là, l’affaire
est autant individuelle que collective. Il existe, selon les
consignes du directoire de l’association, un « standard Ilê »,
condition de la réussite esthétique de la représentation, et
ce « standard » est strictement contrôlé par les membres
du groupe au moment de la fête : propreté, correction de
la « tenue », absence de drogues ou d’excès alcoolique, pas
de violences, etc. Le désir d’homogénéité de l’apparence,
qui traverse tout le défilé, traduit une volonté d’identité : il
s’accomplit dans la création et, simultanément, la représen-
tation d’une « bonne apparence » sociale des Noirs, laquelle
fait partie de la mise en scène d’une « identité culturelle »
respectable.
La sortie du Ilê Aiyé est donc bien un rite, mais pas
celui qu’on croit lorsqu’on parle du spectacle du despacho.
Il s’agit d’un nouveau rite, d’un montage hybride, « bri-
colé », d’une séquence rituelle étalée sur plusieurs jours.
Cette séquence amène les participants à définir leur fête
carnavalesque comme une situation rituelle aux contours
spatio-temporels, relationnels et symboliques précis (entre
les premiers lavages purificateurs et séparateurs et le dernier
160 Michel Agier

défilé d’agrégation, il se passe environ une semaine). C’est


cet ensemble rituel qui leur fait croire en la transformation
qui s’opère dans son cadre, au long des différentes étapes.
Pourquoi alors cette importance donnée à l’instant de la
sortie dans la rue, après les lavages et avant le défilé, à tel
point que c’est ce seul fragment qu’on retient en général
pour nommer ou rappeler le rite ? On peut, en suivant
Van Gennep, proposer deux explications. L’une renvoie à
la densité symbolique qui se concentre sur les seuils, selon
un principe, assez systématique dans toutes les cultures,
d’identification du passage rituel au passage matériel (Van
Gennep, 1981 : 275) : dans le cas présent, c’est le passage
(courette, porte, trottoir) qui va de la maison à la rue.
Deuxièmement, cet espace dense du passage acquiert à la
fois une certaine autonomie et un caractère sacré poten-
tiellement permanent. Il métaphorise le début et la fin de
la séquence, la séparation et l’agglomération : sur le seuil,
note encore Van Gennep (Ibid : 32), « le même geste (est)
ainsi, selon le moment, un rite d’agrégation ou un rite de
séparation » ; dans le cas du Ilê Aiyê, le seuil est le lieu qui
voit se dérouler la sortie de la maison, l’entrée dans la rue et
l’ouverture du carnaval.
Parce qu’ils concentrent et symbolisent durablement
les gestes rituels du passage, les lieux intermédiaires ou mar-
ginaux sont souvent placés sous la protection de divinités
tutélaires, ordonnatrices symboliques de ces gestes. Dans
l’ouverture du carnaval Ilê Aiyê, c’est le personnage de
Exú, divinité intermédiaire entre les orixás et les humains,
protecteur et gardien de l’ouverture des chemins, qui se
trouve au centre de l’action, accompagnant le passage d’un
état à un autre, et c’est lui qui est honoré entre la porte et
la rue. Sa présence exprime la valeur sacrée spécifique du
seuil. Plus loin, dans la conclusion de cette réflexion, nous
retrouverons ce personnage du culte païen transformé en
sosie parodique, personnage passé du rite religieux au rite
carnavalesque, ainsi déplacé mais toujours à sa place.
De courts instants d’identité 161

Le diable, le curé et la culture noire à Tumaco


(Pacifique colombien)

Une autre innovation carnavalesque émane d’un autre


groupe de militants qui cherchent, eux aussi, à promouvoir
ou défendre l’identité noire : ceux du « Secteur culturel »
de Tumaco, principale ville de la région sud du littoral
Pacifique colombien. Il s’agit de la saynète (comparsa) dite
du « Retour de la marimba » qui marque l’ouverture offi-
cielle du carnaval de la ville depuis 199813. La saynète est
formée à partir d’un choix de divers éléments mythiques
puisés, pour une large part, dans la mémoire régionale,
et agencés selon une mise en scène inédite. Tenue à deux
mètres du sol par quatre échassiers, une marimba est précé-
dée par un personnage marchant tout à l’avant de la scène,
le Père Jesus Maria Mera, qui représente un prêtre devenu
légendaire après avoir effectivement circulé dans la région
au début du siècle. On dit de lui qu’il obligeait les Noirs,
sous peine d’excommunication, à jeter les marimbas à l’eau 13
La marimba est une
sorte de xylophone
parce qu’elles étaient « l’instrument du diable ». Deux en bois, inspiré du
autres personnages, sur échasses, jouent, côte à côte, de la balafon mandingue.
Elle est composée de
même marimba : l’un est le diable, vêtu de rouge et coiffé 24 tablettes en bois
de deux cornes, l’autre est un célèbre joueur de marimba dur de palmier chonta,
rangées au-dessus de
(marimbero), Francisco Saya, décédé en 1983. Celui-ci osa, tubes de résonance en
selon une légende locale, défier le diable au jeu de l’ins- bois de bambou guadua.
La marimba se joue en
trument et le vainquit (le même défi est mentionné dans principe à quatre mains,
chaque joueur tapant, à
d’autres régions, avec d’autres instruments, par exemple l’aide de deux baguettes
l’accordéon des joueurs de vallenato sur la côte Caraïbe de dont l’embout est fait
de caoutchouc brut,
Colombie). Tout au long du défilé, la saynète, placée en sur une moitié du
tête, rejoue un combat burlesque entre le diable et le marim- clavier, celle des basses
(bajos) pour l’un, celle
bero. Ces derniers sont entourés de trois représentations des des aigus (tiple) pour
visiones (apparitions, esprits) parmi les plus connues de la l’autre. Ce duo favorise
les confrontations entre
région : le Duende (lutin, musicien et séducteur des jeunes joueurs, et en particulier
le duel légendaire entre
filles vierges), la Tunda (femme des mangroves et de la forêt), le diable et le joueur
et la Viuda (la Veuve, qui apparaît généralement dans les de marimba, dont il
est question dans la
cimetières) ; il y a aussi, tendu à l’avant de la marimba, le saynète carnavalesque
drapeau vert et blanc de la ville de Tumaco. présentée ici. On trouve
la marimba sur toute
la côte Pacifique de
Un sens large, d’emblée politique, a été donné au l’Amérique du Sud
cortège par ceux qui en eurent l’initiative. Selon leur expli- septentrionale.
162 Michel Agier

cation, l’administration municipale antérieure, présente de


1994 à 1997 et dirigée par un politicien blanc, n’avait pas
fait appel au Secteur culturel de Tumaco, dont l’orientation
en matière de politique culturelle était connue pour être
nettement « afro », terme qui, localement, recouvrait plutôt
un intérêt, soutenu par diverses ONG et des animateurs de
l’Eglise catholique, pour la résurgence de légendes et tradi-
tions locales. Puis tout changea avec la municipalité élue
fin 1997 : le nouveau maire, noir, originaire de Tumaco
et proche des militants de la culture afro-colombienne, fit
appel à certains d’entre eux pour gérer l’animation cultu-
relle de la ville. Pour célébrer publiquement cette présence,
le Secteur culturel introduisit le Retour de la marimba
en tête du carnaval comme métaphore triomphante du
« retour » de la culture noire du Pacifique à Tumaco. De
ce point de vue, le rituel exprime une stratégie identitaire
fondée sur la culture afro-colombienne.
Ce sont l’affirmation, la défense et la valorisation de
« l’identité culturelle » des Noirs du Pacifique qui sont expli-
citement mises en scène dans cette création carnavalesque.
Elles font écho, en 1998, à la Loi 70 de 1993 dont l’objectif
premier est « la protection de l’identité culturelle et des
droits des communautés noires de Colombie considérées
comme groupe ethnique » (article 1er) — des programmes
d’ethnoéducation devant, eux, permettre de « récupérer,
préserver et développer l’identité culturelle » des Afro-
colombiens. Cette stratégie culturelle locale se trouve donc
placée d’emblée dans un contexte national institutionnel
marqué par ce que Bruce Kapferer (1995 : 69) a caractérisé
ailleurs comme l’émergence d’une « idéologie multicultu-
relle de l’Etat ». Dans ce cadre, l’identification collective
créée par le nouveau rituel doit être l’expérience vécue
de l’identité culturelle largement affirmée par ailleurs.
Comment se passe cette relation entre le rite et l’identité
dans le cas du Retour de la marimba ? Pour répondre à cette
question, il nous faut examiner cette ouverture de carnaval,
non comme un pur spectacle, mais du point de vue de sa
capacité à mettre en relation des individus les uns avec les
autres, et tous avec les symboles d’une communauté qui
De courts instants d’identité 163

serait ainsi créée dans la situation rituelle. C’est dans ce


cadre que nous pouvons questionner les transformations
internes, de forme et de sens, dudit rituel. Que représentent,
pour les participants, les figures plus ou moins anciennes,
légendaires ou mythiques, introduites dans le contexte car-
navalesque, tout nouveau pour elles ? Une logique interne
du rite, provenant de l’agencement inédit de figures sym-
boliques connues de la population régionale, notamment
rurale, ne se mêle-t-elle pas au sens externe, tel qu’il est
voulu par ses auteurs qui, eux, participent d’une certaine
élite culturelle locale, en contact avec d’autres agents de la
« culture noire » dans des réseaux nationaux et globaux ? Y
a-t-il, dans ce télescopage des contextes, une appropriation
du rituel par les participants de la fête et, si oui, quelles sont
les formes et les conséquences de cette appropriation sur le
sens de ce rite d’ouverture ?
La valorisation des traditions régionales a été le souci
des animateurs du Secteur culturel de Tumaco depuis les
années soixante-dix. Dans leur politique de défense et de
promotion de la « culture noire du Pacifique », le carnaval
de leur ville était tenu pour être un lieu sans intérêt. En effet,
en valorisant une tradition culturelle noire, ils en définirent
les contours, triant, excluant, privilégiant, modifiant tel ou
tel caractère, « inventant » donc ladite tradition au sens de 14
L’instrument dont
Hobsbawm. Ils créèrent ainsi le Festival du Currulao14, qui il a été question plus
haut, la marimba,
eut lieu chaque année de 1987 à 1992. Trois ou quatre occupe une position
jours durant, des orchestres de marimba, des groupes de centrale dans ce qu’on
appelait autrefois les
danses folkloriques, des conteurs (cuenteros) et des poètes « bals de marimba »,
populaires (decimeros) se présentaient sur scène, des pièces « danses de nègres »
ou currulao ; ces fêtes
de théâtre étaient jouées, inspirées des croyances populai- ont aujourd’hui disparu
de la région, et des
res régionales (visiones). La plupart des groupes s’étaient spectacles de danses
constitués dans les années 1970 et 1980, sous l’impulsion et musiques régionales
sont présentés en
des programmes sociaux et culturels du Port de Tumaco et ville sous le nom de
de l’ONG Plan Parrain International. Implantée dans la currulao. Dans un sens
générique, le currualo
région à partir de 1971, cette ONG commença dix ans plus est l’ensemble des
tard à développer des activités sociales et culturelles, en plus pratiques artistiques
et rituelles, des mythes
des aides directes à ses « filleuls » (enfants pauvres). Dans et des légendes de
la région : on parle
la décennie 1980, elle employa localement jusqu’à 200 alors de la « culture du
personnes et son budget fut même, à certains moments, currulao ».
164 Michel Agier

supérieur à celui de la municipalité. L’organisation finança


l’animation culturelle des quartiers pauvres alors en pleine
croissance, et la formation de dizaines d’animateurs cultu-
rels15. Ces derniers constituèrent la majeure partie de ce
qu’on appelle aujourd’hui le « Secteur culturel ». Il parais-
sait alors nécessaire à ces agents culturels de se démarquer
de tout ce qui pouvait « contaminer » la culture tradition-
nelle des Noirs du littoral Pacifique, que ce soit la moder-
nisation des instruments ou l’importation de modèles
extérieurs de musiques, danses, objets ou vêtements. Dans
ce cadre, le rap, la salsa, le rock ou le reggae, que l’on jouait
et dansait dans les bars et maisons de Tumaco, tout comme
le carnaval qui se répandait en désordre dans la rue, étaient
ignorés car, pensaient-ils, ils n’exprimaient aucune identité
culturelle propre.
Ce sont l’échec du Festival du Currulao, à cause de
son isolement et de son élitisme, puis les critiques et auto-
critiques du Secteur culturel, qui amenèrent ce dernier à se
tourner davantage vers la vie locale : en 1997, une partie des
animateurs culturels de Tumaco entrèrent dans les services
municipaux d’action culturelle ; certains furent chargés,
à ce titre, de promouvoir le carnaval de la ville. Puis, à la
fin de l’année 1998, ces mêmes agents culturels conçurent
un tout nouveau « Plan de développement du currulao »,
15
dans lequel la participation au carnaval était admise. La
Sur le Festival du
Currulao, voir Aristizábal commission organisatrice du carnaval incita vivement les
(1998) ; à propos de
l’action du Plan Padrino
carnavaliers à s’inspirer des éléments considérés comme
dans la région Pacifique, faisant partie de la culture régionale : les visiones (esprits
voir Pardo (1997).
de la forêt, des fleuves et de la mangrove), les rites catholi-
16
Selon certains ques populaires (funérailles et fêtes des saints — chigualos et
animateurs culturels de
la ville, l’identification
arrullos), les danses traditionnelles (currulao), et à développer
à la culture régionale une représentation de l’écologie spontanée des habitants et
devait aider à combattre
la violence : des
travailleurs de la mer et de la forêt. Les saynètes représen-
campagnes d’animation tant une forme ou un thème de violence (la délinquance
furent ainsi menées
dans les quartiers de juvénile, l’affrontement entre soldats et guérilleros, trafi-
plus forte délinquance quants de drogue et politiciens, bandes armées, etc.) furent
juvénile autour du
thème « Faites du interdites alors que, deux ans plus tôt, elles formaient près
temps libre un temps
pour l’art » (voir Agier,
du tiers du cortège des comparsas16. Finalement, en plaçant
1999b). le cortège du « Retour de la marimba » comme ouverture
De courts instants d’identité 165

officielle du carnaval, la stratégie consistait, selon les termes


d’un responsable municipal de la culture, à « réunir le festi-
val du currulao et le carnaval pour lui donner une identité ».
« Recevoir la marimba, souligne la même personne, c’est
rendre hommage au symbole majeur de la culture ances-
trale. Cette marimba-ci a une légende, le défi du diable, que
nous essayons de maintenir. »
Les récits et commentaires qui viennent à l’appui de
la saynète, contés comme des explications validant son
scénario, mentionnent les légendes du Padre Mera, de la
marimba et de Francisco Saya. Selon ces commentaires,
l’Église réprime les manifestations païennes, elle est domi-
nante et blanche : dans le cortège d’ouverture, c’est le per-
sonnage du Padre Mera qui incarne ce pouvoir de l’Église
catholique ; il vient bien en tête, il est représenté sous les
signes de l’autorité, avec la mitre de l’évêque, et il est le seul
personnage dont l’acteur (noir) a le visage peint en blanc.
Alors qu’il regarde droit devant lui et diffuse l’encens sans
se retourner, toute une scène païenne se passe dans son
dos, comme à son insu : le bal de la marimba interdite et le
défi du diable par le marimbero Francisco Saya. Ce dernier,
« Noir aux cheveux lisses » ou « aux cheveux d’Indien »,
fait figure de résistant, clandestin et ethnique. Dans son
fleuve, le Río Chagüí, la marimba a survécu, raconte-t-on,
car le Padre Mera n’est pas allé jusque-là, ou parce que les
marimbas jetées sous son ordre dans le Río Patía voisin ont
remonté les cours d’eau jusqu’au Rio Chagüí ! Le retour en
force de la marimba, métaphoriquement de la culture noire
du Pacifique réprimée, ridiculise le Padre Mera et fait du
« plus grand des marimberos » un héros ethnique. Ce dernier
se montre, à son tour, plus fort que le diable, et donc plus
efficace que le prêtre : il fait fuir le diable, raconte-t-on, en
« nommant » le Christ (parce qu’il joue, sur sa marimba,
l’hymne national dans lequel le Christ est nommé), de la
même façon que les prêtres ou les parrains (il s’agit des par-
rains de baptême ; on considère qu’ils sont les substituts du
prêtre en son absence) disent des Credos pour désenvoûter
quelqu’un qui a été possédé par une visión. Le personnage
ethnique du marimbero reprend ainsi à son compte la vertu
166 Michel Agier

chrétienne du bien en lutte contre le mal, celui-ci étant


alors incarné par les visions, « sataniques » comme le disait
l’Église espagnole de l’Inquisition. Les visions, dans le cor-
tège, sont présentes mais neutralisées, elles ne font plus que
décor aux couleurs locales. C’est la fonction symbolique, au
sens large, qui leur est généralement donnée, aujourd’hui
en ville, dans le mélange culturel associé à l’identité afro-
colombienne du Pacifique : les visiones sont valorisées
comme protectrices de la forêt, comme traditions morales
familiales, mais le fait qu’elles aient été diabolisées et qu’elles
soient encore, parfois, craintes est comme oublié. Le sens
explicite de ce rite carnavalesque et des commentaires qui
l’accompagnent est donc celui, très « politique » et identi-
taire, d’une double inversion et d’une remarquable éléva-
tion symbolique : le marimbero vainc le prêtre qui le traite
comme un diable, puis il vainc lui-même le diable (ou ses
avatars, les visiones) à la place du prêtre. Métaphoriquement,
la culture noire résurgente renverse le monde blanc catho-
lique, et assume ses valeurs et ses pouvoirs de domination.
Un nouveau récit identitaire est ainsi transposé dans le
contenu du rite lui-même, aux résonances explicitement
ethnicistes et régionalistes.
L’hommage ainsi rendu à toutes ces croyances est
conçu selon une perception esthétique de la culture, qui est
une forme d’objectivation et de distanciation par rapport
à la perception éthique, c’est-à-dire au contenu moral des
17
Padre Ochoa,
entretien, Barbacoas,
croyances elles-mêmes, lorsqu’elles sont intimement vécues
06/05/1998. par celles et ceux qui y croient ou y ont cru. C’est ce qui
18
permet de rendre le Padre Mera occasionnellement plus
Mera serait né en
1872 à Florida, près blanc qu’il n’était. En fait, de nombreuses légendes en par-
de Cali, et décédé non
loin de là, à Palmira,
lent comme d’un padrecito negro (petit père noir) : « le cheveu
en 1926 après avoir un peu crépu, il était brun et tirait vers le noir », dit un
exercé son sacerdoce
dans plusieurs localités
prêtre de la région17. Sa biographie indique que son grand-
du littoral Pacifique père aurait été esclave18. C’est la même distance qui permet
(voir Garrido, 1980 :
191-202). Des détails de transformer les visiones en valeurs morales inoffensives,
sur la légende du Padre ou de fétichiser la marimba de Francisco Saya, achetée aux
Mera, du diable et du
marimbero ainsi que sur parents du musicien défunt par les responsables culturels
le défilé carnavalesque
de Tumaco se trouvent
de la ville. Mais le Padre Mera, lui, croyait au diable et aux
dans Agier (2001). visiones, c’est pour cela qu’il leur lançait des défis, à tel point
De courts instants d’identité 167

qu’on entend encore aujourd’hui dire qu’il peut bien avoir


été lui-même le diable.
De fait, pour autant qu’on abandonne une représen-
tation polarisée, et qu’on restitue les différentes interpré-
tations entendues, sur le bord des rivières en forêt comme
en ville, à propos de tous ces personnages légendaires, on
ne voit que le diable, aux visages multiples, sur la scène
urbaine et carnavalesque du Retour de la marimba. En
effet, parmi tous les « sosies carnavalesques » présents dans
le défilé d’ouverture, on trouve d’abord, bien sûr, le diable
en personne, représenté en noir, rouge et cornu, mais que
des récits locaux décrivent tout autant blanc, métis, vêtu de
kaki ou portant une denture en or ; on trouve le marimbero
qui, depuis des siècles, mène avec son instrument la danse
« endiablée » des Noirs ; le Padre Mera lui-même est une
figure imaginaire de dédoublement et de transgression :
curé inquisiteur et incarnation de San Antonio pour les
uns, il est pour d’autres Christ et démon, blanc et noir,
aimé et dénigré ; enfin, les visiones de la Tunda, de la Viuda
et du Duende sont des avatars du diable qui portent sa force
et ses faiblesses. Ainsi, la multiplicité païenne du diable se
substitue, de proche en proche, au contexte strictement
chrétien et dualiste (Bien/Mal) au nom duquel l’Église
inquisitrice l’avait amené dans la région il y a cinq cents
ans et que les animateurs culturels urbains ont repris à leur
compte dans leur stratégie identitaire.
Les légendes du Padre Mera, de la marimba et du diable
circulent à l’instar des « légendes urbaines » (Renard, 1999),
elles peuvent être agrémentées de touches personnelles et
ainsi se répandre davantage. Tout au long des défilés du
carnaval, quelques visiones, vite recouvertes par la farine et la
boue du carnaval, défilent ainsi à côté de Donald, de Macho
Man (caricature d’un macho), ou d’un curé ivre et lubrique
(image du Padre Mera ?) : ce sont le Duende, avec sa guitare,
son grand chapeau et les nombreuses jeunes filles qu’il
séduit, la Viuda, la Tunda, et la Madremontes (apparition de
la forêt). Des comparsas s’inspirent des activités des groupes
afro-colombiens de la ville, mais en mettant davantage
qu’eux l’accent sur les extravagances du diable : Carnaval
168 Michel Agier

del diablo, Currulao, La viuda en el carnaval, Brujería satánica


del Pacífico, El reino infernal (où défilent plusieurs représenta-
tions du diable). Au carnaval de 1998, une saynète mimait
l’action municipale culturelle : derrière un panneau annon-
çant « Ça y est. Nous avons retrouvé la marimba de Francisco
Saya ! », un groupe de cinq personnes jouait la scène de
Francisco Saya y el Diablo, le Diable ne portant plus ici, en
guise de déguisement, qu’une simple chemise rouge.
C’est dans cette diffusion, cette diversification des
formes et du sens de la scène et des personnages légen-
daires / carnavalesques du Retour de la marimba que se
réalise leur appropriation par les participants du carnaval,
et cette appropriation fait sortir le diable de son cadre reli-
gieux d’origine, celui de l’Église catholique dominatrice
et inquisitrice. C’est donc là que se créent les conditions
d’une identification symbolique commune. Dans la mise
en commun des symboles, dans le partage du sens qu’elle
permet, un peu d’identité culturelle est produite.

Identité et relation : d’un diable l’autre

Pour terminer, deux perspectives de réflexion et de


comparaison peuvent être ouvertes. La première concerne
l’intérêt, en général, d’une anthropologie critique de l’iden-
tité culturelle comme fausse évidence, la seconde concerne
la qualité commune des personnages centraux des deux
rituels carnavalesques présentés, Exú et le diable.
Les deux ouvertures de carnaval que nous venons
d’analyser montrent, à des degrés divers, qu’il arrive à
l’identité culturelle d’exister, au sens strict, dans le lieu et
l’instant du rituel qui constitue la communauté. Elle peut
ensuite exister une seconde fois, se prolongeant dans un
contexte élargi dans l’espace et dans le temps ; elle est alors
reproduite — comme on reproduit une photographie, une
image —, au sens où ce qui la fonde alors est rappelé sous
une forme emblématique : despacho ou marimba deviennent
des emblèmes identitaires dans des contextes politiques,
sociaux, etc., c’est-à-dire hors des cadres rituels religieux ou
De courts instants d’identité 169

carnavalesques où ils ont été créés. Dans ces contextes-là, ils


revivent comme des composantes de rhétoriques identitai-
res ; ils font vivre ce que Jean-Claude Passeron (1991 : 325) a
décrit comme des « cultures déclaratives » : « Il s’agit de l’as-
pect d’une culture par lequel celle-ci se fait discours oral ou
écrit, que celui-ci soit sporadique ou savamment construit
en système. Cette culture, que nous appelons “déclarative”
s’offre alors à l’observation dans le langage souvent prolixe
de l’auto-définition, surtout lorsqu’elle en arrive à se faire
théorie (mythe, idéologie, religion, philosophie) pour dire
et argumenter tout ce que les pratiquants d’une culture
lui font signifier en la revendiquant comme la marque de
leur identité, par opposition à d’autres. » Lorsque la cul-
ture existe sous forme d’emblèmes, d’images rappelant de
manière métonymique de courts instants d’identité rituelle,
lorsque ces emblèmes se détachent du contexte rituel
d’origine et réapparaissent dans un autre contexte, sous
un mode rhétorique, comme arguments des déclarations
d’identité en général — dont les « revendications identitai-
res » sont un des aspects collectifs les plus visibles —, alors
nous nous trouvons en face, non pas d’identités culturelles,
mais de cultures identitaires, au sens où toute pensée de
la culture se trouve dominée par les enjeux, les conflits
et les quêtes d’identité. Les réélaborations des symboles
rituels pris comme emblèmes éliminent la complexité et
l’ambiguïté des personnages et des événements qu’elles
mobilisent : elles permettent de produire une « identité
culturelle » traduisible ailleurs, déterritorialisée d’une cer-
taine façon. Elle peut alors exister dans des contextes extra-
locaux, éventuellement globaux. Au fil de ces allers-retours,
de ces déplacements et transpositions entre des situations
rituelles observables en un lieu donné et des revendications
identitaires communicables en tout lieu, les mouvements
identitaires et culturels finissent par produire des images
multiples d’une improbable totalité culturelle.
La question apparemment cruciale que pose à chacun
de ces groupes l’actualité des nations aujourd’hui offi-
ciellement « multiculturelles » (le Brésil depuis 1988, la
Colombie depuis 1991) est celle de « lutter pour le main-
170 Michel Agier

tien et la reconnaissance de son identité culturelle », selon


une expression fréquemment entendue. Pourtant, l’ethno-
graphie des rituels montre bien que, si l’instant du rite est
au cœur de l’identité culturelle, s’il la fonde, c’est aussi un
cœur qui n’est en rien établi et fixe. Il existe à un moment
donné, dans une situation donnée, moment et situation
assez rares, en fait, dans un quotidien davantage marqué
par l’individualisation, les conflits, les compétitions ou les
guerres. C’est aussi un cœur qui n’a pas à être « préservé »
ou « protégé » pour exister. Bien au contraire. Ce cœur de
l’identité (ou ce « foyer », dans les termes de Lévi-Strauss,
mentionnés plus haut) est lui-même intrinsèquement une
relation, dans un double sens. D’abord, une relation entre
de multiples individus et un collectif médiatisé par des sym-
boles reconnus comme communs (et nous avons vu que ces
symboles peuvent être empruntés à des registres dont les
origines sont très diverses). Ensuite, une relation qui s’éta-
blit entre le vécu et le montré de la comédie rituelle : dans
la performance publique, l’identité est directement mise à
l’épreuve de la représentation, elle se forme et se transforme
sous le regard des autres. Elle n’est plus à ce moment-là une
identité qu’on affirme, qu’on définit ou qu’on protège,
comme si elle était une réalité en soi, un objet sans sujets.
L’identité pour soi et l’identité pour les autres ne sont jamais
autant ajustées l’une à l’autre que lors de la création d’une
performance culturelle. Prendre le risque d’exhiber, de
mettre en scène les attributs culturels qu’on tient pour pro-
pres, spécifiques d’une identité face aux autres, c’est rendre
cette identité plus ouverte, plus dynamique, et finalement
plus partagée dans la communication de la performance.
Une seconde piste de réflexion doit alors être ouverte,
pour prolonger les remarques précédentes. Elle concerne
la proximité symbolique des personnages légendaires,
saints, divinités et esprits, convoqués sur les deux scènes
carnavalesques qu’on a présentées, à Bahia et à Tumaco.
Dans les deux cas, des correspondances s’établissent entre
des figures de l’univers catholique et des figures païennes.
On retiendra en particulier que, à Bahia, Exú est générale-
ment assimilé, depuis les temps de l’esclavage, à la figure
De courts instants d’identité 171

du diable, mais une de ses autres identités possibles, dans


d’autres régions du Brésil, est celle de Santo Antonio19. Exú
est la divinité des seuils, de l’entre-deux : entre le monde
des humains (aiyê) et celui des orixás (orum), mais aussi entre
la maison et la rue, comme cela apparaît clairement dans
le rite carnavalesque du Ilê Aiyê. A Tumaco, les légendes
du Padre Mera l’assimilent parfois au Christ, et parfois
au diable lui-même (c’est « le diable déguisé en curé »20).
Dans l’histoire colombienne, le diable fut d’abord une
création du système colonial et inquisiteur confronté aux
divers cultes d’origine africaine et amérindienne, mais il fut
approprié par les Noirs eux-mêmes comme figure centrale,
imposée certes, mais médiatrice de leurs danses et croyan-
ces : il a permis l’existence d’un lieu symbolique commun,
d’échanges entre les univers chrétien et païen ainsi rappro-
chés, rapprochement que la légende du Padre Mera illustre
de manière paradigmatique. Ce dernier est encore associé
à San Antonio, ce saint bon vivant, fêtard et « buveur »,
traits qu’on retrouve dans un déguisement du carnaval de
Tumaco (le curé ivre et lubrique) et qu’on retrouve aussi, à 19
A Bahia, c’est
Bahia, dans le côté bon vivant et fêtard de Exú. une autre divinité,
Ogun, orixá du fer et
Finalement, dans deux rituels récents inventés pour de la guerre, qui est
rapprochée de Saint
mettre en scène de l’identité, la place centrale est occupée Antoine. Cependant,
par deux figures intermédiaires, de l’entre-deux et de la dans cette même
région, Exú et Ogun vont
relation. Exú et le diable sont des figures multiples, qui très souvent de pair,
se dédoublent en de nombreuses autres formes ou avatars ils sont même parfois
considérés comme des
(saints catholiques ou esprits, dieux païens, visions de la frères (voir Bastide,
1958, chapitre IV).
forêt, etc.), permettant un large spectre d’identification.
Ce sont aussi des figures de communication, qui « ouvrent 20
« El diablo [...] que
les chemins » vers l’altérité et, par là même, permettent de se vistió de cura »,
selon une chanson de
contredire la définition auto-centrée de l’identité. currulao, « El Patacoré ».
172 Michel Agier

Références bibliographiques

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