Вы находитесь на странице: 1из 10

1

Evgenij Polivanov dans le contexte épistémologique du


Formalisme Russe

Patrick Flack, Université Charles de Prague

Résumé: Bien qu'il ait été un membre de la première heure de l'OPOJAZ, Polivanov
n'occupe pas une position claire au sein de la constellation formaliste. En tant que
linguiste (appartenant de plus à l'“Ecole de Pétersbourg“ dont le rôle est souvent
marginalisé dans les exégèses du Formalisme russe), on ne lui attribue d'ordinaire
qu'un rôle secondaire, à la périphérie du mouvement. Ses théories sur le phonème et
la poéticité du langage le font apparaître, cependant, comme un maillon intéressant
dans le processus de maturation épistémologique des idées formalistes sur les
rapports de la forme littéraire à la perception – le situant entre les conceptions encore
naïves de Šklovskij ou Eichenbaum sur cette question et les modèles structuralistes
(ou proto-structuralistes) originaux proposés par Tynjanov ou, surtout, par la
linguistique jakobsonienne.

Abstract: Although Polivanov became a member of the OPOJAZ in its early days,
his place in the formalist constellation remains unclear. As a linguist (and a proponent
of the „Petersburg School“, whose role is often marginalised in the interpretations of
Russian Formalism), he is usually considered only as a secondary, peripheral figure.
His theories on the phoneme and the poeticity of language, however, make him
appear as an interesting link in the epistemological maturation process of the
Formalists’ ideas on the relations between literary form and perception. In effect, he
takes up a place between the yet naïve conceptions of Šklovskij or Eichenbaum on
that matter, and the original structuralist (or proto-structuralist) models put forward by
Tynjanov or, especially, Jakobson’s linguistics.

* * *
3

Le Formalisme russe, à bien des égards, constitue un phénomène paradoxal. Il a,


c’est bien connu, fourni les fondements d’une approche systématique de la littérature
(ou du « langage poétique « ) et contribué à produire une grande partie du lexique et
de l’arsenal conceptuel de la théorie littéraire moderne. A ce double titre, il figure
comme une étape essentielle et reconnue dans le développement de cette discipline
comme « science » autonome et individuelle. Toutefois, on sait aussi parfaitement
que le Formalisme russe n’a jamais opéré en tant qu’école ou mouvement unifié : le
terme dénote un ensemble de travaux et de personnalités au demeurant très divers.
Malgré leur fécondité conceptuelle et leur souci de fonder une théorie systématique
de l’analyse littéraire, les formalistes russes n’ont pas non plus formulé un corps de
doctrine spécifique ou bien défini. Surtout, la plupart des idées formalistes ont été
très tôt vivement critiquées pour leur manque de rigueur et leurs excès. Le modèle
formaliste a ainsi vite été remplacé par un paradigme beaucoup plus puissant, celui
de la linguistique structurale.

Les interprètes du Formalisme russe (Erlich, Hansen-Löve, Todorov, etc.) ont tous
résolu le paradoxe que représente son originalité et son influence d’une part, son
manque de constance épistémologique et ses évidentes lacunes d’autre part en
suggérant que les contributions formalistes n'ont constitué de fait qu'une phase
transitoire ou « inter-paradigmatique » (Steiner 1984, p.10) dans l’évolution de la
théorie littéraire. Par ailleurs, ils s’accordent sur le fait non seulement que l’évolution
de la théorie littéraire formaliste, sous l’égide en particulier de Roman Jakobson,
s’est faite clairement dans la direction et avec l’appui du paradigme structuraliste,
mais aussi que cette évolution a assuré sa pérennité et son influence. Ces deux
conclusions, en elles-mêmes, sont parfaitement justifiées: il est incontestable que les
intuitions fondatrices des formalistes russes quant aux propriétés du phénomène
littéraire et des méthodes de son analyse ont été pour l’essentiel récupérées et
recyclées avec succès d’abord dans le contexte du Cercle Linguistique de Prague,
du structuralisme tchèque (Mukařovský, Vodička), puis, bien entendu, du
structuralisme français (Todorov, Barthes, etc.). De même, l'œuvre de Tynjanov
démontre aussi sans l’ombre d’un doute que la transition vers le structuralisme a été
délibérément voulue et a débuté à l’intérieur même de la mouvance formaliste (cf.
Ehlers 1992).
4

Il n’en reste pas moins que l’histoire du Formalisme russe et de sa transition vers le
structuralisme est marquée par une rupture majeure au début des années 1930.
Sous la pression du régime stalinien, l’énergie créatrice des formalistes restés en
URSS s’est estompée quasi définitivement à ce moment là. Plus important encore,
les échanges entre le nouveau centre névralgique du développement de la
linguistique structurale (Prague) et les penseurs soviétiques ont été interrompus,
alors pourtant que les parties concernées (Jakobson, Tynjanov, Šklovskij) étaient à la
recherche d’un renouvellement de leur collaboration et de la dynamique du
Formalisme de la première heure (cf. Depretto 2005). En raison à la fois de cette
rupture et, plus généralement, des problèmes qui ont accompagnés la réception en
Occident de la pensée soviétique des années 1920-30 (cf. Sériot 2008), certains des
aspects les plus radicaux et les plus typiques des idées formalistes n’ont dès lors pas
reçu l’écho qu’ils auraient mérités, que ce soit dans le structuralisme praguois, ou
bien moins encore, dans le structuralisme français.

Il ne sera évidemment pas question ici de déterminer ou de discuter toute l’étendue


de l’héritage « perdu » dans le processus de transformation et d'adaptation des idées
du Formalisme russe dans le cadre de la linguistique structurale ou plus
généralement, du structuralisme. Il m'importe toutefois de suggérer que cette perte
est d’une portée philosophique considérable, et met en jeu de façon tout à fait
décisive la généalogie et le potentiel conceptuel (notamment phénoménologique) du
structuralisme. Les formalistes, en effet, sont bien connus pour avoir mis en avant
des idées provocantes quant à la notion de "forme littéraire" et sa capacité, via le
principe de "défamiliarisation", à influencer le contenu de nos actes perceptifs eux-
mêmes. Sans vouloir entrer dans le détail de cette question forcément complexe, il
me semble que, afin d'obtenir une formulation cohérente, ces intuitions formalistes
sur les qualités "formelles" de la perception sensible auraient du conduire à une
véritable théorie structuraliste de la perception (ou plutôt du sens perceptif). Cette
suggestion, soit dit en passant, peut s'appuyer sur une longue série d'interprétations
qui mettent en lumière la portée philosophique des idées formalistes (Hansen-Löve
1975, pp. 571 et ss.) et l'originalité « ontologique » ou « substantialiste » des sources
slaves du structuralisme (cf. Dennes 1998, Sériot 1999)

Quoi qu'il en soit, l’objectif de ce court article sera d’apporter une piste, sur le terrain
de la linguistique, à l'hypothèse que le potentiel philosophique du Formalisme russe
et sa pertinence vis-à-vis du structuralisme restent sous-estimés. Pour ce faire, je
5

compte indiquer très brièvement que certaines des idées constitutives les plus
radicales du tout premier Formalisme – la notion de langage poétique, la
perceptibilité de la forme poétique, le mot comme chose (vešč) concrète et
expressive – ont contribué à forger chez Jakobson une conception de la linguistique
structurale qui est fort différente de celle proposée par Saussure. Démontrer de la
sorte l'originalité « formaliste » de la linguistique structurale jakobsonienne est un
élément essentiel dans la défense du potentiel philosophique du Formalisme russe.
La linguistique structurale (et en particulier la phonologie), en effet, constitue un
modèle théorique scientifiquement (et donc philosophiquement) rigoureux, qui peut
fournir une base cohérente aux idées littéraires souvent vagues et immatures des
formalistes. De surcroît, elle fut la matrice du développement du structuralisme
comme paradigme des sciences humaines.

En toute logique, mon objectif devrait m’imposer de commenter d’abord les idées
d'un Šklovskij ou d'un Eichenbaum, puis de comparer leurs convergences avec
l'œuvre de Jakobson, via celle de Tynjanov. Le problème d'une telle méthode est
qu'elle me forcerait à présenter les théories du premier formalisme dans une
perspective beaucoup trop ample, et donc à prendre en considération leurs
implications philosophiques, ce que je souhaite éviter. De plus, en détaillant la
progressive maturation des concepts proposés par Šklovskij (la défamiliarisation, le
procédé ou la langue poétique) vers des notions tynjanoviennes (la dominante, le
facteur constructif et la série) puis jakobsoniennes (l'expression, la fonction
poétique), je n'arriverais à rien de plus que repriser des arguments déjà connus. En
soi, l'idée d'une progression des théories littéraires formalistes selon un arc Šklovskij-
(Eichenbaum)-Tynjanov-Jakobson n'est nullement nouvelle et, mise à part peut-être
par rapport à son excessive linéarité, elle est également indiscutable.

A vrai dire, la question que je m'efforce de soulever ici au sujet de la maturation


épistémologique ou conceptuelle du Formalisme russe est à la fois plus modeste et
plus controversée que celle de son évolution générale en tant que théorie littéraire.
Elle concerne en fait la pertinence et l'influence des intuitions encore vague que l'on
trouve chez Šklovskij ou dans les textes formalistes de la fin des années 1910 sur les
modèles véritablement linguistiques de Jakobson et des autres membres russes du
Cercle de Prague (Trubeckoj, Karcevskij). En contraste flagrant avec l'arc qui relie
selon une logique évolutive assez claire les théories littéraires des différents
formalistes, en effet, la cohérence du développement des idées linguistiques des
6

formalistes russes ainsi que leur cristallisation dans le moule de la linguistique


structurale font clairement problème. Cela est vrai autant du point de vue de
l’exégèse du Formalisme russe lui-même, que de celui la linguistique générale.

En ce qui concerne le Formalisme russe, le rôle accordé à la linguistique comme


vecteur ou expression de sa maturation demeure de fait très imprécis et marginal. On
sait bien sûr que le Formalisme russe s’est développé dans deux centres distincts,
l’OPOJAZ de St-Pétersbourg et le Cercle Linguistique de Moscou. On sait tout aussi
bien que l’OPOJAZ, avec Šklovskij, Tynjanov ou Eichenbaum, a adopté une
orientation clairement littéraire, contrastant avec une conception plus linguistique du
projet formaliste défendu par les moscovites, Jakobson en particulier. En d’autres
termes, il est clairement admis que le Formalisme russe comporte une dimension
linguistique. Du fait de la disjonction géographique et méthodologique entre
l’OPOJAZ et le Cercle Linguistique de Moscou, cependant, la critique a eu tendance
à considérer leurs productions isolément l’une de l’autre. Le Formalisme russe est
ainsi bien souvent présenté comme une pure théorie littéraire associée presque
exclusivement à l’OPOJAZ pétersbourgeois. Ses débouchés linguistiques, par
exemple les travaux des moscovites Jakobson et Trubeckoj en phonologie ou sur le
fonctionnalisme du langage, sont quant à eux considérés comme relevant déjà du
paradigme structuraliste.

Sans remettre en cause ni l’existence des fertiles échanges entre les deux centres, ni
le fait que l’on retrouve de nombreux concepts de l’OPOJAZ dans la linguistique de
Jakobson, l’impression qui se dégage est que la composante linguistique du
Formalisme russe s’est développée indépendamment. Il semble ainsi que les
éléments littéraires de l’OPOJAZ sont en fait intégrés et systématisés de façon
originale par Jakobson dans un modèle structuraliste préexistant (celui de la
linguistique saussurienne), plus qu’ils ne contribuent à produire un modèle
linguistique inédit, d’origine incontestablement « formaliste ».

Dans la perspective de l’histoire de la linguistique, on retrouve des doutes similaires


quant à l’unité et à la pertinence du rôle joué par les Formalistes russes dans le
développement de la linguistique structurale (même dans sa forme praguoise). Les
interprétations traditionnelles ne reconnaissent certainement pas le développement
d’une pensée linguistique qui soit particulière et intrinsèque au Formalisme russe.
Cette position critique est bien reflétée par deux arguments qui confirment la
7

prépondérance de la linguistique saussurienne sur le développement à la fois du


structuralisme dans son ensemble, et de l’œuvre de Jakobson en particulier. Le
premier de ces arguments suggère simplement que Jakobson n’a de facto été que
très peu influencé par les travaux linguistiques de ces collègues formalistes et que
ses propres contributions s’inscrivent donc dans la directe lignée de Saussure
(Koerner 1997). Le second argument, plus polémique, avance que dans la mesure
où Jakobson (selon ses propres affirmations) propose un modèle linguistique
différent de celui de Saussure, ce modèle s’avère plus faible et moins cohérent que
celui esquissée par Saussure, et s'y subsume donc (Harris 2001).

Tout en évitant de m’aventurer trop avant sur le sujet contesté de l’influence relative
de Saussure sur les Formalistes (et ex-Formalistes) russes, je me propose
maintenant de critiquer les positions négatives mentionnées ci-dessus quant au rôle
des formalistes dans l’histoire de la linguistique et, inversement, quant à celui de la
linguistique structurale comme expression plus mature de leurs concepts littéraires.
Pour ce faire, je veux d’abord mettre en avant trois éléments du modèle linguistique
de Jakobson qui le démarque clairement de Saussure, ou plutôt, qui témoigne d’une
influence directe entre l’OPOJAZ et le Cercle Linguistique de Moscou sur le terrain
spécifique de la linguistique.

Le premier élément typique de la linguistique jakobsonienne qu’il est clairement


erroné de vouloir attribuer à Saussure plutôt qu'aux formalistes est l’insistance de
Jakobson sur l’importance de la dimension « poétique » du langage comme relevant
à part entière de l’analyse linguistique. 1 Pour Jakobson, comme pour tous les
formalistes sans exceptions, le langage est un phénomène essentiellement et
irréductiblement poétique. La distinction majeure entre Jakobson et, par exemple,
Šklovskij, est que celui-là intègre et explique cette dimension poétique dans un
modèle systématique et fonctionnel du langage, plutôt que de postuler l’existence
d’un « langage poétique » comme phénomène autonome.

Le deuxième élément qui rapproche le linguiste Jakobson des formalistes est sa


notion de « fonction poétique », qu’il définit ainsi dans son article-bilan Linguistique et
Poétique: "This function, by promoting the palpability of signs [c'est moi qui souligne],
deepens the fundamental dichotomy of signs and objects." (Jakobson 1971). L’idée

1
Il est intéressant de remarquer que ceux qui reprochent à Jakobson un manqué d’unité systématique (Harris) ,
ou relativisent l’influence des formalistes sur celui-ci (Koerner) ont tendance à accorder moins (ou aucune)
importance à la dimension poétique de son oeuvre.
8

de la « palpabilité » du signe est liée, sans conteste, au concept de


« défamiliarisation » et au primat qu'il accorde à l'acte de perception sensible comme
une fin esthétique en soi (Šklovskij 1983). Mais ici encore, Jakobson remplace un
concept vague (Šklovskij n’explicite jamais les implications psychologiques,
cognitives ou même existentielles de la défamiliarisation) par une explication
linguistique beaucoup plus précise : la poéticité du langage correspond à son
expressivité en tant que système de signes concrets, perceptifs.

Le dernier élément qui différencie Jakobson de Saussure est justement cette notion
poétique de « signe concret », dont l'origine semble bien être formaliste. Pour
Jakobson, en effet, le signe ne correspond pas à la conception saussurienne, qui en
fait une pure valeur dans un système d’oppositions négatives et différentielles.
Comme le démontre sa définition du phonème comme une hiérarchie de traits
acoustiques, le signe implique l’idée d’une structuration expressive d’un matériau
concret tout autant que celle de la différenciation et de l’organisation idéale
d’éléments abstraits. En d'autres termes, le phonème est un "objet" concret, dont les
propriétés sont liées inséparablement à sa structure expressive et à sa valeur
linguistique. A ce titre, la définition jakobsonienne du phonème recèle, je pense, la
clé du potentiel philosophique du Formalisme russe vis-à-vis du structuralisme et
représente la culmination scientifique de idées littéraires formalistes sur la dimension
à la fois concrète et formellement expressive du langage et de la perception. En tous
les cas, les problématiques du statut du phonème comme objet (psychologique, fictif,
ou phénoménologique) et de la relation qu'il institue entre ses couches phonétique
(sensible, perceptive) et phonologique (intelligible, idéale) impliquent en condensé
des enjeux fondamentaux sur la relation entre forme et perception, et plus
généralement, sur les origines du sens et de la signification –linguistique ou non –
dans la perception sensible (cf. Holenstein 1975).

Pour compléter mon (très superficiel) argument quant aux inflexions spécifiquement
formalistes de la linguistique jakobsonienne et sa capacité à donner des fondements
méthodologiquement plus solides aux idées d’un Šklovskij sur le pouvoir poétique
« perceptif » de la forme littéraire, je souhaite conclure en indiquant l'existence d'une
étape intermédiaire dans le processus de maturation des idées du premier
Formalisme en direction de la linguistique. Cette étape intermédiaire est constituée
par les œuvres de Evgenij Polivanov et de Lev Jakubinskij. Le rôle de ces linguistes,
tout deux très tôt membres de l'OPOJAZ, est de plus particulièrement intéressante
9

du fait qu'il souligne l'étendue des interactions entre linguistes et théoriciens de la


littérature au sein du Formalisme russe et rompt l’idée d’un découpage net entre
l’OPOJAZ littéraire et le Cercle Linguistique de Moscou. En effet, la contribution
autant de Polivanov que de Jakubinskij est concrète (ils publient dans les premiers
recueils de l’OPOJAZ) et leur influence sur le travail littéraire de leurs collègues est
réelle (Šklovskij, p.ex. cite Jakubinskij dans "L’art comme procédé").

Pour éviter tout malentendu, je tiens à préciser que je ne cherche pas à suggérer ici
qu'il y ait eu une véritable continuité entre Polivanov, Jakubinskij et Jakobson en ce
qui concerne leurs principes généraux quant au langage ou à la linguistique. Les
linguistes pétersbourgeois, tous deux élèves de Baudouin de Courtenay, sont restés
fortement marqué par le "psychologisme" de leur maître, ce qui les distancie
fortement de l'orientation structuraliste de Jakobson. 2 Leur orientation vers les
problèmes de la sociolinguistique, leurs définitions essentiellement "communicatives"
du langage et leurs affinités avec le Marxisme ne se retrouvent pas non plus chez
Jakobson.

Cela dit, en ce qui concerne Polivanov plus particulièrement, deux aspects de son
œuvre le profilent malgré tout comme un "chainon manquant" entre les intuitions
littéraires d'un Šklovskij et la pensée linguistique de Jakobson. Il s'agit, au premier
chef, de l'importance accordée par Polivanov aux propriétés poétiques du langage.
Pour être plus précis, Polivanov est connu pour avoir été un des premiers linguistes à
avoir suggéré que les effets poétiques du langage peuvent être expliqués en termes
de propriétés purement linguistiques. Il aurait, par exemple, voulu écrire un “Corpus
poeticarum”, i.e. une étude comparée des langues et de leurs systèmes poétiques. 3
Cette idée d'une "linguistique poétique" se retrouve évidemment chez Jakobson, de
façon même encore plus puissante, puisque non seulement il explique les effets
poétiques du langage en termes linguistiques, mais il associe la fonction poétique de
façon constitutive et essentielle (au moyen d’un modèle fonctionnel inspiré par
Jakubinskij) à la définition même du langage (cf. Jakobson 1971).

Le second élément qui souligne l'origine formaliste des idées jakobsoniennes


mentionnées ci-dessus est le traitement fait par Polivanov de la question de la
phonétique. Ici encore, il faut remarquer que Polivanov reste très marqué par

2
Cette opposition au psychologisme est un des arguments majeurs employés par les critiques d'une continuité
intra-formaliste, au profit d'une source plus saussurienne de la linguistique de Jakobson.
3
On retrouve des aspects de ce projet dans Polivanov (1963)
10

Baudouin, et que son influence sur Jakobson en matière de phonologie pure se


résume à des aspects spécifiques (par exemple, à l'idée de convergence et
divergence des phonèmes). Mais ce qui rapproche Polivanov de Jakobson est son
insistance sur le rôle poétique des aspects phonétiques du langage (Polivanov 1916,
1963). Selon Polivanov, en effet, les propriétés poétiques d’une langue sont liées
directement à sa structure phonétique (ou phonologique). En donnant ainsi une base
clairement linguistique à l'intuition des formalistes que le langage doit sa poéticité
d'abord à sa nature concrète, acoustique, cet aspect de l'œuvre de Polivanov montre
le potentiel générique des intuitions de Šklovskij à recevoir une interprétation
linguistique. Il confirme aussi l'origine poétique des recherches sur le phonème de
Jakobson, confirmée bien sur par les travaux de Jakobson lui-même, par exemple
sur le vers tchèque (cf. Kiparsky 1983, p.20).

En résumé, malgré son rôle assez marginal et périphérique au sein de la


constellation formaliste (ou du moins, des interprétations traditionnelles du
Formalisme russe), Polivanov apparaît comme un contributeur important d’idées
linguistiques qui ont abouti, chez Jakobson, à une version « formaliste » de la
linguistique structurale. Il confirme ainsi l’arc de développement épistémologique du
Formalisme russe vers une théorie linguistique du langage poétique, et renforce la
suspicion que tout le potentiel « formaliste » de cette théorie – notamment la
dimension concrète qu’elle accorde au signe linguistique – n’a pas encore été
découvert et adéquatement évalué.
11

Bibliographie

Dennes, Maryse, (1998). Husserl – Heidegger : Influence de leur œuvre en Russie,


Paris, L’Harmattan.
Depretto, Catherine (2005). "La correspondance des formalistes", in coll., Les
Formalistes Russes, Paris, Revue Europe.
Ehlers, Klaas-Hinrich (1992). Das dynamische System : zur Entwicklung von Begriff
und Metaphorik des Systems bei Jurij N. Tynjanov, Frankfurt am Main, Peter Lang.
Hansen-Löve, Aage (1978). Der russische Formalismus : methodologische
Rekonstruktion seiner Entwicklung aus dem Prinzip der Verfremdung, Wien, Verlag
der Österreichischen Akademie der Wissenschaften.
Harris, Roy (2001), "Jakobson's Saussure", in : Saussure and his interpreters,
Edinburgh University Press, Edinburgh.
Holenstein, Elmar (1975). Roman Jakobsons phänomenologischer Strukturalismus,
Frankfurt am Main, Suhrkamp.
Jakobson, Roman (1971). "Linguistics and Poetics: Closing Statement," in: Thomas
Sebeok, Style in Language, Cambridge Mass., M.I.T. Press.
Kiparsky, Paul (1983). "The Grammar of Poetry", in Morris Halle, Jakobson – What
he taught us, Columbus, Slavica Publ.
Koerner, E.F.K. (1997). "Remarks on the Sources of R.Jakobson's Linguistic
Inspirations", in Sériot (ed,), Roman Jakobson entre l'Est et l'Ouest, Lausanne,
Cahiers de l'ILSL 9.
Polivanov, Evgenij (1916). "Po povodu "zvukovyh žestov" japonskogo jazyka,
Sborniki po teorii poetičeskogo jazika 1, Petrograd, 1916
- (1963) "Obščij fonetičeksij princip vsjakoj poetičeskoj tehniki", Voprosy
jazykoznanija 1.
Sériot, Patrick (1999). Structure et Totalité, : Les origines intellectuelles du
structuralisme en Europe centrale et orientale, Paris, PUF.
- (2008). Langage et Pensée: Union Soviétique années 1920 – 1930, Lausanne,
Cahiers de l'ILSL 24.
Šklovskij, Viktor (1983) [1925], O teorii prozy, Moscou, Sovetskij pisatel'.
Steiner, Peter (1984). Russian Formalism: A Metapoetics, Ithaca, Cornell University
Press.

Вам также может понравиться