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Revue germanique internationale

13 | 2011
Phénoménologie allemande, phénoménologie
française

Le sujet sans subjectivité. Après le « tournant


théologique » de la phénoménologie française

Christian Sommer

Éditeur
CNRS Éditions

Édition électronique Édition imprimée


URL : http://rgi.revues.org/1133 Date de publication : 15 mai 2011
DOI : 10.4000/rgi.1133 Pagination : 149-162
ISSN : 1775-3988 ISBN : 978-2-271-07102-6
ISSN : 1253-7837

Référence électronique
Christian Sommer, « Le sujet sans subjectivité. Après le « tournant théologique » de la
phénoménologie française », Revue germanique internationale [En ligne], 13 | 2011, mis en ligne le 15
mai 2014, consulté le 03 octobre 2016. URL : http://rgi.revues.org/1133 ; DOI : 10.4000/rgi.1133

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CNRD Éditions - RGI nº 12 - Phénoménologie allemande, phénoménologie française - 170 x 240 - 11/4/2011 - 13 : 21 - page 149

Le sujet sans subjectivité


Après le « tournant théologique »
de la phénoménologie française

Christian Sommer

En marge de la controverse, suscitée dans les années 1990 par l’hypothèse d’un
« tournant théologique » de la phénoménologie française1, nous proposons d’inter-
roger sous un autre angle ce « tournant », en nous concentrant préférentiellement
sur la doctrine du sujet comme « adonné » chez J.-L. Marion, telle qu’elle s’esquisse
notamment au livre V d’Étant donné (1997). De cette doctrine, indiquons d’abord
à grands traits le milieu opérationnel et générationnel, configuré par un rapport
complexe à la phénoménologie allemande, essentiellement à Husserl et à Heidegger2.
L’une des spécificités de la génération, au sens théorique plus que chronologique,
impliquée dans le « tournant théologique »3, c’est, pour en déterminer un trait

1. Cf. Dominique Janicaud, Le tournant théologique de la phénoménologie française [1991] et La


phénoménologie éclatée [1998], in La phénoménologie dans tous ses états, Paris, Gallimard (folio), 2009 ;
Jean-François Courtine (éd.), Phénoménologie et théologie, Paris, Critérion, 1992 ; Jocelyn Benoist, « Le
“tournant théologique” » [1994], in L’idée de phénoménologie, Paris, Beauchesne, 2001, pp. 81-103. Le
« tournant théologique » se serait amorcé avec Totalité et infini d’Emmanuel Lévinas (1961), consolidé
dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) et prolongé par De Dieu qui vient à l’idée (1982) ;
cf. D. Janicaud, Le tournant théologique, pp. 53, 65. Jocelyn Benoist, « Sur l’état présent de la phéno-
ménologie » [1998], in L’idée de phénoménologie, p. 23, fait coïncider le « tournant théologique » avec
un « tournant lévinassien ».
2. Notre intention n’est évidemment pas ici de brosser un tableau général de la phénoménologie
française. On trouvera quelques éléments de ce tableau forcément mouvant dans J. Benoist, « Sur l’état
présent de la phénoménologie », p. 1-43 ; Jean Greisch, « Les yeux de Husserl en France. Les tentatives
de refondation de la phénoménologie dans la deuxième moitié du XXe siècle », in Le cogito herméneu-
tique. L’herméneutique philosophique et l’héritage cartésien, Paris, Vrin, 2000, pp. 13-50 ; Michel Haar,
La philosophie française entre phénoménologie et métaphysique, Paris, PUF, 1999 ; Bernhard Waldenfels,
Phänomenologie in Frankreich, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1983 (21998) ; Laszlo Tengelyi et Hans-
Dieter Gondek, Neue Phänomenologie in Frankreich, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2011.
3. D. Janicaud classe dans ce « mouvement de pensée » (« Le tournant théologique », p. 107),
comme on sait, E. Lévinas, Michel Henry, Jean-Louis Chrétien et Jean-Luc Marion, dans une moindre
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150 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

purement formel, de penser, sur des modes divers, les phénomènes de l’« autrement
qu’être », autant de phénomènes qui ne se laisseraient plus décrire en termes
d’objecti(vi)té ou d’étantité (visage, écriture, différance, vie, invisible, chair, auto-
affection, érotique…). Si la réhabilitation de ces phénomènes de l’« autrement
qu’être » peut être lue, en partie, comme une réaction déphasée à l’infléchissement
ontologique de la phénoménologie accomplie par Heidegger dans les années 19204,
et plus généralement comme une contestation, d’origine lévinassienne, du primat
de la métaphysique de l’être, il faut souligner que cette réplique, et c’est là une
marque génétique forte de la famille « théologique », s’articule, vers le milieu des
années 1980, à un certain retour à Husserl. Le retour à Husserl, marginalisé par
les structuralismes, fut préparé par les premières lectures sartrienne et merleau-
pontienne, mais surtout, autre signe distinctif, fortement médiatisé par Heidegger.
Ce retour à Husserl influe sur la réception de Heidegger, laquelle privilégie alors
la phénoménologie de l’être-au-monde et du Dasein, élaborée dans Sein und Zeit.
Mais si Husserl est sollicité pour critiquer certains éléments de l’analytique du
Dasein, ou en résoudre les apories supposées, l’analytique existentiale à son tour
sert à critiquer l’ego transcendantal husserlien. Cette lecture croisée de Husserl par
Heidegger, et de Heidegger par Husserl, ouvre la possibilité d’une « analytique
phénoménologique » du « sujet », ou de l’« ipséité »5, pour approcher, précisément,
les phénomènes de l’« autrement qu’être ».

Le phénomène saturé de l’ego : soi-même par un autre


La pensée de J.-L. Marion, en débat constant, parfois conflictuel, avec ses
prédécésseurs, revendique l’élaboration de l’horizon commun des percées vers les
nouveaux territoires phénoménologiques de l’« autrement qu’être », délaissés, ou
insuffisamment parcourus, par Husserl et par Heidegger : la phénoménologie de

mesure Paul Ricoeur et Jacques Derrida. François-David Sebbah distingue cette « famille » de la famille
merleau-pontienne (Henri Maldiney, Jacques Garelli, Marc Richir, Renaud Barbaras…) par la pratique
assumée d’une « phénoménologie de l’excès » ; cf. L’épreuve de la limite. Derrida, Henry, Lévinas et
la phénoménologie, Paris, PUF, p. 19 ; « À l’excès. Un moment de phénoménologie en France », in
Jean-Michel Salanskis et F.-D. Sebbah, Usages contemporains de la phénoménologie, Paris, Sens&Tonka,
2008, pp. 175-208. J.-L. Marion parle plus largement d’un « moment français », au sens théorique et
non national, dans le champ global de la phénoménologie, un moment qui court de Lévinas en 1930
jusqu’à la génération actuelle en passant par Sartre, Merleau-Ponty, Ricoeur, Henry, Derrida, et qu’il
définit par le respect, variable, de la triple opération : réduction, visée intentionnelle, constitution ; cf.
« Un moment français de la phénoménologie », Rue Descartes, 35 (2002), p. 9-13.
4. Jean Grondin, Le tournant herméneutique de la phénoménologie, Paris, PUF, 2003, p. 16, parle
de « réaction anti-ontologique de la phénoménologie chez Lévinas, Derrida et Marion » ; cette réaction,
si l’on excepte Ricoeur, a volontiers négligé l’infléchissement herméneutique que Heidegger fait simul-
tanément subir à la phénoménologie.
5. Cf. J. Benoist, « Sur l’état présent de la phénoménologie », p. 18-20. J. Derrida avait noté cette
double lecture chez Lévinas ; cf. « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel
Lévinas », in L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 131, p. 145. Cf. aussi F.-D. Sebbah,
L’épreuve de la limite, p. 57.
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la donation, nouvel « espace du visible »6. Et le droit d’investir ces nouveaux terri-
toires se justifie par la redéfinition du concept de phénomène : le phénomène est
ce qui ne se montre qu’autant qu’il se donne.
Dans Étant donné, cette redéfinition du phénomène prend appui, d’une part,
sur la détermination husserlienne du phénomène comme « corrélation essentielle
entre l’apparaître et l’apparaissant », corrélation orchestrée selon plusieurs dualités
(intention / intuition, signification / remplissement, noèse / noème…) et ouvrant
sur deux « donations (Gegebenheiten) absolues », la « donation de l’apparaître » et
la « donation de l’objet »7. Or, J.-L. Marion conteste la détermination husserlienne
de la « donation authentique »8 comme objectité (Gegenständlichkeit) : l’objectité
est certes un mode de la donation, mais non la norme ultime de toute donation ;
la donation est au contraire la norme de toute objectité. En réglant sa détermination
de la donation sur le paradigme ininterrogé de l’objectité, Husserl grève sa conquête
essentielle en omettant d’interroger leur contraste essentiel : « une phénoménalité
de la donation peut permettre au phénomène de se montrer en soi et par soi, parce
qu’il se donne, mais une phénoménalité de l’objectité ne peut que constituer le
phénomène à partir de l’ego d’une conscience qui le vise comme son noème »9.
La phénoménalité, comme corrélation entre l’apparaître et l’apparaissant,
s’accomplit de telle sorte qu’avec l’apparaître se donne l’apparaissant, tandis que
l’apparaissant se donne en se montrant dans l’apparaître. Or, « si l’apparaître impli-
que de se montrer, comme se montrer implique de se donner, l’un et l’autre
impliquent un soi du phénomène »10. Pour envisager cette extension au « soi », à
l’ipséité du phénomène, J.-L. Marion recourt, d’autre part, à la définition bien
connue de la phénoménologie au § 7 de Sein und Zeit : « Faire voir à partir de
soi-même ce qui se montre de telle sorte qu’il se montre à partir de soi-même »11.
Mais à l’instar de Husserl, qui reculait devant sa propre percée (que la donation
détermine la phénoménalité par la réduction), Heidegger, en la réorientant sur la
question de l’être, hypothèque la conquête de l’ipséité du phénomène, qu’il utili-
serait sans la penser explicitement12. Pour lever cet impensé, il faut alors dire : « ce
qui se montre en et à partir de soi (Heidegger) et n’y parvient qu’autant qu’il se
donne en soi et à partir de soi seul – ce qui se montre n’y parvient qu’à la mesure
où il se donne »13.
La réduction de ce qui se montre à la manière dont il se montre pour autant
qu’il se donne, ne reconduit donc pas à une conscience transcendantale ou ego, ni
même au Dasein pour lequel il y va de son être, mais au « soi » du phénomène
dans sa radicale extériorité, c’est-à-dire au phénomène tel qu’il se donne : au phéno-

6. J.-L. Marion, « Un moment français de la phénoménologie », p. 13 ; Étant donné. Essai d’une


phénoménologie de la donation, Paris, PUF, 32005, p. 441.
7. Husserl, Hua II, pp. 11, 14 ; J.-L. Marion, Étant donné, § 20.
8. Husserl, Hua II, p. 74.
9. J.-L. Marion, Étant donné, p. 50.
10. Ibid., p. 226.
11. Heidegger, Sein und Zeit, 34, cit. tr. par J.-L. Marion, Étant donné, p. 102.
12. J.-L. Marion, Étant donné, p. 102.
13. Ibid., p. 309-310.
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mène dans son auto-donation (Selbstgebung14). Par cette réduction à la donation,


le principe ultime de la phénoménalité s’énonce ainsi : le phénomène ne se montre
qu’autant qu’il se donne, c’est-à-dire : « autant de réduction, autant de donation »15.
La phénoménologie de la donation, en opérant cette réduction, déconstruit
cependant le bien connu « principe des principes »16, en faisant converger dans la
seule donation l’« intuition originairement donatrice » et « ce qui se donne », avec
pour résultat de libérer ces deux formules de l’apriori corrélationnel d’une
conscience de quelque chose (l’intentionnalité17) et de la constitution d’objet. Pour
J.-L. Marion, c’est la donation, comme figure fondamentale de la phénoménalité,
qui permet de s’affranchir de l’idéal de la représentation objectivante, et l’origine
de la donation est précisément le « soi » du phénomène qui ne peut être constitué
par un ego transcendantal, un « soi » marqué par une détermination d’événement18 :
en se montrant, le phénomène proprement « inévident »19 survient de lui-même,
sans cause antécédante.
C’est, par excellence, sur son mode « saturé » que le phénomène se donne
purement de lui-même et à partir de lui-même, « en personne », dans une donation
de soi comme « auto-manifestation »20. Le concept de « phénomène saturé » investit
par là le paradigme de la phénoménalité comme telle ; le phénomène saturé est la
« figure normative » du phénomène, par rapport à laquelle les autres se définissent
par défaut ou par simplification. Le phénomène donné sur ce mode saturé déborde
tant la limite d’un horizon que la condition d’un ego transcendantal imposées par
le « principe des principes ».
Le concept de phénomène saturé indique alors « la possibilité d’un phénomène
où l’intuition donnerait plus, voire démesurément plus, que l’intention n’aurait
jamais visé, ni prévu »21. Les quatre figures fondamentales du phénomène saturé
(excès d’intuition / défaut de signification), décrites au livre IV d’Étant donné,
s’articulent comme « événement » (saturé selon la quantité), « idole » (saturée selon
la qualité), « chair » (saturée selon la relation), « icône » (saturée selon la modalité),
et « révélation » qui les résume toutes ; autant d’indices typologiques pour désigner
les phénomènes de l’« autrement qu’être »22.
Après en avoir indiqué le lieu général dans la phénoménologie de la donation,

14. Husserl, Hua VI, p. 237.


15. J.-L. Marion, Étant donné, p. 23, réf. à M. Henry, « Quatre principes de phénoménologie »,
in Revue de métaphysique et de morale, 1/1991, pp. 3-26. J.-L. Marion considère ce principe de la
donation comme la « percée phénoménologique » irrécusable, la donation engageant le statut de la
phénoménalité comme telle ; parmi les prédécesseurs confrontés au « scandale » de la donation sont
cités, outre Husserl et Heidegger, Merleau-Ponty, Sartre, Lévinas, Henry, Derrida, Chrétien, Franck… ;
cf. J.-L. Marion, Étant donné, p. 30, n. ; « Réponses à quelques questions », in Revue de métaphysique
et de morale, 1/1991, p. 69-70.
16. Husserl, Hua III, p. 52.
17. Husserl, Hua I, p. 72.
18. J.-L. Marion, Étant donné, p. 226.
19. Ibid., p. 32-33.
20. Ibid., p. 33, 305.
21. Ibid., p. 277.
22. Ibid., §§ 23-24.
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nous pouvons nous intéresser à la doctrine marionienne de l’ipséité, qui se lit à


même le phénomène saturé opérant le passage du « je » au « moi / me » (l’adonné)
par l’appel, configuration matricielle dont on trouve l’analyse descriptive au livre V.
En considérant l’auto-donation du phénomène, la question de l’ipséité s’articule
comme question de la donation du soi : comment ce « soi » doit-il être déterminé
pour que le phénomène se donne et se montre de lui-même ?
Le premier effet de l’auto-donation du phénomène, c’est que le « Je », ou le
sujet, perd son statut de spectateur constituant, son pôle égoïque, pour devenir
« témoin constitué »23. Témoin du phénomène qui advient, le « Je », interloqué, est
pour ainsi dire le « témoin lumineux » qui atteste passivement du phénomène qui,
le précédant toujours déjà, s’avance comme « irregardable », « irréductible »,
« inconstituable »24.
Ce sujet désapproprié, ou l’attributaire, l’« à qu[o]i » du phénomène qui arrive,
se reçoit lui-même du phénomène qui se montre en se donnant. Si le phénomène
est un phénomène saturé, l’impact de son événement devient « appel » (Anspruch,
Anruf, Ruf), et l’attributaire devient « adonné », c’est-à-dire adonné au phénomène
et exposé à son appel revendicateur25, revendication (Beanspruchung, In-Anspruch-
Nahme) qui précède radicalement le sujet adonné.
Cernons ici un premier trait structurel de l’expérience de l’appel, détermination
fondamentale de tout phénomène saturé26 : la contre-expérience inobjective comme
contre-intentionnalité. Dans l’auto-donation du phénomène saturé s’accomplit, par
l’appel, la destitution de l’ego, remis et abandonné à l’ipséité du phénomène. Cette
destitution subvertit toute objectité : le phénomène saturé procède, comme le
précise J.-L. Marion, d’une « contre-expérience à titre de non objet »27, par où il
est éminemment « paradoxal » ; il va contre l’opinion et l’apparence, mais surtout
contre toute attente de la représentation (intention ou concept), car contrevenant,
nous l’avons indiqué, au « principe des principes » husserlien, dont il conteste les
deux présupposés inquestionnés que sont l’horizon et le « Je » constituant28.
En tant que contre-expérience inobjective, l’événement de l’appel exerce une
« inversion de l’intentionnalité », concept où on peut lire le thème lévinassien d’une
contre-intentionnalité de la responsabilité pour autrui29, mais J.-L. Marion élargit
cette intentionnalité inversée à tous les types de phénomène saturé. En effet, chaque
phénomène saturé, excédant l’intuition et décentrant l’intention, provoque ce
mouvement à rebours : « la visibilité de l’apparaître surgit dès lors à contre-courant
de l’intention – suivant un para-doxe, une contre-parence, une visibilité à l’encontre
de la visée »30. Il faut alors dire que « chaque type de phénomène saturé (ou

23. Ibid., p. 302.


24. Ibid., p. 303.
25. Ibid., p. 366.
26. Ibid., p. 405.
27. Ibid., p. 300.
28. Ibid., p. 304, 315.
29. E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, M. Nijhoff, 1974, pp. 61, 180 ;
J.-L. Marion, Étant donné, pp. 367-368.
30. J.-L. Marion, Étant donné, p. 368-369.
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paradoxe) inverse l’intentionnalité, donc rend possible, voire inévitable, un


appel »31.
J.-L. Marion décrit l’expérience de l’appel, « point d’articulation » contre-inten-
tionnel « du donné avec l’adonné, qui le reçoit et s’y reçoit »32, c’est-à-dire qui tient
son « soi » de l’auto-donation du phénomène, selon quatre traits de sa phénomé-
nalité : la convocation, la surprise, l’interlocution et la facticité (individuation).
Par le choc (Anstoss) de la convocation (Ein-Berufung), le sujet, transformé d’un
« je » en « me » (à qui) se trouve contraint d’écouter l’appel. Altéré par cette
« écoute originaire »33, le sujet est réduit à une « pure et simple figure d’auditeur
précédé et institué par l’appel »34. Ainsi convoqué, le sujet est surpris (überrascht,
benommen), car contredit dans son intentionnalité, privé de toute compréhension
objectivante. Surpris, le sujet se trouve interloqué, pris dans une situation d’inter-
locution (Gespräch) non pas dialogique, mais hétérologique où « je » suis appelé à
titre d’« à qui », de destinataire de l’appel comme « parole adressée » (der Anges-
prochene)35. Enfin, le sujet est radicalement individualisé par le fait de cette adresse
qui lui est structurellement préexistante36. Par l’appel s’exerçant comme principe
d’individuation, le sujet adonné (sujet sans subjecti[vi]té, c’est-à-dire conforme à
la donation) surmonte le clivage empirico-transcendantal, étant réduit à un ipse
produit par cette « parole non prononcée par le moi »37, c’est-à-dire donnée.
À côté de la contre-intentionnalité, relevons un autre trait structurel de l’expé-
rience de l’appel, le rapport paradoxal et asymétrique entre l’appel et la réponse.
En tant que phénomène saturé paradoxal, l’appel, inouï et invisible, trouve son
champ de manifestation et son horizon de visibilité dans l’adonné qui lui répond :
« Ce qui se donne (l’appel) devient phénomène – se montre – par ce qui lui répond
et le met ainsi en scène (l’adonné) »38. Autrement dit : « l’appel ne se donne phéno-
ménologiquement qu’en se montrant d’abord dans une réponse »39. Et cette réponse
qui performe l’appel par l’acte d’écouter, c’est-à-dire de répondre (« Me voici ! »),
en le portant au langage et au phénomène, revient à ce que Marion nomme, d’un

31. Ibid., p. 369.


32. Ibid., p. 390.
33. Ibid., p. 369.
34. J.-L. Marion, Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie,
Paris, PUF, 1989, p. 305.
35. J.-L. Marion, Étant donné, p. 371 ; Réduction et donation, p. 300.
36. J.-L. Marion, Étant donné, p. 372. Sans doute serait-il intéressant de relier cette détermination
à Husserl, Ideen zur einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie, II, Hua IV,
p. 95, n., sur le rôle fondateur de la profération vocale (Verlautbarung) dans la formation du soi et de
l’alter ; cf. Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, Paris, Minuit, 1992, p. 95-96 ; Jean-François
Courtine, Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990, p. 374-375.
37. J.-L. Marion, Étant donné, p. 373.
38. Ibid., p. 397.
39. Ibid., p. 393 ; cf. p. 396 : « l’appel ne s’entend que dans sa réponse et à sa mesure ». J.-L.
Marion rejoint ici E. Lévinas : « l’appel s’[y]entend dans la réponse » (« Autrement qu’être », p. 190)
et J.-L. Chrétien : « Toute pensée radicale de l’appel implique que l’appel ne soit entendu que dans
la réponse » (« L’appel et la réponse », p. 42).
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Le sujet sans subjectivité 155

terme initialement liturgique, le « répons » (réponse, mais aussi « réponds ! »,


Antwort/e)40.
Le rapport institué par l’appel est paradoxalement déphasé (diachronique), car
l’appel a priori ne se montre qu’a posteriori par et dans la réponse du destinataire,
il n’est antérieur que postérieurement. La réponse vient après l’appel et pourtant
elle en est la première manifestation et monstration. L’appel d’emblée donné
précède toujours déjà l’adonné, lequel ne saurait épuiser sa signification, mais sa
phénoménalisation est retardée par le « répons » : « le répons retarde (sur)
l’appel »41. Or, ce « retard originaire » dans le jeu de l’appel et du « répons », leur
« différence »42, signifie que l’expérience de l’appel est d’une « immanence radi-
cale »43 : l’appel, anonyme car n’émanant d’aucune instance préalablement identi-
fiable (Dieu, la vie, l’être, autrui), ne surgit pas d’un arrière-monde, ou d’un
outre-monde, mais se trouve bel et bien performé dans le monde par le destinataire
à son écoute44.
La phénoménologie de la donation, par l’expérience cruciale de l’appel, ambi-
tionne ainsi d’en finir avec le « sujet », non pas en prétendant le ruiner totalement
(contradiction performative), mais en le déplaçant par un renversement. La position
centrale du « je » constituant s’avère fondamentalement décentrée, puisque l’ego
ne l’investit pas comme une origine, mais s’y trouve institué par la donation : « Au
centre, nul sujet mais un àdonné’ ; celui dont la fonction consiste à recevoir ce qui
se donne sans mesure à lui et dont le privilège se borne à ce qu’il se reçoive
lui-même de ce qu’il reçoit »45. Je n’accède pas à moi-même par identité, auto-
position ou auto-production. L’ipséité qui procède de l’appel résulte d’un processus
de métamorphose spécifique (devenir soi-même) où le soi est donné par un autre.
Pour le dire dans les termes d’Au lieu de soi : « L’ego n’accède même pas à soi-même
pour un autre (Lévinas) ni comme un autre (Ricoeur) – mais il ne devient soi-même
que par un autre. Autrement dit, par un don »46.

Le sujet postmétaphysique. Du tournant théologique au tournant


anthropologique
L’adonné est la « figure de ce qui vient après le “sujet” »47 ; il entend succéder
à la « figure métaphysique » du sujet (ego transcendantal, mais aussi Dasein), car
il procède du phénomène sans le produire48. Par la donation, « figure extrême de

40. J.-L. Marion, Étant donné, p. 397.


41. Ibid., p. 398.
42. Ibid., p. 407. J.-L. Marion entend redéfinir cette figure de la différence en la distinguant des
tentatives de Heidegger, Lévinas, Derrida ; cf. Étant donné, pp. 405-408.
43. J.-L. Marion, Étant donné, p. 423.
44. Ibid., p. 413.
45. Ibid., p. 442.
46. J.-L. Marion, Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin, Paris, PUF, 22008, p. 383-384.
47. J.-L. Marion, Étant donné, p. 390.
48. Ibid., p. 344.
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la phénoménalité », la phénoménologie marionienne prétend ainsi dépasser la méta-


physique ; la donation précède et dépasse l’objectité et l’être49, c’est-à-dire le cadre
limitatif de la « métaphysique classique », cadre identifié à la représentation d’objet
constitué par l’intentionnalité. Les conditions de rupture avec la métaphysique
s’énoncent comme le programme d’Étant donné qui est d’arracher le phénomène
à son statut d’objet (Husserl) ou d’étant (Heidegger) pour faire place à son mode
saturé :
La phénoménologie ne rompt décidément avec la métaphysique qu’à partir du
moment […] où elle parvient à ne nommer et penser le phénomène a) ni comme un
objet, c’est-à-dire dans l’horizon de l’objectité tel qu’il définit, à partir de Descartes,
le projet épistémique de constitution du monde, et tel qu’il exclut de la phénoménalité
et donc de la vérité tout ce qui, par défaut (le sensible pur) ou par excès (le divin et
l’insensible), ne tombe pas sous l’ordre et la mesure de la Mathesis Universalis ; b) ni
comme un étant, c’est-à-dire dans l’horizon de l’être, soit au sens de l’ontologia
métaphysique, soit qu’on prétende la d̀étruire’ sous le titre de l’analytique du Dasein,
ou la proroger sous le couvert de l’Ereignis : car nombre de phénomènes ne sont
simplement pas, ou n’apparaissent précisément pas en tant qu’ils sont50.
C’est à ces conditions seules de dépassement, ou de relève, de la métaphysique
que s’ouvre la possibilité d’intégrer en phénoménologie les phénomènes « inobjec-
tivables »51, saturés ou paradoxes, c’est-à-dire les phénomènes de l’« autrement
qu’être » auxquels la phénoménologie de la donation, s’exerçant comme « philo-
sophie première », ou « dernière »52, entend offrir un site postmétaphysique de
déploiement, où les étants n’apparaissent qu’en tant que donnés (à un « sujet »
désapproprié).
En redéfinissant la sphère phénoménale et ses éventuelles limites, la phénomé-
nologie de la donation apparaît ainsi, dans son mouvement transgressif de l’objectité
et de l’étantité, comme une « phénoménologie de l’excès » ou une « phénoméno-
logie hyperbolique »53. Il est alors tentant de rapprocher historiographiquement,
mais aussi conceptuellement, comme on l’a fait, ce mouvement hyperbolique inhé-
rent à la phénoménologie de la donation, et la réhabilitation des phénomènes de
l’« autrement qu’être » qu’elle opère, de l’épanouissement, contemporain, d’un
certain néo-platonisme français : « au-delà de l’essence »54. Car ce néo-platonisme

49. Ibid., p. 60.


50. Ibid., p. 439. Cf. aussi J.-L. Marion, « La science toujours recherchée et toujours manquante »,
in Jean-Marc Narbonne et Luc Langlois (éd.), La métaphysique. Son histoire, sa critique, ses enjeux,
Laval, PUL, 1999, p. 35.
51. J.-L. Marion, Étant donné, pp. 440-441.
52. J.-L. Marion, « Phénoménologie de la donation et philosophie première », in De surcroît. Étude
sur les phénomènes saturés, Paris, PUF, 2001, p. 1-34.
53. F.-D. Sebbah, « À l’excès. Un moment de phénoménologie en France », in J.-M. Salanskis et
F.-D. Sebbah, « Usages contemporains de la phénoménologie », p. 175-208. Qualification qu’on
retrouve chez John D. Caputo, qui parle d’une « phénoménologie hyperbolique » (Derrida, Marion) ;
cf. « The Hyperbolization of Phenomenology. Two Possibilities for Religion in Recent Continental
Philosophy », in Kevin Hart (éd.), Counter-experiences : reading Jean-Luc Marion, Univ. of Notre Dame
Pr., Notre Dame, 2007, p. 67-93.
54. E. Lévinas, « ‘Totalité et Infini’. Préface à l’édition allemande », in Entre nous. Essais sur le
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Le sujet sans subjectivité 157

qui rétablit, en le reconfigurant phénoménologiquement, le mouvement de l’epe-


keina tês ousias, présente l’assise extra-ontologique pour critiquer le primat de la
« différence ontologique » selon Heidegger et ce, par excellence, par le biais de la
relation éthique à autrui55.
Laissons ouverte la question de savoir si la phénoménologie de la donation trouve
l’un des ses cadres d’intelligibilité dans ce néo-platonisme56 ; mais soulignons qu’elle
sollicite, et ce n’est qu’un paradoxe apparent, le motif heideggérien du dépassement
de la métaphysique par la pensée (hénologique ?) de l’Ereignis (es gibt : l’être et le
temps), motif solidaire des théorèmes de la métaphysique comme constitution onto-
théo-logique et de la « fin de la métaphysique », et dont J.-L. Marion fait un usage
paradigmatique et opératif57.
C’est sans doute dans la possibilité, selon Heidegger inaperçue dans la tradition
de la métaphysique comme onto-théo-logie, d’un « dieu plus divin » que J.-L.
Marion repère, lui aussi, cette position extra-métaphysique, pour penser « Dieu
sans l’être ». Mais contrairement à Heidegger, où elle conduit à un néo-paganisme
hölderlinien expressément anti-judéo-chrétien, cette possibilité renvoie chez J.-L.
Marion à l’horizon configurateur de la Bible, la question étant alors de savoir
comment, selon quels schèmes opératoires, s’articule l’accès au Livre comme source
et ressource d’expériences non-métaphysiques pour la phénoménologie.
Voyons, schématiquement, comment s’exerce cette transposition conceptuelle
dans le cas du « modèle de l’appel », structure maîtresse qui porte la phénoméno-
logie de la donation. Si la parole qui s’énonce, par exemple, dans Dt 6, 4 (« Ecoute
Israël, c’est Yahvé notre Dieu, Yahvé seul »), dans Jn 18, 37 (« Quiconque est de
la vérité écoute ma voix »58), ou encore dans Ep 4, 1 (« Je vous y exhorte donc
dans le Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous
avez reçu ») tient lieu de paradigme pour le concept de l’« appel pur », distingué

penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1991, p. 252. Sur le « néo-platonisme phénoménologique » de Lévinas


et sa reprise de l’epekeina tês ousias, cf. J.-M. Narbonne, « Lévinas et l’héritage grec », in Lévinas et
l’héritage grec, Laval, PUL, 2004, pp. 9-121 ; sur le renouveau du néo-platonisme en France dans la
seconde moitié du XXe siècle, cf. dans le même volume Wayne Hankey, « Cent ans de néo-platonisme
en France. Une brève histoire philosophique », p. 127-258.
55. Cf. J.-L. Marion, « Note sur l’indifférence ontologique », in J. Greisch et J. Rolland (éd.),
Emmanuel Lévinas. L’éthique comme philosophie première, Paris, Le Cerf, 1993, pp. 47-62. Cette
relation avec autrui, rappelons-le, est définie par Lévinas comme « religion » (invocation) ; cf. « L’onto-
logie est-elle fondamentale » [1951], in Entre nous, p. 20.
56. Sur le néo-platonisme dionysien de la phénoménologie marionienne, cf. les remarques de Jacob
Schmutz, « Escaping the Aristotelian Bond : The Critique of Metaphysics in Twentieth-Century French
Philosophy », in Dionysius XVII (1999), pp. 188-190 et W. Hankey, « Jean-Luc Marion’s Dionysian
Neoplatonism », in Martin Achard et al. (éd.), Perspectives sur le néoplatonisme, Laval, PUL, 2009,
p. 267-280.
57. Cf. J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes. Constitution et limites de l’onto-théo-
logie dans la pensée cartésienne, Paris, PUF, 1986 ; « Saint Thomas d’Aquin et l’onto-théo-logie »,
Revue thomiste, 95/1 (1995), p. 31-66 ; « Métaphysique et phénoménologie : une relève pour la théo-
logie », in Le visible et le révélé, Paris, Le Cerf, 2005, pp. 75-97 ; « La ‘fin de la métaphysique’ comme
possibilité », in Maxence Caron (éd.), Heidegger, Paris, Le Cerf, 2006, p. 11-38.
58. Cf. aussi Jn 5, 24-25 ; Jn 8, 47 ; Jn 10, 27…
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158 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

du Ruf / Anspruch des Seins heideggérien59, cette parole biblique appelant à l’écoute
n’est nullement masquée, mais, précisément, transposée dans son concept.
De même, la figure postmétaphysique de l’adonné qui entend l’appel transpose
la structure biblique, néo-testamentaire, de l’« ipséité par grâce »60, telle qu’on peut
la trouver, par exemple, dans Ga 2, 20 : « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ
qui vit en moi ». Ainsi que le précise J.-L. Marion lui-même en commentant cette
parole christologique, le « Je » ne « demeure » pas, il « meurt à et comme soi pour
renaître comme un autre que soi »61. La conversion du « Je » au « moi / me »
s’exerce comme une transmutation de l’ego (de l’homo vetus à l’homo novus),
laquelle s’énonce par excellence, on l’a vu, comme un renversement de l’intention-
nalité, contre-intentionnalité au cœur de l’expérience de l’appel. S’il s’agit de refor-
muler philosophiquement « la figure conceptuelle d’une telle métamorphose du Je
en un autre (que) soi-même », il faut alors plutôt citer la parole « égologique » :
« C’est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis » (1 Co 15, 10), pour dire :
« le thème paulinien pose que l’identité de soi à soi, ou plutôt du Je au Je, ne
s’accomplit, pour celui que factuellement je suis, que par la médiation de Dieu, et
non par la ressource de mon essence, quelle qu’elle soit – et que cette médiation
s’exerce comme une g̀râce’, donc comme un don »62.
Considérer cette opération de conceptualisation et de traduction radicalisante
de schèmes bibliques, judéo-chrétiens, et l’inscription de ces schèmes modifiés dans
un contexte opérationnel et problématique propre, comme l’indice d’un « tournant
théologique », au sens d’un « détournement » de la phénoménologie au profit d’une
théologie réduite à la metaphysica specialis, ou présentée selon une unicité fictive
opposée à « la » philosophie63, ne paraît alors guère satisfaisant, ni au regard de la
nature de cette opération de transposition, ni au regard des rapports historiques
complexes entre théologie et philosophie en Occident.

59. Cf. J.-L. Marion, Réduction et donation, p. 295-296.


60. Cf. J.-L. Marion, « Réponses à quelques questions », p. 76 : « Cette figure de l’ipséité par grâce
n’appartient pas seulement à la théologie chrétienne. Elle peut se mettre en évidence par les procédures
de la phénoménologie – du moins n’avons-nous pas eu d’autre intention en dégageant l’interloqué
comme ce (ou celui) qui vient après le sujet, comme le sujet en dernier appel ».
61. Ibid., p. 75.
62. Ibid., « Réponses à quelques questions », p. 75.
63. Critiquant lui-même l’idée d’un « tournant théologique » (Étant donné, pp. 105, 329, n.), J.-L.
Marion semble suggérer, à l’exemple du phénomène « saturé au second degré » qu’est la « révélation »,
que si la phénoménologie, en tant que philosophie première (ou dernière), peut conceptualiser le
phénomène de révélation selon sa possibilité, elle ne peut aller au-delà, c’est-à-dire déterminer la
Révélation, laquelle ressortirait au domaine d’une théologie, précisément. – Pour ce qui est de la
position de J.-L. Marion, revendiquée comme « postmétaphysique », on peut néanmoins risquer de la
qualifier formellement, surtout après « Au lieu de soi », de « transthéologique » et « transphilosophi-
que », puisqu’il entend se situer, selon une stratégie quelque peu heideggérienne mais en suivant un
modèle augustinien, avant la distinction (« métaphysique ») entre théologie et philosophie (« Au lieu
de soi », p. 27, avec réf. à Heidegger, Gesamtausgabe, t. 64, p. 108), l’alternative à la métaphysique
comme onto-théo-logie procédant, par les catégories opératoires de la phénoménologie de la donation
(p. 28), d’une lecture « non métaphysique » d’Augustin (et donc de la source scriptuaire), soustraite
à l’horizon heideggérien de la question de l’être (p. 213) : « saint Augustin (…) ne pense pas Dieu
comme être – afin de ne pas faire de l’être un dieu » (p. 414).
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Le sujet sans subjectivité 159

Plus généralement, le « tournant théologique », s’il faut garder la formule, indi-


querait plutôt un changement de paradigme impliquant un élargissement, une
ouverture du champ phénoménologique vers les phénomènes de l’« autrement
qu’être » par un recours aux ressources négligées et aux « sources scellées »64 de
la tradition biblique, patristique et médiévale avec laquelle la philosophie est
toujours déjà, historiquement, en dialogue. Ces (res) sources sont susceptibles, en
retour, de troubler non seulement le tracé des frontières (supposé sûr) entre théo-
logie et philosophie, mais aussi la démarche phénoménologique canonique (ou
supposée telle).
Mais, « athéisme » de méthode et de principe oblige65, la libération phénomé-
nologique des potentiels « théologiques » ne sauraient dépendre de l’alternative,
simpliste, entre la croyance ou l’incroyance, ou d’une confession déterminée, car
la reprise de ces sources fondamentales se concentre, en les conceptualisant, sur
les vécus, expériences, gestes, modes d’être universellement humains qu’elles abri-
tent66. Cette opération de reprogrammation conceptuelle, par l’exploitation des
sources, s’exerce nécessairement à un niveau « méta-théologique » et « méta-philo-
sophique », c’est-à-dire au niveau, « anthropologique », de l’analyse technique et
archéologique d’une formation conceptuelle et de ses conditions de fonctionne-
ment.
Les phénomènes de l’« autrement qu’être », dégagés par une analytique du
« sujet » (fût-il décentré) opérant entre Husserl et Heidegger, voire au-delà, impli-
quent ou précipitent l’émergence de thèmes anthropologiques67. Tout comme les
phénomènes décrits par l’analytique de l’existant humain dans Sein und Zeit, dont
ils étaient supposés corriger ou dépasser les lacunes et les apories, les phénomènes

64. Cf. Emmanuel Falque, Dieu, la chair et l’autre. D’Irénée à Duns Scot, Paris, PUF, 2008, p. 13-40 ;
J.-L. Chrétien, « L’appel et la réponse », p. 10-11. Aucun principe a priori ne saurait évidemment
exclure la réactualisation phénoménologique des sources scellées dans d’autres traditions (juive, arabo-
musulmane, bouddhique, etc.).
65. Sur la phénoménologie comme « athéisme », cf. le premier Heidegger, Gesamtausgabe, t. 61,
p. 197 ; t. 62 (Natorp-Bericht), p. 363 ; t. 18, p. 6 ; t. 20, p. 109-110 ; t. 23, p. 77 ; t. 26, p. 211, n.
66. Cf. Heidegger, Gesamtausgabe, t. 9 (Phänomenologie und Theologie), p. 63 : « Tous les concepts
théologiques abritent nécessairement cette compréhension même de l’être que l’être-là humain das
menschliche Dasein> possède spontanément von sich aus> pour autant qu’il existe en tant que tel » ;
Karl Löwith, « Phänomenologische Ontologie und protestantische Theologie » [1930], in Sämtliche
Schriften, t. 3, Stuttgart, Metzler, 1985, p. 31-32 : « Plus primordiale que la subsistance de la théologie
et de la philosophie est l’existence des théologiens et des philosophes, et plus primordial que l’être-
théologien et l’être-philosophe est, pour tous deux, l’être-humain (das Menschsein). C’est pourquoi la
différence entre théologie et philosophie ne se laisse élucider que par leur sol commun qu’est l’anthro-
pologie, c’est-à-dire par le retour à ce qui permet tant à un homme non croyant de devenir éventuel-
lement chrétien, qu’à un chrétien croyant de devenir éventuellement philosophe ».
67. De ce recoupement déphasé mais potentiellement fécond témoignent aussi, parallèlement, les
cinq « méditations » de J. Greisch, Qui sommes-nous ? Chemins phénoménologiques vers l’homme,
Louvain, Peeters, 2009, qui tente d’analyser les effets de la transformation (« révolution coperni-
cienne ») de la question kantienne « qu’est-ce que l’homme ? » en la question heideggérienne : « qui
sommes-nous ? », en analysant les effets de cette substitution, qualifiée de « bombe à retardement
philosophique », dans les théories de l’ipséité de la phénoménologie française dans la deuxième moitié
du 20e siècle.
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160 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

de l’« autrement qu’être » ressortissent eux aussi, à les considérer sous un certain
angle, à une « anthropologie »68. Heidegger, bien sûr, fut le premier à contester
toute lecture anthropologique de Sein und Zeit, rejoignant dans son rejet général
de l’anthropologie, mais par une autre voie, Husserl69, tous deux largement suivis
par leurs disciples et successeurs. Or, loin de voir dans cette proximité avec l’anthro-
pologie un déficit, on pourrait y trouver l’occasion d’un possible retour à (de)
« l’être humain incarné », « en chair et en os », mis entre parenthèses par la phéno-
ménologie transcendantale comme par l’ontologie fondamentale. Ce qui demande
de réhabiliter l’anthropologie, en s’interrogeant sur sa forclusion et son rejet par
Husserl et par Heidegger.
Cette réhabilitation de l’anthropologie, basée sur une double relecture critique
de Husserl et de Heidegger, recoupe alors, jusqu’à un certain point, le projet d’une
anthropologie phénoménologique, esquissé par H. Blumenberg dans les années
1970-198070, projet s’inscrivant dans un « tournant anthropologique » de la phéno-
ménologie71. Sous l’énoncé programmatique d’un « déplacement du centre de

68. Nous ne pouvons montrer ici, à titre d’exemple, que les deux traits fondamentaux du modèle
de l’appel (inversion de l’intentionnalité et rapport asymétrique entre appel et réponse), élaboré par
J.-L. Marion dans le cadre d’une phénoménologie de la donation, se trouvent aussi dans l’analytique
du Gewissensruf de Sein und Zeit, à supposer bien sûr qu’on lise celle-ci dans une perspective anthro-
pologique sollicitant ses sources scellées ; cf. « Nach dem Subjekt. Gegenständlichkeit und Gegeben-
heit in der neueren Französischen Phänomenologie », in David Espinet, Frederike Rese, Michael
Steinmann (éd.), Gegenständlichkeit und Objektivität, Tübingen, Mohr / Siebeck, 2011.
69. Cf. Heidegger, Sein und Zeit, p. 17, 45-50, 194, 199, 301 ; Gesamtausgabe, t. 3, p. 188-193 ;
t. 20, pp. 173, 207 ; « Philosophische Anthropologie und Metaphysik des Daseins » (1929, inédit) ;
Husserl, « Phänomenologie und Anthropologie » [1931], in Hua XXVII, p. 164-181 ; Hua V, p. 138.
70. Hans Blumenberg, Zu den Sachen und zurück, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2002 ; Bes-
chreibung des Menschen, Francfort-sur-le-Main Suhrkamp, 2006, où on trouve les notes et esquisses
que Blumenberg projetait de rassembler en un ouvrage d’« anthropologie phénoménologique » (« Bes-
chreibung des Menschen », p. 897). « Anthropologie phénoménologique » qui apparaît rétrospective-
ment comme l’épine dorsale de sa « métaphorologie » ; cf. H. Blumenberg, « Anthropologische
Annäherung an die Aktualität der Rhetorik » [1971], in Wirklichkeiten in denen wir leben, Stuttgart,
Reclam, 1981, p. 134.
71. La formule d’un « tournant anthropologique » (de la philosophie allemande), énoncée en 1935
par Friedrich Seifert, « Zum Verständnis der anthropologischen Wende in der Philosophie », Blätter
für Deutsche Philosophie, VIII (1935), p. 393-411, résume alors l’évolution et l’extension d’un champ
thématique amorcé dès le début des années 1910 en Allemagne, extension préparée par Schopenhauer,
Schelling, Nietzsche puis par Dilthey et la réception allemande de Bergson. Joseph König, ami de
Plessner et étudiant de Heidegger, parlait plus précisément, en 1929, d’une « évolution de la phéno-
ménologie vers l’anthropologie », ou d’un « passage de la phénoménologie à l’anthropologie », en
incluant d’ailleurs Heidegger dans cette constellation ; cf. J. König, « Über Hans Lipps’ Phänomeno-
logie der Erkenntnis » [1929] in Dilthey-Jahrbuch 6 (1986), p. 224. – H. Blumenberg situe plus
précisément l’un des indices germinaux d’un « tournant Wende> anthropologique de la méthode
phénoménologique » (Beschreibung des Menschen, p. 23) en 1913 : l’année où Husserl publie dans son
Jahrbuch für Philosophie und phänomenologische Forschung nouvellement fondé les Ideen zu einer
reinen Phänomenologie und phänomenologischen Philosophie (Jahrbuch I/I), censées écarter tout natu-
ralisme, psychologisme et anthropologisme, Scheler publie partiellement dans le même Jahrbuch son
Formalismus (Jahrbuch I/II) et, la même année, l’influent Zur Phänomenologie und Theorie der Sym-
pathiegefühle und von Liebe und Hass. Mit einem Anhang über den Grund zur Annahme der Existenz
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Le sujet sans subjectivité 161

gravité de la métaphysique et de l’ontologie vers l’anthropologie »72, Blumenberg


entend, en effet, contribuer à lever l’« interdit d’anthropologie »73 émis par Husserl
et par Heidegger, et à annuler « l’exclusion de l’anthropologie de la phénoméno-
logie »74.
Pour lever cet interdit, c’est-à-dire pour accéder à une problématisation anthro-
pologique de la phénoménologie, et à une problématisation phénoménologique de
l’antropologie, il n’est donc pas question de rompre avec Husserl, ni d’ailleurs avec
Heidegger, puisqu’il faudrait au contraire exploiter leur potentiel au contact de
l’anthropologie, pour autant qu’il s’agit, dans le projet d’une anthropologie phéno-
ménologique, de mettre en évidence « le caractère anthropologique des présuppo-
sitions Voraussetzungen> du phénoménologue »75.
Il s’agirait donc, d’une part, de reparcourir, avec les yeux de la phénoménologie,
les théorèmes, les corpus et les paradigmes de l’anthropologie philosophique alle-
mande du dernier siècle (Scheler, Plessner, Rothacker, Gehlen, mais aussi Cassirer,
Jonas et al.), que Blumenberg sollicite, ce qui demande également d’exploiter, selon
l’approche de l’anthropologie philosophique, certains résultats et données scienti-
fiques (biologie, paléontologie, primatologie, zoologie, anatomie, psychopathologie,
neurologie…).
D’autre part, il conviendrait, avec les yeux de l’anthropologie, d’opérer un retour
à Husserl par-delà l’« histoire doctrinale factuelle » du corpus husserlien, pour le
transformer et l’étendre selon la possibilité d’une anthropologie phénoménologi-
que76. Dans cette reformulation anthropologique des ressources de la phénoméno-
logie husserlienne, deux grands complexes thématiques s’imposent alors, celui de
la Lebenswelt, axé autour du concept central d’intentionnalité77, et celui de l’inter-
subjectivité et de la Fremderfahrung78.
Or, ce retour à Husserl se soutient d’un retour à Heidegger, plus précisément
d’une réanthropologisation de l’analytique existentiale, désolidarisée de la question
de l’être79. Au centre de cette opération visant à reconstruire l’anthropologie
manquée, mais non manquante, car virtuellement élaborée, de Sein und Zeit, le
concept de souci (Sorge) peut être réinterprété comme conservation de soi (Selbs-
terhaltung) aux formes symboliques et techniques multiples dont le langage, et,
partant, un dispositif conceptuel donné, offre une expression privilégiée, pour

des fremden Ich, Halle, Niemeyer, 1913 (3e éd. 1926 modifié et augmentée in Gesammelte Werke, Bd.
7, Bern, Francke, 1973, p. 7-258).
72. H. Blumenberg, Höhlenausgänge, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1989, p. 811.
73. H. Blumenberg, Beschreibung des Menschen, p. 60, 91 (« Anthropologieverbot »).
74. H. Blumenberg, Zu den Sachen und zurück, p. 132.
75. H. Blumenberg, Beschreibung des Menschen, p. 167 ; Zu den Sachen und zurück, p. 44.
76. Cf. H. Blumenberg, Lebenszeit und Weltzeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1986, p. 33.
77. Cf. H. Blumenberg, « Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten de Phänomenologie »
[1963], in Wirklichkeiten, p. 7-54 ; « The Life-World and the Concept of Reality » [1972], in Lester
E. Embree (éd.), Life-World and Consciousness, Evanston, Northwestern UP, 1972, p. 425-444 ; Lebens-
zeit und Weltzeit, pp. 7-68 ; Beschreibung des Menschen, p. 70-92, 813-817 ; Theorie der Lebenswelt,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2010.
78. Cf. H. Blumenberg, Zu den Sachen, p. 44-62 ; Beschreibung, p. 9-469.
79. Cf. H. Blumenberg, Zu den Sachen, p. 178-179 ; Beschreibung, p. 204-220, 247.
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162 Phénoménologie allemande, phénoménologie française

« corriger » le concept husserlien de conscience intentionnelle80. Il faudrait alors


voir en quoi cette réinterprétation anthropologique de l’analytique existentiale
suggérée par Blumenberg, au-delà de la direction qu’il indique lui-même, pourrait
être précisée et complétée par un réexamen du programme, esquissé par le premier
Heidegger (1919-1929) mais délaissé par la suite, de fonder une « anthropologie
phénoménologique radicale »81 par un retour à Aristote et au Nouveau Testament
en réactivant la notion de « vie facticielle » (vita humana ; zoè, bios, psuchè) selon
une « ontologie de la vie » élaborée à partir de la Physique, du De anima et de
l’Éthique à Nicomaque.
Le projet (blumenbergien) d’une anthropologie phénoménologique concentre
ainsi certains enjeux cruciaux permettant de faire émerger l’un des chapitres de
l’histoire germano-française de la phénoménologie, phénoménologie dont on sait,
au demeurant, qu’elle est moins une doctrine qu’une possibilité susceptible d’incar-
nations plurielles. C’est dans l’optique d’un retour sur l’anthropologie philosophi-
que allemande, qui peut-être s’articule comme un retour de l’anthropologie dans
le champ philosophique en général et phénoménologique en particulier, qu’il
devient alors possible d’examiner les nombreuses intersections historiques et théo-
riques entre la constellation, multiforme, de l’anthropologie philosophique dans
son lien conflictuel avec la phénoménologie allemande et le champ de la phéno-
ménologie française, non moins multiforme, depuis la génération de Sartre et de
Merleau-Ponty jusqu’aux développements, plus récents, de la phénoménologie fran-
çaise dans son « tournant théologique ».

80. Cf. H. Blumenberg, « Lebenswelt und Technisierung unter Aspekten de Phänomenologie »


[1963], in Wirklichkeiten, p. 7-54 ; Zu den Sachen, pp. 27, 29, 257, 323 ; Beschreibung, p. 201-206.
81. Martin Heidegger, Gesamtausgabe, t. 62 (Natorp-Bericht), p. 371.

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