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PAR JACQUES JULLIARD
L e plus dangereux, dans lagu,erre des banlieues, c'estl'alliance perverse de la
tolérance policière et de l'inaction sociale
ace aux formes modernes de la violence
urbaine telles qu'on les a vues se déve-
lopper à Vaulx-en-Velin, à Argenteuil
ou en marge des rnanifs lycéennes, nous
éprouvons tous des sentiments contra-
dictoires. L'opinion est divisée entre le souci de
comprendre et la nécessité de réprimer. L'Etat
de droit est fondé sur le principe qu'en toutes
circonstances le dernier mot doit rester à la loi,
expression de la volonté générale. Quand cette
loi est violée, la répression s'impose. Mais ce
principe, qui est aux fondements mêmes de
l'Etat républicain, est battu en brèche par une
nouvelle sensibilité, inspirée par un autre prin-
cipe : la recherche, en tout état de cause, de la
moindre violence. Il arrive que les deux impera-
tifs coïncident : on dira alors que le ministre de
l'Intérieur a eu de la chance. Mais il arrive aussi
qu'ils s'opposent; en ce cas, on voit les autorités
chargées du maintien de l'ordre osciller d'une
ligne de conduite à l'autre.
Pour des raisons évidentes de politique géné-
rale, Pierre Joxe s'en est tenu à la ligne du
moindre mal. Obsédé par le syndrome Malik
Oussekine, qui a coûté si cher à la droite, il paraît
avoir eu pour premier souci de ne pas donner
prise à la critique, au besoin en tolérant le pillage
afin d'éviter une possible effusion de sang. Le
principe de moindre violence aboutit, en
somme, à accepter l'élévation du niveau moyen
d'insécurité.
On passe ainsi insensiblement du principe
juridique de la proportionnalité des peines à
celui, émotionnel, de la proportionnalité du
risque. Le premier est la règle du magistrat dans
une société civilisée le coupable ne peut
encourir que les peines prévues par la loi, selon
un barème qui reflète l'état des moeurs et le
système de valeurs qui prévaut à un moment
donné. Le second est l'expression de la nouvelle
sensibilité dont j'ai parlé : quand la violence des
casseurs ou leur nombre dépasse un niveau tel
qu'on ne saurait les réprimer sans risquer de les
blesser, voire de les tuer mieux vaut se résigner
à un certain nombre de dégâts matériels.
'
Si la répression du pillage doit être conduite
de manière telle qu'en aucun cas la vie du
80 LE NOUVEL OBSERVATEUR MANCE
d ,E,
La
malfaiteur ne puisse être mise en danger, c'est
celui-ci qui est le maître du niveau de violence.
De peur d'être accusée d'avoir risqué le pire, la
police ne tarde pas à choisir systématiquement
la non-intervention. C'est ce qui se passe dans
certains quartiers chauds des villes et des
banlieues américaines. Il est bien évident qu'a
condition d'y mettre le prix et les moyens la
police aurait le pouvoir d'y faire régner son
ordre. Mais ce serait au prix d'une véritable
guerre civile. Résultat
. .: elle
. , renonce à y pénétrer
et s'en remet a la justice privee des bandes. Une
partie du territoire américain a d'ores et déjà
échappé à l'Etat de droit, pour retourner à la
logique du Far West.
C'est cette logique qui commence à se mettre
en place dans certaines banlieues de notre pays
où les pompiers sont accueillis par des bouteilles
et des projectiles, où la police ne se risque qu'en
nombre, dans de discutables opérations coup de
poing, où le commerce tend à disparaître.
Edouard Leclerc ne vient-il pas d'annoncer son
intention de fermer ses magasins dans les
banlieues « où règnent les casseurs » ? Et
d'ajouter : « Puisque la police reste les bras
croisés... il faut savoir ne pas être masochiste. »
_ selon Max Weber, cette institution qui se voit
Qu'on me comprenne bien : j'ai assez souvent
dénoncé ici les bavures policières, les réseaux
parallèles, les polices à demi secrètes, type
Renseignements généraux, qu'il faudrait sup-
primer, la quasi-impunité dont jouissent poli-
ciers ripoux ou braqueurs, pour espérer ne pas
être mal interprété. Il y a, de fait, une immense
différence entre la corruption policière, hélas
grandissante, le racisme délibéré qui s'exerce le
plus souvent sur des malheureux sans défense,
les tabassages sadiques et inutiles, comme celui
qui coûta la vie à Malik Oussekine, et l'espèce
d'inhibition qui s'empare de la police dans des
affaires chaudes et délicates, où son intervention
paraît indispensable.
A condition, bien sûr, que police et justice
soient également intransigeantes à l'égard des
puissants et des riches. Tout se passe en effet
aujourd'hui comme si une certaine passivité
policière n'était que la contrepartie obligée de
l'impunité dont jouissent trop souvent trafi-
quants, spéculateurs, francs filous et faux factu-
riers, dès lors qu'ils ont des relations. Ce
système de compensations est radicalement
pervers ; il met en cause les fondements de l'Etat
républicain.
Mais où voulez-vous en venir ? me demande
mon interlocuteur. Ne seriez-vous pas en train
de suggérer que la solution du problème des
banlieues, du problème de la violence passe par
un surcroît de répression? Je ne suggère rien de
tel. J'essaie seulement de ne pas escamoter les
problèmes qui me gênent, à commencer par
celui-ci: comment échapper au dilemme Etat de
droit ou moindre violence. Il n'y aura pas de
solution durable sans les actions structurelles
que tout le monde connaît pour améliorer
l'habitat, remodeler le tissu urbain, réformer le
système éducatif, intégrer Id immigrés. Ce que
je dénonce, en revanche, c'est l'alliance perverse
de la tolérance policière et de l'inaction sociale.
C'est-à-dire le système américain. Celui-ci a
démontré son incapacité radicale à faire avancer
du même pas le respect du droit et le progrès
social. Le triomphe du libéralisme sur le plan
international va de pair avec sa faillite intérieure.
u'est-ce donc que l'Etat de droit ? C'est,
reconnaître le monopole de la contrainte physi-
que légitime. Autrement dit, pour qu'une so-
ciété soit policée et que la violence en soit bannie,
il faut qu'un seul ait droit de recourir à la force :
c'est l'Etat qui, en se faisant justice à soi-même,
rend justice à tous ses membres.
Tel n'est plus le cas aujourd'hui. On voit se
développer un triple phénomène : de tolérance
pour la violence privée, de mise en question de
la légitimité de la force publique, de condamna-
tion de l'intervention sociale de l'Etat. Le
premier de ces phénomènes est étroitement lié
aux aventures de la décolonisation en M'Igue et
en Asie. Il en est résulté l'idée que la violence,
dès kirs qu'elle est massive et populaire, repré-
sente la véritable légitimité par rapport à l'im-
posture de la légalité officielle. Cette apologie de
la violence révolutionnaire a atteint son sommet
avec la furieuse préface de Sartre aux « Damnés
de la terre » de Franz Fanon. Sainte violence
populaire