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El Gammal Jean. Décadence, politique et littérature à la fin du XIXe siècle. In: Romantisme, 1983, n°42. Décadence. pp. 23-33.
doi : 10.3406/roman.1983.4674
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1983_num_13_42_4674
Jean EL GAMMAL
« [...] nous testons pas à conclure que la France est sortie de sa voie
historique et traditionnelle, en 1789, et que, depuis lors, elle n'a pas su y
rentrer définitivement, malgré des retours intermittents vers des principes et
des institutions qui avaient fait sa grandeur et sa force » (3).
Malgré leurs nostalgies et leurs espoirs, les conservateurs, qui savent les
Français hostiles à un changement de système, ne peuvent trop insister
sur les implications politiques de leurs conceptions de la décadence. En
revanche, ils mettent l'accent sur ce qu'ils considèrent comme ses as
pects moraux et religieux. La laïcisation de l'enseignement, le déclin
du rôle de l'Église, le rôle qu'ils attribuent à la franc-maçonnerie sont à
leurs yeux des facteurs d'affaiblissement national. Mais le style apoca
lyptique est peu répandu, sauf chez certains légitimistes ou bonapart
istes exaltés, et chez un antisémite comme Drumont (7).
A la fin du siècle, les droites classiques n'ont plus guère d'influence
en France (sauf dans les régions du nord-ouest) ; mais les forces hostiles
au régime se sont renouvelées, à l'occasion de la crise boulangiste, du
scandale de Panama et de l'Affaire Dreyfus. Les nationalistes, qui de
viennent une des principales composantes de la droite, n'ont pas, en
général, de conception bien nette de la décadence, dans la mesure où
ils ne disposent pas des grilles historiques des conservateurs traditionn
els. Ils se disent souvent républicains : Déroulède, par exemple, qui
tout en attaquant violemment la République parlementaire, ne se réfère
pas à un passé précis, malgré de vagues réminiscences jacobines (8).
Le cas de Barrés, sur lequel nous reviendrons, est plus complexe : après
avoir lui aussi admiré les hommes de la Terreur, pour leur absence de
modération (9), et sans se départir vraiment de cet état d'esprit, il
privilégie les valeurs de stabilité, pensant que le nationalisme permet
de réagir à la décadence française. Ce point de vue est exprimé, avec
moins d'agressivité, par les dirigeants de la Ligue de la Patrie fran
çaise, constituée en pleine Affaire Dreyfus : mais le président de l'orga
nisation, Jules Lemaître, n'a pas de doctrine précise (10).
Si les droites sont diverses, elles paraissent, d'une manière ou d'une
autre, sensibles à l'idée de décadence et en tout cas prêtes à dénoncer
[...] notre temps a été conduit à renier les croyances de sa jeunesse, parce
que les objets de sa foi n'ont pas répondu à son attente, à s'enfoncer dès lors
dans un réalisme brutal qui risque d'être l'irrémédiable décadence » (1 1).
Les pages écrites par le gendre de Marx (et que s'attache à réfuter,
dans la première partie du même ouvrage, l'homme politique libéral
Yves Guyot) s'insèrent d'ailleurs dans un vaste débat historique. Les
opportunistes accusent en effet les socialistes — ainsi que les « social
istes chrétiens », comme le comte de Mun, laudateur des corpora
tions - de préparer un retour au passé, en rétablissant une puissance
étatique tentaculaire, contrairement aux indispensables « principes de
1789 ». Joseph Reinach, qui est un des artisans de la campagne anti
collectiviste, vers 1894-1895, avec Yves Guyot, Jules Roche et Paul
Deschanel, écrit non sans outrance, dans un de ses articles intitulé
« Les 'moyen-âgeux' » :
dans le champ de la vie publique. Les questions décisives ont trait aux
origines éventuelles de la décadence (ou, en sens inverse, du progrès) et
à la continuité de l'évolution historique. Aucune force politique ne
présente de schéma particulièrement élaboré : à droite, le déclin est
proclamé, mais les arguments utilisés sont souvent polémiques. Les
critiques se concentrent sur les questions religieuses (mais il est difficile
aux conservateurs de démontrer que l'Eglise est persécutée) et sur le
parlementarisme (pour lequel la droite peut difficilement faire état de
contre-modèles historiques). A gauche, la décadence est dans l'ensemble
niée, mais il existe des affirmations contradictoires, ou qui ne répon
dentpas aux idées reçues. Il n'y a pas de véritable débat, si ce n'est,
dans une certaine mesure, sur les questions coloniales : l'expansion,
selon les opportunistes, est un moyen d'éviter le déclin international,
démographique et économique de la France, alors qu'avec des points
de vue différents, conservateurs et radicaux y voient une perte de
substance ou une action contraire à des traditions nationales (16).
Toujours est-il que la République a renforcé sa position internationale
à la fin du siècle, par ses efforts militaires et son alliance avec la Russie :
elle n'apparaît guère, à une majorité sans cesse croissante de l'opinion,
comme un régime de décadence.
Cependant, à l'époque de l'Affaire Dreyfus, de vives craintes s'e
xpriment chez les révisionnistes, non seulement radicaux et socialistes,
mais aussi modérés (17). Le régime républicain semble faillir à ses ori
gines et la France à son rôle de patrie des droits de l'homme en refu
sant, pendant de longs mois, que la lumière soit faite et en étant domi
néspar une abusive raison d'État. Le ministère Waldeck- Rousseau
paraît de nature à mettre un terme à la décadence de l'idée républi
caine.Mais de nouveaux débats s'ouvriront peu après, lorsque l'action
anticléricale s'accentuera : le ministère Combes, quelques années plus
tard, ne confortera pas les idéaux mis en avant pendant l'Affaire.
(16) Voir Raoul Girardet, L'Idée coloniale en France 1871-1962, La Table ronde,
1972.
(17) Voir Joseph Reinach, Histoire de l'Affaire Dreyfus, tomes III à VI, Fasquelle,
1903-1908.
Décadence, politique et littérature 29
Mais ces affirmations confuses ne sont le fait que d'un homme de peu
d'envergure, qui perdit rapidement sa célébrité et son influence, et
n'avait pas d'idées bien arrêtées : en avril 1891, il signa un manifeste
« socialiste » dans l'Evénement.
La décadence littéraire, en dehors des afféteries qu'elle a multipliées
complaisamment, se révèle fort complexe. Nous nous pencherons ici
sur ses manifestations postérieures à 1885, de manière à aborder la
question de la décadence plus que les épiphénomènes du décadentisme.
En effet, le champ littéraire presque entier, à la fin du dix-neuvième
siècle, est marqué par des tendances dont le « dénominateur com
mun » (19) est peut-être la décadence. Le thème est d'ailleurs présent
depuis le début du siècle, et particulièrement le Second Empire (20).
Depuis la défaite de 1870-1871, il a pris de l'importance, aussi bien
pour des raisons politiques (au sens large) qu'en fonction de l'évo
lution littéraire elle-même. Nombre d'écrivains et déjeunes intellectuels
ressentent un « malaise politique et social [...] doublé d'un profond
désarroi intellectuel » (21), et le progrès, la civilisation modernes sont
fréquemment remis en cause. Mais la tonalité des critiques et leur
sens idéologique sont variables.
L'auteur du livre-phare du décadentisme, A Rebours, reste sensible
à ce qui était surtout, en 1884, un thème littéraire. Evoluant progress
ivementvers un catholicisme exalté, qui n'est pas sans rappeler celui
de certains hommes de droite, avec beaucoup plus de force dans l'ex
pression, il en est venu à considérer le Moyen Age comme son époque
de prédilection. Dans Là-Bas (alors que Huysmans n'est pas encore
converti), le héros, Durtal, préparant une biographie de Gilles de Rais,
évoque certes les atrocités commises par celui-ci, mais s'exprime assez
nettement sur le plan historique :
(18) Cité d'après Bonner Mitchell, Les Manifestes littéraires de la Belle Époque,
Seghers, 1966, p.19.
(19) Jean Pierrot, L 'Imaginaire décadent, P.U.F., 1977, p. 16.
(20) Voir Jacques Lethève, « Le thème de la décadence dans les lettres françaises à
la fin du dix-neuvième siècle », Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars
1963,p.46-50.
(21) Zeev Sternhell, Maurice Barrés et le nationalisme français, ouvr. cit., p. 38.
30 Jean El Gammal
« A n'en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Age [...] Pour
les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune
nuance intermédiaire ; époque d'ignorance et de ténèbres, rabâchent les normal
ienset les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants rel
igieux et les artistes.
Ce qui est certain, c'est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la
l' affirmer, la lesociété
bourgeoisie, peuple,n'aavaient
fait que
dans
déchoir
ce temps-là,
depuis les
l'âme
quatre
plus siècles
haute. qui
On nous
peut
séparent du Moyen Age (22). »
(22) Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, Pion, 1908, p.l 1 1 , l'ouvrage date de 1891.
(23) Voir l'éloge esthétique du Moyen Age par le héros Gacougnol (Ed. Jacques
Petit, Mercure de France, 1972, p.l 17-120).
(24) Léon Bloy, Exégèse des lieux communs (Ed. J. Petit, Mercure de France,
1968), p. 239. Ce texte appartient à la première série, publiée par le Mercure de
France en 1902.
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