Вы находитесь на странице: 1из 12

Jean El Gammal

Décadence, politique et littérature à la fin du XIXe siècle


In: Romantisme, 1983, n°42. Décadence. pp. 23-33.

Citer ce document / Cite this document :

El Gammal Jean. Décadence, politique et littérature à la fin du XIXe siècle. In: Romantisme, 1983, n°42. Décadence. pp. 23-33.

doi : 10.3406/roman.1983.4674

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/roman_0048-8593_1983_num_13_42_4674
Jean EL GAMMAL

Décadence, politique et littérature à la fin du XIXe siècle

D'ordinaire, l'examen de la notion de décadence, pour les vingt


dernières années du dix-neuvième siècle, concerne surtout le champ
littéraire et esthétique, et, d'une manière plus générale, la vie cultur
elle. Mais, dans le cadre de l'évolution tourmentée de la Troisième
République, il est possible de découvrir des conceptions significatives
de la décadence : elles sont mises en avant par les forces conservatrices,
mais aussi, dans une moindre mesure, par des représentants de la
gauche, même si celle-ci reste attachée aux idées de raison et de progrès,
dont certains milieux intellectuels semblent se détacher. Nous nous
efforcerons, dans cette brève étude, de préciser les analyses des divers
courants, et d'opérer une confrontation entre les approches politiques
et littéraires de la notion de décadence, même si les données dont nous
disposons ne sont pas uniformément réparties.
Sur le plan politique, l'idée de décadence est surtout développée
par les tenants des droites, pour lesquelles la République constitue un
facteur de déclin, par rapport aux régimes qu'elles défendent, et qui,
pour elles, du moins officiellement, ne sont pas des « anciens rég
imes » (1), puisqu'ils doivent être rétablis. Cependant, les conservateurs
ne forment pas un ensemble homogène : leurs références et leurs préfé
rences historiques sont différentes, selon leur appartenance à l'un des
trois groupes principaux : légitimistes, orléanistes et bonapartistes (2).
Après la mort du comte de Chambord, en 1883, la plus grande
partie des royalistes soutiennent le comte de Paris. Mais, par rapport
au passé, les vieux clivages demeurent. Les plus sensibles au thème de
la décadence sont probablement les anciens partisans du comte de
Chambord. Imprégnés d'idées traditionalistes et ultramontaines, ils
reprennent, sans, en général, les citer directement et en les atténuant,
les arguments de Maistre ou de Bonald. Pour certains, la décadence a
commencé depuis des siècles : le Moyen Age est l'époque qu'ils admir
ent le plus ; ils vantent l'unité organique de la France, autour de la
monarchie et surtout de l'Eglise catholique, notamment au treizième
siècle. Par la suite, le protestantisme et le jansénisme ont eu des effets

(1) Leurs adversaires républicains utilisent fréquemment l'expression, notamment


dans leurs proclamations électorales.
(2) Voir l'ouvrage classique de René Rémond, Les Droites en France, Aubier-
Montaigne, 1982.
24 Jean El Gammal

pernicieux ; plus encore, le dernier siècle de l'Ancien Régime a été une


période dangereuse, marquée par les progrès de la franc-maçonnerie et
de l'individualisme. Plus nombreux sont les royalistes traditionnels qui,
faisant l'éloge du pouvoir monarchique (tout en se montrant réservés
vis-à-vis du gallicanisme) font plutôt commencer la décadence, annon
cée certes par des signes avant-coureurs, en 1789. Mgr Freppel, évêque
d'Angers et député du Finistère, est très clair à ce sujet dans son ouvra
ge le plus connu, La Révolution française :

« [...] nous testons pas à conclure que la France est sortie de sa voie
historique et traditionnelle, en 1789, et que, depuis lors, elle n'a pas su y
rentrer définitivement, malgré des retours intermittents vers des principes et
des institutions qui avaient fait sa grandeur et sa force » (3).

Le royalisme est en net déclin à la fin du dix-neuvième siècle, mais,


sur le plan idéologique, il conserve des héritiers : les catholiques ralliés
à la République après avoir été légitimistes, dont le plus célèbre est le
comte de Mun (4), n'adoptent pas la philosophie de l'histoire des répu
blicains. Ils continuent à considérer que l'âge d'or se situait au temps
des cathédrales, et, tout en se défendant de vouloir revenir purement et
simplement au passé, font l'éloge des corporations, qui, selon eux,
protégeaient les travailleurs, livrés à eux-mêmes par l'individualisme et
le capitalisme.
L'attitude des orléanistes est bien différente. Ils s'intéressent assez
peu à l'histoire de l'Ancien Régime, et, tout en vantant le principe
monarchique et les rois de France, se montrent peu favorables à l'abso
lutisme et partisans du gallicanisme. Leur conception de la vie écono
mique et sociale est plus moderne que celle des ex-légitimistes (malgré
les enthousiasmes syndicaux de ces derniers), et se rapproche de celle
des républicains de gouvernement. Dans ces conditions, leur sens de la
décadence, surtout politique, concerne principalement le dix-neuvième
siècle. A leurs yeux, un régime trop influencé par les radicaux a succédé
aux sages gouvernements qui s'appuyaient sur le suffrage censitaire.
Ils ont la nostalgie de la monarchie de Juillet et sont surtout des hom
mes de salons et d'intérêts économiques. Certains acceptent la Répub
lique modérée (des orléanistes ont d'ailleurs participé à l'élaboration
de la Constitution de 1875, non sans arrière-pensées, il est vrai), au
nom de la défense de la société, tandis que d'autres — lecteurs du Sol
eil, par exemple — ne se résolvent pas à rompre leurs fidélités tradi
tionnelles.
Les bonapartistes ont souvent des regrets plus agressifs, et expr
iment de manière virulente leurs griefs contre la République, à l'excep
tion d'une frange de plébicitaires qui l'admettent. La décadence politi
que, selon la plupart des bonapartistes, vient de l'absence de consulta
tion directe du peuple et de l'abandon du principe dynastique. Les
plébiscites napoléoniens sont cités en exemple (en dépit de leur carac-

(3) Mgr Freppel, La Révolution française, 1889, p. 136.


(4) A son sujet, voir la thèse de Philippe Levillain .Albert de Mun - la Monarchie,
la République et l'Église (1841-1893), Université de Paris XII-Créteil, 1979.
Décadence, politique et littérature 25

tère a posteriori) (5). Toutefois, les partisans des Napoléons n'osent


guère vanter devant les électeurs les mérites des Premier et Second
Empires, qui ont conduit à des invasions. Mais le député bonapartiste
le plus connu, Paul de Cassagnac, n*hésite pas, dans son journal L'Aut
orité, à célébrer le 1 8 Brumaire et surtout le 2 Décembre :

« [...] journée des représailles nationales, journée du crime héroïque et


saint, reviens nous éclairer encore de ton pâle soleil et rends-nous donc, avec
le renouvellement de ton passé vengeur, la paix, la prospérité, la sécurité,
c'est-à-dire tout ce que la patrie française a perdu sous la République et tout
ce qu'un autre peut et doit lui rendre grâce à toi ! » (6).

Malgré leurs nostalgies et leurs espoirs, les conservateurs, qui savent les
Français hostiles à un changement de système, ne peuvent trop insister
sur les implications politiques de leurs conceptions de la décadence. En
revanche, ils mettent l'accent sur ce qu'ils considèrent comme ses as
pects moraux et religieux. La laïcisation de l'enseignement, le déclin
du rôle de l'Église, le rôle qu'ils attribuent à la franc-maçonnerie sont à
leurs yeux des facteurs d'affaiblissement national. Mais le style apoca
lyptique est peu répandu, sauf chez certains légitimistes ou bonapart
istes exaltés, et chez un antisémite comme Drumont (7).
A la fin du siècle, les droites classiques n'ont plus guère d'influence
en France (sauf dans les régions du nord-ouest) ; mais les forces hostiles
au régime se sont renouvelées, à l'occasion de la crise boulangiste, du
scandale de Panama et de l'Affaire Dreyfus. Les nationalistes, qui de
viennent une des principales composantes de la droite, n'ont pas, en
général, de conception bien nette de la décadence, dans la mesure où
ils ne disposent pas des grilles historiques des conservateurs traditionn
els. Ils se disent souvent républicains : Déroulède, par exemple, qui
tout en attaquant violemment la République parlementaire, ne se réfère
pas à un passé précis, malgré de vagues réminiscences jacobines (8).
Le cas de Barrés, sur lequel nous reviendrons, est plus complexe : après
avoir lui aussi admiré les hommes de la Terreur, pour leur absence de
modération (9), et sans se départir vraiment de cet état d'esprit, il
privilégie les valeurs de stabilité, pensant que le nationalisme permet
de réagir à la décadence française. Ce point de vue est exprimé, avec
moins d'agressivité, par les dirigeants de la Ligue de la Patrie fran
çaise, constituée en pleine Affaire Dreyfus : mais le président de l'orga
nisation, Jules Lemaître, n'a pas de doctrine précise (10).
Si les droites sont diverses, elles paraissent, d'une manière ou d'une
autre, sensibles à l'idée de décadence et en tout cas prêtes à dénoncer

(5) Ainsi, La République de Napoléon (du député bonapartiste de la Charente


Gustave Cunéo d'Ornano), Ollendorff, 1894.
(6) L'Autorité, 3 décembre 1888, « Le 2 Décembre ».
(7) En particulier La Fin d'un monde, Savine, 1890.
(8) Voir Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, Seuil, 1978, p.91-93.
(9) Voir, du même auteur, Maurice Barrés et le nationalisme français, Colin, 1972,
p.279.
(10) Voir Jean-Pierre Rioux, La Ligue de la Patrie française , Beauchesne, 1977.
26 Jean El Gammal

ce qui porte atteinte, à leurs yeux, aux fondements de l'ordre social.


Pour les multiples tendances de la gauche (qui rassemble grosso modo
les partisans d'un régime républicain parlementaire), les choses sont
beaucoup plus complexes, et non simplement inverses. Dans l'ensemb
le, les républicains sont fidèles, sinon à tout l'héritage scientiste et
rationaliste de leurs aînés (dont certains connaissent une longue car
rière politique), du moins aux idées laïques et surtout, peut-être, au
thème du progrès continu, associé ou non à l'ordre social, suivant
les tendances.
Pour les républicains de gouvernement, opportunistes puis progress
istes,qui font souvent leur la formule « ni révolution ni réaction », la
décadence paraît une notion vide de sens, dans la mesure où ils estiment
que le régime a atteint un équilibre satisfaisant, et qu'il permet de pro
céder à des réformes, à un rythme régulier. Les combats politiques
terre-à-terre, les crises, une certaine usure du régime finissent par
susciter quelques doutes ; mais il n'en est guère question, si ce n'est
durant les années de poussée socialiste. Dans un texte daté d'avril
1896, et intitulé Histoire d'un idéal, Joseph Reinach regrette le déclin
de l'idée républicaine et le vieillissement moral des opposants à l'Em
pireet fondateurs de la République. Il écrit même :

[...] notre temps a été conduit à renier les croyances de sa jeunesse, parce
que les objets de sa foi n'ont pas répondu à son attente, à s'enfoncer dès lors
dans un réalisme brutal qui risque d'être l'irrémédiable décadence » (1 1).

Mais les milieux dirigeants ne sont guère sensibles à ce genre de consi


dérations, et les révisionnistes modérés se trouvent bien isolés, pendant
l'Affaire Dreyfus : c'est d'ailleurs en 1899 que YHistoire d'un idéal est
publiée dans les Essais de politique et d'histoire.
Pour les radicaux, la République ne devait, bien entendu, que
s'identifier au progrès. Mais avant qu'ils n'accèdent au pouvoir, le
régime leur semblait engagé sur une mauvaise voie. Les opportunistes,
en effet, étaient taxés d'immobilisme et accusés de nuire à la Répu
blique en abandonnant les réformes du programme de Belleville de
1869. Ainsi, une conception de la décadence se fît jour, surtout lorsque
les radicaux, dans les années 1880, condamnaient la « Constitution
orléaniste » de 1875. Le thème fut d'ailleurs utilisé par des radicaux
boulangistes comme Naquet, Laisant et Laguerre, et aussi par Roche-
fort, dont le cas est assez singulier (12). C'est pourquoi les critiques
radicales contre le régime se firent moins structurelles par la suite, et
concernèrent surtout la politique des gouvernements modérés Casimir-
Périer et Méline, accusés de dévoyer l'idée républicaine en se montrant
trop complaisants vis-à-vis de l'Église catholique. Mais dans l'ensemble,
les radicaux n'intégraient pas à leurs conceptions le thème d'une
décadence durable, d'autant qu'ils savaient le pouvoir à leur portée.

(11) Joseph Reinach, Essais de politique et d'histoire, Stock, 1 899, p. 37.


(12) II évolua vers le nationalisme, mais conserva sa thématique historique. A l'épo
quede l'Affaire Dreyfus, il attaquait toujours violemment les opportunistes, et, face
au général de Galliffet, continuait, dans L'Intransigeant, à se réclamer de la Com
mune.
Décadence, politique et littérature 27

Les socialistes, dont l'influence politique était bien moindre, étaient


mus par un optimisme historique que rien ne semblait devoir ébranler.
Ils multipliaient les développements sur la cité future, à la suite de dé
nonciations véhémentes de la société capitaliste. Cette double orienta
tion est nette chez Jules Guesde et ses partisans (13), et, dans un style
différent, chez Jaurès. Les leaders socialistes proposent, en simplifiant
les thèses de Marx, un schéma assez linéaire de l'histoire : la décadence
ne peut être que provisoire. Mais il leur arrive parfois de souligner que
la condition des travailleurs n'a guère été améliorée à la suite de la
Révolution française : cet argument est assez difficile à manier, du fait
de l'attachement des socialistes (et, même avec des différences d'inter
prétation, de l'ensemble des républicains) à la Révolution. Paul Laf ar
gue va donc assez loin lorsqu'il montre dans La Propriété — Origine et
évolution que certains caractères communautaires du mode d'exploita
tion de la terre ont disparu à cause de la bourgeoisie révolutionnaire,
et laisse entendre qu'il y a eu décadence. Sa conclusion est d'ailleurs un
peu ambiguë :
« L'heure si vainement attendue durant d'interminables siècles est proche :
encore un peu, et l'humanité va revenir au communisme ;elle va retrouver son
bonheur perdu et se laver des vils intérêts, des basses passions, des égoïstes et
antisociales vertus de la période propriétaire. Elle domptera alors les forces
économiques incontrôlées et portera à leur plus haute perfection les belles et
nobles qualités de l'homme.
Heureux, trois fois heureux les hommes et les femmes qui verront ce
renouveau ! » (14).

Les pages écrites par le gendre de Marx (et que s'attache à réfuter,
dans la première partie du même ouvrage, l'homme politique libéral
Yves Guyot) s'insèrent d'ailleurs dans un vaste débat historique. Les
opportunistes accusent en effet les socialistes — ainsi que les « social
istes chrétiens », comme le comte de Mun, laudateur des corpora
tions - de préparer un retour au passé, en rétablissant une puissance
étatique tentaculaire, contrairement aux indispensables « principes de
1789 ». Joseph Reinach, qui est un des artisans de la campagne anti
collectiviste, vers 1894-1895, avec Yves Guyot, Jules Roche et Paul
Deschanel, écrit non sans outrance, dans un de ses articles intitulé
« Les 'moyen-âgeux' » :

« Les collectivistes sont tellement dominés par l'esprit du Moyen Age


qu'ils ne se contentent pas de proposer son « engrenage organique » comme
un idéal, mais qu'ils ont épousé toutes les haines, féroces ou bêtes, d'un âge
qu'on croyait à jamais disparu » (15).

Ce bref panorama des conceptions politiques de la décadence permet


de mesurer la variété des approches et les dimensions du problème,

(13) Voir Claude Willard, Le Mouvement socialiste en France, 1893-1905-Les


Guesdistes, Editions sociales, 1965.
(14) Yves Guyot-Paul Laf argue, La Propriété-Origine et évolution, Delagrave,
1895,p.527.
(15) Joseph Reinach, Démagogues et socialistes, Léon Chailley, 1896, p.l 1.
28 Jean El Gommai

dans le champ de la vie publique. Les questions décisives ont trait aux
origines éventuelles de la décadence (ou, en sens inverse, du progrès) et
à la continuité de l'évolution historique. Aucune force politique ne
présente de schéma particulièrement élaboré : à droite, le déclin est
proclamé, mais les arguments utilisés sont souvent polémiques. Les
critiques se concentrent sur les questions religieuses (mais il est difficile
aux conservateurs de démontrer que l'Eglise est persécutée) et sur le
parlementarisme (pour lequel la droite peut difficilement faire état de
contre-modèles historiques). A gauche, la décadence est dans l'ensemble
niée, mais il existe des affirmations contradictoires, ou qui ne répon
dentpas aux idées reçues. Il n'y a pas de véritable débat, si ce n'est,
dans une certaine mesure, sur les questions coloniales : l'expansion,
selon les opportunistes, est un moyen d'éviter le déclin international,
démographique et économique de la France, alors qu'avec des points
de vue différents, conservateurs et radicaux y voient une perte de
substance ou une action contraire à des traditions nationales (16).
Toujours est-il que la République a renforcé sa position internationale
à la fin du siècle, par ses efforts militaires et son alliance avec la Russie :
elle n'apparaît guère, à une majorité sans cesse croissante de l'opinion,
comme un régime de décadence.
Cependant, à l'époque de l'Affaire Dreyfus, de vives craintes s'e
xpriment chez les révisionnistes, non seulement radicaux et socialistes,
mais aussi modérés (17). Le régime républicain semble faillir à ses ori
gines et la France à son rôle de patrie des droits de l'homme en refu
sant, pendant de longs mois, que la lumière soit faite et en étant domi
néspar une abusive raison d'État. Le ministère Waldeck- Rousseau
paraît de nature à mettre un terme à la décadence de l'idée républi
caine.Mais de nouveaux débats s'ouvriront peu après, lorsque l'action
anticléricale s'accentuera : le ministère Combes, quelques années plus
tard, ne confortera pas les idéaux mis en avant pendant l'Affaire.

Si l'interrogation sur la notion de décadence s'élargit à l'ensemble


du champ culturel, ou du moins littéraire, les lignes de force se dessi
nent beaucoup moins nettement. Pourtant, l'analyse peut être tentée,
si l'on garde à l'esprit le fait que les préoccupations des intellectuels
de la fin du dix-neuvième siècle sont loin de coïncider avec celles des
hommes politiques, même si des rapprochements retiennent l'attention.
De manière générale, les parlementaires sont surtout sensibles au
rôle des institutions, aux souvenirs de leurs luttes et à leur apprentissage
scolaire et universitaire. La décadence en littérature et en art ne renvoie
pas aux mêmes réalités. On observe, du moins à la surface de l'actualité
littéraire, un décadentisme revendiqué - alors que les hommes publics
réprouvent toute décadence, sauf peut-être pour souhaiter qu'elle

(16) Voir Raoul Girardet, L'Idée coloniale en France 1871-1962, La Table ronde,
1972.
(17) Voir Joseph Reinach, Histoire de l'Affaire Dreyfus, tomes III à VI, Fasquelle,
1903-1908.
Décadence, politique et littérature 29

affaiblisse leurs adversaires. Les artistes « décadents » des années 1880-


1885 n'ont guère d'esprit de sérieux. Ne se nomment-ils pas Hydro-
pathes, Hirsutes, Zutistes et Jemenfoutistes ? Certes, après 1885, ces
mouvements sont passés de mode, mais un petit groupe animé par
Anatole Baju entend exalter les recherches artistiques décadentes.
Son manifeste d'avril 1886 contient des attaques violentes contre le
monde politique :

« Nous ne nous occuperons de ce mouvement qu'au point de vue de la


littérature. La décadence politique nous laisse frigides. Elle marche d'ailleurs
son train, mené par cette symptomaque de politiciens dont l'apparition était
inévitable à ces heures défaillantes. Nous nous abstiendrons de politique
comme d'une chose idéalement infecte et abjectement méprisable. L'art n'a
pas de parti ; il est le seul point de ralliement de toutes les opinions » (18).

Mais ces affirmations confuses ne sont le fait que d'un homme de peu
d'envergure, qui perdit rapidement sa célébrité et son influence, et
n'avait pas d'idées bien arrêtées : en avril 1891, il signa un manifeste
« socialiste » dans l'Evénement.
La décadence littéraire, en dehors des afféteries qu'elle a multipliées
complaisamment, se révèle fort complexe. Nous nous pencherons ici
sur ses manifestations postérieures à 1885, de manière à aborder la
question de la décadence plus que les épiphénomènes du décadentisme.
En effet, le champ littéraire presque entier, à la fin du dix-neuvième
siècle, est marqué par des tendances dont le « dénominateur com
mun » (19) est peut-être la décadence. Le thème est d'ailleurs présent
depuis le début du siècle, et particulièrement le Second Empire (20).
Depuis la défaite de 1870-1871, il a pris de l'importance, aussi bien
pour des raisons politiques (au sens large) qu'en fonction de l'évo
lution littéraire elle-même. Nombre d'écrivains et déjeunes intellectuels
ressentent un « malaise politique et social [...] doublé d'un profond
désarroi intellectuel » (21), et le progrès, la civilisation modernes sont
fréquemment remis en cause. Mais la tonalité des critiques et leur
sens idéologique sont variables.
L'auteur du livre-phare du décadentisme, A Rebours, reste sensible
à ce qui était surtout, en 1884, un thème littéraire. Evoluant progress
ivementvers un catholicisme exalté, qui n'est pas sans rappeler celui
de certains hommes de droite, avec beaucoup plus de force dans l'ex
pression, il en est venu à considérer le Moyen Age comme son époque
de prédilection. Dans Là-Bas (alors que Huysmans n'est pas encore
converti), le héros, Durtal, préparant une biographie de Gilles de Rais,
évoque certes les atrocités commises par celui-ci, mais s'exprime assez
nettement sur le plan historique :

(18) Cité d'après Bonner Mitchell, Les Manifestes littéraires de la Belle Époque,
Seghers, 1966, p.19.
(19) Jean Pierrot, L 'Imaginaire décadent, P.U.F., 1977, p. 16.
(20) Voir Jacques Lethève, « Le thème de la décadence dans les lettres françaises à
la fin du dix-neuvième siècle », Revue d'histoire littéraire de la France, janvier-mars
1963,p.46-50.
(21) Zeev Sternhell, Maurice Barrés et le nationalisme français, ouvr. cit., p. 38.
30 Jean El Gammal

« A n'en pas douter, ce fut une singulière époque que ce Moyen Age [...] Pour
les uns, il est entièrement blanc et pour les autres, absolument noir ; aucune
nuance intermédiaire ; époque d'ignorance et de ténèbres, rabâchent les normal
ienset les athées ; époque douloureuse et exquise, attestent les savants rel
igieux et les artistes.
Ce qui est certain, c'est que les immuables classes, la noblesse, le clergé, la
l' affirmer, la lesociété
bourgeoisie, peuple,n'aavaient
fait que
dans
déchoir
ce temps-là,
depuis les
l'âme
quatre
plus siècles
haute. qui
On nous
peut
séparent du Moyen Age (22). »

Ce point de vue n'est pas seulement esthétique. Il revêt aussi, au


moins de manière relative, un sens politique. Les opinions de certains
auteurs catholiques, qui furent un temps amis de Huysmans, sont en
core plus marquées. Villiers de l'Isle-Adam est fermement hostile à la
société moderne, mais c'est surtout Léon Bloy qui montre de la fureur
et un sens exacerbé de la (ou d'une) décadence. Auteur de plusieurs
ouvrages de philosophie de l'histoire, comme Byzance et Constanti
nople ou l'Ame de Napoléon, il a multiplié les formules tranchantes
dans le Désespéré, la Femme pauvre (23) ou son Exégèse des lieux
communs : qu'on en juge par cet exemple :

« [...] ce qu'on est convenu d'appeler le bon vieux temps, c'est-à-dire, je


suppose, le Treizième Siècle, fut au contraire et par excellence, le jeune temps,
celui de la force, de l'amour, de la lumière et de la beauté, tandis que le Ving
tième est, de plus en plus, un temps de décrépitude, une hideuse et haïssable
image de la plus gâteuse vieillesse. Mais allez dire à un avoué de première ins
tance de recommencer la Quatrième Croisade ! » (24).

Au delà du cercle des écrivains profondément convaincus — en


fonction d'idées qui s'apparentent à celles de certains hommes polit
iques de droite, même s'ils s'en défendent ou reprochent aux conserva
teurs leur inaction et leur manque d'abnégation — de la réalité de la
décadence française, le champ littéraire, dans son ensemble, adopte-t-il
des prises de position tranchées ? Il est difficile de répondre nettement
et avec une brièveté relative à cette question, car les indications sont
dispersées et souvent parcellaires ; en outre, la gamme des opinions est
très variée : il semble toutefois possible d'opérer des distinctions.
Il existe un grand nombre d'écrivains qui ne se soucient guère de
philosophie de l'histoire et, s'insérant assez aisément dans la société
telle qu'elle est, ne formulent guère de critiques mettant en jeu l'idée
de décadence. Toutefois, certaines crises — l'Affaire Dreyfus au premier
chef - sont révélatrices. Par exemple, la plupart des hommes de lettres
et des artistes qui ont signé, en janvier 1899, le manifeste de la Ligue de

(22) Joris-Karl Huysmans, Là-Bas, Pion, 1908, p.l 1 1 , l'ouvrage date de 1891.
(23) Voir l'éloge esthétique du Moyen Age par le héros Gacougnol (Ed. Jacques
Petit, Mercure de France, 1972, p.l 17-120).
(24) Léon Bloy, Exégèse des lieux communs (Ed. J. Petit, Mercure de France,
1968), p. 239. Ce texte appartient à la première série, publiée par le Mercure de
France en 1902.
Décadence, politique et littérature 31

la Patrie française, ne s'engagent pas, ce faisant, à soutenir telle ou telle


conception de l'histoire. Mais certains sont nettement marqués à droite:
par exemple, Paul Bourget, sensible à l'idée de décadence depuis ses
débuts littéraires (25), évolue vers le royalisme. Pour d'autres, le malaise
diffus des années 1880, d'ailleurs entretenu en partie par les thèses
conservatrices de Taine et de Renan, est devenu assez nettement politi
que.Mais, pour autant, des attitudes tranchées vis-à-vis du régime sont
rares : le conformisme social ne conduit pas à des remises en cause
spectaculaires — comme nous l'avons vu, sur le terrain politique, à
propos de Jules Lemaître.
L'attitude de la « gauche littéraire » (pour autant que l'expression
ait un sens, à la fin du dix-neuvième siècle, notamment) est assez
difficile à cerner. Elle ne correspond pas exactement à celles des gau
ches politiques, car les idées de progrès et le rationalisme tiennent
pour elle une place moins importante, ou plutôt ont un statut diffé
rent. Peu d'écrivains connus sont « radicaux » ou « socialistes » : la
plupart se tiennent à quelque distance de la scène politique. Les natural
istesont des opinions assez diverses, et ne se préoccupent guère d'his
toire non contemporaine (à l'exception de Huysmans, qui évolue de
bien des manières). Le cas le plus intéressant, dans le domaine de la
littérature traditionnelle, est, en dehors de celui d'Anatole France (26),
fourni par Emile Zola. Il partage les idées des républicains, malgré les
critiques qu'il a formulées contre le parlementarisme, et ne semble
guère sensible à l'idée de décadence jusqu'à ce qu'il prenne parti avec
éclat en faveur de Dreyfus. Alors, dans sa Lettre à la France, il déplore
que l'antisémitisme marque un retour à « l'intolérance du Moyen
Age » et estime que la République est « envahie par les réactionnaires
de tous genres » (27) : il appelle la France à se retrouver. Il conserve
ces préoccupations lors du procès consécutif à la publication de J'ac
cuse, donnant plus de références historiques :
« [...] ils ont crié : Vive Esterhazy ! Grand Dieu ! Le peuple de saint Louis, de
Bayard, de Condé et de Hoche, le peuple qui compte cent victoires géantes, le
peuple des grandes guerres de la République et de l'Empire, le peuple dont la
force, la grâce et la générosité ont ébloui l'univers, criant : Vive Esterhazy !
C'est une honte dont notre effort de vérité et de justice peut seul nous la
ver (28). »
Son argumentation historique, ainsi, est proche de celle d'autres dreyfus
ards, comme Joseph Reinach. Zola, de plus, ne présente que des
observations partielles : il n'a pas le sentiment d'une décadence histo
rique durable, même si son optimisme historique est affecté par le
déchaînement des passions. Il a fallu qu'une crise exceptionnelle

(25) Voir Lethève,arr.ai., p.51.


(26) Celui-ci utuise de nombreuses références historiques dans ses œuvres de polé
mique (voir Marie-Claire Bancquart, Anatole France polémiste, Nizet, 1962), mais
ne semble pas accorder de place particulière à l'idée de décadence ; du moins, elle
est éclipsée par la satire.
(27) Emile Zola, La Vérité en marche, « Lettre à la France », éd. Colette Becker,
Garnier-Flammarion, 1969, p. 106.
(2%) Ibid., « Déclaration au jury », p. 129.
32 Jean El Gommai

survint pour l'amener à douter et à songer vraiment à une certaine


forme de destinée historique de la France, et, par là-même, à aborder
(ou effleurer) le thème de la décadence. D'une manière générale, celui-
ci ne vient pas, il s'en faut, au premier rang des centres d'intérêt de la
« gauche littéraire » de style réaliste ou naturaliste.
C'est sans doute « l'avant-garde culturelle » de la fin du dix-neuviè
me siècle dont la situation vis-à-vis de la notion de décadence est la plus
complexe. En effet, ses membres, d'une part, ne sont pas souvent
classables politiquement, et, surtout, ils n'utilisent guère les différents
schémas historiques que nous avons évoqués précédemment. Certes,
on situe en général les artistes de cette avant-garde dans une sorte de
mouvance anarchiste, mais il s'agit d'un rapprochement assez superfic
iel, lié à des attitudes adoptées lors de la crise anarchiste du début des
années 1890. Les symbolistes, qui constituent le courant principal de
l'avant-garde culturelle, ne font guère état de leurs idées sur l'histoire
et la société. Mais, bien que l'on ne puisse les confondre avec les déca
dents qui les ont, dans l'ensemble, précédés sans avoir les mêmes préoc
cupations, leur pratique artistique est, dans une certaine mesure, référée
à la question de la décadence.
Les multiples manifestations de l'inadéquation de l'artiste à son
siècle se conjuguent parfois aux tentatives de « révolution du langage
poétique » (29). Pour Mallarmé, par exemple, la « décadence » s'est
d'abord située dans le prolongement des poèmes de Baudelaire. Par la
suite, on peut la trouver associée aux éclats du langage ou à l'éclat
ementdu poème lui-même : mais il s'agit moins de l'expression littéraire
de diverses formes, ou de divers sens, d'un déclin, que de l'intensité
d'une tentative orientée bien au-delà. L'absence de « sens trop pré
cis » de nombreux textes symbolistes facilite les extrapolations, et
l'œuvre de Mallarmé est singulière. Dans le domaine pictural, il est plus
aisé de relever les traces du sentiment de la décadence : la force chromat
ique et thématique de certaines toiles de Gustave Moreau, à cet égard,
est incontestable (30). De manière générale, les œuvres des symbolistes
de premier plan, et aussi celles d'auteurs protestataires comme Huys-
mans, Villiers de l'Isle-Adam ou Léon Bloy, peuvent révéler, souvent
avec quelque mystère, des tensions tenant à l'état de la langue, de
l'art et de la société dans la France de la fin du dix-neuvième siècle.
Sans qu'une perspective historique soit nettement tracée (sauf, avec
un certain esprit de provocation, par des auteurs « de droite »), la
puissance de l'évocation ou de la plastique symbolique est susceptible
de faire apparaître, mieux ou du moins autrement qu'un discours
classique, entre d'autres figures, des signes de décadence. Mais peut-
être celle-ci, lorsque seuls des symboles sont maniés, reste-t-elle assez
abstraite.

(29) Voir Julia Kristeva, La Révolution du langage poétique, Seuil, 1974.


(30) Voir notre article « Peinture mythologique et mythologies bourgeoises chez
Gustave Moreau », Le Mouvement social, octobre-décembre 1979.
Décadence, politique et littérature 33

Les points communs entre les conceptions politiques et littéraires


de la décadence sont très visibles lorsque les écrivains sont aussi, dans
une certaine mesure, des hommes politiques, et qu'ils utilisent des
thèmes communs à leurs deux champs d'activité : le cas de Barrés est
caractéristique, mais également exceptionnel. Plus généralement, on
observe un parallélisme entre les schémas employés par les droites
politiques et les droites littéraires : la décadence est souvent attribuée
à la remise en cause des bases de l'ordre établi. Le conservatisme appar
aît ainsi assez homogène, malgré les reclassements et les différences
de traditions politiques, à ceci près que ses tenants sont parfois en
butte à des attaques d'inspiration réactionnaire. Pour les gauches, la
décadence n'est pas un concept central, sauf lorsque la République
semble menacée. Les perspectives sont quelque peu brouillées par
certains écrivains qui, sans toujours critiquer explicitement les idées
reçues sur le progrès, acceptent manifestement mal la société française
telle qu'elle est et en mettent en évidence, pour un public restreint,
les crises latentes ou masquées. Ainsi, se dessinent de multiples niveaux
de discours sur la décadence : la vie politique offre des conceptions
bien définies dans l'ensemble, mais marquées par des schématismes
contradictoires, tandis que la littérature est plus ambiguë, à la fois
assez indifférente aux débats historiques et fascinée, en dehors même
des effets de mode décadents, du reste inséparables de l'époque, par les
images, les mythes et les arcanes d'une décadence peut-être insaisissable.

Вам также может понравиться