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Actes des congrès de la Société

des historiens médiévistes de


l'enseignement supérieur public

Rois dormants et montagnes magiques


Monsieur Gilles Lecuppre

Citer ce document / Cite this document :

Lecuppre Gilles. Rois dormants et montagnes magiques. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l'enseignement supérieur public, 34ᵉ congrès, Chambéry, 2003. Montagnes médiévales. pp. 345-354;

doi : https://doi.org/10.3406/shmes.2003.1862

https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2004_act_34_1_1862

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Rois dormants et montagnes magiques

Gilles LECUPPRE

Quoique humanisée dans une large mesure, comme la majorité des


communications l'a montré, la montagne conserve un versant imaginaire
qui la rapproche irrésistiblement, au même titre que la mer, le désert ou
la forêt, de la nature sauvage et de l'envers de la civilisation. Difficile
d'accès, impressionnante par son altitude, ses formes massives et
torturées, son silence et ses mystères, elle voisine depuis peu avec la
catégorie esthétique kantienne du sublime et, pour l'homme médiéval,
elle est certainement un domaine propice à la manifestation du
merveilleux. Si elle peut servir de frontière, dans la littérature, le folklore
et les mentalités, c'est qu'elle borne des royaumes d'aspect mythique, où
héros et égarés trouveront le lieu et l'occasion du défi, de la prouesse et de
l'initiation. Comme les espaces boisés, la montagne est un endroit dans
lequel on se perd pour mieux se retrouver, mais également un lieu de
refuge où l'on attend son heure. Elle offre en outre cette particularité de
constituer un point d'accès à un au-delà partiel, où ceux qui ont quitté la
société des vivants retrouvent leurs forces dans la félicité ou paient le prix
de leurs crimes dans la fournaise volcanique1.
L'antique séjour des dieux abrite dans les derniers siècles du Moyen
Âge des princes et des héros appelés à entamer au moment décisif une
seconde carrière. Certaines représentations politiques puisent donc à la
source des légendes pour reconnaître dans la montagne l'un des décors
essentiels à l'avènement d'un messianisme royal. De cette notion, qui est
au cœur de l'étude, je donne pour l'instant une définition partielle, que
j'affinerai par la suite pour mieux vérifier son caractère opératoire. Disons
donc très largement qu'il s'agirait, chez un groupe insatisfait de sa

1. L'article de Cl. Lecouteux, «Aspects mythiques de la montagne au Moyen Âge», dans Le


monde alpin et rhodanien, 1982, p. 43-54, qui se présente au fond comme un catalogue
thématique raisonné, constitue une bonne introduction au potentiel légendaire de ces espaces. L'auteur
y insiste en outre sur la dimension énigmatique des spectacles et des bruits de la montagne :
avalanches, brumes, brouillards, formes étranges produites par l'érosion... De son côté, D. James-
Raoul préfère souligner l'ambivalence symbolique des hauteurs, toujours partagées entre démesure
et transcendance, (« Monts et merveilles romanesques », dans La montagne dans le texte médiéval.
Entre mythe et réalité, Cl. Thomasset et D. James-Raoul dir., Paris, 2000, p. 255-283).
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situation dépréciée ou asservie, de l'espérance en une amélioration de sa


condition, focalisée sur un personnage historique ou mythique
cristallisant les principaux aspects de la culture en question. Qu'on y voie une
matrice ou un écrin grandiose, le creux de la montagne constituerait donc
l'antichambre de la revanche, cachant au commun des mortels le
sommeil magique du sauveur2.
En tant que spécialiste du phénomène de l'imposture politique, de
la tromperie sur la personne, qui a fait l'objet de mon travail de thèse , je
ne pouvais, sous ce rapport, que me poser les questions suivantes : y a-t-il
eu, à quelque moment que ce soit, coïncidence entre les fables royales et
des pratiques effectives ? Ne s'est-il jamais trouvé quelque bonne âme,
suffisamment exaltée, dérangée, ou portée au sacrifice pour réaliser ces
espérances, même de manière forcée ou maladroite ? En un mot, la
perspective d'une menace à repousser ou d'un âge d'or à restaurer a-t-elle
conduit quelque monarque à quitter son repos enchanteur et à descendre
de sa montagne ?
Un rapide tour d'horizon de ces légendes royales nous convaincra
qu'une profonde unité est décelable derrière leur apparente pléthore,
nous permettant d'isoler la figure du dormant et le rôle spécifique, à cet
égard, de la montagne et du volcan. Ensuite, nous nous pencherons sur
les éventuels débordements de l'ordre imaginaire sur ceux de la foi et de
l'action, ré-interrogeant par là le concept problématique de messianisme
et les privilèges des sites montagnards dans l'épiphanie d'un roi
doublement sur le retour.
Il n'est pas exagéré d'évoquer un véritable réseau européen de
retraites fabuleuses pour les puissants et les preux. Les chroniques ou les

2. Selon Jean-Christophe Cassard, « Arthur, [....] l'empereur Frédéric Barberousse, [le] roi
Valdemar ou [...] Charlemagne [...] partagent tous la caractéristique d'être l'ultime recours de
leurs peuples en cas de calamités exceptionnelles ou d'invasions à venir » (J.-C. Cassard, « Arthur
est vivant ! Jalons pour une enquête sur le messianisme royal au Moyen Âge », Cahiers de
civilisation médiévale, XXXII (1989), p. 135-146, ici, p. 145). L'auteur invite en conséquence à
poursuivre les investigations à travers ces motifs européens et extra-européens (« la figure de
l'imam caché de l'Islam chîite duodécimain », p. 146), qui pourraient aboutir à un panorama des
diverses croyances en un âge d'or retrouvé. Sur le motif de l'imam qui réside en une cité
d'émeraude, Hûrqalyâ, associée à la montagne de Qâf, voir H. Corbin, En Islam iranien. Aspects
spirituels et philosophiques, I, Le Shî'isme duodécimain, Paris, 1971, notamment p. 120. Depuis les
commentaires du Coran jusqu'à certains contes des Mille et une nuits, la culture des mondes
musulmans a fait une large place à ce mont fabuleux. La variété des textes qui lui ont été
consacrés, sans pour autant en faire le cadre systématique d'un messianisme, est abordée par
H. Toelle, « La montagne de Qâf dans la civilisation arabo-islamique classique », dans La
montagne dans le texte médiéval..., op. cit., p. 21 1-223.
3. Gilles Lecuppre, La seconde vie des rois. L'imposture politique dans l'Occident médiéval (xif-
XV siècle), Paris, à paraître.
Rois dormants et montagnes magiques 347

textes à vocation « ethnographique », voire religieuse, attestent près de


cent ans après sa mort la présence supposée de l'empereur Staufen
Frédéric II dans les monts de Thuringe, parfois précisément située dans
l'un d'entre eux, nommé Kyffhâuser . En Bohême, Venceslas II, qui avait
joint à sa propre couronne celles de Pologne et de Hongrie et s'était
éteint en 1305, se fait surprendre bien plus tard dans la grotte où il gisait
assoupi par des montagnards en quête de cristaux de roche. Marko, roi de
Serbie de 1371 à 1394, représenta le souvenir des relatives libertés
perdues aux dépens des Ottomans ; dans cette optique, il devait guetter le
moment propice sur une hauteur du Monténégro. Je pourrais ainsi
multiplier les exemples, car s'il est vrai que l'Europe centrale, autour de
ses monts Métallifères, est particulièrement riche de ces contes à dormir
couché que les frères Grimm fixeront en leur temps, chacun, dans le reste
de l'Occident, se donne le relief qu'il peut et attache la mémoire et
l'espoir de tel ou tel brave à une flère eminence des Carpates ou à une
modeste colline irlandaise . Mieux vaut souligner l'antériorité thématique
de la Montagne Creuse, dont tous ces récits ne sont souvent que des
adaptations, et la primauté géographique de l'Etna. Le roi Arthur, en
effet, ne séjournerait pas dans l'île d'Avalon, mais panserait ses blessures
périodiquement rouvertes à l'intérieur du volcan sicilien. Je ne fais ici que
résumer la démarche d'Arturo Graf, auteur en 1892 d'une étude sur ce
thème en vogue à la fin du XIIe et au XIIIe siècle . Césaire de Heisterbach
puis Gervais de Tilbury ont rapporté des anecdotes sur des palefreniers à
la poursuite de chevaux échappés soudainement confrontés, dans cette
région, à l'existence d'un royaume parallèle dirigé par Arthur en personne7.
Des poèmes italiens ou un roman français comme Floriant et Florete ne
font ensuite que broder sur ce canevas, ce dernier emmenant ses
protagonistes au château de Morgane, sis dans le Montgibel, toponyme adapté
de la désignation locale de l'Etna, Mongibello, du latin mons et de l'arabe
djebel, qui désignent par redondance la montagne8. Pour boucler la
boucle, c'est également dans le Mongibello qu'est consigné le défunt
empereur germanique Frédéric II selon une vision rapportée par le
chroniqueur anglais Thomas d'Eccleston : un franciscain de Sicile en

4. Citons principalement deux contempteurs des « hérésies » suscitées post mortem par Frédéric II,
Jean de Winterthur, Chronique, MGH SS rer. Germ, N.S. 3, p. 280-281, et Johannes Rothe,
Dûringische Chronik, R. von Liliencron éd., Thiiringische Geschichtsquellen, III, Iéna, 1859, p. 426.
5. Ces cas, avec de proches voisins, ont notamment été collectés par E. S. Hartland, The Science of
Fairy Tales, Londres, 1891, p. 172, et E. K. Chambers, Arthur of Britain, Londres, 1927 (rééd.
Cambridge, 1964), p. 225-232.
6. Arturo Graf, Miti, leggende e superstizioni del Medio Evo, Turin, 1892 (rééd. 1980), II, p. 303-
359 : « Artu nell'Etna ».
7. Ibid, p. 304-307.
8. Ibid, p. 31 1-314.
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prière aurait vu cinq mille cavaliers s'enfoncer dans la mer avec un long
sifflement ; l'un des membres du cortège lui révéla qu'il venait d'assister
au cheminement de Frédéric, fraîchement décédé, vers l'Etna9.
L'interprétation symbolique de ces épisodes montre à la fois la
contamination du motif de la grotte ou de la caverne et les voies
particulières de la montagne. On reconnaît sans peine la cavité soustraite au
regard, ouverte sur un royaume symétrique, antipodique, et simultanément
propice à une léthargie confortable, puisque souterraine. Une approche
littéraire et psychanalytique s'appliquera à identifier cette profondeur à
une matrice nourricière et protectrice, à développer l'idée d'une régéné-
rescence au sein de la terre-mère pour un héros qui s'apprête à re-naître
afin de mieux prolonger ses exploits1 . Par ailleurs, la plupart des
spécialistes arthuriens qui se sont penchés sur ces questions insistent à loisir sur
les origines païennes de telles croyances, notamment en se référant à
l'étymologie du nom royal : dans ses dérivés latin, gallois ou breton,
Arthur renvoie toujours au grec arctos, qui désigne un ours, auquel la
nature impose une hibernation cyclique dans une grotte11. Tout cela est
vrai et connu des auteurs du Moyen Âge, Geoffroy de Monmouth en tête,
mais ne doit pas occulter tout à fait une interprétation chrétienne de cette
matière. David s'était jadis réfugié dans la caverne d'Adoullam, pour
échapper aux soldats de Saûl1 . Surtout, il faut songer à la fascination
exercée par les Sept Dormants d'Éphèse, rendus plus populaires par leur
insertion dans la Légende dorée de Jacques de Voragine : sept jeunes
hommes, préservés des persécutions de l'empereur Dèce (248-251) par
un assoupissement de deux cents ans dans une anfractuosité du mont
Anchilos, s'étaient réveillés au temps de Théodose II, dans un monde
définitivement christianisé1 . L'impact de ce thème hagiographique, lui-
même inspiré de la Dormition de la Vierge, est tel que des avatars locaux
ont suscité de nombreux sanctuaires.
Associer le volcan ou la montagne à ces rois entre deux mondes se
justifie également par leurs qualités intrinsèques. Faute de temps, et par

9. Thomas d'Eccleston, Tractatus de adventu Fratrum Minorum in Angliam, A.G. Little éd.,
Manchester, 1951, p. 96 : Dixit etiam, quod quidam frater starts in orto in oratione in Cicilia vidit
maximum exercitum 5 milia militum equitum intrantem mare ; et crepuit mare, quasi essent omnes ex
ere candente ; et dictum est ab uno eorum, quod fuit Fredericus imperator, qui ivit in montem Ethne :
nam eodem tempore mortuus est Fredericus. E. Kantorowicz, L'empereur Frédéric H, Paris, 1987,
p. 619, rapproche cette vision de la mort de Théodoric le Grand, roi des Goths.
10. Voir, pour une approche universelle de cette équivalence, l'entrée « Caverne » du Dictionnaire
des symboles, J. Chevalier et A. Gheerbrant dir., Paris, 1982.
11. Dans l'onomastique du vieux breton, le radical arth (l'ours) sert, parmi d'autres, à former les
appellations des valeureux combattants : J.-C. Cassard, « La guerre des Bretons armoricains au
haut Moyen Âge », Revue historique, 275 (1986), p. 3-27, ici, p. 7-8.
12. 1 Samuel, 22 : 1 Chroniques, 11, 15-19 ; Psaumes 57 et 142.
13. F. Jourdan, La tradition des Sept Dormants, Paris, 1983.
Rois dormants et montagnes magiques 349

humilité, je ne développerai pas la connexion de l'Etna avec l'au-delà de


l'enfer ou du purgatoire, car Jacques Le Goff en a donné, comme chacun
sait, une explication définitive1 . Je préfère m'attacher, parce qu'il est
moins connu, et plus en phase avec la thématique générale de ce
colloque, au lien intime qui unit le Kyffhâuser, en Thuringe, au souvenir
d'une certaine grandeur impériale15. La christianisation des Germains avait
donné naissance à la croyance résiduelle en un repli stratégique de Wotan
sur le Kyfïhauser, attendant là l'occasion de terrasser les prêtres qui l'avaient
contraint à cet exil. En outre, de nombreuses rumeurs liées à la
disparition de mineurs et de chercheurs de métaux précieux attiraient l'attention
sur les richesses mystérieusement gardées du sous-sol. Enfin, l'abandon
progressif dans les derniers siècles du Moyen Âge d'un château construit
à la fin du XIe siècle pour des ministériaux de l'Empire laissa des ruines
vouées à la récupération des pierres et à la nostalgie d'un ordre révolu.
Tous ces éléments fusionnent dans la seconde moitié du XIV* et au
début du XVe siècle pour nous amener à considérer un instant la
signification politique, sociale et religieuse de ces traditions. Le chroniqueur du
cru, Johannes Rothe (mort en 1434), impute à Frédéric II une
responsabilité dans l'émergence d'une nouvelle hérésie encore confidentielle, qui
assure qu'il vit toujours, qu'aucun autre n'a mérité la dénomination
d'empereur, qu'il erre en Thuringe, se rendant de château impérial en
château impérial, se laissant parfois apercevoir16. En homme d'Église,
prêtre et chapelain de la landgravine Anna, l'auteur juge que le diable
invente ces sornettes pour perdre les hérétiques et les chrétiens un peu
simplets17. Il rejoint en cela le franciscain Jean de Winterthur qui, en 1348,
faisait déjà état des égarements doctrinaux de certains Allemands qui
annonçaient le retour d'un Frédéric II enclin au nivellement social et à la
persécution des clercs et des moines18.

14. J. Le Goff, La naissance du Purgatoire, Paris, 1981.


15. L'approche folklorique est souvent privilégiée par les articles qu'on peut trouver dans les
périodiques régionaux. Pour une réflexion historique sur le site, mieux vaut consulter Hans
Eberhardt, « Die Kyfïhàuserburgen in Geschichte und Sage », Blatter fiir deutsche Landesgeschichte,
96 (1960), p. 66-103, et les premières pages de l'ouvrage de P. Munz, Frederick Barbarossa. A
Study in Medieval Politics, New York, 1969, p. 3-22.
16. Johannes Rothe, Duringische Chronik..., op. cit., p. 426 : Von dissent keiszer Frederiche dent
Ketzer erhub sich eyne niiwe Ketzerey, die noch heymelichen under cristen ist, unde die glouben
gentzlichen, das Keiszer Frederich noch lebe vnde lebende bleiben sulle bis an den jungesten tagk vnde
das keyn recht ir Keiszer noch ont worden sey adir werden sulle unde das her ivandir zu Kuffhussen yn
Doringen vffdem wû'sten slosse vnd ouch ofandern tvùsten burgen die zu dem reiche gehbren vnde rede
mit den lewten vnd lasse sich zu gezeiten sehin.
17. Ibid. : Disse buferei brenget der tiïfel zu dormeite er dieselben ketzer vnde etzliche eynfeldige
cristenlewte vorleitet.
1 8. Jean de Winterthur, Chronique, op. cit., p. 280 : In hiis temporibus aput homines diversi generis,
immo cuncti generis, multos valde assertissime vulgabatur imperatorem Fridricum secundum huius
350 Gilles LECUPPRE

Les rois de la montagne auraient donc rencontré quelque écho dans


la population. L'attente messianique complaisamment enregistrée s'est-
elle toutefois traduite par une foi vécue et partagée en un sauveur
providentiel, fédérateur d'un sentiment « national » ou moteur d'une
révolte sociale ?
Quelques doutes peuvent être jetés de prime abord sur la réalité
d'un tel sentiment dans les cas particulièrement incongrus ou
folkloriques. Il est difficile de déceler autre chose que les marques d'un
engouement généralisé pour la matière de Bretagne dans la localisation
fantaisiste, mais qui prouve aussi une certaine émulation internationale,
de la demeure du roi Arthur en Sicile ou dans les Alpes. Des soucis
contigus, plus étroitement religieux, poussent d'ailleurs au passage les
professionnels de la théologie et de la prédication à annexer à la nouvelle
mythologie de l'au-delà des éléments qui perdent dès lors leur sens
premier : si, au détour d'un exemplum, Etienne de Bourbon situe le palais
d'Arthur et la Mesnie Hellequin sur le mont du Chat, dont la silhouette
domine le lac du Bourget, c'est bien pour diaboliser l'un et l'autre en les
intégrant dans un système de pensée plus cohérent19.
Allons plus loin encore en emboîtant le pas de Virginie Greene, qui
dans un article remarquable paru il y a peu dans les Cahiers de civilisation
médiévale a fait vaciller sur ses fondations l'idée d'une croyance des
peuples celtiques eux-mêmes en un retour de leur héros20. Il n'existe
curieusement aucune source galloise ou bretonne qui avalise des
convictions de cette sorte. Arthur n'est pas un objet de foi21. Il est, en revanche,
le plus souvent, au centre d'un topos anti-breton, un simple prétexte pour

nominis, a quo secundam partent presentis operis inchoavi, ad reformandum statum omnino
depravatum ecclesie venturum in robore maximo potentates. La suite fustige une foi solide qui pense
que son héros, découpé en mille morceaux ou réduit en poussière par le bûcher, reviendrait quand
même à la vie. Après avoir repris les rênes de l'empire, il nivellerait la société en mariant les
femmes pauvres aux hommes riches et inversement, forcerait les nonnes et les moines à convoler,
et compenserait les pertes des veuves, des orphelins et des malheureux. Il persécuterait les clercs si
atrocement que certains, pour cacher leur tonsure, se couvriraient le crâne de bouse de vache. Il
chasserait les religieux, et surtout les frères mineurs, qui avaient soutenu le pape contre lui. À la fin
de son règne, il chevaucherait à la tête d'une grande armée et renoncerait à l'empire sur le mont
des Oliviers ou auprès de l'arbre sec — preuve de la diffusion (ou de la dilution ?) populaire d'un
très ancien thème prophétique attribué au pseudo-Méthode.
19. A. Lecoy de la Marche, Anecdotes historiques, légendes et apologues d'Etienne de Bourbon, Paris,
1877, p. 231. La Dent du Chat (toponyme actuel) passait à l'origine pour avoir été le théâtre d'un
combat entre Arthur et un chat monstrueux.
20. V. Greene, « Qui croit au retour d'Arthur ? », Cahiers de civilisation médiévale, XLV (2002),
p. 321-340.
21. J'entends par là la personne (physique) du roi Arthur. Du reste, que la société politique
bretonne ait choisi de forcer le destin en attribuant à quelques-uns de ses ducs le prestigieux
prénom tend à prouver que le véritable Arthur n'était plus attendu.
Rois dormants et montagnes magiques 351

railler un groupe dont les auteurs médiévaux accentuent à dessein la


différence. Plus rarement, cette espérance fictive suscite une forme
d'admiration pour « d'héroïques et archaïques guerriers prêts à reprendre
les armes pour la gloire et l'indépendance de leur nation »22. En tout cas,
« la croyance supposée des Bretons [...] permet d'attribuer à un peuple à
la fois idéalisé et dominé, les désirs et fantasmes primitifs que des
personnes civilisées ne se permettent pas de prendre à leur propre compte »23.
J'ignore encore si, à ce stade, on peut s'autoriser de cette étude
pionnière et iconoclaste pour remettre en cause plus radicalement
l'ensemble des espérances de ce type, qui n'ont peut-être jamais été
véritablement vécues. Il est certain, néanmoins, qu'une redéfinition du
messianisme articulée sur la notion de foi jette une ombre singulière sur
ces motifs folkloriques ou légendaires qui voudraient qu'un personnage
important puisse se réveiller après des siècles de sommeil ou d'attente en
un lieu caché. Ma contribution à ce chantier se limitera pour le moment
à considérer les tentatives concrètes menées pour ranimer les rois
disparus.
Sur ce chapitre, je ne puis que constater un certain paradoxe. Alors
que plus d'une trentaine d'imposteurs, de faux princes, sont apparus pour
réclamer le trône entre le XIIe et la fin du XVe siècle (32 exactement, à ma
connaissance), très peu se sont évertués à réveiller l'un de ces dormeurs
du mont. Or, la loi statistique montre que ces doublures princières
avaient tout intérêt à faire entendre leur revendication depuis des espaces
périphériques mal contrôlés par les pouvoirs en place. À plus d'un titre,
les mystificateurs sont des rois des marges ou des lisières2 . En témoigne
leur attirance pour la forêt, où ils opèrent fréquemment leur
transmutation d'identité, où ils affectent, sous l'habit d'ermite, d'avoir mené à
bien leur régénération spirituelle par une proximité accrue avec Dieu2 .
En outre, il est manifeste que la base territoriale et humaine de ceux
qu'un succès notable a pu couronner se trouve dans les régions et les

22. V. Greene, « Qui croit au retour d'Arthur ? », op. cit., p. 339.


23. Ibid, p. 340.
24. Sur tous ces points, je renvoie à la thèse à paraître mentionnée à la note 3.
25. La plus belle réussite de ce genre de stratagème reste le cas du solitaire du bois de Glançon,
près de Valenciennes, un ancien jongleur qui accepta volontiers de se faire passer pour le comte
Baudouin de Flandre et de Hainaut, premier empereur latin de Constantinople. R. L. Wolff,
« Baldwin of Flanders and Hainaut, First Latin Emperor of Constantinople : his Life, Death, and
Resurrection, 1172-1225 », Speculum, 27 (1952), p. 281-322. Sur le déficit d'image qui, pour la
véritable comtesse, résulta de la pendaison de ce simulateur, G. Lecuppre, « Jeanne de Flandre,
traîtresse et parricide : thèmes radicaux d'une opposition politique », dans Reines et princesses au
Moyen Age. Actes du S colloque international de Montpellier. Université Paul Valéry (24-27 novembre
1999), I, Montpellier, 2001, p. 63-74.
352 Gilles LECUPPRE

populations excentrées2 . Dans ces conditions, on s'étonne de voir les


zones montagnardes si peu représentées parmi leurs aires d'action, quand
chacun aura compris qu'elles offraient la garantie d'un légendier royal
pour le moins étoffé.
Deux imposteurs ont choisi de prendre de la hauteur pour tenter
de dominer, s'arrêtant tous deux à la personnalité sulfureuse et
charismatique de Frédéric II et parcourant en bonne logique les pentes de
l'Etna et du Kyffhâuser. Le premier, Jean de Cocleria, un mendiant
sicilien, profite de sa ressemblance physique avec le grand empereur en
1261-1262 pour camper dans la solitude son personnage avant de
rassembler quelques opposants au roi Manfred, de semer le trouble dans
l'île, et de terminer son court règne sur le gibet7. Les historiens qui
s'intéressent aux destinées des Staufen ou à leur aura apocalyptique
surinterprètent l'épisode, qu'ils rapprochent de Xexemplum de Thomas
d'Eccleston pour en déduire que la Sicile se préparait depuis onze ou
douze ans à la résurrection de cet Antéchrist28. Ils commettent à mon sens
deux erreurs. Premièrement, ils refusent de prendre en compte l'origine
franciscaine de ce dernier récit qui, loin de promettre le retour de
Frédéric, le voue au contraire à la damnation éternelle en le plongeant
dans l'Etna29. Ensuite, ils se méprennent sur le contenu politique du
complot organisé autour de Jean de Cocleria, qui ne se targue pas des
aspects eschatologiques et religieusement incorrects de son modèle et ne
brandit pas de signes surnaturels, mais se voit flanqué d'aristocrates
représentant le parti guelfe et secondé par le pape Urbain IV en

26. Le cas paradigmatique, mais loin d'être unique, est celui de Lambert Simnel, un jeune garçon
qui fut couronné à Dublin sous le nom d'Edouard VI, le 24 mai 1487. Pour une vue d'ensemble,
M. J. Bennett, Lambert Simnel and the Battle of Stoke, Gloucester-New York, 1987.
27. L'épisode est assez bien documenté. Le dossier des sources se compose d'une lettre
d'Urbain IV se réjouissant des difficultés faites à Manfred, le fils bâtard de Frédéric II, alors roi de
Sicile, K. Hampe éd., « Urban IV und Manfred (1261-1264) », Heidelberger Abhandlungen zur
mittleren und neueren Geschichte, 11 (1905), p. 81-82, d'une lettre de Manfred à Franciscus
Simplex, vicaire général de Toscane, F. Schneider éd., « Ein Schreiben Manfreds iiber den
PseudoFriedrich (Johannes von Cocleria) », Ausgewâhlte Aufsàtze fur Geschichte und Diplomatik
des Mittelalters, Aalen, 1974, p. 62-63, et de chroniques d'inégal intérêt: Chronique de Saba
Malaspina, Muratori SS, 8, p. 804-806 (le rapport le plus complet et le mieux écrit), Chronique de
Salimbene, MGH SS, 32, p. 173-174 (G. Scalia éd., Turnhout, 1998-1999, Corpus Christianorum.
Continuatio medievalis, CXXV), Bartholomé de Neocastro : Historia sicula, Muratori SS, 13/3,
p. 6-7, 21, Chronique de Jean de Winterthur, MGH SS rer. Germ, N.S. 3, p. 17.
28. E. Kantorowicz, L'empereur..., op. cit., rapproche les deux sources de façon sibylline (!), mais
suggestive. Des spécialistes de la matière prophétique font grand cas de ce concours de
circonstances : le chapitre 6 de l'ouvrage de N. Cohn, Les fanatiques de l'Apocalypse, Paris, 1983,
est de ce point de vue tout à fait révélateur.
29. Rappelons que le porteur de l'anecdote est le frère Mansueto da Castiglione Aretino, légat
pontifical en Angleterre en 1258.
Rois dormants et montagnes magiques 353

personne . En somme, l'Etna n'apporte rien dans cette histoire qu'un


cadre propice à l'isolement d'un acteur qui avait besoin d'un peu de
temps pour se familiariser avec son rôle et se laisser pousser la barbe31.
Sensiblement différent est, plus de cent ans après, le cas de Konrad
Schmid, le leader d'une secte de ciypto-flagellants, jugé et condamné au
bûcher pour hérésie à Nordhausen, non loin du Kyffhâuser. Parmi les
nombreux chefs d'accusation figure la titulature qu'il s'était donnée : roi
de Thuringe et empereur Frédéric . Même si les indices sont ténus, ce
comportement est à inscrire dans le contexte de la petite effervescence
socio-religieuse que j'évoquais plus haut et qui lui survit du reste assez
durablement. Lui seul a offert un visage et un corps à ce Frédéric déviant
attendu par une minorité autour de la montagne magique. Ce
messianisme illuminé, seulement concevable en dehors du christianisme, n'a
plus guère été illustré avant la fin du Moyen Age, cependant.
Au bout du compte, il convient de distinguer imposture et
messianisme, la première pratique se voulant une voie d'opposition et
d'accaparement du pouvoir indépendante de la seconde et plus proche du
coup d'État que de l'agitation religieuse. Il faut aussi constater, au terme
de ce parcours, que l'hypothétique messianisme montagnard n'a jamais,
au sens strict de cette expression, « créé l'événement ».
Faut-il pour autant conclure sur le cliché de la montagne
accouchant d'une souris ? Dans les contes, certes, elle fournit un accès au
monde souterrain, au royaume des morts, au purgatoire et à l'enfer ; elle
recèle des richesses minières colossales et inaccessibles qui laissent à

30. Parmi ses zélateurs figurent les neveux de Pietro Rufïo qui, Grand Écuyer de Sicile, en liaison
avec le parti de l'Église, avait été assassiné en son exil de Terracine, dans le Latium, par des
messagers du roi Manfred en 1256. Pour un tableau des événements de cet ordre, E. Pispisa, //
regno di Manfredi, Messine, 1991- Saba Malaspina, Chronique..., op. cit., p. 805 : Adhuc plures
exules, quos perfidiœ aut invidia macula de naturalibus terris vicinis ejecerat, & in nemoribus
latitabant, pracipue Bartholomœus de Mileto, & fratres nepotes quondam veteris Pétri de Calabria
Comitis apud Tarracenam peremti, ad simulacrum audito rumore concurrunt, falsitatis causas
explorant, quœsitas inveniunt, & velut qui fluminis impetu prolabentes apprehensa jam stipula
turgidas credunt undas evadere, adhaserunt exules monstro mendacii, & quas solus forte formare non
poterat, jam plures falsi sibi additi fomites falsas roborantfictiones.
31. Ibid., p. 804 : Discedit pauper a frequentia hominum, barbam nutrit ; & ut concepta liberius
valeat fabricare mendacia, loca petit vicina silvestria, firmat in monte Gibellio, qui alias Aethna
dicitur, dolose latibulum, & impériales sibi mores et verba, qua veritas & natura non dabant, adultéra
fictione componit.
32. Historia Flagellantium, pracipue in Thuringia. Documenta II : prophetica Conradi Smedis vel
potius Schmid hœresi Flagellatorum infecti (cum glossis cujusdam catholici synchroni), A. Stumpf éd.,
Neue Mittheilungen aus dem Gebiet historisch-antiquarischer Forschungen, vol. 2, 1 836, p. 20 :
Glossa. Ubi dicit quod ipse Cunradus faber Rex sit et Thuringiae et Imperator Fredericus debeat
nominari et esse... Sur les flagellants clandestins de Thuringe, voir le chapitre 8 de N. Cohn, Les
fanatiques..., op. cit.
354 Gilles LECUPPRE

penser qu'une cour peut y mener grand train ; elle suscite, enfin, des
activités humaines qui ajoutent à son ténébreux charisme — des cultes
païens y ont été célébrés, des châteaux perchés y ont été érigés, dont les
ruines peuvent rappeler la figure d'un souverain. Les imposteurs et les
partis qu'ils représentent n'ont pourtant pas recours à ces histoires, dont
ils perçoivent le défaut de crédibilité. Il existe un contraste indéniable
entre l'abondance de ces légendes royales, dont la montagne devient
presque le symbole, et la faiblesse numérique et qualitative de leur mise
en pratique. Cet écart nous invite bien sûr à réitérer la séparation entre
l'ordre de la fiction et celui de la foi. À certains égards, il nous rappelle
aussi que le concept fréquemment mal employé de messianisme politique
s'applique avec beaucoup moins d'efficacité dans le champ de la
contestation que dans celui de la propagande émanant du pouvoir. Tout
bien pesé, il n'est jamais qu'une variante du mythe pessimiste de l'âge
d'or qui induit une certaine passivité de la part des générations
défavorisées. En revanche, intégré dans un discours officiel conscient et
maîtrisé, il peut servir les intérêts de celui qui veut faire croire en une
similitude de situations entre le passé glorieux et le présent. Il n'est pas
indifférent que Guillaume Ier ait fait élever après l'unification allemande
sa propre statue équestre sur le Kyfïhâuser, un monument gigantesque
dont le piédestal surplombe la représentation tout aussi démesurée d'un
empereur endormi dans une caverne, identifié par un étrange glissement
depuis 1519 non plus avec Frédéric II, mais avec Frédéric Ier Barberousse33.
Guillaume, le nouveau monarque posant en Fredericus redivivus,
accomplissait sciemment de la sorte les prophéties attribuées à son prestigieux
devancier médiéval .
Ce faisant, le Hohenzollern ignorait une autre incarnation d'un
Frédéric sur le Kyffhâuser en 1546. Un pauvre hère se faisait cette année-
là passer à cet endroit pour le vieil empereur. Une enquête des autorités
détermina qu'il s'agissait en fait d'un tailleur aliéné que les villageois
avaient pathétiquement encouragé à jouer ce rôle, pour la parodie cruelle
d'un avènement dont chacun sentait confusément qu'il relevait du
dérisoire .

33. Pierre Racine, lors de la discussion qui a suivi cette communication, fit remarquer que cette
réattribution à Barberousse tenait sans doute à une volonté affichée au début du XVIe siècle de retour à
la nation allemande, notamment attestée dans le discours de Luther, et que le Sicilien Frédéric II
n'était pas en mesure d'incarner. Je le remercie vivement pour cette stimulante hypothèse.
34. A. Timm, « Der Kyfïhâuser im deutschen Geschichtsbild », Historisch-politische Hefie der
Ranke-Geselhchafi, Gôttingen, 1961.
35. Hans Eberhardt, « Die Kyffhâuserburgen... », op. cit., p. 98-99.

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