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Jean Carteret ou la transparence « la révolution est une violente tendresse », par Emmanuel DRIANT avec

Colette MAGNY. France Culture. Rediffusé le 9/8/86 (1977)

Emmanuel DRIANT : Je voudrais vous demander ce soir ce que représente pour vous l’idée de révolution.
Comment ressentez-vous la perspective révolutionnaire assez générale qui existe à notre époque à l’échelle
presque planétaire ?
Avec nous, Colette Magny, dont vous m’avez confié souvent que, en plus de son aventure musicale, sa démarche
sociale et politique vous touchait particulièrement.
Vous semblez naviguer avec aisance dans le paradoxe. En effet vous vous êtes beaucoup promené dans l’univers
de ce que certains appellent les sciences traditionnelles, l’ésotérisme, l’hermétisme, je veux dire que vous avez
étudié, utilisé et contribué à faire connaître ces différents langages que sont l’astrologie, le tarot, l’alchimie. Mais
d’autre part vous faites souvent référence à la Chine contemporaine, vous clamez partout la nécessité et
l’urgence de la révolution, si bien qu’on aboutit à une situation effectivement paradoxale : d’une part les
« spiritualistes » ont l’impression que vous les trahissez parce que vous êtes malgré tout entièrement avec la
démarche du monde contemporain, vous vous sentez entièrement solidaire de son aventure, d’autre part les
révolutionnaires et les intellectuels vous reprochent de porter votre intérêt sur ces connaissances traditionnelles
qu’ils traitent facilement de superstitions surannées. Bref, on dirait que vous n’êtes chez vous nulle part, mais
vous me répondrez sans doute que d’être nulle part c’est une manière d’être partout à la fois.

Jean CARTERET : Oui absolument, de la même manière que je dis que là où il n’y a personne c’est là où il y a
tout le monde. Et je vous expliquerai tout à l’heure ce que j’entends par « là où il y a personne », c’est-à-dire là
où il y a la personne, ce qui pour moi revient au même. Je dis toujours qu’il y a deux actes du monde, deux actes
dans l’histoire des rapports de l’homme avec le monde.
D’abord, à l’origine, on peut dire que l’homme baigne dans le monde et dans le langage comme l’enfant
baigne dans sa famille, il n’y a pas encore de distance avec eux, d’où pas de possibilité de prise de conscience,
d’analyse ou d’objectivation des valeurs. Il vit dans la valeur et sa création ne fait que témoigner des valeurs du
monde qui s’expriment à travers lui. C’est cela l’univers de la tradition. C’est dans ce contexte de l’homme
intensément habité par le monde qu’ont put naître et se développer la magie, l’astrologie et toutes ces
connaissances immédiates, intuitives dont disposait l’humanité dite « primitive ». C’est l’être qui comprenait
intuitivement et non la conscience. L’Être collectif n’est pas ce qu’on appelle aujourd’hui « le moi », car l’Être
est global. La personne humaine ne se percevait pas en tant qu’entité vraiment distincte, mais comme membre de
la collectivité humaine et cosmique, tout comme l’enfant au sein de sa famille ne se localise pas véritablement
comme individu distincte et autonome. Bien sûr il vit des conflits, des relations dynamiques mais c’est toujours
par rapport à un ensemble : l’ensemble familiale. Il est défini comme partie d’une cellule familiale. Le concept et
le mot d’individu ne sont d’ailleurs apparus que très tard dans l’histoire.

Dans le « Siphra dzeniouta » des hébreux il est écrit : « Malheur à celui qui ouvre la porte du temple ».
Effectivement, en ce temps-là, vouloir ouvrir la porte du temple c’était créer un fameux courant d’air ! C’était
instaurer le désordre et trahir l’ordonnance, car c’était dire au dehors quelque chose qui n’était juste qu’au-
dedans et donc dégrader l’enseignement qui était donné à l’intérieur du temple. Il est évident qu’à l’intérieur du
temple il y avait une communication mais celle-ci se devait de rester intra-muros et de se réaliser qu’au sein du
sacré. Le sacré régnait dans le temple et à l’extérieur du temple il n’y avait que le profane. Profanum veut dire :
devant le temple. Seulement il arrive un jour où l’enfant veut quitter sa famille où il devient adulte et prend une
distance avec le monde originel. Dans cette séparation, il perd une partie de l’être collectif mais il y gagne la
conscience, il y perd l’enfant mais il devient capable d’une prise de conscience de l’enfance. Il contient la
maîtrise nécessaire pour produire le langage et il n’est plus seulement conduit par lui. A ce moment-là il n’est
plus possible que le temple continue à rester obstinément clos, les portes doivent s’ouvrir, la communication doit
se répandre partout à l’extérieur, c’est alors que l’homme se fait poète. Car l’enfant lui-même n’est pas poète, il
baigne dans la poésie, l’adulte lui peut être poète car c’est lui qui va pouvoir contenir la poésie. Il quitte sa
famille, il quitte son pays, il quitte les racines qui le retenaient encore à la terre-mère et il la transfigure par un
regard nouveau en une terre épouse.

Emmanuel DRIANT : Et c’est la chute du sacré à ce moment-là !

Jean CARTERET : Oui, c’est la chute du sacré puisqu’on épouse la terre, comme je l’ai dit « chute de la
famille ». C’est à ce moment-là précis que le sacré s’effondre, que les dieux meurent, que l’homme va pouvoir se
confronter directement avec les valeurs. La soumission ou l’obéissance au maître ne sont plus ennemis, les
majuscules tombent en poussière. Dieu n’existe plus mais derrière lui apparaît enfin le divin. Le tabou de
l’inceste disparaît, la gentille maman est objectivée et regardée comme une femme comme les autres.
Emmanuel DRIANT : Est-ce que vous croyez que nous sommes arrivés vraiment à cet état de libération de nos
racines dont vous parlez ?

Jean CARTERET : Non, nous n’y sommes pas arrivés mais nous n’en sommes pas encore là. On pourra en être
définitivement là que lorsque nous en serons tous là, collectivement, solidairement, mais le pas est pris, le
renversement a commencé. Nous nous détachons de plus en plus de tout ce qui représente pour les valeurs de la
naissance et de la tradition. Maintenant c’est à une confrontation inconditionnelle avec la mort que nous sommes
promis. La communauté, qui était la recherche du meilleur, a fait place à la nécessité de la solidarité qui est la
lutte contre le pire. La tradition n’est plus qu’un ensemble de mauvaises habitudes telles que c’est encore
extérieurement pratiquées par les bigots des églises, les bigots des sociétés secrètes. La tradition doit être
assimilée par la révolution qui seule peut en faire prendre conscience, seulement alors nous serons rendus à une
coïncidence nouvelle, une coïncidence plus grande avec le monde, une coïncidence conquise alors que la
coïncidence primitive était en quelque sorte subie. J’aime beaucoup à ce sujet ce que dit de cela Raymond
Abéllio lorsqu’il parle de la fin de l’ésotérisme. Oui nous vivons maintenant la nécessité de la fin de
l’ésotérisme, la nécessité de révéler ce qui était caché, mais si j’emploie ce mot dans son double sens, la fin de
l’ésotérisme c’est bien sûr son terme, son achèvement mais c’est aussi sa finalité profonde.

Il y a pour cela un très beau récit dans la mythologie ancienne qui est significatif, c’est l’histoire de Thésée.
Après avoir affranchi les valeurs du labyrinthe Thésée s’en retourne dans son pays. Avant son départ, Egée, son
père, lui avait demandé de faire connaître de loin l’issu de son combat contre le Minotaure selon un code très
simple, s’il était victorieux Thésée devait hisser au mât de son navire une voile blanche, s’il était vaincu les
marins avaient pour consigne de hisser au mât du navire une voile noire en rentrant en Grèce. Et alors que se
passe t-il ? C’est une voile noire que le père de Thésée aperçoit à l’horizon sur le navire de son fils, pris de
désespoir, il se jette du haut du cap Sounion et se noie dans la mer qui devait désormais porter son nom. Mais
Thésée est rentré pourtant victorieux. Entendons-nous bien, par sa victoire sur le Minotaure, Thésée s’est dégagé
de son enfance, il en oublie qu’il a un père, car littéralement pour lui dans sa conscience il n’a plus rien à faire
d’un père. Il l’a tué en valeur en terrassant le Minotaure et du même coup par cette merveilleuse contingence des
choses ce n’est qu’à son rôle de père qu’Egée va asséner un coup mortel. Par sa victoire, Thésée délivre son père
de son rôle de père. En fait, ce que Egée a jeté du haut du cap Sounion c’est son chapeau de père, si bien
qu’après il est allé accueillir son fils d’homme à homme, délivrés l’un et l’autre du rapport sacré de père à fils ils
ont dû aller boire un coup de rézilla au bistrot du port, je ne me souviens plus très bien, mais ce dont je suis sûr,
depuis ce jour-là ils sont devenus les meilleurs amis du monde.

C’est ça l’aventure moderne, c’est ça les rapports nouveaux qui doivent s’instaurer entre le temple et le monde
profane, entre la tradition et les valeurs modernes de la conscience. Il faut enlever au sacré son chapeau pour en
caresser véritablement les valeurs. Toute parole peut être désormais objectivée. C’est seulement maintenant que
nous pouvons commencer à dégager les structures du langage par l’aventure intérieure de la conscience mais une
aventure qui doit avoir assez de rigueur pour que l’homme s’efface, choisisse de s’effacer devant elles.

Emmanuel DRIANT : Donc une première étape dans la civilisation que vous appelez « dans le temple » au sein
du sacré, et ensuite une seconde étape qui est le passage au monde profane, profanum : devant le temple. La
première étape je crois que vous dite que c’est l’ère de la communion et la deuxième, le passage de la
communion à son objectivation dans la communication. A cet égard il y a un exemple de cela que vous citez
parfois, vous dîtes que c’est du parvis de Notre-Dame, c’est-à-dire devant le lieu du profane que partent toutes
les routes nationales de France qui sont les valeurs modernes de la communication. Mais je voudrais revenir sur
ce que vous avez développez tout de suite, sur cette notion de structure du langage, d’où est-ce qu’elles viennent
ces structures du langage, vous dîtes qu’elles nous précèdent, que le langage nous précède.

Jean CARTERET : Les structures du langage habitent le vide et n’obéissent pas à l’histoire. Ce qui nous donne
l’illusion du contraire c’est que nous assistons à leur progressive mise au jour, nous les découvrons au fur et à
mesure que nous sommes aptes à les recevoir, mais elles ne sont pas temporelles. Ce face à face avec le langage,
l’homme est le seul à pouvoir l’opérer, l’homme est le seul être qui naisse avant terme, in-maturé, ce manque
engendré par la distance d’avec le terme appelle à la création. La distance avec le terme est une distance d’avec
la mort, d’où une prise de conscience de la mort. La distance d’avec le terme, c’est-à-dire d’avec la terminologie
et le vocabulaire est également une distance avec la langue, et donc une prise de conscience du langage.
L’ivresse des initiations d’autrefois n’est que plus nécessairement que de transformer en une utilité
transfigurante. C’est pour ça que je me suis beaucoup intéressé au tarot, à l’astrologie, à la kabbale, aux
philosophies et aux symbolismes des sociétés anciennes, parce que comprendre comment ils fonctionnaient c’est
comprendre notre époque. Toutes ces ordonnances du verbe sont un temple. Il faut ouvrir les portes du temple
c’est-à-dire ouvrir les portes du langage. Le langage était à l’état de son et de chaleur par la naissance, il sera à
l’état de silence et de lumière dans la mort. Je le répète encore une fois car il faut absolument le réaliser, je dis
que pour prendre conscience du langage il faut passer par la mort. La mort écarte les masques et nous fait
rejoindre les structures alors que la naissance nous masquait les structures pour faire proliférer les masques. La
vie qui est immobile est une affaire de masque, l’esprit qui est fixe est une affaire de structure. Tout ce qui est
figé est contraire à la vie car la vie est un dépassement permanent. Tout ce qui change a tord du point de vue de
l’esprit « je hais les mouvements qui déplacent les lignes » écrivait Baudelaire qui était « beau dans l’air », beau
dans l’esprit mais peut-être laid dans la terre et dans la vie.

Emmanuel DRIANT : Est-ce qu’on peut revenir à la description de ces deux actes du monde ?

Jean CARTERET : Et bien je poserai le premier et le second acte du monde en disant que le premier est l’acte
de la communion et le second est celui de la communication. La communion c’est l’osmose, l’osmose dans la
tribu humaine, cette communion de l’être humain avec l’être du monde était absolument fondée, naturelle,
immédiate, et elle était nécessaire et merveilleuse aussi. Elle a permis à la tribu humaine primitive de vivre au
degré le plus intense une aisance spontanée qui a donné à certains la vision et le prophétisme. Mais l’être humain
comme individu, comme personne, n’était pas encore constitué. Je distingue toujours un certain nombre d’étapes
dans l’évolution de l’enfant à celle de l’homme mûr comme entre la tribu primitive et la société cosmique à
venir.

Emmanuel DRIANT : Pouvez-vous nous décrire les différences que vous faites entre cet être primitif, le mot
« individu », le mot « personne », tout ça n’a pas du tout le même sens pour vous.

Jean CARTERET : Non. Dans la tribu primitive, les hommes n’ont pas une capacité de moi suffisamment
développée mais ils en ont comme une sorte de dépositaire, c’est le chef de la tribu. Le chef de la tribu incarne le
moi de la tribu, et il n’y a pas d’autre moi dans la tribu que lui. Comme dans l’atome il y a les électrons et le
noyau. Ce serait d’ailleurs intéressant d’étudier ça sur le plan de l’énergie. Quelque part je sens très bien que le
noyau est une secondarité (je ne sais pas à quelle donnée scientifique ça peut répondre) par rapport aux électrons
qui sont une primarité.

Emmanuel DRIANT : Dans ce que vous voulez exprimez c’est qu’au départ il y a une sorte de magma, un
ensemble indifférencié, et tout le monde se projette, et identifie sa cohésion à travers le personnage du chef. Le
chef qui est alors investi d’une prodigieuse puissance de langage.

Jean CARTERET : Oui, il est un miroir dont la tribu a besoin pour ne pas se sentir morcelé. La tribu et le moi
du chef de la tribu y sont dans la vie, dans une démesure, ils ne sont pas encore dans la mesure de l’existence. Il
n’y a pas encore de société, il y a une humanité.

Emmanuel DRIANT : Pour vous c’est tout à fait erroné de parler de société primitive !

Jean CARTERET : Oui. Au stade suivant il y a un second degré, une secondarité du moi qui apparaît, mais
beaucoup plus tard, c’est l’individu. L’individu c’est comme le mot « atomos » grec, c’est insécable, indivisible.
L’individu n’est plus seulement dans la vie, il est aussi dans l’existence. Au delà encore de l’individu il y a ce
que j’appelle le quelqu’un. Le quelqu’un c’est l’individu qui continue à exister mais qui a perdu le contact avec
le monde et avec la vie. C’est comme une merde séchée. Il ne considère plus le monde que comme un objet
extérieur à lui. C’est avec le quelqu’un que se profile ce qu’on appelle la société. Il faut dépasser le quelqu’un, ça
n’a aucun intérêt d’être quelqu’un, ça me fait une belle jambe ! Il faut dépasser cela et c’est ça vers quoi la
société va tendre aujourd’hui pour devenir une personne, pour retrouver une relation seconde avec le monde et
avec le collectif. C’est ce qui permettra aussi une relation réelle entre l’homme et la femme. Il n’y a pas encore
aujourd’hui de relation réelle entre l’homme et la femme, il y a des relations entre des hommes et des femmes,
c’est-à-dire entre des individus mais il faut attendre que nous parvenions au degré ultime de la personne pour
retrouver une magie dans nos relations humaines et amoureuses. C’est pour cela que la révolution se cherche
avec encore de la maladresse. C’est avec l’individu que s’opère la grande rupture avec la tradition, la grande
section où chaque être va être une parcelle insécable. De l’humanité primitive à la société socialiste on aura
avancé dans l’histoire par séparations successives, par divisions, et il y a une nouvelle cohésion à retrouver entre
les hommes et entre l’homme et le monde. Avec l’individu commence la trahison et avec le quelqu’un, le
vedettariat. L’individu est déserté par le monde. Je sais bien que cette aventure est nécessaire, inéluctable et
fatale. C’est elle qui permet l’oeuvre. J’en ai par-dessus la tête de cette société où nous sommes qui n’a d’ailleurs
rien d’une société où les gens se prennent pour quelqu’un. Les Dupont et les Durand il faut que ça crève, il faut
que ça pourrisse. La pourriture c’est bon, ça donne de l’humus et l’humus c’est ça l’humilité et l’humanité. Avec
Dupont on discute, on n’a pas de dialogue, on a des conversations pas un dialogue. Dans la conversation il s’agit
de deux ou plusieurs individus qui se rencontrent pour parler de quelque chose, dans le dialogue c’est quelque
chose d’abord qui appelle et qui trouve des êtres.

Emmanuel DRIANT : Oui et cela me rappelle une très jolie phrase orientale qui dit « Ce n’est pas parce que
deux nuages se rencontrent que l’éclair jaillit mais c’est afin que l’éclair jaillisse que deux nuages se
rencontrent ».

Jean CARTERET : Avec le quelqu’un on a la pluralité et la quantité tandis qu’avec la personne et le quelque
chose, on a le rapport du singulier et de l’universel. C’est-à-dire que le singulier et le pluriel c’est de la quantité
et de l’avoir. Quand on croît avoir eu raison sur les arguments de Mr Dupont, on dit « Mr Dupont je l’ai bien
eu », tandis que dans le rapport du singulier et de l’universel c’est la qualité des autres qui est en jeu.

Emmanuel DRIANT : Vous vous servez de petites équations très courtes mais assez parlantes je crois pour
distinguer ces notions de singulier et de pluriel, de singulier et d’universel.

Jean CARTERET : Oui, par exemple dans le rapport du singulier et de l’universel, lorsque le singulier domine
sur l’universel cela donne comme produit l’unique. Quand c’est le contraire, quand l’universel l’emporte sur le
singulier ça donne le collectif. Maintenant si on prend les deux derniers termes, le collectif et l’unique : quand le
collectif domine sur l’unique on a quelque chose comme un ensemble tandis que quand l’unique domine sur le
collectif on aura la personne. Quand je dis « domine » ce n’est pas un rapport de force, ça veut dire de quel côté
de la lorgnette on regarde les choses. Maintenant prenons le singulier et le pluriel : quand le pluriel domine sur le
singulier ça donne le général. Le général, c’est le contraire du collectif. Le collectif est une positivité, le général
est toujours une valeur stupide. Ensuite lorsque le singulier domine sur le pluriel on a le particulier. Le
particulier c’est le contraire de l’unique, la personne est unique parce qu’elle est en rapport avec l’universel,
l’individu c’est le particulier, il est stérile. Maintenant prenons les deux derniers termes de général et de
particulier. Lorsque le général domine sur le particulier on a quelque chose comme un groupe, et lorsque le
particulier domine sur le général on a l’individu. On voit très bien comment l’unique et le collectif sont des
valeurs d’être, de qualité, tandis que le général et le particulier sont des valeurs d’avoir et de quantité. En voulant
se contenter d’être des individus les gens se défendent. L’individu c’est la capitale du moi, c’est le rentier qui est
hors circuit de la vie. Avec l’individu on est dans la comparaison, Dupont se compare à Durand, il veut faire plus
que lui. Avec la personne on est dans la confrontation de quelque chose qui nous habite et nous traverse. La
comparaison est toujours aliénante, elle appauvrit tout, elle dissimule, elle exclue. C’est la confrontation opposée
à la comparaison qui augmente le rapport et qui augmente la mise. Car la confrontation accepte la différence, elle
l’intègre ; la confrontation est révolutionnaire et la comparaison, loin d’être traditionnelle est réactionnaire. La
confrontation des personnes permet la dialectique du même et de l’autre. La dualité est la dialectique alors que la
comparaison mène au dualisme, au manichéisme. Le dualisme dans lequel l’autre est opposé, dans lequel le
même se permet de se prélasser dans cette idée qu’il a d’être le même, le référant, la valeur unique. Et donc, le
même, au lieu d’être une valeur, se prend pour la valeur, il se prend pour le centre. C’est ce qui se passe par
exemple dans les pays socialistes à l’heure actuelle. Ils ne sont pas encore libérés de l’individu, ils continuent à
se prendre pour le centre. C’est ça la bureaucratie. L’extrême gauche comme l’extrême droite, tout ça ne mène à
rien, c’est de l’extrême centre. Il manque la dimension verticale de la personne. Avec Mao, la Chine a frôlé la
constitution d’un socialisme juste et Mao n’était pas une vedette ! Il représentait pour eux un symbole, une
valeur. Malheureusement la Chine a été un peu trop vite en besogne. Ce n’est pas facile de faire évoluer la
conscience des gens en une cinquantaine d’années alors que d’autres civilisations ont mis plusieurs siècles pour
faire le travail qui n’est d’ailleurs qu’à peine commencé, mais l’expérience chinoise a tout de même été pour moi
particulièrement exemplaire.

Emmanuel DRIANT : Qu’est-ce qui vous a fasciné dans la révolution chinoise ?

Jean CARTERET :... (coupures) ... parce que maintenant l’homme devient grand-père ; Quand on est
révolutionnaire on a pas le droit d’être grand-père, on a toujours l’être de jeunesse. A 20 ans on a la jeunesse,
c’est plus tard qu’on devient jeune. Vous comprenez ? L’URSS elle a eu vingt ans et maintenant elle est vieille.
Je découvre qu’il y a une jeunesse qui vient dans la Chine, ce n’est pas une jeunesse qu’elle a, je découvre dans
la Chine une jeunesse qui est une jeunesse du monde, ce n’est pas une jeunesse chinoise. Comprenez bien, quelle
imbécillité ce serait que de préférer être chinois que d’être français, quelle bêtise. Je ne veux pas plus être italien
que d’être français ou allemand, je n’ai pas du tout envie d’être chinois, quelle connerie d’être un autre, quel
manque de dignité ! Alors je sens venir, parce que je sens que le verbe est toujours présent sur terre et que le
verbe ne peut pas ne pas s’incarner, donc il y a toujours autant de verbe sur terre, et ce qui me donne de la joie,
c’est de sentir ce verbe déserter les consciences décrépites même élégantes pour passer dans des consciences
encore frustres mais généreuses. Alors je me dis, il y a un fleuve qui coule. Bien sûr souvent ils font du chahut et
ça peut être fatiguant mais c’est quand même une jeunesse et une genèse, alors je suis fondamentalement avec
malgré que ça puisse me casser les pieds quelque fois, parce que la révolution elle peut être qu’inconfortable.
Même si nous ne sommes pas encore dans une humanité socialiste il y a quelque chose qui fait qu’il y a dans le
monde d’aujourd’hui plus d’intensification révolutionnaire qu’avant. Il y a une poussée. Ce n’est pas un
déplacement de lieu d’un pays à l’autre mais une intensification dont l’étendue est dans la durée. Il y a dans cette
poussée, dans cette perspective révolutionnaire, quelque chose qui n’est pas dicté par des gens. Si des pays sous-
développés ont connu des révolutionnaires c’est qu’il y a un éveil de la conscience. Si les enfants n’obéissent
plus aujourd’hui c’est qu’il y a un éveil de la conscience, et d’où ça vient ça ? Ca vient d’une histoire qui est
comme les fruits qui poussent qui font de l’eau de vie et qui font des vases communicants par le dedans des
choses. Si bien que l’homme est à la fois éveillé par le dedans et éveilleur par le dehors, donc je vois maintenant
le monde devenir rond mais rond dans une révolution et pas dans une répétition. Je ne dis pas du tout que la
révolution réelle vienne de la Chine mais elle passe par la Chine. Mais alors il y a des problèmes d’une autre
nature quand ça va passer en Amérique du Sud.

Emmanuel DRIANT : Pourquoi en Amérique du Sud ?

Jean CARTERET : Parce que, si vous voulez, avec une intuition poétique qui n’a d’autre qualité que celle-là, je
sais maintenant que l’Amérique du Sud, sur le plan des valeurs est l’analogue du noyau intérieur de la terre. Ca
serait un peu compliqué de vous l’expliquer en détails pourquoi j’ai dit ça, mais disons qu’il y a tout de même en
Amérique du Sud des mines de cuivre à 4000 ou 5000 mètres de hauteur qui ne peuvent pas être exploitées par
ce que c’est trop haut. Alors là-bas vous comprenez très bien que le dedans de la terre est devenu le dehors. On a
donc une espèce de préfiguration mais purement poétique de la Jérusalem céleste qui est entièrement faite avec
des pierres précieuses du dedans de la terre. Les métaux sont au sommet du monde. Comme s’il y avait une faille
et comme si l’Amérique du Sud témoignait en somme des joyaux terrestres. Je ne dis cela qu’à la faveur d’une
certaine intuition amoureuse qui ne va pas plus loin parce que je n’ai pas tellement de connaissances. Bien sûr il
y aura toujours quelqu’un pour me dire « ce type il parle de l’Amérique du Sud mais il ne sait pas qu’il y a là-bas
telle population, tel problème, etc... ». Mais ça, ça m’est égal, je ne regarde pas l’Amérique du Sud comme je
regarderais une carte du métro de Paris. Ce flair qui est chez moi, je l’ai en verbe parlé mais il est présent en
chacun, en tout être qui crée. Tout le monde peut sentir cela. C’est une chose prodigieuse. C’est aussi prodigieux
que le sculpteur qui sait qu’il fait une oeuvre et qui n’a pas besoin de l’approbation des autres. Ce sentiment de la
substance qu’on découvre, ce sentiment de devenir du monde, d’être un type quelconque, ressentir vivre le
monde et l’histoire des hommes et du monde, et l’histoire de l’amour tout court c’est une chose merveilleuse
d’être (lampiste) et de vivre ça. On ne choisit pas d’être révolutionnaire parce que c’est la révolution qui nous
constitue. (...)

Colette MAGNY : ... Comment est-ce qu’un individu peut devenir une personne ?

Jean CARTERET : Par une révolution. Par une distance avec soi-même que l’individu ne prend pas, la personne
prend une distance avec elle-même.

Colette MAGNY : Mais c’est très difficile Jean !

Jean CARTERET : Ah mais la révolution n’est pas une chose facile c’est une longue patience.

Colette MAGNY : Les marxistes ne vont pas être très content avec toi dans ce cas là !

Jean CARTERET : Moi je me suis toujours très bien entendu avec des marxistes de qualité qui avaient un sens
de la vie et pas seulement un sens de l’existence.

Colette MAGNY : Ah ça m’est égal moi je suis apprenti marxiste ! L’individu devenu une personne se serait
formidable mais je ne vois pas très bien comment ça pourra se faire !

Jean CARTERET : Par l’expérience et par l’angoisse.

Colette MAGNY : Pour l’angoisse ça marche en ce qui me concerne tu vois mais...

Jean CARTERET : Le courant social nous y entraîne, la révolution est un fleuve.

Colette MAGNY : Je ne comprends rien à ce que tu dis en vérité et très souvent je fais l’effort de te comprendre
mais je t’entends quand même ! J’ai un dialogue avec toi mais qui n’est pas intelligible...
Emmanuel DRIANT : Pourquoi ce désir d’aller faire un voyage en Chine ?

Jean CARTERET : Parce que la Chine est un pays où les gens sont concernés par le verbe et pas par des mots,
et je pense que si je vais en Chine je vais me baigner dans un collectif humain qui donnera naissance à la
personne et à l’ensemble. Donc pour moi la Chine représente un bain et une nouvelle naissance.

Emmanuel DRIANT : Les bois de mer ont pour vous quelque chose de très musical par leur forme et dans leurs
rythmes. Parlez-nous de ces bois de mer flottés que vous avez recueillis ici souvent après qu’ils y aient échoué
sur les plages de la Méditerranée. Comment avez-vous été amené à vous intéresser à eux, comment les avez-vous
découvert ?

Jean CARTERET : Et bien tout commence en Laponie où j’ai été deux séjours complets de trois et de dix mois
en 1937 et 1938 avec rênes, traîneaux, etc... Là les arbres, après une existence de lutte contre le froid et le vent,
sur un sol pauvre, délivrent, encore debout dans leur mort des rythmes et des images du monde. Leur
dépouillement second laisse alors apparaître le langage. Les arbres n’étant évidemment pas transportables j’en ai
retenu des images photographiques. La (...) rencontre à mon retour de la végétation méditerranéenne, travaillés
par la mer, par le sable et par le vent, accidents subjectifs et déposés sur la côte au hasard des tempêtes m’a fait
passé d’une moisson de photos à une récolte de réalités poétiques plus incarnées. Pour moi c’est capital. Là il y a
un certain rapport avec le peintre Tanguy, mais c’est né comme ça, c’est venu de Laponie. Ces bois dégagés de
leur milieu prennent enfin par ce risque la nouvelle naissance de leur vie. Et le poète en les éclairant de son choix
se trouve lui-même éclairé par eux. Ce qui me frappe alors, c’est que dans ces accidents de ces bois et de ces
racines il ne reste plus que l’essentiel. Et là, si on peut dire, c’est vraiment où je me retrouve. Je ne désire
que l’essentiel. En somme, délivrés de l’accident, les bois témoignent de la substance de la vie du langage. En
fait, je dirais que j’étais plutôt cherché par les bois et que moi je les trouvais. Et ça je m’en suis aperçu après. Ce
n’était possible de les rencontrer que lorsqu’il y avait à la fois un golfe et une presqu’île. Je les trouvais au milieu
des planches et des bouchons que la mer avait apportés. Avec les bois de mer, avec leur rythme, j’ai découvert le
langage à la fois naturel et surnaturel qui enfin l’oeuvre de la nature et de la surnature dans laquelle l’homme
n’intervient pas. N’est-ce pas, je dis toujours qu’il y a deux types d’artistes, celui qui transforme la matière du
monde par son verbe à lui et celui qui transforme sa propre matière par le verbe du monde. Je dirais qu’entre ces
deux modes d’artistes il n’y a pas une véritable coexistence pacifique, de même que les gens qui se couchent tôt
et les gens qui se lèvent tard, ce n’est jamais ceux qui se lèvent tard qui sont pourtant emmerdés par ceux qui se
couchent tôt qui râlent, ce sont les autres, il se trouve donc alors que ce sont les artistes qui transforment le
monde qui râlent par leur silence, par leur mépris vis à vis de l’artiste qui se laisse travailler par le verbe lui-
même. Et pourtant il y a pour moi dans les bois, comme dans la philosophie ou la poésie, l’émergence de
quelque chose de révolutionnaire, quelque chose qui est témoignage de l’être, de la conscience et de l’amour.
Les autres se soucient trop souvent de leur existence sociale, ils veulent être des quelqu’un ! merde ! Ils sont
dans l’existence, ils ne sont pas dans la vie ; C’est le quelque chose qu’on est qui est dans la vie. Est-ce que les
bois de mer sont dans l’existence ? Ah ça non, mais dans la vie, oui ! Moi je veux bien être la putain de quelque
chose, mais sûrement pas la putain de quelqu’un. La putain de quelqu’un c’est la fille banale, c’est celle qui
couche avec n’importe qui. La putain de quelque chose c’est celle qui couche avec tout le monde, c’est le
contraire, c’est Marie-Madeleine.

Emmanuel DRIANT : Comment est-ce qu’on peut expliquer que la plupart du temps les gens aient été tentés de
travailler ces bois, c’est-à-dire ou de les peindre, de les dérouiller, d’enlever certains éléments ou des les ajouter
à d’autres. Tandis que vous, vous avez toujours estimé comme quelque chose d’absolument nécessaire de les
laisser dans la réalité où ils étaient au moment de la rencontre.

Jean CARTERET : Ca c’est le rapport du mari et de la femme. Le mari qui ne laisse parler la femme que si lui
parle le premier. Et finalement il y a des artistes qui sont des hommes, des humains qui transforment leur monde
par leur verbe, qui n’aiment pas que le monde puisse avoir un verbe, comme si le monde était un esclave et
n’avait pas droit à la parole. Alors les bois de mer c’est le langage du monde, parce que ce ne sont pas des
morceaux de bois ! Et alors cette nature est, par rapport à l’artiste, ce que Eve est par rapport à Adam. C’est la
nature qui par son mouvement, par son rythme produit ces bois polis par les sables, par les vents, par les courants
et les dépose sur les côtes. Et alors c’est un produit de la nature qui est forcé d’exister avant que moi je ne le
rencontre. Donc ce n’est plus la même chose que l’art parce que dans l’art c’est l’artiste qui est le premier. On a
donc à faire non pas à une intention de la nature à se transformer mais une passivité de la nature qui est
transformée par le mouvement et par le temps. Et cet art là est une poésie de la nature, de la poésie faite par le
monde, par Eve. Il faut savoir recevoir ces images, ce travail, ça veut dire pour Adam, savoir recevoir Eve,
savoir regarder Eve telle qu’elle est. Malheureusement il y a une chose fréquente, c’est qu’il y a des hommes qui
aiment des femmes, tant mieux, mais quand ils les aiment ils les habillent, c’est-à-dire qu’ils refont la femme, ce
qu’on pourrait appeler aussi : la femme est refaite ! Alors tout homme dans lequel ce désir de transformation
existe, quand il se trouve en face d’un bois porté par la mer, il dit « tient, c’est amusant, j’ai rencontré une
midinette », et puis il est amené à vouloir la transformer, « je m’en vais couper ceci, couper ça, je m’en vais le
vernir, le coller », et puis ça y est, c’est fini, la forme n’a plus la parole, c’est l’homme qui la fait parler. Il y a
beaucoup d’artistes qui ne peuvent pas accepter un objet d’art qui ne soit pas le fruit de leur transformation,
donc, dans la mesure où il l’aime, il l’aime comme un élément de deuxième zone, comme on pourrait dire : non
pas la femme légitime mais une maîtresse d’occasion. Je pense que quand l’enfant ramène un caillou chez lui, la
mère dit « tu vas encore me rapporter des trucs comme ça ! » et elle balance ce caillou qui est un témoignage de
l’inconnu pour l’enfant, mais l’inconnu d’un monde qui passe. Beaucoup de gens sont très intéressés par les bois
de mer, mais ils sont intéressés en tant que spectateurs, ils ne sont pas intéressés en tant que témoins. Donc
finalement il y a des substances qui demandent à être travaillées par l’homme et des substances qui demandent à
être respectées par l’homme pour servir de témoignage pour leur naissance naturelle, c’est un peu des enfants
bâtards si on peut dire, mais les enfants bâtards sont souvent des enfants de l’amour. Et pour moi les bois de mer
sont des enfants de l’amour.

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