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Sartre.

Une autre psychanalyse

Première version d’un article publié dans le numéro 384 du Magazine Littéraire
(D. Rabouin, "Une autre psychanalyse", Magazine Littéraire : Pour Sartre. Une
philosophie par rupture, n. 384, février 2000.

UNE AUTRE PSYCHANALYSE

« Devant cette grosse patte rugueuse, ni l’ignorance, ni le savoir n’avait


d’importance : le monde des explications et des raisons n’est pas celui de l’existence ».
Assis devant sa racine, Antoine Roquentin, le personnage de la Nausée, dit déjà
l’essentiel de ce qui sépare Sartre de la psychanalyse : l’existence, cela ne s’explique
pas. De ce qui le sépare, faudrait-il peut-être préciser, de la psychanalyse qu’il connaît
puisque peu de psychanalystes accepteraient aujourd’hui sans réticences qu’ils rêvent
encore de savoir. Lacan, et bien d’autres après lui, sont passés par ce « discours du
maître » pour en déjouer le piège. Mais aux temps bénis de l’existentialisme florissant,
la cause est encore facile à juger : le scientisme freudien reste trop évidemment attaché
à une volonté de maîtrise et à un causalisme suspect pour être acceptable. Lecteur des
phénoménologues psychologues, comme Karl Jaspers, dont il a révisé en 1928 la
traduction française avec son camarade Nizan, Sartre réclame une approche
compréhensive plutôt qu’explicative et refuse résolument de livrer l’action humaine à
une détermination ultime, encore moins à une détermination inconsciente.

Ce refus est double. Sur le fond, qui est toujours éthique, l’explication des actes
ruine immanquablement leur spécificité. Comme le rappelle un chapitre célèbre de
L’Être et le Néant : « la condition première de l’action, c’est la liberté ». Presque un
slogan pour la génération qui s’avance. La seule fatalité à laquelle l’homme soit réduit,
c’est d’être absolument libre. Dire le contraire revient toujours à s’excepter habilement
du poids de l’existence, conçue comme pure responsabilité. Au moment où Sartre
rappelle ces conditions, c’est d’ailleurs l’Histoire qui semble les réclamer avec lui.
L’inconscient n’excuse rien. Ce serait trop facile. Quant à sa forme, l’explication
psychanalytique est jugée irrecevable pour cause de contradictions internes. Le brillant
normalien, rompu aux rouages de l’argumentation, n’en fera qu’une bouchée : non
seulement tout cela est trop explicatif, mais en plus l’explication est indigente. Les
grands mécanismes qui organisent pour Freud la vie psychique (censure, refoulement,
résistance) deviennent en effet proprement incompréhensibles dès lors qu’est posée la
seule question qui vaille : qui censure, résiste, refoule ? Qui, sinon ma conscience ?
Comment imaginer une censure qui ne sache pas qu’elle refoule, ce qu’elle refoule et
pourquoi ? Comment saurait-elle sinon ce qu’elle doit refouler ? Comment imaginer, en
d’autres mots, une censure inconsciente ? Contradiction in adjecto, triomphe le
philosophe. Au mieux, on en revient à la mauvaise foi : « la psychanalyse ne nous a rien
fait gagner puisque, pour supprimer la mauvaise foi, elle a établi entre l’inconscient et la
conscience une conscience autonome et de mauvaise foi » (L’Être et le Néant
Gallimard, 1943, p. 92).

Peu importe le malentendu qui oppose ici les deux partis : « si nous renonçons…
à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles,
force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter »
(ibid. p.91). Si nous y renonçons, en effet. Mais qui renonce ici sinon le sceptique ?
Cette « mythologie chosiste », comme l’épingle Sartre, voilà pourtant à quoi il ne faut
pas renoncer trop vite, quelque mystérieuse qu’elle paraisse. Pas plus que le thermostat
n’a besoin de savoir pour régler la température de la pièce, pas plus, peut-être, l’instance
qui censure n’a à se représenter et à choisir dans la situation qu’elle règle. À voir. C’est
du moins une hypothèse à laquelle Freud, dont la topique était inséparable d’une
conception économique (au sens du principe d’économie), pouvait tenir. Peu importe, en
fait, que l’histoire puisse remettre chacun à sa place véritable. Peu importe que Ludwig
Binswanger, le premier à tenter de concilier phénoménologie et psychanalyse dans son
projet de Daseinanalyse, fût un des rares disciples hérétiques que le père fondateur ne
désavoua jamais. Peu importe, pour le dire vite, que l’opposition ne soit pas aussi
nécessairement rigide que Sartre le voulut. La critique n’en restera pas moins décisive
puisqu’elle fonde le programme d’une autre psychanalyse : la psychanalyse
existentielle.

Quand on voit le nombre des renvois à Sartre que fait Thomas Sasz, le père de «
l’anti-psychiatrie », on comprend que ce programme ne devait pas rester lettre morte.
Chez les premiers promoteurs de ce mouvement critique, Laing et Cooper, la filiation
est même parfaitement explicite puisque, tout en se réclamant abondamment du Saint
Genet, ils se font en 1963 traducteur d’un abrégé de la Critique de la raison dialectique
(Raison et violence) dont l’influence sur le libertarisme anglo-saxon de la génération à
venir sera décisive. Si l’on ajoute à cet héritage, la publication par Sartre dans les Temps
modernes - et il faut bien dire par Sartre puisque J-B. Pontalis était alors au comité de
rédaction et exprima nettement sa réticence - de la fameuse affaire de l’« Homme au
magnétophone », on comprendra que l’autre psychanalyse ne se limite pas à un rêve de
philosophe sans incidence directe sur le devenir du mouvement psychanalytique. Loin
d’être une simple contestation théorique, la critique de Sartre ouvre à une première
tentative de contestation pratique du pouvoir pris par la psychanalyse. Par sa tendance
dangereuse à assurer un point de vue normatif sur les comportements humains, tendance
liée à la volonté de savoir qui l’anime parfois sourdement, la psychanalyse se trouve en
effet en position d’exercer un pouvoir répressif sur les actions humaines. Ce pouvoir est
d’autant plus dangereux, aux yeux de Sartre, qu’il s’exerce apparemment en dehors de
toute morale, alors même qu’il semble en passe de faire peser sur l’homme le plus lourd
moralisme. En ce sens, la critique sartrienne, bien que reposant sur des bases très
différentes, est une étape décisive, et trop souvent passée sous silence, vers les analyses
de Foucault ou de Deleuze et Guattari. Elle n’est peut-être pas non plus totalement
étrangère au point d’où partira Lacan dans les premiers temps de son séminaire.

Les grands principes du projet annoncé par L’Être et le Néant sont clairs : « ce
n’est pas la quête enfantine d’un "parce que" qui ne donnerait lieu à aucun "pourquoi ?"
- mais c’est, au contraire, une exigence fondée sur une compréhension préontologique
de la réalité humaine et sur le refus connexe de considérer l’homme comme analysable
et comme réductible à des données premières, à des désirs (ou "tendances") déterminés,
supportés par le sujet comme des propriétés par un objet » (ibid. p.647). Ils trouveront
leur application avec l’étude sur Baudelaire, avec le Saint Genet, comédien et martyr
(1952), puis, surtout, avec la monumentale biographie de Flaubert (l’Idiot de la famille,
1971-1972). Ces auteurs, faut-il remarquer, sont tous des écrivains et, qui plus est, des
écrivains que Sartre admirait. La psychanalyse existentielle n’est-elle pas efficace pour
comprendre le projet des peintres ou des musiciens, des philosophes ou des hommes
politiques ? En droit si, et Sartre s’y adonna à l’occasion. Pourquoi donc cette insistance
? La réponse est aisée : ce qui fascine Sartre ici, c’est évidemment la possibilité de
comprendre son propre projet, sa propre situation d’écrivain. D’où l’aboutissement tant
attendu de cette entreprise : l’œuvre autobiographique. L’unité profonde de l’œuvre et
de l’homme apparaîtrait enfin : « Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les
vaut tous et que vaut n’importe qui ».

Et c’est là que l’auteur, finalement, se dérobe. Avec Les Mots, en effet, Sartre ne
s’astreint pas à la froide analyse de son projet d’écrivain, il se glisse dans la chaleur
réconfortante des mots du petit Jean-Paul. Il brouille les pistes. Car le décalage
comique, qui se manifeste à l’écoute de cet enfant parlant avec la maturité d’un adulte,
et qui fait toute la valeur de ce petit chef d’œuvre de parodie sartrienne, instaure une
distance ironique qui fausse immanquablement le projet analytique. Une chose est
d’affronter sa propre mauvaise foi et de la donner en spectacle sans craindre le ridicule,
autre chose est de le faire avec ironie, c’est-à-dire, selon les fameuses analyses de L’Être
et le Néant… de mauvaise foi ! Retour à la case départ : « dans l’ironie, l’homme
anéantit, dans l’unité d’un même acte, ce qu’il pose, il donne à croire pour ne pas être
cru, il affirme pour nier et nie pour affirmer, il crée un objet positif mais qui n’a d’autre
être que son néant. » L’unité se dissipe, l’homme s’efface derrière ses masques. Pouvait-
il en être autrement puisque l’unité de l’homme se dévoile toujours dans sa capacité à se
mettre à distance de soi ? Mais pourquoi, si tel est le cas, s’être si minutieusement
acharné à décortiquer les projets de Flaubert et Genet ? Pourquoi vouloir épingler si
rageusement ces papillons au risque de les empêcher de voler ? Est-ce ici que Freud
prendra sa revanche ? L’affaire, en tout cas, ne devrait pas être classée trop vite. Comme
en témoignent encore les trois mille pages du scénario Freud (Gallimard, 1984, préface
de J-B Pontalis), Sartre a, jusqu’à la fin de sa vie, des comptes à régler avec Freud qui
pourrait bien effectivement…lui régler son compte. À moins que le philosophe, comme
toujours, s’échappe, en réchappe, insaisissable, lâche la grosse patte rugueuse qu’on
cherche à lui poser sur l’épaule et laisse à l’un de ses masques la morale de son histoire,
la vraie morale de l’Histoire : « glissez, mortels, n’appuyez pas ».

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