Irlande 4,50 € Italie 4,50 € Japon 800 ¥

Afrique CFA 3 200 FCFA Algérie 480 DA

Portugal cont. 4,50 € Suisse 6,20 CHF

E-U 7,50 $US G-B 3,80 £ Grèce 4,50 €
Autriche 4,50 € Canada 6,95 $CAN
Allemagne 4,50 € Andorre 4,50 €

TOM 790 CFP Tunisie 6,50 DTU

Maroc 38 DH Pays-Bas 4,50 €
N° 1332 du 12 au 18 mai 2016

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mondialisation
les fausses
promesses

Le procès du libre-échange à tout crin

a commencé. Responsables politiques
et économiques s’inquiètent de
ses méfaits sur les classes moyennes

londres — Yes, We Khan ! syrie — Les faux

dipLômes des assad Japon — cherche mères
porteuses pour riches chinois
reportage — Y a-t-iL une vie après
La crYogénisation ? M 03183 - 1332 - F: 3,90 E

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 Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 3

J. c. Francis
éditoRiaL Sommaire
éRiC ChoL

Retour Les sources de la semaine Les journalistes de Courrier international sélectionnent et

traduisent plus de 1 500 médias du monde entier. Voici la liste exhaustive des journaux,
de balancier sites et blogs que nous avons utilisés cette semaine :

L
Ha’Aretz Tel-aviv, quotidien. Der Standard Vienne, quotidien. L’Enquête Dakar, quotidien. El Estímulo (elestimulo.com) caracas, en ligne.
Financial Times Londres, quotidien. Foreign Affairs new york, bimestriel. Al-Hayat Londres, quotidien. The Hindu Madras, quotidien.
a mondialisation a du plomb dans The Huffington Post Arabi (huffpostarabi.com) istanbul, en ligne. India Today new Delhi, hebdomadaire. Los Angeles Times Los angeles,
l’aile. Elle a mauvaise presse quotidien. Mainichi Shimbun Tokyo, quotidien. Al-Monitor (almonitor.com) Washington, en ligne. New Statesman Londres, hebdomadaire.
The New York Times new york, quotidien. La Presse Tunis, quotidien. Quartz (qz.com) new york, en ligne. The Spectator Londres hebdomadaire.
chez les candidats à la Maison- Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire. Süddeutsche Zeitung Munich, quotidien. Die Zeit Hambourg, hebdomadaire.
Blanche, tandis qu’en Europe les

MONDIALISATION
négociations sur le traité transatlantique
provoquent le rejet. Cruel retour
de balancier pour ceux, qui, hier encore,
p.43 à la u ne

LeS fAuSSeS
louaient ses bienfaits. Les travaux
récents de David Autor, chercheur au
Massachusetts Institute of Technology,

prOMeSSeS
montrent à quel point le tissu industriel
américain a subi le contrecoup de l’arrivée
de la Chine dans le commerce international,
avec pour effet la radicalisation de la vie
politique. En un quart de siècle,
Citoyens, dirigeants et économistes sont
Dessin De Beppe GiacoBBe, iTaLie

les recettes des exportations chinoises

ont bondi de 60 à plus de 2 300 milliards de plus en plus nombreux à dénoncer
de dollars. Ce tsunami bouleverse les méfaits du libre-échange, en
les économies et provoque de nouvelles particulier pour les classes moyennes,
peurs chez les classes moyennes des explique Quartz. La revue Foreign Affairs
pays développés. Le phénomène n’est
pas nouveau : dans les années 1930, analyse de son côté les craintes suscitées
l’économiste britannique John Maynard par le futur traité transatlantique.
Keynes, longtemps partisan du libre-
échange, préconisait la prudence.
Aujourd’hui, c’est au tour de nos élites
Royaume-uni p.14
de dénoncer ses excès. Gare cependant
à ne pas reconstruire de barrières inutiles ! Yes, we Khan
“Les idées, le savoir, la science, l’hospitalité, Le travailliste Sadiq Khan, fils d’immigrés pakistanais, est entré dans l’histoire
le voyage doivent par nature être en devenant le premier maire musulman de Londres, capitale cosmopolite
internationaux”, reconnaissait Keynes. du Royaume-Uni. Le New Statesman revient sur son parcours en forme de success-story.
Au milieu du XIXe siècle, Cyrus Field
inventait le télégraphe transatlantique.
“En l’espace d’une minute, quand il a été SyRie p.30
Les faux diplômes
connecté, on a pu établir des communications
en temps réel entre l’Europe et

des Assad
l’Amérique”, raconte l’économiste Jeffrey
E. Garten*. Un siècle et demi plus tard,
Internet raccourcit encore le temps
et les distances. On peut sans doute Fascinés par l’argent, les membres
ralentir la mondialisation, pas l’inverser. de la famille qui règne sur la Syrie
depuis 1970 aiment aussi accumuler
* From Silk to Silicon : The Story of Globalization des diplômes obtenus dans la tricherie
Through Ten Extraordinary Lives, Harper, 2016. et la violence. Les révélations
du Huffington Post Arabi.
Murray BaLLarD

En couverture : Dessin de Falco, Cuba.

Dessin de Miles Cole paru dans Japon p.28
The Economist, Londres.
Mères
porteuses p.44 360°
pour riches Le jour où je
Chinois reviendrai à la vie
Dessin De no-rÍo, Japon

Maintenant qu’il est possible pour En attendant que les médecins trouvent un
les Chinois d’avoir plus d’un enfant,
l’élite du pays a parfois recours à la GPA remède à sa maladie, aujourd’hui incurable,
sur l’archipel nippon, où un commerce un Américain a choisi de faire congeler son
clandestin a vu le jour. corps. Un journaliste de Die Zeit a pu suivre
L’enquête du Mainichi Shimbun. cette initiative d’un autre genre.
4. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

SOMMAIRE SUR NOTRE SITE

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7 jours dans le monde courrierinternational.com avec directoire et conseil de surveillance au capital
de 106 400 €.
6. La photo de la semaine Actionnaire : La Société éditrice du Monde.
Président du directoire, directeur de la publication : Arnaud Aubron.
8. Turquie : fini de rire ! L’horoscope de Rob Brezsny Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol.
D’un continent à l’autre Le signe de la semaine Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président.
Dépôt légal mai 2016. Commission paritaire n° 0717c82101.
14. Royaume-Uni. Yes, we Khan Taureau (21 avril-20 mai). “La créativité, ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France
16. Allemagne. La fin de l’ère c’est l’intelligence qui s’amuse.” Plus de Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46
46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web
Merkel est proche 18 000 pages Internet attribuent cette citation www.courrierinternational. com Courriel lecteurs@courrierinternational.com
16. Brexit en débat à Albert Einstein, mais une recherche un peu Directeur de la rédaction Eric Chol Directrice adjointe de la rédaction Claire
Carrard (16 58) Rédacteur en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57) Rédacteurs
18. France. Les Frenchies face plus poussée semble indiquer qu’il n’a jamais en chef adjoints Raymond Clarinard (16 77), Hamdam Mostafavi (17 33) Rédactrice

au Brexit rien dit de tel. Quel qu’en soit l’auteur, je t’invite en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne
Delhomme (16 31) Conception graphique Javier Errea Comunicación
20. Gambie. Vers la fin du goulag à reprendre à ton compte cet aphorisme, Édition Virginie Lepetit (chef d’édition, 16 12), Fatima Rizki (17 30)

tropical ? Taureau. Dans l’avenir à court terme, 7 jours dans le monde Paul Grisot (chef de rubrique, 17 48), Europe
Gerry Feehily (chef de service, 16 95), Danièle Renon (chef de service
21. Tunisie. La musique contre tu en feras ta règle de vie numéro un, tout adjointe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Laurence Habay

le terrorisme en gardant à l’esprit deux vérités essentielles : (chef de service adjointe, Russie, est de l’Europe, 16 36), Judith Sinnige
(Royaume-Uni, Irlande, Pays-Bas, 19 74), Carole Lyon (Italie, Belgique 17 36),
22. Etats-Unis. Le duel 1. Un esprit folâtre, joueur et vagabond n’est Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Iwona Ostapkowicz (chef de
rubrique, Pologne, 16 74), Emmanuelle Morau (chef de rubrique, France,
présidentiel sera saignant pas forcément créatif. 19 72), Alexandre Lévy (Bulgarie), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie,

24. Venezuela. La vitrine cassée 2. Un esprit perspicace, observateur 19 76), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège, Suède), Alexia Kefalas
(Grèce, Chypre), Agnès Jarfas (Hongrie), Kika Curovic (Serbie, Monténégro,
de Caracas et ingénieux n’est pas forcément intelligent. Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa
(Estonie), Alda Engoian (Caucase, Asie centrale), Larissa Kotelevets (Ukraine)
25. Pakistan. Guerre des clans Ton intelligence créative s’exprimera dans Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14),

après les Panama Papers un savant dosage de ces qualités. Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Sabine Grandadam (chef de service,
Amérique latine, 16 97), Paul Jurgens (Brésil), Martin Gauthier (Canada)
Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine
28. Japon. Mères porteuses Retrouvez également sur notre site Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16  24), Ysana Takino (Japon, 16 38), Zhang Zhulin
pour riches Chinois Sacrés Français ! Le minisite qui explique
(Chine, 17 47), Guillaume Delacroix (Asie du Sud), Elisabeth D. Inandiak
(Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service,
30. Syrie. Les faux diplômes ce qui rend notre peuple unique aux yeux 16  69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays
des Assad de la presse étrangère.
du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Ousmane Ndiaye (chef de rubrique,
16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique, Maghreb, 16 35), Sébastien Hervieu (Afrique
31. Israël-Turquie. Les raisons Brésil. Suivez toute l’actualité sur l’éventuelle
australe) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie,
16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Carole Lembezat (chef de rubrique,
d’un divorce destitution de la présidente Dilma Rousseff. Courrier Sciences, 16 40), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie
Béloeil (chef des informations, 17 32), Corentin Pennarguear (Tendances, 16 93),
A la une Vidéo. “L’Œil de Courrier” : tour du monde Camille Drouet (Courrier Voyages, 16 09), Mélanie Liffschitz (Histoire, 16 96)
32. Mondialisation : les fausses des vidéos étonnantes de la semaine. Site Internet Hamdam Mostafavi (responsable, 17 33), Carolin Lohrenz
(chef de service adjointe, 19 77), Clara Tellier Savary (chef d’édition), Carole
promesses Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Lucie Geffroy (rédactrice multimédia,
Retrouvez-nous aussi sur Facebook, Courrier Enquêtes, 16 86), Hoda Saliby (rédactrice multimédia, 16 35), Laura
Transversales Twitter, Instagram et Pinterest Geisswiller (vidéo, 16 65)
38. Environnement. Modi, Courrier Expat Ingrid Therwath (16 51), Jean-Luc Majouret (16 42)
Marketing web Marie-Laëtitia Houradou (responsable, 16 87), Patricia
le mégalo de l’eau Fernández Perez, Paul-Boris Bouzin
40. Economie. Les ratés de Traduction Raymond Clarinard (responsable, Courrier Histoire), Caroline
Lee (chef de service adjointe, anglais, allemand, coréen), Julie Marcot (chef
l’ubérisation de service adjointe, anglais, espagnol, portugais), Isabelle Boudon (anglais,
41. Signaux. Des virus à la carte Pour tout savoir sur l’expatriation. Si vous vivez allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Françoise
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à l’étranger ou comptez vous y installer pour vos Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais,
360° études, pour votre travail, etc., vous trouverez espagnol) Révision Jean-Baptiste Luciani (chef de service, 17 35), Marianne
42. Reportage. Le jour sur notre site toutes les infos utiles. Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Emmanuel
Tronquart Pôle visuel Sophie-Anne Delhomme (responsable), Jonnathan
où je reviendrai à la vie
48. Tendances. Faire marcher courrierinternational.com/expat Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc
Briand (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon
(16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette Bernadette Dremière (chef
les New-Yorkais sur l’eau Cette semaine, vous pourrez découvrir de service, 16 67), Catherine Doutey, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Car-
tographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66)
50. Plein écran. Flirt avec ce qu’il faut glisser dans sa valise pour Informatique Denis Scudeller (16 84), Rollo Gleeson (développeur)
la censure iranienne s’installer aux Emirats arabes unis, Directeur industriel Eric Carle Directrice de la fabrication Nathalie
51. Voyage. Avec les traqueurs comment une génération d’Européens Communeau, Nathalie Mounié (chef de fabrication, 45 35) Impression,
brochage, routage : Maury, 45330 Malesherbes
a vu le jour grâce à Erasmus ou comment
de fleurs de l’Anza-Borrego lancer sa start-up sur le marché chinois. Ont participé à ce numéro Alice Andersen, Nouhad Belkhadem, Aurélie
Boissière, Jean-Baptiste Bor, Isabelle Bryskier, Benjamin Fernandez, Cathe-
rine Forgeon, Alexis Gau, Claire Gounon, Marion Gronier, Sabrina Haessler,
Julie Martin, Laurence Morandini, Valentine Morizot, Micaela Neustadt,
Claire Olivès, Polina Petrouchina, Emmanuel Saal, Leslie Talaga, Isabelle
Taudière, Maja Zoltowska
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 7

o u rs d a n s
7 j de
l e m on
Kandahar
a faim
4 mai. Leurs rations devant elles,
elles patientent, disciplinées,
sur une place de Kandahar.
Ces femmes viennent de recevoir
de l’aide alimentaire.
Le donateur n’est pas
le gouvernement afghan,
mais Ummah Welfare,
une organisation caritative
musulmane, qui affirme distribuer
des tonnes de nourriture dans
le pays. L’Afghanistan connaît
actuellement une crise
alimentaire de très grande
ampleur. “Selon les organisations
internationales, 1,5 million
d’Afghans sont en insécurité
alimentaire sévère et des centaines
de milliers d’entre eux souffrent
de malnutrition et de faim”,
rappelait en février
The Afghanistan Times.
La flambée des prix rend
les produits de base inaccessibles.
Et la sécheresse qui s’annonce
va aggraver encore la situation.
Une situation face à laquelle
les autorités afghanes agissent
peu, relève le quotidien de Kaboul.
Les causes ? Un manque
de moyens techniques
et financiers et des politiques
inadaptées.
Photo Muhammad Sadiq/EPA/Maxppp

sur notre site

courrierinternational.com

Retrouvez tous les vendredis

notre diaporama “La semaine
en images”. Et dans notre
édition imprimée, chaque jeudi,
la photo d’actualité la plus forte.
8. no 1332 du 12 au 18 mai 2016

a ns
7 joursodnde ← Dessin de Bertrams paru dans
le m De Groene Amsterdammer, Pays-Bas.

Dilma Rousseff
Turquie. sur la sellette
Fini de rire ! BRÉSIL — Fraîchement nommé, le
nouveau président de la Chambre
des députés a brièvement annulé
La démission forcée du le vote de destitution du 17 avril
dernier, avant de revenir sur cette
Premier ministre Ahmet révocation. Le Sénat votera bien
Davutoglu n’est que le le 11 mai à son tour sur le proces-
sus d’impeachment contre Dilma
dernier acte d’une longue Rousseff. Un vote à l’issue duquel
dérive autoritaire du la présidente pourrait être sus-
pendue pendant cent quatre-
pouvoir à Ankara, estime vingts jours, rappelle O Globo.
l’écrivaine Elif Shafak.
Manifestation
proeuropéenne
record
POLOGNE — Plus de 240 000 per–
—The Guardian (extraits) mêlés de machisme et de patriarcat. Les ten- des pays qui réclament la suppression de sonnes sont sorties dans les
Londres sions politiques pénètrent tous les aspects contenus sur Twitter. rues de Varsovie (40 000 selon

D
de la vie quotidienne. La Turquie n’est plus Tout est en train de changer dans le pays, la police) le 7 mai pour protester
ans la tourmente politique de ces simplement en proie à des clivages poli- et à un rythme très rapide. Nous avions contre la dérive antieuropéenne
derniers jours, qui a culminé le 5 mai tiques. Elle est divisée en deux mondes : jadis une solide tradition d’humour noir. Le et populiste du gouvernement,
avec l’annonce de la démission du ceux qui soutiennent et continueront en monde politique a toujours été impitoyable, dominé par le parti conser-
Premier ministre Ahmet Davutoglu, c’est toutes circonstances de soutenir le prési- mais on pouvait rire des politiciens. Ce n’est vateur Droit et Justice (PiS).
Oscar Wilde qui a déclenché l’un des débats dent Recep Tayyip Erdogan, et ceux qui, plus le cas aujourd’hui. Qu’est-il advenu du Organisée à l’initiative du Comité
les plus animés au Parlement. Comme un pour diverses raisons, sont contre lui. Ce modèle turc dans lequel nous placions tant de la défense de la démocratie
membre du Parti démocratique des peuples dirigeant, qui, théoriquement, est au-des- d’espoirs ? Ce mélange unique de démocratie (KOD), un mouvement civique
(HDP), une formation prokurde, sus des partis politiques et rigou- occidentale, de laïcité, de culture majoritai- né en novembre dernier, cette
voulait citer une phrase de l’écri- reusement neutre, est, en réalité, rement musulmane et de société pluraliste marche est d’ores et déjà consi-

WLODARCZYK/NUR/AFP
vain, un député de l’AKP (Parti tout le contraire. Erdogan est n’est plus aujourd’hui qu’un discours creux. dérée comme la plus impor-
de la justice et du développe- l’homme politique qui a le plus Même l’Union européenne, à laquelle les tante de ces dernières années
ment), le parti au pouvoir, s’est contribué à semer la division Turcs aspiraient tellement, ne représente en Pologne. “Si les manifestations
élevé contre l’idée de rappor- dans l’histoire moderne de la plus qu’un jeu politique. Pourtant, la Turquie s’amplifient, la loyauté des respon-
ter les propos d’un personnage OPINION Turquie. compte des millions de personnes extraor- sables du PiS envers leur leader
ni musulman ni turc. “Ne pou- Les membres de l’AKP doivent dinaires qui, bien que profondément dépri- Jaroslaw Kaczynski va
vez-vous pas trouver des exemples dans notre une obéissance pleine et inconditionnelle mées, découragées et isolées, sont reliées au petit à petit s’eff riter”,
culture, notre civilisation ?” Un autre membre à leur leader. Il n’y a pas la moindre trace reste du monde et en avance sur leur gou- pronostique le prin-
de l’AKP ayant confondu l’auteur irlandais de démocratie au sein du parti. Le Premier vernement. Et la citation qui est tombée cipal quotidien
avec les Oscars, une députée de l’HDP, Burcu ministre a surpris le pays en annonçant dans les oreilles de sourds au Parlement ? du pays, Gazeta
Özkan, a protesté : “Il s’agit d’Oscar Wilde. Ce son départ. Il a expliqué que sa démission Disons, pour résumer, qu’elle portait sur la Wyborcza.
n’est pas un prix, mais un homme !” n’était pas un choix, mais plutôt une “néces- vulgarité du pouvoir.
Quand ils ne débattent pas d’Oscar sité”. Tout le monde sait que son successeur —Elif Shafak
Wilde, les députés échangent des coups sera pleinement approuvé et contrôlé par le Publié le 5 mai
de poing. Au cours d’une discussion sur président, qui, ainsi, renforcera encore plus
la proposition de retirer leur immunité son pouvoir. L’ambition d’Erdogan, en défi-
aux parlementaires – un amendement qui nitive, est de faire de la Turquie un régime
permettrait de poursuivre en justice et présidentiel tout en se réservant le mono- SOURCE
de faire incarcérer des parlementaires pole du pouvoir.
kurdes –, Garo Paylan, un député arménien, Le peu d’opposition qui subsiste est frag- THE GUARDIAN
a été frappé à coups de pied et de poing par mentée, éparpillée et découragée. Depuis Londres, Royaume-Uni
plusieurs membres de l’AKP, qui ont égale- les manifestations du parc Gezi en 2013, Quotidien, 166 000 ex.
ment tenu des propos haineux contre lui. la population est victime d’intimidations www.guardian.co.uk
Il n’est pas facile d’être arménien en systématiques. Tous les quatre jours en L’indépendance et la qualité
Turquie. Pas plus que kurde, alévi, homo- moyenne, une personne est poursuivie en caractérisent depuis 1821
sexuel, objecteur de conscience, juif, femme, justice pour insultes contre Erdogan – près ce titre, qui abrite certains
ou juste un citoyen en désaccord avec la de 2 000 Turcs ont subi ce sort depuis son des chroniqueurs les plus
politique en vigueur. Pour ceux qui appar- élection. Il s’agit notamment d’artistes, de respectés du pays.The Guardian
tiennent à plus d’une de ces catégories, la journalistes, de dessinateurs humoristiques, est le journal de référence de
vie est encore plus dure. Et cette liste est d’universitaires, et même d’étudiants pour l’intelligentsia, des enseignants
loin d’être exhaustive. La diversité est répri- des commentaires parus sur Facebook. et des syndicalistes.
mée, la liberté d’expression bafouée. Une Avec la restriction accrue de la liberté des D’orientation de centre gauche,
“idéologie d’homogénéité” domine le pays. médias, les réseaux sociaux se sont politi- il se montre très critique
Cette idéologie est façonnée par un natio- sés et, aujourd’hui, ils sont eux aussi forte- vis-à-vis du gouvernement
nalisme, un islamisme et un autoritarisme ment contrôlés. La Turquie arrive en tête conservateur britannique.
 10. 7 JOURS
Rodrigo Duterte
plébiscité
PHILIPPINES — Avec près de
40 % des suff rages, le populiste
Rodrigo Duterte a remporté haut
la main l’élection présidentielle
du 9 mai. Maire de Davao, sur l’île
de Mindanao, loin de Manille,
cet homme politique iconoclaste
a beaucoup misé sur sa non-
appartenance aux vieilles dynas-
ties qui dominent la vie politique
depuis des décennies, rappelle
The Manila Times. Ses promesses
d’éradiquer le crime et ses décla-
rations fracassantes contre l’esta-
blishment ont fait le reste.
Grand-messe
à Pyongyang
FINN GRAFF, NORVÈGE
CORÉE DU NORD — Un moment
“historique”, s’exalte le quotidien
officiel du régime Rodong Sinmun
pour décrire l’ouverture, le 6 mai
dernier, du premier congrès du
Parti des travailleurs depuis
trente-six ans, auquel quelque
3 000 délégués étaient conviés.
Le jeune et quelque peu impré-
visible leader Kim Jong-un s’est
employé à rassurer la commu-
nauté internationale en indiquant
que son pays ne comptait utiliser
l’arme atomique qu’en cas d’at-
taque par une autre puissance
nucléaire.
AUTRICHE
La crise des migrants coûte
son poste au chancelier
Le revirement de Werner Faymann concernant l’accueil
des réfugiés a pesé sur la popularité du chef du gouvernement
et largement contribué à sa démission le 9 mai.
—Der Standard Vienne
M
ême si les agissements du Parti
social-démocrate SPÖ au sein de
la coalition avec les conservateurs
ont suscité de nombreuses critiques, c’est la
volte-face de Werner Faymann sur la ques-
tion des demandeurs d’asile qui aura consti-
tué le test crucial pour le gouvernement.
Volte-face qui est également la cause prin-
cipale de la démission du chancelier – d’au-
tant plus que la question du droit d’asile est
un des sujets les plus controversés dans la
vie politique autrichienne.
Ainsi, le chancelier, d’“ennemi de tous les
murs et barrières en Europe” (comme il l’avait
affirmé aux côtés de François Hollande le
30 octobre 2015), s’est mué en défenseur
des “contrôles aux frontières autrichiennes”.
Cette métamorphose s’est opérée dès le
début de l’année, et s’est confirmée après
le sommet des gouverneurs des Länder sur
le droit d’asile du 20 janvier.
A l’époque, Faymann s’était heurté au sein
de son parti à une première résistance qu’il
aurait dû prendre au sérieux, mais dont les
partisans du nouveau durcissement n’ont
pas voulu tenir compte. A cela s’est ajouté
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
le fait que les sociaux-démocrates du gou-
vernement, bien avant le projet de loi sur le
droit d’asile, avaient donné leur accord au
principe de “l’asile temporaire” et à des res-
trictions massives imposées au regroupe-
ment familial pour les demandeurs d’asile,
une autre pomme de discorde dans les rangs
du parti. Et le fossé s’est encore creusé quand
les membres du SPÖ au gouvernement ont
en outre approuvé la “clause spéciale” sup-
plémentaire – une réglementation sur l’état
d’urgence, pour parler franchement – ajou-
tée au projet de loi.
Certes, cette tendance au compromis
n’était pas vraiment nouvelle. Elle est même
caractéristique du comportement adopté
par le parti face aux nombreux projets de
loi sur le droit d’asile débattus au cours des
quinze dernières années. Toutefois, l’am-
pleur des atteintes aux droits de l’homme
prévues par ce “décret d’urgence” – selon
lequel de moins en moins de demandes
d’asile seraient effectivement traitées par
les autorités autrichiennes – paraissait
inacceptable. Faymann reconnaît avoir
revu son opinion sur la capacité d’accueil
de l’Autriche en matière de réfugiés et fait
machine arrière à la fin de l’année 2015. Un
↙ Dessin de Herrmann paru
dans la Tribune de Genève, Suisse.
Contexte
Une surprise de
l’entre-deux-tours
●●● “A la longue, ce n’était
plus tenable”, commente
le quotidien Die Presse.
Après la débâcle du premier
tour de l’élection présidentielle
du 24 avril, qui a vu l’extrême
droite arriver largement en tête
et le SPÖ s’effondrer à 11 %,
Werner Faymann risquait de
n’être qu’“un chancelier avec
date de péremption”, renchérit
Der Standard. “Werner Faymann
a compris qu’il n’avait plus
les soutiens nécessaires au SPÖ”,
poursuit le journal. Le désaveu
était consommé le 1er mai, lorsque
le chancelier a été hué lors
de son discours par les jeunes
de son parti. Le second tour,
qui oppose un candidat d’extrême
droite à un indépendant issu
des Verts, se tiendra le 22 mai.
revirement largement inspiré par les incer-
titudes quant à la volonté de l’Allemagne
d’accueillir ces populations, ajoute-t-il.
Cette rupture avec la position allemande
et le “nous pouvons le faire” de la chance-
lière Angela Merkel a probablement aussi
été motivé par d’impérieuses raisons de
politique intérieure : dès novembre 2015,
la ministre de l’Intérieur, Johanna Mikl-
Leitner, ainsi que plusieurs caciques du
parti conservateur réclamaient en effet
la mise en place de “plafonds” pour les
demandes d’asile.
Le plan initial du chancelier – qui voulait
permettre au gouvernement fédéral d’im-
poser aux Länder de monter suffisamment
de structures d’accueil – n’a eu qu’un effet
limité. Cette mesure a suscité une telle oppo-
sition qu’elle n’est (et ne sera) que timide-
ment appliquée.
Une fois encore, Faymann s’est retrouvé
pris entre deux feux. Et il s’est encore un
peu plus embourbé en déclarant qu’il pré-
férait une solution européenne à la crise
des réfugiés plutôt que de laisser l’Autriche
faire cavalier seul.
—Irene Brickner
Publié le 9 mai
 FF PARIS

ICONIC TONIC
What did you expect ? *
*Tonic iconique Vous vous attendiez à quoi ?

P O U R V O T R E S A N T É , É V I T E Z D E G R I G N O T E R E N T R E L E S R E PA S . W W W. M A N G E R B O U G E R . F R
 12. 7 JOURS
la fra nc’ailleurs
180
SOLDATS — C’est le nombre
de militaires que le
gouvernement belge a décidé
d’envoyer dans les prisons en
grève pour remplacer les
surveillants. “Du jamais vu”,
selon De Standaard. “Jamais
auparavant on n’avait confié
la surveillance de prisonniers
à des forces de combat”,
poursuit ce journal flamand
de centre droit. Le personnel
de plusieurs prisons du pays
est en grève depuis trois
semaines pour dénoncer
le récent plan d’économies
concocté par le ministère
de la Justice. La presse belge
rappelle également que
l’armée reste très sollicitée
dans le cadre des mesures
antiterroristes et que certains
militaires n’ont toujours pas
pris leurs congés de 2015.
Hiroshima :
visite
"historique"
d'Obama
PETE SOUZA, WHITE HOUSE
JAPON —Le 27 mai prochain
Barack Obama “sera le premier
président des Etats-Unis en exer-
cice à visiter Hiroshima, le site
où a explosé la première bombe
nucléaire américaine”, annonce
The Washington Post. Après
des semaines de spéculations, la
Maison-Blanche vient de confir-
mer la visite du président améri-
cain. Il sera accompagné lors de
sa visite par le Premier ministre
japonais Shinzo Abe, mais “ne pré-
sentera pas d’excuses officielles pour
le largage de la bombe sur Hiroshima
le 6 août 1945 qui a fait 140 000 vic-
times”, précise le journal.
e
vue d
Politique. Affaire Baupin :
le “mal français”
La presse européenne tire à boulets rouges sur cette
“loi du silence” qui prévaut dans le monde politique français
dans les cas de harcèlement sexuel.
—Courrier
international
Paris
I
l y a sans aucun
doute du règle-
ment de comptes
chez les écologistes dans
l’affaire de harcèlement
sexuel qui a contraint
Denis Baupin à démission-
ner de son poste de vice-
président de l’Assemblée
nationale. Il y a aussi,
surtout et encore, les
réminiscences d’un
v ieu x travers des
mœu rs polit iques
françaises : “Le nouveau
scandale à propos des agisse-
ments présumés du député
écologiste Denis Baupin
relance les accusa-
tions sur la loi du
silence qui pré-
vaut”, souligne
Le Temps, qui
titre sur le “mal fran-
çais”. “Derrière le ‘tout le monde savait’ se
cachent deux réalités qui promettent de faire
très mal à une classe politique française déjà
discréditée. La première est la possible uti-
lisation du harcèlement sexuel comme ins-
trument de règlement de comptes au sein des
Verts, aujourd’hui minés par les dissensions.
La seconde est la loi du silence qui a prévalu
jusque-là”, rapporte le quotidien suisse
en citant l’une des signataires de l’ap-
pel des femmes journa-
listes contre le sexisme,
lancé en mars 2015 à la
suite d’écarts de conduite
d’élus à leur égard.
La presse européenne ne manque évi-
demment pas de rappeler le goût de déjà-vu
de cette affaire, qui évoque immédiate-
ment celle qui a valu au directeur du FMI
de l’époque, Dominique Strauss-Kahn,
pressenti par beaucoup comme le can-
didat favori du PS à la présidentielle de
2012, de disparaître de la vie politique
française, non sans avoir été relaxé des
charges de proxénétisme qui pesaient sur
lui dans l’affaire du Carlton.
La Repubblica note que “la France dis-
cute à nouveau de harcèlement et de compor-
tements équivoques de la part des hommes
politiques.Le scandale reflète en partie les
vengeances internes aux Verts, très divisés
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
↓ Dessin de Falco,
Cuba.
sur la question de l’alliance avec
les socialistes au pouvoir”. [Denis
Baupin a démissionné du parti
Europe Ecologie – Les Verts après
la nomination de sa compagne,
Emmanuelle Cosse, au poste de
ministre du Logement.] “Mais il
fait également émerger de nouveau le
débat sur le machisme de certains diri-
geants politiques, capables de faire de
lourdes avances et convaincus de pou-
voir compter sur une certaine impu-
nité. De la même façon,
à l’époque de l’arres-
tation de Strauss-
Kahn à New York,
on avait découvert
l’omerta qui avait entouré
ses comportements.”
La Stampa rappelle le cadre juri-
dique contraignant de ces révéla-
tions : “Pour le moment, aucune des
femmes qui ont décidé de briser l’omerta
n’a porté plainte. Dans certains cas,
les faits remontent à vingt ans et sont
désormais prescrits. Néanmoins, une
avalanche de témoignages est en train
d’aff leurer, y compris de la part de col-
lègues masculins qui admettent avoir eu
connaissance du ‘problème’. Sans que qui-
conque se décide un jour à parler.” Le quoti-
dien italien note néanmoins que ce cadre
n’amoindrit pas la portée symbolique de
telles révélations.
A Madrid, El País insiste sur le fait que
c’est une très mauvaise nouvelle de plus
pour les Verts français, déjà mal en point :
“Le scandale est un nouveau caillou dans
les chaussures des écolo-
gistes, un parti en voie
Revue d’extinction. La démis-
de presse sion en chaîne de certains
de ses dirigeants l’année
dernière a dévoilé publiquement la crise
vécue au sein de la formation EELV, allié
traditionnel des socialistes.”
Au-delà des conséquences politiques
internes au parti EELV, la mise en cause
de Denis Baupin souligne la difficulté
d’être une femme politique en France en
2016. Le Temps laisse la conclusion à l’as-
sistante parlementaire d’un député socia-
liste : “Il faut comprendre que, en France,
briser cette loi du silence, c’est renvoyer les
femmes engagées en politique à une condi-
tion pour le changement de laquelle elles se
battent. Car, si quelques-unes osent parler,
combien n’osent toujours pas le faire ?”
Publié le 10 mai 2016
ILS PARLENT
DE NOUS
CHARLES BREMNER, correspondant à
Paris du quotidien britannique The
Times
Des bobbies qui
manifestent ?
Inimaginable
Le 18 mai prochain,
les policiers français
se préparent à
manifester à leur tour.
Cela vous interpelle ?
Oui, forcément, parce que
c’est inimaginable en
Grande-Bretagne. Déjà, nous
avons une culture de la protestation très
différente. Mais que des policiers sortent
dans la rue pour protester contre d’autres
manifestants, cela dépasse l’entendement
de mes compatriotes. C’est tellement
français, et cela conforte tous les clichés
que le Britannique cultive sur la France,
le pays perpétuellement en grève, pris
par une véritable manie de la manif…
La preuve, même les flics manifestent !
Et cette “haine antiflics”, elle existe
vraiment dans un pays où, il y a
quelques mois, on exprimait surtout
sa solidarité avec les forces de
l’ordre ?
Les Français aiment à détester leur
police. Depuis 1968, la figure du CRS
cristallise cette animosité. C’est un autre
cliché, mais les Français n’aiment pas
qu’on leur donne des ordres. Quant aux
attentats, oui, il y a eu un extraordinaire
mouvement de solidarité. Mais je pense
que ceux qui insultent aujourd’hui la
police ne sont pas les mêmes qui
brandissaient des “Je suis flic”
en janvier 2015.
Sur le fond, la police britannique
est-elle très différente dans
la gestion des manifestations ?
Incontestablement. En France, cela finit
toujours en bataille rangée, et les CRS
– je suis suffisamment vieux pour me
souvenir – sont perçus comme une armée
ennemie. En Grande-Bretagne, les
policiers travaillent davantage au milieu
des manifestants. Ce qui leur permet
d’identifier et de maîtriser les éléments
les plus violents. Je ne dis pas que ça
marche toujours, et nous aussi avons
eu récemment notre lot de bavures.
Mais pour la majorité des Britanniques,
le policier reste le “gentil bobby”.
Propos recueillis par Courrier
International
 Une autre façon de voir la vie.

Consommations mixtes (l/100 km) : 4,6/7,4. Rejets de CO2 (g/km) : 120/171 (données homologuées conformément
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14.

d’un
continent
à l’aut r e.
France ........... 18
Afrique .......... 20
Amériques........ 22

europe Asie .............

Moyen-Orient.....
25
30

Royaume-Uni.
Yes, we Khan
Le travailliste Sadiq Khan, fils d’immigrés
pakistanais, est entré dans l’Histoire en devenant
le premier maire musulman de Londres,
capitale cosmopolite du Royaume-Uni.

—New Statesman aux députés, qui fréquentent conservateur. Cette même année, Je n’ai trouvé personne pour Mais les tories ont récemment
(extraits) Londres plus souvent les bars du palais il gère la campagne d’Ed Miliband douter des talents politiques de fait à Sadiq Khan des reproches

U
n matin d’hiver, au club de
boxe amateur d’Earlsfield,
à Wandsworth, au sud de
Londres, Sadiq Khan monte sur le
ring. L’entraînement commence
et il affronte un habitué. Les deux
hommes esquivent et s’envoient
des directs. Sadiq Khan a appris
à boxer quand il était petit ; deux
de ses frères sont aujourd’hui
entraîneurs au club géré par des
bénévoles près de Tooting, dans
la banlieue sud de Londres, la
circonscription qu’il représente
depuis 2005. “Quand on boxe, on
ne se bat pas, m’explique le député
lors d’une interview deux jours
plus tôt. C’est ce que pensent beau-
coup de gens à tort. La boxe est
un sport. Les techniques que l’on
apprend sont utiles au quotidien :
être magnanime, manger saine-
ment, rester en forme, savoir faire
attention aux autres. La défense
précède tout le reste, il faut savoir
se défendre. Nous avons tous appris
à boxer [dans ma famille], ce qui
donne une certaine assurance si on
a des ennuis dans la rue.”
Sadiq Khan bouge avec une
agilité que l’on associe rarement
de Westminster que la salle de
sport. Ce musulman pratiquant
ne boit pas d’alcool et il a couru
le marathon de Londres en 2014.
Après l’entraînement de boxe,
nous passons à côté d’une route
où son père conduisait le bus
n° 44, à quelques minutes du quar-
tier de HLM où Sadiq a grandi. Il
doute que les chauffeurs de bus
aient encore les moyens de vivre
dans le quartier et constate tris-
tement les dégâts de la gentrifica-
tion sur la cohésion des quartiers
londoniens.
Un “gagnant”. En Europe,
aucune figure politique ne dis-
pose d’un mandat individuel aussi
vaste que le maire de Londres.
Ce dernier gère un budget de
16 milliards de livres [20 mil-
liards d’euros] et il est respon-
sable des politiques du logement,
de l’aménagement du territoire
et des transports.
Si l’on en croit ses collègues,
Sadiq Khan est un “gagnant”.
Aux élections législatives de 2010,
il défend son siège de Tooting
face à la campagne agressive
et bien financée d’un opposant
pour la présidence du Parti tra-
vailliste. Après avoir été nommé
porte-parole de l’opposition pour
la ville de Londres, Sadiq Khan
obtient aux élections locales de
2014 le meilleur score travailliste
dans la capitale depuis 1971. Aux
élections générales de 2015, une
journée par ailleurs morose pour
les travaillistes, le parti gagne
sept sièges à Londres, le meil-
leur résultat depuis 2001.
En mai 2015, lorsque Sadiq
Khan annonce qu’il fera cam-
pagne pour devenir le candidat
travailliste à la mairie de Londres,
beaucoup pensent qu’il n’y par-
viendra pas – une possibilité que
l’intéressé n’a jamais évoquée.
Le virage à gauche du parti lui
donne l’avantage. Sadiq Khan
s’oppose à la guerre en Irak – un
sujet symbolique pour les mili-
tants – et il travaille avec achar-
nement pour gagner l’appui des
syndicats. Quand le candidat tra-
vailliste est révélé le 11 septembre
2015, beaucoup sont surpris de
sa victoire écrasante. Mais pas
Sadiq Khan. “Je n’ai jamais pensé
que la course serait serrée”, m’avait-
il affirmé peu après l’annonce.
Sadiq Khan, mais certains s’inter-
rogent sur son intégrité. Ainsi, il a
été raillé pour ses dures critiques
à l’encontre du nouveau leader
travailliste, Jeremy Corbyn, dans
un entretien paru dans le Daily
Mail, parce qu’il l’avait lui-même,
avec d’autres députés travaillistes,
nommé à la présidence du parti.
Dans l’entretien, Khan affirme que
les rencontres de Jeremy Corbyn
avec des représentants du Hamas
et du Hezbollah renforcent la
réputation “anti-Juifs” du Parti
travailliste, il lui reproche de
n’avoir pas chanté l’hymne natio-
nal (“c’était très malavisé pour
quelqu’un qui veut être Premier
ministre”) et il souhaite égale-
ment “coopérer étroitement avec
un gouvernement conservateur
si c’est dans l’intérêt de Londres”.
Selon ses détracteurs, il n’aurait
jamais fait de telles remarques
avant de devenir candidat à la
mairie de Londres.
Les tories l’accusent
d’être ami avec
des extrémistes
islamistes
bien plus graves que son sou-
tien à Jeremy Corbyn ou même
son opportunisme : ils l’accusent
d’être ami avec des extrémistes
islamistes. En février, le Sunday
Times révèle que Sadiq Khan
s’est rendu à quatre réunions
du groupe Stop Political Terror,
soutenu par Anwar Al-Awlaki – un
idéologue d’Al-Qaida décédé en
2011. Le London Evening Standard
note que l’ex-beau frère de Sadiq
Khan, Makbool Javaid (les deux
hommes ne se parlent plus depuis
dix ans), a assisté à des manifes-
tations organisées par le groupe
extrémiste Al-Muhajiroun dans
les années 1990. Puis MailOnline
révèle que Sadiq Khan a prononcé
en 2008 un discours lors du fes-
tival Global Peace and Unity,
où flottait un “drapeau noir du
djihad”.
Sadiq Khan se justifie : “Souvent,
on n’a pas la moindre idée des per-
sonnes qui prennent la parole avant
et après [pendant des conférences].
Personne ne pourrait sincèrement
penser que je cautionne les opinions
qu’ont débitées les autres interve-
nants de ces manifestations. Ça
ne s’est pas passé comme ça. J’ai

Son père a été
chauffeur de bus
pendant plus de
vingt-cinq ans
expliqué clairement ce que je pense
des personnes qui affirment avoir la
même religion que moi mais dont les
opinions sont odieuses.” Sadiq Khan
a reçu des menaces de mort de la
part d’extrémistes parce qu’il par-
ticipe à la vie politique démocra-
tique et soutient le mariage pour
tous. Mais pour Khan, ancien
avocat spécialiste des droits de
l’homme et défenseur des libertés
civiques, c’était un choix logique.
Dans un discours prononcé au
Parlement une semaine après les
attentats du 13 novembre à Paris,
Sadiq Khan a dénoncé la façon
dont “les gouvernements succes-
sifs ont toléré la ségrégation dans
la société britannique” et favo-
risé “les conditions permettant à
l’extrémisme de progresser libre-
ment”. “Nous avons protégé le droit
de chacun à sa culture aux dépens
d’une culture commune, a-t-il alerté.
Trop de musulmans britanniques
grandissent sans connaître vrai-
ment une seule personne issue d’un
autre milieu.”
Sadiq Aman Khan est né le
8 octobre 1970 à l’hôpital St George
de Tooting. Ses parents ont quitté le
Pakistan peu avant sa naissance et
il est le cinquième d’une fratrie de
huit enfants. Son père, Amanullah,
aujourd’hui décédé, a été chauf-
feur de bus pendant plus de vingt-
cinq ans. Sa mère, Sehrun, était
couturière. Aujourd’hui, l’homme
politique attribue sa conscience
professionnelle à son éducation.
“Mon père travaillait comme chauf-
feur de bus toutes les heures que Dieu
lui accordait. Non seulement ma mère
a élevé huit enfants, mais elle cousait
aussi des vêtements en s’occupant
de nous, en cuisinant. Ma mère et
mon père travaillaient constamment,
alors dès que j’ai pu j’ai cherché un
travail. J’ai été livreur de journaux,
des fois j’avais un boulot le samedi,
et j’ai travaillé certains étés sur des
chantiers.”
Insultes. La famille grandit dans
les HLM Henry Prince, à Earlsfield,
dans le sud de Londres, où Sadiq
et ses sept frères et sœurs vivent
à l’étroit dans un logement de
trois chambres. Il n’est pas allé à
l’étranger avant l’âge de 23 ans et
il a dormi dans un lit superposé
jusqu’à 24 ans. Le racisme était
EUropE. 15
← Le bus est conduit par Sadiq ou lui chez moi, m’a expliqué Sadiq
Khan. A son bord : Jeremy Corbyn Khan, on ne se voyait qu’à la mos- Revue
et Ken Livingstone. Et Zac quée. Ce que je sais, c’est que son de presse
Goldsmith courant après le bus. arrestation a fait beaucoup de bruit
Bonne nouvelle
Dessin de Miles Cole paru dans car il a été victime de violences poli-
The Economist, Londres. cières. Il a porté plainte et obtenu
des dommages et intérêts. Il avait
subi des blessures graves.” pour le Labour
Attentats de Londres. En 2005,
Sadiq Khan est élu député dans “La victoire
la circonscription de Tooting, historique de
où il a toujours vécu. Six mois M.  Khan est
après son entrée au Parlement, une raison pour
un problème récurrent pour sa il s’oppose à Tony Blair, qui vou- M. Corbyn de
famille. Les passagers du bus appe- lait mettre en place des peines de se réjouir”, fait
laient son père le “Père Noël paki” quatre-vingt-dix jours de déten- observer The
et l’agressaient. Ces insultes ont tion provisoire pour les personnes Guardian.
parfois poussé Sadiq à faire appel à soupçonnées de terrorisme – un Son élection
ses talents de boxeur. “Une fois, j’ai affrontement parmi d’autres avec est une bonne
fini par échanger des coups à terre”, le Premier ministre. En 2006, il nouvelle dont le Labour avait bien
a-t-il déclaré au Daily Mail à propos signe une lettre ouverte pour besoin : non seulement le Parti
d’une bagarre. “Celui-là, il ne m’a dénoncer la politique étrangère travailliste est divisé depuis que
plus jamais appelé ‘Paki’”. Sadiq du gouvernement, qui fournissait Jeremy Corbyn – très marqué à
et ses frères sont aussi confron- selon les signataires “des munitions gauche – en a pris la direction, mais
tés au racisme dans les stades de aux extrémistes”. Après les atten- il est aussi dans la tourmente en
football. “J’ai connu cela en tant tats de Londres du 7 juillet 2005, raison d’accusations d’antisémi-
que supporter de Wimbledon, mes Tony Blair le convoque, avec les tisme : fin avril, deux députés ont
frères ont connu ça à Chelsea”, m’a- trois autres députés musulmans été suspendus en raison de propos
t-il raconté. Puis il parle de tout du Parlement. “Il nous a assis considérés comme antisémites. De
le chemin que Londres a cepen- autour d’une table pour nous dire plus, le parti a “subi une défaite écra-
dant parcouru. “Mes filles ont 16 et que c’était de notre responsabilité. sante” aux élections régionales, en
14 ans et elles ont grandi au même Voilà ce que j’ai répondu : ‘Ce n’est Ecosse, le même jour.
endroit que moi. Personne ne les a pas vrai, pourquoi nous avez-vous Pour sa première apparition
jamais appelées ‘Paki’, elles n’ont convoqués ? Je ne vous juge pas publique, M. Khan a choisi d’as-
jamais subi d’insultes ouvertement responsable du Ku Klux Klan. sister à une cérémonie rendant
racistes. Tout cela montre les pro- Pourquoi serions-nous respon- hommage aux victimes de l’Holo-
grès accomplis.” sables des quatre terroristes du causte, fait remarquer The London
Au lycée, Sadiq étudie la biolo- 7 juillet ?’” Evening Standard. Selon le quo-
gie, la chimie et les maths, mais En 2008, Sadiq Khan est tidien londonien, ce fut “un acte
un professeur lui suggère autre nommé ministre chargé des d’inclusion” dont la direction du
chose : “Tu passes ton temps à argu- Communautés, faisant de lui parti “devrait tirer exemple”. Le
menter. Et si tu devenais avocat le deu x ième musulman au journal va même jusqu’à suggé-
plutôt que dentiste ?” Influencé gouvernement britannique. rer que “M. Khan serait un préten-
par cette proposition L’année suivante, il dant sérieux pour diriger le Parti
et la série La Loi de est nommé ministre travailliste”.
Los Angeles, il rejoint des Transports : il En tant que maire, M. Khan sera
le barreau. En 1994, devient ainsi le pre- “l’homme politique musulman le plus
il entre au cabinet mier musu lma n influent de Grande-Bretagne”, note
Christian Fisher, où à faire partie des The Daily Telegraph. Les résidents
il est formé par Louise portrait ministres du cabinet de la capitale semblent avoir été
Christian, une avocate et du Conseil privé de conquis par ses promesses élec-
des droits de l’homme réputée. Sa Majesté. “Buckingham Palace torales : “Donner la priorité aux
Trois ans plus tard, il devient m’a appelé pour me demander avec Londoniens pour l’accès aux nou-
associé – un accomplissement quel livre saint je souhaitais prêter veaux logements, baser le loyer des
précoce pour quelqu’un de son serment. Quand j’ai répondu le logements sociaux sur les revenus
âge et de son milieu. Pendant Coran, ils ont avoué qu’ils n’en moyens, et geler le prix des trans-
cette période, il défend des indi- avaient pas, alors j’ai apporté un ports publics pendant quatre ans.”
vidus qu’il a récemment qualifiés exemplaire.” Quant à l’adversaire principal
de “peu recommandables”, comme L’élection d’un maire britan- de Sadiq Khan, le conservateur
Louis Farrakhan, dirigeant de nique musulman serait un évé- multimillionnaire et écologiste
Nation of Islam, et Babar Ahmad, nement de portée mondiale et Zac Goldsmith, il a subi “le pire
qui a plaidé coupable aux Etats- un symbole du cosmopolitisme sort imaginable pour un homme
Unis en 2013 pour “soutien maté- londonien. “J’en ai assez de perdre. politique : il a perdu le scrutin
riel au terrorisme”. Babar Ahmad, Je ne crois pas en l’échec héroïque, ainsi que son honneur”, note New
dont l’extradition a été rejetée par a-t-il confessé. J’ai la stratégie poli- Statesman. L’hebdomadaire
Sadiq Khan et d’autres députés, tique, j’ai les principes. Il faut être rappelle“sa campagne cynique qui
était un ami d’enfance, ce que au pouvoir pour améliorer Londres.” a dépeint M. Khan comme un ami
des opposants ont voulu exploi- —George Eaton d’extrémistes islamistes” et qui visi-
ter. “Je ne suis jamais allé chez lui Publié le 11 mars blement a raté son but.—
16. EUROPE
AllEmAgNE
La fin de l’ère Merkel
est proche
Tant que la chancelière reste au pouvoir,
le mouvement de droite populiste Alternative
pour l’Allemagne aura le vent en poupe.
—Der Spiegel (extraits)
Hambourg
C
e n’est pas la première fois
que l’Allemagne voit émer-
ger un parti antiestablish-
ment. En 1980 naissait un parti
contestataire – les Verts – qui, trois
ans après sa création, faisait son
entrée au Bundestag. Aujourd’hui,
un autre parti s’est donné pour mis-
sion de changer le pays. Comme bon
nombre d’écologistes au début, les
membres d’Alternative pour l’Alle-
magne (AfD) rejettent le système
actuel ; et, comme les Verts, ce
mouvement fondé il y a trois ans
devrait selon toute vraisemblance
avoir bientôt des représentants au
Bundestag. La grande différence
est que ses partisans ne prônent
pas une politique moderne et pro-
gressiste, mais des mesures des-
tructrices et rétrogrades.
L’impressionnante montée en
puissance de l’AfD n’est pas seu-
lement liée au rejet de la politique
d’accueil des réfugiés menée par
le gouvernement. Cela fait déjà un
moment que le mouvement s’est
adapté à ses détracteurs. Alors
que le nombre de réfugiés dimi-
nue, la cote de popularité de l’AfD
continue de grimper. Au niveau
national, le parti a déjà dépassé les
Verts et talonne à présent le Parti
social-démocrate (SPD). Réunis en
congrès à Stuttgart du 30 avril au
1er mai, ses cadres se sont concen-
trés sur les grandes lignes de leur
programme et en ont profité pour
envoyer un message : l’AfD est un
parti normal.
Ce qui est faux. L’AfD est un parti
radical qui ne défend pas le progrès
mais la restriction. La limitation de
la liberté religieuse, du mode de vie
et de l’organisation politique. L’AfD
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
↙ Découpez selon les pointillés.
Sur le tapis : Bienvenue. Dessin de
Cristina Sampaio, Portugal.
séduit tous ceux qui ne votaient pas
ou ceux qui ne se retrouvent plus
dans les grands partis comme le
SPD ou l’Union chrétienne-démo-
crate (CDU) de Merkel. Tous ces
électeurs se tournent aujourd’hui
vers l’AfD et s’accommodent plus
ou moins bien de son extrémisme.
Une bouffée d’air. Plus Angela
Merkel s’accroche à la tête de son
parti, plus celui-ci voit ses élé-
ments les plus conservateurs s’en-
fuir. Les militants lui reprochent
de plus en plus ouvertement de
pratiquer la politique du SPD. La
chancelière aurait transformé son
parti en simple “coquille vide”, a
déclaré le chef du SPD, Sigmar
Gabriel. Il faut dire qu’il y a déjà
belle lurette que le SPD s’est vidé
de sa substance. Et la chancelière
n’y est pas pour rien. D’anciens
sociaux-démocrates se tournent
aujourd’hui vers la droite popu-
liste, car ils ne comprennent plus
les valeurs que défend leur ancien
parti. Membre du gouvernement
depuis des années, Sigmar Gabriel
n’est guère en mesure de mener une
politique d’opposition. D’autant
que sur le fond il est parfaitement
d’accord avec le cap fixé par Angela
Merkel. Sous son règne, la chan-
celière a réussi à pulvériser deux
camps politiques : le sien et celui
des sociaux-démocrates. Résultat,
c’est l’AfD qui gagne du terrain.
Cela fera douze ans à la fin de
ce mandat qu’Angela Merkel est
chancelière. Si elle se représente
en 2017 et est réélue, elle aura dirigé
l’Allemagne pendant seize ans,
soit autant que Helmut Kohl, un
homme que seule l’alliance des
Verts avec le SPD a réussi à chas-
ser pour sortir l’Allemagne d’une
longue période de fossilisation.
Si les Allemands commencent à
en avoir assez d’Angela Merkel, on
ose à peine imaginer ce qu’ils en
penseront en 2021. Elle serait bien
inspirée de ne pas se représenter et
de laisser la place à un authentique
conservateur. Wolfgang Schäuble
pourrait faire la transition pour
les quatre prochaines années, ce
qui laisserait le temps à tous ses
camarades de parti de sortir enfin
de l’ombre de Merkel.
Le départ de Merkel apporte-
rait également une bouffée d’air au
SPD, qui pourrait peut-être retrou-
ver une raison d’être. A l’heure
actuelle, il vaut mieux pour l’Al-
lemagne que deux grands partis
s’affrontent l’un l’autre plutôt que
de rivaliser avec l’AfD.
—Janko Tietz
Publié le 2 mai
BREXIT
EN dÉBAT
Quittons cette Union
des machos !
La campagne pour rester dans l’UE mise
sur la peur, tout comme un mari abusif.
—The Spectator Londres
J
’étais partisane du Brexit
il y a des décennies, avant
même que le concept ait
un nom – qui semble excitant,
comme la plupart des mots qui
ont un x. Je me méfiais déjà du
marché commun, comme nous
appelions le doux Dr. Jekyll avant
qu’il ne nous révèle Mr. Hyde – la
personnalité imbue de pouvoir
de l’UE. Tony Benn, un député
travailliste très populaire pen-
dant mon enfance, s’opposait
à l’UE sous toutes ses formes.
“Quand j’ai vu la tournure que
prenait le développement de l’UE,
avait-il déclaré, il est devenu évi-
dent que le projet n’avait rien de
démocratique.”
Il est difficile de voir en l’UE
autre chose qu’un grand club
privé réservé aux hommes. Si l’on
en croit un communiqué publié
récemment par le groupe Women
In [Les femmes pour l’UE], l’Eu-
rope nous a donné l’égalité des
salaires et les lois de lutte contre
la discrimination. Pourtant, des
pays qui se situent en dehors de
ce “cercle magique” appliquent
des législations semblables alors
qu’au sein même de l’UE cer-
tains Etats (à commencer par
l’Irlande) ont une vision de la
femme qui date quasiment du
XIXe siècle. Chaque semaine, le
Royaume-Uni gaspille pour l’UE
350 millions de livres [441 mil-
lions d’euros], de l’argent qu’il
vaudrait mieux consacrer aux
priorités des électrices, comme
les soins de santé. Les femmes
sont généralement jugées moins
eurosceptiques que les hommes,
mais à mon sens ça ne révèle
pas tant leur ouverture d’es-
prit que leurs craintes. La cam-
pagne contre le Brexit joue sur
nos peurs en invoquant la hausse
des dépenses et de l’insécurité.
Le comportement de cette
clique pro-UE me rappelle une
forme de manipulation psycho-
logique qui consiste à falsifier,
à déformer ou à omettre des
informations afin de favoriser
2e volet. Chaque semaine,
un point de vue impertinent.
l’agresseur, ou encore à pré-
senter de fausses informations
pour que les victimes doutent
de leur mémoire, de leurs per-
ceptions et de leur santé men-
tale. Jour après jour, c’est ce que
l’on répète à ce pays petit mais
dynamique : “Tu ne seras rien
sans moi !”, “Personne d’autre ne
voudra de toi !” et bien sûr “Cette
robe te grossit”. (Voir aussi la com-
paraison récurrente entre les
Anglaises, qui sont rondes et
fêtardes, et les Françaises, minces
et ennuyeuses.) Tout cela res-
semble à un mariage malsain.
Le Royaume-Uni tout entier
s’entend dire sur un ton condes-
cendant ce qu’il doit faire. Les
personnes qui tiennent ce type de
discours – souvent des hommes
qui s’adressent à des femmes,
d’où le néologisme “mecsplica-
tion” – ne se rendent pas compte
à quel point ils l’ont l’air stupides
et à quel point leurs désirs défor-
ment leur point de vue.
Il y a de nombreuses raisons
pompeuses de ne pas vouloir quit-
ter l’UE. Et je soupçonne aussi
que beaucoup de gens rasoirs
imaginent que [s’ils y restent] un
peu de charme européen détein-
dra sur eux. Ils s’imaginent être
les dépositaires du savoir-faire
français, de la passion italienne
et de l’égalitarisme scandinave,
mais l’ironie veut que ces rai-
sons ne soient que l’illustration
d’un stéréotype anglais parfaite-
ment détestable – le snob citadin
dont l’assurance n’a d’égal que la
haine qu’il ressent pour ses com-
patriotes et son pays.
L’UE est selon moi une insti-
tution coincée et dominée par
les hommes, qui a besoin d’un
bon coup de pied féministe au
derrière. Mais ce serait gâcher
notre temps, notre énergie et nos
séances de pédicure. Laissons-les
se débrouiller et passons notre
chemin. Comme nous le savons
toutes, on vient à bout d’un mari
dangereux ou violent non pas
grâce à la confrontation, mais
en le quittant.
—Julie Burchill
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18. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Economie.
Les Frenchies
face au Brexit
En cas de sortie du Royaume-Uni
de l’UE, la vie familiale
des expatriés risque de se trouver
aussi chamboulée que leur vie
professionnelle. Dans le Little Paris
de la capitale britannique,
personne n’envisage avec plaisir
un retour en France.
→ Dessin de Belle Mellor
paru dans The Economist,
Londres.
—Financial Times Londres
D
ifficile d’imaginer que le
Royaume-Uni puisse quit-
ter l’Union européenne. Je
vis ici depuis douze ans et je me
sens londonien, même si j’ai gardé
toutes mes relations à Paris”, confie
Nicolas Petrovic, directeur général
d’Eurostar, entreprise embléma-
tique de l’intégration européenne.
M. Petrovic est né à Paris, où il a
fait ses études. Pour des raisons
tant professionnelles que person-
nelles, il appelle de ses vœux le
maintien du royaume dans l’Union
européenne. A l’en croire, la com-
munauté française au Royaume-
Uni, forte de 300 000 personnes
selon certaines estimations, n’a
pas vraiment pris conscience des
conséquences possibles d’un Brexit.
“Bien sûr qu’on s’inquiète ! On est
même terrifiés”, s’exclame pour sa
part Patricia Connell. Mme Connell,
une Française installée dans le
pays depuis trente ans, dirige
FranceInLondon.com, site Internet
consacré aux produits, aux écoles
et aux films français disponibles
à Londres. Elle restera dans la
capitale britannique même si le
résultat du référendum du 23 juin
conduit au divorce du royaume
d’avec l’Union européenne. Elle
ajoute : “Ma maison et ma famille
sont ici. Mais certains disent qu’ils
ne voient pas comment ils pour-
raient rester si une telle éventualité
se concrétisait.” Comme nombre de
ses compatriotes, elle vient seule-
ment de prendre conscience que
les Britanniques pourraient déci-
der de faire cavaliers seuls. Même
le consulat français à Londres n’a
pas commencé à plancher sur les
conséquences d’un Brexit pour la
communauté française. “Tout le
monde pensait que ça n’arriverait
jamais”, convient Olivier Bertin,
qui dirige une école et une gale-
rie d’art à Londres. M. Bertin
organise aussi des balades
guidées dans la cam-
pagne anglaise. Il est
également membre
élu de l’Assemblée des
Français de l’étranger.
Alors que, selon les sondages,
partisans et adversaires du main-
tien dans l’Union sont au coude-à-
coude, “au vu de ces chiffres, on se
dit tout à coup : attendez, tout n’est
pas si clair que ça”.
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
Dans la communauté fran-
çaise des affaires, certains sont
moins inquiets. C’est le cas d’Ar-
sène Colarossi, patron de l’agence
Breteuil, “la plus franco-britan-
nique” des agences immobilières,
spécialisée dans la location de
propriétés haut de gamme à
des Français. Il n’a pas relevé la
moindre baisse de la demande
qui serait provoquée par la pers-
pective du scrutin, soulignant que
la capitale britannique “est déjà,
de toute façon, le marché immobi-
lier le plus cosmopolite du monde”.
MM. Colarossi et Bertin travaillent
tous les deux dans le quartier qui
est l’épicentre de la vie des Français
à Londres : South Kensington, où se
trouvent le lycée français, l’Ins-
titut français ainsi que de
nombreux cafés, entre-
prises et magasins fran-
çais. D’après le consulat,
plus de 3 000 sociétés
françaises emploient
près de 400  000 salariés
dans le pays. En 2012, selon l’In-
see, le Royaume-Uni est la tête
de pont économique des entre-
prises françaises à l’étranger, qui
y réalisent un chiffre d’affaires de
120 milliards d’euros par an. La
communauté française a grossi
depuis quelques années. Elle est
installée sur les rives sud de la
Tamise jusque dans l’ouest de la
capitale, vers Fulham, en passant
par Battersea. Les Français ont
ouvert des crèches et des restau-
rants au fur et à mesure de leur
avancée.
Délocalisation. Nombre de
ces expatriés – près d’un tiers,
selon certaines estimations – tra-
vaillent dans les services finan-
ciers, au cœur de la City. Mais,
assure M. Bertin, même s’ils
redoutent une délocalisation de
leurs emplois vers d’autres pays,
ils sont encore plus préoccupés
par la pérennité des services qui
leur sont spécifiquement des-
tinés à Londres. “Les parents se
font du souci pour les nounous. Si
les enfants sont inscrits dans une
école britannique, ils ont besoin de
quelqu’un pour parler français avec
eux.” Philippe Fraser, lui-même à
moitié français, dirige Les Petites
Etoiles, trois crèches bilingues
situées dans le nord de Londres.
Les parents des 120 enfants dont
il a la charge travaillent princi-
palement dans la City. Une mère
dont l’enfant a été accepté pour
septembre a reporté le paiement
de l’acompte, au risque de perdre
la place, jusqu’au résultat du réfé-
rendum, rapporte Fraser. Mais
le départ des parents en cas de
Brexit n’est pas sa principale pré-
occupation. “Il y aura toujours des
banquiers français à la City. Mais
comment vais-je trouver des puéri-
cultrices francophones ?” Ses pué-
ricultrices viennent généralement
Les demandes de
naturalisation des
résidents français
ont grimpé en flèche
au Royaume-Uni le temps d’amé-
liorer leur anglais, puis retournent
en France. M. Bertin est confronté
aux mêmes difficultés. Son per-
sonnel travaille généralement
dans des restaurants du centre-
ville tout en pratiquant l’anglais,
avant de prendre un emploi avec
les enfants. Il a dû suspendre
l’investissement prévu dans une
nouvelle école en attendant les
résultats du scrutin. “Tous nos
projets sont gelés, déplore-t-il. Nous
ne voulons pas mettre de l’argent
dans quoi que ce soit à Londres si
nous devons partir.”
Selon un Français qui travaille
pour une banque d’affaires améri-
caine installée dans la capitale bri-
tannique, les emplois de services
à l’enfance sont liés à ceux qui
dépendent du secteur de la finance.
“Nous étudions la question de l’emploi
après une éventuelle sortie de l’Union,
mais nous ne savons pas comment le
quantifier.” Il poursuit : “Le moindre
doute sur l’accès au marché unique
aurait un effet négatif sur l’emploi.
Je pars de l’hypothèse selon laquelle
je serai toujours en mesure de tra-
vailler en Grande-Bretagne, mais la
question est de savoir si mon entre-
prise, elle, resterait.”
A l’instar de nombre de ses
compatriotes, ses problèmes
d’ordre personnel et profession-
nel sont intimement liés. “Nous
n’avons jamais mis notre fils dans
une école française. Il avait 2 ans
quand nous nous sommes installés
ici, et tout recommencer à Paris le
perturberait profondément. Nous
sommes nombreux à adorer la vie en
Grande-Bretagne et à ne pas envisa-
ger vraiment un retour au pays. Je
n’ai encore rencontré personne qui
se réjouisse d’une telle perspective.”
Les citoyens français ne peuvent
pas voter lors du référendum sur
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
l’Union européenne prévu pour
juin, en dépit de la pétition, que
M. Bertin a signée, réclamant ce
droit pour les citoyens de l’UE
vivant et travaillant dans le
royaume. Le Conseil des chambres
de commerce étrangères orga-
nise actuellement un sondage à
propos du Brexit auprès des entre-
prises étrangères implantées au
Royaume-Uni. “Ce n’est pas à nous
de dire aux Britanniques ce qu’ils
doivent voter, mais nous jugeons
nécessaire de faire entendre la voix
des entreprises étrangères, qui repré-
sentent pas mal d’emplois et d’in-
vestissements”, précise Florence
Gomez, directrice générale de la
chambre de commerce française
de Grande-Bretagne.
Par ailleurs, les demandes de
naturalisation déposées par des
résidents français ont grimpé en
flèche. M. Bertin a obtenu la sienne
il y a un an, et il pourra donc voter
en juin. Quant à M. Fraser, il sait
que certains de ses clients ont
entrepris la même démarche, mais
il espère qu’elle se révélera inutile.
Il le reconnaît : “Je vis encore un peu
dans le déni. L’idée que la Grande-
Bretagne puisse choisir de se replier
sur elle-même est trop déprimante.”
Le banquier d’affaires partage ce
sentiment, en qualifiant de “cauche-
mar” un départ forcé. “Chaque fois
que l’avion atterrit à Heathrow, j’ai
l’impression de rentrer à la maison.”
—Sarah Gordon
Publié le 21 mars
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arabes unis, comment une
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a vu le jour grâce à Erasmus, ou
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SOCIÉTÉ
Désir de
changement
Le succès exceptionnel du
documentaire Demain prouve
que les Français ont besoin
d’espoir et d’optimisme, selon
cette chroniqueuse américaine.
—The New York Times New York
C
ette année, en France comme aux
Etats-Unis, la politique ne déplace pas
les foules. Confrontés à un mécon-
tentement populaire grandissant, candi-
dats et partis traditionnels sont désavoués,
tandis que les électeurs cherchent des solu-
tions au statu quo.
L’aspiration au changement, parfois inco-
hérente, prend de nombreuses formes en
France : soutien du Front national ; grèves
récurrentes lancées par des syndicats d’ex-
trême gauche ; mouvement contestataire
connu sous le nom de Nuit debout, qui ces
derniers mois a rassemblé des jeunes à Paris
et dans plusieurs d’autres villes, leur permet-
tant d’exprimer leur ras-le-bol du “système”.
Ces électeurs insatisfaits, si différents
soient-ils, devraient au moins s’entendre
sur l’incapacité de l’establishment poli-
tique français, de gauche comme de droite,
à résoudre les problèmes persistants du
pays – chômage élevé, faible croissance et
clivages sociaux créés par l’immigration
et les inégalités.
Ces frustrations contribuent à expli-
quer le succès inattendu du documentaire
français Demain. Depuis son lancement en
décembre, le film a attiré près de 1 million
de spectateurs – des chiffres sans précédent
dans une catégorie où les films dépassent
rarement les 50 000 entrées.
Boy-scout. Ce road-movie de quatre-vingts
minutes a bénéficié d’un budget de 1,3 mil-
lion d’euros, un tiers de cette somme prove-
nant du crowdfunding. Accompagné d’un
commentaire de l’actrice Mélanie Laurent,
il propose un tour d’horizon des initia-
tives qui marchent, que ce soit à Détroit,
en Finlande, en Islande ou en Inde, où des
gens parviennent à se passer des carburants
fossiles, à faire fonctionner la démocratie
locale, à assurer leur autosuffisance alimen-
taire et à inciter les enfants à apprendre.
Même si cela fait un peu boy-scout, comme
l’a dit un critique, cela importe peu à Cyril
Dion, coréalisateur du film avec Mélanie
Laurent. “Ça réveille quelque chose chez les gens
qui leur redonne de l’espoir et qui leur donne
envie”, s’est-il réjoui lors d’une interview.
Le lancement du film arrivait à point
nommé, après une année difficile marquée
par deux attentats terroristes à Paris, sur fond
de crise économique persistante, rappelle-
t-il, “alors que tant de gens sont désillusion-
nés et que les politiques n’ont rien à proposer”.
L’enthousiasme du public ne se dément
pas : le film est diffusé dans 122 cinémas
en France et reste à l’affiche plus long-
temps que certains films à gros budget de
Hollywood. Des spectateurs se lèvent pour
applaudir pendant le générique de fin. Dion
affirme que certains lui ont écrit pour lui
dire qu’il avait changé leur vie.
Quand il a projeté son film le 17 avril
sur la place de la République, où les mani-
festants de Nuit debout campent toutes
les nuits depuis le 31 mars, une foule d’en-
viron 2 500 personnes – principalement
des jeunes – ont bravé des températures
inhabituellement froides et quelques pro-
blèmes techniques. “Eux aussi, ils cherchent
des solutions viables”, note Dion, 37 ans,
ancien acteur au long passé de militan-
tisme citoyen.
Tandis que la France se prépare pour
la présidentielle de l’année prochaine, les
Le film arrivait à point
nommé après une année
marquée par deux
attentats terroristes
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FRANCE. 19
deux principaux partis politiques restent
profondément divisés. La cote de popula-
rité de François Hollande est au-dessous
de 20 %, la plus faible qu’ait jamais connue
un président en exercice, et il pourrait ne
pas briguer un second mandat. De son
côté, le principal parti d’opposition, Les
Républicains, essaie d’emmener 11 candidats
déclarés vers une primaire en novembre.
Seul le Front national est déjà sur la bonne
voie, diff usant un message xénophobe et
antieuropéen, nourri d’une vision pro-
fondément pessimiste de la société fran-
çaise. Sur la place de la République, Nuit
debout a délibérément évité toute récupé-
ration politique ou tout leadership struc-
turé. Les manifestants veulent échapper
à la hiérarchie “verticale”, qu’ils jugent
responsable de la paralysie du système
actuel. Ils misent au contraire sur ce qu’ils
appellent le mouvement “horizontal”, qui
tire sa force de la base.
Dans ce contexte encore mal défini,
Demain continue à attirer des spectateurs.
Selon Dion, le succès du film prouve que l’op-
timisme, alimenté par une énergie positive,
peut être un réel facteur de progrès. “On est
dans une vision presque politique”, assure-t-il.
—Celestine Bohlen
Publié le 2 mai
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20. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Gambie. Vers la fin
du goulag tropical ?
Des manifestants défient depuis fin avril le régime de Yahya Jammeh. Bilan :
une dizaine de morts dont un célèbre opposant. Ce soulèvement serait le signe
annonciateur de la chute du pire des oppresseurs africains.
—L’Enquête Dakar
U
ne opération Fodé Kaba 3
[Fodé Kaba 1 et 2 : interven-
tions militaires de l’armée
sénégalaise en 1980 et 1981 pour
contrer des putschistes en Gambie]
n’est plus nécessaire. Elle ne l’est
plus parce que c’est le début de la
fin pour Yahya le “Néron de Banjul”.
La peur est le moteur de la dicta-
ture. C’est pourquoi la dictature
commence à s’effondrer le jour
où les citoyens n’ont plus peur.
Ben Ali a terrorisé les Tunisiens
pendant des décennies mais son
régime s’est effondré comme un
château de cartes le jour où les
Tunisiens ont transcendé leur peur.
Les Egyptiens ont fait la même
chose avec Moubarak. Fodé Kaba 3
ne sera guère nécessaire parce que,
après vingt-deux ans de tyrannie,
les Gambiens commencent à ne
plus avoir peur. Dans une dictature,
quand les citoyens transcendent la
peur, ils se rendent compte que le
dictateur n’est qu’un tigre de papier.
C’est pour maintenir cette peur,
qui est le moteur du système, que
la violence est permanente dans
une dictature. Une dictature se
fonde sur deux piliers que sont la
violence et le contrôle de l’infor-
mation. Ben Ali contrôlait tout en
Tunisie, mais le fait de ne pou-
voir contrôler les réseaux sociaux
a entraîné sa chute. En Gambie,
Yahya Jammeh contrôle encore
un pilier (la violence), mais l’autre
pilier (le contrôle de l’information)
est en train de lui échapper. Une
dictature qui n’a plus le monopole
de l’info devient très fragile. C’est
pourquoi toutes les dictatures sont
des sociétés fermées, comme la
Gambie ou la Corée du Nord.
Blocus. Comme Néron, Yahya
Jammeh est un incendiaire. En aug-
mentant les tarifs du passage [le
pays étant une enclave, les routiers
sénégalais paient une taxe pour le
traverser], poussant ainsi les syndi-
cats de transporteurs [sénégalais]
à boycotter la Gambie, Jammeh a
peut-être allumé le feu qui va l’em-
porter. Avec le blocus, les transpor-
teurs démontrent qu’ils ont plus
de bon sens stratégique que ceux
qui gouvernent le Sénégal depuis
l’indépendance. Du bon sens qui
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
De la dictature
à l’Etat
islamique
●●● Yahya Jammeh, 51 ans,
dirige la Gambie depuis
vingt-deux ans. En juin 1994,
un jeune lieutenant de l’armée
prend la tête d’une mutinerie
et en profite pour orchestrer
le renversement du président
Daouda Diawara, et s’impose
à la tête du pays. Depuis,
le fantasque Jammeh ne cesse
les coups d’éclat. Un jour
guérisseur du sida. Un autre
chasseur d’homosexuelss
déclaré. En 2013, Jammeh
quitte le Commonwealth
et interdit l’anglais comme
langue officielle. En janvier
2016, il proclame l’Etat
islamique. La répression
sanglante de son régime
contre les opposants et
la presse sort du huis clos.
Malgré les condamnations
des ONG, de l’ONU, la mise
en garde des Américains,
rien n’y fait. Jammeh, c’est
vingt-deux ans de pouvoir
et une liste sans fin de crimes.
“En 2012, le bilan était on ne
peut plus macabre, rapporte
apparemment n’a jamais été la sénégalais, qui ont toujours tout
chose la mieux partagée au sommet sacrifié à l’autel de la paix en
de l’Etat. Le blocus nous montre Casamance [où perdure la rébel-
une vérité simple : la Gambie, qui est lion sécessionniste du Mouvement
un bantoustan dans le Sénégal, n’a des forces démocratiques de
d’autre alternative que le Sénégal, Casamance, MFDC]. Alors même
alors que le Sénégal a toujours le que Jammeh soutenait officielle-
plan B du contournement. ment le processus de paix le jour et
Yahya Jammeh a toujours armait le MFDC la nuit, parce que
réussi miraculeusement à faire ce mouvement est le seul moyen
croire le contraire à nos dirigeants de pression qu’il a sur le Sénégal.
Un pays enclavé
Vers Dakar
Kaolack
SÉNÉGAL
Transgambienne
Banjul
Gambie bie
Gam
GAMBIE
SÉNÉGAL
Océan Atlantique
C a s a m a n c e
(en conflit depuis 1982
avec le pouvoir central)
Ziguinchor
GUINÉE-BISSAU
Superficie : 11 295 km 2
PIB par habitant * : 1 740 dollars (France : 39 053)
Population : 1,9 million d’hab. Classement selon l’IDH** : 175e sur 188 Etats
* En parité de pouvoir d’achat (2014). ** Indice de développement humain (2014).
↙ Dessin de Glez paru dans le
Journal du jeudi, Ouagadougou.
Le Quotidien de Dakar.
Il a fait assassiner 26 soldats
et agents de sécurité, fait
disparaître mystérieusement
plus de 17 personnes,
et fait massacrer en 2000
14 étudiants de diverses écoles
gambiennes. L’assassinat de
12 civils, dont Ousman Koro
Ceesay, ancien ministre des
Finances, Deyda Hydara,
correspondant de Reuters et
directeur du journal Le Point,
et l’opposant Sidia Sanyang,
mort sous la torture, lui est
imputé.” Le journal demande
une intervention militaire
contre la dictature
de Jammeh avant que le pire
n’arrive, car, “si on n’y prend
garde, Yahya Jammeh, qui
a proclamé la Gambie Etat
islamique, va s’allier avec
les terroristes de Daech
pour constituer un émirat
dans le ventre du Sénégal”.
Tahirou Sarr, dans Dakaractu,
met en garde contre
une intervention. Il retient
deux hypothèses : soit
Jammeh sera tué, soit il sera
capturé vivant. “Et dans
ces deux hypothèses,
la Gambie connaîtra
beaucoup de troubles.”
C’est du bon sens : Jammeh ne
nous aidera pas pour la paix en
Casamance parce qu’il scierait la
branche sur laquelle il est assis.
Nous, Sénégalais, avons la paix
en Casamance parce que l’armée a
montré que l’intégrité du territoire
est au bout du fusil pas dans des
conciliabules à Banjul ou Kanilay
[village natal de Jammeh]. La meil-
leure façon d’accélérer le retour
Route
100 km de contournement
de la Gambie
Tambacounda Les 2 bacs sur
le fleuve Gambie
13° N
SOURCES : FMI, PNUD
Principales ressources : arachide,
activités portuaires, tourisme,
zircon
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 AFRIQUE. 21

↙ Dessin d’Ares,
TUNISIE Cuba.

définitif de la paix en Casamance

est d’avoir une démocratie en La musique contre ont obligés à signer un engagement de
ne plus jouer dans la rue alors que ce
Les voir jouer renvoie à des
scènes des rues de Berlin ou de

Gambie. Les démocraties ne se
font pas la guerre.
Depuis que la Guinée-Bissau est
devenue démocratique, elle n’ac-
cepte plus le MFDC sur son sol.
Une Gambie démocratique n’ac-
cepterait plus de servir de base
arrière au MFDC. Le retour de la
Gambie à la démocratie devrait se
faire facilement parce qu’avant le
coup de d’Etat de Jammeh, en 1994,
la Gambie faisait partie des excep-
tions démocratiques en Afrique à
le terrorisme
n’est pas interdit”, raconte Raghda.
Cet épisode survenu début avril,
en pleines Journées musicales de
Carthage [du 9 au 16 avril], ne les
Jouer et chanter dans la rue pour vaincre la peur, a point découragés et leur a attiré
c’est la démarche entreprise par un groupe encore plus d’encouragements et
de jeunes Tunisiens. de soutien. Même le ministère de
—La Presse Tunis
New York, mais ici la rue n’est
pas celle de la marginalité mais
celle de la réappropriation. Il y a
un contexte commun, celui de la
difficulté financière de louer une
salle de concert ou d’intégrer une
boîte de production et un cir-
cuit commercial. Ici, on a aussi
le choix de se tourner directe-
ment vers cette musique de l’ou-
verture. Il y a un exercice noble
et heureux de la liberté d’ex-
pression si chèrement acquise

cté du Sénégal, du Botswana et de
l’île Maurice.
Opération militaire. Même si
c’est le début de la fin pour Jammeh,
l’accélération de sa chute dépend en
grande partie des Gambiens, pas
du Sénégal ou de la communauté
internationale, parce que dans une
dictature l’opinion publique n’a
aucune importance pour le dicta-
teur, dont la survie dépend exclusi-
vement de sa capacité à entretenir
la peur. C’est pourquoi on dit “dans
une dictature, la seule vertu du citoyen
est le silence”. Silence parce qu’on
a peur. Les Gambiens ont rompu
le silence et essaient de transcen-
der la peur. Il est du devoir, de
l’intérêt et du rang du Sénégal
d’être à leurs côtés en aidant l’op-
position démocratique à préparer
l’après-Jammeh, car “un tyran ne
trouve d’adversaire à sa taille que
quand le peuple se soulève”. Ce qui se
passe en Gambie est le début d’un
soulèvement populaire, et c’est
le début de la fin pour Jammeh,
qui a transformé la Gambie en
goulag tropical.
—Yoro Dia
Publié le 21 avril
SOURCE
L’ENQUÊTE
Dakar, Sénégal
Quotidien, 1 000 ex.
www.enqueteplus.com
Lancé en juin 2011, ce journal est
né de la volonté de journalistes
sénégalais décidés à faire de
l’investigation. En une année
d’existence, il s’est imposé dans
le paysage très concurrentiel de
la presse sénégalaise. L’Enquête
est animée par une équipe d’une
trentaine de journalistes dirigée
par Mamoudou Wane, très connu
dans la presse dakaroise.
Philosophe de formation, Wane a
été directeur de publication du
Populaire et de L’Observateur.
journaux les plus lus dans le pays.
S
au lendemain du 14 janvier
ix jeunes illuminent nos 2011 [chute du régime dicta-
rues avec leur musique, torial de Ben Ali]. Même si
sèment l’espoir et jouent les propositions de concerts
contre la peur. On s’était donné et les passages médiatiques
rendez-vous à 14 heures devant fusent, le plus important
un espace culturel du centre- pour eux est de garder les
ville de Tunis. Sur place, c’est pieds sur terre et de savoir
Khaled qu’on rencontre. Il ce qu’ils veulent vraiment.
nous présente les autres : Une série de concerts
Nour Zamen, Souhaib, les attend. Pour Mehdi,
Raghda, Mouhib et la prochaine étape pour le
Mehdi. Le collectif groupe est, après l’acous-
Art is an Arm [l’art tique, de répéter et de s’adap-
est une arme] ter au jeu électronique. Pour
devait jouer dans Mouhib, c’est d’enregistrer les
la salle mais hésite chansons, de les diff user sur
à cause de la mau- YouTube et de se faire connaître
vaise qualité du son et à l’international. “Grâce à cette
du manque de matériel à l’in- expérience, nous avons vécu de
térieur. Un débat s’installe et grands moments de cohésion
chacun avance ses arguments. avec les gens. Certains nous sui-
On les laisse un moment. vaient pour nous voir jouer d’un
De la rue de Rome aux rues endroit à l’autre”
l’autre”, raconte-t-il.
de Marseille et de Mokhtar- Et d’ajouter : “Aujourd’hui, plus
Attia ou encore sur la place d’un groupe joue dans la rue. Un
du 14-Janvier, des placettes jour nous ferons peut-être autre
et des coins sont témoins de ces chose mais nous aurons lancé ce
premiers musiciens de rue. Tout phénomène que d’autres, on l’es-
a commencé il y a huit mois. Ils père, continueront après nous.”
étaient deux puis d’autres les ont —Narjès Torchani
rejoints spontanément et la forma- Publié le 19 avril
tion s’est fixée à six : guitare, per-
cussion, mélodica, clarinette, basse
et cajón. Ces jeunes d’une moyenne et chanté, brandissant une pan- la Culture s’est intéressé à l’affaire. SOURCE
d’âge de 22 ans viennent d’univers carte avec le slogan : “Nous allons Quant à eux, ils sont revenus dans
différents, ils vont au lycée ou étu- combattre le terrorisme avec l’art”. la rue. Le 15 avril, après le concert LA PRESSE
dient l’infographie et la mécatro- “Nous voulions passer un message en dans le centre culturel qu’ils ont Tunis, Tunisie
nique, par exemple. La musique, musique et en paroles contre la peur”, enfin décidé d’assurer, ils se sont Quotidien, 40 000 ex.
certains l’ont apprise explique Mouhib. dirigés vers la rue de Marseille où www.lapresse.tn
au conservatoire, En quelques appa- ils ont fait grand effet, avec leurs Créé en 1936, le journal,
comme Khaled, et ritions, ils ont vu les reprises de Labess [“Tout va bien”, privé à l’origine, passe
d’autres tout seuls gens se rassembler groupe de musique lancé en 2004 sous la houlette de l’Etat
comme Mouhib.
“Nous avons décidé
REPORTAGE autour d’eux, en pro-
pagateurs de bonne
à Montréal par un jeune Algérien,
Nedjim Bouizzoul, qui connaît
à la fin des années 1960.
Il apporte un soutien
de faire notre part dans humeur, l’étui de la un grand succès, notamment en sans faille au régime
la société et d’exercer notre citoyen- guitare se remplir de pièces de Tunisie] et de Gultrah Sound de Ben Ali, qualifiant
neté par la musique”, dit Souhaib, monnaie et les médias s’emparer System [littéralement gul (dire) ce dernier de “bâtisseur
venu de Bizerte pour jouer avec le du phénomène. Ils se sont attiré et trah (voir), groupe de musique de la Tunisie moderne”
groupe. Au lendemain des événe- la sympathie de tous excepté le alternative tunisien fondé en 2006 et vantant ses réalisations.
ments de Ben Guerdane [attaque propriétaire du restaurant en face et qui s’est arrêté en 2015], et leur Après la révolution
perpétrée le 7 mars par Daech, duquel ils jouent par moment. “Il propre répertoire fait de trois chan- de janvier 2011, le titre
faisant 19 morts], Art is an Arm nous a demandé un pourcentage de sons : Samra [brune], El-Sour [le retrouve progressivement
a installé ses instruments devant ce que les gens nous donnent et a fini mur] et West El-Ain [littéralement une liberté de ton
un centre commercial et a joué par nous envoyer les flics, qui nous au milieu de l’œil, la prunelle]. et gagne en qualité.
22. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
Etats-Unis. Le duel
présidentiel
s’annonce saignant
Trump et Clinton : c’est désormais l’affiche très probable de la présidentielle
américaine du 8 novembre. Leur affrontement ne ressemblera à rien de connu.
Et le milliardaire cherchera encore à faire mentir les pronostics.
—Financial Times Londres
P
lus jamais la politique amé-
ricaine ne sera la même. Il
n’y a même pas onze mois,
Donald Trump lançait sa cam-
pagne, et nous nous tordions tous
de rire. Aujourd’hui, Trump est
le candidat du Parti républicain.
Pour la première fois dans l’his-
toire moderne, un des deux grands
partis va désigner pour le repré-
senter une personne ouvertement
opposée à la mondialisation et au
libre-échange. Il est rare que dans
l’histoire de la démocratie un parti
solidement établi, le “Grand Old
Party” comme on l’appelle, ait ren-
versé sa vision du monde aussi radi-
calement – et aussi rapidement.
L’élection présidentielle améri-
caine a véritablement débuté le soir
du 3 mai [après la victoire de Trump
dans l’Indiana et le retrait de ses
rivaux Ted Cruz et John Kasich],
avec en jeu la place des Etats-Unis
dans le monde. Le combat entre
Trump et Clinton [largement en
tête côté démocrate] fera voler en
éclats nombre d’habitudes.
Oubliez l’opposition républi-
cains-démocrates. Ce sera le
camp des insurgés contre celui
de l’establishment, les attaques
verbales à tout-va contre le politi-
quement correct, le grand cham-
boulement contre la routine, et
le nationalisme populiste contre
l’internationalisme.
Ce sera aussi un match entre
un candidat qui n’a jamais été élu
à aucune fonction officielle et une
candidate qui a passé sa vie à pré-
parer ce moment.
Aucun repère. Dans un monde
habituel, le résultat des élections
serait couru d’avance. Trump a
insulté tellement de groupes de
la population américaine les uns
après les autres qu’il a fini par s’en
prendre à la majorité de l’électorat
– une majorité écrasante, même,
si on y ajoute les femmes. De plus,
à une présidentielle, aucun candi-
dat aussi impopulaire n’a jamais
été en mesure de l’emporter – mais
aucun candidat aussi impopulaire
n’a jamais remporté la primaire de
son parti. En cela, Trump a déjà
Trump maintiendra
une part constante
d’imprévisibilité
dans la campagne
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
déjoué le sens commun. Alors,
si le milliardaire new-yorkais est
parvenu à rallier la majorité des
républicains à sa cause, qu’est-
ce qui l’empêchera de gagner les
faveurs de la majorité de la popu-
lation américaine ?
On ne peut dans le cas présent se
fier à aucun des repères habituels.
D’après les règles du jeu politique,
un candidat ne peut obtenir l’in-
vestiture de son parti que s’il dis-
pose de l’appui de plusieurs poids
lourds de son camp, d’une équipe
qui mène un sérieux travail de ter-
rain, d’une machine à lever des
fonds d’une efficacité phénomé-
nale et d’une troupe de conseil-
lers chevronnés. Trump a mené
une campagne triomphale sans
rien de tout cela.
Oubliez la campag ne
#NeverTrump [Jamais Trump]
soutenue par tant de mandarins du
Parti républicain. Les profession-
nels de la politique savent prendre
un train prometteur en marche
quand ils en voient passer un. Les
élites républicaines donnent déjà
des signes d’un renversement en
#HelloDonald !
Oubliez aussi le spectre des
émeutes dans les rues de Cleveland
↙ Dessin de Horsch paru dans
Handelsblatt, Düsseldorf.
[où aura lieu la Convention natio-
nale républicaine en juillet]. La
perspective d’une convention
contestée [entre plusieurs can-
didats n’ayant pas de majorité
absolue] s’est éteinte le 3 mai
dans l’Indiana. Au lieu de cela, ce
sera le couronnement de Donald
Trump.
Désormais, les projecteurs vont
être braqués sur les faiblesses
des deux candidats présumés à
la présidentielle.
Le plus gros point faible
d’Hillary Clinton est le peu de
confiance qu’elle inspire. Beaucoup
d’Américains ne la considèrent tout
simplement pas comme une per-
sonne intègre. Certains suggèrent
même qu’elle devrait donner un
discours qui s’attaque de front à ce
déficit de confiance – de la même
manière que John F. Kennedy avait
ouvertement parlé de son apparte-
nance au catholicisme en 1960 et
que Mitt Romney l’a fait, avec un
peu moins de succès, de son iden-
tité mormone en 2012. Clinton
aura grand-peine à l’emporter sur
d’autres points si elle est discrédi-
tée avant même d’ouvrir la bouche.
Postmoderne. Le plus gros pro-
blème de Donald Trump est d’ordre
démographique. Après avoir poussé
ses partisans à s’en prendre aux
militants africains-américains,
diabolisé les immigrés clandestins
d’origine latino-américaine et émis
toute une série de remarques déva-
lorisantes sur les femmes, Trump
se lance dans la course avec un
énorme désavantage mathéma-
tique. Il devra remporter une part
très importante du vote des Blancs
pour avoir une chance d’être élu en
novembre – si importante qu’il y a
peu de chances qu’il y parvienne.
Mais on a vu des choses bien plus
étonnantes se passer en 2016.
Outsider de la course, Trump
maintiendra une part constante
d’imprévisibilité dans la campagne.
Il se fera un plaisir de déstabiliser
son adversaire à la moindre occa-
sion. Il la gratifiera également du
genre d’insultes qui étaient taboues
jusqu’à son arrivée sur la scène
politique.
La conclusion de tout cela : il ne
faut pas se fier au sens commun.
Les six prochains mois nous feront
vivre le drame politique le plus pas-
sionnant de l’ère postmoderne.
“Nous allons redevenir un beau pays
plein d’amour”, clamait Trump le
soir du 3 mai. Quelque chose me
dit qu’il se trompe.
—Edward Luce
Publié le 4 mai
A la une
adiEu, Parti
réPubLicain
“Parti républicain – 1854-
2016”. Après la victoire
de Donald Trump dans
l’Indiana le 3 mai et l’abandon
de ses derniers rivaux
Ted Cruz et John Kasich,
le New York Daily News
a symboliquement enterré
le parti, dont le symbole est
l’éléphant. Un chroniqueur
du Boston Globe estimait
que “le Parti républicain,
tel que nous l’avons connu,
a cessé d’exister”.
Désormais, Trump est
quasi assuré d’obtenir
l’investiture républicaine
pour la présidentielle de
novembre.
Côté démocrate, Hillary
Clinton est en position
de force face au sénateur
Bernie Sanders.
D’après le New York
Times, il faudrait que
ce dernier remporte
près de 70 % des voix en
moyenne dans les Etats
qui doivent encore voter
pour rattraper l’ex-
Première dame dans
la course à l’investiture.
L’auteur
Edward LucE
Chroniqueur à Washington
pour le Financial Times,
ce journaliste britannique
a été auparavant chef
de bureau à New Delhi,
puis dans la capitale
américaine de 2006
à 2011. En 2000, il a aussi
été la plume de Lawrence
Summers, secrétaire
au Trésor dans
l’administration Clinton.
Sarah avait 13 ans en 1933,
Léa en a 15 aujourd’hui.
Elles partagent la même
inquiétude face au racisme
et à l’antisémitisme.

Découvrez leur appel

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Face à la barbarie, contre l’ignorance et l’intolérance, l’éducation des jeunes générations
est le plus fort rempart. Plus que jamais, nous devons enseigner à notre jeunesse les
conséquences du racisme et de l’antisémitisme, et lui donner la capacité de reconnaître, de
réagir et de résister à la propagande et à l’embrigadement. À partir de l’histoire de la Shoah
et de celle des génocides, le Mémorial transmet ces connaissances à plus de 50 000 élèves
chaque année. Aidez-nous à intensifier notre mission éducative, vitale pour notre démocratie :
faites un don déductible de vos impôts.

Rendez-vous sur : memorialdelashoah.org

24. AMÉRIQUES
VENEZUELA
La vitrine cassée de Caracas
Parque Central, complexe architectural du centre-ville,
a longtemps été l’emblème de la modernité du pays. Aujourd’hui,
il n’est plus que l’ombre de cette gloire.
—El Estímulo (extraits)
Caracas
V
enez découvrir Parque
Central, là où rien n’est plus
comme avant”, vantaient
les publicités des années 1970. En
plein Caracas, cette prometteuse
réalisation de l’architecture créole
offrait 6 812 appartements répar-
tis sur huit immeubles et, pour
répondre aux besoins des habi-
tants, une pléthore de cafétérias,
supermarchés, pharmacies, ciné-
mas et autres commerces.
Le joyau de la couronne archi-
tecturale de Caracas était serti
de deux tours jumelles, abritant
des bureaux, qui ont détenu
jusqu’en 2003 le titre de gratte-ciel
les plus hauts d’Amérique latine.
Près de quarante ans se sont
écoulés depuis sa création, et ce
Parque Central n’est plus que
l’ombre de lui-même. Il suffit de
voir le nombre de plaintes dépo-
sées par les propriétaires, entre
squatteurs, charges impayées,
fuites et autres plaies. La zone
commerciale est la vitrine la
plus criante de tous les maux
qui affl igent ce complexe archi-
tectural. “Entre Parque Central
et ses habitants, c’était l’harmo-
nie parfaite : tout fonctionnait à
merveille et il y avait du respect, de
la sécurité. Aujourd’hui, on dirait
l’huile et le vinaigre : il n’y a plus
d’amabilité”, raconte Antonio
Vieira, 65 ans, dont vingt-quatre
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
s’est beaucoup interrogée sur l’in-
sécurité qui règne dans le complexe
alors qu’un poste de contrôle de
la GNB est tout proche de sa bou-
tique. “C’était une pseudo-sécurité ;
si vous voulez mon avis, les voleurs, ce
sont eux. Maintenant, on s’en occupe
nous-mêmes.” Ni les encens, ni les
pierres précieuses, ni les articles
de spiritisme qui garnissent ses
rayons n’ont garanti la prospérité
de la boutique. “A Parque Central,
le commerce est mort”, lâche Maura
Camacho, forte de ses vingt-cinq
ans d’expérience dans ce magasin.
Pour preuve, les panneaux “A
vendre” sont légion sur les niveaux
Lecuna et Bolívar. “Il y a deux
semaines environ, deux magasins
ont fermé tout près d’ici, les deux la
même semaine”, raconte un employé
d’une boutique de photocopies et
articles de bureau. Sur ces deux
niveaux, 43 commerces sur 171
sont fermés. Dans les allées du
niveau Bolívar, 13 sur 28 ont mis
la clé sous la porte.
Le temps a fait son œuvre sur
tout le complexe urbain. La rouille
mange les réverbères carrés qui
passés à servir les clients de la fréquentation se maintient, mais ont traversé tant bien que mal les
boulangerie City Park. c’est “sans comparaison” avec la fin années. Beaucoup n’ont même plus
Après 17 heures, la désolation des années 1990 : aujourd’hui, la d’ampoule pour offrir un semblant
qui règne dans les sous-sols n’est librairie ouvre de 8 h 30 à 18 heures, d’hospitalité aux recoins les plus
compensée que par l’entrain de alors qu’elle faisait autrefois sombres des espaces commerciaux.
jeunes artistes : heureusement, 7 heures-20 heures. Mieux vaut Emprunter les escaliers de béton
le chœur de chanteurs et l’or- prévenir que guérir. relève de l’équilibrisme et de l’ap-
chestre symphonique des enfants Il existe un seul contrôle de née – des flaques jaunâtres, noi-
emplissent de leurs rires et de sécurité officiel : une table dispo- râtres, rouges parfois, dégagent
leurs airs les espaces peu hos- sée au niveau Lecuna, à quelques une vraie puanteur.
pitaliers du Sótano 1 [premier mètres de la sortie du métro, où
sous-sol]. On peut six représentants Adieu modernité. Dans le cadre
croiser un mécani- de la Garde natio- des rénovations lancées en 2015,
cien travaillant dans nale bolivarienne Reinaldo Simancas, le président de
l’un des ateliers qui [la police] assurent la Corporación del Distrito Capital
se sont improvisés la surveillance, assis (Corpocapital), avait annoncé que
sous terre ou encore REPORTAGE dans leur chaise. les fontaines du niveau Lecuna
quelque conducteur “Ceux-là, tout ce qu’ils seraient équipées “de généra-
pressé sur cet asphalte qui, selon font, c’est bavasser, siffler les femmes teurs électriques, de carrelage et de
le budget 2015, devrait être lisse et se moquer des homosexuels qui lumières pour le confort des habi-
et sans lézarde – mais ne l’est pas. passent”, déplore Elsa Espinoza, tants comme des visiteurs”. Il n’y a
qui vit ici depuis quarante ans. De aujourd’hui rien de tout cela, et
Commerces en berne. Toute nombreuses plaintes anonymes pas d’eau non plus, dans ces bas-
surveillance est illusoire dans les accusent aussi de percevoir sins censés égayer des espaces de
ce complexe. L’obscurité profite des pots-de-vin en échange d’une commerce et de loisirs.
aux délinquants : la seule lumière prétendue protection. Corpocapital a repris en 2013
provient des réverbères qui fonc- Aucune partie du complexe la gestion de Parque Central au
tionnent par intermittence à proxi- n’échappe au vandalisme et aux Centro Simón Bolívar, qui en était
mité des commerces. abus. Maura Camacho, 60 ans, chargé depuis les débuts. L’année
Pour se protéger, de nombreuses tient la boutique Centro Piramidal suivante, il annonçait un “Plan de
boutiques, comme la librairie y Mineral. Elle ne s’est pas conten- réhabilitation intégrale de Parque
Palimar, au niveau Bolívar, ont pré- tée de réduire ses horaires d’ou- Central” en vertu duquel “plus
féré réduire leurs horaires. David verture : elle a décidé de “payer des de 80 millions de bolivars [11 mil-
Castillejo, un immigré espagnol hommes de la Garde nationale pour lions d’euros] seraient investis dans
de 73 ans, y travaille depuis les avoir un peu de protection”. Maura la remise aux normes du réseau
années 1980. “Qu’est-ce que vous électrique et l’installation de plus
voulez y faire ? On s’en remet à Dieu, de 2 000 luminaires”.
et puis c’est tout. Depuis quinze ans, Les panneaux Mais après douze ans d’une
ça ne va pas très bien, mais là, tout “A vendre” sont légion “réhabilitation” jamais termi-
part à vau-l’eau”, constate-t-il. La à Parque Central née, la tour Est [incendiée en
↙ Dessin de Cost
paru dans Le Soir, Bruxelles.
2004] reste à moitié vide. Dans
l’intervalle, habitants et visiteurs
empruntent couloirs, escaliers
et ascenseurs. La modernité les
a oubliés. Ceux qui l’ont aper-
çue autrefois, cette modernité,
ont la nostalgie d’un temps où
ce complexe de Caracas était un
modèle pour le Venezuela et pour
la région. Parque Central est le
spectre d’un passé dont ils sont
les seuls survivants.
—Andrea Tosta
Publié le 15 avril
Vers la révocation
du président ?
●●● Confronté à la chute
continue de ses revenus pétroliers,
le Venezuela s’enfonce dans
une crise économique chaque
jour plus aiguë. Le gouvernement
impose de longues coupures
d’électricité quotidiennes,
les commerces demeurent vides
de produits de base et même
l’essence vient à manquer.
Les fonctionnaires ont été priés
de ne travailler que deux jours
par semaine pour économiser
de l’énergie. Le 2 mai, l’opposition
– désormais majoritaire
à l’Assemblée tandis que
le pouvoir chaviste continue
de gérer le pays – a remis aux
autorités électorales quelque
1,5 million de signatures de
citoyens appelant à un référendum
pour révoquer le président
Nicolás Maduro. Le Conseil
national électoral (CNE) doit
désormais rendre son avis pour
l’ouverture d’un référendum
populaire en bonne et due forme.
L’opposition s’impatiente et
demande au CNE, réputé proche
du gouvernement, “de ne pas
chercher d’échappatoire”, signale
le quotidien El Universal.
SOURCE
EL ESTÍMULO
Caracas, Venezuela
elestimulo.com
El Estímulo est un site
d’information multimédia
créé en 2014 par Paula
Quinteros, ex-présentatrice,
entrepreneuse et journaliste
colombienne qui a grandi
au Venezuela et gère
un petit groupe de presse,
Iguana Blue Networks.
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
asie
Pakistan.
Guerre des
clans après les
Panama Papers
L’armée a limogé plusieurs haut gradés
pour corruption, et l’a fait savoir.
Le patron de l’armée montre ainsi
son impartialité et suggère au
Premier ministre de démissionner.
—The Hindu Madras
L
’armée s’apprêterait-elle à
prendre le pouvoir pour la
cinquième fois en soixante-
neuf ans d’existence du Pakistan, et
à jouer le rôle de défenseur de l’in-
tégrité nationale qu’elle s’est attri-
bué ? Le général Raheel Sharif, le
tout-puissant chef d’état-major des
armées, a implicitement demandé
au Premier ministre Nawaz Sharif
[qui en est à son troisième mandat]
de démissionner. Après l’apparition
du nom de certains membres de
la famille Nawaz Sharif dans les
Panama Papers, le général lui a
demandé de rendre des comptes,
ce qui voulait dire, en gros, se reti-
rer. Nawaz Sharif a répliqué par un
discours à la télévision dans lequel
il a remis en cause la légitimité de
l’armée à le remettre en question.
Le général Sharif, qui jouit d’une
médiatisation excessive depuis qu’il
a pris ses fonctions de chef d’état-
major des armées, semble cepen-
dant avoir l’autorité morale pour
titiller le Premier ministre là où
ça fait mal. Le discours télévisé du
Sharif politique n’a pas convaincu,
mais il a indiqué son intention de
contre-attaquer.
La rumeur à Islamabad évoque
quatre possibilités : première-
ment, le gouvernement est obligé
de démissionner sous la préten-
due pression de l’opinion et de
nouvelles élections sont organi-
sées ; deuxièmement, le gouverne-
ment part mais est remplacé par
un gouvernement d’union natio-
nale ; troisièmement, le Premier
ministre démissionne mais la
Ligue musulmane du Pakistan
LMP-N demeure
au pouvoir
sous la direc-
tion d’un tiers
; enfin, possibilité la moins pro-
bable pour le moment, l’armée
intervient.
Kargil. La situation rappelle les
frictions qui existaient entre le chef
du gouvernement et celui de l’ar-
mée après l’opération de Kargil [qui
a opposé l’Inde et le Pakistan de mai
à juillet] 1999. [Nawaz Sharif était
aussi Premier ministre] à l’époque
et la corruption avait été l’un des
principaux motifs invoqués pour
le chasser [après la défaite pakis-
tanaise]. Pervez Musharraf, qui
était alors chef d’état-major des
armées, avait [pris le pouvoir et]
adopté des lois et une organisa-
tion destinées à lutter contre la
corruption.
Tout indique cependant qu’il a
cessé ces efforts dans les mois qui
ont suivi sa prise de pouvoir [en
octobre 1999]. Il lui a été conseillé
de ne pas faire peur aux personnes
qui avaient de l’argent, afin de ne
pas prendre le risque de les inciter
à quitter le pays, à un moment où
Le général demande
à Nawaz Sharif de
rendre des comptes,
ce qui veut dire,
en gros, se retirer
l’économie était dans une situation
délicate. De plus, il avait besoin de
partenaires civils pour appuyer sa
carrière politique, ce qui explique
qu’il ait fait appel à de nombreuses
personnalités politiques dou-
teuses. Au lieu de récupérer l’ar-
gent détourné par la famille Sharif,
comme il l’avait prétendu, le géné-
ral a passé un accord avec elle et l’a
envoyée en exil. Il en ira probable-
ment de même aujourd’hui. Quoi
qu’il en soit, il semble être encore
en train d’attendre que le navire
du Premier ministre chavire sous
le poids des critiques.
Oligarques. Le vrai point
commun entre 2016 et 1999, c’est
cependant que la corruption n’est
pas nécessairement la chose que
reproche l’armée au Premier
ministre. Le général Sharif redou-
terait en fait que Nawaz Sharif
n’affaiblisse le pouvoir de l’armée
grâce à des changements perma-
nents de politique régionale, et en
se conciliant une partie de l’état-
major. Chaque fois qu’il est au pou-
voir, Nawaz Sharif joue en effet la
division dans les rangs. Le fait est
que la bataille actuelle est essentiel-
lement une bataille d’oligarques.
L’armée est l’oligarchie la mieux
organisée et la plus puissante et
elle crée d’autres oligarques. C’est
elle qui a fait
naître la plu-
part des respon-
sables politiques
depuis la fin des
années 1960. Cela ne
veut pas dire qu’elle
n’évoluera pas et
n’essaiera pas de gouverner elle-
même. Car le problème, c’est que la
LMP-N et le Parti du peuple pakis-
tanais (PPP, opposition) se sont
rebellés à leur façon, en particu-
lier quand ils ont signé la
“charte pour la démo-
cratie” en 2006 [afin
de restaurer un pouvoir
civil]. Nawaz Sharif semble
également avoir divisé le
système judiciaire, qui a
longtemps été sous l’em-
prise de l’armée. Certains de
ses membres se sont rapprochés
du Premier ministre pour s’en
libérer. Selon le juriste
britannique Martin
Lau, c’est déjà pour
prendre de l’ascen-
dant sur l’armée que
le système judiciaire
pakistanais s’est engagé
dans une sorte d’activisme
du droit islamique.
Cette guerre des pouvoirs est
devenue plus complexe et plus
intéressante que jamais. Ses
conséquences ne sont pas aussi
prévisibles que par le passé. Les
généraux continuent de faire
On assiste à des
conspirations
permanentes pour
protéger un pouvoir
individuel
monter la pression, comme le
montre le limogeage [pour cor-
ruption] de douze officiers, dont
plusieurs haut gradés, rendu
public [de manière inhabituelle]
par le chef du service de presse
de l’armée. Le général Sharif ne
cherche pas à faire croire qu’il est
sur la même longueur d’onde que
le gouvernement. Cela n’a d’ail-
leurs jamais été le cas. On sait
que l’armée et le pouvoir civil
n’ont jamais été sur la même lon-
gueur d’onde – même quand ils en
donnaient l’impression. Le géné-
ral Sharif entend désormais voir
s’il peut s’attaquer à un Premier
ministre. Il essaie de convaincre
la population et le monde qu’il
est plus crédible que le gouver-
nement civil. S’il peut virer ses
officiers pour corruption, pour-
quoi le gouvernement politique
ASIE. 25
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
ne pourrait-il pas disparaître ? Si
l’armée, qui comme la femme de
César est considérée au-dessus de
tout soupçon, peut faire preuve de
transparence, pourquoi les civils
n’en font-ils pas autant ? De plus,
le chef d’état-major des armées
veille soigneusement à entrete-
nir son image. Il ne semble pas
pour le moment avoir de cadavres
dans le placard mais cela ne veut
pas dire pour autant que l’insti-
tution soit irréprochable. Elle a
en effet tendance à manipuler la
législation pour exploiter les res-
sources de l’Etat en toute légalité.
Enfin, le général a fait des choix :
il a permis au général Musharraf
de ne pas rendre de comptes [il
a été acquitté en janvier 2016
du meurtre d’un chef rebelle en
2006, et autorisé à se rendre à
Londres en avril dernier pour
y subir “des examens médicaux”
alors qu’il passait en jugement
pour “haute trahison”].
Pouvoir individuel. C’est
presque comme dans cette série
turque sur l’Empire ottoman qui
est très populaire au Pakistan.
On assiste à des intrigues et
des conspirations permanentes
pour protéger un pouvoir indi-
viduel. Malheureusement, il y a
peu d’espoir d’avoir un résultat
positif, quelle que soit l’issue de
la bataille. La victoire du géné-
ral Sharif serait mauvaise pour le
pays mais les gros bénéfices que
M. Sharif en tirerait selon toute
probabilité sont tout aussi lamen-
tables. Les enjeux sont tellement
élevés qu’il est fort peu probable
que les intéressés apprennent
cette leçon fondamentale : res-
ponsabilité et transparence sont
nécessaires à la survie de l’Etat
comme de la société.
—Ayesha Siddiqa*
Publié le 29 avril
* Ayesha Siddiqa est une chroniqueuse
pakistanaise en poste à Islamabad.
SOURCE
THE HINDU
Madras, Inde
Quotidien, 1 200 000 ex.
www.thehindu.com
Né en 1878 à Chennai (Madras)
en tant qu’hebdomadaire, The
Hindu est devenu quotidien en
1889. Le journal est connu pour
son opinion politique de centre
gauche ainsi que pour ses
analyses indépendantes et ses
prises de positions équilibrées.
28. ASIe Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

JApon ↙ Dessin de No-rÍo, Aomori,

pour Courrier international.

Mères porteuses pour il explique à sa patiente : “Revenez

dans une semaine pour un examen.
dégressif pour les longs séjours.
Les auxiliaires s’occupent d’une

riches Chinois
Une fois qu’on aura confirmé la
présence du sac gestationnel, vous
pourrez vous faire suivre dans une
maternité de votre quartier.” La
Avec la fin de la politique de l’enfant unique, l’élite chinoise a parfois recours jeune femme acquiesce, le regard
à la GPA sur l’archipel nippon, où un commerce clandestin a vu le jour. absent. Selon un membre chinois
du réseau clandestin qui sert
d’intermédiaire entre les deux
pays, “ce commerce a commencé
il y a quatre ans, et on compte déjà
74 naissances”. Depuis l’abolition,
en janvier dernier, de la politique
de l’enfant unique, les Chinois ont
légalement le droit d’avoir un deu-
xième enfant. C’est la raison pour
laquelle 18 couples ont profité des
congés du nouvel an chinois, du 7
au 13 février, pour se faire préle-
ver des ovocytes et des sperma-
tozoïdes dans cette salle. Si les
Chinois préfèrent se rendre au
Japon plutôt qu’aux Etats-Unis, où
la gestation pour autrui est léga-
lisée, c’est parce qu’ils peuvent
ainsi “prendre pied” au Japon, et
faciliter une émigration future.
“La plupart des mères por-
teuses sont des Chinoises vivant
au Japon, mais trois d’entre elles
sont japonaises. Certains enfants
sont élevés ici, dans une garderie”,
me confie l’intermédiaire en exhi-
bant un dossier bleu où sont ins-
crits les résultats des gestations
pour autrui (GPA). La garderie se
trouve dans un immeuble com-
mercial donnant sur une ruelle,
dans les environs de Tokyo. Par
—Mainichi Shimbun ce réseau clandestin. “J’ai déjà un L’entretien entre les deux la fenêtre, on entend de jeunes
Tokyo garçon, mais depuis peu j’ai ter- femmes ne dure pas plus de deux enfants se chamailler en chinois.
trentaine d’enfants, de la nais-
sance à 4 ans, y compris d’enfants
japonais qui n’ont rien à voir avec
ce réseau. L’établissement semble
bien géré, avec des règles comme
la constitution de groupes de jeu
en fonction de l’âge des enfants.
“Sur les 74 enfants nés de mères
porteuses, 54 ont été recueillis par
leurs commanditaires. Les 20 res-
tants ont été confiés à la garderie,
mais leurs parents devraient venir
les chercher prochainement”, conti-
nue l’intermédiaire.
Dossier bleu. Toutes les infor-
mations concernant les naissances
des quatre dernières années sont
soigneusement enregistrées dans
un dossier bleu : le nom et l’adresse
des 74 couples, leur date de nais-
sance, leur profession et leurs coor-
données. Pour les mères porteuses,
seul le nom est inscrit. Il est égale-
ment fait mention de trois fausses
couches. En ce qui concerne les
enfants, le dossier indique le sexe,
la date de naissance et leur future
destination. Pour 54 d’entre eux, la
mention “résidant au Japon” a été
raturée lorsqu’ils ont été “recueillis”.
Tout enfant né au Japon, même
d’une mère porteuse, est auto-
matiquement inscrit au registre
d’état civil de la femme qui lui a
donné le jour, si bien que le dos-
sier bleu est la seule preuve écrite
du lien qui unit ces enfants nés de
mères porteuses et leurs parents
biologiques chinois. Mais selon

A
riblement envie d’avoir une fille”, minutes. Après le départ préci- Dans ce centre non agréé, des l’intermédiaire les auxiliaires de
Kabukicho, le plus grand explique-t-elle. pité de la cliente, la mère de sub- auxiliaires chinoises résidant au la garderie savent quels sont les
quartier de plaisir du La cliente, vêtue de vêtements stitution attend sur place qu’on Japon se relaient pour s’occu- enfants nés d’une GPA. Ceux qui
Japon, dans l’arrondis- de marque, se précipite vers le procède à l’implantation de l’em- per d’eux vingt-quatre heures ont été conçus à l’époque de la for-
sement de Shinjuku, à Tokyo, canapé où est assise la jeune mère bryon. C’est un médecin japonais, sur vingt-quatre. C’est ainsi que mation du réseau, il y a quatre ans,
se trouve un vieux bâtiment de de substitution. “Je suis désolée directeur d’une clinique de traite- sont élevés 20 enfants nés du ont aujourd’hui un peu plus de 3
style occidental. Le deuxième de profiter égoïstement de vous, ment contre l’infertilité de Tokyo, commerce clandestin de mères ans. C’est un âge où un enfant com-
étage, qui était autrefois un bar, dit-elle, les larmes aux yeux, en la qui va réaliser l’intervention, à porteuses. “Certains nourrissons mence à avoir conscience de l’ab-
a été entièrement réaménagé : serrant dans ses bras. J’aimerais la demande d’un intermédiaire sont là depuis un an ou deux. Ils sence de ses parents.
équipé d’appareils, tels tellement avoir une jolie chinois qui a relayé la demande grandissent sans connaître leurs En observant la garderie de
qu’un microscope et petite fille ! Mais même de la cliente. Il consulte la fiche parents, qui envoient de l’argent loin, on s’aperçoit que les enfants
un moniteur à ultra- si c’est un garçon je serai médicale de la jeune femme et lui depuis la Chine”, me rapporte une sortent très rarement en pro-
sons dont l’usure se fait très contente.” La mère demande de revêtir une blouse Japonaise qui a pu visiter la gar- menade, vraisemblablement de
bien sentir, le lieu sert de substitution, une rose d’hôpital. Une fois qu’elle derie. Si ces enfants sont là, m’ex- crainte qu’on remarque leur pré-
à implanter clandesti- Chinoise de 24 ans qui est allongée sur la table d’opéra- plique-t-elle, c’est parce que les sence. Pourtant, à un moment, une
nement dans l’utérus enquête travaille dans un bar à tion, le médecin prélève délicate- autorités chinoises tardent à trai- jeune femme sort précipitamment
de mères porteuses des hôtesses de Tokyo, lui ment l’embryon, qui apparaît sur ter leur dossier d’adoption. de l’immeuble avec un bébé dans
embryons de couples chinois. Dans répond, en se forçant à sourire : le moniteur, à l’aide d’un cathéter. Selon cette femme, les frais de les bras, pour ne revenir qu’une
la soirée du 11 février, pendant “Ne vous en faites pas. Je m’y suis Cet embryon est le produit de l’in- garde s’élèvent à plusieurs dizaines heure plus tard. L’intermédiaire
les congés du nouvel an chinois, émotionnellement préparée. Je suis cubation d’ovocytes et de sperma- de milliers de yens [entre 800 et nous expliquera ultérieurement
une Pékinoise de 45 ans se pré- sûre que je donnerai naissance à tozoïdes prélevés un mois plus tôt 1 600 euros] par mois, avec un tarif qu’il s’agissait d’une auxiliaire
sente sur les lieux avec un inter- une fille pour vous.” Très mince dans la même salle sur le couple apportant un bébé fiévreux à l’hô-
prète. Son mari est vice-président et chaussée de vieilles baskets chinois. Si l’implantation réus- “Ils grandissent pital. Comme les parents de ces
d’une entreprise d’Etat du sec- noires, la jeune femme explique sit, les conditions seront réunies sans connaître enfants sont en Chine, les auxi-
teur alimentaire, et c’est par un à la cliente que c’est un yakuza
proche, un haut responsable du qui lui a proposé de devenir mère
pour la naissance d’un bébé dans
neuf mois. Trois minutes après le
leurs parents, qui liaires sont les seules à pouvoir
agir en cas d’urgence.
Parti communiste chinois (PCC), porteuse pour pouvoir rembour- début de l’intervention, le méde- envoient de l’argent L’intermédiaire chinois a eu
qu’elle est entrée en contact avec ser ses dettes. cin annonce : “OK, c’est fait.” Puis depuis la Chine” cette idée de commerce clandestin
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
de GPA [interdite en Chine] il y a
dix ans, lorsqu’un cadre du Parti
communiste lui a confié que la
politique de l’enfant unique [mise
en place en 1979] allait prochai-
nement être abolie. En 2013, les
autorités chinoises ont dans un
premier temps assoupli la loi en
décidant que les couples dont l’un
des membres était lui-même un
enfant unique pourraient avoir un
deuxième enfant. “Le Parti a offi-
ciellement reconnu que la politique de
l’enfant unique n’était plus en phase
avec notre époque, ce qui a incité les
Chinois à procréer librement, comme
dans les pays développés”, résume
l’intermédiaire chinois. Selon lui
toujours, le nombre de clients
qui s’adressent au réseau a aug-
menté grâce au bouche-à-oreille.
La plupart des clients sont des
Chinois aisés proches de cadres
dirigeants du Parti. “Ce ne sont
pas seulement des couples chez qui
le traitement de l’infertilité a échoué
ou qui rencontrent des difficultés
en raison de leur âge avancé ; il y
en a aussi qui présentent toutes les
conditions requises pour avoir un
enfant mais qui veulent agrandir la
famille sans subir les désagréments
de la grossesse.”
Business de la pauvreté. Selon
une source sino-japonaise bien
informée, cet intermédiaire
chinois est un proche d’un des
membres du comité permanent
du Bureau politique du PCC et un
grand connaisseur du Japon qui,
ayant travaillé dans le pays, parle
couramment la langue. Son rôle
dans le réseau consiste à faire le
lien entre le directeur de la cli-
nique japonaise et les couples
chinois. Ces derniers sont d’abord
suivis par un médecin célèbre
d’une clinique privée de Shanghai
spécialisée dans le traitement
contre l’infertilité, qui leur pres-
crit des médicaments préparant
le prélèvement.
Au Japon, la recherche de mères
porteuses est assurée par des yaku-
zas. Ils s’adressent généralement
à des Chinoises venues travailler
au Japon mais qui n’ont pas réussi
à trouver d’emploi, ou encore à
Réseau clandestin de GPA au Japon
Présente la mère porteuse
1 Intermédiaire
Commande
à la…
… mère
porteuse
Couple chinois
commanditaire
de la GPA
Séjour au Japon
pour préparer
l’embryon
SOURCE : MAINICHI SHIMBUN
des femmes qui se sont lourde-
ment endettées. Les circonstances
qui les ont conduites à accepter
la proposition sont variées, mais
elles sont toutes célibataires et
d’un milieu défavorisé. La décla-
ration de la naissance à la mairie
est effectuée par un yakuza japo-
nais qui se fait passer pour le père.
“Les Chinois aisés cherchent tou-
jours un endroit où ils pourraient
émigrer en cas de besoin”, explique
l’intermédiaire chinois. Pour des
parents chinois, le fait d’avoir un
enfant biologique de nationalité
japonaise qui n’a pas d’existence
officielle sur les registres chinois
est un tremplin vers l’émigration,
car cela leur permet de faire des
démarches, telles que l’ouverture
d’un compte bancaire au Japon.
Par rapport aux Etats-Unis, où la
gestation pour autrui s’effectue sur
la base d’un contrat en bonne et
due forme, le Japon présente un
gros avantage, car il est possible
d’y procréer “en toute clandestinité”.
En revanche, pour les mères
porteuses, les conditions sont
2 à proprement parler concernant
Réseau
yakuza
Membre yakuza
qui va déclarer
l’enfant
3 nombre de bébés nés à Tokyo
Naissance d’un bébé
chinois possédant
la nationalité japonaise
beaucoup moins intéressantes.
“Sur les 15 millions de yens
[122 000 euros] payés par les clients,
chaque mère porteuse ne touche que
2 millions [16 000 euros]. Elles sont
même moins rémunérées que [les
mères porteuses] des pays en dévelop-
pement, car leur endettement les met
en position de faiblesse vis-à-vis de
l’organisation mafieuse”, nous rap-
porte à voix basse l’intermédiaire,
l’air gêné. Le commerce clandes-
tin de mères porteuses entre le
Japon et la Chine est un business
de la pauvreté, dont les irrégula-
rités transparaissent jusque dans
le contrat. Celui-ci, qui se com-
pose de deux pages au format
A4, interdit aux clients et à l’in-
termédiaire de parler de la GPA
à des tiers, et il définit les termes
de l’accord en treize points, dont
Les mères de
substitution sont
toutes sans emploi
ou lourdement
endettées
l’un porte sur la rémunération de
la mère porteuse en cas de fausse
couche, fixée en fonction du stade
de la grossesse auquel elle sur-
vient. En revanche, aucun exem-
plaire du contrat n’est prévu pour
les mères de substitution.
Zone grise. En Chine, le contrôle
des naissances se faisant encore
sur les lieux de travail, il est sou-
vent obligatoire d’obtenir l’autori-
sation [au planning familial] pour
procréer ou adopter. Lorsqu’un
couple a recours à une GPA, il a
beau avoir déboursé une somme
importante, il peut ne pas être
autorisé à aller chercher le bébé
si la demande d’adoption n’a pas
été effectuée dans les temps. C’est
pour cette raison qu’un certain
sont confiés à la garderie et que,
même après avoir été recueillis
par les couples chinois, ils sont
présentés comme des orphelins
[adoptés] pour dissimuler la natio-
nalité japonaise qu’ils ont obte-
nue à leur naissance.
Au Japon, la gestation pour
autrui est réprouvée par le
règlement intérieur de l’Ordre
japonais d’obstétrique et de gyné-
cologie [qui n’a pas de pouvoir
de coercition] depuis avril 2003.
Cependant, comme le débat juri-
dique n’avance pas, la législa-
tion reste inexistante, et cet acte
médical est maintenu dans une
zone grise.
Pour Tetsuya Ishii, professeur
de bioéthique à l’université de
Hokkaido, “il est choquant que,
dans un pays comme le Japon, des
femmes soient devenues des ins-
truments du commerce des mères
porteuses. La protection sociale des
enfants nés par GPA est insuffisante.
La procréation assistée n’étant pas
législativement réglementée, on s’ap-
puie sur les recommandations éta-
blies par le corps médical.” En bref,
la société japonaise continue de
faire comme si la gestation pour
autrui n’existait pas. Et pendant
ce temps le nombre de GPA pra-
tiquées par des Chinois au Japon
ne cesse de croître.—
Publié le 19 mars
ASIE. 29
Contexte
VIDE JURIDIQUE
Si la GPA est interdite en Chine
depuis 2001, au Japon
il n’existe aucune législation
la gestation pour autrui. Les
seuls cas de GPA recensés sont
ceux pratiqués par une clinique
de Nagano, qui a donné
naissance à 16 enfants
depuis 2001. Mais cette
clinique n’accepte de pratiquer
la gestation pour autrui que
pour des raisons médicales. Les
mères porteuses doivent être
les sœurs ou la mère biologique
des patientes, qui sont prêtes
à donner naissance à l’enfant à
titre gracieux. “La Chine compte
déjà 40 millions de patients
traités pour infertilité.
Depuis 2011, certains d’entre eux
partent aux Etats-Unis pour
recourir légalement à la GPA.
L’enfant né d’une mère porteuse
américaine peut obtenir un visa
permanent aux Etats-Unis.
Cette année, l’agence de GPA
Omega Family Global, basée
à San Diego, prévoit de recevoir
jusqu’à 200 demandes
de couples chinois”, relate
le Mainichi Shimbun.
SOURCE
MAINICHI SHIMBUN
Tokyo, Japon
Quotidien, 3 280 000 ex.
le matin, 951 000 ex. le soir
mainichi.jp
Fondé en 1872 sous le nom
de Tokyo Nichi Nichi Shimbun,
le Mainichi Shimbun est le plus
ancien quotidien japonais. Il a
pris la dénomination actuelle
en 1943 lors d’une fusion
avec l’Osaka Mainichi Shimbun.
Centriste, le “Journal de tous
les jours” est le troisième
quotidien national du pays
par la diffusion.
30. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
moyen-
orient
Syrie. Les faux diplômes
des Assad
Fascinés par l’argent, les membres de la famille qui règne sur la Syrie depuis 1970
aiment aussi accumuler des diplômes obtenus dans la tricherie et la violence.
—The Huffington Post
Arabi Istanbul
L
e militant syrien Riad Turk,
emprisonné pendant dix-
huit ans dans une cellule
individuelle au temps de Hafez
El-Assad puis deux autres années
sous l’héritier Bachar, m’a raconté
comment l’attaché culturel de
l’ambassade de France à Damas
lui a fait part de son étonnement
devant la passion de Bachar pour
l’argent. Au cours d’une rencontre
protocolaire, le président n’avait
cessé de lui parler d’argent au
lieu de coopération scientifique,
le but de la rencontre. Les Assad
entretiennent une relation très
particulière avec le couple “savoir-
argent”. Ils tiennent à collection-
ner les diplômes, puis les mettent
de côté pour chercher des moyens
rapides d’accéder à la fortune. Tout
récemment, les Panama Papers
ont révélé les sommes astrono-
miques détenues par Bachar et
certains membres de sa famille.
En effet, on trouve parmi eux
un médecin qui ne sait pas la dif-
férence entre hémorroïdes et thy-
roïde, tandis que d’autres membres
exhibent des “diplômes” en droit
et autres matières. Le complexe
du diplôme universitaire avait
commencé chez le jeune oncle de
Bachar, Rifaat El-Assad, qui, ne se
contentant pas des honneurs mili-
taires, tenait à décorer les murs de
sa maison de ses diplômes scien-
tifiques, notamment un docto-
rat livré par avion [de Moscou] et
des diplômes de médecine pour
sa femme et son fils.
“La chérie de papa”. Dans
ses Mémoires, Moustapha Tlass,
ancien ministre de la Défense et
grand porteur de décorations, a
raconté comment Rifaat arrivait
avec sa famille à l’examen accom-
pagné de gardes du corps armés
jusqu’aux dents. Une fois, alors
qu’on leur avait servi les ques-
tions de l’examen avec le café et
les ouvrages utiles, Rifaat a hurlé :
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
“Imbéciles ! Dépêchez-nous un pro-
fesseur qui nous dise à quelles pages
se trouvent les réponses !”
Le fils aîné de Hafez El-Assad,
Bassel, frère de Bachar, mort dans
un accident de voiture à 31 ans,
avait des comptes en Suisse conte-
nant plusieurs milliards de dol-
lars ! Cet enfant prodige devait
toujours être le premier, à l’uni-
versité comme dans les courses
hippiques. Lorsqu’un jour un cava-
lier a osé le battre à une course, il
s’est retrouvé en prison pendant
plusieurs années. On demanda à
Bachar, une fois qu’il était au pou-
voir, de le libérer, mais il répondit :
“C’est Bassel qui l’a arrêté et lui seul
peut le libérer… Allez lui demander
dans sa tombe !” Et le diplôme d’in-
génieur de Bassel a été rédigé par
ses professeurs à la faculté.
Voilà pour les exploits des
hommes de la famille. Quant aux
femmes, il suffit d’évoquer Bouchra
“la chérie de papa”, fille unique de
Hafez El-Assad, considérée comme
la plus brillante des Assad. Une fois
↙ Dessin d’Herrman paru dans
la Tribune de Genève, Suisse.
diplômée de la faculté de pharma-
cie – brillamment bien sûr –, la
chérie apprit que son professeur
s’était plaint de la pression l’obli-
geant à lui donner une note supé-
rieure. L’universitaire avait aussitôt
été envoyé pour une cure de santé
dans le sous-sol d’un des services
de sécurité, permettant ainsi à
Bouchra de réaliser son premier
exploit scientifique. Mais sa plus
grande réalisation eut lieu quand
elle a rejoint le corps enseignant
de la faculté.
“J’ai été castré”. En 1998, “la
chérie de papa” a réuni les étu-
diants en pharmacie pour leur
faire une longue présentation des
actions de papa en soutien à l’édu-
cation, alors que l’analphabétisme
en Syrie ne cessait d’augmenter.
C’est au moment où Bouchra a
mentionné la composition d’un
médicament que l’histoire a com-
mencé. Un étudiant eut la mauvaise
idée de se lever pour faire le malin
en corrigeant les fausses informa-
tions données sur la composition
du médicament. Le cours s’est
poursuivi comme prévu, mais une
fois Bouchra sortie de la salle, un
capitaine est entré pour demander
lequel des étudiants avait coupé la
parole à “Madame”. Le malheureux
jeune homme se leva et reconnut
que c’était lui ! Et ce qui devait arri-
ver arriva ! Avec toute la tendresse
de ses nouvelles bottes militaires,
l’officier se mit à piétiner l’étudiant
puis l’attrapa par les oreilles et
le sortit de la salle tout en conti-
nuant à lui donner des coups de
pied. Un officier supérieur inter-
vint alors contre le trop tendre capi-
taine en hurlant : “Espèce de crétin,
tu ramènes ce petit âne tout seul ?”
Comprenant sa grossière erreur,
le subalterne revint pour embar-
quer tous ceux qui étaient dans la
salle. Les étudiantes et étudiants
furent entassés dans le bus et
copieusement roués de coups de
pied et de poing. Quant au jeune
homme à la langue pendue, il dis-
parut après l’incident pour réappa-
raître après plusieurs semaines de
torture en disant à ses amis qu’il
partait en Allemagne avec une
bourse d’études.
Des années plus tard, il a écrit
à son ami cette lettre : “Tu te sou-
viens de ce qui s’est passé en 1998…
Ce jour-là, au service de sécurité, j’ai
été castré. Deux semaines plus tard
on m’a demandé de quitter le pays. Je
suis parti avec un certificat disant :
‘Inapte aux relations sexuelles !’”
—Ammar Moussarih
Publié le 2 mai
Analyse.
Le tyran
de notre
époque
Pour imposer sa
dictature, le président
syrien a réussi à jouer
sur les hésitations
d’un monde devenu
multipolaire.
—Al-Hayat Londres
B
achar El-Assad n’est pas
le premier tyran de l’His-
toire. Et Alep, si abomi-
nable que soit le destin infligé à
cette ville, n’est pas la première
grande ville, arabe ou autre,
détruite avec un tel zèle. On dira
que Saddam Hussein, par sa per-
sonnalité, son apparence physique
et son inflexibilité, incarne mieux
l’archétype du tyran que le diri-
geant syrien, dont la personnalité
est de peu d’épaisseur. Mais en
réalité Bachar El-Assad est pré-
cisément l’archétype du tyran de
notre époque, celle de la fin de la
guerre froide et de la mondiali-
sation. Cette époque donne le
“bacharisme” au même titre que
l’âge industriel avait donné les
chambres à gaz de Hitler.
Les ruines romaines
de Palmyre
éclipsent la funeste
prison du régime
syrien dans la ville
Saddam Hussein a payé deux
fois le prix de son inadéquation
avec son temps, marqué [dans les
années 1980-2000] par le paci-
fisme, l’ouverture et la montée en
puissance des droits de l’homme.
La première fois, c’était quand
il a envahi le Koweït en 1990,
alors que l’ancien ordre mondial
était en train de s’effondrer [et
qu’il ne pouvait donc plus jouer
sur l’antagonisme entre les deux
blocs, occidental et soviétique,
pour imposer l’annexion]. Il avait
donc dû repartir du Koweït la
queue entre les jambes.
La seconde fois, c’était en
quelque sorte la suite de la pre-
mière, quand son régime est
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
tombé, en 2003. Mais le dicta-
teur syrien sait aujourd’hui éviter
les écueils de la méconnaissance
des règles du jeu en vigueur, tout
autant que la communauté inter-
nationale sait détourner les yeux
du drame subi par le peuple syrien
et être amnésique quant à sa
propre responsabilité.
Cette capacité à épouser les
nécessités de son temps est trans-
mise de père en fils chez les Assad.
Le père, Hafez El-Assad, avait
parfaitement su s’adapter à la
guerre froide, tandis que le fils
Bachar a joué tout aussi adroi-
tement sur les paradigmes de
l’après-guerre froide.
Kim Jong-un. Le dictateur qui
lui ressemble le plus est peut-
être le totem de la Corée du Nord
Kim Jong-un. Lui aussi a hérité
le pouvoir de son père, qui l’avait
lui-même hérité du grand-père
Kim Il-sung, une des principales
figures dont Hafez El-Assad s’est
inspiré. Mais la grande diffé-
rence est que le dirigeant nord-
coréen cultive les principes et
reste droit dans ses bottes face
aux changements du monde,
tandis que Bachar pratique une
sorte de pragmatisme au ras des
pâquerettes.
Il faut dire qu’il est grandement
aidé par Daech. Sans la barbarie
de l’organisation terroriste, il lui
serait impossible d’occuper la
place que la communauté inter-
nationale consent à lui accor-
der. Bachar est le résultat de la
convergence entre la force de
Daech d’un côté, le relativisme
et les hésitations de la commu-
nauté internationale de l’autre.
Il détruit donc, entre autres,
Alep. A l’ancienne, en quelque
sorte. Mais en même temps il se
présente comme le protecteur des
minorités et du pluralisme, voire
comme le rempart de la civilisa-
tion, avec d’autant moins de ver-
gogne qu’il a réussi à reconquérir
Palmyre, dont les ruines romaines
servent utilement à éclipser sa
funeste prison [installée par le
régime dans cette ville].
Et, de même que la Shoah reste
un stigmate de l’ère industrielle,
au point que certains des plus
grands esprits européens en sont
venus à douter de la notion même
de progrès technique, l’indulgence
de la communauté internationale
pour Assad devient un stigmate
pour le monde mondialisé et libé-
ral de l’après-guerre froide.
—Hazem Saghieh
Publié le 3 mai
IsRaël-TuRquIE
Les raisons
d’un divorce
Les relations entre Israéliens et Turcs, fondées sur
les valeurs occidentales, se sont dégradées depuis
la montée des courants religieux dans les deux pays.
—Ha’Aretz Tel-Aviv
E
tre un Turc ou un musul-
man en Israël est plus facile
qu’être un Juif en Turquie”,
a répondu un jeune militant turc
d’opposition à l’une des dix ques-
tions d’une enquête effectuée auprès
de 26 jeunes âgés de 25 à 30 ans.
Anonymes, les personnes inter-
rogées viennent des milieux tant
conservateurs que libéraux et on
trouve parmi elles aussi bien des
partisans que des opposants au
gouvernement turc actuel du parti
islamiste AKP (Parti de la justice et
du développement). Tous les sondés
ont un niveau d’éducation élevé.
Un seul d’entre eux a mis les pieds
en Israël, et si beaucoup désirent
visiter ce pays, c’est uniquement
pour se rendre à Jérusalem, essen-
tiellement en raison de son statut
particulier dans l’islam. Tous les
sondés reconnaissent le droit d’Is-
raël à exister mais avouent être peu
informés sur Israël ou le judaïsme
et font mal la distinction entre
judaïsme et sionisme.
En dépit du petite échantillon de
personnes interrogées et du nombre
limité de questions, la seule réali-
sation de cette étude confirme les
profonds changements en cours
dans le rapport des Turcs à Israël
et le questionnement de l’identité
turque. L’islam est-il une compo-
sante de l’identité nationale ? La
Turquie a-t-elle besoin de renou-
veler ses échanges culturels avec
Israël ? Israël a-t-il cessé d’être la
clé d’accès à l’Occident pour la
Turquie ? Les relations entre les
deux pays doivent-elles se limi-
ter au militaire et à l’économique ?
Israël n’est plus perçu comme la
porte d’entrée vers l’Occident (et
en particulier les États-Unis) et a
donc perdu pour Ankara son impor-
tance stratégique d’antan, d’autant
que la Turquie se perçoit désormais
comme une puissance régionale à
même de mener sa propre diplo-
matie. De même, Israël n’est plus
perçu comme un allié militaire, et
son importance est essentiellement
d’ordre économique.
Economie
Business
is business
●●● Du 35e étage d’une tour
de bureaux, deux hommes
contemplent Tel-Aviv. La tour
fait partie d’un projet de
centre commercial le long
de l’autoroute de l’Ayalon
[nom d’une rivière proche]
et de la chaussée Menahem-
Begin, auquel s’ajouteront des
immeubles d’appartements
de grand luxe (les entreprises
turques construisent la moitié
des tours à Tel-Aviv). Les deux
hommes sont Ahmet Tarik,
directeur de l’entreprise de
construction turque Yilmazlar,
Il faut se rappeler l’intense coo-
pération militaire israélo-turque
des années 1990, laquelle répondait
au sentiment d’isolement des deux
pays au cœur du Moyen-Orient
[arabe]. Tout comme Israël avait
formulé une stratégie d’alliance
entre des États périphériques tels
la Turquie et l’Éthiopie, la Turquie
voyait en lui un partenaire vierge
de toute hostilité envers leur pays
héritier de l’Empire ottoman. Et
cela, à l’opposé des Etats arabes qui
considéraient la Turquie comme
une entité coloniale [les Arabes ont
vécu sous le joug ottoman de nom-
breux siècles] empêchant leur déve-
loppement, bridant leur accès à la
culture occidentale et à la moder-
nisation, et étouffant toute aspira-
tion nationale arabe.
Identités laïques. Les relations
israélo-turques ont connu des hauts
et des bas. La Turquie est le premier
Etat musulman à avoir reconnu
l’Etat d’Israël, mais elle a aussi
soufflé le chaud et le froid sous la
pression de ses voisins arabes (par
exemple après l’annexion officielle
de Jérusalem en 1980 ou à la suite
de l’affaire de la flottille en 2010)*.
Jadis, la Turquie ne fondait pas
seulement ses relations amicales
sur des considérations d’ordre éco-
nomique ou militaire, mais aussi
sur les valeurs pro-occidentales
partagées par les deux démocra-
ties du Moyen-Orient. Le virage
imposé par Mustafa Kemal Atatürk,
le fondateur de la Turquie, avait
fait d’Israël un modèle à suivre.
Mais le vent a tourné. La Turquie
se voit comme le modèle à suivre et
l’aspiration à l’“occidentalisation”
et Nissim Gayus, représentant
de Yilmazlar et par ailleurs
celui qui lui a ouvert le
marché israélien il y a vingt
ans. Les chantiers israéliens
de Yilmazlar emploient
1 200 salariés, tous turcs,”
souligne Nimrod Bousso
dans Ha’Aretz.
“Aujourd’hui, la présence
d’une société turque comme
Yilmazlar fait plutôt figure
d’anomalie, tant semble loin
le temps où, comme en 2003,
Taas [Israel Military Industries]
décrochait un contrat de
modernisation des blindés
turcs. Entre-temps, l’emprise
de l’AKP d’Erdogan s’est fait
sentir et l’affaire de la flottille
de Gaza a refroidi les relations
israélo-turques. ‘Les affaires
MOYEN-ORIENT. 31
↙ Dessin de Tiounine
paru dans Kommersant, Moscou.
est remplacée par l’objectif d’être
un pont entre Occident et Orient.
Ce virage accompli cette dernière
décennie sous la direction du pré-
sident Recep Tayyip Erdogan a eu
pour conséquence d’éroder le statut
d’Israël. La plupart des sondés
proposent de ne plus envisager les
relations israélo-turques que sous
l’angle des coûts et des bénéfices.
Toutefois, un des jeunes interrogés,
issu du courant religieux conser-
vateur, estime que, si la Turquie
renoue pleinement ses relations avec
Israël, cela contribuera à repousser
la rhétorique antisémite aux seules
marges islamistes radicales.
Le partenariat et la coopéra-
tion entre les deux pays fondés sur
deux identités nationales laïques
s’évaporent. S’ils ne connaissent
quasiment rien des tensions entre
secteurs laïcs et religieux qui agitent
la société israélienne, les sondés
turcs sont sensibles au virage reli-
gieux pris sous Erdogan. Cette
semaine, le président du Parlement
turc, Ismail Kahraman, a ainsi pro-
posé de supprimer de la prochaine
Constitution toute référence à la
laïcité, ce qui a déclenché un vif
débat en Turquie, y compris au
sein de son parti, l’AKP. Erdogan
a quant à lui tenu à préciser qu’il
restait attaché à une laïcité prati-
quant l’équidistance entre les dif-
férentes fois religieuses.
—Tzvi Barel
Publié le 28 avril
* Le 31 mai 2010, la marine israélienne
s’attaque en haute mer à des bateaux
de militants propalestiniens venus
de Turquie pour briser le blocus
autour de la bande de Gaza. Bilan :
9 morts et 28 blessés.
vont reprendre, assure Ahmet
Tarik. En 2014, mes salariés
ont vu les roquettes du
Hamas s’abattre sur leurs
chantiers d’Ashkelon,
d’Ashdod et même du sud
de Tel-Aviv. Ça les a fait
réfléchir et aucun d’entre
eux n’a voulu démissionner.’
Le salaire mensuel net
des ouvriers turcs est
de 2 000 dollars, le double
de celui pratiqué en Turquie.
Néanmoins, plus à l’aise dans
un environnement musulman,
la plupart de ces ouvriers
logent dans un immeuble
de Kafr Qassem [tristement
célèbre pour un massacre
commis en 1956], une ville
arabe israélienne voisine
de Tel-Aviv.”
32. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

à la une

mondialisation les f

En Occident, un nombre croissant de citoyens, de dirigeants et d’économistes, comme l’Américain

Larry Summers (lire ci-contre), dénoncent les méfaits du libre-échange. Car, même si c’est grâce
à la mondialisation que ces pays ont prospéré (p.  37), leurs classes moyennes, elles, n’en ont pas profité.
Surtout, comme en témoigne le traité transatlantique (TTIP) actuellement négocié par l’Europe
et les Etats-Unis, ce ne sont plus les barrières douanières qui sont aujourd’hui en jeu, mais les normes
en matière d’environnement et de santé – qui affectent directement notre vie quotidienne (p. 34).
 Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
FAUSSES PROMESSES
Le monde se mure
Dans les pays riches, la mondialisation n’a pas amélioré le sort
des classes moyennes. L’anxiété des électeurs s’exprime aujourd’hui
par le rejet du libre-échange – et de la circulation des personnes.
—Quartz (extraits) New York
A
première vue, on pourrait croire à un
détail sans importance. Reuters rapporte
aujourd’hui [le 7 avril] que l’Union euro-
péenne envisage de demander un visa
aux visiteurs américains et canadiens.
Ce serait une mesure fâcheuse, étant donné
le volume d’activité touristique que représentent
les Nord-Américains voyageant en Europe. Et il
est peu probable qu’elle sera adoptée. Mais le fait
même qu’on en débatte – afin de riposter aux visas
que les Etats-Unis exigent des Roumains, Polonais
et Bulgares – traduit un rejet bien réel de l’idéo-
logie économique promondialisation des vingt-
cinq dernières années.
Les principaux moteurs de la mondialisation, à
savoir les échanges internationaux et les flux de
capitaux, ont calé. Et une autre de ses composantes
– la circulation des personnes – fait aujourd’hui
trébucher les relations entre les Etats-Unis et l’UE.
Avec les mouvements de population des dernières
décennies, la mondialisation a fini par trouver ses
limites politiques dans le monde développé. Les
preuves ne manquent pas. On pense aux commen-
taires détestables de Donald Trump sur les immi-
grés mexicains et à ses promesses de construire
un mur infranchissable entre les Etats-Unis et leur
voisin du sud. On pense aussi aux Britanniques
qui se plaignent de l’afflux d’Européens de l’Est,
l’un des arguments en faveur du Brexit.
Nuremberg. En Grèce, le parti néofasciste Aube
dorée a organisé des rassemblements de type
Nuremberg [ville où se tenaient, avant la Seconde
Guerre mondiale, les congrès du Parti nazi], sur fond
de malaise économique et de crise des migrants.
En Allemagne, la détermination de Frau Merkel
à gérer l’afflux de migrants a achoppé sur la pro-
fonde anxiété de l’électorat. Son parti a essuyé
d’importants revers lors des récentes élections
régionales, au profit parfois du parti anti-immigrés
Alternative pour l’Allemagne (AfD).
Il est légitime et naturel que les gens s’inquiètent
face à l’afflux de migrants, alors qu’une série d’at-
tentats (à San Bernardino, à Paris, à Bruxelles)
↑ Dessin de Beppe ont été perpétrés par des terroristes qui venaient
Giacobbe paru d’autres pays ou qui s’étaient rendus à l’étranger
dans Corriere della pour s’entraîner ou préparer leur projet. Et depuis
Serra, Milan. longtemps des études ont montré que le sentiment
anti-immigrés résultait plutôt de considérations
non économiques.
Mais des facteurs économiques interviennent
aussi. L’incapacité de la mondialisation à procu-
rer de vrais bénéfices à la majorité de la popula-
tion des pays riches s’accompagne d’un sentiment
d’anxiété qui s’exprime maintenant par le rejet de
l’immigration et d’autres éléments d’une idéolo-
gie axée sur le libre-échange.
Dans son excellent livre Global Inequality
[éd. Harvard Press, avril 2016], Branko Milanovic,
ancien économiste de la Banque mondiale, sou-
ligne que, si la mondialisation a créé d’énormes
richesses, celles-ci n’ont profité qu’à des indivi-
dus situés au bas de l’échelle mondiale des reve-
nus – ceux qui ont été arrachés à la pauvreté en
Asie – et aux super-riches de la planète. Les classes
moyennes des pays développés n’ont en revanche
guère vu s’améliorer leur niveau de vie.
C’est seulement maintenant, alors que la mon-
dialisation n’a pas produit les avantages écono-
miques vendus aux électeurs des pays relativement
riches, que nous assistons au retour de bâton. Et à
moins que la mondialisation ne commence vrai-
ment à profiter aux électeurs des pays riches, la
prochaine génération risque d’hériter d’un monde
où se dresseront bien davantage de murs.
—Matt Phillips
Publié le 7 avril
Repères
Ralentissement
du commerce mondial
Echanges de biens, services et capitaux
(en % du PIB mondial)
60
50
40
30
20
10 CRISE FINANCIÈRE
0 si on les considère individuellement,
1993 2000 2007
SOURCE : “FINANCIAL TIMES”, McKINSEY
33
Opinion
“Un projet des élites
au profit des élites”
●●● Depuis la fin du second conflit
mondial et jusqu’à récemment, “l’idée
que l’intégration économique mondiale
favorisait la paix et la prospérité faisait
l’objet d’un large consensus qui constituait
un pilier de l’ordre international”,
rappelle l’économiste Larry Summers
dans une chronique publiée le 10 avril
dans le Washington Post. Mais
en Occident, ajoute-t-il, la révolte gronde
contre une mondialisation désormais
perçue, “en partie à juste titre, comme
un projet mené par les élites au profit
des élites”. La solution ? Inverser la logique
de l’intégration, pour passer d’une
approche “de haut en bas” à une approche
de “bas en haut”, suggère ce professeur
de Harvard, qui fut ministre des Finances
dans l’administration Clinton, puis
conseiller économique de Barack Obama
entre 2009 et 2010. “Au lieu de s’efforcer
de promouvoir l’intégration, il faudrait
gérer ses conséquences”, explique-t-il.
Et, plutôt que des accords commerciaux
internationaux, il faudrait négocier
des “accords d’harmonisation
internationale”, en donnant la priorité
aux droits des travailleurs et à la protection
de l’environnement. Enfin, les dirigeants
politiques devraient lutter contre le fléau
de l’évasion fiscale. Et répondre
aux inquiétudes de “tous ces parents
de la classe moyenne qui doutent
– mais espèrent ardemment –
que leurs enfants pourront avoir
une meilleure vie que la leur”.
3   500
MESURES PROTECTIONNISTES
Selon une étude du think tank américain
Peterson Institute for International
Economics, plus de 3 500 mesures
protectionnistes ont été adoptées
dans le monde depuis 2008. Autant
de “microprotections” qui sont “limitées
2014 mais mortelles d’un point de vue collectif”,
selon Gary Hufbauer, l’un des auteurs
de l’étude.
34. À LA UNE
Pour un libre-échange,
mais démocratique
En renforçant la protection du consommateur et de l’environnement, le traité
transatlantique pourrait être un exemple. Mais il faudrait pour cela tout reprendre à zéro.
—Foreign Affairs (extraits) New York
A
utrefois, il était aisé de défendre le libre-
échange. Les pays qui abaissaient leurs
taxes douanières pour ouvrir leurs fron-
tières aux nouveaux produits et aux idées
nouvelles étaient généralement plus pros-
pères que les autres. Les accords de libre-
échange paraissaient créer des opportunités, aider
des millions de gens à sortir de la pauvreté et
générer de la croissance. Bref, le développement
du commerce améliorait la marche du monde.
Un nombre croissant d’Européens et d’Améri-
cains sont aujourd’hui convaincus du contraire. Les
accords de libre-échange sont de plus en plus impo-
pulaires. L’automne dernier, 250 000 Allemands
ont manifesté à Berlin contre le Partenariat transat-
lantique de commerce et d’investissement (TTIP)
actuellement négocié par les Etats-Unis et l’Union
européenne. Près de 3,2 millions d’Européens
Pour le vice-chancelier
allemand, Sigmar Gabriel,
les opposants au TTIP
sont “hystériques”
ont signé une pétition contre ce traité, affirmant
que l’UE “brade les services publics, la protection du
consommateur, les normes environnementales et, de
fait, la démocratie”. La principale association alle-
mande de magistrats, le Deutscher Richterbund,
s’est élevée contre une clause importante du TTIP,
celle qui concerne le règlement des différends com-
merciaux [par des tribunaux d’arbitrage privés],
arguant qu’elle “n’a aucun fondement juridique et
n’est pas nécessaire”.
Pendant ce temps, aux Etats-Unis, on a assisté
à des manifestations similaires contre l’Accord de
partenariat transpacifique (TPP), que Washington
a signé avec onze pays du bassin du Pacifique,
mais que le Congrès n’a pas encore ratifié. Tous
les principaux candidats à la présidentielle ont
déclaré leur hostilité à ce projet. Du côté démo-
crate, Hillary Clinton s’est dit “opposée” au TPP et
Bernie Sanders a promis qu’il “ferait tout” pour le
faire échouer. Selon le républicain Donald Trump,
c’est un “accord horrible”.
Les élites qui pilotent la politique étrangère et
les échanges internationaux méprisent générale-
ment ces opinions. Pour le vice-chancelier alle-
mand et ministre de l’Economie, Sigmar Gabriel,
les opposants au TTIP sont “hystériques”. Ses par-
tenaires américains voient dans ces protestations
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
le retour étrange d’une ferveur antimondialisation
aggravée par une élection américaine houleuse.
Ces élites savent que par le passé de telles cam-
pagnes n’ont jamais empêché la conclusion d’un
accord. Les protestations actuelles finiront elles
aussi par s’éteindre, estiment-elles.
Il est probable qu’elles se trompent. Le mouve-
ment d’hostilité au libre-échange a, depuis quelques
années, gagné en pertinence. Il ne mobilise plus
seulement les perdants réels de la mondialisation
ou ceux qui se perçoivent comme tels, comme les
syndicalistes et écologistes américains qui s’étaient
opposés à l’Accord de libre-échange nord-améri-
cain (Alena) dans les années 1990. Aujourd’hui,
↑ Dessin de Beppe le mouvement touche des couches sociales beau-
Giacobbe paru coup plus larges, en particulier dans les classes
dans Corriere della moyennes occidentales. Lors de la manifestation
Serra, Milan. Stop TTIP qui s’est déroulée à Berlin à l’automne,
les rues voisines de la porte de Brandenburg étaient
pleines d’étudiants et d’universitaires, mais aussi
d’ouvriers et d’employés. Ce sont des gens qui,
SoUrCE jusqu’ici, croyaient dans la coopération, le gouver-
nement et les réglementations mondiales, et qui
Foreign AFFAirs aujourd’hui constatent avec inquiétude que la poli-
New York, Etats-Unis tique commerciale sape désormais la démocratie.
Bimestriel, 181 500 ex.
www.foreignaffairs.org Marchandages. Pour comprendre comment
Publié à New York s’est opéré ce glissement, il convient de se pen-
depuis 1922, cher sur la façon dont les accords commerciaux
ce magazine est une ont évolué. Par le passé, il s’agissait avant tout de
référence mondiale réduire les droits de douane. Par exemple, un pays
en matière de relations proposait de supprimer ses taxes sur la viande si
internationales. Organe l’autre partie faisait de même pour les voitures.
de l’influent Council Après quelques marchandages en coulisses, on
on Foreign Relations, parvenait à un accord que les gouvernements
il contribue à confronter pouvaient signer. Tout ceci était mortellement
analyses de chercheurs ennuyeux, mais cela faisait baisser les prix des
et de politiciens…
et à faire émerger
produits et facilitait les échanges transfrontaliers.
Aujourd’hui, ce sont les barrières commer-
la prochaine politique ciales non tarifaires qui sont en jeu. Ce terme
étrangère américaine. technique mais politiquement important désigne
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
les restrictions aux importations dictées par les
réglementations concernant les normes de sécu-
rité alimentaire, les services publics ou la régula-
tion d’Internet. Désormais, le champ des accords
commerciaux déborde largement de la sphère tra-
ditionnelle des affaires pour toucher aux valeurs,
aux normes sociales et au progrès social qui ont
été définis et affinés par des décennies de gou-
vernance démocratique. Ces accords affectent
des domaines qui préoccupent énormément les
gens et pour lesquels ils sont prêts à se battre.
Lorsque la démocratie fonctionne, il y a un débat
public sur telle ou telle question, après quoi un
parti ou un dirigeant politique peut la soumettre
au législateur afin de parvenir à un compromis et
créer une loi. C’est ce que les sociétés occidentales
sont censées être capables d’accomplir.
Soins de santé. Or les accords commerciaux
actuels portent souvent atteinte à ce processus
démocratique. Leur fonction, en réalité, est de faire
adopter des réglementations multinationales per-
mettant d’empêcher les démocraties d’instaurer
ou de modifier les règles de façon autonome. Dans
une certaine mesure, cela semble sensé dans un
monde des affaires de plus en plus interconnecté.
Toutefois, dès lors que les accords touchent à des
domaines autres que la simple logistique – quand
ils concernent les soins de santé ou d’autres ques-
tions sociales –, il semble irresponsable de confier
de telles décisions à des experts du commerce.
C’est malheureusement exactement ce qui est
en train de se produire.
Le TPP en fournit un bon exemple. Cet accord
[comme le TTIP] a été concocté à huis clos et aucun
de ses trente chapitres n’a jamais été débattu publi-
quement. Les membres du Congrès eux-mêmes ont
eu les plus grandes difficultés à accéder à l’avant-
projet, et aussi bien ces représentants que la poi-
gnée de conseillers de la société civile ayant eu
accès aux documents risquaient des poursuites
criminelles au cas où ils les auraient discutés
avec leurs équipes. Ce n’est qu’une fois les négo-
ciations terminées [sur le TPP] que le texte a été
rendu public, en novembre 2015. Peu après, le pré-
sident Obama a demandé au Congrès de donner
son feu vert à l’accord. A ce stade, les législateurs
n’ont le choix qu’entre accepter et refuser le TPP.
Le modifier est impossible.
Certains soutiennent que tant que les accords
commerciaux recèlent une promesse de croissance,
ils sont une bonne chose. D’autres vont encore plus
loin et affirment qu’un mauvais accord est préfé-
rable à pas d’accord du tout car cela renforce la
coopération. Ces deux arguments sont erronés.
D’abord, parce que tous les accords ne suscitent
pas une croissance soutenable dans tous les pays
participants. Ensuite, parce que toute frontière
commune n’accroît pas forcément la volonté poli-
tique de collaborer. Prenez l’exemple du récent
référendum sur l’éventuelle sortie de l’Ecosse
du Royaume-Uni après quatre siècles de gouver-
nance commune ou, plus récemment, le débat
autour du Brexit.
En réalité, un accord ne vaut que par les résul-
tats qu’il produit, et ces résultats dépendent de
la manière dont il a été négocié. Un bon accord
exige une large participation, laquelle non seule-
ment augmente la légitimité du texte, mais assure
également la protection des populations ou des
mondialisation : les fausses promesses. 35
Nombre de citoyens
européens craignent que
le TTIP ne les oblige à manger
du bœuf traité aux hormones
secteurs vulnérables. Le TPP ne mentionne abso-
lument pas l’impact des échanges sur le change-
ment climatique. Et cela n’est pas étonnant puisqu’il
n’y avait pas un seul écologiste dans l’équipe de
négociateurs. Les droits humains sont un autre
exemple. L’un des objectifs généralement affi-
chés de la politique étrangère américaine est la
promotion des droits de l’homme dans le monde.
Mais lorsque le TPP a été élaboré, les militants
des droits de l’homme n’ont eu aucune occasion
d’analyser publiquement son impact sur les pays
partenaires et de proposer des façons viables de
protéger les droits humains dans les pays de la
région Asie-Pacifique. Aujourd’hui, l’ONG Human
Rights Watch affirme que ce traité ne protégera
pas les droits des travailleurs.
Il est facile de perdre sa crédibilité et malaisé
de la restaurer. C’est pourquoi Washington et
Bruxelles doivent procéder avec prudence. Cela ne
veut pas dire dénoncer irrévocablement le TTIP.
Ce traité pourrait encore devenir un modèle pour
les accords commerciaux du XXIe siècle, à condi-
tion que les négociateurs prennent en compte ce
qu’est l’Occident. L’Europe et l’Amérique par-
tagent de nombreuses valeurs. Elles tiennent
l’une et l’autre au respect des droits de l’homme
et à la protection de la planète, et elles apprécient
l’innovation et la concurrence. Pourquoi ne pas
promouvoir un bon mélange de ces ambitions au
travers du TTIP ?
Bœuf aux hormones. La façon dont ce traité
pourrait gérer la protection de l’environnement est
un bon exemple. Nombre de citoyens européens
craignent que le TTIP affaiblisse les normes ali-
mentaires, obligeant les gens à manger des légumes
génétiquement modifiés contenant des niveaux
élevés de pesticides, ou du bœuf traité aux hor-
mones. Certaines de ces craintes sont dispro-
portionnées, mais elles pourraient être aisément
apaisées si l’accord était négocié avec l’objectif
clairement affiché de respecter les normes ali-
mentaires les plus exigeantes. Cela peut paraître
contre-intuitif, dans la mesure où le but tradition-
nel des négociations commerciales est justement
de se débarrasser des réglementations, mais éla-
borer des normes exigeantes est précisément ce
que les Etats-Unis et l’Europe savent bien faire.
Selon l’ancien commissaire européen au
Commerce Pascal Lamy, ces normes offrent un
avantage compétitif à l’Occident. Grâce à elles, on
n’a pas à craindre que le lait en poudre soit conta-
miné par de la mélamine, comme cela s’est passé
en Chine. Les normes de sécurité exigeantes sont
ce qui rend les produits occidentaux hautement
désirables. Le mois dernier, par exemple, les tou-
ristes chinois ont vidé les étagères des supermar-
chés allemands de tout leur stock de lait en poudre
pour bébé. Les consommateurs chinois semblent
avoir plus confiance dans les produits occidentaux
que dans les produits chinois. Pourquoi ne pas uti-
liser le TTIP pour amplifier cet effet ?
Avec le TTIP, les Etats-Unis et l’Europe pourraient
Vu des
montrer à la planète entière qu’il est possible de
conclure des traités qui font du monde un endroit
Etats-Unis plus sûr. Ensemble, ils pourraient renforcer la pro-
tection des consommateurs et de l’environnement,
Obama défend
le libre-
et transformer le TTIP en un exemple concret de
la manière dont le commerce et les valeurs occi-
échange dentales se complètent.
C’est un signe Mais tout cela serait bien entendu beaucoup plus
de la défiance que facile si les négociations étaient plus ouvertes aux
suscitent actuellement propositions de divers secteurs de la société tels
les accords de libre- que les régulateurs, les écologistes ou encore les
échange aux Etats-Unis. spécialistes de la politique étrangère et des droits
Le président Barack de l’homme. Il serait également grand temps que
Obama lui-même de nouveaux venus remplacent les équipes obso-
a signé une tribune lètes du Bureau du représentant américain au
dans le Washington commerce et de la Direction générale du com-
Post, le 2 mai, afin merce de l’UE. Cela permettrait de rajeunir, élar-
de défendre gir et enrichir la relation transatlantique. Cela ne
le Partenariat pourra malheureusement se produire que si l’on
transpacifique (TPP). reprend tout à partir de zéro.
Signé en février Pour l’heure, cela paraît hautement improbable,
par 12 pays, cet accord car les négociateurs des deux côtés de l’Atlan-
doit encore être ratifié tique préfèrent continuer comme si de rien n’était.
par le Congrès Pourtant, ils en sont déjà à leur troisième année de
américain, où beaucoup discussions et n’ont guère progressé. Les frustra-
d’élus y sont hostiles. tions augmentent et les protestations se font plus
Pour le président agressives. On pourrait en arriver à un point de
américain, les Etats- basculement qui accroîtrait la pression pour une
Unis doivent fixer remise à zéro du processus.
les règles du commerce Reporter la ratification du TPP par le Congrès
international, sans permettrait au moins de prendre le temps de repen-
quoi d’autres pays ser et reconfigurer non seulement le traité trans-
comme la Chine s’en pacifique, mais également le TTIP. Mais, surtout,
chargeront. cela fournirait l’occasion de repenser la façon dont
l’Occident peut préserver le libre-échange, mais
aussi une démocratie libre.
—Petra Pinzler*
Publié le 6 avril
* Journaliste à l’hebdomadaire allemand Die Zeit
et auteure de Der Unfreihandel [Littéralement
“Le non-libre-échange”, éd. Rowohlt, 2015].
Contexte
Controversé et mystérieux TTIP
●●● Le 2 mai, l’ONG Greenpeace Pays-Bas a dévoilé quelque
248 pages de documents sur le traité de libre-échange transatlantique
connu sous le nom de TTIP ou Tafta. Des révélations qui ont fait
mouche puisque les négociations en cours depuis juillet 2013 entre
Européens et Américains sont largement critiquées pour leur manque
de transparence. Ces documents montrent le blocage des discussions
entre les deux parties sur nombre de sujets dont la sécurité
alimentaire, le vin, les tests sur les animaux, l’arbitrage (dans le cas
de conflits entre entreprises et Etats) et la lutte contre la corruption,
détaille le site d’actualité néerlandais RTL Nieuws.
“Les positions de l’UE sont bien connues ; il n’y a rien de nouveau”,
a commenté la commissaire européenne au Commerce extérieur,
Cecilia Malström, s’empressant de qualifier les fuites de Greenpeace
de “tempête dans un verre d’eau”. Le président François Hollande
a lui assuré que la France opposait un “non” au TTIP à ce stade,
car “nous ne sommes pas pour le libre-échange sans règle”, a précisé
le chef de l’Etat au lendemain des révélations. Si Américains et
Européens arrivent à s’accorder sur un texte, le traité transatlantique
ne pourra entrer en vigueur qu’une fois ratifié par les 28 Etats membres
et le Parlement européen. A Athènes, déjà, il y a peu de chances que
ce texte soit ratifié un jour par le gouvernement d’Alexis Tsipras.
36. À LA UNE
La revanche des perdants
Les gouvernants occidentaux n’ont pas su protéger leurs concitoyens
des effets néfastes de la mondialisation. Ils en paient maintenant le prix
politique.
—Financial Times Londres
A
utrefois louée pour ses promesses de
bienfaits universels, la mondialisation
fait face à une hostilité politique gran-
dissante dans les pays occidentaux
avancés. Pourquoi ? Le point de vue de
l’establishment, en tout cas en Europe,
est que les Etats n’ont pas mené les réformes
nécessaires pour nous rendre plus compétitifs
au plan mondial.
J’aimerais avancer un autre point de vue.
L’échec de la mondialisation en Occident est dû
en réalité à l’incapacité des démocraties à gérer
les chocs économiques qu’elle entraîne inévi-
tablement, comme la stagnation des revenus
moyens réels depuis vingt ans. La crise finan-
cière mondiale – elle-même conséquence de la
mondialisation – et son impact durable sur la
croissance ont constitué un autre choc.
Dans de vastes parties de l’Europe, la combi-
naison de la mondialisation et du progrès tech-
nique a détruit la classe ouvrière traditionnelle
et menace désormais les emplois qualifiés de la
classe moyenne inférieure. La révolte des élec-
teurs n’est donc ni choquante ni irrationnelle.
Pourquoi les Français applaudiraient-ils une
réforme du travail qui risque de les priver de
leur emploi, sans espoir d’en trouver un autre ?
Certaines réformes ont fonctionné, mais
demandons-nous pourquoi. Celles du marché
du travail – tant vantées – auxquelles a procédé
l’Allemagne en 2003 ont réussi à court terme
parce qu’elles ont entraîné une modération sala-
riale qui a amélioré la compétitivité du pays. La
seule raison pour laquelle elles ont débouché sur
une quasi-situation de plein-emploi, c’est qu’au-
cun autre pays n’a fait la même chose. Mais, si
d’autres avaient suivi, l’Allemagne n’aurait enre-
gistré aucun gain net.
Mauvaise recette. Ces réformes ont eu un
effet pervers important. En diminuant les prix
relatifs, elles ont boosté les exportations nettes,
ce qui a généré une sortie massive de l’épargne
[des entreprises] ; celle-ci a été la cause profonde
des déséquilibres qui ont provoqué la crise de la
zone euro. [Plutôt que d’utiliser ses excédents
pour procéder à des investissements produc-
tifs, le pays a exporté massivement des capi-
taux financiers, contribuant à la financiarisation
de l’économie mondiale.] De telles réformes ne
sont certainement pas la recette dont devraient
s’inspirer les pays avancés pour aborder le pro-
blème de la mondialisation.
Par ailleurs, aucune preuve factuelle ne montre
que les pays qui ont réformé s’en sortent mieux
ou sont mieux armés pour faire face à une
insurrection populiste. Aux Etats-Unis et au
Royaume-Uni, la structure du marché est plus
libérale que dans la plupart des pays d’Europe
continentale. Et pourtant le Royaume-Uni va
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
← Dessin de Beppe peut-être sortir de l’UE, et aux Etats-Unis le can-
Giacobbe paru didat républicain à l’élection présidentielle pour-
dans Corriere della rait être un populiste extrémiste. La Finlande
Serra, Milan. arrive en tête des classements de compétiti-
vité, mais son économie, dégradée, ne montre
aucun signe de reprise – et le pays compte un
puissant parti populiste.
Mon diagnostic est que la mondialisation a
submergé politiquement et techniquement les
dans nos sociétés occidentales. Il est impossible de se
archives voiler la face devant cette réalité. Cela signifie
qu’il nous faut admettre qu’aujourd’hui n’est pas
le meilleur moment pour conclure un nouvel
accord commercial ou procéder à une nouvelle
libéralisation du marché.
Souveraineté. D’importantes manifestations
ont eu lieu en Allemagne contre le Partenariat
transatlantique de commerce et d’investis-
sement (TTIP). L’un de ses aspects les plus
A la veille du 3e sommet controversés est qu’il rognerait la souveraineté
de l’OMC, fin novembre juridique de ses participants. Depuis deux ans,
1999 à Seattle, on assiste à un retournement spectaculaire de
l’inquiétude est l’opinion publique allemande. En 2014, selon un
palpable. La ville sondage YouGov, près de 90 % des Allemands
s’apprête à accueillir ce étaient favorables au libre-échange ; ce taux
que l’Histoire retiendra n’est plus que de 56 %. Et la proportion des
comme la première personnes interrogées qui rejettent catégori-
grande manifestation quement le TTIP est passée de 25 à 33 %. Cela
altermondialiste. ne signifie pas que l’UE devrait devenir protec-
Le sommet sera tionniste. Mais l’évolution rapide de ces chiffres
un échec. CI n° 473, devrait sonner comme un avertissement pour
du 24 novembre 1999. les dirigeants politiques : ils doivent procéder
avec prudence.
Je ne comprends pas pourquoi Sigmar Gabriel,
ministre de l’Economie allemand et président du
Parti social-démocrate (SPD), défend si ardem-
ment le TTIP. S’il souhaite vraiment enrayer
l’érosion électorale de son parti, il doit prendre
en compte les coûts politiques de ce traité.
Nombre de partisans du parti anti-immigration
Alternative pour l’Allemagne (AfD) sont d’ex-
Le 21 juillet 2001, électeurs du SPD, et ce n’est guère étonnant.
300 000 personnes Un non au TTIP éliminerait au moins l’un
manifestent contre le des facteurs qui motivent les sentiments anti-
sommet du G8 à Gênes. UE ou antimondialisation. Les bénéfices écono-
La veille, de violents miques marginaux de l’accord ne feront pas le
affrontements avec la poids face aux conséquences politiques de son
police italienne se sont adoption. Les partisans de la libéralisation des
soldés par la mort d’un marchés devraient admettre que la mondiali-
manifestant. CI n° 561, sation et l’intégration européenne ont produit
des perdants. L’une et l’autre étaient censées
faire naître une situation où personne ne per-
dait au change et où certains amélioraient leur
condition.
Cela ne s’est pas produit. Nous en sommes
quasiment arrivés à un point où la mondialisa-
tion et l’appartenance à la zone euro ont causé du
tort non seulement à certains groupes sociaux,
mais à des pays entiers. Si les responsables poli-
du 1er août 2001. tiques ne réagissent pas, les électeurs le feront.
Non, la mondialisation —Wolfgang Munchau
n’est pas le stade le plus Publié le 24 avril
élevé du progrès
humain, expliquent
l’essayiste canadien John Pourquoi les Français
Ralston Saul et le applaudiraient-ils une
philosophe britannique
John Gray. CI n° 779, réforme du travail qui risque
du 5 octobre 2005. de les priver de leur emploi ?
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
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qui n’aura pas le Nobel

L’Europe a prospéré grâce au libre-échange. Alors arrêtons

de le dénigrer et faisons en sorte que le traité transatlantique
soit signé cette année, déclare ce journaliste allemand.

16 7,90 €
—Süddeutsche Zeitung Munich travailleurs en plafonnant les exportations. Il
est plus judicieux de mieux répartir les fruits

L
au lieu de 9,90 €
e 23 avril, Barack Obama a été accueilli en de la réussite entre personnes à revenus moyens
Allemagne par des dizaines de milliers de et personnes à hauts revenus. DESTINS Frais de port
EXTRAORDINAIRES
citoyens avant même d’y atterrir : une grande Le temps presse. Si les parties ne parviennent offert
manifestation a demandé la fin du TTIP sous pas à s’entendre en 2016, on entrera alors dans une
le prétexte qu’il menace les droits sociaux et période d’incertitude. Les élections en France et M 09630 - 11H - F: 9,90 E - RD PÉROU
Julio Hancco,
RUSSIE
Igor Soutiaguine,
BHOUTAN
Chencho Dorji,
CONGO
Jean-Patrice Keka,

environnementaux. La devise était : “Yes we en Allemagne en 2017 retarderont le processus. 3’:HIKTQD=UU^^UW:?a@k@b@l@f"; seigneur
des patates
espion
malgré lui
un psychiatre au pays
du bonheur intérieur brut
le rêveur
qui vise la Lune

can stop it !”[oui, on peut l’arrêter] – allusion au
slogan d’Obama pour l’élection présidentielle.
Celui-ci ne s’est pas laissé impressionner. Une
fois arrivé sur le sol allemand, le lendemain, il
a déclaré souhaiter que l’accord avec l’Europe
Le nouveau président que les Etats-Unis éliront
en novembre a peut-être un autre programme. Réservez-le dès aujourd’hui et
Si c’est Donald Trump, ce sera la pire nouvelle
pour le libre-échange : Trump rejette toutes les recevez-le dès sa parution le 22 juin*.
importations, il a pratiquement fait une croix sur (Prévente jusqu’au 31 mai.)

soit conclu cette année. La chancelière Angela
Merkel voit les choses comme lui. Et ils ont raison.
Un accord de partenariat transatlantique profi-
terait à l’Europe. Certains font remarquer actuel-
lement que la conjoncture mondiale pourrait
fléchir, menaçant de fait l’expansion économique
que connaît l’Allemagne depuis si longtemps.
Face à ce déclin, un traité entre les deux plus
grands blocs économiques du globe introduirait
une dynamique positive. Il faciliterait les expor-
tations vers l’autre côté de l’Atlantique et épar-
gnerait aux entreprises les coûts d’une double
le TTIP même s’il se distancierait sans doute de
nombreux slogans populistes une fois président.
Hillary Clinton s’est exprimée de façon tout aussi
critique mais demeure encore ouverte.
On ne calmera pas
la frustration salariale
des travailleurs en
plafonnant les exportations
16 destins extraordinaires
Suivez les aventures de personnages hors du commun : un
ingénieur rêveur, un ornithologue hors la loi, un bibliothécaire-
détective... Des vies épiques, tragiques ou poétiques à lire dans
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malgré lui. Bhoutan. Chencho Dorji, un psychiatre au pays du bonheur intérieur
brut. Congo. Jean-Patrice Keka, le rêveur qui vise la Lune. Et bien d’autres...

réglementation.
Les adversaires du TTIP oublient que l’Eu-
rope n’a cessé de profiter de la libéralisation des
échanges depuis le Moyen Age, époque où ceux-
ci étaient taxés à l’entrée de chaque ville. Ce
n’est pas un hasard si la prospérité n’a touché de
grandes masses de gens qu’au XXe siècle, quand
les exportations ont été possibles sans limites.
Freiner la facilitation des échanges, c’est mettre
cette prospérité en jeu.
Certains affirment avec rage que l’Europe sacri-
fie ses normes au TTIP. Cette affirmation ne passe
pas l’épreuve des faits. Les Etats européens ont
conclu d’innombrables accords commerciaux sans
renoncer à la protection sociale et à la protection
des consommateurs auxquelles leurs citoyens
tiennent à juste titre. Et le scandale Volkswagen
ne montre-t-il pas que les normes sont de temps
à autre plus strictes aux Etats-Unis ?
La mondialisation a assurément provoqué des
frustrations au cours des dernières années. La
rémunération des salariés moyens augmente à
peine. Ces questions sont au centre de la cam-
pagne électorale américaine et le libre-échange
fait office de bouc émissaire. Il n’est pourtant
pas coupable. Comme en témoignent les deux
siècles derniers, c’est la liberté des échanges qui
génère la croissance nécessaire à l’augmentation
de la prospérité.
Et ce n’est qu’une fois la prospérité atteinte
qu’on est fondé à discuter de sa répartition. On
ne calmera donc pas la frustration salariale des
La variante la plus sûre, c’est qu’on trouve un
accord cette année. Pour cela, il faut que le rythme
des négociations s’accélère. Il est à remarquer que
ce sont les Américains qui traînent des pieds alors
que leurs détracteurs allemands les soupçonnent
de brûler de se jeter sur l’Europe. L’Accord de par-
tenariat transpacifique (TPP) [que les Etats-Unis
ont signé en février avec 11 Etats du Pacifique] a
toujours été la priorité d’Obama.
Pour parvenir à un accord, les deux parties
devront faire preuve de souplesse. Les Européens
seront obligés par exemple assouplir les garanties
accordées à leurs agriculteurs. Ils ne doivent par
contre pas renoncer aux barrières qu’ils imposent
en ce qui concerne les OGM ou la viande aux hor-
mones. Les chefs de gouvernement de l’UE res-
pectent l’engagement qu’ils ont pris auprès de leurs
citoyens de maintenir le niveau de protection dans
tous les domaines essentiels. Les Américains le
savent et le respectent.
Les chefs de gouvernement de l’UE sont égale-
ment fidèles à leurs engagements en ce qui concerne
le deuxième gros point litigieux, le droit d’agir en
justice pour les grands groupes. Ils doivent pro-
poser aux Etats-Unis une solution qui garantisse
plus de transparence que des tribunaux privés.
C’est là-dessus que les deux parties s’affrontent
actuellement. Obama devrait signaler qu’un der-
nier effort s’impose. Les manifestations rappellent
qu’il y a urgence extrême.
—Alexander Hagelüken
Publié le 24 avril
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38. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
tra n s-
versales.n nement
e nv ir o
—India Today New Delhi
A
u cœur de la plus célèbre des
Economie ......... 40 réserves de tigres d’Inde (le parc
Signaux .......... 41 national de Panna), une ligne rouge,
tracée de fraîche date à la peinture sur les
grès millénaires du massif des Vindhya,
symbolise l’emplacement du futur barrage
Modi, le mégalo
de Dhaudan, sur le Ken, dans le Madhya
Pradesh [au centre de l’Inde]. Il mesurera
77 mètres de hauteur pour 2 kilomètres de
de l’eau
longueur. Ce sera le premier d’une série
de 3 000 grands barrages et réservoirs
que le gouvernement de Narendra Modi
souhaite édifier dans le cadre d’un vaste
programme dont le but est de relier entre
Infrastructures. Pour assurer eux 37 grands fleuves pour modifier leur
son approvisionnement en eau, l’Inde s’apprête débit naturel. L’objectif est de mettre un
terme à la pénurie d’eau tout en se prépa-
à relier des grands fleuves entre eux. rant aux besoins futurs du pays.
Un projet pharaonique et controversé. Une entreprise audacieuse que certains
disent “prétentieuse”. Présenté comme
le plus vaste projet d’infrastructures au
monde en matière d’irrigation, le pro-
gramme Interconnexion des rivières
[Interlinking of Rivers, ILR] porte sur
30 liaisons fluviales. Il est prévu de creu-
ser 15 000 kilomètres de canaux destinés
à transporter 170 kilomètres cubes d’eau
– assez pour alimenter toute l’année une
bonne centaine de mégapoles de la taille
de Delhi ou de Bombay. L’Agence natio-
nale de l’eau, chargée depuis 1982 de la
conception des infrastructures – 14 pour
les rivières de l’Himalaya et 16 pour la
péninsule – dans le cadre du Plan natio-
nal pour la mise en valeur des ressources
en eau, dresse déjà la liste des “bienfaits”
de ce projet.
Populations déplacées. Le directeur
général de l’Agence de l’eau, Masood Hussain,
56 ans, fort de plus de trente ans d’expé-
rience dans les projets de mégabarrages,
dont celui d’Indirasagar, sur le Narmada
[au centre de l’Inde], estime que l’ILR est
l’unique moyen réaliste de faire passer la
surface de terres irriguées de 140  millions à
175 millions d’hectares à l’horizon 2050, date
à laquelle le pays devrait compter 1,6 mil-
liard d’habitants.
Mais voilà, d’après les estimations du
réseau SANDRP [South Asia Network on
Dams, Rivers and People], qui étudie l’im-
pact des barrages sur les rivières et les popu-
lations, ce projet entraînerait le déplacement
d’environ 1,5 million de personnes du fait
de la submersion d’au moins 2,7 millions
d’hectares de terres, rendue nécessaire par
la construction des infrastructures de stoc-
kage et du réseau de canaux. Voilà pour le
coût humain. Mais, parmi les zones inon-
dées, on trouve aussi 104 000 hectares de
forêts, dont des sanctuaires de la vie sauvage.
Le coût financier du programme sera
par ailleurs astronomique. Alors qu’il était
chiffré à 5 600 milliards de roupies [73 mil-
liards d’euros] en 2002-2003, la ministre des
Ressources en eau, Uma Bharti, a révélé à
India Today que l’ILR allait en fait coûter
↙ Dessin de Vazquez
paru dans El País, Madrid.
“11 000 milliards de roupies [144 milliards
d’euros] au cours actuel”. Ce qui comprend
les coûts d’acquisition des terrains, d’in-
demnisation et de réalisation.
Après avoir été négligé pendant dix ans
sous les deux mandats de l’Alliance progres-
siste unie (UPA), le programme ILR trouve
un second souffle sous l’Alliance démocra-
tique nationale (NDA). Après un meeting
électoral dans le Bihar [Etat du nord-est
de l’Inde] en avril 2014, Modi a dévoilé
son point de vue dans un tweet, un mois
avant de quitter Gandhinagar [capitale du
Gujarat, dont il était le ministre en chef]
pour Delhi : “Le rêve d’Atal Vajpayee [ancien
Premier ministre] de relier les fleuves est aussi
le nôtre. Il peut accompagner les efforts de nos
courageux agriculteurs.”
Vingt-deux mois après la prise de fonc-
tions de Modi, le chantier du premier projet,
situé à Dhaudan, est prêt à débuter – un canal
“Il n’existe aucune
preuve scientifique
justifiant le projet
du gouvernement”
Himanshu Takkar,
Président du réseau sandrP
de liaison de 221 kilomètres qui détournera
chaque année 1 074 milliards de mètres
cubes du Ken vers la Betwâ.
Il émane du projet d’interconnexion Ken-
Betwâ, première des cinq “liaisons priori-
taires”, un sentiment d’urgence palpable.
Uma Bharti parle d’un “projet modèle” qui pré-
voit d’allouer un tiers de l’enveloppe prévue,
soit 63,2 milliards de roupies [824 millions
d’euros], à la gestion et à la restauration du
milieu. Masood Hussain en énumère les avan-
tages : “635 000 hectares de terres irriguées
dans les districts de Chhatarpur, Tikamgarh
et Panna, dans le Madhya Pradesh, et dans les
districts de Mahoba, Jhansi et Banda, dans
l’Uttar Pradesh, un accès à l’eau potable pour
1,3 million de personnes dans les deux Etats
et 78 mégawatts de capacité de production de
deux centrales hydroélectriques.” Cela semble
trop beau pour être vrai. “Ça l’est”, tranche
Himanshu Thakkar, président du réseau
SANDRP, qui a passé la plus grande partie de
sa vie à combattre les lobbys des construc-
teurs de grands barrages. En s’appuyant sur
l’exemple du projet de liaison Ken-Betwâ,
Thakkar met en doute la raison d’être même
du programme ILR.
“Il n’existe tout simplement aucune preuve
scientifique justifiant le projet du gouverne-
ment”, assure-t-il. Selon lui, la classification
simpliste des bassins hydrographiques par
l’Agence de l’eau en “bassins excédentaires”
et “bassins déficitaires” se fonde sur “des don-
nées scientifiques sujettes à caution”.
Pour ce spécialiste, la plupart des bilans
hydrologiques réalisés par l’Agence de l’eau
(sur 137 bassins et sous-bassins) ont été “déli-
bérément faussés”, tandis que la plupart des
études de faisabilité conduites depuis 1982
sont “périmées, la consommation dépassant
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 transversales. 39

Un chiffre dérisoire si on le compare par bilans hydrologiques de l’Agence de l’eau.

37 fleuves à connecter exemple aux 6 130 mètres cubes de la Russie L’Odisha [Etat côtier de l’est du pays] a rejeté
et même aux 1 111 mètres cubes de la Chine. une proposition portant sur un projet d’in-
500 km
Plus de 220 millions d’Indiens doivent se terconnexion ambitieux entre les fleuves
contenter du minimum vital, soit moins de Mahanadi et Godavari. Devant l’inquiétude
1 000 mètres cubes. suscitée par l’étendue de la zone qui serait
Les défenseurs du programme ILR mar- submergée par le barrage de Manibhadra
tèlent que c’est “la seule solution”. “Il va fal- [sur le Mahanadi], le groupe d’experts étudie
CHINE loir porter la production de céréales vivrières les autres options. Or, la liaison Mahanadi-
PAKISTAN e
utr de 265 millions de tonnes aujourd’hui à 450 mil- Godavari est indispensable à la réalisation
po
Gh NÉPAL BHOUTAN hma lions [d’ici à 2050], ce qui est impossible sans de huit autres liaisons fluviales en aval.
Ya

Zones arides New Delhi ag Gandak Bra

mu

hra
du Rajasthan nouvelles infrastructures comme l’ILR”, argu- Déterminée à faire avancer le projet, Uma
na

Ga

mente Masood Hussain. Bharti promet d’achever les trois premières

ng
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BANGLADESH Le gouvernement Modi ne serait-il pas liaisons prioritaires d’ici à sept ans. Or le
wâ

Son
i

en train de poursuivre une dangereuse lancement du chantier de l’interconnexion

rmat

Bet

Ken
Chamba

Calcutta chimère ? De fait, les infrastructures d’ir- Ken-Betwâ a déjà été ajourné deux fois,
Saba

Liaison Ken-Betwâ
ada
Narm
Tapi
Godav
ari
Bombay
Krishn
a
Pennar
Golfe
d’ O m a n
Madras
Kaveri
Vaigai
SRI LANKA
SOURCE : NATIONAL INSTITUTE OF HYDROLOGY
de loin, depuis, les ressources en eau dispo-
nibles dans la plupart des bassins”. “L’Agence
de l’eau a délibérément omis d’étudier l’en-
semble des possibilités en matière de gestion
des ressources en eau avant de décréter que tel
ou tel bassin était déficitaire ou excédentaire”,
assure Himanshu Thakkar. En octobre, le
barrage de Gangau, un vieil ouvrage situé
à 2,5 kilomètres en aval du site prévu pour
le barrage de Dhaudan, est presque à sec.
Les habitants du village de Dhaudan,
comme ceux de neuf autres villages de la
réserve de Panna, retournent donc à leurs
vieux puits contaminés. Le Ken, réduit à
un filet d’eau depuis la mousson dérisoire
de 2015, est trop éloigné. Et la situation est
encore pire en aval du district de Panna.
Idées préconçues. “Il y a davantage d’eau
dans la Betwâ.” Mohan Lal Gautam, un des
gardiens des temples de Khajurâho, situés
à proximité, est visiblement surpris par le
projet de détourner l’eau du Ken vers la Betwâ.
Même à l’orée des denses forêts de tecks,
les terres agricoles sont passablement des-
séchées. Shyamendra Singh, 52 ans, à la tête
du Ken River Lodge, situé aux portes de la
réserve de tigres, dresse le bilan de la séche-
resse. Il explique que plusieurs dizaines de
petits agriculteurs et ouvriers agricoles aux
abois ont quitté la région en quête de travail.
Le bassin versant du Ken a connu une
forte alternance de crues et de sécheresses
à la période des moussons. Les militants
Sundarbans BIRMANIE
Mah
ana Subarnarekha
di
Liaison Mahanadi-Godavari
Golfe
du Bengale
Projets de connexion concernant :
les rivières himalayennes
les rivières de la péninsule
écologistes avancent d’ailleurs l’argument
“de crues et de sécheresses concomitantes sur les
bassins du Ken et de la Betwâ” pour contester
les affirmations de l’Agence de l’eau selon les-
quelles le Ken serait un bassin excédentaire.
Masood Hussain soutient que ces cri-
tiques “s’appuient sur des inquiétudes et des
idées préconçues dépourvues de fondement
scientifique”. Assis à son vaste bureau dans
les locaux généreusement dotés de l’Agence
de l’eau, dans le sud de Delhi, il plaide avec
force en faveur des grands barrages : “Le
débat sur le développement est biaisé en Inde :
les écologistes s’opposent aux projets pour servir
des intérêts particuliers, et la presse les suit.”
Certains chiffres viennent étayer son point
de vue. Un rapport de 2015 de l’Organisa-
tion des Nations unies pour l’alimentation
et l’agriculture (FAO) range l’Inde der-
rière le Mexique, la Chine et l’Afrique du
Sud en termes de réserves d’eau par habi-
tant (stockées dans des barrages de petite
à grande taille). Le pays ayant une capa-
cité de stockage annuelle de 250 milliards
de mètres cubes, l’Indien moyen n’a accès
qu’à 225 mètres cubes d’eau par an (issus
de retenues d’eau).
“Ce sont les nappes
phréatiques qui
font véritablement
vivre l’Inde”
Himanshu Takkar
rigation de taille moyenne à grande et les
grands barrages ne couvrent que 16 millions
d’hectares, soit un quart de la surface irri-
guée totale du pays.
Thakkar rappelle un fait largement passé
sous silence : plus de 60 % des besoins en
irrigation actuels sont assurés par les nappes
phréatiques et les petits ouvrages d’irrigation.
Et ce n’est pas tout. Le rapport de
novembre 2000 de la Commission mon-
diale des barrages a conclu que 10 à 12 % seu-
lement de la production de céréales vivrières
d’Inde étaient irrigués par les grands bar-
rages. “Ce sont les nappes phréatiques qui font
véritablement vivre l’Inde”, affirme Thakkar.
On estime qu’elles sont 70 % plus produc-
tives que l’irrigation par canaux, et il convient
donc d’assurer leur pérennité en protégeant
les processus naturels de recharge.
L’ancien ministre des Ressources en eau et
farouche opposant à l’ILR feu Ramaswamy
Iyer y voyait une forme de “mégalomanie
technologique”, ajoutant qu’une rivière n’est
pas un “assemblage de tuyaux que l’on peut
découper, détourner et souder à notre guise”.
Les détracteurs de l’ILR dénoncent des tri-
patouillages environnementaux à grande
échelle – destruction de rivières naturelles
et de la biodiversité aquatique et terrestre,
salinisation des cours d’eau…
Voix discordantes. Mais il y a pire.
Mihir Shah, membre de la Commission de
planification de 2009 à 2014, avertit que
“le programme mettra sérieusement en péril
le cycle même des moussons”. Les fleuves qui
se jettent dans le golfe du Bengale assurent
une température élevée à la surface de la mer,
condition sine qua non de la formation de
dépressions et donc de l’intensité des mous-
sons. D’après lui, réduire le débit des rivières
qui se jettent dans la mer pourrait avoir “des
conséquences graves pour le niveau de précipi-
tations dans le sous-continent”.
Il est intéressant de noter que l’on trouve
des voix discordantes au sein même du Parti
du peuple indien (Bharatiya Janata Party,
BJP). Le 4 décembre dernier, la ministre
des Femmes, Maneka Gandhi, ancienne
ministre de l’Environnement, a critiqué
ouvertement les projets d’interconnexions
fluviales à la télévision.
Beaucoup d’Etats se sont opposés au pro-
gramme ILR en remettant en question les
dont la dernière fois en mars 2016. Masood
Hussain a déclaré que la nouvelle date ne
serait fixée qu’après le feu vert du minis-
tère des Ressources en eau. Sans compter
que la liaison Ken-Betwâ, qui nécessite des
interventions sur une réserve naturelle pro-
tégée, exige également l’imprimatur de la
Cour suprême.
En mars 2012, la directrice générale du
Centre pour la science et l’environnement,
Sunita Narain, avait mis en garde : “L’idée
de relier des rivières entre elles séduit par son
côté pharaonique. Mais cet aspect pharao-
nique détourne justement notre attention du
vrai problème : comment garantir à tous l’ac-
cès à l’eau potable ?” Ce serait donc ça l’ILR,
de la poudre aux yeux pour détourner notre
attention ?
—Asit Jolly
Publié le 14 avril
sur notre site
courrierinternational.com
“Le continent, qui est
déjà le plus aride au monde
proportionnellement
à son nombre d’habitants,
est aujourd’hui confronté
à une sécheresse
catastrophique”, écrit
dans The Jordan Times
Brahma Chellaney, professeur
d’études stratégiques
au Centre for Policy Research,
un think tank indien indépendant.
Une meilleure coopération des
pays asiatiques, en particulier
avec la Chine, est essentielle
pour garantir l’accès à l’eau
des populations, estime-t-il.
Retrouvez son analyse
sur notre site.
40. TRANSVERSALES
ÉCONOMIE
Les ratés de
l’ubérisation
Services. Eblouies par le succès
de l’application de transport
de particuliers, de nombreuses
start-up ont voulu décliner
le concept dans d’autres
secteurs. Mais leur modèle
économique tient rarement
la route.
—The New York Times
(extraits) New York
A
San Francisco comme
dans la plupar t des
grandes villes, se garer
est une corvée hors de prix qui
mine le moral. Alors quand j’ai
découvert il y a un an l’application
Luxe, j’ai vu la lumière au bout du
tunnel, un chœur d’anges s’est
mis à chanter et un double arc-
en-ciel est apparu dans le ciel. Ça
va faire un carton, me suis-je dit.
Luxe avait résolu le casse-tête
du stationnement en déployant
des légions de voituriers armés
de smartphones capables de garer
votre voiture et de vous la resti-
tuer en un clic. Ce service pourrait
apparaître comme un luxe super–
fétatoire, mais là n’était pas la vraie
magie de Luxe. Le plus révolution-
naire, c’était son modèle écono-
mique. En acheminant les voitures
des quartiers les plus courus vers
des parkings sous-utilisés, les créa-
teurs de l’appli assuraient avoir
découvert la solution magique
pour débrouiller l’écheveau du
stationnement urbain. De loin
plus pratique que tous les autres
modes de stationnement, Luxe
était aussi, à 5 dollars l’heure de
stationnement, avec une facture
plafonnée à 15 dollars par jour,
nettement plus abordable.
Malheureusement, nous n’en
sommes plus là. Luxe n’est plus
aussi fiable qu’il l’était, et ses tarifs
ont nettement augmenté. Dans le
quartier où j’ai besoin de me garer
à San Francisco, cela me revient
souvent à près de 30 dollars par
jour, soit plus que le forfait prati-
qué par les parkings, en particu-
lier si vous ajoutez le pourboire
que Luxe vous suggère de verser
aux voituriers.
Le cas de Luxe est emblématique
des applications de services à la
demande qui ont pris le marché
d’assaut ces dernières années,
de la livraison de repas au sta-
tionnement, en passant par les
courses alimentaires. Nombre de
ces entreprises sont aujourd’hui à
la peine : leurs prix s’envolent, leur
service se dégrade, leur modèle
économique change, quand elles
ne mettent pas tout bonnement
la clé sous la porte.
Guerre des prix. Nous assistons
en réalité à la fin du rêve du service
à la demande. Le rêve d’une offre
bon marché et pratique. Comme
Luxe, nombre de ces opérateurs
se présentaient comme des petits
malins pourfendeurs de l’ordre
établi. Non seulement ils étaient
bien plus doués que les services
traditionnels pour vous simplifier
la vie, mais, parce qu’ils reposaient
sur le téléphone, ils allaient aussi
pouvoir être moins chers– tant et
si bien qu’à terme ce qu’ils promet-
taient, c’était des services de luxe
à des prix grand public.
Mais cela ne s’est pas réalisé.
Je continue d’utiliser Luxe, mais
avec le sentiment que c’est juste un
luxe réservé à des gens qui ont de
l’argent mais manquent de temps.
Et c’est aussi le cas d’autres
applis de services. Elles sont
hyperpratiques, mais cette pra-
ticité a un prix – qui n’a pas de
raison de baisser. Et elles sont tout
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
sauf révolutionnaires. Payer cher
pour se faciliter la vie n’a rien de
nouveau – c’est même ainsi que
le monde a toujours fonctionné.
Avant de chercher à comprendre
pourquoi tant de ces entreprises
n’ont pas réussi à offrir des tarifs
grand public, revenons à ce qui lais-
sait penser qu’elles y arriveraient :
le précédent Uber. La société de
véhicules avec chauffeur, que les
investisseurs évaluent aujourd’hui
à plus de 60 milliards de dollars
[52 milliards d’euros], a commencé
par proposer un produit de luxe. Et
son tour de force a été de se servir
de sa croissance pour sans cesse
baisser ses prix et élargir sa cou-
verture. D’alternative pratique à un
service de luxe, les voitures avec
chauffeur, Uber est devenu une
alternative au taxi et, aujourd’hui,
il apparaît comme une alterna-
tive crédible à l’acquisition d’un
véhicule personnel.
Les start-up se
présentaient comme
des pourfendeurs
de l’ordre établi
Vu son succès, les investisseurs
ont ainsi pensé pouvoir décli-
ner Uber à l’infini. “Pendant toute
une période, on a cru qu’on pou-
vait prendre n’importe quel gros
service, ajouter ‘à la demande’ et
créer un nouvel Uber”, résume
Hunter Walk, de la société de
capital-risque Homebrew, qui a
misé sur au moins une société
du genre, le livreur Shyp.
Mais, par de nombreux aspects,
Uber était un cas unique. D’abord
parce que l’entreprise s’est atta-
quée à un marché vulnérable.
Dans bien des grandes
villes, l’activité du
secteur des taxis rele-
vait du racket, avec
des tarifs artificielle-
ment élevés et un ser-
vice déplorable. Un
vrai boulevard s’ou-
vrait devant Uber.
Beaucoup de gens
doivent chaque jour
se déplacer en voiture :
il suffisait de les séduire
une fois pour en faire
des habitués. De plus, la
voiture est le deuxième
bien le plus cher qu’on
achète, or elle passe
le plus clair de son
temps au parking.
Cette aberration
laissait à Uber une
très grande marge
de manœuvre pour engranger des
bénéfices tout en permettant à ses
clients de faire des économies sur
leur budget voiture.
Mais combien y a-t-il de marchés
de ce genre ? Très peu. D’autres
services sont utilisés aussi fré-
quemment par les consomma-
teurs mais ne sont pas aussi
rentables : ceux liés à la nour-
riture, par exemple, offrent des
marges réduites. D’autres, combi-
nant faible récurrence d’utilisation
et marges minimes, sont carré-
ment “un piège” pour les inves-
tisseurs, souligne Hunter Walk.
Les financements dont a bénéfi-
cié ce secteur ont par ailleurs dis-
tordu son système économique. En
2014-2015, une foule de start-up
ont pu lever tant de fonds qu’elles
n’avaient pas besoin de gagner de
l’argent sur chaque commande.
Mais aujourd’hui que l’enthou-
siasme des investisseurs refroi-
dit, elles sont obligées de mettre
un peu de bon sens dans leur ges-
tion, et donc, bien souvent, d’aug-
menter leurs tarifs.
Prenons le cas des courses ali-
mentaires. L’année dernière, la
start-up de livraison de courses
Instacart avait baissé ses prix,
pensant pouvoir tirer des reve-
nus supplémentaires des super-
marchés eux-mêmes, séduits par
les nouvelles commandes que lui
promettait le service.
La stratégie n’a qu’à moitié
fonctionné. Instacart, nous précise
↙ Dessin de Walenta,
Pologne.
un porte-parole, a multiplié par
six son chiffre d’affaires depuis
début 2015 et a utilisé la science
des données pour améliorer son
efficacité. Mais la contribution des
supermarchés n’a pas suffi à com-
penser les coûts : en décembre,
Instacart a fait passer ses frais
de livraison de 4 à 6 dollars pour
la majorité des commandes et a
diminué la rémunération de cer-
tains de ses travailleurs.
Services de livraison. L’objectif :
dégager des bénéfices. Instacart
assure avoir enrayé les pertes
dans les plus grandes villes et
entend afficher “une marge brute
positive” (autrement dit, cesser
de perdre de l’argent sur chaque
commande) sur l’ensemble de ses
activités d’ici à la fin avril.
Autre exemple, les services de
livraison. Postmates, l’une des
start-up les mieux établies dans
ce secteur, a commencé par pro-
poser un service haut de gamme
qui vous fait payer très cher (les
frais de livraison peuvent repré-
senter 50 % du prix total) le luxe
de vous faire livrer ce que vous
voulez où vous voulez, ou presque.
Ainsi, sur la plupart des livraisons,
Postmates ne perd pas d’argent.
En revanche, ces tarifs la fra-
gilisent face à des concurrents
moins chers comme DoorDash,
arrivé assez récemment sur le
marché et abondamment financé
par des sociétés de capital-risque
de la Silicon Valley.
L’année dernière, Postmates a
donc inauguré un service moins
cher, grâce à la prise en charge
d’une partie des frais de livrai-
son par les restaurants : le client
paie 3 ou 4 dollars par commande,
hors pourboire. Pour l’heure, ce
service ne représente que 30 %
des commandes. DoorDash, avec
une livraison à 5 ou 6 dollars, fonc-
tionne sur un modèle semblable.
Peut-on considérer “grand
public” des frais de 3 à 6 dollars
pour se faire livrer ses courses
ou un repas ? Quand on sait que
le salaire médian aux Etats-Unis
tourne autour de 20 dollars l’heure,
cela reste coûteux.
Instaca r t , Post mates et
DoorDash assurent pouvoir bais-
ser leurs prix à mesure qu’ils éten-
dront leurs activités. Il serait sage
d’en douter.
Car dans le monde des appli-
cations de service à la demande,
Uber reste à ce jour l’exception,
et non la règle.
—Farhad Manjoo
Publié le 23 mars
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 transversales. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Des virus à la carte

Evoquant la structure des flocons de neige, quatre virus dévoilent leur parfaite symétrie.

ElEanor lutz est l’auteure de ces infographies cette infographiste free-lance de Seattle s’est spécialisée
L’auteur de virus en forme de “cartes de visite”, que l’on peut dans les sujets scientifiques et les infographies animées.
retrouver sur le site courrierinternational.com en version Elle collabore notamment au national Geographic
animée. Titulaire d’un diplôme de biologie moléculaire, et au Washington Post.
360
42. Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

Magazine
Sur la plage abandonnés • Tendances ........... 48
Flirt avec la censure iranienne • Plein écran .. 50
Les fleurs de l’anza-Borrego • Voyage .......... 54

Le jour où je reviend
En attendant que les médecins trouvent un remède
à sa maladie, aujourd’hui incurable, un Américain a choisi
de faire congeler son corps. De la déclaration de décès
à sa mise en hibernation dans l’institut de cryogénisation,
un journaliste de Die Zeit a pu suivre cette procession
d’un autre genre. — Die Zeit (extraits) Hambourg
 Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
↓ Décembre 2012. Portraits de patients
cryogénisés à l’Institut Cryonics,
dans la banlieue de Détroit. Cette série, signée
par le photographe Murray Ballard, est extraite
du livre The Prospect of Immortality, publié
par Gost en avril 2016.
ndrai à la vie
A
ujourd’hui, Aaron Winborn va mourir – mais dans
un premier temps seulement. Nous sommes
fin mars 2015. Un matin gris de dimanche. Si
l’hiver a déjà quitté Harrisburg, dans l’Etat de
Pennsylvanie, le printemps n’est pas encore
arrivé pour autant. Dans le jardin, devant la
maison, on trouve ça et là des restes de neige crasseuse.
A l’intérieur, Aaron Winborn, 47 ans, est alité. Son
corps autrefois vigoureux est inerte, paralysé depuis
plusieurs mois maintenant par une maladie neurolo-
gique, la maladie de Charcot. Sur la table de chevet,
quatre bougies sont allumées. Les stores sont baissés.
Sa femme, Gwen, ses deux petites filles et sa belle-sœur
se tiennent à côté du lit. Ce sont leurs dernières heures
en tant que famille. Un médecin est également présent.
SourCe
Die Zeit
Hambourg, Allemagne
Hebdomadaire, 540 000 ex. (2011)
www.zeit.de
Tolérant et libéral, le journal de l’intelligentsia
allemande paraît le jeudi. Créé en 1946, il appartient
Dehors, devant la maison, Dennis Kowalski attend dans
sa camionnette bleu ciel. A l’arrière sont entreposés 14 sacs
de glace de 7,2 kg chacun. “Quand Aaron sera dans la glace,
je serai content”, avoue-t-il.
Dennis Kowalski est nerveux. Dès qu’Aaron sera décédé,
il s’agira de faire vite, très vite. Pas le temps de pleurer le
mort. Il sait que ça ne plaira pas à la famille. Il est normal
que les gens souhaitent pleurer la dépouille d’un proche,
le regarder, lui déposer un baiser sur le front. L’idée le met
mal à l’aise, mais il a promis à Aaron de faire au plus vite.
Il sera donc à pied d’œuvre, aujourd’hui à 12 h 30, lorsque
le médecin coupera son respirateur artificiel. Le praticien
prendra le pouls d’Aaron et signera le certificat de décès.
Marc Aurèle, l’empereur-philosophe de la Rome antique,
disait : “La mort nous sourit à tous. La seule chose que
360°. 43
aujourd’hui au groupe Holtzbrinck. Le reportage
ci-dessous a été publié dans un numéro consacré
au “rêve de vie éternelle”. Avec ce sous-titre :
“Tous ne croient pas à la résurrection. Comment
les hommes tentent toutefois de dépasser leur
condition de simples mortels.”
reportage
nous puissions faire est de sourire à la mort.” A moins qu’il
n’existe une autre option ?
Aaron Winborn a pris ses dispositions pour que son corps
malade soit placé en hibernation – dans l’espoir que les
médecins soient capables d’ici cinquante, cent, cinq cents
ans, qui sait, de le réveiller et de le guérir.
Pour Dennis Kowalski, ce “retour à la vie” ne diffère pas
beaucoup de ce qu’il a l’habitude de voir. Il est secouriste
à Milwaukee [dans l’Etat du Wisconsin]. Chaque semaine
ou presque, il réanime quelqu’un. Massage cardiaque,
cent compressions par minute. Ventilation artificielle toutes
les vingt secondes. Pour lui, l’homme est une machine qu’il
redémarre quand il peut. Polo bleu sur une bedaine confor-
table, pantalon de survêtement noir, baskets aux pieds, mous-
tache bien fournie, Dennis est un type sympa qui aime la
44. 360°
Chronologie
1962 —Le Pr Robert C.W. Ettinger
publie le premier ouvrage
sur la cryogénisation, The Prospect
of Immortality (“La perspective
de l’immortalité”, non traduit
en français).
1967 —James Bedford, professeur
à l’université de Californie, est
considéré comme étant la première
personne à avoir été cryogénisée.
1976 — Création du Cryonics
Institut à Détroit, dans le Michigan.
1977 — Naissance de son
concurrent, l’Alcor Life Extension,
à Phoenix, en Arizona.
2002 — Le cryobiologiste Greg
Fahy réussit à greffer sur un lièvre
vivant un rein de lièvre qui avait été
congelé puis conservé pendant
une semaine dans de l’azote liquide.
→ Cuves d’hibernation à l’Institut
Cryonics. Photo Murray Ballard
pêche, la chasse, et siroter une bière sous sa véranda. Il a
servi dans les marines [branche des forces armées améri-
caines], travaillé à la poste et été pompier, avant de suivre
une formation de secouriste, la seule qualification médi-
cale qu’il possède. Depuis quatre ans, il dirige également
le Cryonics Institute, dans la banlieue de Détroit [dans le
Michigan]. Il a posé des congés pour venir à Harrisburg.
L
a cryogénisation [la conservation d’un corps à
très basse température, aussi appelée “cryocon-
servation”] est un vieux fantasme qui nourrit
les récits de science-fiction. Pourtant, ici on est
bien dans le réel. Aujourd’hui, Aaron Winborn
doit être placé en hibernation : il sera le patient
numéro 132 du Cryonics Institute. Avant, quand la religion
dictait encore notre conception du monde, la plupart des
gens comptaient sur Dieu pour surmonter l’épreuve de la
mort. Aujourd’hui, c’est la croyance en la toute-puissance
de la science qui a pris le relais et certaines personnes
vont jusqu’à lui faire confiance pour triompher de la mort.
Leur espoir est le même que celui de tous les croyants
d’hier et d’aujourd’hui : la résurrection. “Vous savez,
confesse Dennis, je comprends que les gens soient sceptiques.
Mais, si j’avais raconté à quelqu’un il y a deux cents ans que je
pouvais sauver des vies en compressant la cage thoracique et
en envoyant de l’air dans les poumons, on m’aurait pris pour
un dingue. A l’époque, quand un cœur s’arrêtait de battre, la
personne était morte.”
11 h 25, encore une heure. Dennis Kowalski sort de sa
camionnette. Il ouvre le coffre, installe les deux glacières
bleues et blanches pleines de glace sur un diable avec l’aide de
deux employés des pompes funèbres et entre dans la maison.
Aaron Winborn est un programmeur [spécialiste infor-
matique] brillant de 43 ans quand les médecins lui diagnos-
tiquent la maladie de Charcot, en 2011. Ils lui expliquent que
ses muscles vont cesser de fonctionner, d’abord les doigts,
puis les bras, les jambes, les cordes vocales, et enfin les pou-
mons. Ils lui donnent deux ans, peut-être trois. Pas plus.
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
Aaron a écrit sur son blog : “J’en veux énormément à cette
maladie. J’ai les larmes aux yeux à l’idée que ma petite dernière
n’aura peut-être aucun souvenir de moi.” Sabina a 10 mois à
l’époque. Sa grande, Ashlin, a 7 ans. Aaron a des projets, il
n’est pas prêt à mourir.
[En 2014, alors qu’il vient d’être placé sous assistance
respiratoire], un défi, baptisé “Ice Bucket Challenge”, fait
parler de la maladie : des célébrités se renversent un seau
d’eau glacée sur la tête. Bill Gates, Lady Gaga ou encore
[l’humoriste allemand] Oliver Pocher jouent le jeu. On
injecte des millions dans la recherche sur la maladie de
Charcot. Les spécialistes disent que cela permettra peut-
être de trouver un traitement un jour. Pour Aaron, il est
trop tard. A moins que…
La cryogénisation
est un vieux fantasme
qui nourrit les récits
de science-fiction
A moins qu’il ne puisse en profiter lui aussi. Dans le futur.
Il suffit que son corps tienne suffisamment longtemps pour
pouvoir recevoir le traitement. Aaron envoie alors un mail
au Cryonics Institute.
Les adeptes de la cryogénisation font un pari. On ne
meurt pas de rien. On meurt du cancer, d’une attaque
cérébrale, Aaron de la maladie de Charcot… Autant de
pathologies que la médecine pourra peut-être guérir un
jour, espèrent-ils. S’ils gagnent leur pari, ils reviendront à
la vie. S’ils le perdent, ils resteront morts. La plupart, dont
Aaron Winborn, sont lucides, et se disent qu’il vaut mieux
une chance infime que pas de chance du tout. Alors pour-
quoi ne pas tenter le coup ?
Aaron a vécu aux Etats-Unis, aux Pays-Bas, dans une
communauté à Londres, dans un monastère bouddhiste.
Il a été enseignant, marionnettiste, a dirigé un simula-
teur de vol, avant de devenir programmeur. Il a écrit un
livre et en a lu des quantités d’autres – et il ne veut pas
s’arrêter là. Il aime trop la vie. Gwen, son épouse, est
contre la cryogénisation, mais elle respecte son vœu.
Elle accepte que Dennis Kowalski soit présent quand
son mari mourra. Que ses adieux soient minutés. Que
la dernière – ou avant-dernière – demeure de son époux
ne soit pas une tombe dans un cimetière qu’elle pour-
rait fleurir, mais une grande cuve blanche qui ressemble
à un thermos géant.
J
uste après midi, le médecin injecte à Aaron
des sédatifs qui l’endorment. Dans la pièce
voisine, Dennis Kowalski remplit de glaçons un
cercueil métallique blanc. Le médecin coupe le
respirateur artificiel. A 12 h 31, le cœur d’Aaron
Winborn cesse de battre [le journaliste n’a pas
été autorisé à être présent dans la pièce à ce moment-là].
La famille quitte la maison en pleurs. Dennis traîne
le cercueil jusqu’au lit d’Aaron. Les deux employés des
pompes funèbres qui attendaient dehors l’aident à y dépo-
ser le corps. Dennis rajoute ensuite de la glace. La cryogé-
nisation proprement dite est un processus trop complexe
pour être réalisé sur place. Le corps humain est rempli de
sang et de liquides physiologiques. Si on le congèle directe-
ment, des cristaux de glace acérés se forment et entaillent
les cellules et les vaisseaux, causant des dégâts irréparables.
C’est la raison pour laquelle Dennis doit amener le corps
d’Aaron aussi vite que possible au Cryonics Institute, à
800 kilomètres de là, au nord. Une équipe les y attend.
Elle remplacera le sang et les liquides physiologiques par
une sorte d’antigel avant de placer le corps en hibernation.
En secouriste rompu à l’exercice, Dennis installe un com-
presseur thoracique sur le cercueil. Avec un sifflement régu-
lier, celui-ci commence à comprimer à intervalles réguliers
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
la cage thoracique d’Aaron. Dennis pose un tube respira-
toire à la sortie de la trachée et sollicite un des employés
des pompes funèbres : “Appuyez bien fort. L’oxygène ira dans
ses poumons.”
Ce dernier demande, déconcerté : “Pourquoi est-ce qu’on
le ranime ?”
Dennis répond : “On maintient ses cellules en vie. On ne
veut pas qu’elles se nécrosent.— Il ne risque pas de se réveiller ?
— Non. Pas avec les médicaments qu’on lui a donnés.”
L’employé des pompes funèbres a enterré des milliers
de personnes. Mais c’est la première fois qu’il en conserve
une dans la glace.
En moins de cinq minutes, le visage d’Aaron, au teint
jusque-là cadavérique, retrouve des couleurs. Dennis s’en
félicite : “Excellent. L’échange gazeux fonctionne au niveau des
cellules.” L’employé des pompes funèbres s’enquiert : “Mais
ça veut dire qu’il est en vie, ça, non ?”
E
st-ce qu’Aaron est mort ? Pour l’état civil,
oui. Le médecin a signé le certificat de décès.
Biologiquement parlant ? Ça dépend. Le cœur
continue de pomper du sang dans le corps, même
s’il le fait avec une aide extérieure. Les cellules
reçoivent donc encore de l’oxygène. En attendant
que les médecins du futur trouvent un remède à la maladie
dont souffre Aaron Winborn, il s’agit de conserver un
maximum de cellules, de molécules et d’atomes de son
corps dans le même état qu’aujourd’hui. Le processus
de décomposition doit être suspendu et seul le froid le
permet. Mais surtout les milliards de neurones de son
Est-ce qu’Aaron est
mort ? Pour l’état-civil,
oui. Biologiquement
parlant ? Ça dépend
cerveau doivent rester intacts. Car c’est là, suppose-t-on,
que siège la personnalité d’Aaron. Si la structure de
son cerveau reste inaltérée, il pourra peut-être un jour
réveiller son “moi”.
Pour ce faire, il faut donc du froid. Dennis calcule : l’état
de décomposition d’un corps laissé une seconde à tem-
pérature ambiante équivaut à celui d’un corps placé une
minute au réfrigérateur, et une heure au congélateur équi-
vaut à quelques mois dans l’eau glacée ou à dix mille ans
dans l’azote liquide. C’est le but. La température de l’azote
liquide doit être à – 196 °C. De l’azote, le Cryonics Institute
en possède à Détroit. Mais le corps d’Aaron n’est pas encore
suffisamment froid pour qu’on puisse interrompre le dis-
positif maintenant ses cellules en vie.
A quelques minutes d’intervalle, Dennis prend la tem-
pérature d’Aaron : 36,6 °C ; 30,6 ; 23,9 ; 17,2.
Lorsque le thermomètre indique 15 °C, Dennis lance :
“OK, c’est parti.” Les employés des pompes funèbres l’ai-
dent à sortir le cercueil de la maison et à l’installer dans la
camionnette. A 15 h 03, Dennis s’engage sur l’Interstate 76.
“Elles viennent
du fond des temps
et de tous les continents
nous raconter
leur histoire.”
Un hors-série
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
360°. 45
Son téléphone portable indique : 807 kilomètres jusqu’à des-
tination. Soit sept heures et dix-neuf minutes de route. Ce
qui nous laisse le temps de faire une interview.
Die Zeit D’après vous, quand sera-t-il possible de réveiller
les personnes cryogénisées ?
Dennis KowalsKi Dans le cas d’Aaron, le jour où on pourra
guérir trois choses : la maladie de Charcot, les dégâts causés
par le froid pendant la cryogénisation et le vieillissement.
Le vieillissement ?
Il n’y a pas longtemps, on a cryogénisé un homme de 93 ans.
Il n’a pas envie de se réveiller dans un corps âgé et affaibli,
mais dans un corps jeune et sain. Ça ne sert à rien de vous
réveiller si un âge très avancé vous achève à nouveau.
Comment voyez-vous les choses ?
Le vieillissement n’est qu’un processus chimique. Il faut
le comprendre et l’enrayer, ou l’inverser. Pour moi, c’est
comme le charbon et le diamant. Les deux ont les mêmes
composants, des atomes de carbone. Simplement, ils ne
sont pas agencés de la même manière. Ce qu’il faut, c’est
remettre les atomes dans le bon ordre. Ce n’est pas dans
deux ans qu’on va y arriver, mais peut-être dans vingt
ou deux cents ans. Peut-être avec des nanotechnolo-
gies, des engins microscopiques spécialisés capables de
réparer l’ADN.
Vous avez conscience que c’est un peu tiré par les
cheveux ?
La cryogénisation en a toujours fait rêver certains, et
doucement rigoler d’autres. Les journalistes présentent
souvent les candidats à la cryoconservation comme
46. 360°
des fous ou de doux rêveurs. Quand on aborde le sujet
avec des scientifiques allemands, des biologistes, des
médecins et des spécialistes du vieillissement, certains
nous disent : c’est passionnant, voire plausible en partie,
mais ne dites pas que je l’ai dit. Les chercheurs ont
peur de compromettre leur réputation scientifique s’ils
s’expriment publiquement sur le sujet. Les scientifiques
aiment s’appuyer sur des faits. Or en cryogénisation
ceux-ci sont rares. Rien ne prouve que cela fonctionne.
D’un autre côté, on ne peut pas non plus prouver que
cela ne fonctionne pas.
N
ous traversons la Pennsylvanie. La vitesse est
limitée à 110 kilomètres par heure, mais Dennis
roule plus vite. Le soleil de l’après-midi perce à
travers les nuages.
Il existe deux sociétés spécialisées dans la cryo-
génisation aux Etats-Unis : le Cryonics Institute
de Dennis Kowalski dans la banlieue de Détroit, et Alcor
à Phoenix. Au total, 280 personnes y sont cryogénisées,
des Américains surtout, mais aussi des Allemands, des
Britanniques, des Français et des Canadiens. Environ
2 500 personnes originaires du monde entier ont signé
un contrat. Les adeptes de la cryogénisation sont une
petite communauté en plein essor : surtout des hommes,
plutôt plus cultivés que la moyenne, beaucoup de natura-
listes, d’athées et d’agnostiques, mais aussi – chose sur-
prenante – quelques bons croyants. Andy Zawacki, un
des membres de l’équipe qui attend Aaron Winborn au
Cryonics Institute, est catholique et va à la messe tous
les dimanches. Un de ses collègues est juif orthodoxe.
Tous deux affirment que la cryoconservation n’est pas
incompatible avec leur religion. A leurs yeux, ce n’est
qu’un traitement comme un autre.
Les candidats à la cryogénisation ont tous le même
sentiment : que la vie est trop courte et que c’est injuste.
Comme une bibliothèque qui dirait : “Regardez tous ces
livres passionnants que vous n’aurez pas le temps de lire !”
Il y a ce sentiment. Et il y a aussi l’espoir. La grenouille
des bois Rana sylvatica par exemple. Elle mesure 8 cen-
timètres de long et vit dans les régions les plus froides
du Canada et de l’Alaska. En hiver, elle entre en hiberna-
tion. Son cœur s’arrête, sa respiration aussi. Au bout de
quelques semaines, elle dégèle et reprend vie. Des subs-
tances présentes dans son sang la protègent des dom-
mages du gel. Les scientifiques veulent copier ce processus.
Le cryobiologiste américain Greg Fahy est parvenu dès
2002 à congeler un rein de lièvre, à le conserver pendant
une semaine dans de l’azote liquide, à le décongeler et à
le greffer sur un lièvre vivant.
Pourquoi ce que l’on arrive à faire avec un rein de lièvre
ne serait-il pas possible avec le corps humain ? Ne congèle-
t-on pas déjà des embryons, du sperme et des cellules
souches ? Pour les adeptes de la cryogénisation, le prin-
cipe est démontré, il n’y a plus qu’à le transposer à la com-
plexité du corps humain. Rien que ça.
Aux Etats-Unis, on investit déjà des millions dans la
recherche sur la cryogénisation. Y compris dans la Silicon
Valley. Nulle part ailleurs l’idée que chaque problème a
sa solution n’est plus profondément ancrée, quand bien
même le problème en question est la mort. Le plus célèbre
partisan de la cryoconservation se nomme Peter Thiel,
le milliardaire cofondateur de PayPal et premier inves-
tisseur de Facebook.
Dennis Kowalski contourne Pittsburgh et pénètre
dans l’Ohio. Des travaux sur la route lui ont fait perdre
dix minutes. Une petite pause pour aller aux toilettes et
manger un cheeseburger et on reprend la route. A 18 h 37,
il reste 530 kilomètres et cinq heures de trajet. Le soleil
décline sur l’horizon. Le corps d’Aaron indique 8 °C.
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016
Die Zeit Admettons que cela fonctionne – une telle vie
dans le futur ne risque-t-elle pas d’être très solitaire,
sans amis et sans famille ?
Dennis KowalsKi Mon épouse et mes trois fils sont eux
aussi partisans de la cryogénisation. Mais, même si ce
n’était pas le cas, imaginez que vous montiez dans un
avion avec tous vos proches et que l’avion s’écrase. Vous
êtes le seul rescapé. Est-ce que vous allez vous tuer ou
est-ce que vous ferez du mieux que vous pourrez, malgré
tout le chagrin que vous ressentez ?
N’existe-t-il pas, selon vous, des considérations
d’ordre éthique qui s’opposent à la cryogénisation ?
Vous pourriez tout aussi bien me demander s’il existe
des questionnements d’ordre éthique sur les prothèses
de hanche ou la transplantation cardiaque.
Certaines personnes craignent que la cryoconser-
vation ne soit qu’un business de l’espoir.
Citez-moi le nom de quelqu’un qui gagne de l’argent avec
ça. Je ne gagne pas un centime avec le Cryonics Institute.
Si l’aspect financier vous intéresse, tout figure sur notre
site Internet. On est une association à but non lucratif
et tous nos comptes sont publics.
Le gel va faire des dégâts.
Reste l’espoir que
les médecins du futur
pourront les réparer
Se faire cryogéniser par le Cryonics Institute coûte
28 000 dollars [environ 25 000 euros]. Une bonne partie de
cet argent sert à payer les entreprises de pompes funèbres
avec lesquelles il travaille. Avec le reste, le Cryonics Institute
fait des placements à long terme, dans l’or, des fonds, des
obligations, l’éventail étant tellement vaste que le risque est
quasi nul, affirme Dennis Kowalski. Les intérêts servent à
couvrir les frais de fonctionnement de l’institut. Surtout
l’azote liquide, qu’il faut acheter 1 600 dollars [environ
1 400 euros] toutes les trois semaines.
D
ennis n’aime pas raconter d’histoires à faire
peur mais doit pourtant le faire pour expliquer
la piètre image dont souffrent les partisans de
la cryogénisation. Alcor, l’institut concurrent,
en Arizona, a commis une grave erreur en pro-
posant ce qu’il appelle la “neuroconservation”,
soupire Dennis. En résumé, il n’est pas nécessaire de
cryogéniser le corps entier. La tête suffit. Scientifiquement
parlant, cela se tient, reconnaît Dennis. Une fois résolus
tous les problèmes liés au réveil et au traitement de la
maladie qui a causé la mort de la personne, il est aussi
possible de cloner un corps jeune et sain à partir de l’ADN
existant au lieu de s’escrimer à rajeunir l’ancien. “Mais
c’est déjà assez dur d’expliquer la cryogénisation aux gens.
Si en plus il faut expliquer qu’on va leur couper la tête, ils
vous prennent pour Frankenstein. Pour moi, c’est une erreur
de communication monumentale.”
A 23 h 45, après presque neuf heures de route, Dennis
Kowalski quitte l’autoroute et pénètre dans une zone
industrielle du nord de Détroit. Le Cryonics Institute est
installé au bout d’une rue faiblement éclairée, dans un
bâtiment de plain-pied en briques auquel est accolé un
entrepôt. Le secouriste gare sa camionnette en marche
arrière, juste à côté des grandes cuves blanches en fibres
de verre qui montent jusqu’au plafond, alignées sur trois
rangées. Chacune peut accueillir six personnes. Pour
Aaron, ce sera celle de devant, à droite.
Andy Zawacki, le catholique pratiquant, attend déjà. Avec
lui deux employées des pompes funèbres. Tous les trois
portent une combinaison de protection intégrale blanche
et un masque sur le nez. Ils transportent le cercueil dans la
pièce voisine, blanche et stérile, l’ouvrent et placent Aaron,
dont la température est tombée à 3,4 °C, sur la table d’opé-
ration, au centre. Le journaliste n’est pas autorisé à assis-
ter à l’opération. Andy Zawacki et les deux employées des
pompes funèbres dégagent les artères du cou et y branchent
une pompe. Ils remplacent le sang et les liquides physiolo-
giques par une solution composée d’éthylène glycol et de
diméthylsulfoxyde – un antigel qui ne se dilate pas en gelant
mais se vitrifie. L’équivalent synthétique de la substance qui
permet à la grenouille des bois de survivre au gel.
A mesure que la solution se répand dans le corps d’Aaron,
sa peau prend une teinte bronze – signe que les vaisseaux
sont intacts, explique Andy Zawacki après l’opération. “Ça
n’aurait pas pu mieux se passer.” Pourtant, personne ici ne
se fait d’illusions. Le gel va faire des dégâts, les neurones
du cerveau seront séparés les uns des autres. La méthode
n’est pas parfaite. Reste l’espoir que les médecins du futur
pourront y remédier.
A 2 h 30 du matin, quatorze heures après que le cœur
d’Aaron a cessé de battre, Andy Zawacki et Dennis Kowalski
l’installent dans un caisson de congélation dans l’entrepôt.
Sa température y sera portée à – 196 °C progressivement,
pour éviter toute rupture des tissus.
Six jours se passent avant que, un lundi, à 16 heures, Aaron
Winborn ne soit installé dans sa dernière demeure, qui ne
sera peut-être que provisoire : une grande cuve blanche. Andy
Zawacki le fait descendre la tête en bas dans l’azote liquide,
qui au contact de l’air sent la fumée de bois humide. Andy
Zawacki vérifiera le niveau d’azote tous les jours.
Une chapelle ardente devrait voir le jour prochainement
– pour donner un peu d’âme à ce lieu stérile. Gwen pourra
ainsi rendre visite à son défunt mari, et Ashlin et Sabina
seront près de leur père.
Andy, Dennis et tous ceux qui reposent aujourd’hui dans
les tonneaux blancs comme Aaron ont déclaré la guerre à
la mort. Ils ne veulent pas se contenter de lui sourire en
retour. Ils veulent démontrer que Marc Aurèle n’était qu’un
de ces intellectuels qui se sont ralliés à une idée fausse de
leur temps – à une époque où les gens vivaient en moyenne
jusqu’à 30 ans.
—Bastian Berbner
Publié le 23 mars
sur notre site
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48. 360° Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

tendances.
ils Dessinent
le futur
Vineet Singal,
26 ans (etats-unis),
fondateur de Messagecare

Rappels santé
D ans le labyrinthe d’un système
de santé complexe, les droits des
patients peuvent vite se transfor-
mer en promesse vide”, constate The
New York Times. En 2012, Vineet
Singal a 22 ans. Il vient de finir Stanford
et décide de fonder MessageCare. Son
but : aider chaque Américain à se
retrouver dans les méandres du sys-
stuart haygarth, “collection (yellow)” (courtesy of the artist)

tème. Son fil d’Ariane : un téléphone.

En partenariat avec hôpitaux et cli-
niques, l’ONG envoie des
messages aux patients
quand un rendez-
vous médical ou
l’heure de la prise
d’un médicament
se profile. La pla-
teforme dispense
aussi des conseils. “Le

dr
jeune homme a puisé dans
son expérience”, raconte le quotidien
new-yorkais. A 19 ans, souffrant de
diabète, il s’est senti un peu seul face
au monde médical. “Six mois de stage
dans une clinique pour les patients sans
couverture santé ont fini de renforcer sa
Sur la plage abandonnés conviction.” Traitements respectés,
patients mieux suivis : les messages
“En 2011, Stuart Haygarth a parcouru 800 kilomètres sur les côtes anglaises améliorent la santé des patients, mais
pour ramasser les objets fabriqués par l’homme”, relate The Guardian. aussi celle des hôpitaux, qui évitent
les surcoûts des rendez-vous man-
photo Trente-huit jours de collecte et des heures de tri ont abouti à l’ouvrage Strand qués ou des erreurs de posologie. Pour
(éd. Art/Books), “échouer” en anglais. Gamme de couleurs ou type d’objets, les débris cela, ils payent. Mais en fonction de
leur budget, pour que les établisse-
s’y arrangent en tableaux aux allures de taxonomies de déchets. Transfigurés par l’art, ments les plus riches aident les plus
ces symboles de la pollution deviennent “les archives abîmées d’un passé et démunis. L’objectif de MessageCare,
qui œuvre déjà dans 26 Etats, est de
d’innombrables histoires personnelles impossibles à reconstruire”, estime le quotidien. toucher plus d’un million de patients
en 2016.

sur les @ledania

réseaux
Femme à bombe
Q uel est le point commun entre une papaye, un masque à gaz
et une orchidée ? Tous les trois figurent sur une même photo
postée sur le compte Instagram de Ledania. “Des couleurs
chaudes, la faune, la flore et, parfois, l’apparition de figures anthropo-
morphiques”, voilà comment le site Cultura Colectiva décrit le style
de cette graffeuse colombienne. Sur le réseau social, Ledania, de son
vrai nom Diana Ordoñez, se met régulièrement en scène, bombe à
la main, masque sur le visage et corps tatoué.
 Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 360°. 49

en projet
martirena, cuba

Le feu aux pieds

AllEmAgNE — Les piétons qui marchent dans la rue les yeux
rivés sur leur téléphone n’étonnent plus grand monde. Connus
outre-Rhin comme “les smombies, ou smartphones-zombies,
ils constituent un vrai danger sur les passages cloutés”, analyse
le site de la chaîne allemande N-TV. après l’accident qui a coûté

courtesy citizen bridge

la vie à une adolescente de 15 ans, happée par un tramway alors
qu’elle consultait son téléphone, la ville d’augsbourg a installé
des feux de signalisation au sol. incrustées dans le bitume,
“des lumières rouges s’allument à l’approche d’un tramway”,
précise la chaîne. ainsi, les piétons qui ne lèvent pas les yeux
de leur écran savent s’ils peuvent traverser la rue sans risque.

Etats-Unis. Faire marcher

Le golf des bas-fonds
États-Unis — “Le prochain minigolf de Los Angeles
ne ressemblera à aucun autre”, prévient CityLab.
Exit le parcours rempli de moulins à vent ou
de bâtiments célèbres. il sera jalonné
d’obstacles inspirés de la ville californienne.
Et pas de ses beaux quartiers. “Pendant
que nous y sommes, il sera installé au cœur
de Skid Row, le quartier qui compte la plus
importante population sans domicile
de tout le pays”, renchérit le site. L’idée,
avancée par l’artiste Rosten Woo et des
groupes de théâtre locaux, semble aussi
kazanevsky, ukraine
les New-Yorkais sur l’eau
L e Citizen Bridge, un pont flottant
éphémère – et exclusivement pié-
tonnier –, pourrait bien voir le jour
dans la baie de New York, entre Brooklyn et
Governors Island. Rien de biblique dans ce
pont aux allures de banc de sable façonné
par l’homme, mais des considérations éco-
logiques et citoyennes. “Le projet repense
et refaçonne la ville pour que les habitants
reprennent possession du front de mer”,
analyse The Architect’s Newspaper. Un
consortium d’ingénieurs, d’architectes,
quatre ans à l’initiative de l’artiste et dési-
gneuse Nancy Nowacek. Pour maintenir
à flot son septième et dernier prototype,
Citizen Bridge a lancé une campagne de
financement participatif. Son but : que les
blocs de polystyrène attachés entre eux et
recouverts de contreplaqué investissent
la baie de New York au moins une fois
par an “pour que les résidents se tournent
à nouveaux vers le rivage et retrouvent le
sentiment de vivre dans une ville côtière”.
Entièrement démontable, le système, qui

fantaisiste qu’elle est engagée. Les neuf trous
serviront aussi de scène à des œuvres visant à
dénoncer les problèmes d’urbanisme rencontrés
par une ville chaque jour plus gentrifiée, “mais où,
en même temps, le nombre de sans-abri a explosé”.
mais aussi d’avocats spécialisés dans l’en- devrait coûter plus de 1 million de dol-
vironnement et dans le droit maritime se lars (environ 870 000 euros), pourrait
cache derrière cette aventure, née il y a être déployé dans d’autres eaux du globe.

Tatouage 2.0
aguilar, espagne

UKRAINE — “Les humains

sont changeants par
nature, philosophe le site
américain PSFK. Ce qui
semble être un jour
le tatouage du siècle
se révèle parfois douteux
six mois plus tard.” Pour
lutter contre la peur de
se jeter à l’encre et éviter
les mauvaises surprises,
pourquoi ne pas tester son
tatouage grâce à la réalité
augmentée ? Conçue par
une équipe d’ingénieurs ukrainiens, l’application inkHunter fait
apparaître virtuellement un dessin sur la peau, via l’écran du
smartphone. Et parce qu’un tatouage subit les affres du temps,
l’application permet aussi d’en anticiper le vieillissement.
La musique dans l’impôt
INdE — Rappels et menaces de majoration restant
sans effet, c’est en fanfare que les percepteurs de
thane ont décidé de collecter les arriérés. Depuis janvier,
dans cette ville de la banlieue de Bombay, “des musiciens
jouent devant le domicile des mauvais payeurs pour
alerter le quartier de leur méfait et les obliger à payer”,
relate The Times of India. avant, la ville publiait leur nom
dans les journaux, sans succès : les 410 000 foyers
imposables avaient accumulé une dette de 800 millions
de roupies (10 millions d’euros). La crainte d’être
dénoncé avec force tambours et trompettes a rapporté
près de 12 millions de roupies (150 000 euros)
en une seule journée, souligne le quotidien.
50. 360° Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016

plein écran.
Par l’histoire d’amour qu’elle raconte, par son
inscription dans un contexte sociopolitique, et
même par la chanson de son générique, qui fait
allusion à l’assignation à résidence de Mir Hossein
Moussavi [depuis 2011], Shahrzad a trouvé sa place
dans les foyers iraniens. “Le générique était diffé-
rent au départ, nous explique Behzad Raeisi, son
compositeur. La version finale a été récrite en colla-
boration avec le scénariste et réalisateur de la série,
Hassan Fathi. C’est là qu’ont été ajoutées les réfé-
rences à l’assignation à résidence et aux problèmes
cardiaques de Moussavi.” Si bien que les partisans
de l’ancien candidat à la présidentielle ont même
tourné un clip à partir de cette chanson.
Reste que ces insinuations ont aussi hérissé
le poil de nombreux conservateurs en Iran. Des
médias conservateurs ont ainsi critiqué Shahrzad,
jusqu’à présent avec modération et sous un angle
technique et artistique. Mais cela suffit à entrete-
nir la rumeur selon laquelle les producteurs de la
série risquent d’avoir des ennuis. Le producteur
Gholamreza Mousavi est même allé jusqu’à affirmer

Flirt avec la censure iranienne

que ces séries diffusées sur DVD n’étaient pas ren-
tables et que ceux qui faisaient ce genre d’investis-
sements avaient pour seul objectif de blanchir leur
argent. Hadi Razavi, l’un des deux producteurs de
Shahrzad, a balayé ces critiques d’un revers de main
et assuré être convaincu que la série serait aussi
un succès économique. Shahrzad révèle un autre
La série historique Shahrzad bouscule le paysage audiovisuel en Iran. Avec fait important, ajoute Mohammad Reza Adineh :
“La différence entre la politique de censure du minis-
ses critiques voilées du régime, cette production privée a trouvé un public. tère de la Culture et celle de l’Irib et la souplesse dont
fait preuve le gouvernement dans certains domaines
pour gagner des soutiens jouent très certainement un
rôle dans la production de séries plus ouvertes.” “C’est
—Al-Monitor* (extraits) Washington démocratiquement, le Premier ministre Mohammad ↑ Taraneh Alidoosti parce que ces productions locales sont encadrées par

D
Mossadegh avait été renversé lors d’un putsch incarne Shahrzad, une autre entité que l’Irib, et parce que les autorités
ans les années 1980, l’offre audiovisuelle organisé par la CIA, sa politique de nationalisa- une jeune Iranienne manifestent une sensibilité moindre sur ces produc-
en Iran se résumait pour l’essentiel à deux tion déplaisant à Washington et Londres], ce qui éprise de liberté. tions que sur la radio, la télévision et le cinéma, qu’elles
chaînes de télévision et deux stations de ajoute encore à l’attrait des Iraniens pour la série. peuvent adopter un ton différent, aussi bien dans les
radio. Les Iraniens qui en avaient assez des infos Mais si les efforts historiques de Mossadegh dialogues et dans les scénarios qu’avec les costumes des
sur la guerre contre l’Irak et sur les sanctions pour nationaliser le pétrole iranien font partie de acteurs”, confirme le journaliste de la BBC Persian
n’avaient alors qu’une seule planche de salut : la trame, d’aucuns se disent que la série, au fond, Panah Farhadbahman.
les vieux films du temps de Mohammad Reza est surtout un prétexte pour aborder un sujet De nombreux experts le disent : la jeunesse ira-
Pahlavi, le chah renversé par la Révolution intemporel : l’amour. “La comédie ainsi nienne a aujourd’hui besoin d’entendre d’autres
islamique [en 1979]. Bravant les risques série que certains tabous, comme le sida ou les voix dans la culture et dans les arts. Cela explique
d’arrestation, et l’amende ou la peine de relations extraconjugales, faisaient partie peut-être pourquoi une série comme Shahrzad
prison qui allaient avec, ils continuaient à regar- de ces sujets controversés que la télévision n’abordait cartonne quand d’autres productions plus chères,
der des vidéos en louant des magnétoscopes de pas”, analyse le réalisateur iranien Mohammad soutenues par l’Etat, sont boudées par le public.
contrebande, l’appareil étant interdit dans le pays. Reza Adineh, pour expliquer le succès grandis- —Masoud Lavasani
Aujourd’hui encore, regarder chez soi des séries sant des productions du secteur privé. “Via le Publié le 17 décembre 2015
et des films reste l’un des rares moyens d’échap- réseau de distribution des supermarchés, ces DVD
per au monopole de la République islamique sur la sont entrés dans le panier de la ménagère au même * Cet article a été initialement publié sur Al-Monitor,
radio et la télévision. Il semble même que la série titre que le pain et le lait.” un site consacré à l’actualité du Moyen-Orient.
Shahrzad, proposée par des producteurs privés et
distribuée principalement dans les supermarchés,
repousse les frontières de la censure officielle.
Soyons clairs : Shahrzad est une production En savoir plus
locale et légale, autorisée par le ministère de la
Culture et de l’Orientation islamique, organisme AMOUR ET RÉPRESSION Tandis que le premier a des démêlés UN TRIOMPHE À LA NETFLIX
placé sous la tutelle du président Hassan Rohani, et “Hommes et femmes font la fête avec le pouvoir, la seconde se voit Shahrzad, commercialisée en DVD,
non par la Radio-Télévision de la République isla- ensemble, les cabarets sont pleins, imposer un mari proche du chah. est aussi disponible en vidéo à
mique d’Iran [Irib], l’audiovisuel public iranien. l’alcool coule à flots et les petits “A partir du tableau d’un Iran régi par la demande sur le site de la série.
Série historique, elle déroule un scénario centré cinémas projettent Casablanca.” un chah despotique, la fiction enchaîne Car si Netflix, le géant américain du
sur l’histoire d’amour entre une étudiante et un Comme le décrit The Guardian, les parallèles avec le monde politique streaming payant, n’est pas présent
journaliste au début des années 1950. Elle a pour le Téhéran dépeint dans Shahrzad sent actuel”, estime le quotidien. Mais en Iran, il y fait des émules.
toile de fond l’un des événements les plus détermi- bon l’Iran de la prérévolution “elle met aussi en lumière des normes “Son style de réalisation accrocheur
nants dans le Moyen-Orient de l’époque : la natio- islamique. Le scénario narre l’amour et croyances qui, jugées mauvaises a clairement pris”, relève par
nalisation du secteur pétrolier iranien. Le coup naissant entre Farhad, journaliste, et anachroniques, sont malgré tout ailleurs Saeed Kamali Dehghan, le
d’Etat du 19 août 1953 est également évoqué [élu et Shahrzad, étudiante en médecine. toujours présentes dans la société”. correspondant du Guardian à Téhéran.
Courrier international — no 1332 du 12 au 18 mai 2016 360°. 51

voyage.
Avec les traqueurs
de fleurs de
l’Anza-Borrego
Chaque année, le désert californien se pare
de fleurs sauvages. Un phénomène guetté
des mois à l’avance par les fans de botanique.

—Los Angeles Times (extraits) adresse sur une carte postale, vendue 20 cents, “Pour être ébloui par le désert, il faut savoir se mettre
Los Angeles pour que les autorités du parc les avertissent à à genoux”, résume Kate Harper, cette femme de

C
ampé au milieu du désert d’Anza-Borrego,
Tom Chester n’a pas un regard pour les pay-
sages sublimes qui l’entourent. Hauts som-
mets des Santa Rosa Mountains, grands espaces, ciel
d’azur, tout cela ne fait ni chaud ni froid à cet ancien
astrophysicien de 64 ans. Lui a les yeux rivés au sol
et deux objectifs : inventorier des fleurs et collecter
des données. “Geraea canescens, Cryptantha angus-
tifolia”. Avec un débit de mitraillette, il énumère
des noms de plantes à son acolyte Kate Harper. “Je
crois que ça démarre enfin”, conclut-il.
Bien qu’El Niño se soit révélé décevant cette
année, n’apportant pas une goutte des pluies
attendues, Tom Chester et sa petite bande de
fanas de botanique ont dénombré, sur le fond
sablonneux d’un cours d’eau asséché non loin de
Henderson Canyon Road, quelque huit espèces
en début de floraison, dont des “lis du désert”
(Hesperocallis undulata), des “primevères aux yeux
bruns” (Chylismia claviformis) et des “tournesols
du désert” (Geraea canescens). Plus tard dans la
journée, Tom Chester enregistre les coordonnées
GPS des espèces observées et la taille estimée de
leurs bourgeons sur des cartes numériques, puis
envoie le tout à ses collègues herborisateurs. “Sans
données numériques, on ne pourrait pas faire de
comparaison d’une année sur l’autre, ni même savoir
avec certitude si la floraison a débuté”, précise-t-il. Or
ce jour-là, selon ses calculs, la floraison annuelle
vient tout juste de commencer.
Si la superfloraison de la Vallée de la Mort est
en 2016 la destination phare du tourisme floral,
le parc d’Etat du désert d’Anza-Borrego est La
Mecque des adorateurs du pistil et du pétale.
Ses 2 600 kilomètres carrés abritent plus d’un
millier d’espèces botaniques et, les bonnes années,
des prairies de fleurs montant jusqu’aux genoux
tapissent ces terres arides au pied des montagnes.
Dès septembre, des fous de fleurs sauvages
SOURCE : OPENSTREETMAP CONTRIBUTORS
l’approche de la grande floraison. 65 ans en leggings noirs et haut rose bonbon munie
Les prévisions botaniques restent délicates. de sa loupe de joaillier.
Le désert est comme un organisme vivant, et ses Tom Chester, homme menu à la barbe grise
plantes sont particulièrement capricieuses : leur bien taillée, a les cheveux blancs qui surgissent en
croissance dépend de la pluie, mais aussi des tem- bataille de son chapeau. A chaque sortie, il aver-
pératures et du vent. Tom Chester et ses amis bota- tit les nouveaux qu’avec lui ils passeront facile-
nistes nourrissaient ainsi de grands espoirs pour la ment une heure au même endroit pour recenser
cuvée 2016 : début janvier, un orage avait déversé les plantes. Ce chercheur inlassable a consacré
5 centimètres de pluie sur le désert, et quelques vingt et une années de sa vie à travailler sur les
semaines plus tard des millions de jeunes pousses satellites de la Nasa ; aujourd’hui il se rend dans le
avaient surgi. Mais aux pluies a succédé un coup désert tous les trois ou quatre jours, de novembre
de froid qui a stoppé la croissance des fleurs. Le à avril, marchant une heure trente pour aller faire
↗ Dès l’automne, déluge que promettait El Niño n’est jamais venu, ses relevés. Dans ses excursions, il est toujours
des fous de fleurs et une vague de chaleur inattendue, en février, accompagné d’une petite troupe changeante de
traquent les a contraint la flore à faire son choix : soit éclore botanistes amateurs, dont Kate est un pilier.
bourgeons du désert. tout de suite, soit prendre le risque de manquer Ce jour-là, ils sont accompagnés de Fred Melgert
Photo Mark Boster/ un cycle reproductif. “C’est fascinant, les plantes se et Carla Hoegen, un couple de Néerlandais, et de
Los Angeles Times/ sont adaptées, constate Paul Johnson, employé du Nancy Accola, une retraitée qui a quitté la région
Getty Images parc depuis quarante-trois ans. Les volumes sont de Boston après être tombée amoureuse de la flore
monstrueux, mais les fleurs minuscules.” californienne. Tom Chester leur propose d’aller
au bout de DiGiorgio Road, où une personne
Caprice météo. Les “mateurs de fleurs”, ou contribuant à leur site dit avoir vu des milliers de
flower peepers, comme les habitants de la région lis du désert en fleur. En chemin, les herborisateurs
appellent ces touristes qui se contentent d’admi- découvrent des champs de Dithyrea Californica,
rer les fleurs depuis l’habitacle confortable d’une une plante à fleurs blanches et tout petits fruits
voiture, risquent donc d’être déçus par le millé- à double gousse. Silhouettes incongrues, les lis
sime 2016. Chester et ses semblables, eux, savent du désert font leur apparition un peu plus loin,
Repères voir la beauté dans cette floraison miniature. avec leurs longues tiges droites plantées dans le
sable. Chaque année certaines espèces réagissent
Henderson
Sa 116° O mieux que d’autres au schéma de précipitations
Mo nta
Canyon Road un Ro 30 km hivernales. Cette année, ce sont les lis du désert
ta sa
1 888 m
in
s qui ont su tirer profit de la farce d’El Niño.
A la fin de cette journée de traque, Carla Hoegen
Vers DiGiorgio Mer repère une mystérieuse plante verte et duveteuse,
Los Angeles Road de
Salton haute d’une dizaine de centimètres. De plus
ÉTATS-UNIS près, les herboristes découvrent de minuscules
CALIFORNIE fleurs, à peine visibles à l’œil nu. “Attendez, il y a
33° N du ganderi par ici…”, réfléchit Tom Chester. Un
Vers
le désert frisson d’excitation parcourt le groupe, ceux qui
de Sonora
sont armés de leur appareil photo dégainent. C’est

viennent du monde entier pour traquer les prémices Parc d’Etat que Cryptantha ganderi est une espèce extrêmement
San du désert
de la floraison. En janvier, ils publient en ligne Diego d’Anza-Borrego rare, endémique à ce petit coin du désert. Tom
leurs premiers rapports, taux de germination et NEVADA UTAH Chester n’en a plus vu depuis 2010, au moins.
cumuls de précipitations à l’appui. Pour ceux qui “Tu prends ses coordonnées GPS ?” demande Kate.
CA
LIF

préfèrent traquer les bourgeons à distance, le “Je file chercher l’appareil !” répond Chester, qui
OR

Océan
N

parc a mis en place une hotline, qui indique les Tijuana court déjà vers la voiture. “Du ganderi ! Youpi !”
IE

Pacifique ARIZONA
meilleurs endroits où voir la floraison. Au début MEXIQUE —Deborah Netburn
des années 1980, les touristes pouvaient écrire leur Publié le 4 mars