Академический Документы
Профессиональный Документы
Культура Документы
Michel Nodé-Langlois
Philopsis : Revue numérique
http://www.philopsis.fr
Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d’auteur. Toute
reproduction intégrale ou partielle doit faire l’objet d’une demande
d’autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer libre-
ment cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance.
Leibniz n’avait pas intitulé son ouvrage, mais c’est sous cette appella-
tion, devenue traditionnelle, qu’il en parle dans une lettre au Landgrave Er-
nest de Hesse-Rheinfels du 1 ou 11 (selon le calendrier grégorien déjà en
usage en France, mais pas en Allemagne) février 1686.
Le terme de discours indique un propos suivi de nature didactique, qui
ne se limite pas à l’exposition ordonnée des thèses principales du système
leibnizien – comme dans ces deux abrégés tardifs (1714) que sont les Prin-
cipes de la nature et de la grâce fondés en raison, et la Monadologie –, mais
en détaille les raisons.
La métaphysique est à entendre ici en son sens précritique de
« science du suprasensible », soit de ce qui existe au-delà de la nature sen-
sible, ou n’est accessible qu’à une intellection à défaut de sensation.
La notion que pouvait en avoir Leibniz plonge ses racines, le § 26
l’atteste, jusque dans le premier platonisme, soit dans ce qu’il est convenu
d’appeler la « théorie des Idées ». La critique d’Aristote à l’endroit de celle-
ci a fait de lui un platonicien dissident1, mais ce fut pour refonder l’exigence
platonicienne d’une part en reconnaissant la nécessité d’une « philosophie
première » qui soit une « science de l’être en tant qu’être », que toutes les
autres sciences présupposent sans en rendre compte, d’autre part en trouvant
l’achèvement de cette dernière dans la science du divin, mais aussi de
l’intellect dans la mesure où sa capacité de connaissance transcende celle des
1
Voir Michel Nodé-Langlois, Petite introduction à la question de l’être : la fondation
aristotélicienne de la métaphysique (Paris, Téqui, 2008, 135 p).
www.philopsis.fr
facultés sensibles2. Thomas d’Aquin (1225-1274), qui fut avec les deux phi-
losophes grecs l’une des sources majeures de Leibniz, identifiait la métaphy-
sique, dans la ligne aristotélicienne, à la théologie « qui est une partie de la
philosophie »3, distincte en cela « secundum genus » et indépendante de la
doctrina sacra, soit de cette théologie qui est fondée sur les articles de foi ti-
rés de la Révélation. Dans cette même ligne, la métaphysique ainsi conçue –
bien que Thomas la désigne rarement par ce terme – avait pour objet non
seulement Dieu, désormais connu philosophiquement comme Créateur, mais
aussi l’âme humaine en tant qu’elle est spécifiée par la possession de
l’intellect, et que pour autant son activité ne se réduit pas à celle de principe
formel d’un corps organisé.
L’ambition majeure de Leibniz fut néanmoins d’opérer une synthèse,
sous la forme d’un système aussi rationnel qu’éclectique, entre cet héritage
gréco-scolastique et ce qui était à son époque la « nouvelle philosophie »,
c’est-à-dire le cartésianisme.
Descartes avait en effet jugé nécessaire de repenser la métaphysique
moyennant une double révolution philosophique : alors que la « science
première » d’Aristote était celle à laquelle on parvenait en poussant jusqu’à
son terme la quête d’une explication rationnelle qui est la vocation de toutes
les sciences, soit une science logiquement première mais ultime dans son ac-
quisition, la métaphysique était devenue avec Descartes la science par la-
quelle il faut commencer, faute de quoi aucune autre ne pourrait prétendre à
ce titre4. Qui plus est, la métaphysique ne pouvant plus s’enraciner dans au-
cune certitude d’ordre physique ni même mathématique, elle recevait pour
vocation de refonder entièrement le système de la science, soit en fait de
conférer à celle-ci l’unité d’un système – conformément au programme dres-
sé par Platon à la fin du 6ème livre de sa République – en déduisant toutes les
connaissances dignes de ce nom de la seule évidence de la conscience de soi.
La métaphysique devenait ainsi la science à la fois logiquement et chronolo-
giquement première, appuyée non pas sur de supposées connaissances anté-
rieures mais bien plutôt sur leur méthodique mise en doute, et la connais-
sance de l’âme par elle-même devenait la première certitude présupposée à
toutes les autres, celle de l’existence de Dieu venant en second à titre de mé-
diation nécessaire pour lever le doute sur la vérité des propositions énoncées
par les autres sciences.
La révolution cartésienne ne faisait que rendre plus problématique la
question de la nature et de l’unité de cette discipline qui reçut un peu fortui-
tement le nom de métaphysique, et dont l’objet se présente dès le départ
comme irrémédiablement multiple : s’agit-il de l’étant en totalité ou de l’être
premier, ou encore a-t-elle avant tout pour objet un certain existant qui n’est
ni premier ni total, mais qui est censé transcender les natures étudiées par les
autres sciences et échapper par là-même au doute qu’on ne saurait éviter à
leur sujet ?
2
Voir id., « Aristote et l’éthique de la finitude » dans Au service de la Sagesse (Perpi-
gnan, Tempora, 2009, p.53-98).
3
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.1, a.1, ad 2m.
4
C’est la raison pour laquelle, selon Descartes, un athée ne saurait être vraiment géo-
mètre, c’est-à-dire avoir la connaissance certaine des vérités géométriques (voir ses réponses
aux « Secondes objections » sur la fin de la 5ème des Méditations métaphysiques).
5
Voir Aristote, Métaphysique, L. IV, ch.6, 1011a 8.
6
Descartes, Appendice aux Secondes réponses, Axiome I.
7
Leibniz, Monadologie, § 32.
8
Id., Demonstrationes catholicae (1668-1669) dans Philosophische Schriften, Aka-
demie-Verlag, Berlin VI/1 (1990), 494, 7-8.
9
Voir Michel Nodé-Langlois, « Le rationalisme philosophique et la question du mal »
(Revue Thomiste, Toulouse, T.100 n°4, octobre-décembre 2000, p.550-579).
10
Spinoza reprend à son compte le principe cartésien : Cujuscumque rei assignari de-
bet causa seu ratio, tam cur existit, quam cur non existit (À toute chose il faut assigner la
cause ou raison pour laquelle elle existe ou, tout autant, n’existe pas) » (Éthique, 1ère partie,
Prop. XI, 2ème démonstration).
I. §§ 1 à 7 :
Création et providence.
II. §§ 8 à 16 :
Substance et harmonie.
III. §§ 17 à 22 :
Physique et Métaphysique (mécanisme et finalité).
IV. §§ 23 à 29 :
La connaissance.
V. §§ 30-31 :
La grâce et le salut.
VI. §§ 32-37 :
Destination des esprits.
11
« Je commençais à pencher du côté des Spinozistes, qui ne laissent qu’une puis-
sance infinie à Dieu sans reconnaître ni perfection ni sagesse à son égard, et, méprisant la re-
cherche des causes finales, dérivent tout d’une nécessité brute. Mais ces nouvelles lumières
[l’invention du système de l’harmonie préétablie] m’en ont guéri ; et depuis ce temps-là je
prends quelquefois le nom de Théophile » (Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement hu-
main, L. I, ch.1, 1ère réplique de Théophile, fin).
12
Voir Spinoza, Éthique, 1ère partie, Prop. XVII, cor. II.
13
Op. cit., 5ème partie, notamment Prop. XXX s.
§1
1. Remarque préliminaire.
Spinoza, selon une tradition, disait que les Scolastiques partaient des
choses, Descartes du moi, et lui de Dieu, ce qui était à certains égards com-
mencer par le commencement, ce qu’il faut bien faire lorsque l’on a pour
programme de tout déduire.
Leibniz opère de même que son grand rival.
Dans l’aristotélisme, la philosophie première ne pouvait venir qu’en
second, sinon en dernier. Sa méthode était celle que les Scolastiques dési-
gnaient comme a posteriori, soit celle qui consiste à aller de l’ultérieur à
l’antérieur : Dieu n’y était pas connu d’abord ; on remontait à lui à partir de
la connaissance des êtres non-divins, et il n’était posé que comme cause né-
cessaire pour rendre compte ultimement de l’existence de ces derniers14. Se-
lon Thomas d’Aquin, la métaphysique, qui ne fait pas fond sur la Révélation,
ne part pas de Dieu pour connaître les créatures, mais fait l’inverse : on peut
savoir quelque chose de Dieu en connaissant les créatures en tant que telles,
c’est-à-dire en tant que créées, mais on ne saurait partir de Dieu pour en dé-
duire l’existence et les propriétés des créatures15. Partir de Dieu, comme
Leibniz et Spinoza, est caractéristique d’un rationalisme métaphysique
étranger à la scolastique aristotélicienne.
À certains égards, c’est Descartes qui a subverti l’ordre aristotélicien
des connaissances : la philosophie première ou métaphysique est ce par quoi
il faut commencer si l’on veut obtenir une quelconque certitude scientifique,
et la connaissance de Dieu est présupposée à la connaissance du monde16, si
toutefois l’on entend par connaissance la conscience de la vérité d’une pro-
position. La connaissance de Dieu n’est toutefois pas absolument première
dans le cartésianisme puisqu’on n’y accède qu’à partir de la certitude exis-
tentielle de la conscience de soi. Le mot attribué à Spinoza recèle en fait un
reproche à l’égard du cartésianisme, celui de ne pas commencer par le
commencement, mais au contraire d’une réalité dérivée, rendant inévitable
l’illusion, aux yeux de Spinoza, de prendre cette réalité pour une réalité
substantielle, faute de la connaître a priori (au sens scolastique de
l’expression) comme la modalité d’une substance, la partie d’un tout qu’elle
n’est pas. Le cartésianisme est bien à cet égard un rationalisme inaccompli,
auquel on ne saurait donner son achèvement sans connaître les choses, con-
formément à la requête de Platon, à partir de la connaissance de leur premier
principe.
14
C’est la démarche d’Aristote au Livre VIII de sa Physique et au Livre XII de la Mé-
taphysique, celle aussi des « cinq voies » de Thomas d’Aquin dans sa Somme de théologie
(1ère partie, q.2, a.3).
15
Kant a parfaitement mis en évidence cette logique, à défaut d’y voir encore une
connaissance : « Je ne peux jamais achever la régression vers les conditions de l’existence
(des Existierens) sans admettre un être nécessaire, mais je ne peux jamais commencer par
lui » (Critique de la Raison pure, Découverte et éclaircissement de l’apparence dialectique,
éd. Meiner p.584, trad. fr. puf p.438).
16
C’est ainsi que la 1ère partie des Principes de la philosophie reprend, sur un mode et
dans un ordre synthétiques, les vérités acquises sur un mode analytique dans les Méditations
métaphysiques (en latin : de prima philosophia), en vue de fonder l’élaboration de la connais-
sance physique qui commence avec la 2ème partie.
17
Épékeïna tès ousias dit le texte de la République (Livre VI, 509b 9), c’est-à-dire au-
delà de ce dont on peut énoncer ce que c’est.
18
Voir Spinoza, Éthique, 1ère partie, Prop. XI, 3ème démonstration.
19
Voir Leibniz, Monadologie, §§ 37 à 39. En tant qu’elle infère l’existence de l’être
absolument nécessaire à partir de celle du fini contingent, cette démarche inscrit Leibniz dans
la postérité d’Aristote, Thomas (2ème et 3ème voies), et Descartes.
20
Voir op. cit., §§ 43-44, et Nouveaux essais, L. IV, ch.11, § 14. Démarche inspirée
du platonisme (Phédon) et de l’augustinisme.
2. La 1ère phrase.
21
Voir id., Monadologie, § 45. Thomas d’Aquin récusait l’argument sous sa forme
anselmienne, jugeant, longtemps avant Kant, qu’on ne saurait conclure à une existence qu’à
partir d’une autre existence et non pas à partir d’une définition. Leibniz lui en fait le reproche
dans les Nouveaux essais, L. IV, ch.10, § 8.
22
Disc. I, §§ 11 à 13.
23
Descartes, 5e Méditation, § 7.
24
Id., 3e Méditation, § 18.
25
Ibid., § 24.
26
Leibniz, Que l’être absolument parfait existe, O.C. Gerhardt VII p.262.
3. La notion de perfection.
Dans sa Somme de théologie (1ère partie, q.4, a.1, 1), Thomas d’Aquin
s’objecte que « le parfait s’entend comme ce qui est totalement fait (Perfec-
tum dicitur quasi totaliter factum) », et que Dieu ne saurait donc être parfait
s’il est vrai qu’il n’est d’aucune manière fait. Si la notion de perfection im-
plique celle de facticité, elle paraît d’emblée inapplicable à l’être absolu.
Mais son autre connotation est celle d’un achèvement, soit de l’état de ce à
quoi rien ne manque ; ne manque plus s’il s’agit de quelque chose qui résulte
d’un processus, d’un faire ; ou ne manque tout court si ce dernier est exclu. Il
s’agit bien de comprendre en quoi un infaisable peut être dit parfait.
Le propos de Leibniz conserve de l’objection thomasienne l’idée que
la notion de perfection implique celle d’achèvement, et qu’il n’y a donc pas
de perfection là où il n’y a pas d’achèvement possible : le parfait, c’est
l’indépassable, et il s’agit bien de comprendre comment la perfection peut
être un autre nom de l’infinité divine, alors que la notion d’achèvement a
tout l’air de connoter irrémédiablement celle de finitude.
Leibniz peut néanmoins inférer immédiatement qu’il ne saurait y avoir
de perfection d’un ordre simplement quantitatif, mais seulement qualitatif. Il
n’y a pas en effet de nombre ni de grandeur tels qu’il n’y en ait pas de plus
grand. Toute figure est une délimitation qui démarque un intérieur et un ex-
térieur qui l’englobe. Tout nombre entier peut servir à exprimer le décompte
27
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.4.
28
Ibid., q.3.
29
Ibid., q.2, a.3.
4. La notion d’éminence.
Le mot n’est pas dans le texte, mais la chose y est : Dieu est dit possé-
der « au plus souverain degré » la totalité des perfections qui se laissent
voir dans la nature.
Descartes usait de cette notion scolastique dans sa 3e Méditation (§§
16 s). Il s’agit là encore d’un héritage du thomisme : « Dieu étant la première
cause efficiente des choses, tout ce qu’elles comportent de perfections pré-
existe nécessairement en lui d’une manière plus éminente »32.
La notion d’éminence est une conséquence de celle de création : Dieu
étant le premier être et la cause des autres êtres, aucun de ceux-ci ne peut
être quelque chose, avoir une dimension d’être que Dieu ne possède d’abord,
puisqu’un effet tient sa réalité de sa cause, que celle-ci cause en fonction de
son être, et que l’être créé tient tout son être de Dieu (non seulement son es-
sence et ses accidents, mais son existence même).
L’éminence ne signifie donc rien d’autre que le caractère absolu de la
perfection divine, par opposition au caractère de ce qui n’est parfait que dans
son genre. Celui-ci est conçu d’abord, par opposition à l’imparfait dans un
genre : par exemple une mélodie avec et sans fausse note. L’imparfait est
alors conçu comme une limite restrictive à la perfection. Puis on conçoit la
forme du genre comme étant elle-même une sorte de limitation (la négativité
du non-être inhérent à l’être selon le Sophiste de Platon). Et l’on conçoit à
partir de là la perfection absolue comme exemption de toute limitation.
Leibniz rend compte de la notion dans les §§ 38 à 42 de la Monadolo-
gie.
Il faut en distinguer deux aspects, signalés ici par les expressions :
« toutes ensemble » et « au plus souverain degré ». Le premier est moins aisé
à comprendre que le second.
Thomas d’Aquin s’en faisait une objection : « Les perfections des
choses sont opposées, car chaque espèce tient la sienne de sa différence spé-
cifique ; or les différences qui divisent un genre et constituent les espèces
sont opposées. Et comme les opposés ne peuvent coexister dans le même su-
jet, il ne semble pas que toutes les perfections des choses soient en Dieu »33.
30
Les cardinaux « transfinis » n’appartiennent pas aux ensembles dont ils expriment
la « puissance ».
31
Malebranche, loc. cit., § 12.
32
Cum ergo Deus sit prima causa effectiva rerum, oportet omnium rerum perfectiones
praeexistere in deo secundum eminentiorem modum (Thomas d’Aquin, Somme de théologie,
1ère partie, q.4, a.2).
33
Ibid., 2.
5. Conclusion.
On peut par ailleurs se demander s’il n’y a pas une contradiction entre
les deux notions axiales de ce §, soit entre la définition de la perfection et
l’éminence prêtée aux perfections divines : d’un côté, c’est l’absence de
bornes qui interdit de considérer les quantités indéfinies comme des perfec-
tions ; d’un autre côté, la même absence de bornes est ce qui définit
l’éminence, qui oppose l’infinité des perfections en Dieu et leur finitude
dans les créatures.
On peut certes invoquer la distinction entre une infinité qualitative et
une infinité quantitative, pour n’attribuer que la première à Dieu. Mais la dif-
ficulté peut alors paraître redoublée : car l’idée de perfection est celle de la
réalisation maximale (au « dernier degré ») d’une certaine essence (comme
chez un vivant développé par rapport à son germe). Mais l’infinité qualita-
tive de Dieu consiste dans l’absence de détermination essentielle à un genre
ou une espèce d’êtres particuliers.
Thomas d’Aquin semble avoir été sensible à la difficulté. Pour ré-
pondre à l’objection plus haut citée (Somme de théologie, 1ère partie, q.4,
a.1), il relève d’abord l’inadéquation du verbe humain dès lors qu’il prétend
34
Voir ses Ennéades I (6, 3) et V (8, 1).
35
Sur la différence entre les conceptions thomasienne et leibnizienne de la liberté du
Dieu créateur, voir Michel Nodé-Langlois, loc. cit.
parler de Dieu36. C’est faute de mieux qu’il faut déclarer Dieu parfait – car
l’imparfait serait bien plus manifestement inconvenant – à condition
d’oublier ce faisant toute connotation de facticité : il faut pouvoir penser, et
il faudrait pouvoir désigner un non-parfait qui ne soit pas un imparfait, mais
il n’y a aucun mot pour cela. De plus, si Dieu dépasse sa créature, ce ne peut
être que dans la ligne de la perfection et non pas de l’imperfection, et il faut
donc pouvoir concevoir comment Dieu est plus parfait que sa créature, parce
qu’il serait contradictoire qu’une réalité créée parfaite en son genre ou son
espèce soit le degré maximal de réalisation de leur qualité propre, et que
Dieu doive être dit plus parfait sur la même ligne qualitative.
On comprend alors la manière dont Thomas réinterprète la notion de
perfection à partir de la distinction aristotélicienne entre la puissance et
l’acte : une forme essentielle (ou accidentelle) est une perfection en tant
qu’elle actualise une certaine manière d’être dans une matière (voire hors-
matière s’il s’agit d’une réalité purement intelligible telle qu’un ange).
L’imperfection est du côté de l’être en puissance (tel l’ignorant qui apprend).
Thomas explique à partir de là le transfert (transumitur) de la notion de per-
fection à l’être que ne détermine – ne limite – aucune forme : l’existence est
l’actualité par excellence, y compris par rapport à la forme – c’est pourquoi
la notion d’acte pur héritée d’Aristote doit être comprise comme celle d’un
acte pur d’exister, soit d’un être dont c’est l’essence même que d’exister37. Si
la perfection est identique à l’acte, et si Dieu est acte pur, il doit pour autant
être dit absolument parfait, en un sens qui transcende les perfections rela-
tives des créatures, autant que l’exister en tant que tel transcende les formes
qu’il actualise.
36
« Comme dit Grégoire au 5ème livre de ses Morales (ch.26 et 29), « C’est en balbu-
tiant comme nous pouvons que nous célébrons les hauteurs divines, car de ce qui n’a pas été
fait on ne peut dire à proprement parler que c’est parfait ». Or, comme dans les réalités en de-
venir on déclare quelque chose parfait à partir du moment où cela a été amené de la potentiali-
té à l’effectivité, ce nom de parfait est transféré à la dénomination de tout ce à quoi l’existence
effective (in actu) ne fait pas défaut, que ce soit ou non par mode d’achèvement (perfectio-
nis) ».
37
Lointain prélude 1/au propos de Descartes selon lequel « la puissance inépuisable
de Dieu est la cause ou la raison pour laquelle il n’a pas besoin de cause. Et d’autant plus que
cette puissance inépuisable, ou cette immensité d’essence, est très positive, pour cela j’ai dit
que la raison ou la cause pour laquelle Dieu n’a pas besoin de cause est positive. Ce qui ne se
pourrait dire en même façon d’aucune chose finie, encore qu’elle fût très parfaite en son
genre » (4èmes Réponses) ; 2/à la définition spinoziste de la causa sui (Éthique, 1ère partie,
déf.1).
§2
Deux thèses sont visées qui s’articulent logiquement, étant deux ma-
nières de dire la même chose, à savoir que la volonté divine serait arbitraire.
L’arbitraire s’oppose à la règle : une volonté arbitraire est celle qui s’exerce
sans principe de légitimité. L’arbitraire ici récusé donne lieu à deux formula-
tions complémentaires et convergentes.
1/ La supposition d’un arbitraire divin revient à dénier aux choses une
bonté en soi, intrinsèque, autrement dit toute norme naturelle de bonté, telle
que les choses ne sauraient être ni être dites bonnes si elles ne lui étaient pas
conformes.
Qu’entendre par bonté (ou par bien) ? Selon Thomas d’Aquin, le bien
est un transcendantal équivalent à l’être, auquel il ajoute seulement le carac-
tère du désirable. Mais il dit aussi que le désirable, c’est le parfait, c’est-à-
dire ce qui réalise pleinement son essence. La bonté est alors le caractère de
ce qui est conforme à ce qu’il doit être : tel était sans doute le sens de l’idée
du bien dont Platon faisait le principe de toute réalité. La notion de bonté
connote alors celle d’une nécessité interne, et c’est une telle nécessité qui
trouve à s’exprimer dans les « règles » dont parle Leibniz, tout comme on
parle des règles de l’art. Leibniz veut manifestement donner à penser la créa-
tion comme un ouvrage, et Dieu comme un artiste, qui ne réussit son œuvre
qu’à la condition de ne pas faire n’importe quoi. Il s’agit de pouvoir juger
des choses créées comme on juge une œuvre d’art, en montrant à quelle né-
cessité interne elle répond : les règles sont en effet ce qui rend intelligible la
qualité de l’ouvrage ou, dans le cas de l’artiste humain, ses défauts. (Sans
doute est-ce pour cela que Spinoza n’est visé que de façon latérale, car en
toute rigueur, les choses ne sont pas pour lui des ouvrages, mais seulement
des effets de Dieu).
Cette conception d’un Dieu artiste transparaît dans le recours au terme
« idées », qu’on peut prendre ici dans son sens scolastique plutôt que carté-
sien, puisqu’il s’agit de conceptions qui précèdent logiquement, en Dieu,
l’existence des choses. Leibniz peut être inscrit dans la lignée de la réinter-
prétation augustinienne du platonisme, que l’aristotélisme médiéval n’a pas
effacée mais intégrée (voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie,
q.15). Descartes n’y était assurément pas étranger, et s’il a recouru au terme
d’idée pour dénommer ce que nous appelons, en usant du vocabulaire scolas-
tique, des concepts, c’est parce que selon lui l’âme tire d’elle-même ses re-
présentations des choses, et non pas d’une abstraction à partir de celles-ci :
elles sont en elle comme des « semences de vérité »38 que Dieu y a déposées.
Pour autant, l’idée n’est pour l’homme qu’un principe de connaissance et
38
Descartes, Discours de la méthode, 6ème partie.
des choses créées n’est donc pas compatible avec la foi chrétienne,
quoiqu’elle ait été professée par des chrétiens.
Le texte sacré n’est pas en fait invoqué comme une preuve, mais plu-
tôt comme un indice qui « témoigne », soit comme une confirmation de ce
que le raisonnement permet d’affirmer par ailleurs. Ce qui importe à Leibniz,
c’est manifestement le sens qu’une exégèse herméneutique peut tirer du
texte, et non pas le caractère d’autorité qu’il y aurait à lui prêter. Il est à cet
égard dans la droite ligne du thomisme, qui distingue, comme Pascal en-
core41, la méthode de la théologie en tant que doctrina sacra, fondées sur des
vérités révélées reçues comme telles dans la foi, et celle de la philosophie,
qui ne saurait faire place à de telles autorités, dût-elle en payer le prix de ne
pouvoir connaître par elle-même ce qu’elles révèlent.
Le texte biblique est ici présenté comme une « anthropologie », c’est-
à-dire un anthropomorphisme, inévitable pour parler du divin d’une manière
qui ne soit pas purement négative. Ici encore la doctrine thomasienne de
l’analogie des noms divins42 est sous-jacente, ainsi que l’exigence tradition-
nelle de ne pas confondre le sens littéral du texte43 et la part de révélation
qu’il veut enseigner.
L’exégèse leibnizienne est simple et en vérité fort classique depuis les
Pères de l’Église : les bénédictions récurrentes de Genèse 1 sont bien
l’affirmation d’une bonté intrinsèque des choses créées44. Mais Leibniz in-
siste sur l’idée que Dieu contemple la beauté de ses œuvres et s’y complaît
sans que soit mentionné leur rapport à sa volonté créatrice : la bonté des
œuvres est présentée comme faisant pour leur Créateur, au premier chef,
l’objet d’une vision, d’une constatation après-coup, comme si Dieu n’était
pas d’avance son œuvre et ses qualités. Non pas que Dieu ait besoin, comme
nous, de cette vision pour acquérir une connaissance qui était chez lui préa-
lable et aussi éternelle que lui-même. Mais l’anthropomorphisme, qui à cer-
tains égards renverse l’analogie par la fiction d’un Dieu spectateur, est préci-
sément ce qui, aux yeux de Leibniz, permet au texte de livrer une leçon pour
l’homme en général et la philosophie en particulier : nous devons pouvoir,
comme Dieu, contempler la bonté de ses œuvres sans les envisager d’abord
ni seulement comme créées (« lors même qu’on ne fait point, etc. »).
La référence scripturaire est ensuite confirmée par une vérité de rai-
son, que l’on trouve d’ailleurs dans l’Écriture elle-même tout autant que
chez Platon, Aristote, Plotin : c’est l’ouvrage qui révèle l’ouvrier quand ce-
lui-ci n’est pas connu d’abord directement. Le « caractère » de l’ouvrage, au
sens originel du terme 45 est la marque que lui imprime son auteur, par
exemple, dans le cas d’une œuvre d’art, le style de ce dernier. Toute la réali-
té de l’œuvre en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’elle est produite, lui
vient de son producteur. C’est pourquoi, s’il peut bien exister indépendam-
ment d’elle, elle ne peut pas être absolument autre que lui : quelque chose de
41
Voir la Préface à son Traité du vide.
42
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.13.
43
Voir ibid., q.1, a.9-10. Sur les divers sens de l’Écriture, voir Henri de Lubac, Exé-
gèse médiévale : les quatre sens de l’Écriture (Cerf 1993).
44
Il appert, en dépit des objurgations nietzschéennes, entre autres, que la révélation
biblique s’ouvre par une bénédiction du monde matériel et de la vie. La malédiction de ces
derniers appartient à de tout autres traditions telles que la Gnose, empreinte d’un dualisme
auquel le platonisme ne fut pas complètement étranger.
45
Il servait à désigner le fer avec lequel on marque les bestiaux.
lui doit se trouver en elle. Dieu, l’Incréé, est bien, par rapport aux créatures,
le Tout-Autre, mais les créatures ne peuvent être tout autres que leur Créa-
teur, puisque c’est de lui qu’elles tiennent tout leur être46.
Les créatures peuvent ainsi être la source d’une certaine connaissance
de leur Créateur comme l’affirme saint Paul47 à la suite du livre de la Sa-
gesse. Il y a là un point majeur de convergence et de rencontre entre la philo-
sophie et l’Écriture, qui reste à la base de la construction leibnizienne,
comme elle le fut dans l’articulation thomasienne entre la théologie et la phi-
losophie.
La première réfutation ici opérée est donc en fin de compte la critique
interne, par réduction à l’absurde, d’une conception de la création dans la-
quelle la nature des choses créées ne permettrait pas de reconnaître leur
Créateur, et quant à son existence et quant à certains de ses attributs48
a. Un rapprochement intéressant.
Leibniz désigne d’abord le « sentiment contraire » à la thèse qu’il
vient de déployer, soit l’idée que l’ouvrage ne porterait pas la marque révéla-
trice de l’ouvrier. Eu égard à la suite immédiate, on peut comprendre qu’il
s’agit du premier novateur de l’époque, soit de celui qui y a produit la nou-
velle philosophie (par opposition à la scolastique aristotélicienne ou soi-
disant telle), et cela bien que Descartes, tout en professant un ockhamisme
certain, ait présenté les idées (innées) comme une marque que Dieu a « im-
primé[e] (…) dans nos âmes »49.
À cette première innovation a fait suite celle « des derniers nova-
teurs », qui ne sont autres que les spinozistes, inspirés par ce qu’enseigne la
1ère partie de l’Éthique à partir de sa 33ème proposition. Il est remarquable que
dans la 2ème scolie qui suit cette dernière, Spinoza commence par s’en pren-
dre aux cartésiens, puis finit par invoquer la position de Descartes à
l’encontre celle que Leibniz professe50.
46
Le Timée enseignait que Dieu, « parce qu’il est bon, a voulu que toutes les choses
fussent autant que possible semblables à lui », mais se trouvait limité par une matière (chôra)
qu’il n’avait pas créée : le démiurgisme de Platon n’était pas un créationnisme, lequel im-
plique une dépendance des choses créées au Créateur quant à leur existence même, soit, pour
ce qui est des choses matérielles, quant à l’existence de leur matière et non pas seulement de
leur ordre formel.
47
« Ce qu’il y a d’invisible en [Dieu] depuis la création du monde se laisse voir à tra-
vers ses œuvres lorsqu’on en acquiert l’intelligence » (Rm 1, 20).
48
Paul (ibid.) nomme sa « puissance éternelle (aïdios dunamis) ».
49
Descartes, Discours de la méthode, 5ème partie.
50
« Je reconnais que cette opinion, qui soumet tout à une volonté divine indifférente,
et admet que tout dépend de son bon plaisir, s’éloigne moins de la vérité que cette autre con-
sistant à admettre que Dieu agit en tout en ayant égard au bien. Car ceux qui la soutiennent
semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu, et à quoi Dieu a
égard comme à un modèle dans ses opérations, ou à quoi il tende comme vers un but détermi-
né. Cela revient à soumettre Dieu au destin, et rien de plus absurde ne peut être admis au sujet
de Dieu, que nous avons montré qui est la cause première et l’unique cause libre tant de
l’essence de toutes choses que de leur existence. Il n’y a donc pas de raison pour perdre du
temps à réfuter cette absurdité » (trad. Appuhn). La dernière phrase atteste que les philo-
sophes ne prennent pas de gants les uns à l’égard des autres et qu’il y a quelque raison de ne
pas prétendre, à l’encontre de toute tentation d’éclectisme, d’en faire autant de pièces d’un
monument d’ensemble de la vérité, ce qui supposerait qu’il y ait entre leurs doctrines une co-
hérence suffisante pour assurer la solidité de l’édifice. Par ailleurs, il peut paraître surprenant
b. Critique du volontarisme.
Le spinozisme n’est pas discuté ici.
Le volontarisme est dénoncé comme virtuellement impie, en dépit de
l’intention assurée (« sans y penser ») de ceux qui le soutiennent, notamment
Descartes.
Opposé à celui de « règle », le terme de « volonté » ne peut signifier
qu’un arbitraire, soit un usage du libre arbitre dépourvu de toute sage moti-
vation.
que Spinoza récuse, comme Descartes écrivant à Mersenne, toute soumission de Dieu à un
destin, alors que ce dernier terme n’a jamais désigné autre chose qu’une nécessité implacable,
et que le spinozisme est précisément un nécessitarisme absolu, qui arrache l’affirmation de la
nécessité de toute chose à sa présentation mythique pour lui donner la forme d’un système ra-
tionnel. C’est bien cette nécessité que désigne dans la scolie le terme de « liberté », auquel il
ne faudrait surtout pas donner le sens qu’il a encore chez un Descartes et, en amont, chez un
Thomas d’Aquin. Spinoza a en propre d’utiliser le vocabulaire de la métaphysique qui le pré-
cède pour lui faire désigner parfois le contraire de ce qu’il y signifiait.
51
Voir notamment l’Appendice à la 1ère partie de l’Éthique, qui expose une récusation
agressive de toute forme de finalisme et dénonce l’idée d’une « volonté de Dieu » comme un
« refuge de l’ignorance » : « Toutes les notions par lesquelles le vulgaire a coutume
d’expliquer la nature sont seulement des modes d’imaginer et ne renseignent sur la nature
d’aucune chose, mais seulement sur la façon dont est constituée l’imagination ». Il s’agit donc
d’échapper à la vulgarité d’une conception téléologique de la nature, dont Leibniz se fait le
chantre à nouveaux frais, et de construire à cette fin (sit venia verbo !) le système de son ex-
plication intégrale, moyennant des termes censément saufs de la réduction nominaliste impo-
sée à ceux du lexique par trop anthropomorphique de la téléologie.
52
Celui-ci fut au XIVe siècle professé comme une conception générale de l’être par
Jean Duns Scot et ses disciples, parmi lesquels Guillaume d’Ockham, à l’encontre de ce qu’il
est convenu d’appeler l’intellectualisme thomiste. Mis à part le volontarisme, l’héritage sco-
tiste est très prégnant chez Leibniz, notamment dans sa définition de la substance individuelle,
qui est une reprise de la notion scotiste d’heccéité. Sur les rapports entre intellect et volonté
chez Thomas d’Aquin, voir Michel Nodé-Langlois, ‘La volonté selon Thomas d’Aquin ou la
logique de l’amour’ dans SKEPSIS, La volonté (sous la direction de Pascal Dupond – Dela-
grave 2002), repris dans Au service de la Sagesse (Tempora 2009, p.275-320).
c. Critique du cartésianisme.
Elle porte sur la doctrine de la création des « vérités éternelles » que
Descartes expose à Mersenne dans sa lettre du 27 mai 1630.
On la retrouve au § 43 de la Monadologie :
« Il est vrai aussi qu’en Dieu est non seulement la source des exis-
tences, mais encore celle des essences, en tant que réelles, ou de ce qu’il y a
de réel dans la possibilité. C’est parce que l’Entendement58 de Dieu est la ré-
gion des vérités éternelles, ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui
il n’y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d’existant,
mais encore rien de possible ».
58
Spinoza quant à lui, bien qu’il fasse de la pensée l’un des deux seuls attributs di-
vins, comme tels éternels et infinis, dont nous ayons connaissance, et qu’il enseigne que « de
la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses,
c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini » (Éthique, 1ère partie, prop.
XVI), n’en vient pas moins à affirmer ensuite que « ni l’entendement ni la volonté
n’appartiennent à la nature de Dieu » (ibid., Prop. XVII, Scolie).
59
N. Bourbaki, Éléments de mathématiques, Théorie des ensembles, Introduction, p.
E I 7).
60
Voir République VI, 510c s.
61
Métaphysique, L. VI, ch.1, 1026a 31.
§3
1. La gloire de Dieu.
a. C’est mal agir que de ne pas faire autant de bien qu’on le pourrait :
« Un moindre mal, est-il dit en latin, a quelque chose d’un bien, et un
moindre bien a quelque chose d’un mal ».
b. Ce qui vaut pour un artiste humain vaut pour Dieu.
c. L’Écriture confirme la philosophie : on ne saurait accorder aux
œuvres de Dieu une perfection seulement relative (au royaume des aveugles,
les borgnes sont rois…), car la perfection de Dieu est absolue. Le meilleur
architecte humain l’est toujours en comparaison des autres. Dieu non. Ainsi
« les imperfections descendent à l’infini », car on peut toujours trouver pire
que soi…
62
Il y a chez Spinoza une étonnante confusion sur ce point dans sa lettre 54 à Hugo
Boxel (voir Michel Nodé-Langlois, Personne, qui es-tu ? PUIPC 2014, Appendice p.114).
63
On connaît la célèbre formule thomasienne selon laquelle Deus est suum esse
(Somme de théologie, 1ère partie, q.3, a.4) : elle exprime la simplicité absolue de l’être divin et
donne la clé de ce qui est dit ensuite de la connaissance et de la volonté en Dieu, ainsi que de
l’exercice de celles-ci à l’endroit des réalités créées.
2. La partie et le tout.
en vérité de meilleur, bien que certains de leurs aspects, du fait que nous
n’en avons qu’une compréhension limitée, nous en fasse douter.
Comment comprendre l’expression « toute l’antiquité » ? Elle paraît
englober non seulement l’Écriture, mais aussi la philosophie païenne, ce qui
ne va pas de soi. En laissant de côté l’épicurisme, qui nie la création et la
providence, et le stoïcisme, dont le providentialisme est un monisme nécessi-
tariste annonciateur du spinozisme, quoique moins cohérent que ce dernier,
on trouve chez Platon l’affirmation que le dieu n’est cause que du bien et
que, s’il y a du mal, c’est que le dieu n’est pas créateur ; et chez Aristote
l’affirmation que le dieu et la nature ne font rien en vain, mais que cela
n’empêche pas qu’il y ait des erreurs ou des échecs de la finalité (cf.
l’exemple des monstres dans Physique II).
64
Augustin d’Hippone, Manuel, ch.11.
65
Voir Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Les quatre grandes erreurs, § 8.
3. La liberté divine.
66
Id quo majus cogitari non possit (Anselme de Cantorbéry, Proslogion).
67
Voir sa lettre à Mesland du 9 février 1645.
tôt que pour caractériser l’être divin. Le texte prête néanmoins à entendre
l’expression susdite comme désignant la sagesse divine qui, d’après la Sa-
gesse, Job et les Psaumes, préside à la création, et que le dogme trinitaire
identifie au Verbe éternel.
On peut aussi l’entendre comme connotant l’idée d’une souveraineté
de la raison, à laquelle la vraie liberté se trouve identifiée, celle de l’homme
consistant à se soumettre à la raison qu’il porte en lui-même, et à participer
ce faisant à la rationalité divine qui est sa source et son principe : c’est à
Dieu que l’homme obéit en obéissant à ce que sa raison lui dicte, et c’est en
cela qu’il est libre.
b. Raisons convergentes.
1/ À proprement parler, aucune volonté n’est sans raison, car la volon-
té n’est rien d’autre qu’une raison pratique. Cela reste vrai même lorsque ce
qui tient lieu de raison à une volonté est une erreur sur le bien. Dans la ligne
de l’Éthique à Nicomaque68 et de la Métaphysique69, Leibniz pense que le
vouloir obéit toujours au « principe du meilleur » : il y a là le principe d’une
détermination non-nécessitante qui fait que la libertas a peccato, si détermi-
née qu’elle soit par les injonctions de la raison, n’en est pas moins une liber-
tas a necessitate qui n’est pas seulement a coactione.
C’est à Aristote que l’on doit d’avoir le premier pensé une détermina-
tion causale par la fin, et d’avoir trouvé là le moyen de comprendre tout à la
fois le caractère sensé de l’ordre naturel et la possibilité qu’une volonté libre
s’y exerce, non pas à l’encontre mais au moyen de ces propriétés que nous
appelons ses lois. Le propre d’une fin étant de ne pas préexister à ce qui la
réalise en y tendant, elle ne saurait exercer de causalité nécessitante à l’égard
de cela-même, soit, dans l’ordre humain, de la décision volontaire de s’y
porter. Seule une téléologie permet de comprendre qu’une action puisse à la
fois être libre et motivée, voire d’autant plus libre qu’elle est plus motivée, et
seule une téléologie physique (avec la place qu’elle donne aux contingences
événementielles) permet de comprendre que la téléologie morale ne soit pas
en contradiction avec l’ordre naturel, mais en quelque sorte son prolonge-
ment conscient.
2/ Un choix dépourvu de raison irait au hasard, comme Spinoza le fait
valoir dans la lette citée à Hugo Boxel, et s’il fallait ainsi concevoir la créa-
tion, sa récusation spinoziste s’imposerait.
L’homme peut certes décider d’agir au hasard ou, comme on dit, « au
petit bonheur la chance », mais cela n’est jamais considéré comme louable.
De même les préférences humaines paraissent souvent aller à l’encontre de
ce que la raison dicte. Mais ni l’un ni l’autre cas ne peuvent être étendus à
Dieu.
Et de même que c’est l’obéissance à la raison – l’action vraiment mo-
tivée – qui fait le mérite humain, de même est-ce le caractère absolument
motivé de l’action divine qui lui mérite la glorification.
Et pour autant que la création, en tant qu’exercice d’une causalité
libre, relève d’un choix divin (créer plutôt que ne pas créer, créer ceci plutôt
68
III, 6.
69
« L’objet du désir, c’est le bien apparent, et celui de la volonté, c’est le bien réel ; et
nous le désirons parce qu’il paraît tel, plutôt qu’il ne paraît tel parce que nous le désirons »
(Aristote, Métaphysique, L. XII, 7, 1072a 27-28.
que cela), ce choix ne peut que répondre à un motif que la philosophie a vo-
cation à expliciter.
c. Le syllogisme de la louange.
1/ Dieu mérite toujours d’être glorifié.
2/ Sans raison justifiante (mérite), la louange n’est qu’une flatterie.
3/ Ce pour quoi Dieu est glorifié est plein de raison.
Leibniz enseigne à sa manière que le rationalisme est la vraie piété –
tout comme Spinoza le dit de son « amour intellectuel de Dieu » –, parce
qu’il repose sur une intelligence des raisons divines qui donnent son sens à la
création, et non d’une attente intéressée ou d’une crainte superstitieuse.
Telle qu’elle est ici présentée, la raison de louer Dieu est, on le voit, la
réussite de son œuvre : il est loué comme un architecte jugé parfait parce
qu’il ne pouvait pas mieux faire (mais n’y a-t-il pas, en musique, plusieurs
harmonisations possibles d’un même thème, toutes aussi belles, chacune à sa
manière voire dans son style propre ? J.S. Bach a parfois laissé près d’une
dizaine d’harmonisations différentes d’un même choral).
Dans le christianisme tel qu’un Thomas d’Aquin le comprenait, la rai-
son de louer Dieu était Dieu lui-même, en tant que souverain bien promis par
grâce à ses créatures, et non pas la réussite de son œuvre.
§4
1. Définition de la charité.
dans le bien que Dieu est, plutôt que dans les biens qu’il donne en les faisant
être.
Dans la classification thomasienne des passions, l’amour a pour objet
le bien comme tel (quand le désir a pour objet un bien à venir, le plaisir ou la
joie un bien présent), et cela reste vrai de la forme non-passionnelle de
l’amour, l’amour du bien intelligible qui relève de la volonté. Le bien que
vise avant tout l’amour de charité n’est pas de l’ordre du faire, mais de
l’ordre de l’être. La considération des « actions » divines ne vient qu’en se-
cond, et il faut y voir comme une conséquence de l’amour de Dieu lui-
même : c’est parce que Dieu est aimé pour ce qu’il est que ses œuvres sont
jugées ne pouvoir être meilleures qu’elles ne sont70.
Pour se justifier, Leibniz invoque la définition classique de l’amour
comme volonté du bien et complaisance (réjouissance) dans le bien de
l’aimé. On ne peut pas vouloir du bien à Dieu, car aucun bien ne saurait
compléter ou parfaire le bien qu’il est. Mais on peut approuver le bien qu’il
fait, prendre pour objet de sa volonté le bien que Dieu produit, ce qui sup-
pose évidemment que ce bien soit reconnu comme tel. On veut alors le bien
que Dieu veut, et l’on rejoint la définition de l’amitié que résume la formule
latine empruntée à Salluste 71 , laquelle condense une conception héritée
d’Aristote72, développée par Cicéron73 et reprise par s. Thomas74. Aimer
Dieu, c’est donc « vouloir ce qu’il veut », c’est-à-dire ce qui est, soit lui-
même au premier chef, et par suite tout ce qu’il fait être, pour la raison préci-
sément que c’est lui qui le crée, et qu’il est possible de comprendre au moins
partiellement quelle est sa motivation ce faisant.
Leibniz en infère la dénonciation d’une attitude qu’il juge opposée à la
charité : celui qui est dans une « disposition » intérieure contraire à l’amour
de Dieu a l’illusion de croire qu’il est en sa capacité de rectifier l’ouvrage de
ce dernier. C’est ce que signifie la proposition circonstancielle,
d’interprétation un peu délicate à première lecture : « quand on aurait le
pouvoir de le changer ». Il faut entendre : à supposer qu’on ait ce pouvoir ;
alors même que l’on aurait ce pouvoir ; même si on pouvait75…, autant de
70
On pourrait évidemment envisager que la charité première consiste au contraire (?)
à aimer Dieu même si tout pourrait aller autrement, comme Jésus à Gethsémani ou au Golgo-
tha.
71
« La véritable amitié consiste à vouloir ou ne pas vouloir la même chose » (Salluste,
Catilinaires 20, 4).
72
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 11.
73
Voir son traité Lélius, sur l’amitié.
74
Voir sa Somme de théologie, tome 2 de la 2ème partie, q.29, a.3.
75
Ici encore, l’arrière-fond évangélique est patent. À Pilate qui instruit son procès, Jé-
sus répond : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en-haut » (Jn 18,
11). Il avait néanmoins dit au moment de son arrestation, en rabrouant un disciple agressif :
« Crois-tu que je ne peux invoquer mon Père, qui me dépêcherait aussitôt plus de douze lé-
gions d’anges » (Mt 26, 53). Et peu auparavant, dans sa prière d’agonie : « Père, si c’est pos-
sible, que cette coupe passe loin de moi ! Non pas pourtant ce que je veux, mais ce que tu
veux » (ibid., 39). Telle que présentée par l’Évangile, la charité christique, exemplaire de
toute charité humaine, consiste donc pour la volonté humaine à se conformer à la volonté di-
vine, alors même que la première a conscience de pouvoir se refuser à la seconde, et qu’elle
sait que les choses peuvent aller autrement. Elle ne consiste pas en ce que la raison acquiesce
à un ordre qu’elle juge ne pas pouvoir être autre, mais en ce que la liberté créée assume les
fins de la liberté créatrice, compte tenu de toutes les contingences auxquelles elle est en situa-
tion de devoir répondre, avant tout, en ce qui concerne Jésus, la vaine violence qui résulte du
péché humain, et que Dieu entend prendre sur lui plutôt que de l’empêcher ou de l’effacer en
anéantissant les libertés qu’il crée.
3. Contre le quiétisme.
76
« Les choses n’ont pu être produites par Dieu d’aucune autre manière et dans au-
cun autre ordre que ceux suivant lesquels elles ont été produites » (Spinoza, Éthique, 1ère par-
tie, prop. 33).
77
Aristote, Éthique à Nicomaque, L. I, ch.8, 1099a 17-18.
78
Sénèque, lettre 96 à Lucilius.
79
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IX, ch.4. Rappelons que pour Aristote, le
bonheur, couronnement de la vertu humaine, réside dans la connaissance de la divinité (voir
op. cit., X, 7).
80
Cicéron, Le destin, XIII, 29.
81
Sur ce point aussi on pourrait s’avouer dubitatif. Car ledit fatalisme est volontiers
symbolisé par le fameux maktub (« C’était écrit »), qui suscite les sarcasmes redondants et
plutôt lassants de Diderot, à propos du Grand Rouleau dans Jacques le fataliste. Or il y a tout
lieu de se demander si la conception leibnizienne de la substance individuelle, dont la notion
est censée impliquer de toute éternité tous les prédicats qui lui écherront jamais, n’est pas une
version intellectualisée, et même sophistiquée du fatalisme prêté aux sectateurs de Mahomet.
82
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, L. III, ch.5.
83
Voir son traité sur L’interprétation (ou La signification), ch.9.
ments qui s’y produisent, autrement dit qu’« il n’y a rien de futur pour
Dieu »84, et qu’il est donc déplacé d’envisager sa connaissance des choses
créées comme une prédétermination, et même comme un préalable, et encore
plus de supposer qu’il a besoin que les choses en question soient prédétermi-
nées pour qu’il puisse les connaître, comme c’est le cas pour nous lorsque
nous voulons prévoir quelque chose, par exemple le temps qu’il fera durant
les prochaines vacances. Ici comme chez Aristote, c’est l’absence d’une dé-
termination totale des événements futurs qui rend possible l’exercice d’une
liberté de choix, et la délibération nécessaire autant que sensée.
Leibniz répond quant à lui : de même que la charité exige notre con-
sentement rétrospectif à ce que nous savons que Dieu a voulu dans le passé,
de même elle exige notre consentement prospectif à ce que nous savons que
Dieu veut pour l’avenir. Et assurément, nous ne connaissons pas le détail de
l’avenir que Dieu nous a fixé. Mais nous savons quelque chose de la volonté
de Dieu en général (« autant que nous pouvons en juger »), car nous connais-
sons des lois morales qui nous permettent de présumer de la volonté (« pré-
somptive ») de Dieu : il serait absurde que Dieu veuille faire advenir le con-
traire de ce que ses lois commandent.
L’argument paresseux est donc doublement fautif :
1/ il fait comme si nous possédions une connaissance qu’en fait nous
n’avons pas ;
2/ il nous fait renoncer à agir d’après ce que nous connaissons –
comme si nous savions ce que nous ignorons, et ignorions ce que nous sa-
vons.
Contre le quiétisme et le fatalisme, Leibniz invoque donc l’exigence
éthique de « contribuer au bien etc. » Cela ne va pas sans une mention qui
rappelle fortement la distinction stoïco-aristotélicienne, même si elle a tout
l’air d’en atténuer prudemment la signification : « … de ce qui nous touche,
ou de ce qui nous est prochain et pour ainsi dire à notre portée ». Comment
Leibniz pourrait-il donner à entendre qu’il y a là de l’indéterminé qui dépend
de nous, au moment où il veut enseigner à tout envisager du point de vue de
Dieu, et à admettre en conséquence que tout est déterminé, faute de quoi
Dieu ne pourrait pas agir au mieux ?
La parénèse leibnizienne à l’encontre du sophisme paresseux court
alors le risque de se présenter comme une platitude : nous avons à délibérer
sur ce que nous connaissons parce ce que cela nous est proche, et non pas sur
ce qui nous échappe. La question serait de savoir quelle différence peut faire
le degré de proximité si le proche n’est pas moins déterminé que le lointain.
Le texte fait plus que suggérer l’idée que c’est l’événement, soit ce qui ad-
viendra en fait, qui, quoi que nous ayons voulu, fera connaître ce que Dieu
aura, lui, voulu.
C’est là assurément distinguer l’intention et le résultat. Car
l’aboutissement de nos actes, soit leur effet au sein de l’univers, ne dépend
pas que de nous, mais aussi de l’ordre et du cours des choses, tandis que nos
intentions nous appartiennent en tant qu’elles nous sont intérieures. C’est
pourquoi l’exigence morale est celle de la droiture (conformité de l’intention
à la loi divine) et non pas de la réussite : nous devons agir d’après ce que
nous pouvons penser que Dieu veut, même s’il s’avère après-coup qu’il a
84
Thomas d’Aquin, Commentaire sur le 1er livre des Sentences de Pierre le Lombard,
dist.38, q.1, 5ème réponse.
voulu produire autre chose. Il est certain que Dieu veut que nous ayons une
« bonne volonté » ; il n’est pas certain qu’il veuille que cette volonté se réa-
lise. C’est pourquoi sa bonté consiste à juger, comme il est seul à en avoir la
possibilité, au for interne, c’est-à-dire à ne considérer que la droiture de
l’intention85.
Comment concilier cette injonction avec la doctrine ultérieure concer-
nant la substance individuelle ? Mes intentions font partie des prédicats qui
sont impliqués dans ma notion. Si donc il m’arrive d’avoir une intention fau-
tive, c’est que Dieu aura voulu que j’aie ce prédicat, alors qu’il est présumé
vouloir le contraire. Je peux donc me dire que mon consentement à la volon-
té présomptive de Dieu, autrement dit au bien à venir, ne changera rien à
mes intentions effectives. Mais ce serait là retomber dans l’argument pares-
seux…
On comprend qu’un Bayle ait pu se demander s’il n’était pas tout aus-
si sophistique, de la part de Leibniz, de prétendre que le système
de « l’harmonie préétablie » était le seul moyen de sauvegarder, en théorie et
en pratique, la liberté et la responsabilités humaines tout autant que la souve-
raine bonté du Dieu créateur.
§5
Paul écrit aux chrétiens de Rome : « Nous savons qu’en tout Dieu tra-
vaille au bien avec ceux qui l’aiment, ceux qu’il appelle suivant son des-
sein » (Rm 8, 28). Telle est pour Leibniz la raison suffisante – métaphysique
autant que révélée – de la « confiance » générale qu’il faut avoir en la Provi-
dence divine. Non seulement : tout est bien, mais : il ne peut rien y avoir de
mieux. La Monadologie le redira : « si nous pouvions entendre assez l’ordre
de l’univers, nous trouverions qu’il surpasse tous les souhaits des plus sages,
et qu’il est impossible de le rendre meilleur qu’il est » (§ 90).
Ce n’est pas à dire que cette confiance puisse être fondée sur une con-
naissance du détail des raisons divines, soit plutôt du détail des façons dont
l’unique raison divine se réfracte dans la multiplicité des créatures et le cours
des choses créées. Seul Dieu a cette connaissance, et l’esprit créé a besoin
d’être promu à la vision béatifique (« la jouissance de la vue de Dieu ») pour
en savoir plus que ce qu’il peut dans les conditions limitatives de l’existence
mondaine.
Notons que l’« ordre de l’univers » est dit inclure « les péchés » que
Dieu permet, et les « grâces salutaires » qu’il accorde pour y remédier. La
« manière » dont celles-ci sont accordées, relevant de sa liberté souveraine,
peut nous paraître n’avoir rien de systématique, mais il est à remarquer que
Leibniz, tout luthérien qu’il fût, ne pouvait donner dans l’idée d’une prédes-
tination arbitraire. Bien plutôt s’agit-il pour lui de faire comprendre que la
distribution des grâces qui sauvent obéit à un ordre rationnel : l’ordre qui est
choisi parce qu’il ne peut y en avoir de meilleur n’est tel qu’à impliquer les
réponses divines au péché humain. La Monadologie exposera à nouveau une
téléologie métaphysique dans laquelle l’accomplissement ultime du « règne
85
Leibniz pourrait apparaître ici comme un chaînon intermédiaire dans une lignée qui
va de Pierre Abélard au formalisme kantien, en passant par Rousseau. L’Évangile enseignait
néanmoins qu’un arbre est jugé à ses fruits (Mt 7, 16 ; 12, 33 ; Lc 6, 43-44).
86
Dans ses Seconds analytiques (I, 34), Aristote appelle anchinoïa la capacité de
trouver sans hésitation le moyen terme qui permet de construire un syllogisme concluant.
87
C’est le sens de l’oïkonomia aristotélicienne.
88
C’était la leçon d’Aristote en Physique II.
§6
89
Aristote, Physique, L. I, ch.4, 188a 17. C’est la conclusion d’une réfutation dirigée
contre Anaxagore, qui mettait un infini au principe des choses.
90
Ockham, Somme complète de logique, I, 2 (1323).
91
Si l’on voulait utiliser ici une analogie mathématique de la disproportion entre le
créé et l’Incréé, il faudrait parler de l’écart toujours infini (en division) entre un axe de coor-
données et une courbe qui lui est asymptote, cela même qu’efface l’idée leibnizienne du degré
de perfection qui vaut au meilleur des mondes possibles d’être créé par Dieu.
2. Justification mathématique.
92
Comment, sinon, l’être humain pourrait-il avoir une liberté qui ne se réduise pas à
celle d’un « tournebroche », pour reprendre un mot cruel mais parfaitement motivé de Kant
(Critique de la raison pratique, Éclaircissement de l’analytique) ?
3. Application métaphysique.
93
Voir sur ce point la présentation de Michel Gourinat sans son manuel De la philo-
sophie (Hachette, t.2, p.569-572).
94
Traduction originale d’après le texte latin. L’opuscule est traduit par Lucy Prenant
aux pp 338 net sv. des Œuvres de Leibniz
§7
1. Nature et miracle.
Une fois admis que Dieu ne fait rien hors d’ordre, il s’agit d’établir
que les événements jugés miraculeux ne sont pas un désordre, l’affirmation
opposée étant la principale raison de ceux qui en nient la possibilité : le natu-
ralisme veut que tout ce qui se produit dans la nature soit naturellement ex-
plicable, ou fortuit, et ne doive donc jamais, dans un cas comme dans l’autre,
être interprété comme la manifestation intentionnelle d’une puissance surna-
turelle.
L’argumentation de Leibniz consiste d’abord à relativiser la notion de
nature, en présentant ses lois comme des « maximes subalternes », et comme
une « coutume de Dieu ».
Cette dernière expression peut surprendre si l’on pense à la réduction
ultérieure que Hume opérera sur la notion de causalité, ramenant les soi-
disant lois de la nature à des habitudes mentales, loin d’y voir l’expression
d’une nécessité intelligible.
Même si c’est de Dieu qu’il s’agit ici, en position de Créateur, et non
de l’homme en position d’animal percevant, le propos de Leibniz suggère
l’idée que l’intelligibilité desdites lois n’en fait pas des nécessités univer-
selles qui soient telles que Dieu doive toujours agir selon elles. Parler de
maximes subalternes, c’est faire valoir que la nature n’est pas la fin dernière,
et que ses lois sont elles-mêmes ordonnées à autre chose. Leibniz dénonce
un certain nominalisme dans l’usage du terme « nature » : c’est « nous » qui
appelons ainsi tout ce qu’il y a de régularité dans les réalités mondaines. Au
95
Cette résorption avait été le fait, dans l’Islam, des mutakallimûn. Thomas d’Aquin
s’employait à la réfuter en établissant : 1/que Dieu donne aux natures créées la capacité cau-
sale réelle de produire leurs effets propres (la cause première et les causes secondes ne font
pas nombre) ; 2/que la production d’un effet dont ces natures sont incapables requiert
l’intervention de la cause surnaturelle.
96
L’inspiration thomasienne de ce passage est évidente : « C’est nécessairement que
la volonté divine s’accomplit toujours. On s’en convaincra en observant ceci : du fait qu’entre
un effet et ce qui le produit il y a une similitude formelle, ce qui vaut pour les causes for-
melles vaut pareillement pour les causes efficientes. Or dans l’ordre des formes, bien que
quelque chose puisse être en défaut à l’égard d’une forme particulière, ce n’est pas possible à
l’égard d’une forme universelle : il peut en effet y avoir quelque chose qui ne soit ni humain
ni vivant, mais non pas quelque chose qui ne soit pas un étant. Il doit par suite en aller de
même dans l’ordre des causes efficientes. Il peut arriver que quelque chose échappe à l’ordre
d’une cause efficiente particulière, mais pas d’une cause universelle qui englobe toutes les
causes particulières. C’est que, si une cause particulière manque à produire son effet, cela
vient de ce qu’une autre cause particulière fait obstacle, laquelle a sa place dans l’ordre de la
cause universelle : l’effet ne peut en conséquence aucunement échapper à l’ordre de la cause
universelle. (…) Comme par conséquent la volonté de Dieu est la cause universelle de toutes
les réalités, il est impossible que la volonté divine ne parvienne pas à son effet. Pour autant, ce
qui semble s’écarter de la divine volonté dans tel ordre s’y retrouve soumis dans un autre : par
exemple, un pécheur qui en péchant s’écarte autant qu’il est en lui de la volonté divine, rentre
Ce n’est pas à dire qu’elles ne soient pas objets d’une volonté particu-
lière, comme tous les événements, y compris les miracles : la volonté divine
s’exerce positivement dans tout ce qui existe par création divine. De même
que la causalité divine s’exerce en toute causalité créée, les deux ne faisant
pas nombre et pour autant ne s’excluant pas mutuellement, de même il ne
peut y avoir d’action volontaire d’une créature raisonnable sans que Dieu
veuille y « concourir » : là aussi, ce verbe n’a pas la signification d’un adju-
vant ou d’une cause supplémentaire, mais du fait que la causalité créatrice
est toujours impliquée dans l’exercice de toute causalité créée – et pour au-
tant réelle –, que cette dernière soit volontaire ou pas.
Leibniz se trouve ainsi devant le problème que tout créationniste ne
peut manquer d’affronter, et plus généralement d’abord tout théiste : ce fut le
cas des Grecs, Platon et Aristote notamment, qui, faute de pouvoir attribuer
au dieu une volonté maléfique, mettaient le mal au compte d’une cause
d’accidentalité identifiée à la matière. « Le dieu, puisqu’il est bon, ne saurait
être cause de tout », proclame la République (II, 379c 2-3). C’est une solu-
tion envisageable du problème du mal, mais elle est précisément inassimi-
lable pour un créationnisme, puisque celui-ci consiste à enseigner qu’hormis
Dieu, il n’est rien qui ne soit l’effet de sa volonté : en créant la nature, Dieu
rend possibles tous ses effets, lesquels ne se produisent pas sans qu’il le
veuille, et le concours divin n’est donc pas moins réel dans le mal que dans
le bien. La cause première universelle ne saurait être mise hors de cause.
Inévitable est donc la distinction de la volonté absolument parlant et
d’une volonté simplement permissive : Dieu permet le mal qui contrarie sa
volonté générale pour autant que sa possibilité et son occurrence soient des
ingrédients qui contribuent à la perfection du meilleur des mondes. Par
exemple et notamment, s’il s’agit de créer des êtres capables d’entrer dans
une relation de connaissance amoureuse avec leur Créateur, il faut qu’ils
soient créés libres, donc capables de pécher.
Le bien est ce que Dieu peut purement et simplement vouloir, et sa vo-
lonté trouve à s’exprimer dans le commandement qu’il fait de certains biens
dans l’ordre de celle-ci dès lors que sa justice le punit » (Thomas d’Aquin, Somme de théolo-
gie, 1ère partie, q.19, a.6). Le même article établit la distinction copieusement exploitée par
Leibniz entre les volontés « antécédente » et « conséquente » de Dieu : « Cette distinction ne
s’applique pas à la volonté divine elle-même, en laquelle il n’y a ni avant ni après, mais aux
choses qu’elle veut. On le comprend si l’on observe que toute chose est, en tant qu’elle est
bonne, voulue comme telle par Dieu. Mais une chose peut être à première vue, considérée en
elle-même, bonne ou mauvaise, qui néanmoins, considérée en lien avec une autre, s’avère de
ce fait être le contraire. C’est ainsi que, considérés en eux-mêmes, la vie humaine est un bien
et la mise à mort d’un homme un mal. Mais si on ajoute à cela que tel homme est homicide ou
que sa vie est une menace pour la collectivité, alors c’est un bien de le mettre à mort, et c’est
un mal qu’il vive. On peut en conséquence dire qu’un juge juste a la volonté antécédente que
tout homme vive, mais la volonté conséquente de pendre un homicide. C’est de la même fa-
çon que Dieu a la volonté antécédente que tout homme soit sauvé, mais la volonté consé-
quente que certains soient damnés, selon ce qu’exige sa justice. – Néanmoins, ce dont nous
avons la volonté antécédente, nous ne le voulons pas d’une manière absolue, mais relative.
C’est que la volonté se rapporte aux choses telles qu’en elles-mêmes : or, en elles-mêmes, elle
sont de l’ordre du particulier. C’est pourquoi nous voulons une chose absolument dans la me-
sure où nous la voulons eu égard à toutes les circonstances particulières, ce qui est un acte de
volonté conséquente. On peut donc dire qu’un juste juge veut de manière absolue qu’un ho-
micide soit pendu, mais de manière relative qu’il vive, dans la mesure où il s’agit d’un
homme. C’est pourquoi il y a lieu ici de parler de velléité plutôt que de volonté au sens abso-
lu. – On voit par là que tout ce que veut Dieu arrive, lors même que ce qu’il veut d’une volon-
té antécédente n’arrive pas » (ibid., 1ère rép.).
97
Hegel franchira le pas.
98
Thomas d’Aquin avait récusé la notion d’un mal nécessaire, en des termes qui an-
noncent ceux de Leibniz : « Certains ont dit que, bien que Dieu ne veuille pas les maux, il
veut pourtant qu’il y en ait ou qu’il s’en produise : car, bien que les maux ne soient pas bons,
il est pourtant bon qu’il y ait ou se produise des maux. Ils le disaient parce que les choses en
soi mauvaises sont ordonnées à quelque bien, et ils croyaient cet ordre impliqué dans cela
même qui est dit, à savoir qu’il y a ou qu’il se produit des maux. Mais cela n’est pas correct,
car le mal n’est pas ordonné au bien par soi, mais par accident. Il est en effet hors de
l’intention de celui qui pèche qu’il en résulte un certain bien : par exemple il n’était pas dans
l’intention des tyrans que leurs persécutions fassent resplendir la patience des martyrs. Aussi
ne peut-on dire que l’existence et la production des maux implique une telle ordination au
bien qu’elle soit elle-même un bien : car on ne juge de rien selon ce qui lui appartient par ac-
cident, mais selon ce qui lui appartient par soi » (Somme de théologie, 1ère partie, q.19, a.9,
1ère rép.).
99
Ibid., q.2, a.3, 1ère rép.
§8
1. Problématique et méthodologie.
100 Le monothélisme (du grec monos : unique, et thèloô : vouloir), dans la ligne du
monophysisme, affirmait qu’il n’y avait en Jésus, Verbe incarné, qu’une seule volonté. Cela
revenait à effacer la volonté humaine de Jésus au profit de la volonté divine du Verbe (en dé-
pit, par exemple, du récit de l’agonie à Gethsémani), au lieu d’affirmer le consentement de la
première à la seconde, soit leur convergence sur un même objet (dans l’exemple : la révéla-
tion complète de la miséricorde divine, fût-ce à travers la Passion). Le monothélisme fut con-
damné, et ladite convergence affirmée en 680, au concile œcuménique de Constantinople. La
querelle à son sujet durant le VIIe siècle avait entraîné le martyre de s. Maxime le Confesseur
et du pape Martin Ier.
l’âme sur le corps ni celle du corps sur l’âme, reste à admettre que c’est Dieu
qui produit en l’une et en l’autre des effets concomitants101 , ce qui suppose
que « Dieu fait tout ». On peut voir là une interprétation radicale de l’idée
que la causalité créatrice est engagée dans tout le créé, donc que Dieu agit en
toute action attribuée à la créature. Malebranche en voulait beaucoup à s.
Thomas d’avoir assumé la Physique d’Aristote : il l’appelait « misérable
commentateur d’un philosophe païen », et disait lui préférer s. Augustin.
L’autre pôle de la problématique est une conception qui attribue à
Dieu une conception d’ensemble, et aux créatures une modification de détail
dans le cours des choses. Ici encore, on peut penser à Descartes102 qui, no-
nobstant sa conception ockhamiste de la toute-puissance divine, établit un
lien entre l’immutabilité divine et ce qu’il croit être la conservation du mou-
vement. Descartes concevait par là que l’efficace divine soit partout présente
dans la causalité créée, mais qu’il revienne aux créatures d’orienter la force
qui leur permet de causer leurs effets.
La conciliation de la causalité divine et de la liberté humaine restait
néanmoins pour Descartes un mystère impossible à élucider.
Leibniz parle ici de « conserver la force » : c’est que le principe de
conservation cartésien est en fait une erreur, que Leibniz réfutera au § 17 en
montrant que Descartes a confondu la force et la quantité de mouvement.
C’est bien ce dernier qui paraît visé ici. Leibniz lui reprend en fait seulement
l’idée d’une causalité divine conservatrice, en lui donnant sa juste formula-
tion. Il s’agit pour lui de montrer « combien ( = dans quelle mesure) l’un ou
l’autre (= Dieu fait tout, ou il ne fait que conserver) se peut dire », autrement
dit : est vrai. Si conservation il y a, ce ne peut être au sens du principe carté-
sien : il n’y a pas conservation du mouvement, et il serait absurde de pré-
tendre qu’il est vrai dans une certaine mesure que Dieu le conserve.
Le problème est donc : y a-t-il quelque chose ou rien qui revienne en
propre aux créatures dans les causalités qui s’exercent au sein de l’Univers ?
La méthode consiste à définir la substance pour expliquer l’action.
Leibniz s’en explique en énonçant un axiome tirée de la théorie aristotéli-
cienne103 du mouvement104 : tout mouvement suppose un sujet et il est l’acte
d’un moteur dans un mobile, action du côté du moteur, passion du côté du
mobile.
On notera toutefois que la parenthèse en latin ne mentionne plus la
passion, sinon implicitement comme corrélat de l’action, et elle parle de
suppôt et non plus de substance. Il y a là une étrangeté par rapport aux for-
mulations aristotéliciennes. Selon Aristote, la substance naturelle est le fruit
101 Malebranche a raconté que sa vocation philosophique est née de l’ébranlement que
lui causa une découverte quelque peu fortuite, chez un libraire, du Traité de l’homme de Des-
cartes, et surtout du passage où ce dernier explique que, dès lors que « Dieu unira une âme
raisonnable » à la « machine » qu’est le corps humain, le « mouvement » cérébral causé par
les affections sensorielles « donnera occasion à l’âme » de sentir.
102 Voir ses Principes de la philosophie, 2ème partie, §§ 36-44.
103 L’association étroite des termes substance et individu dans l’expression « subs-
soit d’une manière d’être. C’est un point de vue que paraît avoir retrouvé Edgar Morin, sur la
base des sciences d’aujourd’hui, notamment à travers sa notion on ne peut plus aristotéli-
cienne d’« organisaction » (voir La méthode, t.I).
106 Voir Aristote, Physique, V, 1.
107
Sur cette notion, voir Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, L. II,
ch.23.
108 Voir Aristote, Catégories, ch.3. Le sens premier de l’ousia est bien rendu par le
terme d’origine latine de substance, quand son sens second (ousia deutérè) l’est par celui
d’essence.
109 Sous cette forme typiquement leibnizienne, et critiquée par Hegel dans son Ency-
a. Substance et accident.
Réinterprétation originale de la distinction d’Aristote.
La référence n’est pas l’existence (en soi ou en autre chose), mais la
déductibilité : l’accident est l’attribut duquel on ne peut déduire les autres.
d’identité chez saint Thomas’ (Cahiers de l’IPC, Paris, juin 2008/janvier 2009, n° 70/71, p.7-
50).
110 C’est la question que soulève Hegel dans sa critique du principe d’identité : si
franchira et a franchi peuvent-ils coexister dans la notion de César qui est censée les impli-
quer de toute éternité dans la pensée de Dieu ? Ou en d’autres termes : comment un prédicat
peut-il cesser d’être vrai d’une substance s’il ne peut l’être qu’à la condition d’être impliqué
dans la définition de celle-ci, ce qu’en langage scotiste on appellerait son heccéité, mais envi-
sagée à la manière leibnizienne comme une essence individuelle ? Leibniz est sur ce point
bien plus scotiste qu’aristotélicien, car Aristote enseignait que tout prédicable est un universel
et, à l’encontre des platoniciens, que rien d’universel ne saurait subsister (voir Métaphysique,
L.VII, ch.13, 1038b 35).
Par opposition, la substance est le terme tel que l’on puisse en déduire tous
les attributs.
Ce qui rapproche Leibniz d’Aristote, c’est la notion d’« être com-
plet ».
Pour ce dernier, l’accident n’est pas un être complet parce qu’il a be-
soin de l’être de la substance pour exister. Mais Aristote distingue les attri-
buts qui appartiennent nécessairement à la substance (ousia prôté) parce
qu’ils découlent de son essence (ousia deutérè) – les « propres (grec : idia) »
– et les attributs qui ne s’en laissent pas déduire, soient les accidents (grec :
sumbébèka) au sens restreint du terme. C’est que la déduction ne peut
s’opérer, d’après la syllogistique, qu’à partir d’au moins une proposition
universelle : or, selon Aristote, l’essence s’énonce bien dans une telle propo-
sition, mais pas l’individu.
Leibniz quant à lui interprète « être complet » au sens d’« avoir une
notion si accomplie qu’etc. » En termes aristotéliciens, cela revient à dire :
l’individu ne peut être une substance que si l’ousia prôté est une ousia au
même sens que l’ousia deutérè, c’est-à-dire une essence concevable de la-
quelle on puisse déduire les attributs qui sont les siens comme autant de pro-
priétés. Il y a le même rapport entre chaque sujet et ses prédicats qu’entre
une essence et les propriétés qu’elle implique.
b. Exemple.
Être roi est un accident d’Alexandre parce qu’on ne peut en déduire
ses autres prédicats : macédonien, fils de Philippe, élève d’Aristote, etc.
(l’expression « faisant abstraction du sujet » signifie : considérée séparément
de son sujet Alexandre).
« Roi » est un accident parce qu’il est un prédicat commun : il
n’implique pas l’appartenance à untel (il y a d’autres rois qu’Alexandre).
En revanche, la déduction inverse doit être possible, ce qui suppose
qu’on admette l’existence d’une forme individuelle ou « heccéité »112 , littéra-
lement d’un être-ceci. La forme individuelle est une « notion » qui implique
en elle-même les formes spécifiques que sont ses prédicats. Il y a ici comme
un transfert à l’individu de la notion platonicienne d’eïdos : dans la théorie
112 Le terme scotiste sonne, en latin, comme un écho à celui qu’utilisait le philosophe
cynique Antisthène en disant, contre les platoniciens, qu’il voyait un cheval mais pas la « ca-
balléité » (en traduction latine : equus/equinitas). Le cynisme d’Antisthène incluait un nomi-
nalisme radical. Le scotisme est aux antipodes de ce dernier en poussant la réalité de l’essence
jusqu’au niveau de l’individu, mais il est piquant de constater que Guillaume d’Ockham, qui
réactiva pour longtemps le nominalisme dans la philosophie européenne, fut d’abord un dis-
ciple de Duns Scot. À vrai dire, il n’y a rien là que de très logique. L’invention scotiste de
l’haecceitas était en un sens une consécration de la caractérisation aristotélicienne de l’ousia
prôté, qui réservait l’existence plénière, la substantialité, à l’individu, et la déniait à
l’universel. Mais cette consécration consistait en fait à concevoir l’individu sur le modèle de
l’universel en concevant l’être-ceci comme une forme individuelle, soit en récusant
l’affirmation thomiste du rôle de la matière dans l’individuation. C’était là effacer la solution
qui avait permis à Aristote d’échapper aux contradictions que Platon avait lui-même décelées
dans sa propre théorie des idées, et il y a en fait deux manières symétriques de la détruire :
soit en outrant le platonisme, comme le fait Duns Scot, soit en déconnectant totalement
l’individu et l’universel intelligible, comme le fait Ockham. L’un et l’autre semblent être pas-
sés à côté de la réponse au problème dit des universaux que formulait le traité de Thomas
d’Aquin sur L’être et l’essence, avec sa distinction des trois états de l’essence : en soi ni uni-
verselle ni singulière ; singularisée dans l’existence réelle ; universalisée dans l’existence in-
tentionnelle qu’elle reçoit dans l’intellect.
des idées telle que la discute Aristote, l’idée est à la fois subsistante et uni-
verselle, et comme telle « le fondement et la raison » de l’être et de la con-
naissance.
§9
« n’est autre chose qu’un amas, ou aggregatum des simples » (Leibniz, Monadologie, § 2) qui
est la source de la 2ème antinomie kantienne.
114
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.50, a.3.
115 C’est là, comme l’explique Roger Verneaux dans l’article cité, ce qui correspond
dans la pensée scolastique à ce qu’on peut appeler un principe d’identité.
116 S. Thomas attribuait une potentialité à l’ange, mais pas de matière. Ou, en d’autres
nature deux êtres qui soient parfaitement l’un comme l’autre, et où il ne soit
possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination
intrinsèque » (§ 9)
Leibniz ajoute une précision (« pourvu qu’on prenne la diffé-
rence… ») qu’il expliquera dans sa lettre au landgrave Ernest de Hesse-
Rheinfels du 14 juillet 1686 :
118 On voit que le latin a déplacé la négation, forgeant une expression qui a l’air de
présenter absurdement le néant comme le matériau de la production divine, alors que le grec
exprime beaucoup plus clairement que Dieu ne produit pas à partir de quelque chose de pré-
existant, et que c’est cela : créer.
119 On consultera utilement la notre 4 de l’édition Le Roy chez Vrin (p.216).
sempiternité (aeternitatis) du monde » (Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, 1ère par-
tie, ch.13, 31). Ce jugement était aussi celui de Maïmonide dans son Guide des égarés.
124 Voir la Somme de théologie, 1ère partie, q.3.
125 Aristote, Métaphysique, L. XII, ch.7, 1072a 25-26.
126 Ibid., ch.8, 1074a 35-36.
127 Ibid., ch.9, 1075a 7.
128 Leibniz, Monadologie, § 3.
tance est comme telle simple : ainsi que le redira la Monadologie, seul « ce
qui est composé » peut « commence[r] ou fini[r] par parties » (§ 6)129.
Ce n’est pas à dire que les substances ne soient sujettes à aucune sorte
de changement, mais que ce changement ne peut avoir lieu qu’à l’intérieur
de chacune, et aucunement comme un processus dont elles seraient le résul-
tat, par adjonction ou influence mutuelles : « les changements naturels des
Monades viennent d’un principe interne, puisqu’une cause externe ne saurait
influer sur son intérieur » (§ 11).
Il faut prendre garde ici à ne pas faire dire au texte du Discours ce
qu’il ne dit pas. Que « le nombre des substances naturellement n’augmente
et ne diminue pas » signifie non pas qu’il ne peut y en avoir augmentation ou
diminution en nombre, mais que celles-ci ne peuvent résulter d’un processus
naturel130 , comme serait la division en deux d’une substance sous l’effet
d’une cause extérieure : la réalité vraie des substances consiste en ce qu’elles
sont insécables, et sont à cet égard « les véritables Atomes131 de la Nature »
(Monadologie, § 3). Ainsi, « il n’y a pas moyen (…) d’expliquer comment
une Monade puisse être altérée ou changée dans son intérieur par quelque
autre créature » (§ 7), « quoique », selon le Discours, « elles soient souvent
transformées ». Sur quoi il faut donc inférer : 1/que seul Dieu peut être la
source d’un tel changement ; 2/que celui-ci ne peut être qu’interne ; 3/que
chaque monade est donc, lors de sa création, dotée par Dieu d’un principe in-
terne de changement. La Monadologie dénommera ce dernier « appétit » (§
15).
3. Le perspectivisme leibnizien.
mais ni génération entière, ni mort parfaite prise à la rigueur » (73), et « que non seulement
l’âme (miroir d’un univers indestructible) est indestructible, mais encore l’animal même,
quoique sa machine périsse souvent en partie et quitte ou prenne des dépouilles organiques »
(77). Ainsi Leibniz professe-t-il non seulement l’immortalité de l’âme humaine intellectuelle
(comme Aristote et s. Thomas), mais l’indestructibilité de toutes les âmes et même de toutes
les substances, en même temps que la pérennité de l’union de toute âme à un certain corps.
130 Rien n’empêche en revanche que le nombre des substances ne soit accru par créa-
tion, si un tel acte « exprès » s’inscrit dans l’ordre du meilleur des mondes possibles.
131 Leibniz récusait vigoureusement l’atomisme matérialiste : « les Atomes de matière
sont contraires à la raison : outre qu’ils sont encore composés de parties, puisque
l’attachement invincible d’une partie à l’autre (quand on le pourrait concevoir ou supposer
avec raison) ne détruirait point leur diversité. Il n’y a que les Atomes de substance, c’est-à-
dire les unités réelles et absolument destituées de parties, qui soient les sources des actions, et
les premiers principes absolus de la composition des choses, et comme les derniers éléments
de l’analyse des choses substantielles » (Système nouveau de la nature et de la communica-
tion des substances, GF p.71).
132 L’expression se rencontre dans le Système nouveau (ibid.).
a qu’une unique substance, et non pas autant de substances que d’attributs, « dont chacun ex-
prime une essence éternelle et infinie » (Éthique, 1ère partie, déf.6) : tout ce qui sert à démon-
trer l’existence de Dieu énoncée par la proposition XI était dit de tout attribut substantiel dans
les propositions précédentes.
tant que souverain bien « auquel sont suspendus le ciel et la nature » 136.
Thomas d’Aquin avait échafaudé la version créationniste de cette perspec-
tive. Leibniz a entrepris de penser jusque dans le détail, même si c’était à
titre programmatique, ce que c’est que d’être l’ingrédient d’un monde créé :
l’unité cohérente de ce dernier tient à ce qu’il n’est rien en lui qui ne soit or-
donné à son tout, c’est-à-dire dont l’ordre interne ne soit en quelque sorte
structuré à l’image de la structure du tout dont il fait partie.
Rien d’étonnant par conséquent à ce que Leibniz reprenne le thème,
aristotélicien lui aussi, de « l’imitation » de la divinité par les réalités mon-
daines. Aristote enseignait que « les êtres incorruptibles sont imités par ceux
qui sont en état de changement »137 , et que le bonheur ou l’accomplissement
propre de l’être humain consiste à « vivre en immortel »138 en devenant aus-
si semblable que possible à la divinité moyennant la connaissance de celle-
ci.
Cette imitation comporte ainsi des degrés, que Leibniz met au compte
de la plus ou moins grande distinction de la représentation ou « perception »
dont chaque substance est capable en fonction de sa nature propre : la Mona-
dologie redira que « l’aperception » (§ 14) n’est jamais que la forme cons-
ciente d’une expression en vérité inhérente à toute chose, de sorte que la
connaissance chez les êtres qui en sont capables n’est en fait que le déploie-
ment jusqu’à la distinction de ce qui se trouve réellement présent, « quoique
confusément » – c’est-à-dire à l’état indistinct, mais non désordonné –, chez
les substances qui n’en sont pas capables.
La substance divine est celle en laquelle la représentation de l’Univers
et de tout son cours est totalement distincte : car le rapport d’expression
n’existe pas seulement entre réalités présentes, mais aussi entre celles-ci et
les réalités passées ou futures, et là où ce qu’il y a de confusion en notre per-
ception nous empêche d’avoir connaissance de ce qui est à venir, Dieu en a,
lui, la connaissance précise et certaine de tout le détail, une « perception ou
connaissance infinie ».
Notons que la toute-puissance divine, soit la capacité, en Dieu, de
produire tout ce que sa sagesse conçoit, est pensée ici en termes de percep-
tion et de connaissance, ce qui prépare la définition de l’action qui sera pré-
sentée au § 15.
Le thème néanmoins dominant ici est celui de la « gloire » divine, soit
du resplendissement de la perfection du Créateur dans ses œuvres : il n’y a
rien de créé qui y soit étranger, et la notion d’expression est donc la manière
leibnizienne de repenser la profession de foi du Psalmiste : « les cieux racon-
tent la gloire de Dieu » (Ps 19/18, 1).
On a bien affaire à un perspectivisme métaphysique, qui n’entraîne
aucune forme de relativisme subjectiviste comme celui que l’on pensera par-
fois trouver chez Nietzsche : il y a en chaque être une vérité, qui peut éven-
tuellement avoir la forme d’une connaissance, et cette vérité qui le constitue
dans son être est aussi ce qui le relie à la Vérité première qu’est le Dieu créa-
139
Jn 1, 1-3.
140
On sait que cette notion a été fortement dévaluée par le platonisme, qui ne la con-
cevait, surtout en matière d’art, que comme une reproduction, voire une culture des appa-
rences trompeuses. Aristote l’a réhabilitée, autant dans sa Physique que dans sa Poétique, en
lui faisant signifier la conformité en profondeur des procédés de l’art (au double sens du
terme) et des processus naturels. Plotin lui a emboîté le pas dans ses Ennéades (V, 8).
141
En grec : diabolos.
142
Leibniz, Monadologie, § 82, qui identifie ladite prérogative à la possession de la
« raison ». Il en résulte une différence dans l’exercice de la Providence divine, qui restait im-
plicite dans le § 5 : « Dieu gouverne les Esprits comme un Prince gouverne ses sujets, et
même comme un père a soin de ses enfants ; au lieu qu’il dispose des autres substance comme
un Ingénieur manie ses machines » (Système nouveau, GF p.68).
143
On reconnaît le thème aristotélicien de l’imitation de la nature par l’art.
§ 10
1. Réhabilitation de l’aristotélisme.
144
Le perspectivisme métaphysique de Leibniz n’est pas sans rapport avec certains
aspects de la pensée bonaventurienne : « L’univers est tout entier inscrit dans l’âme contem-
plative, y compris chacun des esprits célestes portant l’univers dessiné en lui, et même le
rayon divin qui contient l’univers tout entier et la totalité des êtres spirituels. Ainsi, dans
l’âme contemplative se trouvent des lumières merveilleuses et une merveilleuse beauté. Pour
autant, le monde inscrit dans l’âme, beau de haut en bas et du début à la fin, fait d’elle un mi-
roir : chaque esprit est un miroir et il naît dans l’âme une pluralité merveilleuse, un ordre su-
périeur et une proportion suprême. L’ensemble des esprits est beau parce que, chaque fois
que, dans l’âme, la disposition du monde entier, celle des esprits bienheureux, et celle du
rayon divin resplendissent de cette manière en elle, autant de fois s’y produit un merveilleux
éclat de lumière, et autant devient-elle plus belle que le Soleil. À nouveau, le rayon qui est
dans l’âme contient toute cette disposition et représente toutes les interprétations de
l’Écriture ; tandis que l’âme est absorbée en lui par une transformation de l’esprit en Dieu, qui
surpasse alors toute la disposition des étoiles » (s. Bonaventure, 20ème conférence sur Les Six
jours de la création, 1273).
145
« J’appelle universel ce qui par nature est attribuable à plusieurs sujets, singulier ce
qui ne le peut, par exemple homme fait partie des universels, Callias des singuliers » (Aris-
tote, De l’Interprétation, ch.7, 17 a 39-17 b 1).
146
D’aucuns lui ont reproché de définir l’âme humaine, à la suite d’Aristote, comme
la forme d’un organisme, dans l’idée que cela menacerait, en dépit de ce que dit le traité
mais on aurait tort de croire que cette notion ne s’applique qu’au vivant et à
ce principe formel qu’est l’âme, car Aristote montre au contraire que la
forme est ce qui fait que n’importe quel tout organisé composé d’éléments
divers est autre chose qu’un agrégat, et qu’un tel tout est « plus que la
somme de ses parties »147, car la forme (immatérielle) est autre chose qu’un
élément s’ajoutant aux autres.
Il semble que le rejet cartésien des formes substantielles148 ait résulté,
en dépit de mises en garde pourtant explicites d’un Thomas d’Aquin149,
d’une chosification de ce qui dans l’aristotélisme n’était précisément pas une
chose, mais un principe non matériel donnant aux corps d’être chaque fois la
chose qu’ils sont. Descartes a dénoncé dans les formes de la scolastique tar-
dive l’intrusion d’une force occulte semant le désordre dans l’ordre méca-
nique de la nature matérielle. La physique naissant à l’époque, mécaniste,
éliminait par principe l’idée d’une causalité structurelle, et il faudra attendre
le XXe siècle pour que cette notion y retrouve toute sa place.
d’Aristote sur L’âme, l’affirmation de son immortalité. Descartes quant, à lui, aux prises avec
les problèmes insurmontables entraînés par son dualisme, finissait par écrire que les corps
humains « ne sont eadem numero » – c’est-à-dire numériquement et durablement identiques –
« qu’à cause qu’ils sont informés de la même âme » (Lettre au P. Mesland du 9 février 1645),
ce qui était assurément revenir à l’aristotélisme tout en faisant de l’homme une exception au
sein du mécanisme de la res extensa. Leibniz a repris l’idée : « Le corps organisé n’est pas le
même au-delà d’un moment ; il n’est qu’équivalent. Et si l’on ne se rapporte point à l’âme, il
n’y aura point la même vie ni union vitale non plus » (Nouveaux essais, II, 27, § 6).
147
Edgar Morin, La méthode, t.I, p.106. Cf. Aristote, Métaphysique, Livre VIII, ch.6,
début. C’est ce que répondit Bergson le jour où quelqu’un lui demanda de résumer sa philo-
sophie en une phrase.
148
Sur la critique cartésienne des formes substantielles, voir Étienne Gilson, Études
sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien, 2ème partie, ch.1, I
(Paris Vrin 1975, p.143 s). « Descartes critique toujours les formes substantielles comme si
les formes étaient des substances » (op. cit., p.163).
149
Longtemps avant les sarcasmes cartésiens, Thomas d'Aquin se moquait de
l’interprétation des formes naturelles qu’ils prendraient pour cible : « Ils sont risibles, ceux
qui, prétendant corriger la définition d’Aristote, ont été contraints de définir la nature comme
quelque chose d’absolu (aliquid absolutum), en disant que la nature est une force inhérente
aux choses (vis insita rebus), ou quelque chose de ce genre » (Commentaires à la Physique
d’Aristote, Livre II, leçon I, n° 145, éd. Marietti p.74). Rappelons qu’Aristote définit la nature
comme le principe interne du mouvement d’un corps naturel, et qu’il l’identifie à la forme,
chaque corps se mouvant en fonction de ce qu’il est, soit de ce que la forme spécifique singu-
larisée en lui, lui donne d’être (voir Physique, L. II).
150
« Mihi a docto doctore/Demandatur causam et rationem quare/Opium facit dor-
mire./A quoi respondeo,/Quia est in eo/Virtus dormitiva,/Cujus est natura/Sensus assoupire »
(Molière, Le malade imaginaire, acte III).
151
Aristote ne les avait nullement ignorées, et les mettait au compte de la matière, ou
plutôt des composants matériels, dont ils savait qu’ils ne jouent leur rôle que moyennant leur
forme propre, comme le font encore les éléments de notre chimie moderne.
d’invoquer une finalité telle que la « qualité horodictique » d’une montre, la-
quelle n’existerait pas s’il n’y avait pas d’horloger connaissant et sachant
monter son mécanisme152.
Leibniz introduit une distinction entre explication d’ensemble et ex-
plication de détail, qui annonce le débat ultérieur entre holisme et réduction-
nisme.
Le mécanicisme est par vocation analytique : il décompose les phé-
nomènes en séquences causales pour reconstruire les totalités à partir de
leurs éléments. Cette décomposition s’est opérée d’abord dans les construc-
tions mécaniques, avant de devenir principe d’explication scientifique et
d’être ensuite appliquée à la technologie industrielle.
Le risque du mécanicisme est de négliger et de manquer les phéno-
mènes de globalité, c’est-à-dire les effets qui ne se produisent que si les mé-
canismes sont organisés d’une certaine façon, et jamais si on les sépare –
telle la vie d’un organisme.
La distinction de l’ensemble et du détail se double d’une autre entre le
point de vue technico-scientifique et le point de vue pragmatique (celui de
l’acheteur de la montre), ainsi que d’une autre, au sein de la science, entre le
point de vue physique et le point de vue métaphysique : ce qui est suffisant
pour la conduite ordinaire est insuffisant pour la science physique, et ce qui
est inutile en physique est nécessaire en métaphysique, laquelle est définie
ici à la manière d’Aristote comme connaissance « des premiers principes ».
Cette nécessité métaphysique tient à deux choses :
1/ Reconnaître la forme, c’est reconnaître l’existence d’autre chose
que les mécanismes matériels, autrement dit des « natures incorporelles ».
2/ Envisager les choses du point de vue de leur globalité, c’est les en-
visager en fait du point de vue de l’unité du vouloir divin.
Il y a manifestement une analogie sous-jacente entre l’harmonie uni-
verselle et l’ordre interne d’un organisme, soit un rapport structurel entre le
macrocosme et l’infinité des microcosmes. La Monadologie mettra cette
homologie au compte de la division infinie actuelle de la matière (§ 65), et
en tirera l’affirmation d’un panpsychisme : « la moindre partie de la ma-
tière » contient « un monde de créatures, de vivants, d’animaux,
d’entéléchies, d’âmes » (§ 66).
Il est clair en tout cas que la reconnaissance d’une prégnance des
formes substantielles signe l’échec de toute forme de matérialisme.
152
Le rejet cartésien des formes substantielles va de pair avec l’antifinalisme de Des-
cartes (voir ses Principes de la philosophie, I, 27). Georges Canguilhem fait néanmoins re-
marquer pertinemment que « personne ne doute qu’il faille un mécanisme pour assurer le suc-
cès d’une finalité ; et inversement, tout mécanisme doit avoir un sens, car un mécanisme n’est
pas une dépendance de mouvement fortuite et quelconque » (La connaissance de la vie, Ma-
chine et organisme, Vrin 1975, p.115).
153
Voir Leibniz, Essais de théodicée, Préface (GF p.29 s).
154
Voir Aristote, Physique, V.
155
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.14, a.13, et Questions
disputées sur la vérité, q.2 (trad. Serge-Thomas Bonino, Cerf 1996).
156
Voir les Essais de théodicée, 1ère partie, §§ 36-52 (GF p.124-132).
157
« Sous l’influence de la Cabale, de la doctrine plotinienne de l’émanation, du mys-
ticisme ou de l’alchimie, un Paracelse plaçait des principes actifs de vie dans toute la nature :
esprit du sel, esprit végétal, esprit animal ou achée dans les animaux ; il affirmait l’existence
en l’homme de nombreuses archées placées sous la direction de l’âme raisonnable, et le règne
d’un esprit universel, essence de toutes choses » (Renée Bouveresse, Spinoza et Leibniz, Vrin
1992, p.11). « Si Van Helmont tire de la tradition paracelsienne le concept d’« archée », ainsi
que la distinction catégoriale des achées centraux dominants et des archées subordonnés, il
inscrit son propre concept en une perspective d’analyse fonctionnelle étroitement corrélée aux
données dynamiques que l’expérience semble suggérer » (François Duchesneau, Les modèles
du vivant de Descartes à Leibniz, Vrin 1998, p.24). On notera que le panpsychisme de Leib-
niz n’est en fait pas tellement éloigné de telles doctrines, alors même qu’il s’emploie à récuser
tout mélange des genres en s’interdisant, comme Descartes le voulait, tout recours à un prin-
cipe d’ordre psychique dans une explication d’ordre physique, et réciproquement : « une per-
ception ne saurait venir naturellement que d’une autre perception, comme un mouvement ne
peut venir naturellement que d’un mouvement » (Monadologie, § 23). Descartes écrivait
quant à lui, au chapitre XI de son traité Du Monde : « Qu’un autre donc imagine, s’il veut, la
Forme du feu, la Qualité de la chaleur et l’Action qui le brûle, comme des choses toutes di-
verses ; pour moi, qui crains de me tromper si j’y suppose quelque chose de plus que ce que je
vois nécessairement devoir y être, je me contente d’y concevoir le mouvement de ses par-
ties », c’est-à-dire leur déplacement.
§ 11
158
C’est précisément pourquoi Thomas d’Aquin jugeait qu’il fallait attribuer une cau-
salité réelle aux créatures, autrement dénommées « causes secondes ».
159
Descartes enseignait dans ses Principes (I, 28) que la physique doit chercher à
connaître par quels moyens (mécaniques) Dieu réalise des fins dont la connaissance nous dé-
passe.
160
Ce projet typiquement rationaliste entrait évidemment chez Descartes en contradic-
tion avec l’affirmation de la création, mise au compte d’une toute-puissance conçue comme
un arbitraire absolu. On comprend rétrospectivement pourquoi le créationnisme thomasien,
non rationaliste, a recouru à une métaphysique régressive de type aristotélicien, et n’a jamais
fait place à l’idée d’un calcul intégral qui permettrait de déduire tout l’être causé à partir
d’une connaissance initiale de l’être sans cause.
161
« Cela fait, quand s’élèveront des controverses, les calculateurs (computistas)
n’auront plus besoin de disputer. Il suffira en effet de prendre des plumes, de s’asseoir aux
tables, et de se dire l’un à l’autre (en faisant appel au besoin à un ami) : calculons ! » (Leibniz,
Le calcul philosophique, éd. Erdmann 84 a, traduit d’après le latin – on notera la saveur futu-
riste du terme mis entre parenthèses).
162
« La notion des forces ou de la puissance (que les Allemands appellent Kraft, les
Français la force), à l’explication de laquelle je destine une science particulière : la Dyna-
mique, cette notion apporte le plus de lumière pour l’intelligence de la vraie notion de subs-
tance. Car la force active diffère de la puissance nue telle qu’on la connaît dans les écoles en
ce que la puissance active des Scolastiques, autrement dit la faculté, n’est rien d’autre qu’une
possibilité prochaine d’agir, qui a toutefois besoin d’une excitation extérieure et comme d’un
stimulant pour passer à l’acte. Au contraire, la force active contient un acte ou entéléchéïa,
elle est intermédiaire entre la faculté d’agir et l’action elle-même, et enveloppe un effort ; et
ainsi elle se porte par elle-même à opérer ; et elle n’a pas besoin de secours, mais seulement
de la suppression de ce qui lui fait obstacle. Ce qu’on peut illustrer par les exemples d’un ob-
jet lourd pendu qui tend la corde qui le retient, ou d’un arc tendu. Car, même si le poids ou la
force élastique peuvent et doivent être expliqués mécaniquement à partir du mouvement de
l’éther, la raison ultime du mouvement dans la matière est pourtant la force imprimée au cours
de la création, qui se trouve en tout corps, mais diversement limitée et corrigée dans la nature
par le choc même des corps. Et je dis que cette puissance d’agir se trouve en toute substance,
et que toujours une action en naît ; que par conséquent la substance corporelle elle-même (pas
plus que la spirituelle) ne cesse jamais d’agir ; ce que ne semblent pas avoir assez aperçu ceux
qui ont situé son essence seulement dans l’extension, ou même dans l’impénétrabilité, et se
sont apparemment fait l’idée d’un corps en complet repos. Il ressortira aussi de nos médita-
tions qu’une substance créée reçoit d’une autre substance créée non pas la force d’agir elle-
même, mais seulement les limites et la détermination de son effort préexistant, soit de sa puis-
sance d’agir » (Leibniz, op. cit., fin). On notera que l’auteur parle ici de « substance corpo-
relle » bien que la doctrine monadologique conduise en fait à désubstantialiser le composé en
tant que tel (cf. le § 12 du Discours). Son ultime correspondance avec le P. Des Bosses
l’amènera toutefois à inventer la notion de « lien substantiel (vinculum substantiale) » pour
rendre compte de la différence entre un tout organique et un agrégat. Cette doctrine tardive, à
vrai dire assez peu compatible avec un monadisme strict, ou qui du moins y introduit un prin-
cipe quelque peu étranger à sa logique, est le point de proximité la plus grande entre Leibniz
et Aristote sur la question de la substance, en dépit du caractère opposé de leurs points de dé-
part : l’analyse physique à base empirique des composés naturels chez le second, la notion a
priori de substance simple chez le premier. Aristote avait jugé que la forme ne peut jouer son
rôle causal propre qu’en n’étant pas un élément (voir Métaphysique, L. VII, ch.17, fin). Leib-
niz au contraire ne conçoit la substance que comme un élément simple sans lequel il ne pour-
rait y avoir de composé (voir Monadologie, §§ 1-2). – Sur le vinculum substantiale, voir la
thèse de Maurice Blondel reprise dans son écrit de 1930 : Une énigme historique. Le « Vincu-
lum substantiale » d’après Leibniz et l’ébauche d’un rationalisme supérieur (Paris,
Beauchesne) ; et A. Boehm, Le « vinculum substantiale » chez Leibniz (Vrin 1962). La cor-
respondance de Leibniz avec le P. Des Bosses, qui dura de 1706 à 1716 est publiée dans le t.2
de l’édition Gerhardt (Hildesheim, Georg Olms 1965).
163
GF p.66-67. – Dans sa Critique de la faculté de juger (§ 65), Kant parlera à son
tour de bildende Kraft (force formatrice) pour caractériser la différence entre un vivant et une
machine artificielle, qui ne comporte qu’une bewegende Kraft (force motrice). On peut toute-
fois se demander si ce n’est pas là précisément manquer le sens de la notion de cause for-
melle, soit d’une causalité structurante et non motrice (l’« organisaction » de Morin), et si
l’on n’a pas là affaire à nouveau à cette chosification de la forme que récusait le thomisme,
avec le risque de revenir quelque peu à la notion « occulte » de forme substantielle rejetée par
le cartésianisme.
§ 12
1. Thèse.
164
« Au commencement, lorsque je m’étais affranchi du joug d’Aristote, j’avais don-
né dans le vide et dans les Atomes, car c’est ce qui remplit le mieux l’imagination. Mais en
étant revenu, après bien des méditations, je m’aperçus qu’il est impossible de trouver les prin-
cipes d’une véritable Unité dans la matière seule ou dans ce qui n’est que passif, puisque tout
n’y est que collection ou amas de parties jusqu’à l’infini. Or la multitude ne pouvant avoir sa
réalité que des unités véritables qui viennent d’ailleurs et sont tout autre chose que les points
mathématiques qui ne sont que des extrémités de l’étendu et des modifications dont il est
constant que le continuum ne saurait être composé. Donc pour trouver ces unités réelles, je
fus contraint de recourir à un point réel et animé pour ainsi dire, ou à un Atome de substance
qui doit envelopper quelque chose de forme ou d’actif, pour faire un Être complet » (Leibniz,
Système nouveau, GF p.66).
165
Cette réduction s’opposait frontalement à la distinction aristotélicienne des quatre
espèces du mouvement (kinèsis) ou changement (métabolè) naturel : génération (génésis) et
corruption (phthora), selon la substance ; altération (alloïôsis), selon la qualité ; accroisse-
ment (auxèsis) ou diminution (phthisis), selon la quantité ; déplacement (kinèsis), selon le
lieu.
166
« Par le moyen de l’âme ou forme, il y a une véritable unité qui répond à ce qu’on
appelle moi en nous ; ce qui ne saurait avoir lieu ni dans les machines de l’art, ni dans la
simple masse de la matière, quelque organisée qu’elle puisse être ; qu’on ne peut considérer
que comme une armée ou un troupeau, ou un étang plein de poissons, ou comme une montre
composée de ressorts et de roues. Cependant s’il n’y avait point de véritables unités substan-
Assurément c'est par nature que les animaux naissent avec la sensa-
tion, mais à partir de la sensation il ne se produit pas chez les uns de mémoire
tandis qu'elle se produit chez les autres. Et c'est pourquoi ceux-ci sont plus
sensés et plus capables d'apprendre que ceux qui ne peuvent se souvenir. Sont
sensés sans apprendre tous ceux qui ne peuvent entendre les sons (par
exemple les abeilles et n'importe quel autre genre d'animaux pour qui c'est le
cas), tandis qu'apprennent tous ceux qui en-dehors la mémoire possèdent aus-
si cette sensation » (980a 27-980b 25).
tielles, il n’y aurait rien de substantiel ni de réel dans la collection » (Leibniz, Système nou-
veau, GF p.71).
167
Op. cit., GF p.75.
168
« S’il n’y a point d’autre principe d’identité dans les corps que ce que nous venons
de dire » – à savoir l’extension tout autant que les qualités sensibles –, « jamais un corps ne
subsistera plus d’un moment ».
169
Éd. Gerhardt, Hildesheim Olms 1965, t.5, p.465.
170
Voir id., Nouveaux essais, II, 8 et 13.
171
Voir Aristote, De l’âme, L. II ch.6.
172
Berkeley et Hume feront remarquer avec un certain bon sens que, les qualités pre-
mières ne nous étant connues qu’au moyen des secondes (une étendue ne nous est par
exemple visible que moyennant la couleur), la subjectivisation de celles-ci devraient atteindre
tout autant celles-là. Non que ces dernières ne puissent être pensées indépendamment des
corps, mais c’est précisément autre chose de les penser en elles-mêmes (par quoi elles ne sont
que de la pensée), et de les attribuer aux corps comme leurs propriétés, voire leur essence, ré-
elles.
173
GF p.109.
§ 13
1. La « grande difficulté ».
174
Voir Aristote, De l’âme, III, 4-5, exposé dans : M. Nodé-Langlois, “Aristote et
l’éthique de la finitude” (Au service de la Sagesse, p.85 s).
175
Leibniz, Exemples de science générale, H, éd. Gerhardt t.VII, p.110.
176
On sait que Bergson luttera contre cette annulation dans La pensée et le mouvant,
III, Le possible et le réel.
177 Thomas d’Aquin, Commentaire sur le 1er livre des Sentences de Pierre le Lom-
sais, sans que le psalmiste nie par là avoir choisi ses propres paroles de
louange et les adresser en toute liberté à son Créateur.
Il conviendrait donc de dire : la science divine immuable n’a pas be-
soin des moyens qui permettent à la science humaine de connaître des con-
clusions déterminées, soient le lien d’implication logique entre une essence
et ses propriétés, ou la liaison entre la nature physique d’une cause et celle
de ses effets (lorsque la cause n’est pas empêchée).
Un humain peut dire : « Je vous l’avais bien dit ! Je le savais ». Mais à
l’égard d’un événement, quel qu’il soit, Dieu ne savait pas : il sait, connais-
sant toute créature par la connaissance qu’il a de lui-même, soit comme effet
de sa propre puissance.
La seule question pertinente n’est donc pas de savoir si Dieu sait
d’avance ce qui arrivera. Tout au plus peut-on envisager qu’il donne à un
humain de savoir d’avance, comme le disent d’eux-mêmes les prophètes,
lorsqu’ils attestent l’origine divine de leur enseignement, surtout si celui-ci
leur vaut les pires ennuis, par la réalisation effective de ce qu’ils ont annoncé
sans avoir aucunement les moyens de le déduire178 . Mais la connaissance
prophétique est un mode humain de connaissance179 : ce qui est ainsi connu
ne l’est pas de la même manière en Dieu.
La question pertinente est alors de savoir si la volonté divine rend né-
cessaires les choses qu’elle veut (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère
partie, q.19, a.8).
Nier toute détermination dans la volonté divine signifierait que Dieu
« joue aux dés ». Il s’agit de penser que Dieu ne veut pas n’importe quoi tout
en n’étant nécessité à rien parce qu’il n’y a rien qui soit absolument néces-
saire en dehors de lui.
Leibniz reprend à son compte toute cette problématique, mais la solu-
tion qu’il en propose paraît plus anthropomorphique que celle de s. Thomas.
178
Voir le livre d’Isaïe à partir du chapitre 40 (le Deutéro-Isaïe des exégètes), et
Claude Tresmontant, Le problème de la Révélation, Paris Seuil 1969, p.313 s.
179
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 2ème partie, t.2, q.171-174.
trations, par exemple celles de la géométrie180. Il est vrai que Leibniz écrira
dans les Nouveaux essais que « pour ce qui est des vérités éternelles, il faut
observer que dans le fond elles sont toutes conditionnelles et disent en effet :
Telle chose posée, telle autre chose est », par exemple que « Toute figure qui
a trois côtés aura aussi trois angles »181 . Or cette conditionnalité logique si-
gnifie qu’il y aurait contradiction à poser le sujet sans poser le prédicat, tout
comme, dans une démonstration, il y aurait contradiction à poser
l’antécédent sans poser le conséquent : ces deux contradictions indiquent
deux impossibilités, et par là-même la nécessité intrinsèque, et en ce sens ab-
solue, de la contradictoire opposée.
La nécessité relative ou conditionnelle est quant elle le caractère de ce
dont le contraire n’est pas en soi – ou absolument – impossible, autrement
dit intrinsèquement contradictoire. Or ce dont le contraire est possible, c’est
le contingent, qui peut être ou ne pas être. Mais un contingent peut être rela-
tivement et accidentellement nécessaire, s’il l’est en référence à une condi-
tion qui est elle-même contingente, par exemple, comme écrit Aristote, « s’il
doit y avoir une maison… », ou « s’il faut [qu’une scie] soit en fer » pour
pouvoir couper (loc. cit.).
La possibilité commune du contingent et de son opposé consiste en ce
que ni l’un ni l’autre ne sont contradictoires : dans la langue de Leibniz, on
dit de chacun qu’il « n’implique point ».
La distinction des deux nécessités est susceptible d’une application
métaphysique. Du point de vue de Dieu, les vérités éternelles s’imposent
comme les conséquences nécessaires des idées que pense son entendement :
elles ne cesseraient pas d’être vraies si rien d’autre que Dieu n’existait182 .
N’est en revanche que conditionnellement nécessaire toute vérité qui a
pour condition :
1/ la décision divine, contingente puisque libre, de créer le monde ;
2/ l’exigence que, si Dieu crée, il crée le meilleur des mondes pos-
sibles.
3. Exemple : « Venons… ».
180
On sait qu’Euclide a donné à la géométrie la forme démonstrative de ses Éléments
en s’inspirant des Analytiques d’Aristote.
181
Op. cit., L. IV, ch.11, § 14, GF p.395.
182
« Les scolastiques ont fort disputé de constantia subjecti, comme ils l’appelaient,
c’est-à-dire comment la proposition faite sur un sujet peut avoir une vérité réelle si ce sujet
n’existe point. C’est que la vérité n’est que conditionnelle, et dit qu’en cas que le sujet existe
jamais, on le trouvera tel » (ibid., p.396).
183
C’est sans doute le point de clivage décisif entre le créationnisme rationaliste de
Leibniz et le créationnisme non rationaliste de Thomas d’Aquin. Voir sur ce point M. Nodé-
Langlois, « Le rationalisme philosophique et la question du mal » (Revue Thomiste, Toulouse,
T.100, n°4, octobre-décembre 2000, p.550-579).
184
Leibniz, Nouveaux essais, II, 21, § 13.
185
On sait que Thomas d’Aquin en avait récusé la valeur de preuve (Somme de théo-
logie, 1ère partie, q.2, a.1).
186
C’est ce qui permettra à Heidegger de déceler la circularité du principe : voir Le
principe de raison, ch.II.
187
« Les significations des termes, c’est-à-dire les définitions, jointes aux axiomes
identiques, expriment les principes de toutes les démonstrations » (Leibniz, Nouveaux essais,
IV, 8, § 12, GF p.382).
§ 14
1. L’émanatisme.
Le terme est formé sur le verbe latin emanare, qui signifie : s’écouler
hors de…
Son usage philosophique traditionnel n’est pas sans accointances avec
le panthéisme et ce qu’il y a de nécessitariste dans la doctrine néoplatoni-
cienne de la procession des êtres à partir de l’Un. Sous cet aspect, il pourrait
paraître directement opposé à l’idée de création, au sens que les métaphysi-
ciens juifs ou chrétiens ont donné à ce terme188.
Thomas d'Aquin n’hésitait pourtant pas à y recourir, sans doute parce
que, de quelque manière qu’on la pense, la création indique bien une prove-
nance des choses à partir de Dieu. La question 45 de la 1ère partie de la
Somme de Théologie s’enquiert « du mode de l’émanation des choses à partir
de leur premier principe, qu’on appelle création ». L’article 1 s’emploie aus-
sitôt à expliquer et justifier la conception juive de la création comme produc-
tion ex nihilo, selon l’expression de 2 M 7, 28. Le terme d’émanation sert
donc bien ici à désigner la provenance des créatures, mais en un sens effecti-
vement opposé à ce que professent les doctrines émanatistes. Thomas pense
la création comme la relation de dépendance ontologique de la créature à
188 Selon l’article consacré à ce sujet dans le Larousse en 8 volumes, « on peut consi-
dérer la théorie de l’émanation soit comme une des explications que le panthéisme propose
pour la production des choses, soit comme une doctrine intermédiaire entre le panthéisme et
le théisme. Tandis que le panthéisme affirme l’identité du principe premier et de toutes les
existences, et que le théisme insiste sur leur distinction essentielle, l’émanatisme montre une
différence graduelle entre l’absolu et les êtres particuliers : du principe premier, immobile et
inépuisable, sortent, comme la lumière rayonne du feu et la chaleur du soleil, des êtres moins
parfaits, qui sont eux-mêmes les principes d’êtres un peu inférieurs à leur tour ; et cette série
descendante se poursuit jusqu’aux échelons inférieurs de la réalité. À cette idée générale, qui
est la même dans tous les systèmes émanatistes, s’ajoutent dans chacun des explications parti-
culières pour rendre compte du rapport des divers degrés de l’être avec le principe suprême.
On trouve l’idée de l’émanation dans le système de Zoroastre. Elle fait le fond des doctrines
de l’Inde. Quoique très contraire à l’esprit de l’Ancien Testament et à l’esprit même du peuple
juif, elle a pénétré en Judée et y a donné naissance à la kabbale. Elle semble bien être le der-
nier mot de la doctrine de Philon d’Alexandrie. Elle a été, enfin, développée, dans la philoso-
phie occidentale, par le néoplatonisme. Pour Plotin et ses disciples, l’Un, innommable, in-
compréhensible et ineffable, produit l’intelligence immobile, d’où découle à son tour l’âme du
monde, qui engendre la nature. L’émanation, ou procession, a lieu éternellement, sans com-
mencement ni fin. Chaque émanation est à la fois conséquence de celle qui la précède et prin-
cipe de celle qui la suit. Les sectes gnostiques s’efforcèrent d’introduire l’émanation dans le
christianisme. Leurs doctrines ont été condamnées ; et pourtant, l’on trouve parfois, chez cer-
tains docteurs orthodoxes, des expressions qui rappelleraient l’émanatisme, si on les prenait à
la lettre, ce qu’on ne peut faire, puisque ces docteurs affirment la création. La doctrine de
l’émanation se complète, en général, par une doctrine du retour ou de la conversion des
choses vers l’unité ».
l’égard de son principe, relation analogue à celle d’un être mû à sa cause mo-
trice, mais fondamentalement différente de celle-ci en ce qu’elle ne consiste
pas, comme le mouvement, dans la transformation d’une réalité préexis-
tante : ni transformation du principe créateur, serait-ce sous la forme de
l’émission d’une parcelle de son être propre, ni transformation d’une matière
qui préexisterait indépendamment de lui. Et Thomas de préciser que la rela-
tion qu’est la création est réelle du côté de la créature, puisqu’elle fonde son
être même, mais point du côté de Dieu, puisqu’elle ne saurait changer quoi
que ce soit à l’être qui est le sien en toute éternité.
Leibniz reprend manifestement à son compte l’idée thomasienne de
dépendance, ainsi que la notion tout aussi thomasienne de la conservation
des créatures par Dieu, soit de leur maintien dans l’être, parfois dénommé
« création continuée ». Les créatures étant ex nihilo, celui qui les fait exister
peut aussi les anéantir, et on peut donc envisager la création, mais seulement
du point de vue temporel des créatures, comme une perpétuation dans
l’existence, soit comme une dépendance vraie à tout moment à l’égard de
l’être pour qui la création ne saurait être un moment de son existence. Une
pérennité, voire une perpétuité des créatures sont autre chose que l’éternité
divine, mais c’est celle-ci qui rend celles-là possibles.
On notera aussi que Leibniz s’inscrit dans l’héritage aristotélicien en
professant incidemment le caractère continu de la temporalité créée. Ici en-
core il y a lieu de ne pas attribuer cette continuité – définie depuis le Livre V
de la Physique d’Aristote comme une divisibilité à l’infini – à Dieu ni à son
acte, mais seulement à l’effet de ce dernier dans tout ce qui n’est pas lui.
Pour penser l’émanation des créatures, Leibniz mobilise une analogie
entre leur production divine et celles des pensées par le moi humain. Que
l’on se réfère aux premiers mots de la Genèse ou à ceux de l’évangile de
Jean, c’est à la parole divine qu’est attribuée la mise à l’être des créatures, et
c’est son intelligibilité, plutôt qu’une vocalité, qui est mise ici et là à la
source de l’existence des choses.
Le moi humain produit quant à lui une multitude de pensées tout en
conservant son unité substantielle. Au cogito cartésien, qu’il reprend à son
compte comme la première des vérités de fait, Leibniz en adjoint une se-
conde qu’il reproche à Descartes d’avoir manquée : varia a me cogitantur189
– il y a de la diversité dans mes pensées. Rien mieux que la pensée n’atteste
la production du multiple par l’un.
189
Leibniz, Réflexions sur la partie générale des Principes de Descartes, Sur l’a.7
(1692).
c. Émanation et création.
190
« Dum Deus calculat et cogitationem exercet, fit mundus – Tandis que Dieu cal-
cule et met en œuvre sa pensée, le monde advient » (Leibniz, Leitgedanken 344).
bien la création est encore autre chose que cette conception nécessaire, et
elle ne se laisse pas ramener à son émanation ; ou bien les deux ne font
qu’une, parce que, comme l’enseigneront les Essais de théodicée, Dieu doit
à sa perfection autant qu’à celle du meilleur des mondes de créer celui-ci, la
question étant de savoir si l’on peut ne reconnaître à l’acte créateur qu’une
nécessité morale réellement autre qu’une nécessité métaphysique.
On peut en vérité douter que les métaphores émanatistes soient tout à
fait adéquates pour rendre l’idée d’une production volontaire des choses par
Dieu.
Dans le créationnisme thomasien, le terme d’émanation pouvait être
présenté comme la simple désignation d’une provenance des choses qui est
en réalité une création. Le rationalisme de Leibniz paraît infléchir quelque
peu l’usage et la portée du terme. La liberté de l’acte créateur reste explici-
tement et vigoureusement affirmée, mais la définition de la substance qui
commande tout le système monadologique n’est pas sans conséquence quant
à la compréhension de cet acte : non seulement chaque substance créée est
un point de vue qui exprime tout l’ordre de l’univers dont elle est un ingré-
dient nécessaire à sa perfection, mais encore n’est-elle cela qu’en ayant une
définition, soit en étant une essence qui implique en elle tous les prédicats
qui pourront jamais lui appartenir, ou, logiquement parlant, être vrais à son
sujet. Or, de même que César ne serait pas César s’il ne franchissait le Rubi-
con, de même peut-on se demander si Dieu serait Dieu en ne créant pas le
monde, puisque ce prédicat, en tant que vrai de Dieu, doit être impliqué de
toute éternité dans l’essence de la substance divine.
Il y a tout lieu de se demander si la notion dont Leibniz a fait la pierre
angulaire de tout son système, clé pour penser la création et donner réponse
au problème du mal, ne se trouve pas mise en question dès lors qu’il s’agit
précisément de penser Dieu comme créateur – et non pas comme une source
involontaire. L’émanatisme professé par le Discours ne va pas sans rappro-
cher singulièrement la conception leibnizienne de la création de l’anti-
créationnisme de Spinoza.
191
Voir Descartes, 4ème Méditation.
192
Id., Discours de la méthode, 6ème partie.
193
C’était la thèse d’Aristote au 9ème livre de la Métaphysique (ch.10, 1051a 26s).
194
« Les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les perceptions dont on
ne s’aperçoit pas » (Leibniz, Monadologie, § 14).
l’avenir après les avoir induites du passé pourraient n’être que de l’ordre des
perceptions découlant de notre essence. Leibniz restreint par un nouveau
« pour ainsi dire » la portée de son assertion, mais on peut se demander si
l’expression ne s’appliquerait pas mieux à la supposition d’un monde exté-
rieur, s’il est vrai que celui-ci ne peut être tel que phénoménalement et non
pas réellement.
Les Nouveaux essais rediront que « le vrai criterion en matière des ob-
jets des sens est la liaison des phénomènes, c’est-à-dire la connexion de ce
qui se passe en différents lieux et temps, et dans l’expérience des différents
hommes »201. Leibniz s’y montrera toutefois moins affirmatif que dans le
Discours puisqu’il y avouera qu’« il n’est point impossible, métaphysique-
ment parlant, qu’il y ait un songe suivi et durable comme la vie d’un
homme ; mais c’est une chose aussi contraire à la raison que pourrait être la
fiction d’un livre qui se formerait par le hasard en jetant pêle-mêle les carac-
tères d’imprimerie »202. Il faut dire alors que la « certitude » de l’existence
du monde et d’autrui n’est pas « du suprême degré » 203 : seule
l’improbabilité de la supposition contraire lui confère cette sorte de certitude
que les Scolastiques appelaient « morale », soit celle qui est fondée sur les
habitudes de la vie pratique.
On ne peut pas dire que le Discours se mette beaucoup en peine de
dire pourquoi est « très vrai » ce que les principes de Leibniz permettent
malgré tout d’envisager comme douteux, si l’on se place au point de vue
d’une certitude démonstrative et non pas seulement morale. Tout au plus
peut-on penser que la subjectivisation du monde est une hypothèse peu com-
patible avec la richesse que paraît exiger la glorification de Dieu dans la
création : si Dieu ne créait que moi afin que je le connaisse et tire mon bon-
heur de cette connaissance, quel besoin aurait-il de me faire croire en
l’existence d’un monde, comme si ce n’était pas l’existence réelle du monde
qui me faisait conclure à l’existence réelle de sa cause première, « dernière
raison des choses »204 ? Sans doute est-ce là ce qui fera écrire à Kant qu’il
« serait contradictoire de dire que Dieu est un créateur de phénomènes »205,
comme si créer n’était pas faire exister, mais seulement faire apparaître.
L’intersubjectivité – autrement dit : la « correspondance » mutuelle
des représentations vérifiée par exemple dans le cas d’un rendez-vous – est
ici donnée comme un fait d’expérience. Chacun n’a de vérification intuitive
que de sa propre substantialité, ne voyant jamais le monde du point de vue
d’un autre, mais se trouve en accord avec d’autres composés par le moyen de
leurs perceptions.
Un réalisme philosophique de type aristotélicien fonderait cet accord
sur l’existence et l’identité réelles des choses, indépendamment de la con-
201
Ibid.
202
Ibid. – Version anticipée de la figure du « singe dactylographe » qui sera ultérieu-
rement mis en avant par les opposants au casualisme darwinien.
203
Ibid.
204
Id., Monadologie, § 38.
205
Kant, Critique de la raison pratique, Examen critique de l’analytique (puf Qua-
drige p.109). – On pourrait d’ailleurs discuter, car une existence phénoménale ne doit pas
moins dépendre du Créateur que toute autre existence qui n’est pas la sienne.
206
Leibniz, Lettre à Arnauld du 9 octobre 1687.
207
On connaît la tête de mort de son célèbre tableau des Ambassadeurs.
208
Ibid.
209
C’était la thèse d’Aristote au début de son traité sur L’interprétation (ch.1, 16a 6s).
Cette dénégation revient à affirmer une fois de plus que tout advient et
ne peut advenir à une substance que de l’intérieur, la causalité divine consis-
tant à en rendre effective la « notion complète » qui lui donne sa place au
sein de l’ordre universel. Il y a une forme d’incommunicabilité des subs-
tances au sens où rien n’est communiqué de l’une à l’autre, mais seulement
de Dieu à chacune, sous la forme d’un monde commun représenté chaque
fois en perspective. La Monadologie redira de façon imagée que « les Mo-
nades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou
sortir » (§ 7). C’est là une conséquence directe de la simplicité de la subs-
tance :
§ 15
211
Voir id., Physique, L.III, ch.3.
212
On se demandera peut-être comment les définitions leibniziennes de l’action et de
la passion s’appliquent à certains cas. Aristote illustrait volontiers sa conception du mouve-
ment en prenant l’exemple de l’enseignement, qui permet à un ignorant en puissance de sa-
voir d’acquérir un savoir effectif sous la motion de quelqu’un qui le possède déjà effective-
ment : il paraît assez clair que c’est l’enseigné plutôt que l’enseignant qui retire un perfec-
tionnement de l’opération, même en admettant avec Aristote que l’enseignement est l’acte
commun des deux, et qu’en effet le maître peut y jouir du sentiment de sa compétence, quand
le disciple n’apprend que moyennant une écoute et une confiance dociles et humbles. Sur un
registre plus trivial, on peut se demander en quoi celui qui donne un coup qui en assomme un
autre exprime mieux la gloire de Dieu, sauf à envisager que celle-ci soit manifestée par les
propriétés de l’objet contondant et, dans le meilleur des cas, par leur usage en situation de lé-
gitime défense. La foi chrétienne de Leibniz lui apprenait assurément à voir dans le fouet qui
meurtrissait Jésus lors de sa flagellation un instrument de la glorification du Créateur (cf. Jn
17, 1), mais pas dans le péché qui en inspirait l’usage, lequel ne pouvait être qu’une occasion
pour un surcroît de bien tout à fait indépendant de l’intention de ceux qui le commettaient. La
fin du § 15 n’est peut-être pas étrangères à ces considérations (cf. Thomas d’Aquin, Somme
de théologie, 1ère partie, q.19, a.9, 1ère rép.).
plus haut degré de glorification, lequel doit consister, pour les substances in-
telligentes, dans une meilleure compréhension de l’ordre divin des choses,
soit de cette perfection créable qui a motivé Dieu à créer, en sorte qu’on ne
puisse envisager qu’il puisse créer autre chose et que le monde puisse être
autre qu’il n’est. Cela aussi n’est pas loin de Spinoza quand il écrit : « Dans
la mesure où l’Âme connaît toutes choses comme nécessaires, elle a sur les
affections une puissance plus grande, c’est-à-dire qu’elle en pâtit moins »213 .
§ 16
Leibniz déploie ici ses efforts pour accréditer l’idée que son rationa-
lisme n’efface pas purement et simplement la notion de miracle, comme il
avoue lui-même que tout porte à le croire.
L’enjeu n’est pas mince car les miracles font partie, avec les prophé-
ties, des motifs de crédibilité traditionnellement invoqués pour que la révéla-
tion divine soit reconnue comme telle et devienne ainsi objet d’un acte de foi
conforme à la raison, selon l’exigence défendue par Leibniz dans ses Essais
de théodicée.
La sagacité qu’on lui connaît ne pouvait manquer d’apercevoir le pa-
radoxe que constitue une « action extraordinaire » qui n’en est pas moins
« comprise dans l’ordre général de l’univers », comme s’il n’y avait là au-
cune contradictio in terminis. Comment serait-il possible, pour reprendre
certains autres de ses termes, d’affirmer le caractère « surnaturel »
d’« événements » qu’il faut considérer comme « des suites », c’est-à-dire des
conséquences prédéterminées, de la « nature », autrement dit de la définition
chaque fois singulière, des substances créées ?
Leibniz paraît quant à lui voir une contradiction entre l’idée qu’il a
de la sagesse créatrice et celle d’une action qui serait à mettre au compte
d’une initiative divine contingente, soit d’une intervention attestant tout à la
fois la souveraine liberté et la souveraine puissance du Créateur. Le titre du §
renvoie implicitement à la distinction entre le concours dit ordinaire de Dieu
– c’est-à-dire la création et ce qu’il est convenu d’appeler la conservation
des créatures dans l’être – et son « concours extraordinaire », lequel désigne,
dans son acception traditionnelle, une production d’effets dont les causes qui
agissent selon les seules lois de la nature ne sont pas censément capables.
Un peu comme Kant lorsqu’il ne trouvera d’autre solution à son an-
tinomie de la raison pratique que la distinction des points de vue phénoménal
et nouménal, Leibniz répond ici à sa question en distinguant ce qui est vrai
du point de vue de l’omniscience divine et ce qui est vrai du point de vue des
« maximes subalternes » qui régissent l’« expression distincte » mais « fi-
nie » que nous avons de l’univers : le miraculeux n’échappe pas à l’ordre
universel, mais dépasse seulement la connaissance que nous pouvons en
avoir.
Il s’ensuit qu’en un sens il n’y a « rien » de « surnaturel » dans le
cours des choses pour autant qu’on l’envisage du point de vue de Dieu. Cela
pourrait paraître un comble du paradoxe puisque la création est la première
des actions surnaturelles, condition de toutes les autres, mais la question est
213
Spinoza, Éthique, 5ème partie, prop. VI.
précisément, on l’a vu, de savoir si le prédicat être créateur ne doit pas être
considéré, selon la logique du système, comme impliqué dans la définition
ou, si l’on préfère, dans l’essence de la substance divine : comment pourrait-
il sans cela être ou devenir vrai que Dieu crée ?
La réinterprétation leibnizienne de la notion de miracle consiste à
certains égards à la ramener au sens étymologique du terme : le miraculeux,
c’est avant tout l’admirable, ce qui par sa différence considérable ou sa nou-
veauté tranche sur le cours ordinaire des choses, et suscite pour autant la
première des passions cartésiennes214. Et il y a tout lieu de penser que c’est
seulement pour nous, et non pas pour Dieu, qu’il peut y avoir de l’étonnant.
Mais les événements qui ont pour nous ce caractère ne sont tels que parce
« qu’ils ne sauraient être prévus par le raisonnement d’aucun esprit créé » :
c’est parce que nous n’avons pas la connaissance de la nature individuelle
des substances que nous sommes confrontés à de l’imprévisible – relatif et
non pas absolu.
Si nous étions Dieu, nous prévoirions ce que nous ne pouvons pré-
voir, et nous le pourrions parce qu’il n’y a en vérité que du prévisible, à
l’intérieur de l’harmonie préétablie entre les substances. Si Bartimée,
l’aveugle de Jéricho miraculé par Jésus215, n’était pas guéri, il ne serait pas
Bartimée, et Dieu ne peut pas le créer sans le créer tel, tout comme il ne
créerait pas César si celui-ci ne franchissait pas le Rubicon. Dans les deux
cas, être autre serait être un autre216.
Dieu est donc celui pour qui il n’est rien que de naturel, ce qui re-
vient à dire qu’il n’existe pas en réalité de surnaturel essentiel : il n’y en a
pas du point de vue de Dieu, mais pas non plus en fait du point de vue de la
créature : « notre essence ou idée (…) comprend tout ce que nous expri-
mons », et pour autant n’a pas plus de « limites » que l’omniscience divine.
Il y a seulement une différence entre la connaissance totalement distincte des
implications de l’ordre universel réfracté à l’intérieur de tous ses ingrédients
monadiques, et la connaissance partielle qui est nôtre et à laquelle corres-
pondent les lois « moins générales » qui donnent sa régularité au cours ordi-
naire des choses : Dieu quant à lui, et lui seul, sait comment ces lois de la na-
ture s’intègrent à des lois plus générales, du point de vue desquelles rien
n’oppose essentiellement l’ordinaire et l’extraordinaire.
On voit à nouveau ici à quel point le créationnisme leibnizien est
dominé par le modèle de la prospective ingéniérielle : la prévisibilité de tout
le détail du cours des choses créées est une condition de sa création, pour au-
tant que celle-ci doive relever d’une sagesse. Ce n’est pas l’intemporalité
transcendante qu’est l’éternité qui permet à Dieu, parce qu’il n’est pas dans
le temps, de révéler au prophète un moment qui n’est à venir que par rapport
au moment où celui-ci existe et prêche, et non pas par rapport à l’éternité di-
vine : la préscience divine n’est rien d’autre qu’une connaissance de la dé-
ductibilité intégrale, à partir de l’ordre intelligible des essences compossibles
qui s’impose à l’entendement divin, de tout ce qui advient dans le créé.
214
Voir Descartes, Les passions de l’âme, a.70 s.
215
Voir Mc 10, 46-52.
216
On voit que la réinterprétation leibnizienne de la notion aristotélicienne efface en
vérité la distinction entre la substance et l’accident, sans laquelle ladite notion n’avait ni sens
ni raison d’être.
§ 17
b. Déduction.
Un corps tombant d’une certaine hauteur acquiert la même « force »
qu’un corps de masse quatre fois plus grande tombant de quatre fois moins
haut.
N.B. 1/ Il s’agit de ce que Leibniz appelle « force vive », et notre phy-
sique « énergie vive », définie comme produit de la masse par
l’accélération : mv². L’énergie cinétique est en fait égale à ½ mv².
2/ Dans l’exemple donné par Leibniz – les corps que l’on soulève –, il
ne s’agit évidemment pas d’énergie cinétique, mais de ce que nous appelons
travail, c'est-à-dire le produit de la force par le déplacement : il faut la même
force pour élever un corps d’une certaine hauteur qu’un corps de masse
quatre fois plus grande d’une hauteur quatre fois moindre.
c. Réfutation.
Appel à la loi de Galilée : E = ½ gT² [E : espace parcouru ; g : cons-
tante d’accélération gravitationnelle = 9,81 m/s² ; T : temps de chute].
Les corps A et B étant supposés au repos avant d’être lâchés, leur vi-
tesse initiale est nulle.
Lorsqu’il a parcouru un espace E’, de valeur 1, en un temps T’, le gros
corps B a acquis une vitesse égale au produit de son accélération par son
temps de chute, soit : gT’.
La loi de Galilée permet par ailleurs d’écrire : 1 = ½ gT’².
Le petit corps A aura acquis la même vitesse après avoir parcouru le
quart de sa distance de chute, puisque l’accélération est indépendante de la
masse.
À la moitié de sa chute, A aura parcouru un espace égal à 2 x E’, soit
un espace de valeur 2, en un temps T’’. On peut écrire, d’après la loi de Gali-
lée : 2 = ½ gT’’².
On a donc : T’’² = 2T’². Par suite : T’’= T’√2.
On sait donc que la vitesse de A à la moitié – soit deux fois le quart –
de sa chute est égale à : gT’√2. On voit que √2 est le rapport entre les vi-
tesses acquises respectivement au terme d’une distance de chute et de son
double.
On peut en déduire que lorsque A aura accompli la totalité – soit deux
fois la moitié – de sa chute, sa vitesse sera égale à : gT’√2√2, soit à : 2gT’.
Si on fait le produit des masses par les vitesses, on obtient des quanti-
tés de mouvement doubles l’une de l’autre, soit, pour A, 2gT’ ; et pour B,
4gT’.
En revanche le produit des masses par le carré des vitesses – c'est-à-
dire la force vive − est dans les deux cas le même, soit : 4g²T’².
N.B. Leibniz ne nie pas plus qu’il ne démontre qu’il n’y a pas con-
servation de la même quantité de mouvement globale dans tout l’univers. Il
démontre seulement que force et quantité de mouvement ne sont pas la
même chose, et doivent être distinguées parce qu'il n’y a pas de proportion-
nalité entre les deux.
§ 18
discipline aussi théorique peuvent avoir lieu dans la construction des figures
géométriques, voire dans celle des démonstrations217) ;
- « mais encore », qui introduit les considérations sur la métaphysique,
que Leibniz présente à l’instar d’Aristote comme la connaissance des « prin-
cipes »218, lesquels s’entendent ici par opposition aux « lois de la nature et
règles du mouvement ».
La différence n’est en fait pas simplement de l’ordre du degré de gé-
néralité, car la notion de force va en fait servir à expliciter la distinction entre
les principes, réels, et les lois ou règles qui sont d’ordre phénoménal.
217
Rappelons qu’au Moyen Âge, la logique, sous le nom de dialectica, était considé-
rée comme un « art » (libéral), du fait précisément du caractère opératoire de la construction
des syllogismes.
218
Voir Aristote, Métaphysique, L. I, ch.1, 981b 28-29.
219
Voir Descartes, Principes de la philosophie, 2ème partie, a.25. Aristote ne voyait
quant à lui dans le transport qu’une espèce du changement naturel : mouvement selon le lieu,
qu’il distinguait de la génération ou corruption substantielles, de la croissance ou diminution
quantitatives, et de l’altération qualitative. La physique cartésienne n’allait pas sans une forme
de réductionnisme, sinon de simplisme.
220
Descartes ne pouvait, comme Aristote, identifier la substance corporelle à
l’individu subsistant, puisqu’un corps ne subsiste pour lui que comme res extensa, et non pas
comme individu : la désubstantialisation ou modalisation spinoziste du corps individuel, voire
personnel, découle très directement de la réduction cartésienne de la corporéité à l’extension.
221
Ce vocabulaire, et les thèses qu’il sert à formuler, préparent le spinozisme : c’est
Descartes qui a le premier présenté les corps individués comme des « modes » de la res exten-
sa. Du côté de la res cogitans en revanche, il considérait les pensées comme des modes de
l’âme, mais dotait chaque âme d’une existence substantielle, loin d’en faire le simple mode
d’une unique pensée substantielle. Il reviendra au monisme spinoziste de mettre fin à cette
dualité de traitement, et d’appliquer aux âmes la modalisation que Descartes réservait aux
corps, adossant à cette désormais double modalisation le parallélisme conçu pour échapper à
l’aporie cartésienne insoluble de la « communication des substances ».
222
Aristote, Métaphysique, L. IV, ch.1, 1003a 21.
223
On sait que ce substantif est forgé sur le féminin du participe présent du verbe
eïnaï (être).
224
Comme l’explique bien Étienne Gilson, tout le sens du dualisme cartésien était
l’exigence d’expliquer physiquement le physique et psychiquement le psychique, les princi-
pales erreurs venant de la confusion qui résulte du mélange des explications, soit de
l’application de principes explicatifs dans un domaine qui n’est pas le leur.
225
Le Roy donne des références dans son édition du Discours : voir la note 6 au § 18,
p.236.
226
Aristote, De l’âme, L. II, ch.1, 412a 20-21.
227
Ibid., 412b 5-6.
228
Id., Physique, L. II, ch.1, 192b 21.
229
Galilée fut assurément un des grands promoteurs de ce tournant qui, dans la
science moderne, consacrait ce qui dans l’Antiquité avait été le génie d’Archimède, plus qu’il
ne découvrait un continent que les Anciens auraient ignoré. Tel l’auteur du Phédon, qui voyait
dans le gain d’intelligibilité que constituait la difficile élucidation mathématique de l’ordre
cosmique la plus forte raison de reconnaître la réalité d’une intelligence divine au principe de
celui-ci.
230
On sait que Kant, tout en déclarant la « chose en soi » inconnaissable parce que
non-sensible, ne la présentera pas moins explicitement comme la « cause non-sensible
(nichtsinnliche Ursache) » du phénomène (Critique de la Raison pure, L’antinomie de la rai-
son pure, 6ème section, éd. Meiner p.494).
cipes ». Sans doute faut-il comprendre que lesdits principes, et leur valeur
explicative, ne sont saisissables que sous la forme de propositions générales :
car la fondation métaphysique de la physique consiste à rapporter les phé-
nomènes dont elle rend compte de son propre point de vue particulier à des
réalités qui sont tout sauf des généralités, mais au contraire des « formes ou
natures indivisibles », lesquelles ne sont autres que les « substances indivi-
duelles » introduites au § 8 – qui se voit attribuer ici la simplicité qui était
pour Descartes la propriété essentielle et distinctive de la « chose pensante ».
C’est donc déjà de la monade au sens leibnizien du terme qu’il s’agit ici.
L’explication totale devrait donc consister à déduire les lois qui prési-
dent à l’explication physique à partir des connaissances métaphysique sur les
monades231, ce qui serait une manière d’accomplir le programme déducti-
viste de Descartes, mais autrement qu’en prétendant tirer toute connaissance
avérée de la seule certitude initiale de la conscience de soi.
On notera le changement de sens qui affecte inévitablement l’emploi
du mot nature suivant qu’il sert à parler des « phénomènes de la na-
ture », puis des « formes ou natures indivisibles ». Dans le grec que parlait
Aristote, le terme phusis ne servait guère à désigner l’ensemble des êtres na-
turels, mais bien plutôt le dynamisme interne propre à chaque espèce d’êtres.
Les expressions de Leibniz témoignent d’un moment où la nature s’entend
de plus en plus dans un sens extensif et collectif plutôt que compréhensif et
essentiel. Mais on pourrait dire que le programme qui émerge dans son pro-
pos devrait consister à trouver dans la deuxième acception le fondement de
la première.
Sa démarche et sa doctrine retrouvent en un sens l’idée aristotéli-
cienne selon laquelle la connaissance physique reconduit par sa logique
propre à l’élaboration d’une métaphysique. Mais ce qui pourrait n’être,
comme dans l’aristotélisme, qu’une démarche analytique a posteriori, est
voué par l’ambition rationaliste à se muer en démarche synthétique déduc-
tive a priori.
231
On peut certes douter que l’opération soit possible, puisqu’au niveau de la plus
haute généralité principielle, il s’avère déjà impossible de composer le divisible avec de
l’indivisible, alors que l’existence de ce dernier est censément présupposée à la divisibilité du
premier (Monadologie¸§ 2).
Discours, les œuvres de Descartes sont mises à l’Index par le magistère ca-
tholique.
Rien n’importait plus à Leibniz que la paix des esprits, mais, en phi-
losophe autant qu’en chrétien, il pensait que seule une connaissance de la vé-
rité, dont le premier réquisit est la cohérence, peut la faire espérer232.
§ 19
Le finalisme leibnizien.
1. Récusation du cartésianisme.
232
Voir Jn 8, 32.
233
Voir notamment l’extrait du Phédon que Leibniz recopie dans le § suivant.
234
On entend par là une connaissance que Dieu communique gracieusement à celui
dont il fait son annonciateur et qui dépasse ce dont l’intellect de ce dernier est naturellement
capable.
235
« La nature ne fait rien en vain », écrit Aristote (Génération des Animaux, II, 5,
741b 4-5 ; De l’âme, III, 12, 434a 31). Rappelons que, s’il ignore la notion d’un dieu créa-
teur, les natures n’en sont pas moins pour lui les principes internes de mouvement par
lesquels les êtres tendent à se conformer à la perfection immuable et éternelle de leur
Premier moteur, qui les meut en les attirant « comme un objet d’amour (hôs érôménon) »
(Métaphysique, XII, 7, 1072 b 3). Pour Aristote comme pour Platon, c’est le Bien absolu qui
est au principe de toute réalité.
La béatitude des esprits a certes valeur de fin par rapport au reste (cf. la fin
du § 12). Mais elle consiste pour eux à se connaître comme étant eux-mêmes
ordonnés à cette fin de toute chose qui est la perfection divine elle-même,
comme l’enseignait Thomas d’Aquin.
Leibniz articule manifestement ici la vérité philosophique et le dogme
hérité de la Genèse. Paul écrivait : « Tout est à vous, vous êtes au Christ, et
le Christ est à Dieu »236. Il s’agit de montrer que le dogme, théocentrique
plutôt qu’anthropocentrique, s’intègre aisément à la doctrine métaphysique.
3. Preuve physico-théologique240.
236
1 Co 3, 22-23.
237
C’était le fondement de la cinquième des « voies » thomistes (Somme de théologie,
1ère partie, q.2, a.3).
238
Aristote, Métaphysique, L. I, ch.1, 981a 5.
239
C’est tout le sens de la critique aristotélicienne du casualisme matérialiste dans le
2ème livre de la Physique et le début des Parties d’animaux.
240
On reprend la désignation kantienne de la troisième manière, selon Kant, de dé-
montrer l’existence de Dieu.
N.B. Les « esprits forts » ne sont que « prétendus » parce qu’aux yeux
de Leibniz, leur pensée est faible. Être « sérieusement dans ces sentiments »
signifie ici : avoir des préjugés.
§ 20
241
Voir sur cette thématique l’excellent article de Valérie Guth : « Aristote : “La Na-
ture ne fait rien en vain” » (https://pedagogie.ac-reunion.fr/.../03.../Guth_Aristote.pdf). J’en ai
traité moi-même dans ‘Nature, hasard, création’ (Revue thomiste, t.115, n°3, juillet - sep-
tembre 2015, p.355-382), et dans un autre article sur ‘Causalité et finalité’ (sipr.e-
monsite.com/medias/files/causalite-et-finalite.pdf).
242
Voir Aristote, Métaphysique, L. I, ch.1.
243
C’était la principale motivation de Galilée.
244
Pascal, Pensées, L 887.
245
Ibid., 1001.
246
L’adjectif nèphôn qualifie quelqu’un qui n’est pas pris de vin. Les doctrines maté-
rialistes des prédécesseurs d’Anaxagore étaient apparemment pour Aristote les signes d’une
ébriété manifeste.
247
Aristote, Métaphysique, L. I, ch.3, 984b 17-18.
§ 21
Géométrie et métaphysique.
248
Il y a évidemment tout lieu de se demander quel savoir pourrait assurer de la vali-
dité de cette restriction : les membres du Cercle de Vienne ont fini par s’en apercevoir, et ont
fini par présenter leur principe de « démarcation » comme une simple recommandation, pour
ne pas avoir à l’imposer comme un dogme.
250
Voir ibid., a.39.
251
Leibniz, Réponses au réflexions qui se trouvent dans le Journal des savants
(1697), qui reprennent un mémoire intitulé Unique principe de l’optique, de la catoptrique et
de la dioptrique de 1682. Voir aussi les Nouveaux essais¸ L. IV, ch.7, § 15.
§ 22
1. Mécanistes et finalistes.
252
Le finalisme de Leibniz, ainsi que le « nouveau finalisme » dont Planck est un
éminent représentant, sont fort bien exposés par Michel Gourinat dans son manuel De la phi-
losophie (ch.9).
253
J. Monod, Le hasard et la nécessité, ch.1, p.15.
254
Ibid., p.17.
255
Ibid.
256
Descartes, Lettre-préface aux Principes de la philosophie.
257
J Monod, ibid., p.22.
§ 23
264
Jn 1, 9.
265
Sur l’interprétation bonaventurienne de l’augustinisme, voir Étienne Gilson : La
philosophie de saint Bonaventure, Vrin, rééd. 2016, p.316 s ; et La philosophie au Moyen
Âge, t.2, Payot 1976, p.447 s.
266
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.84, a.5.
267
Voir par exemple, à titre de témoignage ultime, le § 45 de la Monadologie.
268
Courbe asymptote à la droite qui sert de base à sa construction.
Aristote avait fait voir que la fausseté prédicative des jugements erro-
nés suppose la vérité antéprédicative des termes qui les composent : on ne
peut se tromper sur la diagonale d’un carré en la déclarant commensurable à
son côté qu’en sachant ce que c’est qu’une diagonale, un carré, et une com-
mune mesure269. Pour autant, il ne parlait jamais d’idées fausses, mais disait
qu’une idée – en entendant par là un concept considéré à part de tout juge-
ment – était toujours vraie : on la pense ou on ne la pense pas ; on la connaît
ou on l’ignore.
Pour ce qui est de l’argument donné en exemple, il faut dire que
« Dieu existe nécessairement, s’il est possible », et que l’essentiel ici est
donc de s’assurer de cette possibilité, soit de montrer qu’il n’y a pas de con-
tradiction entre les multiples perfections qu’on se trouve logiquement amené
à attribuer à l’être divin. Leibniz s’en assure non pas en considérant le détail
de ces perfections, mais en faisant valoir d’une manière tout à fait générale
que « rien ne peut empêcher la possibilité de ce qui n’enferme aucunes
bornes, aucune négation et par conséquent aucune contradiction » (Monado-
logie, § 45) : les perfections divines ne peuvent être qu’infinies et ne peuvent
donc se contredire mutuellement puisqu’alors elles se nieraient en quelque
chose, et en cela se limiteraient.
Leibniz voit dans l’argument anselmien une explicitation de la carac-
térisation de Dieu comme Ens a se, expression qui vient tout droit du lexique
thomasien : l’aséité est le propre de ce qui ne doit son existence à rien
d’autre. Thomas d’Aquin a établi qu’il n’y a en Dieu aucune distinction entre
son essence et son existence (Deus est suum esse270 ), autrement dit qu’il est
l’être qui existe par essence, ou dont c’est l’essence même que d’exister. Il
est pour autant remarquable qu’il ait refusé de voir dans l’argument ansel-
mien une preuve de l’existence de Dieu, au motif qu’on ne peut conclure une
existence qu’à partir d’une autre existence – par exemple celle de Dieu à par-
tir de celle des créatures – et non pas à partir d’une simple définition.
§ 24
Lexique leibnizien.
269
Voir mes Questions de philosophie, DDB 2014, p.136-139.
270
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.3, a.4.
271
Descartes, Principes de la philosophie, 1ère partie, a.45.
272
Ibid., a.46.
Leibniz ne mentionne toutefois ici que des « notions qui entrent dans
[une] définition » et qui « auraient besoin elles-mêmes d’une définition » :
c’est alors que la confusion desdites notions est un manque auquel il con-
vient de remédier. Il faut donc que les indéfinissables auxquels renvoie en
dernière instance toute définition soient des termes premiers dont l’absence
de distinction (au sens ici défini), et donc en quelque sorte la confusion (au
sens ici défini) ne soit pas un manque mais au contraire une nécessité.
273
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.16, a.2, 2.
274
Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Règle XI.
275
Voir Aristote, Métaphysique, L. IX, ch.10.
276
Voir op. cit., L. IV.
a. La définition nominale.
C’est l’opération qui consiste à énoncer le sens d’un mot, comme le
fait un dictionnaire, sur la base de l’usage linguistique.
L’expression est néanmoins à entendre ici en un sens à la fois logique
et restrictif : est dite nominale une définition qui ne suffit pas à donner par
elle-même connaissance de la possibilité intrinsèque, c’est-à-dire du carac-
tère non-contradictoire de la chose qu’elle énonce.
277
Descartes, 6ème Méditation.
278
Pascal, L’esprit de la géométrie.
b. La définition réelle.
Elle s’entend par opposition à la précédente, mais sa caractérisation
est l’occasion pour Leibniz de récuser le nominalisme de « quelques nou-
veaux philosophes », au premier chef : Hobbes. Dans son traité sur Le corps
(1655), celui-ci écrivait : « Les premières vérités tirent leur origine du vou-
loir de ceux qui les premiers imposèrent des noms aux choses ou de ceux qui
acceptèrent les noms établis par d’autres ; ainsi il est vrai que l’homme est un
animal parce qu’on a été d’avis d’imposer ces deux noms à une même
chose » (ch. III, § 8).
Rien n’empêche de dire : « J’appelle maximum le plus grand des
nombres », mais cette définition incongrue ne permettra jamais la moindre
conclusion mathématique digne de ce nom. Leibniz sait fort bien qu’une dé-
finition seulement nominale peut être purement verbale, et ne renvoyer à au-
cune réalité connaissable parce qu’elle dissimule une impossibilité sous une
réunion arbitraire de termes.
Pascal de son côté se félicitait de l’usage des définitions nominales en
mathématiques, pour la raison qu’elles sont « très libres »280 et ne sont donc
pas sujettes à contestation. Mais il savait aussi, à l’instar d’Aristote, qu’elles
ne peuvent être un moyen de science que dans la mesure où elles renvoient
en dernière instance à des notions indéfinissables qui sont autant d’évidences
premières et qui elles n’ont rien d’arbitraire.
C’est le nominalisme ockhamien qui a réduit le concept à la commu-
nauté de dénomination, en en faisant du même coup le produit d’une conven-
tion linguistique, au lieu d’y voir, comme Aristote, une « similitude »281 des
choses existant en dehors de l’âme, apte pour autant à nous faire connaître
celles-ci, et non pas seulement des vues de l’esprit qui nous seraient propres.
Leibniz sait fort bien qu’en dépit des vertus que d’aucuns lui prêtent,
c’est la possibilité même de la science que le nominalisme compromet :
279
Voir Aristote, Seconds analytiques, II, 4.
280
Pascal, ibid.
281
Aristote, De l’interprétation, 1, 16a 7.
§ 25
282
Aristote, Métaphysique, L. IV, ch.3, 1005b 25-26.
§ 26
« Plusieurs ».
La conception envisagée d’abord correspond à la deuxième définition
donnée par Descartes dans l’appendice aux Secondes réponses : « Par le nom
d’idée, j’entends cette forme de chacune de nos pensées, par la perception
immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces mêmes pensées ».
L’idée désigne en ce sens toute pensée en tant qu’elle se distingue des autres.
Comme chez Aristote, la notion de forme s’identifie ici à celle de diffé-
rence : de même que la diaphora distingue l’espèce (eïdos) dans le genre,
toute pensée est – génériquement – de la pensée, mais chaque pensée se dis-
tingue des autres par la forme qu’y prend la pensée. L’idée est une pensée
différenciée, soit une modification particulière de l’âme. D’après cette défi-
nition cartésienne, que Foucher oppose à Malebranche, et après lui Arnauld,
« toutes nos idées ne sont que des façons d’être de notre âme » (Critique de
la Recherche de la Vérité), dont l’essence est de penser, et qui sans doute ne
pense jamais sans penser telle ou telle chose.
La définition cartésienne revient en fait à identifier l’idée et la cons-
cience actuelle (« perception immédiate... connaissance... ») d’un certain
contenu de pensée. L’idée en ce sens est un état momentané de la pensée, et,
dès lors, des idées peuvent être distinctes, multiples, « autres », tout en re-
présentant « la même chose ». Il y a alors similitude, c’est-à-dire identité
formelle, entre des représentations temporellement distinctes et séparées.
Cela explique la distinction que faisait Descartes, dans sa Troisième
Méditation (§ 17), entre la « réalité formelle » de l’idée, du point de vue de
laquelle les idées peuvent différer en tant que formes successives de la pen-
sée, et sa « réalité objective », c’est-à-dire ce qu’elle représente, non pas en
tant que cela existerait en-dehors de l’âme, mais comme contenu de pensée
distinct des autres en l’âme même : « Par la réalité objective d’une idée,
j’entends l’entité ou l’être de la chose représentée par l’idée, en tant que
cette entité est dans l’idée » (Appendice aux Secondes Réponses, Définition
III). Des idées peuvent être distinctes du premier point de vue tout en étant
identiques selon le deuxième.
Or, bien que Leibniz ne le dise pas explicitement, on peut voir du
même coup que la première définition qu’il envisage contient la transition
logique à la seconde. Car la distinction précédente implique que l’on puisse
penser un objet commun à diverses idées successives, c’est-à-dire un eïdos
dont l’identité formelle soit indépendante de leurs occurrences dans l’âme.
« D’autres ».
On peut être surpris du balancement puisque l’expression « objet im-
médiat » rappelle fortement la définition et la distinction cartésiennes citées
plus haut. Descartes n’est certes pas un idéaliste au sens où il aurait pensé ne
connaître que ses idées. Mais il l’est au sens où il pense connaître d’abord
lui-même − comme « chose pensante » − et ses idées − dont celle de Dieu −,
puis rejoindre à partir d’elles les choses dont elles sont « comme des ta-
bleaux ou des images » (Troisième Méditation, ibid.). L’idée est ici connue
immédiatement, tandis que la chose ne l’est que médiatement.
Cela explique sans doute que Malebranche ait pu considérer l’idée
comme un « objet immédiat de la pensée ». Comprenant le cartésianisme
dans un sens strictement dualiste, il admet que la pensée ne puisse avoir af-
faire qu’à elle-même et non pas directement à ce qui n’est pas elle, à savoir
les corps. C’est pourquoi l’idée est cela même qui est connu (quod), et sa va-
leur de médiation représentative (quo) doit être prouvée à partir de l’idée
elle-même, ne trouvant finalement sa garantie que dans la causalité divine.
Ainsi considérée, l’idée peut désigner, comme c’est le cas chez Des-
cartes et Malebranche autant que chez leurs rivaux empiristes, une représen-
tation d’ordre sensible aussi bien qu’intelligible. C’est cependant à ce deu-
xième ordre que paraît renvoyer la suite de la phrase : Malebranche reprenait
en effet une thèse de saint Augustin, inspirée du platonisme, qui veut que
l’idée ne soit pas une manière d’être de l’âme, mais une « forme perma-
nente » qui « demeure » pour autant qu’elle réside dans l’entendement divin.
De telles formes, inscrites dans l’éternité même de Dieu, sont par suite indé-
pendantes de la conscience que nous pouvons en prendre : loin de se con-
fondre avec notre pensée, elles sont pour nous ce qui est à penser – non pas
vision actuelle, mais chose à voir. Au § 29, Leibniz exposera toutefois son
opposition sur ce point à Malebranche, en récusant la thèse de la vision en
Dieu, soit l’affirmation « que nos idées mêmes sont en Dieu, et nullement en
nous », comme notre texte entreprend de l’établir.
Celui-ci implique donc une deuxième interprétation de la notion de
forme, qui devient elle-même équivoque : il ne s’agit plus d’un état de cons-
cience distinct des autres, mais d’une unité intelligible, qui existe comme
telle indépendamment de la conscience qu’on en a, et que sa permanence
oppose à l’intermittence de celle-ci.
On ne peut que penser ici à l’idée platonicienne, mais Leibniz ne dit
rien quant au lieu où la forme « demeure » : on ne sait si le lieu de subsis-
tance de l’intelligible doit être identifié à un topos noètos, ou à
l’entendement divin, voire aux choses sensibles. Ce silence prépare en fait
une réponse qui identifiera ce lieu à l’âme elle-même. Leibniz répondra alors
à la question ouverte par l’équivoque dont il fait l’examen, savoir si l’idée
n’est réelle que comme état de l’âme pensante, ou réelle indépendamment de
l’acte de pensée.
« Et en effet… ».
Avant d’en venir là, Leibniz énonce une proposition de fait. Car
l’expression « en effet » indique une référence implicite à l’expérience, con-
firmée par la subordonnée temporelle : « quand l’occasion se présente »,
comme lorsque, voyant une table, nous l’identifions en tant que telle, que
nous la nommions ou non. Cette proposition explique la possibilité des deux
acceptions précédentes du terme idée, dont on voit que Leibniz n’en rejette
aucune, et qu’il les prend plutôt comme les deux faces complémentaires
d’une même vérité.
L’expérience considérée est celle de la venue à la conscience d’une
représentation quelconque. L’âme se connaît elle-même à travers l’épreuve
qu’elle fait de sa capacité de penser (cogito), et cette capacité est appelée ici
« qualité », d’une manière très cartésienne, puisque Descartes faisait de la
pensée l’attribut essentiel de l’âme, qu’elle ne saurait perdre sans cesser
d’être. La pensée est le propre de l’âme, ou, pourrait-on dire, l’âme est par
essence qualifiée pour penser. C’est pourquoi cette qualité est « toujours en
elle », ce qu’elle peut vérifier par l’expérience.
« Se représenter » dénomme ici l’acte de la pensée : il s’agit pour
l’âme de se rendre présent un certain objet. Cette présence doit être com-
prise comme une présence consciente : la qualité de l’âme ici considérée est
la capacité d’aperception, c’est-à-dire la conscience. Notons que Leibniz ne
réserve pas celle-ci à l’homme, mais qu’il en fait une caractéristique de
l’esprit lorsqu’elle est conscience de l’intelligible. (Voir : Discours, §§ 33-
34, et Monadologie, §§ 19 à 29). Précisément, l’objet pensé est ici dénommé
« nature ou forme », termes du langage scolastique qui seront quelques
lignes plus loin identifiés à celui d’« essence ». Les trois paraissent bien ren-
voyer à l’ordre de l’intelligible. Toutefois l’expérience invoquée pourrait
concerner tout autant le sensible ou l’imaginaire. Rappelons qu’en fait ces
deux derniers ne sont pour Leibniz que la saisie confuse de ce qui est en soi
l’objet d’une intellection distincte, sinon en nous, du moins en Dieu.
II. L’expression.
« Et je crois… ».
Il ne s’agit pas d’une opinion empreinte de doute, mais au contraire
d’une thèse à laquelle Leibniz tient avec certitude. Manière rhétorique
d’introduire une proposition dont les raisons vont être données ensuite.
La phrase reprend les termes de la vérité de fait précédente, pour
énoncer la thèse de Leibniz, qui revient à faire la synthèse des deux accep-
tions de l’idée : l’idée est bien réelle indépendamment de sa conception ac-
tuelle, mais elle est réelle comme forme inhérente à l’âme, présente en elle
de façon inconsciente. Leibniz retrouve donc l’innéisme de Descartes, mais
il prend ses distances par rapport à celui-ci parce que l’innéisme lui paraît
précisément interdire l’identification cartésienne de la pensée à la représenta-
tion consciente : « les Cartésiens ont fort manqué, ayant compté pour rien les
perceptions dont on ne s’aperçoit pas » ( Monadologie, § 14).
« Cela s’accorde... ».
L’innéisme peut être alors conçu à partir de la notion d’expression
universelle.
La substance exclut tout rapport d’extériorité : tout lui est intrinsèque.
La notion leibnizienne de substance conserve en fait la définition reçue
d’Aristote : la substance est ce qui existe en soi, et non pas en autre chose
comme l’accident. Comme telle, la substance est un soi (autos), et ce qui dé-
finit l’ipséité du soi, c’est la relation à soi, même non consciente. (Voir :
Nouveaux Essais, Livre II, ch. 27, § 10). Seule l’intériorité est réelle ;
l’extériorité n’est que phénoménale : elle est un mode de la représentation,
intérieure à chaque substance, de ses relations avec les autres.
Conséquence : Leibniz récuse une conception de la connaissance qu’il
juge par trop matérialiste. L’idée d’une acquisition des idées ab externo lui
paraît impliquer l’existence de voies d’accès en l’âme, de lieux de pénétra-
tion (« portes et fenêtres »), d’orifices qui n’auraient de sens que dans une
réalité corporelle.
La thèse visée est assurément celle des empiristes, pour qui la con-
naissance vient à l’âme à partir des impressions produites sur les sens par les
corps extérieurs.
Elle est formulée en des termes qui rappellent le matérialisme épicu-
rien repris par Gassendi. Les « espèces messagères » − tels les simulacra de
Lucrèce − désigneraient alors des réalités matérielles détachées des corps.
Ce vocabulaire a pourtant d’abord été celui de l’aristotélisme, qui
l’entendait en un sens non matérialiste. Car la connaissance est selon Aris-
tote une in-formation de l’âme par les choses. La forme (eïdos) − la species
des scolastiques − n’est pas pour lui une réalité matérielle détachée. Elle est
une structure communiquée à la puissance cognitive, par un milieu matériel
dans le cas de la sensation, immatériellement et moyennant une activité de
l’intellect agent dans le cas de l’intellection. (Voir : Aristote, De l’Âme,
Livres II et III). Mais Leibniz ne fait pas ici ces distinctions, et il se sépare
manifestement de l’extrincécisme de la noétique aristotélicienne, même s’il
lui trouvera « un bon sens » au § 27 : « on peut dire aussi que nous recevons
de dehors des connaissances par le ministère des sens, parce que quelques
choses extérieures contiennent ou expriment plus particulièrement les rai-
sons qui déterminent notre âme à certaines pensées ». Cela revient à dire que
la connaissance n’a pas sa cause hors de l’âme, mais que, en l’âme, une sen-
sation est l’occasion de s’éveiller à d’autres connaissances.
« Nous avons... ».
Conséquence des deux propositions précédentes : il ne peut rien adve-
nir à une substance de telle sorte qu’elle serait la même sans que cela lui ad-
vienne (Discours; § 13). L’avenir ne peut advenir que de l’intérieur, c’est-à-
dire s’y trouver déjà contenu.
On retrouve en fait ici la dualité initiale de la notion d’idée. Car ce que
l’âme exprime à tout moment, consciemment ou pas, ce n’est pas seulement
la totalité des formes représentables, c’est-à-dire les objets idéaux, les es-
sences − lesquelles, on le sait, ne sont jamais seulement spécifiques, mais
bien plutôt individuelles. C’est aussi la forme que prendront ces essences
lorsque l’âme y pensera − c’est-à-dire ses idées considérées comme états de
conscience futurs : comme le dira la Monadologie (§ 22), « tout présent état
d’une substance (...) est naturellement une suite de son état précédent, telle-
ment que le présent y est gros de l’avenir ».
De par l’harmonie préétablie, il doit y avoir un rapport déterminé entre
ce que je pense et ce que je penserai. Ceci est donc formellement impliqué
dans cela. Cette implication est ici exprimée à l’aide des notions de confu-
sion et de distinction, notions empruntées à Descartes, et reconsidérées dans
« Et rien... ».
Ce qui précède ne met pas en cause le fait empirique de
l’apprentissage : « nous apprenons les idées et les vérités innées, soit en pre-
nant garde à leur source, soit en les vérifiant par l’expérience » (Nouveaux
Essais, Livre I, ch.1, § 23). Leibniz vise plutôt à prouver que l’innéisme en
est la condition de possibilité : « je ne saurais admettre cette proposition :
tout ce qu’on apprend n’est pas inné. Les vérités des nombres sont en nous »
− puisqu’on ne saurait trouver hors de notre pensée quelque chose comme un
nombre − « et on ne laisse pas de les apprendre » (ibid.). Apprendre, c’est
sans doute acquérir une nouvelle connaissance consciente, mais c’est en fait
découvrir qu’on l’avait toujours déjà sue, parce qu’il fallait que l’âme porte
en elle-même l’aptitude à penser telle forme, qu’elle y soit préadaptée.
C’est là une conséquence logique du refus de l’extrinsécisme.
Il se traduit par une formulation qui n’est pas immédiatement claire :
« l’idée est comme la matière dont cette pensée se forme ». Il faut ici penser
à la définition aristotélicienne de la matière comme ce à partir de quoi une
chose est faite : de même que l’art tire une œuvre d’un matériau qui est à sa
disposition, de même la pensée donne forme de représentation à ce dont elle
dispose au préalable comme idée inconsciente. Et de même que, selon Aris-
tote, la matière est en puissance de la forme, de même l’idée innée est la po-
tentialité de sa représentation consciente. D’où, un peu plus loin, la formule :
« notre âme sait tout cela virtuellement ».
drait sans doute mieux dénommer leur virtualité innée : l’acte de connais-
sance est une « animadversion », c’est-à-dire littéralement une conversion de
l’âme par laquelle elle s’aperçoit (animadvertere en latin) des idées qu’elle
possède, et des vérités qu’elles impliquent. Il semble que le terme ait le sens
d’une attention volontaire aux idées et à leurs implications, et plus encore
d’une orientation correcte de cette attention, celle-là même que Socrate ob-
tient du petit esclave. Et comme l’affirme Platon au 7ème livre de sa Répu-
blique, l’enseignement ne saurait consister à faire entrer la science dans
l’âme comme si on donnait une vision à des yeux aveugles, mais à tourner
l’œil de l’âme dans la bonne direction pour qu’il accède par lui-même à la
connaissance. Celle-ci n’est pas pensée, dans notre texte, comme l’effet
d’une réceptivité de l’ordre de la perception externe ou de l’observation,
mais comme le fruit d’une réflexion de l’esprit sur son propre contenu.
Il faut noter que la fin du texte introduit une distinction entre les
« idées » et les « vérités ». Comme tout logicien instruit d’Aristote, Leibniz
sait que le lieu propre de la vérité est le jugement, lequel peut être faux, tan-
dis qu’une simple conception prise à part n’est en un sens ni vraie ni fausse,
puisqu’elle ne se prononce en rien sur ce qui est. (Voir : Aristote : De
l’Interprétation, ch.1). Le terme d’idée désigne donc ici l’ingrédient d’un ju-
gement possible, c’est-à-dire, à l’état conscient (Discours, § 27), une image
ou un concept, signifiés par des mots, et à l’aide desquels certaines vérités
peuvent être formulées.
Distinction ne veut toutefois pas dire séparation. Car un jugement est
vrai lorsqu’il énonce le rapport convenable entre au moins deux idées. Or la
condition de cette convenance est aux yeux de Leibniz que la première im-
plique en elle-même la seconde, ou implique de quoi exclure celle-ci, dans le
cas d’un jugement négatif. Telle est l’interprétation leibnizienne de
l’axiome : praedicatum inest subjecto, dont Leibniz fait la clé de toute sa
théorie de la substance individuelle (Discours, § 13). Dès lors la connais-
sance d’une vérité consiste en ce que l’attention réflexive que l’on porte sur
ses idées fait apparaître leurs « rapports » d’inclusion ou d’exclusion mu-
tuelles : « Les maximes innées ne paraissent que par l’attention qu’on leur
donne » (Nouveaux Essais, Livre I, ch.1, § 27). Et la connaissance revient en
définitive à ramener, pour autant qu’on le peut, toute proposition vraie à
l’identité fondamentale de toute chose à elle-même, et à trouver dans cette
identité la raison suffisante de tout ce qu’on peut énoncer de cette chose.
C’est pourquoi la possession innée de toutes les idées est aussi une connais-
sance innée de toutes les vérités possibles, en attente de leur passage à l’état
de conscience actuelle : « toute l’arithmétique et toute la géométrie sont in-
nées et sont en nous d’une manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trou-
ver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit,
sans se servir d’aucune vérité apprise par l’expérience ou par la tradition
d’autrui » (op.cit., Livre I, ch.1 § 6).
On peut voir là un élément implicite de justification de l’innéisme, que
Leibniz présente sous une forme nuancée et restreinte : l’âme « a au moins
les idées dont ces vérités dépendent », c’est-à-dire les idées qu’elles présup-
posent comme leurs ingrédients, et qui les impliquent logiquement. Les véri-
tés dont il s’agit dans le contexte sont celles de la géométrie, c’est-à-dire des
propositions qui ont les caractères de nécessité et d’universalité, autrement
dit des vérités éternelles. Or au sujet de telles « vérités nécessaires », Leibniz
Commentaire.
Le texte se termine ainsi sur une note plus démonstrative, qui tempère
un peu l’impression de dogmatisme didactique de ce qui précède : Leibniz
expose ici plus qu’il ne prouve. La raison profonde de son innéisme est en
fait qu’il est le complément indispensable, du point de vue de la théorie de la
connaissance, d’une théorie de la substance elle-même indispensable pour
penser l’harmonie préétablie qui justifie la création par Dieu du meilleur des
mondes possibles. Sans doute l’effort de démonstration trouvera-t-il son ac-
complissement lorsque la Monadologie entreprendra d’exposer synthétique-
ment tout le système comme l’ensemble des conséquences impliquées dans
la seule notion de substance simple, notion assurément préparée par celle de
substance individuelle qu’expose le Discours, mais encore absente de celui-
ci.
L’innéisme leibnizien apparaît toutefois aussi comme la solution de
difficultés laissées pendantes par le cartésianisme. Descartes avait été amené
à affirmer que l’âme pense toujours puisque c’est son essence que d’être une
chose pensante, mais aussi que cette pensée essentielle s’identifie à la cons-
cience, puisque la connaissance en est donnée par la certitude première du
cogito. Il avait par suite quelques difficultés à rendre compte de la persis-
tance psychique des souvenirs, ainsi que des intermittences apparentes de la
conscience283. La définition cartésienne de l’âme peut être conservée si l’on
admet l’existence d’une pensée inconsciente, voire d’une connaissance in-
consciente : « nous avons une infinité de connaissances dont nous ne nous
apercevons pas toujours » (Nouveaux Essais, Livre I, ch.1, § 5). Parmi
celles-ci, Leibniz compte les « deux grands principes spéculatifs » de con-
tradiction et de raison suffisante : « quand ils ne seraient point connus, ils ne
laisseraient pas d’être innés, parce qu’on les reconnaît dès qu’on les a enten-
dus (...). Ainsi on emploie ces maximes sans les envisager expressément »
(ibid., § 4).
En même temps qu’il achève, en le réformant, le cartésianisme, Leib-
niz paraît ouvrir la voie à ce qui sera un siècle plus tard la philosophie cri-
tique. La Critique de la Raison pure ne dira guère autre chose que les Nou-
veaux Essais : « Les idées intellectuelles, qui sont la source des vérités né-
cessaires, ne viennent point des sens (...), quoiqu’il soit vrai que nous n’y
penserions jamais sans les sens » (Livre I, ch.1, § 14-15). « La preuve origi-
naire des vérités nécessaires vient du seul entendement, et les autres vérités
viennent des expériences ou des observations des sens » (§ 9). Mais Leibniz
reste un métaphysicien, qui inscrit sa théorie de la connaissance à l’intérieur
d’une ontologie, laquelle permet de montrer en quoi la connaissance con-
283
Voir : Michel Gourinat, De la Philosophie, ch.10.
§ 27
286 On connaît l’argument resté célèbre sous le nom de « troisième homme » (cf. Aris-
tote, Métaphysique, A, 9, 990b 17). Il est exposé dans le Parménide (132a-b) en référence à
l’idée de grandeur : « Quand de multiples choses te paraissent grandes, il te semble, à toi qui
les considères, qu’une même et unique idée s’étend à toutes, ce qui te fait dire que le grand est
une unité. (…) Mais comment le grand et les autres choses grandes, si le regard de l’âme
s’étend ainsi à toutes ne feront-ils pas apparaître un nouveau grand, par lequel toutes ces
choses nécessairement sont grandes ? (…) Dès lors une autre forme de la grandeur apparaîtra,
en dehors de la grandeur en soi et des choses qui en participent ; et encore une autre qui
s’étend à toutes celles-là, par laquelle elles seront grandes ; et chacune des formes ne sera plus
pour toi une, mais indéfiniment multiple ». Version d’Alexandre d’Aphrodise, dans son
Commentaire à la Métaphysique (84-21) : « Voici ce que montre le Troisième Homme. Si ce
qui est attribué à juste titre à plusieurs sujets est aussi quelque chose d’autre en dehors de ses
sujets d’attribution, il en est séparé – c’est en effet ce que pensent montrer ceux qui affirment
les idées : car selon eux, si l’homme en soi est quelque chose, c’est parce que l’homme est at-
tribué à juste titre aux hommes individuels qui sont multiples, et qu’il est autre que les
hommes individuels – mais s’il en est ainsi, il y aura un troisième homme. Si en effet
l’attribut est autre que ses sujets d’attribution et existe à part, et que l’homme est attribué aus-
si bien aux individus qu’à l’idée, il y aura un troisième homme en dehors des individus et de
l’idée. Et pareillement il y en aura encore un quatrième, attribué au troisième, à l’idée, et aux
individus, et pareillement un cinquième, et cela indéfiniment ».
287
Aristote, Métaphysique, L.VII, ch.13, 1038b 35.
288
Seule l’ignorance de l’aristotélisme peut faire porter cette découverte au crédit du
kantisme.
289
Aristote, De l’âme, L.III, ch.4.
290
Ibid., ch.5.
291
Ibid., 430a 16-17.
292 « Dans la réception par laquelle l’intellect potentiel reçoit les concepts des choses à
partir des images, celles-ci se comportent comme opérant secondairement à titre d’instrument,
mais l’intellect actif comme opérant en premier et principalement. Et ainsi l’effet de
l’opération (actio) est laissé dans l’intellect potentiel suivant les conditions des unes et de
l’autre, et non pas suivant les conditions d’un seul d’entre eux : l’intellect potentiel reçoit les
formes comme effectivement intelligibles de par la faculté de l’intellect actif, mais comme
ressemblances de choses déterminées de par la connaissance des images. Pour autant, les
formes effectivement intelligibles n’existent par elles-mêmes ni dans l’imagination ni dans
l’intellect actif, mais seulement dans l’intellect potentiel » (Thomas d’Aquin, De la vérité,
q.10, a.6, 7ème réponse).
293
Voir Descartes, Les passions de l’âme, 1ère partie, a.17.
294
Voir id., 4ème Méditation.
295
Kant, Critique de la Raison pure, 2ème partie, Histoire de la raison pure.
296
Expression de Hume dans son Enquête sur l’entendement humain.
297
Voir sur ce point mon article sur « L’intuitivité de l’intellect selon Thomas
d’Aquin » (Revue thomiste, t.100, n°2, avril-juin 2000, repris dans Au service de la Sagesse,
Perpignan, Tempora, 2009, p.99-140).
298
Voir Critique de la Raison pure, Introduction.
299
« Omnis nostra cognitio a sensu initium habet » (Thomas d’Aquin, Somme de
théologie, 1ère partie, q.1, a.9. – On notera qu’il y a là une proposition universelle affirmative :
comme sa vérité pourrait difficilement être connue autrement que moyennant la sensation, on
en conclura, contrairement à Kant, que cette dernière est de nature à nous faire accéder à
l’universel, lequel n’a donc pas besoin d’être projeté sur elle. Inférer, comme il le fait, de ce
que toute sensation est factuelle et singulière que rien de véritablement universel (et néces-
saire) ne peut être connu à partir d’elle, c’est évidemment scier (du mauvais côté) la branche
sur laquelle on s’est assis, et faire la preuve de ce qu’on prétend réfuter. Seul Husserl, au sein
du corpus de ceux qui sont réputés « grands philosophes », paraît s’être aperçu de cette incon-
séquence, commune à l’empirisme et au criticisme (voir le § 20 des Ideen I).
300
« Il n’y a rien dans l’intellect qui n’ait été dans le sens, excepté l’intellect lui-
même » (Leibniz, Nouveaux essais, L.II, ch.1, § 2).
301
Voir Thomas d’Aquin, Questions disputées sur la vérité, q.2, a.3, 19.
302
Voir notamment son Théétète.
303
Voir mon article sur « L’explicitation du réalisme noétique d’Aristote chez Tho-
mas d’Aquin » (Nova & Vetera, avril-mai-juin 2014, p.180-199).
304
Bien que Kant se défende toujours de se placer au point de vue psychologique de
l’origine de nos idées, il est difficile de ne pas interpréter dans un sens innéiste la proposition
liminaire de la Critique de la Raison pure qui commande toute la suite, non sans une certaine
pétition de principe : « La matière de tout phénomène nous est en vérité donnée seulement a
posteriori, mais sa forme doit se trouver apprêtée (bereitliegen) a priori pour tous dans
l’esprit » (op. cit., Esthétique transcendantale, § 1). Au début de l’Analytique des concepts,
Kant recourra, pour affirmer leur inhérence a priori à l’entendement, à l’expression vorbe-
reitet liegen, toute proche du verbe qu’il utilise dans l’Esthétique pour qualifier les formes de
l’intuition, et il parlera ensuite explicitement de leur « application (Anwendung) » à l’intuition
empirique (op. cit., B, § 22).
305
Hume reprendra l’expression dans la 5ème section de son Enquête, sans lui donner
la portée métaphysique qu’elle a chez Leibniz.
Ainsi, il n’y a pour Leibniz rien dans l’intellect qui n’y ait toujours
été, mais largement à son insu, et c’est aussi pourquoi il reproche aux carté-
siens d’avoir confondu la pensée avec sa forme consciente, et tenu pour rien
les perceptions dont on ne s’aperçoit pas : lorsqu’il conçoit les choses,
l’entendement se découvre en possession d’une pensée qui leur correspond,
et qu’il n’avait pas conscience de posséder, avant qu’elles ne lui donnent
l’occasion d’en prendre conscience. Les sensibles ne procurent pas leur idée
à l’âme, mais ils l’y font penser, en un sens non causal de l’expression.
Il est clair que l’innéisme hérité de Descartes était pour Leibniz le
moyen d’éviter le nominalisme. Tout comme Augustin avait identifié le to-
pos noètos de Platon et l’intellect divin, Leibniz, cartésien en cela, fait de
l’entendement humain un thesaurus de notions exprimant adéquatement
l’essence des choses.
On peut néanmoins se demander si l’innéisme n’est pas une hypothèse
superflue. Reconnaître dans telle pomme une singularisation exemplaire de
l’idée de pomme ne paraît guère possible à moins de saisir dans la première
la prégnance de la seconde. Pour que la doctrine des idées innées joue son
rôle gnoséologique, il faut donc que l’universel intelligible puisse être saisi à
même le sensible. On ne voit pas dès lors ce qu’il y a à opposer à la doctrine
de l’abstraction, puisque cette dernière opération est en fait présupposée à
l’usage même des idées supposées innées : l’innéisme l’implique plutôt qu’il
ne l’exclut, et il paraît contestable que son « bon sens » soit celui que Leib-
niz lui accorde.
3. Rectification métaphysique.
306
Voir Thomas d’Aquin, De l’unité de l’intellect, contre les Averroïstes (trad. fr. A.
de Libéra : Contre Averroès, bilingue GF).
307
Aristote, De l’âme, L. III, 4, 429 a 23.
parable »308 , parce que son activité est irréductible à celle des facultés sen-
sibles, limitées par la constitution des organes : c’est donc bien à l’âme intel-
lective, dont l’intellect n’est qu’une partie, qu’il faut attribuer la séparabilité,
c’est-à-dire la capacité de subsister indépendamment du corps309.
La méditation métaphysique cartésienne avait à certains égards ren-
forcé cette affirmation de l’indépendance de l’âme, en identifiant l’essence
de cette dernière à la pensée, et la pensée à la conscience, et en renonçant, au
moins dans un premier temps, à considérer l’âme comme la forme du corps
humain, au sens aristotélicien du terme.
Cette identification et cette renonciation n’allaient pas sans une con-
séquence, dommageable aux yeux de Leibniz, quant à « l’étendue (…) de
notre âme ». Ne réduisant ni l’âme à la pensée, ni la pensée à la conscience,
l’aristotélisme n’avait aucune peine à faire place à l’idée d’un psychisme in-
conscient, exclu par le cartésianisme, mais réhabilité avec force par Leibniz :
l’âme va plus loin que ne l’ont cru les cartésiens, et que ce que tout un cha-
cun croit en général, ignorant qu’il recèle en lui une expression de la totalité
de l’univers.
308
Ibid., b 5.
309
« S’il existe quelque activité ou affection qui soit propre à l’âme, celle-ci doit pou-
voir exister séparément » (op. cit., L. I, ch.1, 403 a 10-11).
310
Voir les Définitions données par Descartes en appendice aux 2èmes réponses.
311
Leibniz, Nouveaux essais, L.II, ch.1, § 2.
§ 28
315
Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q. 7, a. 1.
316
Il est toutefois notable que, dans le texte biblique, c’est à la différence sexuelle que
l’image divine est immédiatement référée, avant toute mention de l’intellectualité humaine.
Cette différence étant néanmoins commune aux humains et aux bêtes, il y a lieu de com-
prendre que sa mention signifie qu’elle n’empêche pas les premiers d’être à l’image de leur
Créateur, d’une manière qui, selon le texte biblique, est leur prérogative propre, leur apanage.
Il est aussi à remarquer que la chose n’est jamais dite des anges, lesquels, selon l’angélologie
thomasienne, connaissent moyennant des idées infuses qu’ils reçoivent de Dieu lors de leur
création : la conception thomasienne de l’ange paraît bien avoir été le modèle de la concep-
tion cartésienne de l’âme (voir Jacques Maritain, Trois réformateurs, 1ère partie), et de la con-
ception leibnizienne de la substance.
317
Aristote, Éthique à Nicomaque, L. X, ch.7, 1177b 32. – Voir mon article sur
« Aristote et l’éthique de la finitude », dans les Cahiers philosophiques de décembre 1987,
repris dans Au service de la Sagesse, Perpignan, Tempora, 2009, ch.3.
318
Le masculin latin venientem traduit le grec erchoménon, qui peut être un neutre,
signifiant alors non pas la naissance d’un humain, mais l’Incarnation du Verbe.
§ 29
320
Voir l’opuscule de 1677 : Qu’est-ce que l’idée ?
321
Voir Leibniz, Monadologie, § 9, et Nouveaux essais, L.II, ch.27, § 3.
322
« Les sons émis par la voix sont les symboles des modifications (pathèmata) de
l’âme, et les mots écrits les symboles des mots parlés. Et de même que l’écriture n’est pas la
même pour tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes. Mais les modi-
fications dont ces expressions sont les signes immédiats sont, quant à elles, identiques chez
tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces modifications sont les ressemblances »
(op. cit., ch.1, 16a 3 s).
323
Aristote, Métaphysique, L.VII, ch.13, 1038b 11.
ainsi » suppose déjà une certaine détermination, laquelle n’est autre que la
nature même, « déjà toute déterminée », de l’ipse intellectus.
À cette passivité il faut corréler une « puissance active » qui n’est pas
celle de l’intellect agent d’Aristote, soit le pouvoir d’éclairer pour les rendre
visibles – intellectuellement – les formes intelligibles des choses. Leibniz
exclut toute forme d’extrincécisme : il n’y a pas plus d’action des choses sur
l’âme que d’action de l’intellect sur leurs images. La puissance active qu’il
reconnaît à la substance n’est rien d’autre que la spontanéité qui lui permet
de rendre expresse une idée « enveloppée » en elle, lequel développement
fait partie de l’harmonie préétablie que Dieu confère au créé.
La virtualité dont il était question au § 8 n’est donc pas seulement
l’aptitude de l’intellect à accueillir l’intelligible en concevant telle idée : il
s’agit bien plutôt de la présence actuelle de toutes les idées en l’âme, les
âmes se distinguant intrinsèquement par le nombre de leurs représentations
distinctes et l’ordre dans lequel elles les pensent.
§ 30
1. Le « concours ordinaire ».
vent être vrais d’une substance – y compris ses pensées et donc ses volitions
– sont contenus de toute éternité dans la notion qui la définit (il était de
l’essence de Judas de livrer son maître).
La mention de « l’ordre » entre les pensées renvoie à la définition
leibnizienne du temps comme « ordre des phénomènes successifs » – quand
l’espace est « l’ordre des phénomènes coexistants »324.
Il ne s’agit pas ici d’une simple successivité, soit de l’irréversibilité du
rapport entre l’antérieur et l’ultérieur, l’avant et l’après auxquels se réfère la
définition aristotélicienne du temps comme « nombre du mouvement »325.
L’ordre dont il est question consiste en effet dans la prévisibilité intégrale de
tout ce qui peut et pourra jamais être dit d’une substance : le phénomène du
temps tient sa réalité de l’appétit intérieur à celle-ci, et comme toute sa réali-
té est celle d’une essence individuelle, elle ne saurait avoir ou acquérir aucun
caractère qui ne soit déductible de sa définition.
La question est évidemment de savoir ce qui reste de la notion de li-
berté, au sens du libre arbitre que Leibniz ne laisse pas de professer, lors-
qu’elle est pensée sur la base d’une telle conception de la réalité des choses.
324
« L’espace est l’ordre des phénomènes coexistants, comme le temps est l’ordre des
phénomènes successifs, ordo coexistentium phænomenorum » (Leibniz, Lettre XX à Des
Bosses).
325
Aristote, Physique, L.IV, ch.11, 220a 24-25.
326
Voir id., Éthique à Nicomaque, L.III, ch.7.
2. La responsabilité humaine.
327
Voir Leibniz, Nouveaux essais, L.II, ch.21.
328
Descartes, Lettre au P Mesland du 9 février 1645 (?).
329
Leibniz, Specimen scientiae generalis, L, éd. Gerhardt, t.VII, p.110.
330
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, L.III.
331
Voir par exemple le Gorgias.
332
Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, L.VI, ch.10.
333
Ce mode d’argumentation n’est pas sans rappeler l’argument « dominateur » de
Diodore.
334
Leibniz, Essais de théodicée, I, § 52. Voir aussi la Monadologie, § 18.
335
Kant, Critique de la raison pratique, Éclaircissement de l’analytique.
3. Pourquoi le mal ?
336
Id., Fondation de la métaphysique des mœurs, 1ère section.
337
Augustin d’Hippone, Manuel, ch.11, cité par Thomas d’Aquin, Somme de théolo-
gie, 1ère partie, q.2, a.3, 1ère réponse.
338
Voir mon article sur « Le mal : absence d’être et présence d’une personne ? » (Bul-
letin de littérature ecclésiastique de l’Institut Catholique de Toulouse, CXII/4, octobre-
décembre 2011).
339
« Certains ont dit que, bien que Dieu ne veuille pas les maux, il veut pourtant qu’il
y en ait ou qu’il s’en produise : car, bien que les maux ne soient pas bons, il est pourtant bon
qu’il y ait ou se produise des maux. Ils le disaient parce que les choses en soi mauvaises sont
ordonnées à quelque bien, et ils croyaient cet ordre impliqué dans cela même qui est dit, à sa-
voir qu’il y a ou qu’il se produit des maux. Mais cela n’est pas correct, car le mal n’est pas
ordonné au bien par soi, mais par accident. Il est en effet hors de l’intention de celui qui pèche
qu’il en résulte un certain bien : par exemple il n’était pas dans l’intention des tyrans que leurs
persécutions fassent resplendir la patience des martyrs. Aussi ne peut-on dire que l’existence
et la production des maux implique une telle ordination au bien qu’elle soit elle-même un
bien : car on ne juge de rien selon ce qui lui appartient par accident, mais selon ce qui lui ap-
partient par soi » (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, 1ère partie, q.19, a.9, 1ère réponse).
qui englobe la nature et la grâce, et non pas, comme chez l’Aquinate, d’une
miséricorde gracieuse qui viendrait ajouter gratuitement un surcroît de per-
fection à une nature gratuitement créée. On peut noter que la référence à la
miséricorde, centrale dans la pensée thomasienne, est absente du texte leib-
nizien.
Ici encore, en dépit de leur distinction formelle, le surnaturel se trouve
comme rabattu sur le naturel.
fallait donc qu’il y eût différents degrés dans la perfection des choses, et
qu’il y eût aussi des limitations de toute sorte »345 . À l’incapacité de la créa-
ture d’exister par elle-même répond la faillibilité de l’intelligence et de la
volonté chez les créatures qui en sont douées : les défauts que sont l’erreur et
la faute ne sont avant tout que des manifestations du défaut d’être fondamen-
tal qui caractérise le créé en tant que tel.
Ainsi l’explication de la peccabilité est-elle philosophique et non pas
seulement théologique. Le dogme dit du péché originel tire de l’Écriture
l’idée que l’humanité a dès son début, par une désobéissance volontaire, per-
du le bénéfice d’une perfection surnaturellement accordée, et substitué à un
état de solidarité dans la grâce un état de solidarité dans le péché, celle-ci se
traduisant pour chaque personne par une incapacité de se soustraire par elle-
même à la sollicitation au mal qu’entraîne pour elle sa naissance dans une
collectivité humaine pécheresse. De ce point de vue, l’inclination au mal ap-
paraît comme le résultat d’un événement accidentel de portée à la fois histo-
rique et métaphysique. Mais il faut bien accorder à Leibniz que le premier
péché ne pouvait s’expliquer par l’état de péché que le dogme dit en avoir
résulté. Or, avant la volonté, il y a la nature, et la possibilité du premier pé-
ché suppose donc cette « limitation ou imperfection originale connaturelle »
qui prive « les créatures » de l’infaillibilité et de l’impeccabilité divines.
345
Leibniz, Essais de théodicée, I, § 31.
346
Voir aussi op. cit., §§ 167, 229, 238, 239).
§ 31
2. Explication.
sont donnés aux fidèles en vue de leur édification mutuelle (1 Co 12, 8 s), et
aussi des degrés d’abondance de la grâce selon les personnes (Ép 4, 7-12).
La suite de la parenthèse expose l’articulation entre la sollicitation
divine et la réponse volontaire de l’homme, en des termes qui semblent vou-
loir évoquer tout à la fois le thomisme et le molinisme. Selon saint Thomas,
« gratia naturam non tollit sed perficit », et c'est pourquoi la grâce ne saurait
supprimer le libre arbitre, mais celui-ci ne peut se déterminer que pour un
bien qui lui est manifesté comme tel. C'est pourquoi la prévenance divine est
première : pour que le libre arbitre humain soit « excité au bien et converti »,
il faut que Dieu se fasse reconnaître, d’une manière « ordinaire » - vie spiri-
tuelle commune, ou concours d’événements courants - « ou extraordinaire »
(§ 30) - intervention miraculeuse - comme préférable à tout. Ainsi, selon
saint Thomas, « le mouvement du libre arbitre n’est pas la cause de la grâce,
il en est l’effet » (Somme de Théologie, Ia-IIae, q.111, a.2, ad 2m) : la grâce
est efficace en cela que, loin de supprimer le libre arbitre ou de se substituer
à lui, elle est la cause suffisante d’une libre détermination au bien.
3. Thèse de Leibniz.
§ 32
Résumé apologétique.
« Au reste… ».
La 1ère phrase renvoie aux §§ 1 à 3 d’abord, puis aux §§ 8 et 9.
N.B. Leibniz présente sa propre doctrine comme un progrès philoso-
phique (« bien plus que les hypothèses qu’on a vues jusqu’ici »), mais
n’hésite pas à lui attribuer une incidence spirituelle, sinon mystique (« en-
flammer les esprits ». On songe au poème La vive Flamme d’Amour de saint
Jean de la Croix). Cet aspect sera confirmé plus loin par l’allusion à la doc-
trine spirituelle de sainte Thérèse d’Avila (voir la note 11 de Le Roy).
La spiritualité et la mystique chrétiennes sont dominées par l’idée jo-
hannique et paulinienne de conformité au Christ, lequel, étant l’Image du
Père, doit rétablir, dans les créatures pécheresses mais créées à l’image de
Dieu, la ressemblance que le péché leur a fait perdre. Cette doctrine scriptu-
raire se trouve développée dans la théorie de l’union transformante des deux
docteurs mystiques.
Chez Leibniz, les notions d’union et de conformité restent prégnantes
mais sont à penser en termes d’expression et de degré de distinction dans
l’expression : la béatitude consiste à porter au niveau d’une aperception
consciente, intuitive ou contemplative, et non plus seulement symbolique ou
suppositive (§ 25), le rapport d’expression que la substance intelligente en-
tretient comme toute autre avec la totalité de ce qui est - Dieu d’abord et les
créatures en tant que dépendantes de Dieu.
Il ne faut pas oublier non plus que la tendance du rationalisme leib-
nizien est de réintégrer l’ordre de la grâce dans celui de la nature (Monado-
logie, § 88), par quoi il s’écarte sans doute des docteurs dont il s’inspire, tout
son problème étant d’affirmer à la fois la gratuité de la grâce et sa program-
mation infaillible dans l’ingénierie générale de l’univers. Les propos de
Leibniz sont néanmoins assez remarquables sous la plume d’un protestant -
car le protestantisme fut d’abord un antihumanisme antirationaliste, méfiant
par ailleurs à l’égard de la vénération catholique des saints. Signe qu’on
peut être l’inventeur du rationalisme philosophique et trouver le point culmi-
nant de l’œuvre de la raison dans une dévotion à la fois intelligente et fer-
vente. On peut mesurer l’écart qui se creusera en un siècle sur ce point en li-
sant les textes de Kant qui assimilent la prière à du crétinisme.
« Car on voit… ».
Renvoi aux §§ 14 et 15.
N.B. Au § 225 de la Théodicée, Leibniz niera que la dépendance con-
tinuelle des créatures à l’égard de Dieu soit une « émanation nécessaire,
comme celle des propriétés du cercle, qui coulent de son essence », car
« cette action de Dieu est libre ». La difficulté est ici de comprendre com-
ment « les pensées qui émanent de notre substance » n’en découlent pas aus-
si nécessairement que les propriétés du cercle de sa définition, puisque préci-
sément ce qui constitue la substance en tant que telle (sujet d’inhérence),
c’est qu’il y a d’elle une définition qui en fait une notion complète incluant
de toute éternité tout ce qui peut en être dit de vrai. La logique de l’analogie
posée par Leibniz entre la création divine et la pensée créée semble impli-
quer que la définition de l’essence divine a pour conséquence nécessaire non
seulement l’existence divine (argument ontologique), mais tout aussi bien la
production des créatures dans l’ordre qui est le leur.
La phrase « Dieu seul (…) me peut faire du bien ou du mal »
n’attribue évidemment à Dieu aucune malice (§ 30), mais doit être comprise
en référence à la récompense ou au châtiment qu’on peut attendre de lui.
L’inspiration en doit être cherchée chez saint Paul : « aucune créature » - au-
cune puissance créée, naturelle ou surnaturelle - « ne peut nous séparer de
l’amour de Dieu » (Rm 8, 39). C’est donc seulement dans son rapport à Dieu
que l’âme doit situer le bien (union) qui est pour elle vraiment désirable, ou
« On voit aussi… ».
Leibniz entend cependant se démarquer de la dérive occasionnaliste
de l’augustinisme en attribuant à la substance créée une « parfaite spontanéi-
té », qui paraît bien renvoyer à l’idée thomiste selon laquelle Dieu produit
des créatures capables d’exercer une causalité propre, naturelle ou libre. Ici
comme chez Aristote et saint Thomas, la « liberté » n’est rien d’autre que la
spontanéité propre aux « substances intelligentes », capables de déterminer
leurs actions par la conscience de leur fin et la délibération qu’elle rend pos-
sible. Mais chez Leibniz, la spontanéité de la substance s’identifie au fait que
celle-ci est une essence prédéfinie de toute éternité, et qu’elle possède en elle
de quoi dérouler tout son programme, loin d’avoir à s’inventer elle-même en
répondant par une gratitude non prédéterminée à l’absolue gratuité de la
grâce divine.
là, moyennant l’expression universelle, à toutes choses (« elle seule fait tout
son monde »).
§ 33
351
On peut douter que Spinoza surmonte vraiment l’aporie cartésienne puisque, même
s’il dénie la substantialité à l’âme et au corps humains, il considère la pensée et l’étendue
comme des attributs substantiels dont on se demande pourquoi ils ne constituent pas, à côté
d’une infinité d’autres censément ignorés de nous, autant de substances, plutôt qu’une unique
substance appelée Dieu. Il y a quelque raison de penser que les sarcasmes de Spinoza à
l’encontre de Descartes et de Malebranche ne sont pas dépourvus d’une outrecuidance égale à
leur acrimonie.
352
« Mon essence consiste en cela seul que je suis une chose qui pense » (Descartes,
6ème Méditation, § 17).
353
Voir ibid., § 24.
§ 34
354
Cité par Simplicius dans son Commentaire à la Physique d’Aristote, 164, 16.
355
Voir notamment la Préface aux Nouveaux essais.
356
C’est ce que Descartes disait de l’homme, comme Leibniz ici, mais avait du mal à
penser sur la base de son dualisme.
357
Virtuellement antinomique si l’on en croit ce qu’en dit Kant avec quelque raison.
position est possible sur le plan purement phénoménal, et bien que le fond
des choses ne soit pas de l’ordre de l’engendrable : le caractère de périssabi-
lité peut être admis dans cet ordre parce qu’il y est sans portée morale.
En revanche, la réflexivité intellectuelle est ce qui fait l’identité non
seulement métaphysique (commune à toutes les substances) des esprits, mais
aussi leur identité morale, autrement appelée personnalité : il s’agit non plus
seulement de l’identité de fait d’un soi, mais de l’identité consciente d’un
moi, qui sait être demeuré le même à travers tous les changements qui l’ont
affecté au cours de son histoire. Les Nouveaux essais le rediront : « Je suis
aussi de cette opinion que la conscienciosité ou le sentiment du moi prouve
une identité morale ou personnelle. Et c’est en cela que je distingue
l’incessabilité de l’âme d’une bête de l’immortatlité de l’âme de l’homme :
l’une et l’autre garde identité physique et réelle, mais quant à l’homme, il est
conforme aux règles de la divine providence que l’âme garde encore
l’identité morale et apparente à nous-mêmes, pour constituer la même per-
sonne, capable par conséquent de sentir les châtiments et les récompenses »
(L.II, ch.17, § 9).
Comme le faisait valoir s. Augustin, et comme Bergson le redira for-
tement, seule la mémoire permet à la personne d’avoir conscience de durer,
soit de ressaisir dans son unité dynamique tous les états qui ont été les siens,
voire ceux auxquels elle peut s’attendre, pour le meilleur ou pour le pire (le
Ciel et l’Enfer).
Leibniz se démarque ici subtilement de l’exploitation chrétienne de
l’aristotélisme qui était au cœur de la pensée thomasienne. Suivant
l’enseignement d’Aristote, Thomas professait que seule l’âme intellectuelle
est immortelle, c’est-à-dire peut subsister séparément du corps. Leibniz le dit
aussi, mais n’en attribue pas moins à toute substance en tant que telle
l’impérissabilité – la « subsistance perpétuelle (…) qui convient à toutes les
substances » – que l’aristotélisme réservait à l’âme intellective.
Question de mots en un sens, puisque le geste leibnizien revient à par-
ticulariser l’acception du terme immortalité. Mais cette variation lexicale in-
dique en fait une altération doctrinale : car l’âme intellective doit sa pérenni-
té à son caractère générique de substance simple plutôt qu’à son intellectuali-
té, et ne doit à celle-ci que la réflexivité qui est la condition de sa responsabi-
lité morale, ainsi que des conséquences bénéfiques où fâcheuses que celle-ci
entraîne.
Il y a au demeurant quelque chose de tautologique à dire que
l’immortalité n’est désirable – « souhaitable » – que si elle est une perpétua-
tion consciente, et non pas une simple perpétuité de fait : tout être, selon
l’enseignement thomasien, tend à persévérer dans son être, mais le désir re-
lève d’une forme consciente de cette tendance.
S’il fallait être anéanti pour devenir instantanément « roi de la
Chine », ou, sur un autre registre, devenir bienheureux en accédant à la vie
éternelle, l’une et l’autre chose ne pourraient apparaître comme un bien à la
personne concernée. Mais du point de vue de l’identité morale, l’oubli de
tout ce qu’on a été équivaudrait à un anéantissement, alors même qu’on per-
durerait dans l’être à l’instar de toute autre substance.
§ 35
« Car assurément… ».
Leibniz réaffirme sa thèse selon laquelle les esprits occupent le som-
met de la hiérarchie des perfections créées. Il la complète en reprenant et en
précisant l’image déjà utilisée du « miroir » (§ 9), laquelle devient ici plus
qu’une image parce qu'elle contient implicitement la justification de la thèse.
N.B. l’écho à Platon (République, III) et Aristote (Éthique à Nico-
maque, I) dans l’identification entre « nature, fin, vertu, et fonction des subs-
tances ».
Il peut paraître problématique de définir des degrés de perfection dans
un univers où tout exprime tout, c'est-à-dire où, quelle que soit la partie con-
sidérée - et l’on sait que, pour Leibniz, il y en a une multitude actuellement
infinie - elle comporte un détail ordonné en stricte correspondance avec la
totalité du reste. On en conclura que la moindre entéléchie correspond tout
autant que toute autre substance à l’univers et à son créateur, et qu’après tout
sa gloire ne se manifeste pas moins dans les péchés que dans les actions sa-
lutaires.
§ 36
Peu de vraiment nouveau dans ce § qui est plutôt une reprise synthé-
tique de ce qui précède.
« Car la félicité… ».
Encore un écho à l’héritage grec de la pensée chrétienne : « la félicité
est aux personnes ce que la perfection est aux êtres ». Le bonheur est la
forme personnelle de la perfection, et c’est sa réalisation absolue en Dieu qui
constitue le souverain bien de toutes choses.
Cela permet de justifier l’idée que la fin de la création soit le royaume
de Dieu tel que le Nouveau Testament le donne à concevoir. Cette idée était
certes étrangère aux Grecs, et les Actes des Apôtres (XVII, 32) témoignent
de leur résistance à son endroit. Platon (République, Timée), et Aristote (Mé-
taphysique, A, 2) avaient pourtant récusé comme une impiété ridicule la
supposition mythologique d’une jalousie divine, c'est-à-dire d’une malveil-
lance de la divinité à l’égard de quiconque voudrait l’imiter.
§ 37