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co nn ec t e r , t r av e r s e r , l o ng er
La trace et le connecteur
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Klee, c’est la ligne la plus active et la plus authentique. Quelle J’ai tracé chacun des points à la main. Pour ce faire, j’ai
soit tracée dans l’air ou sur une feuille de papier, au moyen d’un amené la pointe de mon stylo au contact du papier à un endroit
bâton ou d’une plume, la ligne se développe à partir d’un point, prédéterminé, et l’ai légèrement secoué pour former le point.
suivant un mouvement qui – comme le voulait le Caporal – la J’ai concentré toute mon énergie et tout mon mouvement à
laisse libre d’aller où elle veut, pour le pur plaisir du mouve- cet endroit précis – comme si j’avais percé un trou. Dans les
ment. Pour reprendre la célèbre formule de Klee, la ligne active, espaces entre les points, il ne reste en revanche aucune trace de
selon sa propre temporalité, est une ligne « qui se promène libre- mouvement. Bien que les points se situent sur la trajectoire du
ment et sans entrave » (2004, p. 36). En la parcourant des yeux, geste d’origine, ils ne sont pas connectés par sa trace, puisque
on suit le même chemin que celui de la main qui l’a dessinée. ce qui reste de la trace et du mouvement qui lui a donné nais-
Mais il existe un autre type de ligne : la ligne pressée. Celle sance est tout entier contenu dans les points. Chaque point est
qui veut passer d’un endroit à un autre sans avoir beaucoup de un moment compact et isolé, distinct des précédents et des sui-
temps pour le faire. Pour Klee, cette ligne ressemble plus « à un vants. Pour réaliser cette série de points, il a chaque fois fallu
déplacement pour affaires qu’à une promenade ». Elle passe suc- que je lève mon stylo et que je déplace légèrement ma main,
cessivement d’un point à un autre, aussi vite que possible, et avant de reposer la pointe de mon stylo à la surface du papier.
idéalement en un rien de temps. Chacune de ses destinations Mais ce mouvement transversal ne joue aucun rôle dans ce pro-
est fixée à l’avance, et chaque segment de la ligne est prédéter- cessus d’inscription qui, comme nous l’avons vu, se limite au
miné par les points qui la relient. Si la ligne active en prome- tracé des points. D’ailleurs, j’aurais très bien pu retirer ma main,
nade est dynamique, la ligne reliant des points définis se carac- poser mon stylo, et reprendre l’exercice plus tard.
térise, selon Paul Klee, par la « notion de calme parfait » (ibid., Mais alors, dans cet ensemble de points disséminés, où se
p. 41). Si la première nous entraîne dans un voyage qui n’a appa- trouve la ligne ? Elle ne peut exister que comme un enchaîne-
remment ni début ni fin, la seconde nous met en présence d’un ment de connexions entre des points fixes. Pour retrouver la tra-
ensemble interconnecté de destinations qui, comme sur une jectoire originale du bâton du Caporal, nous devons relier ces
carte, peut être perçu dans sa totalité et en une seule fois. points. Ce que j’ai fait dans la figure ci-dessous :
En traçant le geste du Caporal avec son bâton, Sterne a clai-
rement choisi d’emmener sa ligne en promenade. Je vous pro-
pose une petite expérience. Prenez cette ligne, et segmentez-la
en petites sections de longueurs à peu près égales. Imaginez
ensuite que chaque section s’enroule comme un fil, et entre à
l’intérieur d’un point qu’on disposera au milieu de chaque sec-
tion. On obtient alors un nuage de points disséminés, comme
dans la figure ci-dessous :
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processus de construction ou d’assemblage, où chaque segment mouvement pour qu’elle devienne une ligne. Pour chasser un
linéaire soude les éléments du motif pour former une totalité animal, ou retrouver quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les
d’un ordre supérieur. Une fois la construction achevée, la ligne Inuits tracent une piste linéaire dans l’étendue et se mettent en
ne peut pas aller plus loin. On ne voit plus la trace d’un geste, quête d’indices menant à une autre piste jusqu’à atteindre le but
mais un assemblage de connecteurs point à point. La compo- recherché. Le pays entier est donc perçu comme un entrelacs de
sition représente un objet fini, un artefact. Les lignes qui for- lignes et non comme une surface continue1. Les Britanniques,
ment la composition ne se développent pas : elles relient des en revanche, « habitués au flux des mers sans pistes, s’orien-
éléments. taient selon des zones » (ibid., p. 16). Conçu par les comman-
La distinction entre promenade et assemblage est essentielle dants comme un habitacle mobile, le navire était affrété avant
à l’argument que je développerai dans ce chapitre. Mon objec- le départ pour transporter l’équipage, et devait suivre un itiné-
tif est de montrer comment, au cours de son histoire, la ligne raire déterminé par la latitude et la longitude d’un ensemble
s’est progressivement détachée du mouvement qui l’avait fait de points indiquant la destination souhaitée. À la différence
naître. Autrefois trace d’un geste continu, la ligne a été frag- des Inuits qui voyageaient le long de pistes, les Britanniques
mentée – sous l’influence de la modernité – et transformée en traversaient à la voile ce qui était pour eux la surface du globe.
une succession de traits ou de points. Comme je vais l’expliquer, Ces deux types de mouvement – longer et traverser – peuvent
cette fragmentation s’est manifestée dans plusieurs domaines être figurés par des lignes, mais des lignes radicalement dif-
connexes : celui du voyage, où le trajet fut remplacé par le trans- férentes. La ligne qui longe est, pour reprendre les termes de
port orienté vers une destination ; celui des cartes, où le croquis Klee, une ligne partie en promenade. La ligne qui traverse est
cartographique fut remplacé par le plan de route ; et celui de un connecteur, reliant des points disposés sur un espace à deux
la textualité, où la tradition orale du récit fut remplacée par la dimensions. Je vais à présent mettre cette distinction en rapport
structure narrative prédéfinie. La fragmentation a aussi modifié avec une autre, qui définit deux manières de voyager que j’appel-
notre conception du lieu : autrefois nœud réalisé à partir d’un lerai respectivement trajet [wayfaring] et transport.
entrecroisement de fils en mouvement et en développement, Le voyageur itinérant [wayfarer] est continuellement en mou-
il est désormais un point nodal dans un réseau statique de vement. Il est, à strictement parler, son mouvement. Comme
connecteurs. Dans nos sociétés métropolitaines modernes, les avec l’exemple des Inuits décrit plus haut, l’itinérant se réalise
hommes évoluent de plus en plus dans des environnements qui dans le monde sous la forme d’une ligne qui voyage. Claudio
sont construits comme des assemblages d’éléments connectés. Aporta, qui a mené un travail de terrain ethnographique dans
Dans la pratique, ils continuent cependant à se faufiler dans ces la communauté des Iglooliks, rapporte que pour ses habitants
environnements, en traçant leurs propres chemins. Pour com- inuits, « le voyage… n’était pas une activité de transition mar-
prendre comment les hommes non seulement occupent mais quant le passage d’un endroit à un autre, mais une manière
aussi habitent les environnements où ils vivent, je propose qu’on d’être… L’acte de voyager avec un point de départ et un lieu d’ar-
s’éloigne du paradigme de l’assemblage pour revenir à celui de rivée joue un rôle dans la définition de l’identité du voyageur »
la promenade. (Aporta, 2004, p. 13). Le voyageur et sa ligne sont ici une seule
et même chose. Cette ligne se développe à partir de son extré-
mité, tandis que le voyageur avance, suivant un processus de
Pistes et itinéraires croissance et de développement constant, ou d’auto-renouvelle-
ment. Prenons un exemple se déroulant à l’autre extrémité du
Dans Playing Dead (1989), une méditation sur l’Arctique, globe pour confirmer ce point. Selon Tuck Po Lye (1997, p. 159),
l’écrivain canadien Rudy Wiebe compare la manière dont les les femmes Batek de la région de Pahang en Malaisie disent que
Inuits appréhendent le mouvement et le voyage sur la terre ou les racines des tubercules sauvages qu’elles ramassent pour la
sur la banquise avec celle de la Royal Navy, à l’époque où elle nourriture « marchent » comme les hommes et les animaux.
était en quête d’un hypothétique passage entre le Nord-Ouest Si cette idée peut nous paraître saugrenue, c’est simplement
et l’Orient. Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en parce que nous avons tendance à réduire l’activité de la marche
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au mécanisme de la locomotion, comme si le marcheur était sens du mot « line » (« fil tendu pour diriger des opérations »),
un passager dans son propre corps et que c’étaient ses jambes auquel je me réfère dans le chapitre précédent, par un vers du
qui le portaient d’un endroit vers un autre. Pour les Batek au poème historique « Annus Mirabilis » (1666) de John Dryden.
contraire, la marche consiste à avancer en traçant un chemin. Dans cet extrait, le poète interrompt son récit saisissant d’une
Il en va exactement de même des racines, qui affleurent le sol bataille entre les flottes anglaises et hollandaises par un passage
en se faufilant et en suivant des lignes de croissance. La piste du sur l’histoire de la marine et de la navigation :
marcheur, comme celle de la racine, sont des phénomènes du
même ordre. Ils illustrent bien la formule de Klee : c’est la ligne Les reflux des marées et leur flux mystérieux
« qui se promène librement ». C’est nous qui les comprendrons comme les rudiments de l’art
Au fur et à mesure de sa progression, le voyageur itinérant Et qui nous dirigerons aussi sûrement que la ligne sur l’océan
doit subvenir à ses besoins matériels et se nourrir de percep- Dont les chemins seront aussi familiers que la terre
tions en s’impliquant de manière active dans le territoire qui (Dryden, 1958, p. 81).
s’ouvre devant lui. « Quand ils suivent une piste », observe Lye,
« les Batek observent tout ce qui se passe autour d’eux » : ils sont Ce que Dryden célèbre ici est le talent sans pareil des navi-
attentifs à la présence de végétaux utiles à cueillir, ainsi qu’aux gateurs anglais pour s’orienter en mer, sans se fixer à la terre
foulées et aux traces d’animaux (Lye, 2004, p. 64). De même, comme leurs prédécesseurs.
chez les Foi de Papouasie-Nouvelle-Guinée, selon James Weiner, Mais s’il existe ici un parallèle entre le trajet sur terre et le
le voyage à pied « ne se limite jamais à un simple déplacement trajet en mer, les différences entre le trajet en mer et le trans-
d’un endroit à un autre ». Toujours en quête d’arbres fruitiers, port naval sont très nettes : le marin itinérant, fort de son expé-
de bon rotin ou de larves d’insectes comestibles, les Foi tra- rience, conçoit le trajet en mer comme un mode de vie, alors
vaillent leurs sentiers en les transformant en « couloirs d’inscrip- que le haut commandement naval a comme perspective celle
tion actifs » (Weiner, 1991, p. 38). À moins d’avoir été beaucoup de relier les ports d’attache aux dominions d’outre-mer, afin
fréquentés, ces chemins sont parfois à peine perceptibles aux de faciliter l’expansion mondiale du commerce, de la coloni-
yeux de ceux qui ne les connaissent pas. Dans la forêt vierge sation et de l’empire. La différence essentielle réside entre les
tropicale, il arrive que la végétation se referme derrière le voya- lignes du trajet en mer et celles du transport naval, entre la vie
geur, effaçant toute trace de son passage. Sur la toundra aride en mer et le fait de la traverser. Mue par une ambition impériale,
ou la mer de glace de l’Arctique, les traces sont parfois très vite la Royal Navy envoyait ses navires vers des destinations établies
recouvertes sous l’effet du vent ou des chutes de neige. Quand en fonction d’un système de coordonnées global. Larguant les
la glace fond et que les Inuits embarquent sur leurs kayaks ou méthodes traditionnelles de la navigation, ils préférèrent les
leurs baleiniers, les traces qu’ils laissent derrière eux sont ins- instruments de calcul et de mesure d’un transport naval point à
tantanément effacées par l’eau. Pourtant, ces pistes ont beau point. Du point de vue du commandement, le navire était perçu
être éphémères ou peu visibles, elles restent gravées dans la non pas comme un organe du voyage en mer mais comme un
mémoire de ceux qui les suivent (Aporta, 2004, p. 15). Pour les moyen de transport.
Inuits, comme le fait observer Aporta, « la vie continue pendant Contrairement au trajet en mer ou sur terre, le transport vise
le voyage. On croise d’autres voyageurs, des enfants naissent ; on une destination. Il ne cherche pas à développer un mode de vie
pratique la chasse, la pêche, ainsi que d’autres activités de sub- en mer mais à transporter, d’un point à un autre, des hommes
sistance » (ibid., p. 13). et des marchandises de telle façon que leur nature essentielle
Même en mer, les voyageurs itinérants longent des lignes ne s’en trouve pas affectée. Certes, le voyageur itinérant aussi
invisibles. Toujours attentif au vent et au temps, à la houle et à se déplace d’un endroit à un autre, comme le marin va de port
la marée, au vol des oiseaux et à une multitude d’autres signes, en port. Il doit de temps en temps s’arrêter pour se reposer, et
le marin averti sait mener son embarcation dans les eaux les même revenir plusieurs fois dans le même refuge ou abri. Mais
plus profondes sans recourir ni aux cartes ni à aucun autre ins- chaque arrêt marque un moment de tension, comme lorsqu’on
trument. Samuel Johnson a illustré le troisième des dix-sept retient sa respiration : plus il dure, moins il est supportable.
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Qu’il soit en mer ou sur terre, l’itinérant n’a pas de destination même façon que le marin européen ne cesse pas d’effectuer un
finale, car quel que soit l’endroit où il se trouve, et tant que la trajet quand il hisse une voile. Bien que le premier compte sur
vie continue, il peut toujours aller plus loin. En revanche, pour la force de l’animal, et le second sur celle du vent, dans les deux
le passager qu’on transporte avec ses bagages, chaque destina- cas le voyageur itinérant adapte constamment son mouvement
tion est un terminus, chaque port un point où il revient dans – son orientation et son rythme – à ce qu’il perçoit de l’envi-
un monde dont il avait été temporairement exilé pendant qu’il ronnement en train de se découvrir sur son chemin. Il observe,
était en transit. Ce point marque un moment, non de tension, écoute, et ressent ce qui se passe, tout son corps est sur le qui-
mais d’aboutissement. Voici maintenant un exemple qui illustre vive, attentif aux innombrables indices qui, à tout moment,
à nouveau ce contraste, et qui montre également que ces deux peuvent l’inciter à modifier sa position. Aujourd’hui, on peut
manières de voyager peuvent coexister dans un équilibre délicat. parfaitement concevoir que le voyageur itinérant conduise un
Le peuple Orochon du nord-ouest de la Sakhaline, en Sibérie véhicule à moteur comme une moto, une voiture tout-terrain ou,
orientale, tire sa subsistance de la chasse du rêne sauvage. Or le comme les gardiens de troupeau Saami pour rassembler leurs
peuple pratique cette chasse à dos de rênes sellés, et ramène rênes, une motoneige. Dans le désert de l’Ouest australien, les
leur gibier sur des traîneaux tirés également par des rênes. Aborigènes se servent de la voiture comme un instrument de
Pour l’anthropologue Heonik Kwon, la piste du rêne sellé a une trajet. Dans le bush, comme l’explique Diana Young, le pilotage
« forme viscérale, remplie de tours et de détours ». Au cours de des automobiles est gestuel. Le conducteur sait manœuvrer avec
la chasse, les hommes sont extrêmement attentifs au paysage adresse autour des roches, contourner les troncs d’arbre et les
qui se déroule devant eux, ainsi qu’aux animaux vivants qui terriers ; ses traces de pneu peuvent être perçues et interprétées
l’habitent. Ici et là, il arrive que des animaux soient tués. Mais de la même façon que les pistes créées par ceux qui voyagent à
chaque fois qu’un gibier est abattu, on le laisse à l’endroit où il pied. Ainsi, « les traces de passage qu’un véhicule laisse derrière
est tombé ; on vient le chercher plus tard, tandis que les chas- lui sont conçues comme des gestes, qui sont ceux du conduc-
seurs continuent leur trajet sur le sentier sinueux, formant teur » (Young, 2001, p. 45).
une boucle qui se termine par un retour au campement. Mais Ce qui fait la spécificité du transport n’est donc pas le recours
quand, par la suite, le chasseur vient chercher son gibier, il se à des moyens mécaniques ; il s’illustre plutôt par la dissolu-
rend directement en traîneau sur le lieu où la dépouille a été tion du lien intime qui, dans le trajet, associe la locomotion et
cachée. La piste du traîneau, explique Kwon, « est plus ou moins la perception. Le voyageur transporté devient un passager ; lui-
une ligne droite, la plus courte distance entre le campement et même ne se déplace pas : il est déplacé d’un endroit à un autre.
sa destination » (1998, p. 118). La piste du traîneau est distincte Ce qu’il voit, entend et ressent au cours du transport n’a abso-
de la piste du rêne sellé ; de plus, elles partent toutes deux d’un lument aucune incidence sur le mouvement qui le fait avancer.
côté différent du campement et ne se croisent jamais. La piste Pour le soldat qui défile, la tête tournée vers la droite pendant
du rêne sellé est celle de la vie : elle n’a ni début ni fin, et peut que ses jambes tendues avancent au rythme d’un métronome,
se poursuivre indéfiniment ; cette piste est une ligne qui décrit la marche est un transport. Comparant la marche militaire et la
un trajet. À l’inverse, la piste du traîneau est une ligne de trans- marche déambulatoire, l’historien et géographe Kenneth Olwig
port ; elle a un point de départ et un point d’arrivée, et relie les explique que la marche militaire suppose un espace « ouvert »,
deux. Sur le traîneau, la dépouille de l’animal est transportée du sans lieu – une utopie. Elle efface les lieux qu’elle laisse der-
lieu où il a été abattu à celui où il sera partagé et consommé. In rière elle. À l’inverse, la marche déambulatoire est topique. Elle
fine, le traîneau sera aussi le véhicule utilisé pour transporter le « ne nous fait pas défiler en rangs au rythme régulier des tam-
corps défunt du chasseur vers sa destination ultime – la forêt – bours mais, comme la spirale d’une progression harmonique,
pour y être enterré. nous permet de revenir, et de régénérer, les endroits qui nous
Comme le suggère cet exemple, ce n’est pas simplement la nourrissent » (Olwig, 2002, p. 23). Comme forme de transport
mobilisation de sources d’énergie extérieures au corps humain à pied, la marche militaire implique un sens de la progression
qui transforme le trajet en transport. Le chasseur Orochon ne qui ne voyage pas d’un lieu à un autre mais va tout droit d’une
cesse pas d’effectuer un trajet quand il monte sur son rêne, de la étape à l’autre (ibid., p. 41-42). Ce type de progression, qui était
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régulièrement utilisé au xviie siècle, s’applique aussi au voyage Comme Young a pu le constater chez les Pitjantjatjara voisins,
en diligence. Tant qu’il était sur la route, le passager, tranquil- ce voyage peut se faire en voiture. Ces chasseurs sont connus et
lement installé dans sa voiture, vivait de ses propres réserves, réputés pour leurs routes, et l’histoire d’une route ne se raconte
et tout était fait pour éviter tout contact direct avec l’extérieur, que si on la « longe » (Young, 2001, p. 46). Or longer une route,
les passants, et leurs lieux de résidence. Il ne voyageait ni pour c’est se tisser un chemin dans le monde, et non traverser sa sur-
le plaisir de voyager, ni pour l’expérience que ce type de voyage face de point en point. Pour l’itinérant, le monde n’a pas de sur-
pouvait lui apporter, mais avec l’unique objectif d’aller voir les face à proprement parler. En chemin, il croise bien sûr différents
sites à visiter à l’endroit de sa destination (Wallace, 1993, p. 39). types de surfaces – sol solide, eau, végétation, etc. Et c’est en
Un tour organisé se compose de ce type de destinations. C’est grande partie grâce à la façon dont ces surfaces réagissent à la
uniquement au moment où il arrive à une étape, et quand le lumière, au son, et au toucher qu’il perçoit le monde comme il
moyen de transport qu’il utilise s’arrête, que le touriste se lève le fait. Mais ce sont des surfaces qui sont dans le monde, et non
et marche. des surfaces du monde (Ingold, 2000, p. 241). Ces lignes de crois-
Les lieux où le voyageur s’arrête pour se reposer sont, pour sance et de mouvement sont tissées dans la matière même du
le passager transporté, des aires d’activité. Confinée dans un pays et de ses habitants. Chacune de ces lignes est en quelque
lieu, cette activité est tout entière concentrée en un seul point. sorte un mode de vie.
Entre deux sites, c’est à peine si le touriste effleure la surface du Les aborigènes d’Australie, écrit Bruce Chatwin, ne conçoivent
monde – il l’outrepasse même complètement, ne laisse aucune pas leur pays comme une surface qu’on pourrait diviser en plu-
trace de son passage et ne garde aucun souvenir de voyage. sieurs morceaux, mais plutôt comme un « réseau » de lignes et
Le touriste est même parfois incité à effacer de sa mémoire les de « voies de communication entrecroisées ». « Tous les mots que
expériences qui l’ont amenées au lieu de sa destination, quelle nous utilisons pour dire “pays”, explique l’interlocuteur abori-
qu’aient été les difficultés ou les événements qui ont pu se pro- gène de Chatwin, sont les mêmes que les mots pour “lignes” »
duire pendant le transport, de peur que cela biaise ou nuise à (Chatwin, 1988, p. 85). Ce sont les pistes que les Ancêtres ont
son appréciation de ce qu’il est venu voir. De fait, le transport chantées pour créer le monde, au Temps du Rêve, et qu’on
transforme chaque piste en l’équivalent d’une ligne pointillée. retrouve dans les allées et venues, ainsi que dans le chant et les
Comme lorsque je dessine une ligne pointillée et que j’abaisse récits, de leurs réincarnations contemporaines. L’ensemble de
mon crayon sur la feuille en agitant légèrement la mine à l’en- ces lignes forme un entrelacs complexe de fils tissés et noués.
droit du point, le touriste descend à toutes les destinations qui Mais cet entrelacs est-il vraiment un « réseau » [network], comme
se trouvent sur son itinéraire et tourne la tête de tous les côtés l’affirme Chatwin ? Il ressemble en effet au filet de pêche [net],
à partir du lieu où il se trouve, avant de repartir vers le suivant. pièce de tissu ajourée et composée d’un entrecroisement de
Les lignes qui connectent plusieurs destinations successives, fils ou de cordes. C’est par exemple dans ce sens que Gottfried
comme celles qui relient des points, ne sont pas des traces de Semper – dans son essai de 1860 auquel j’ai fait référence dans le
mouvement mais des connecteurs point à point. Ce sont des chapitre précédent – a parlé des techniques de tissage des filets
lignes de transport. Elles diffèrent des lignes de trajet exacte- utilisées par les peuples primitifs pour la pêche et la chasse
ment de la même façon que le connecteur diffère de la trace ges- (Semper, 1989, p. 218). Mais en raison de son extension métapho-
tuelle. Ce ne sont pas des pistes, mais des plans routiers. rique aux domaines du transport et des moyens de communi-
Quand je dessine à main levée, j’emmène ma ligne en prome- cation modernes, et notamment de la technologie de l’informa-
nade. Comme le voyageur itinérant qui, à travers ses déambu- tion, la signification du terme « réseau » a changé. Aujourd’hui,
lations, trace un chemin sur le sol sous la forme d’empreintes nous le comprenons davantage comme un complexe de points
de pas, de sentiers et de pistes. Dans son compte rendu sur les interconnectés que comme un entrecroisement de lignes. Pour
Warlpiri, un peuple aborigène du Désert central australien, Roy cette raison, la caractérisation par Chatwin du pays aborigène
Wagner note que « la vie d’une personne est la somme de ses prête à confusion. Le terme de « texture » ou de « maillage » [mesh-
traces, de toutes les inscriptions de ses mouvements, quelque work] conviendrait mieux que celui de « réseau ».
chose qu’on peut retracer sur le sol » (Wagner, 1986, p. 21). J’emprunte le terme « texture » au philosophe Henri Lefebvre,
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une marche sur des chemins sinueux qui, pareils aux cours des
fleuves qu’ils suivent, ne peuvent être anticipés » (Rosaldo, 1993,
p. 257). Ils n’ont pas de destination finale, pas de point final aux-
quels ils chercheraient à se raccorder. Cela n’exclut pas que les
habitants adoptent aussi des moyens de transport, comme nous
l’avons vu avec l’exemple des chasseurs de rênes Orochon. Mais
dans ce cas, les lignes de transport relient des points dans un
monde constitué avant tout par des lignes de trajet. La piste du
traîneau des Orochon se déploie à l’intérieur de ce maillage et
ne croise jamais la piste du rêne sellé.
Mais il y a eu des époques où les puissances impériales
ont tenté d’occuper le monde habité, en jetant un réseau-
filet [network] de connexions sur ce qui, à leurs yeux, ne res-
semblait pas à un tissu de pistes mais à une surface vierge.
Ces connexions sont des lignes d’occupation. Elles facilitent
le passage d’hommes et de matériel vers des sites de peuple-
ment et d’exploitation, et assurent l’acheminement en retour
des richesses qui y ont été extraites. Contrairement aux che-
mins tracés par des pratiques de trajet, ces lignes sont contrô-
lées et construites en prévision de la circulation qui va y passer. Figure 3.2
Elles sont généralement droites et régulières et lorsqu’elles Lignes d’occupation. Routes convergeant vers la ville de Durobrivae,
se croisent, c’est en des points nodaux qui symbolisent une l’un des principaux centres industriels de l’occupation romaine de
forme d’autorité. Tracées à travers champs, elles font généra- la Grande-Bretagne. Extrait de la carte de l’Ordnance Survey Map of
Roman Britain, 1956 (3e édition), avec l’autorisation de l’Ordnance
lement peu de cas des lignes d’habitation qui ont été tissées
Survey pour HMSO. © Crown Copyright 2006. Ordnance Survey Licence
dans le pays ; elles les coupent comme, par exemple, une route Number 100 014649.
nationale, une voie de chemin de fer ou un gazoduc coupent
les routes secondaires que les hommes et les animaux fréquen-
tent dans les environs (voir figure 3.2). Les lignes d’occupation
relient des points, mais elles divisent également, découpant la
surface occupée en plusieurs blocs de territoire. Ces lignes fron- continue à se tisser. Le transport, au contraire, est relié à des
talières, plutôt construites pour contenir le mouvement que lieux spécifiques. Chaque déplacement, orienté vers une desti-
pour le faciliter, peuvent sérieusement perturber la vie des habi- nation spécifique, a pour fonction de relocaliser des personnes
tants dont les chemins croisent ces dernières. Comme l’a écrit et leurs effets. Le passager qui part d’un endroit pour arriver à
Georges Perec « des millions d’hommes sont morts à cause de un autre endroit n’est nulle part entre les deux. En les réunis-
ces lignes » (Perec, 1974, p. 147). sant, les lignes de transport forment un réseau de connexions
Pour résumer : j’ai établi un contraste entre deux modes de point à point. Dans le projet colonial d’occupation, ce réseau,
voyage, à savoir le trajet et le transport. Comme la ligne qui part autrefois sous-jacent à la vie quotidienne et contraint par ses
se promener, le chemin du voyageur itinérant suit son cours, moyens, se développe, se propage sur le territoire, et prend le
pouvant même marquer des pauses avant de reprendre. Mais il pas sur les pistes entrecroisées des habitants. Je vais à présent
n’a ni fin ni commencement. Tant qu’il est sur son chemin, le montrer de quelle façon la distinction entre la marche et le
voyageur est toujours quelque part, même si tous les « quelque connecteur est à la base d’une différence fondamentale non seu-
part » mènent toujours ailleurs. Le monde habité est un maillage lement dans la dynamique du mouvement, mais aussi entre plu-
réticulaire de ces pistes qui, tant que la vie suit son cours, sieurs modes de connaissance. Je commencerai par étudier les
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différentes façons de tracer des lignes sur une carte. elles sont tracées, elles suivent l’évolution d’un geste. D’ailleurs,
en principe, les lignes d’un croquis cartographique n’ont pas
Tracés cartographiques et pratiques de savoir besoin d’être tracées sur une surface. La main qui esquisse un
geste peut tout aussi bien tisser que dessiner, créant une forme
La grande majorité des croquis cartographiques dessinés par qui ressemble plus à jeu de ficelles qu’à un schéma. Autrefois,
les hommes ont rarement survécu aux contextes immédiats de les aborigènes d’Australie figuraient les « lignes » ou les pistes
leur réalisation. Ils naissent généralement dans un contexte des Rêves ancestraux par des cordes (Rose, 2000, p. 52), et les
d’histoires orales, lorsque les hommes racontent soit leurs marins de Micronésie utilisaient des nervures de feuilles de
propres voyages, soit les voyages de personnages légendaires ou cocotier pour indiquer les intersections des houles (Turnbull,
mythiques, souvent pour indiquer des chemins et des directions 1991, p. 24 ; voir Ingold, 2000, p. 241). Les cartes d’aujourd’hui
que les autres pourront suivre à leur tour. Tout en retraçant leur ont un tout autre aspect. Elles sont toujours délimitées par un
récit, les conteurs utilisent aussi parfois leurs doigts et leurs cadre, qui distingue l’espace intérieur – celui qui fait partie de
mains pour faire des gestes, qui peuvent à leur tour se prolon- la carte – de l’espace extérieur, qui en est exclu. Ces cartes com-
ger par des lignes. Pour la plupart, ces lignes sont éphémères, portent évidemment beaucoup de lignes, indiquant par exemple
et se réduisent à des traces soit grattées dans le sable, la terre ou les routes et les voies ferroviaires, ainsi que les frontières admi-
la neige, avec les doigts ou un outil sommaire, soit esquissées nistratives. Mais les lignes qui traversent la surface de la carte
sur la première surface venue, comme l’écorce ou le papier, ou ne dénotent pas l’habitation, mais l’occupation. Elles symbo-
même le dos de la main. En général, elles n’ont pas eu le temps lisent une appropriation de l’espace autour des points que ces
d’être tracées qu’elles disparaissent, effacées par l’eau, ou trans- lignes relient ou – s’il s’agit de lignes frontalières – contiennent.
formées en boulette de papier et jetée au loin (Wood, 1993, p. 83). Rien n’illustre mieux cette différence entre les lignes du cro-
Vous pouvez toujours garder la carte que j’ai dessinée pour quis cartographique et celles de la carte topographique que
vous indiquer la route qui mène à ma maison, mais une fois notre habitude à dessiner par-dessus des cartes des deux types
le chemin parcouru, que vous aurez très probablement mémo- (Orlove, 1993, p. 29-30). Quand on dessine par-dessus un croquis
risé une fois pour toutes, celle-ci n’aura plus beaucoup d’uti- cartographique, on ne fait rien d’autre qu’ajouter une trace ges-
lité. Le croquis cartographique n’indique pas où se trouvent les tuelle à d’autres traces gestuelles. Une telle carte peut résulter
choses, il ne permet pas de s’orienter entre n’importe quel point d’une conversation à plusieurs mains, où chaque participant
et un autre. Les lignes d’un croquis cartographique recons- ajoute à tour de rôle les lignes qui décrivent les chemins qu’il
tituent des gestes de voyages déjà éprouvés, dont les points de ou elle a parcourus. Au fur et à mesure de la conversation, ligne
départ et d’arrivée, déjà connus, ont une histoire d’allées et après ligne, une carte prend forme et se développe, mais à aucun
venues. Les lignes qui se rejoignent, se coupent et se croisent moment on ne peut dire qu’elle est véritablement achevée.
indiquent les chemins à suivre, ainsi que ceux qui risquent de Car à chaque intervention, comme le note Barbara Belyea, « le
vous perdre, en fonction de l’endroit où vous souhaitez aller. geste vient s’intégrer à la carte » (1996, p. 11). Dessiner sur une
Ce sont des lignes de mouvement. Le « mouvement » de la ligne carte topographique imprimée est une autre histoire. Le naviga-
retrace votre propre « marche » dans l’espace réel. teur peut construire son itinéraire sur un plan, en utilisant une
C’est pourquoi les croquis cartographiques ne sont générale- règle et un crayon, mais la ligne tirée à la règle ne fera jamais
ment pas entourés de cadres ou de limites (Belyea, 1996, p. 6). partie de la carte et devra être effacée après le voyage. Mais si je
Le croquis cartographique ne prétend pas représenter un terri- m’employais, pour illustrer un récit de voyage, à tracer à l’encre
toire en particulier, ni indiquer des lieux contenus à l’intérieur le chemin que j’ai parcouru sur la surface d’une carte impri-
de ses frontières. Ce sont les lignes qui importent, et non les mée, on trouverait ce geste aussi déplacé que celui d’écrire sur
espaces autour d’elles. Tout comme le territoire où passe le mar- un livre ! Je reviendrai bientôt sur le parallèle entre la carte et le
cheur se compose du maillage de plusieurs chemins, le croquis livre, car les lignes d’écriture ont – comme je le montrerai plus
cartographique se compose – ni plus ni moins – des lignes qui loin – subi une transformation historique aussi radicale que
le constituent. Au lieu de traverser les surfaces sur lesquelles les lignes inscrites sur les cartes. Pour l’instant, ce que je tiens
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dimensions, fragmentaires et changeants » (Oatley, 1978, p. 167). Mais ces noms ne sont pas tant associés à un site spécifique
Selon ce point de vue, le savoir est intégré non de manière du fleuve qu’à un moment du voyage – un trajet généralement
suivie, mais construite, c’est-à-dire en agençant des fragments effectué par ceux qui habitent en bordure du fleuve. Répertorier
spécifiques à un lieu pour former des structures de plus en plus ces noms, c’est raconter un épisode du voyage.
inclusives. En réalité, la marche du géomètre – quand il n’utilise Isolément, ces noms ne veulent rien dire ; d’ailleurs, il est
pas de véhicule – est discontinue et réduite à son équivalent géo- rare qu’ils figurent sur des cartes géographiques. La cartogra-
graphique, la ligne pointillée. De la même façon que la pointe phie est un mode d’occupation, et non d’habitation. Les noms
du crayon doit, pour tracer une ligne pointillée, être déplacée que recherche le géomètre correspondent à des lieux ayant des
d’un point à un autre, le géomètre doit, pour obtenir ses don- caractéristiques singulières, mais qui ne tiennent pas compte
nées, être transporté d’un site à un autre. Dans le premier cas, du chemin parcouru pour y arriver. Les lieux qui portent un nom
les mouvements transversaux de la main sont subordonnés au sont les éléments qu’on assemble pour construire un ensemble
processus d’inscription ; de même dans le second cas, les mou- plus important. En un mot, le savoir de l’occupant est intégré
vements du géomètre sont subordonnés au processus d’obser- de manière construite. Cette réflexion nous conduit finalement
vation. Ne servant qu’à déplacer l’agent et son matériel – ou à ce qui fonde la différence entre ces deux systèmes de savoir,
l’esprit et son corps – d’un lieu statique à un autre, ces mouve- celui de l’habitation et celui de l’occupation. Pour le premier,
ments ne participent pas à l’intégration des informations obte- les chemins de la connaissance se développent de manière
nues. continue dans le monde : littéralement, le marcheur « apprend
J’ai soutenu que c’est essentiellement à travers les pra- en marchant » (Ingold, 2000, p. 229-230), sur la ligne tracée par
tiques de trajet que les créatures habitent le monde. De même, le voyage. Pour le second, la connaissance s’appuie sur une dis-
les modes de connaissance des habitants évoluent dans une tinction radicale entre la mécanique du mouvement et la forma-
continuité et non par rapport à une construction. En un mot, tion du savoir, ou entre la locomotion et la cognition. Alors que
les connaissances des habitants – comme je les appelle – s’in- la première coupe transversalement le monde de point en point,
tègrent de manière continue. Prenez par exemple la science des la seconde construit, à partir d’un agencement de points et des
noms de lieux. Steven Feld décrit comment, pour les Kaluli de informations qui y ont été collectées, un assemblage intégré.
Papouasie-Nouvelle-Guinée, chaque lieu est situé sur un chemin
(tok), si bien que la dénomination d’un lieu est toujours en rap-
port avec le souvenir, dans la parole ou dans le chant, d’un évé- La tradition orale du récit et la structure narrative
nement qui s’est déroulé sur son tok (Feld, 996, p. 103). Klara
Kelley et Harris Francis (2005) expliquent que chez les Navajos J’ai déjà suggéré que le fait de tracer une ligne sur un cro-
du Sud-Ouest des États-Unis, les noms de lieu désignant des quis cartographique avait quelque chose de commun avec celui
repères spécifiques sont toujours récités dans le même ordre. de raconter oralement une histoire. Ces deux activités vont de
Cette récitation dessine des récits ou des « cartes verbales » qui pair et sont comme deux fils complémentaires d’une seule et
indiquent aux voyageurs des pistes à suivre, même si en réa- même activité. Comme la ligne de la carte, la ligne du récit oral
lité, ce sont plus des ébauches de pistes que des pistes réelles. décrit un trajet. Les événements rapportés par le récit arrivent
Les pistes peuvent varier en fonction de la répartition des res- plutôt qu’ils n’existent ; chaque chose représente un moment
sources naturelles et d’autres aléas ; elles « serpentent de-ci d’activité continue. Pour le dire autrement, ces choses ne sont
de-là autour de l’indication donnée par la carte verbale » (ibid., pas des objets mais des thèmes [topics]. Situé à la confluence des
p. 99). Dans une étude sur les Saamu du district d’Inariau Nord- actions et des réactions, chaque thème est identifié en fonction
Est de la Finlande, Luccio Mazzullo (2005, p. 173) montre com- des relations qu’il entretient avec les choses qui lui ont ouvert la
ment les noms sont assignés, remémorés ou invoqués au cours voie, qui coïncide ensuite avec elle et l’accompagne. Ici, le sens
de voyages particuliers ou dans des récits. Chaque nom tire sa du mot « relation » doit être entendu au sens littéral, non comme
signification d’un contexte narratif. Pour un fleuve, il existera un une connexion entre des entités pré-localisées mais comme un
nom pour chaque coude, chaque plan d’eau et chaque rapide. passage tracé dans le territoire de l’expérience vécue. Au lieu de
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raccorder des points à l’intérieur d’un réseau, chaque relation est elle aussi partie en promenade, progressant en même temps
est une ligne dans un maillage de pistes entrecroisées. Raconter que le récit ? Dans un passage sur les parallèles entre la marche
une histoire, c’est établir des relations entre des évènements et l’écriture, Rebecca Solnit dresse un parallèle similaire :
passés, en retraçant un chemin dans le monde. C’est un chemin
que les autres peuvent suivre en reprenant le fil des vies passés Écrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire, ou
et en faisant défiler le leur. Mais comme dans la technique des repérer des éléments jusque-là passés inaperçus le long d’un itiné-
boucles et du tricot, le fil qu’on déroule et le fil qu’on reprend raire familier. Lire, c’est voyager sur ce territoire en acceptant l’au-
font tous deux partie de la même fibre. Entre la fin du récit et le teur comme guide… J’ai souvent rêvé que mes phrases accolées for-
début de la vie, il n’y a pas de point. On a donc : maient une seule ligne suffisamment longue pour établir une iden-
tité entre la phrase et la route, la lecture et le déplacement (Solnit,
2001, p. 100).
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L’écriture telle que l’entend le projet moderne n’est pas une isolées et non une ligne continue. Comme John Berger le fait
pratique d’inscription ou de fabrication de lignes. Elle n’a que remarquer, le conteur fait la même chose. « Aucune histoire »,
peu, voire rien à voir avec la technique du scribe. Comme nous écrit-il,
l’avons observé au chapitre i à l’instar de Michel de Certeau,
l’écrivain moderne rencontre la surface vierge de la page sous ne ressemble à un véhicule à roues qui a un contact constant avec la
la forme d’un espace vide, en vue de lui superposer sa propre route. Les histoires marchent, comme les animaux et les hommes.
construction (Certeau, 1990, p. 199). Sur cet espace, il agence des Et l’espace entre deux pas ne se situe pas seulement entre les évé-
fragments linguistiques – lettres, mots, phrases – qui, emboîtés nements narrés mais entre chaque phrase, voire entre chaque mot.
de manière hiérarchique, sont ensuite intégrés dans une struc- Chaque pas est une foulée qui passe sur quelque chose de non-dit
ture globale. De fait, sa pratique n’est pas très éloignée de celle (Berger, 1982, p. 284-285).
du cartographe qui, de la même façon, dispose des fragments
iconiques sur la surface du papier pour indiquer les emplace- On pourrait dire la même chose de l’écriture manuscrite.
ments des objets du monde. Sur la page du livre et la surface de Même avec une écriture cursive, l’écrivain doit de temps en
la carte, l’auteur ne laisse aucune autre trace que des marques temps lever son stylo de la surface du papier, entre les mots et
isolées et compactes. Celles-ci sont tout ce qui reste des lignes parfois entre les lettres.
d’origine du manuscrit et du croquis cartographique. Les élé- Mais même si les traces de celui qui écrit peuvent être dis-
ments de la page peuvent être reliés dans l’imaginaire pour continues, voire ponctuelles, le mouvement qui les inscrit est
composer une structure narrative [ plot] – équivalent littéraire un mouvement continu qui ne tolère aucune interruption.
du graphe du scientifique ou de l’itinéraire du touriste. Mais Rappelons comme nous l’avons vu au chapitre i que les érudits
ce n’est pas le lecteur qui trace les lignes de cette structure en du Moyen Âge se référaient à ce mouvement, qu’ils comparaient
même temps qu’il progresse dans le texte. Au contraire, on part à un trajet, au moyen du concept de ductus – une notion encore
du principe qu’elles étaient déjà là avant qu’il ne se lance dans utilisée par les paléographes pour qualifier, dans l’écriture, le
la lecture. Ces lignes sont des connecteurs. Comme André Leroi- mouvement de la main. Comme l’explique Rosemary Sassoon,
Gourhan l’a remarqué (1964, p. 69), les lire suppose de s’orienter le ductus de l’écriture manuscrite combine « la trace visible du
sur un plan plutôt que le long d’un trajet. Contrairement à son mouvement de la main lorsque la plume est en contact avec le
prédécesseur médiéval – un habitant de la page dont le regard papier avec la trace invisible des mouvements où la plume n’est
myope s’emmêle dans ses traces d’encre –, le lecteur moderne pas en contact avec le papier » (Sassoon, 2000, p. 39). Celui qui
peut passer en revue toute la page, comme s’il la voyait depuis écrit à la main est comme le brodeur, dont le fil est continu
une hauteur. La parcourant d’un point à un autre, comme la même si son aspect en surface prend la forme de traits régu-
Royal Navy dans les hautes mers, il s’oriente plutôt par zones. lièrement espacés, ou comme un batelier qui continue à ramer
Ainsi peut-on dire qu’il occupe la page et s’en assure la maîtrise. même quand ses rames sont hors de l’eau, ou encore comme le
Mais il ne l’habite pas. marcheur, qui ne cesse pas de marcher lorsqu’il lève alternati-
Même si je m’inspire du compte rendu de Michel de Certeau vement ses pieds du sol. Les empreintes de pas ne sont pas des
sur la transformation de l’écriture qui a accompagné le début fragments, pas plus que les lettres et les mots du manuscrit. Ils
de l’époque moderne, il a tout de même tort sur un point. ne se désolidarisent pas de la ligne de mouvement ; ils y sont
De Certeau nous dit en effet que l’écrivain moderne, lorsqu’il implantés.
traite des fragments verbaux dans l’espace de la page, accom- Pour ma part, je pense que c’est lorsque les écrivains ont cessé
plit « une pratique itinérante, progressive, et régulée – une d’accomplir cet équivalent d’une marche que leurs mots ont été
“marche” » (1990, p. 200). Or s’il est une chose que la marche réduits à des fragments qui ont à leur tour été fragmentés. Dans
ne fait pas, c’est bien de laisser des fragments dans son sillage. une thèse sur la marche, le mouvement et la perception, Wendy
On ne peut pas comparer une pratique d’écriture qui manie des Gunn (1996) se pose la question suivante : « En quoi les traces
fragments à la marche. Certes, le marcheur avance sur la plante de pas sur le sable diffèrent-elles des relevés de marche effec-
des pieds, imprimant sur le sol une série d’empreintes de pas tués par les instruments d’analyse de la démarche ? » L’étude
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Autour du lieu
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Figure 3.8 Figure 3.9
Modèle en étoile du type centre / périphérie (à gauche) comparé à Figure reproduisant des sites de cheminement, d’après un dessin
une autre vision de lieu, celle d’un nœud constitué de lignes de vie warlpiri sur papier. Redessiné par Munn (1973a, p. 194). Avec
entrelacées (à droite). Sur le schéma de gauche, le cercle représente l’autorisation d’Oxford University Press.
un lieu, les points sont ses occupants, et les lignes droites indiquent
les connecteurs d’un réseau de transport. Sur le schéma de droite, les
lignes sont des habitants, et le nœud central est un lieu. réservoir de vie qui est relié à d’autres lieux comme des points
nodaux à l’intérieur d’un réseau (Munn, 1973a, p. 213-215). Mais
cette apparence est trompeuse. Le fait que le site soit générale-
les positions peuvent être reliés par des lignes pour indiquer ment décrit, comme dans notre illustration, non par un cercle
les déplacements possibles. Bien entendu, ces lignes sont des unique mais soit par plusieurs anneaux concentriques, soit par
connecteurs statiques qui relient des points. Ensemble, ils for- une spirale s’enroulant vers le centre, est un indice important.
ment un réseau où chaque lieu apparaît comme une plate-forme Munn ajoute également que les anneaux concentriques et la spi-
centrale [hub], d’où partent des connexions disposées en étoile rale sont considérés comme deux formes équivalentes (1973a,
(voir figure 3.8, à gauche). p. 202). Ces formes ne sont ni statiques, ni à strictement parler
À première vue, il existe une forte ressemblance entre ce fermées sur elles-mêmes. Elles n’entourent rien d’autre qu’elles
type d’image et les motifs que les Warlpiri du centre de l’Austr mêmes. Elles ne décrivent pas de périmètre extérieur à l’inté-
alie dessinent, souvent dans le sable avec leurs doigts, en même rieur duquel la vie serait contenue, mais plutôt le courant de la
temps qu’ils racontent les récits de création et les itinéraires vie elle-même qui rayonne autour d’un foyer. Dans la façon de
effectués par leurs ancêtres au Temps du rêve. Les sites où sont penser des Warlpiri, le lieu est comme un vortex. Même si tra-
apparus les ancêtres, ainsi que ceux qu’ils ont traversés, sont ditionnellement les anneaux ou les spirales sont reliés par des
décrits par des cercles ; les chemins qui relient ces sites sont lignes séparées qui semblent les croiser, le mouvement qu’elles
figurés par des lignes. Dans l’exemple reproduit en figure 3.9, sont censées traduire est continu. Après être sorti de terre au
un dessin sur papier, l’ancêtre sort de terre au point a, il voyage niveau du point focal, l’ancêtre « marche en cercle » et établit
autour de b, puis passe par c, d, e et f, avant de retourner sous des campements ; la spirale qu’il décrit s’élargit, jusqu’à ce qu’il
terre au point a. Pour nous à première vue, comme d’ailleurs parte vers un autre endroit. Pour revenir, il reprend le même
pour l’ethnographe des Warlpiri Nancy Munn, ce lieu évoque un chemin dans le sens inverse. Voici ce que cela donne :
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Pour la même raison que les lignes circulaires des dessins Il n’est bien sûr pas le seul à passer du temps à cet endroit,
Warlpiri ne sont pas contenues, les lignes droites ne sont pas car il rencontre d’autres personnes qui sont sans doute arrivées
reliées. Ces deux types de lignes – les lignes droites et les lignes par d’autres chemins et qui, à leur tour, repartiront par des che-
circulaires – sont les traces des mouvements gestuels de la main mins séparés. Si nous faisons figurer leurs chemins, l’image sera
qui, en dessinant, retrace les mouvements des ancêtres sur leurs beaucoup plus alambiquée. L’endroit prendra alors l’aspect d’un
chemins d’origine. Pour Munn, chacun de ces chemins est « une nœud complexe. Mon intention n’est pas ici de démêler ce nœud,
sorte de ligne de vie » (1973a, p. 214), traçant une progression mais de le comparer au modèle en étoile (de type « centre et péri-
faisant alterner des mouvements dirigés vers l’intérieur et des phérie ») avec lequel j’ai introduit cette section (voir figure 3.8).
mouvements dirigés vers l’extérieur. Quand il est tourné vers Sur ce modèle, le centre [hub] – un conteneur de vie – est nette-
l’extérieur, le mouvement circulaire finit par s’éloigner ; quand il ment distinct des individus qu’il contient – chacun étant repré-
est tourné vers l’intérieur, le mouvement devient un mouvement senté par un point mobile – ainsi que des lignes qui le relient à
circulaire. En revanche, au milieu du site, comme dans l’œil du d’autres centres à l’intérieur du réseau. À l’inverse, le nœud [knot]
vortex, rien ne bouge. C’est le point de repos absolu où, pour les ne contient pas la vie, étant précisément constitué des lignes le
Warlpiri, l’ancêtre retourne dans la terre d’où il avait émergé. long desquelles la vie est vécue. Ces lignes sont liées ensemble
Le retour n’est cependant jamais définitif, car la puissance dans le nœud, et non reliées par lui. Elles continuent en dehors
ancestrale qui anime le lieu se réincarne périodiquement dans de lui, et sont rejointes par d’autres lignes dans d’autres nœuds.
les générations des êtres vivants qu’elle engendre, qui sortent Ensemble, elles constituent ce que j’ai appelé un maillage [mesh
de la terre à la naissance et y retournent quand ils meurent. work]. Chaque lieu est donc un nœud de ce maillage, et les fils à
En tant qu’habitants des lieux où ils sont nés, les hommes et partir desquels il est tracé sont des lignes de trajet.
les femmes Warlpiri reproduisent à travers leurs activités quoti- C’est la raison pour laquelle j’assimile les voyageurs itinérants
diennes les déambulations de leurs ancêtres, bien qu’à une plus à des habitants, et non à des locaux, et que je préfère assimiler
petite échelle : ils laissent une myriade de vaisseaux capillaires, leur savoir à un savoir d’habitant et non à un savoir local. Car
alors que les ancêtres ont laissé de larges artères. Pour eux aussi, on aurait tort de croire que ces peuples restent confinés dans un
la vie continue à se développer autour des lieux, mais aussi ail- lieu particulier, ou que leur expérience est circonscrite par les
leurs, vers et en dehors de ces lieux. On établit son campement horizons restreints d’une existence qui ne serait vécue qu’à un
après en avoir fait le tour à pied ; on subvient à ses besoins et à seul endroit. Mais on aurait aussi bien tort de supposer que le
ceux de ses compagnons par la chasse et la cueillette, en suivant voyageur itinérant erre sans but à la surface de la terre, sans lieu
les chemins qui vont d’un campement à un autre. Mais on ne se ni endroit où il pourrait se reposer. On ne peut pas comprendre
rend à l’intérieur d’un lieu que pour y mourir. l’expérience de l’habitation selon les termes de l’opposition
La vie d’un Warlpiri, comme je l’ai déjà fait remarquer à traditionnelle entre colon et nomade, puisque cette opposition
propos du trajet, est représentée sur la terre par la somme de se fonde sur le principe contraire de l’occupation. Les colons
ses chemins. Supposons, alors, que nous devions dessiner un occupent des lieux, ce que les nomades ne font pas. Les itiné-
segment des trajets effectués par une personne, indiquant son rants ne sont pas des occupants ratés ou réticents mais des habi-
arrivée dans un lieu, son installation temporaire, et son départ tants accomplis. Il ont certainement beaucoup voyagé, se sont
définitif. Cela pourrait ressembler à ceci : beaucoup déplacés d’un lieu à un autre – couvrant souvent des
distances considérables – et ont contribué par ces mouvements
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au développement constant de chacun des lieux par lesquels ils voyageur arriverait immédiatement à sa destination. Mais dans
sont passés. Bref, le trajet n’est ni dénué de lieu ni attaché aux la pratique, le transport n’est jamais parfait, tout comme on ne
lieux, mais il participe à leur création. On pourrait le figurer par peut pas être en plusieurs endroits en même temps. Tout sys-
une ligne fluide passant par plusieurs endroits, comme ici : tème a ses failles. Ainsi, contrairement à l’itinérant qui avance
avec le temps, le passager transporté fait la course contre lui ;
pour lui, ce moment de transition n’est pas un potentiel de
croissance organique, mais il est plutôt synonyme de limita-
tion mécanique. S’il n’en tenait qu’à lui, il accéderait simultané-
ment à tous les points de son réseau de connexions, tracés sur le
Mais revenons à présent à cet autre type de ligne, la ligne plan du présent. Mû par un idéal inatteignable, notre individu
pressée, celle que Klee comparait à « un déplacement pour se presse d’un point à un autre, essayant d’être partout à la fois
affaires ». À strictement parler, bien sûr, ce n’est pas la ligne, sans toutefois jamais y parvenir. Le temps que cela prend est
mais un point, qui est en déplacement. Suivant une chaîne de une bonne indication de son impatience.
connexions, on saute d’un lieu prédéterminé à un autre, comme Bref, la possibilité du transport pur est une illusion. Nous ne
ceci : pouvons pas parcourir la monde en quelques sauts, de même
que l’itinérant n’est jamais tout à fait le même au départ et à l’ar-
rivée. C’est précisément parce que le transport parfait est impos-
sible – parce que tout voyage est un mouvement en temps réel –
que les lieux ne sont pas seulement des lieux : ils ont aussi des
histoires. Par ailleurs, puisque personne ne peut être partout à
Supposons que ce point représente un individu qui a un emploi la fois, on ne peut pas entièrement dissocier la dynamique du
du temps chargé. Courant d’un rendez-vous à l’autre, il est tou- mouvement de la formation du savoir, comme si les deux se
jours pressé. Pourquoi doit-il en être ainsi ? situaient sur deux axes orthogonaux, l’un étant orienté latérale-
Pour l’itinérant, dont la ligne est partie « en promenade », la ment et l’autre verticalement. En pratique, l’esprit ne peut pas
question de la vitesse ne se pose pas. Se poser la question de s’élever et quitter la surface de la terre en se détachant du corps
la vitesse de l’itinérant n’a pas plus de sens que de se préoccu- pour aller parcourir le monde et collecter des données en vue de
per de la vitesse avec laquelle la vie passe. Ce qui importe n’est créer des structures de savoir objectif. L’objectivité pure est aussi
pas la vitesse à laquelle on se déplace, en terme de ratio entre illusoire que le transport pur, en grande partie pour les mêmes
une distance et une durée, mais plutôt que le mouvement soit raisons. Cette illusion ne peut être conservée que si l’on sup-
en phase, ou en accord, avec les mouvements d’autres phéno- prime l’expérience incarnée du mouvement entre un lieu et un
mènes du monde habité. La question « Combien de temps cela autre ; ce mouvement est inhérent à la vie, au développement et
prend-il ? » n’est pertinente que lorsque la durée d’un voyage se au savoir. Pour faire son travail, le géomètre doit se déplacer et
mesure à l’aune d’une destination décidée à l’avance. Mais dès venir sur place ; il doit nécessairement promener son regard sur
lors qu’on réduit la dynamique d’un mouvement à la mécanique le paysage. De même que le lecteur moderne tourne les pages en
de la locomotion, comme dans le cas du transport orienté vers promenant son regard sur le texte imprimé. Dans les deux cas,
une destination, la durée du voyage devient un enjeu essentiel. l’expérience du mouvement est appelée à empiéter sur les pra-
Le voyageur dont le métier consiste à s’arrêter en des points tiques d’observation. Pour nous tous, en réalité, le savoir ne se
précis souhaite passer son temps dans un lieu et non entre construit pas en traversant la route, il se développe en chemin.
deux lieux. Quand il est en transit, il n’a rien à faire. Au cours Ce qui rend sans doute la situation des hommes dans les
de son histoire, le transport a tout fait pour réduire ces périodes sociétés métropolitaines si difficile aujourd’hui, c’est d’être
liminaires et intermédiaires, en concevant des moyens méca- obligé d’habiter dans un environnement qui a été prévu et
niques toujours plus rapides. En théorie, la vitesse du transport expressément construit pour les besoins de l’occupation.
peut être augmentée indéfiniment ; dans un système parfait, le L’architecture et les espaces publics de l’environnement
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