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Chapitre iii

co nn ec t e r , t r av e r s e r , l o ng er

La trace et le connecteur

Tant qu’un homme est libre – s’écria le caporal en faisant le mouli-


net avec son bâton de cette manière…

Voici à quoi ressemble la ligne tracée dans les airs par le


Caporal et décrite dans le récit de Laurence Sterne La Vie et les
opinions de Tristram Shandy, gentilhomme (1762) :

Comme tous les gestes, le moulinet du Caporal représente


une certaine durée. La ligne qu’il crée est donc intrinsèquement
dynamique et temporelle. Quand, une plume dans la main,
Sterne a recréé le moulinet sur la page, son geste a laissé une
marque durable, qui reste lisible (Sterne, 1978, p. 743). Pour Paul

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Klee, c’est la ligne la plus active et la plus authentique. Quelle J’ai tracé chacun des points à la main. Pour ce faire, j’ai
soit tracée dans l’air ou sur une feuille de papier, au moyen d’un amené la pointe de mon stylo au contact du papier à un endroit
bâton ou d’une plume, la ligne se développe à partir d’un point, prédéterminé, et l’ai légèrement secoué pour former le point.
suivant un mouvement qui – comme le voulait le Caporal – la J’ai concentré toute mon énergie et tout mon mouvement à
laisse libre d’aller où elle veut, pour le pur plaisir du mouve- cet endroit précis – comme si j’avais percé un trou. Dans les
ment. Pour reprendre la célèbre formule de Klee, la ligne active, espaces entre les points, il ne reste en revanche aucune trace de
selon sa propre temporalité, est une ligne « qui se promène libre- mouvement. Bien que les points se situent sur la trajectoire du
ment et sans entrave » (2004, p. 36). En  la parcourant des yeux, geste d’origine, ils ne sont pas connectés par sa trace, puisque
on suit le même chemin que celui de la main qui l’a dessinée. ce qui reste de la trace et du mouvement qui lui a donné nais-
Mais  il existe un autre type de ligne : la ligne pressée. Celle sance est tout entier contenu dans les points. Chaque point est
qui veut passer d’un endroit à un autre sans avoir beaucoup de un moment compact et isolé, distinct des précédents et des sui-
temps pour le faire. Pour Klee, cette ligne ressemble plus « à un vants. Pour réaliser cette série de points, il a chaque fois fallu
déplacement pour affaires qu’à une promenade ». Elle passe suc- que je lève mon stylo et que je déplace légèrement ma main,
cessivement d’un point à un autre, aussi vite que possible, et avant de reposer la pointe de mon stylo à la surface du papier.
idéalement en un rien de temps. Chacune de ses destinations Mais ce mouvement transversal ne joue aucun rôle dans ce pro-
est fixée à l’avance, et chaque segment de la ligne est prédéter- cessus d’inscription qui, comme nous l’avons vu, se limite au
miné par les points qui la relient. Si la ligne active en prome- tracé des points. D’ailleurs, j’aurais très bien pu retirer ma main,
nade est dynamique, la ligne reliant des points définis se carac- poser mon stylo, et reprendre l’exercice plus tard.
térise, selon Paul Klee, par la « notion de calme parfait » (ibid., Mais alors, dans cet ensemble de points disséminés, où se
p. 41). Si la première nous entraîne dans un voyage qui n’a appa- trouve la ligne ? Elle ne peut exister que comme un enchaîne-
remment ni début ni fin, la seconde nous met en présence d’un ment de connexions entre des points fixes. Pour retrouver la tra-
ensemble interconnecté de destinations qui, comme sur une jectoire originale du bâton du Caporal, nous devons relier ces
carte, peut être perçu dans sa totalité et en une seule fois. points. Ce que j’ai fait dans la figure ci-dessous :
En traçant le geste du Caporal avec son bâton, Sterne a clai-
rement choisi d’emmener sa ligne en promenade. Je  vous pro-
pose une petite expérience. Prenez cette ligne, et segmentez-la
en petites sections de longueurs à peu près égales. Imaginez
ensuite que chaque section s’enroule comme un fil, et entre à
l’intérieur d’un point qu’on disposera au milieu de chaque sec-
tion. On  obtient alors un nuage de points disséminés, comme
dans la figure ci-dessous :

Même si ces lignes interconnectées doivent être tracées selon


un ordre déterminé, le motif qu’elles finissent par former existe
déjà comme un objet virtuel, exactement comme dans les jeux
pour enfants de points à relier. Pour compléter le motif, on
n’emmène pas une ligne en promenade, on se livre plutôt à un

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processus de construction ou d’assemblage, où chaque segment mouvement pour qu’elle devienne une ligne. Pour chasser un
linéaire soude les éléments du motif pour former une totalité animal, ou retrouver quelqu’un qui s’est peut-être perdu, les
d’un ordre supérieur. Une fois la construction achevée, la ligne Inuits tracent une piste linéaire dans l’étendue et se mettent en
ne peut pas aller plus loin. On  ne voit plus la trace d’un geste, quête d’indices menant à une autre piste jusqu’à atteindre le but
mais un assemblage de connecteurs point à point. La  compo- recherché. Le pays entier est donc perçu comme un entrelacs de
sition représente un objet fini, un artefact. Les  lignes qui for- lignes et non comme une surface continue1. Les  Britanniques,
ment la composition ne se développent pas : elles relient des en revanche, « habitués au flux des mers sans pistes, s’orien-
éléments. taient selon des zones » (ibid., p. 16). Conçu par les comman-
La distinction entre promenade et assemblage est essentielle dants comme un habitacle mobile, le navire était affrété avant
à l’argument que je développerai dans ce chapitre. Mon objec- le départ pour transporter l’équipage, et devait suivre un itiné-
tif est de montrer comment, au cours de son histoire, la ligne raire déterminé par la latitude et la longitude d’un ensemble
s’est progressivement détachée du mouvement qui l’avait fait de points indiquant la destination souhaitée. À  la différence
naître. Autrefois trace d’un geste continu, la ligne a été frag- des Inuits qui voyageaient le long de pistes, les Britanniques
mentée – sous l’influence de la modernité – et transformée en traversaient à la voile ce qui était pour eux la surface du globe.
une succession de traits ou de points. Comme je vais l’expliquer, Ces  deux types de mouvement – longer et traverser – peuvent
cette fragmentation s’est manifestée dans plusieurs domaines être figurés par des lignes, mais des lignes radicalement dif-
connexes : celui du voyage, où le trajet fut remplacé par le trans- férentes. La  ligne qui longe est, pour reprendre les termes de
port orienté vers une destination ; celui des cartes, où le croquis Klee, une ligne partie en promenade. La  ligne qui traverse est
cartographique fut remplacé par le plan de route ; et celui de un connecteur, reliant des points disposés sur un espace à deux
la textualité, où la tradition orale du récit fut remplacée par la dimensions. Je vais à présent mettre cette distinction en rapport
structure narrative prédéfinie. La fragmentation a aussi modifié avec une autre, qui définit deux manières de voyager que j’appel-
notre conception du lieu : autrefois nœud réalisé à partir d’un lerai respectivement trajet [wayfaring] et transport.
entrecroisement de fils en mouvement et en développement, Le voyageur itinérant [wayfarer] est continuellement en mou-
il est désormais un point nodal dans un réseau statique de vement.  Il  est, à strictement parler, son mouvement. Comme
connecteurs. Dans nos sociétés métropolitaines modernes, les avec l’exemple des Inuits décrit plus haut, l’itinérant se réalise
hommes évoluent de plus en plus dans des environnements qui dans le monde sous la forme d’une ligne qui voyage. Claudio
sont construits comme des assemblages d’éléments connectés. Aporta, qui a mené un travail de terrain ethnographique dans
Dans la pratique, ils continuent cependant à se faufiler dans ces la communauté des Iglooliks, rapporte que pour ses habitants
environnements, en traçant leurs propres chemins. Pour com- inuits, « le voyage… n’était pas une activité de transition mar-
prendre comment les hommes non seulement occupent mais quant le passage d’un endroit à un autre, mais une manière
aussi habitent les environnements où ils vivent, je propose qu’on d’être… L’acte de voyager avec un point de départ et un lieu d’ar-
s’éloigne du paradigme de l’assemblage pour revenir à celui de rivée joue un rôle dans la définition de l’identité du voyageur »
la promenade. (Aporta, 2004, p. 13). Le  voyageur et sa ligne sont ici une seule
et même chose. Cette ligne se développe à partir de son extré-
mité, tandis que le voyageur avance, suivant un processus de
Pistes et itinéraires croissance et de développement constant, ou d’auto-renouvelle-
ment. Prenons un exemple se déroulant à l’autre extrémité du
Dans Playing Dead (1989), une méditation sur l’Arcti­­­que, globe pour confirmer ce point. Selon Tuck Po Lye (1997, p. 159),
l’écrivain canadien Rudy Wiebe compare la manière dont les les femmes Batek de la région de Pahang en Malaisie disent que
Inuits appréhendent le mouvement et le voyage sur la terre ou les racines des tubercules sauvages qu’elles ramassent pour la
sur la banquise avec celle de la Royal Navy, à l’époque où elle nourriture « marchent » comme les hommes et les animaux.
était en quête d’un hypothétique passage entre le Nord-Ouest Si cette idée peut nous paraître saugrenue, c’est simplement
et l’Orien­­­t. Chez les Inuits, il suffit qu’une personne se mette en parce que nous avons tendance à réduire l’activité de la marche

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au mécanisme de la locomotion, comme si le marcheur était sens du mot « line » (« fil tendu pour diriger des opérations »),
un passager dans son propre corps et que c’étaient ses jambes auquel je me réfère dans le chapitre précédent, par un vers du
qui le portaient d’un endroit vers un autre. Pour les Batek au poème historique « Annus Mirabilis » (1666) de John Dryden.
contraire, la marche consiste à avancer en traçant un chemin. Dans cet extrait, le poète interrompt son récit saisissant d’une
Il  en va exactement de même des racines, qui affleurent le sol bataille entre les flottes anglaises et hollandaises par un passage
en se faufilant et en suivant des lignes de croissance. La piste du sur l’histoire de la marine et de la navigation :
marcheur, comme celle de la racine, sont des phénomènes du
même ordre. Ils illustrent bien la formule de Klee : c’est la ligne Les reflux des marées et leur flux mystérieux
« qui se promène librement ». C’est nous qui les comprendrons comme les rudiments de l’art
Au fur et à mesure de sa progression, le voyageur itinérant Et qui nous dirigerons aussi sûrement que la ligne sur l’océan
doit subvenir à ses besoins matériels et se nourrir de percep- Dont les chemins seront aussi familiers que la terre
tions en s’impliquant de manière active dans le territoire qui (Dryden, 1958, p. 81).
s’ouvre devant lui. « Quand  ils suivent une piste », observe Lye,
« les Batek observent tout ce qui se passe autour d’eux » : ils sont Ce que Dryden célèbre ici est le talent sans pareil des navi-
attentifs à la présence de végétaux utiles à cueillir, ainsi qu’aux gateurs anglais pour s’orienter en mer, sans se fixer à la terre
foulées et aux traces d’animaux (Lye, 2004, p. 64). De  même, comme leurs prédécesseurs.
chez les Foi de Papouasie-Nouvelle-Guinée, selon James Weiner, Mais s’il existe ici un parallèle entre le trajet sur terre et le
le voyage à pied « ne se limite jamais à un simple déplacement trajet en mer, les différences entre le trajet en mer et le trans-
d’un endroit à un autre ». Toujours en quête d’arbres fruitiers, port naval sont très nettes : le marin itinérant, fort de son expé-
de bon rotin ou de larves d’insectes comestibles, les Foi tra- rience, conçoit le trajet en mer comme un mode de vie, alors
vaillent leurs sentiers en les transformant en « couloirs d’inscrip- que le haut commandement naval a comme perspective celle
tion actifs » (Weiner, 1991, p. 38). À  moins d’avoir été beaucoup de relier les ports d’attache aux dominions d’outre-mer, afin
fréquentés, ces chemins sont parfois à peine perceptibles aux de faciliter l’expansion mondiale du commerce, de la coloni-
yeux de ceux qui ne les connaissent pas. Dans la forêt vierge sation et de l’empire. La  différence essentielle réside entre les
tropicale, il arrive que la végétation se referme derrière le voya- lignes du trajet en mer et celles du transport naval, entre la vie
geur, effaçant toute trace de son passage. Sur la toundra aride en mer et le fait de la traverser. Mue par une ambition impériale,
ou la mer de glace de l’Arcti­­­que, les traces sont parfois très vite la Royal Navy envoyait ses navires vers des destinations établies
recouvertes sous l’effet du vent ou des chutes de neige. Quand en fonction d’un système de coordonnées global. Larguant les
la glace fond et que les Inuits embarquent sur leurs kayaks ou méthodes traditionnelles de la navigation, ils préférèrent les
leurs baleiniers, les traces qu’ils laissent derrière eux sont ins- instruments de calcul et de mesure d’un transport naval point à
tantanément effacées par l’eau. Pourtant, ces pistes ont beau point. Du point de vue du commandement, le navire était perçu
être éphémères ou peu visibles, elles restent gravées dans la non pas comme un organe du voyage en mer mais comme un
mémoire de ceux qui les suivent (Aporta, 2004, p. 15). Pour les moyen de transport.
Inuits, comme le fait observer Aporta, « la vie continue pendant Contrairement au trajet en mer ou sur terre, le transport vise
le voyage. On croise d’autres voyageurs, des enfants naissent ; on une destination. Il ne cherche pas à développer un mode de vie
pratique la chasse, la pêche, ainsi que d’autres activités de sub- en mer mais à transporter, d’un point à un autre, des hommes
sistance » (ibid., p. 13). et des marchandises de telle façon que leur nature essentielle
Même en mer, les voyageurs itinérants longent des lignes ne s’en trouve pas affectée. Certes, le voyageur itinérant aussi
invisibles. Toujours attentif au vent et au temps, à la houle et à se déplace d’un endroit à un autre, comme le marin va de port
la marée, au vol des oiseaux et à une multitude d’autres signes, en port. Il  doit de temps en temps s’arrêter pour se reposer, et
le marin averti sait mener son embarcation dans les eaux les même revenir plusieurs fois dans le même refuge ou abri. Mais
plus profondes sans recourir ni aux cartes ni à aucun autre ins- chaque arrêt marque un moment de tension, comme lorsqu’on
trument. Samuel Johnson a illustré le troisième des dix-sept retient sa respiration : plus il dure, moins il est supportable.

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Qu’il soit en mer ou sur terre, l’itinérant n’a pas de destination même façon que le marin européen ne cesse pas d’effectuer un
finale, car quel que soit l’endroit où il se trouve, et tant que la trajet quand il hisse une voile. Bien que le premier compte sur
vie continue, il peut toujours aller plus loin. En revanche, pour la force de l’animal, et le second sur celle du vent, dans les deux
le passager qu’on transporte avec ses bagages, chaque destina- cas le voyageur itinérant adapte constamment son mouvement
tion est un terminus, chaque port un point où il revient dans – son orientation et son rythme – à ce qu’il perçoit de l’envi-
un monde dont il avait été temporairement exilé pendant qu’il ronnement en train de se découvrir sur son chemin. Il observe,
était en transit. Ce  point marque un moment, non de tension, écoute, et ressent ce qui se passe, tout son corps est sur le qui-
mais d’aboutissement. Voici maintenant un exemple qui illustre vive, attentif aux innombrables indices qui, à tout moment,
à nouveau ce contraste, et qui montre également que ces deux peuvent l’inciter à modifier sa position. Aujourd’hui, on peut
manières de voyager peuvent coexister dans un équilibre délicat. parfaitement concevoir que le voyageur itinérant conduise un
Le peuple Orochon du nord-ouest de la Sakhaline, en Sibérie véhicule à moteur comme une moto, une voiture tout-terrain ou,
orientale, tire sa subsistance de la chasse du rêne sauvage. Or le comme les gardiens de troupeau Saami pour rassembler leurs
peuple pratique cette chasse à dos de rênes sellés, et ramène rênes, une motoneige. Dans le désert de l’Ouest­­­ australien, les
leur gibier sur des traîneaux tirés également par des rênes. Aborigènes se servent de la voiture comme un instrument de
Pour l’anthropologue Heonik Kwon, la piste du rêne sellé a une trajet. Dans le bush, comme l’explique Diana Young, le pilotage
« forme viscérale, remplie de tours et de détours ». Au cours de des automobiles est gestuel. Le conducteur sait manœuvrer avec
la chasse, les hommes sont extrêmement attentifs au paysage adresse autour des roches, contourner les troncs d’arbre et les
qui se déroule devant eux, ainsi qu’aux animaux vivants qui terriers ; ses traces de pneu peuvent être perçues et interprétées
l’habitent. Ici et là, il arrive que des animaux soient tués. Mais de la même façon que les pistes créées par ceux qui voyagent à
chaque fois qu’un gibier est abattu, on le laisse à l’endroit où il pied. Ainsi, « les traces de passage qu’un véhicule laisse derrière
est tombé ; on vient le chercher plus tard, tandis que les chas- lui sont conçues comme des gestes, qui sont ceux du conduc-
seurs continuent leur trajet sur le sentier sinueux, formant teur » (Young, 2001, p. 45).
une boucle qui se termine par un retour au campement. Mais Ce qui fait la spécificité du transport n’est donc pas le recours
quand, par la suite, le chasseur vient chercher son gibier, il se à des moyens mécaniques ; il s’illustre plutôt par la dissolu-
rend directement en traîneau sur le lieu où la dépouille a été tion du lien intime qui, dans le trajet, associe la locomotion et
cachée. La piste du traîneau, explique Kwon, « est plus ou moins la perception. Le voyageur transporté devient un passager ; lui-
une ligne droite, la plus courte distance entre le campement et même ne se déplace pas : il est déplacé d’un endroit à un autre.
sa destination » (1998, p. 118). La  piste du traîneau est distincte Ce qu’il voit, entend et ressent au cours du transport n’a abso-
de la piste du rêne sellé ; de plus, elles partent toutes deux d’un lument aucune incidence sur le mouvement qui le fait avancer.
côté différent du campement et ne se croisent jamais. La  piste Pour le soldat qui défile, la tête tournée vers la droite pendant
du rêne sellé est celle de la vie : elle n’a ni début ni fin, et peut que ses jambes tendues avancent au rythme d’un métronome,
se poursuivre indéfiniment ; cette piste est une ligne qui décrit la marche est un transport. Comparant la marche militaire et la
un trajet. À l’inverse, la piste du traîneau est une ligne de trans- marche déambulatoire, l’historien et géographe Kenneth Olwig
port ; elle a un point de départ et un point d’arrivée, et relie les explique que la marche militaire suppose un espace « ouvert »,
deux. Sur le traîneau, la dépouille de l’animal est transportée du sans lieu – une utopie. Elle efface les lieux qu’elle laisse der-
lieu où il a été abattu à celui où il sera partagé et consommé. In rière elle. À l’inverse, la marche déambulatoire est topique. Elle
fine, le traîneau sera aussi le véhicule utilisé pour transporter le « ne nous fait pas défiler en rangs au rythme régulier des tam-
corps défunt du chasseur vers sa destination ultime – la forêt – bours mais, comme la spirale d’une progression harmonique,
pour y être enterré. nous permet de revenir, et de régénérer, les endroits qui nous
Comme le suggère cet exemple, ce n’est pas simplement la nourrissent » (Olwig, 2002, p. 23). Comme forme de transport
mobilisation de sources d’énergie extérieures au corps humain à pied, la marche militaire implique un sens de la progression
qui transforme le trajet en transport. Le  chasseur Orochon ne qui ne voyage pas d’un lieu à un autre mais va tout droit d’une
cesse pas d’effectuer un trajet quand il monte sur son rêne, de la étape à l’autre (ibid., p. 41-42). Ce  type de progression, qui était

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régulièrement utilisé au xviie siècle, s’applique aussi au voyage Comme Young a pu le constater chez les Pitjantjatjara  voisins,
en diligence. Tant qu’il était sur la route, le passager, tranquil- ce voyage peut se faire en voiture. Ces chasseurs sont connus et
lement installé dans sa voiture, vivait de ses propres réserves, réputés pour leurs routes, et l’histoire d’une route ne se raconte
et tout était fait pour éviter tout contact direct avec l’extérieur, que si on la « longe » (Young, 2001, p. 46). Or longer une route,
les passants, et leurs lieux de résidence. Il ne voyageait ni pour c’est se tisser un chemin dans le monde, et non traverser sa sur-
le plaisir de voyager, ni pour l’expérience que ce type de voyage face de point en point. Pour l’itinérant, le monde n’a pas de sur-
pouvait lui apporter, mais avec l’unique objectif d’aller voir les face à proprement parler. En chemin, il croise bien sûr différents
sites à visiter à l’endroit de sa destination (Wallace, 1993, p. 39). types de surfaces – sol solide, eau, végétation,  etc. Et c’est en
Un tour organisé se compose de ce type de destinations. C’est grande partie grâce à la façon dont ces surfaces réagissent à la
uniquement au moment où il arrive à une étape, et quand le lumière, au son, et au toucher qu’il perçoit le monde comme il
moyen de transport qu’il utilise s’arrête, que le touriste se lève le fait. Mais ce sont des surfaces qui sont dans le monde, et non
et marche. des surfaces du monde (Ingold, 2000, p. 241). Ces lignes de crois-
Les lieux où le voyageur s’arrête pour se reposer sont, pour sance et de mouvement sont tissées dans la matière même du
le passager transporté, des aires d’activité. Confinée dans un pays et de ses habitants. Chacune de ces lignes est en quelque
lieu, cette activité est tout entière concentrée en un seul point. sorte un mode de vie.
Entre deux sites, c’est à peine si le touriste effleure la surface du Les aborigènes d’Austr­­­alie, écrit Bruce Chatwin, ne conçoivent
monde – il l’outrepasse même complètement, ne laisse aucune pas leur pays comme une surface qu’on pourrait diviser en plu-
trace de son passage et ne garde aucun souvenir de voyage. sieurs morceaux, mais plutôt comme un « réseau » de lignes et
Le touriste est même parfois incité à effacer de sa mémoire les de « voies de communication entrecroisées ». « Tous les mots que
expériences qui l’ont amenées au lieu de sa destination, quelle nous utilisons pour dire “pays”, explique l’interlocuteur abori-
qu’aient été les difficultés ou les événements qui ont pu se pro- gène de Chatwin, sont les mêmes que les mots pour “lignes” »
duire pendant le transport, de peur que cela biaise ou nuise à (Chatwin, 1988, p. 85). Ce  sont les pistes que les Ancêtres ont
son appréciation de ce qu’il est venu voir. De  fait, le transport chantées pour créer le monde, au Temps du Rêve, et qu’on
transforme chaque piste en l’équivalent d’une ligne pointillée. retrouve dans les allées et venues, ainsi que dans le chant et les
Comme lorsque je dessine une ligne pointillée et que j’abaisse récits, de leurs réincarnations contemporaines. L’ensemble de
mon crayon sur la feuille en agitant légèrement la mine à l’en- ces lignes forme un entrelacs complexe de fils tissés et noués.
droit du point, le touriste descend à toutes les destinations qui Mais cet entrelacs est-il vraiment un « réseau » [network], comme
se trouvent sur son itinéraire et tourne la tête de tous les côtés l’affirme Chatwin ? Il ressemble en effet au filet de pêche [net],
à partir du lieu où il se trouve, avant de repartir vers le suivant. pièce de tissu ajourée et composée d’un entrecroisement de
Les  lignes qui connectent plusieurs destinations successives, fils ou de cordes. C’est par exemple dans ce sens que Gottfried
comme celles qui relient des points, ne sont pas des traces de Semper – dans son essai de 1860 auquel j’ai fait référence dans le
mouvement mais des connecteurs point à point. Ce  sont des chapitre précédent – a parlé des techniques de tissage des filets
lignes de transport. Elles diffèrent des lignes de trajet exacte- utilisées par les peuples primitifs pour la pêche et la chasse
ment de la même façon que le connecteur diffère de la trace ges- (Semper, 1989, p. 218). Mais en raison de son extension métapho-
tuelle. Ce ne sont pas des pistes, mais des plans routiers. rique aux domaines du transport et des moyens de communi-
Quand je dessine à main levée, j’emmène ma ligne en prome- cation modernes, et notamment de la technologie de l’informa-
nade. Comme le voyageur itinérant qui, à travers ses déambu- tion, la signification du terme « réseau » a changé. Aujourd’hui,
lations, trace un chemin sur le sol sous la forme d’empreintes nous le comprenons davantage comme un complexe de points
de pas, de sentiers et de pistes. Dans son compte rendu sur les interconnectés que comme un entrecroisement de lignes. Pour
Warlpiri, un peuple aborigène du Désert central australien, Roy cette raison, la caractérisation par Chatwin du pays aborigène
Wagner note que « la vie d’une personne est la somme de ses prête à confusion. Le terme de « texture » ou de « maillage » [mesh-
traces, de toutes les inscriptions de ses mouvements, quelque work] conviendrait mieux que celui de « réseau ».
chose qu’on peut retracer sur le sol » (Wagner, 1986, p. 21). J’emprunte le terme « texture » au philosophe Henri Lefebvre,

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qui parle des « cheminements des bêtes (sauvages ou domes-


tiques), des gens (dans les maisons, autour des maisons dans
le village ou la bourgade, aux alentours) », qui tissent un envi-
ronnement qui ressemble plus à une « archi-texture » qu’à une
architecture (Lefebvre, 1974, p. 139-140). Dans une étude sur
le lac Titicaca et ses habitants (dans les Andes péruviennes),
Benjamin Orlove donne une description très vivante de ce
maillage architextural – un « réseau de lignes à la surface de la
terre » qui recouvre l’altiplano. Orlove écrit que la plupart de ces
lignes

mesurent à peine plus d’un mètre de large. Elles sont empruntées


par les animaux, les hommes et les femmes, mais aussi par les
enfants qui, dès l’âge de trois ou quatre ans, trottinent sans rien
dire et adaptent leur allure à celle des adultes, pour aller rendre une
petite visite à un parent voisin, se rendre dans un champ, ou faire
une excursion d’une demi-journée vers un pâturage ou un marché
plus éloigné. Pour certaines d’entre elles, ce sont des lignes que
les villageois ont eux-mêmes tracées dans la terre avec des pioches
et des pelles. Elles ne sont pas toutes de la même largeur, mais cer-
taines peuvent mesurer jusqu’à cinq mètres de large pour permettre
éventuellement à une automobile ou à un camion de passer (Orlove,
2002, p. 210).

Aujourd’hui, un réseau désigne des lignes reliées par des


points. Ce  sont des connecteurs. Mais les lignes décrites par
Orlove dans ce passage constituent plus un maillage de pistes
entrecroisées qu’un réseau de routes qui se croisent. Les lignes
de ce maillage sont les pistes de la vie quotidienne. Et comme
je le montre sous la forme d’un schéma dans la figure 3.1, c’est
dans l’enchevêtrement de lignes, et non dans la connexion de
points, que le maillage se constitue.
Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les
êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la
terre. L’habitation ne signifie pas selon moi le fait d’occuper un
lieu dans un monde prédéfini pour que les populations qui arri-
vent puissent y résider. L’habitant est plutôt quelqu’un qui, de
l’intérieur, participe au monde en train de se faire et qui, en tra-
çant un chemin de vie, contribue à son tissage et à son maillage.
Même si ces lignes sont généralement sinueuses et irrégulières,
leur entrecroisement forme un tissu uni aux liens serrés. « Pour Figure 3.1
décrire leur vie passée », écrit l’anthropologue Renato Rosaldo à Maillage de plusieurs lignes entrecroisées (en haut) et réseau de points
interconnectés (en bas).
propos du peuple Ilongot des Philippines, « les Ilongot évoquent

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une marche sur des chemins sinueux qui, pareils aux cours des
fleuves qu’ils suivent, ne peuvent être anticipés » (Rosaldo, 1993,
p. 257). Ils n’ont pas de destination finale, pas de point final aux-
quels ils chercheraient à se raccorder. Cela n’exclut pas que les
habitants adoptent aussi des moyens de transport, comme nous
l’avons vu avec l’exemple des chasseurs de rênes Orochon. Mais
dans ce cas, les lignes de transport relient des points dans un
monde constitué avant tout par des lignes de trajet. La piste du
traîneau des Orochon se déploie à l’intérieur de ce maillage et
ne croise jamais la piste du rêne sellé.
Mais  il y a eu des époques où les puissances impériales
ont tenté d’occuper le monde habité, en jetant un réseau-
filet [network] de connexions sur ce qui, à leurs yeux, ne res-
semblait pas à un tissu de pistes mais à une surface vierge.
Ces  connexions sont des lignes d’occupation. Elles facilitent
le passage d’hommes et de matériel vers des sites de peuple-
ment et d’exploitation, et assurent l’acheminement en retour
des richesses qui y ont été extraites. Contrairement aux che-
mins tracés par des pratiques de trajet, ces lignes sont contrô-
lées et construites en prévision de la circulation qui va y passer. Figure 3.2
Elles sont généralement droites et régulières et lorsqu’elles Lignes d’occupation. Routes convergeant vers la ville de Durobrivae,
se croisent, c’est en des points nodaux qui symbolisent une l’un des principaux centres industriels de l’occupation romaine de
forme d’autorité. Tracées à travers champs, elles font généra- la Grande-Bretagne. Extrait de la carte de l’Ordna­­­nce Survey Map of
Roman Britain, 1956 (3e édition), avec l’autorisation de l’Ordna­­­nce
lement peu de cas des lignes d’habitation qui ont été tissées
Survey pour HMSO. © Crown Copyright 2006. Ordnance Survey Licence
dans le pays ; elles les coupent comme, par exemple, une route Number 100 014649.
nationale, une voie de chemin de fer ou un gazoduc coupent
les routes secondaires que les hommes et les animaux fréquen-
tent dans les environs (voir figure  3.2). Les  lignes d’occupation
relient des points, mais elles divisent également, découpant la
surface occupée en plusieurs blocs de territoire. Ces lignes fron- continue à se tisser. Le  transport, au contraire, est relié à des
talières, plutôt construites pour contenir le mouvement que lieux spécifiques. Chaque déplacement, orienté vers une desti-
pour le faciliter, peuvent sérieusement perturber la vie des habi- nation spécifique, a pour fonction de relocaliser des personnes
tants dont les chemins croisent ces dernières. Comme l’a écrit et leurs effets. Le  passager qui part d’un endroit pour arriver à
Georges Perec « des millions d’hommes sont morts à cause de un autre endroit n’est nulle part entre les deux. En  les réunis-
ces lignes » (Perec, 1974, p. 147). sant, les lignes de transport forment un réseau de connexions
Pour résumer : j’ai établi un contraste entre deux modes de point à point. Dans le projet colonial d’occupation, ce réseau,
voyage, à savoir le trajet et le transport. Comme la ligne qui part autrefois sous-jacent à la vie quotidienne et contraint par ses
se promener, le chemin du voyageur itinérant suit son cours, moyens, se développe, se propage sur le territoire, et prend le
pouvant même marquer des pauses avant de reprendre. Mais il pas sur les pistes entrecroisées des habitants. Je  vais à présent
n’a ni fin ni commencement. Tant qu’il est sur son chemin, le montrer de quelle façon la distinction entre la marche et le
voyageur est toujours quelque part, même si tous les « quelque connecteur est à la base d’une différence fondamentale non seu-
part » mènent toujours ailleurs. Le monde habité est un maillage lement dans la dynamique du mouvement, mais aussi entre plu-
réticulaire de ces pistes qui, tant que la vie suit son cours, sieurs modes de connaissance. Je commencerai par étudier les

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différentes façons de tracer des lignes sur une carte. elles sont tracées, elles suivent l’évolution d’un geste. D’ailleurs,
en principe, les lignes d’un croquis cartographique n’ont pas
Tracés cartographiques et pratiques de savoir besoin d’être tracées sur une surface. La  main qui esquisse un
geste peut tout aussi bien tisser que dessiner, créant une forme
La grande majorité des croquis cartographiques dessinés par qui ressemble plus à jeu de ficelles qu’à un schéma. Autrefois,
les hommes ont rarement survécu aux contextes immédiats de les aborigènes d’Austr­­­alie figuraient les « lignes » ou les pistes
leur réalisation. Ils naissent généralement dans un contexte des Rêves ancestraux par des cordes (Rose, 2000, p. 52), et les
d’histoires orales, lorsque les hommes racontent soit leurs marins de Micronésie utilisaient des nervures de feuilles de
propres voyages, soit les voyages de personnages légendaires ou cocotier pour indiquer les intersections des houles (Turnbull,
mythiques, souvent pour indiquer des chemins et des directions 1991, p. 24 ; voir Ingold, 2000, p. 241). Les  cartes d’aujourd’hui
que les autres pourront suivre à leur tour. Tout en retraçant leur ont un tout autre aspect. Elles sont toujours délimitées par un
récit, les conteurs utilisent aussi parfois leurs doigts et leurs cadre, qui distingue l’espace intérieur – celui qui fait partie de
mains pour faire des gestes, qui peuvent à leur tour se prolon- la carte – de l’espace extérieur, qui en est exclu. Ces cartes com-
ger par des lignes. Pour la plupart, ces lignes sont éphémères, portent évidemment beaucoup de lignes, indiquant par exemple
et se réduisent à des traces soit grattées dans le sable, la terre ou les routes et les voies ferroviaires, ainsi que les frontières admi-
la neige, avec les doigts ou un outil sommaire, soit esquissées nistratives. Mais les lignes qui traversent la surface de la carte
sur la première surface venue, comme l’écorce ou le papier, ou ne dénotent pas l’habitation, mais l’occupation. Elles symbo-
même le dos de la main. En général, elles n’ont pas eu le temps lisent une appropriation de l’espace autour des points que ces
d’être tracées qu’elles disparaissent, effacées par l’eau, ou trans- lignes relient ou – s’il s’agit de lignes frontalières – contiennent.
formées en boulette de papier et jetée au loin (Wood, 1993, p. 83). Rien n’illustre mieux cette différence entre les lignes du cro-
Vous pouvez toujours garder la carte que j’ai dessinée pour quis cartographique et celles de la carte topographique que
vous indiquer la route qui mène à ma maison, mais une fois notre habitude à dessiner par-dessus des cartes des deux types
le chemin parcouru, que vous aurez très probablement mémo- (Orlove, 1993, p. 29-30). Quand on dessine par-dessus un croquis
risé une fois pour toutes, celle-ci n’aura plus beaucoup d’uti- cartographique, on ne fait rien d’autre qu’ajouter une trace ges-
lité. Le croquis cartographique n’indique pas où se trouvent les tuelle à d’autres traces gestuelles. Une telle carte peut résulter
choses, il ne permet pas de s’orienter entre n’importe quel point d’une conversation à plusieurs mains, où chaque participant
et un autre. Les  lignes d’un croquis cartographique recons- ajoute à tour de rôle les lignes qui décrivent les chemins qu’il
tituent des gestes de voyages déjà éprouvés, dont les points de ou elle a parcourus. Au fur et à mesure de la conversation, ligne
départ et d’arrivée, déjà connus, ont une histoire d’allées et après ligne, une carte prend forme et se développe, mais à aucun
venues. Les  lignes qui se rejoignent, se coupent et se croisent moment on ne peut dire qu’elle est véritablement achevée.
indiquent les chemins à suivre, ainsi que ceux qui risquent de Car à chaque intervention, comme le note Barbara Belyea, « le
vous perdre, en fonction de l’endroit où vous souhaitez aller. geste vient s’intégrer à la carte » (1996, p. 11). Dessiner sur une
Ce sont des lignes de mouvement. Le « mouvement » de la ligne carte topographique imprimée est une autre histoire. Le naviga-
retrace votre propre « marche » dans l’espace réel. teur peut construire son itinéraire sur un plan, en utilisant une
C’est pourquoi les croquis cartographiques ne sont générale- règle et un crayon, mais la ligne tirée à la règle ne fera jamais
ment pas entourés de cadres ou de limites (Belyea, 1996, p. 6). partie de la carte et devra être effacée après le voyage. Mais si je
Le croquis cartographique ne prétend pas représenter un terri- m’employais, pour illustrer un récit de voyage, à tracer à l’encre
toire en particulier, ni indiquer des lieux contenus à l’intérieur le chemin que j’ai parcouru sur la surface d’une carte impri-
de ses frontières. Ce  sont les lignes qui importent, et non les mée, on trouverait ce geste aussi déplacé que celui d’écrire sur
espaces autour d’elles. Tout comme le territoire où passe le mar- un livre ! Je reviendrai bientôt sur le parallèle entre la carte et le
cheur se compose du maillage de plusieurs chemins, le croquis livre, car les lignes d’écriture ont – comme je le montrerai plus
cartographique se compose – ni plus ni moins – des lignes qui loin – subi une transformation historique aussi radicale que
le constituent. Au lieu de traverser les surfaces sur lesquelles les lignes inscrites sur les cartes. Pour l’instant, ce que je tiens

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à dire, c’est que la trace gestuelle, ou la ligne qui est partie se


promener, n’a rien à voir avec la cartographie. Non seulement
elle ne peut pas faire partie de la carte, mais elle est considé-
rée comme une excroissance bonne à supprimer (Ingold, 2000,
p. 234). Car, de même que la ligne cartographique n’est pas la
trace d’un geste, l’œil qui la déchiffre ne suit pas la ligne comme
il suivrait un geste. Ces  lignes ne sont pas des traces mais des
connecteurs.
Michel de Certeau a montré comment les cartes du
Moyen  Âge, qui étaient en fait des histoires illustrées racon-
tant les voyages et les rencontres mémorables faites durant le
trajet, ont progressivement été remplacées au début de l’époque
moderne par des représentations spatiales de la surface de la
terre (Certeau, 1990, p. 177-179). Au cours de ce processus, les
récits d’origine furent fragmentés en légendes qui, à leur tour,
furent réduites à de simples ornements décoratifs qu’on intégra
aux côtés des noms de lieux, dans le contenu de sites particu-
liers. Cette fragmentation du récit, et la contraction de chaque Figure 3.3
fragment contenu à l’intérieur d’un descripteur de lieu, trouve Carte du fleuve Skaelbaekken à la frontière entre l’Allem­­­agne et le
un parallèle frappant avec l’impact que le transport orienté vers Danemark. Reproduite avec l’autorisation du Sonderjyllands Statsamt
une destination a eu sur les premières pratiques de trajet. Dans d’après le Graenseatlas de 1920.
le voyage comme dans la confection de cartes, la piste inscrite
à l’origine sous la forme d’une trace gestuelle devient l’équiva-
lent d’une ligne pointillée. Tracer une ligne sur une carte topo- eaux du Skaelbaekken, dont les courants s’écoulent vers la mer,
graphique revient à relier des points. Comme sur une carte est devenu une double ligne de séparation qui sectionne le plan
marine ou un itinéraire aérien, ces lignes forment un réseau de de la carte, faisant apparaître une frontière internationale bien
connexions reliées par des points. Elles permettent au voyageur marquée. Alors que sur la carte, l’espace intermédiaire indique
potentiel de construire un itinéraire, sous la forme d’un enchaî- une relation qui va d’un territoire à l’autre, dans le monde réel,
nement de connexions qui lui permet d’atteindre virtuellement cet espace « entre les choses » – comme le disent Gilles Deleuze
sa destination avant son départ. En  tant que construction ou et Félix Guattari – est précisément l’endroit « où les choses s’ac-
artefact cognitif, le plan préexiste à sa mise en œuvre « sur le célèrent ». Le vrai fleuve s’écoule dans une direction perpendicu-
terrain ». laire par rapport au territoire « qui ronge ses deux rives et prend
Ce principe s’applique également à la confection de la carte de la vitesse au milieu » (Deleuze et Guattari, 1980, p. 37).
elle-même. Par exemple, pour cartographier le cours d’un On trouvera un autre exemple dans le compte rendu de
fleuve, on utilisera des relevés des parcelles situées en bordure Charles Goodwin (1994) sur les pratiques cartographiques des
qu’on indiquera par des points. Après avoir indiqué chaque archéologues. Dans ce cas, la carte est un profil – c’est-à-dire une
emplacement par un point ou une croix, on les reliera entre eux. section  verticale directement prélevée sur un site de fouilles.
La  figure  3.3 est un détail d’une carte du fleuve Skaelbaekken, Voici comment Goodwin décrit cette procédure :
situé à la frontière entre l’Allem­­­agne et le Danemark, repro-
duite dans un atlas dont les relevés de frontière datent de 1920. Pour distinguer ce que l’archéologue pense être deux couches de
Sur la carte, le cours du fleuve a été reproduit sous la forme de terre différentes, on trace une ligne entre les deux au moyen d’une
deux enchaînements grossièrement parallèles de points reliés truelle. La  ligne et la surface de terre qui se trouve au-dessus sont
entre eux, qui correspondent aux rives. Le  cours tracé par les ensuite retranscrites sur du papier millimétré. Cette opération

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nécessite l’intervention de deux personnes. La première mesure les


coordonnées de la longueur et de la profondeur des points à carto-
graphier au moyen d’une règle et d’un mètre-ruban. Il ou elle reporte
les mesures par paires de deux nombres, comme « À quarante, plus
onze virgule cinq »… Le  second archéologue transpose les chiffres
fournis par celui ou celle qui a pris les mesures sur une feuille de
papier millimétré. Après avoir positionné l’ensemble des points, il
ou elle établit la carte en traçant des lignes entre eux (Goodwin, 1994,
p. 612).

La ligne tracée dans la terre au moyen d’une truelle, comme


celle que le fleuve creuse dans le paysage, est la trace d’un mou-
vement. Mais la ligne tracée sur du papier millimétré est un
enchaînement de points reliés entre eux (figure 3.4). Ces lignes
se distinguent de la même façon que le tracé de Laurence Sterne
pour représenter le moulinet du Caporal, avec lequel j’ai com- Figure 3.4
mencé ce chapitre, se distingue de la reconstruction que j’en Carte en coupe des différentes couches de terre exposées sur la
face d’une fosse carrée creusée dans les fouilles d’un site archéo-
donne sous la forme d’un jeu de « points à relier ». Ces  deux
logique. Extrait de Goodwin (1994, p. 611). Charles Goodwin, « Pro-
types de ligne représentent, par leur type de tracé, un mode fessional Vision », American Anthropologist, vol. 96, n. 3 : 606-633.
de connaissance. Mais ces modes sont eux aussi, comme nous © 1994, American Anthropological Association. Utilisée avec son
allons bientôt le voir, fondamentalement différents. autorisation. Tous droits réservés.
Lorsque je dessine un croquis cartographique à l’attention
d’un ami et que j’emmène ma ligne se promener, je retrace par
le geste la promenade que j’ai faite dans la campagne et qui, à p. 227). Au cours de nos trajets, nous faisons l’expérience de ce
l’origine, suivait une piste tracée dans la terre. Tandis que je fais que Robin Jarvis (1997, p. 69) a appelé un « ordonnancement pro-
le récit et le dessin de ma promenade, je tisse un fil narratif qui gressif de la réalité », à savoir l’intégration des connaissances
couvre divers sujets, comme lorsque je déambulais d’un lieu rencontrées sur le chemin.
à un autre. Cette histoire n’est qu’un chapitre du voyage sans Mais ce n’est pas ainsi que les choses sont perçues dans le
fin de l’existence, et c’est au cours de ce long voyage – avec ses cadre de la pensée dominante moderne. On  pose au contraire
tours et ses détours – que nous apprenons à connaître le monde que la connaissance, comparable à une vue d’ensemble, se
qui nous entoure. Comme l’écrit James Gibson lorsqu’il pose construit point à point en reliant des observations entre elles.
les fondements de sa psychologie écologique, nous percevons Comme nous l’avons vu, c’est la méthode qu’utilise le géo-
le monde en suivant un « chemin d’observation » (1979, p. 197). mètre pour établir une carte topographique. Beaucoup de
En  chemin, les choses apparaissent et disparaissent sous nos géographes et de psychologues pensent que nous agissons
yeux, tandis que les paysages défilent en continu. C’est à travers dans la vie comme des géomètres, et que nous utilisons notre
ces modulations qui touchent nos yeux selon l’agencement et la corps comme le géomètre ses instruments. À  partir de diffé-
réflexion de la lumière que se dévoile petit à petit la structure de rents points d’observation, on recueille des informations qui
l’environnement. En principe, il en va de même pour les sens du sont ensuite transmises à notre cerveau, lequel construit une
toucher et de l’ouïe, qui constituent avec la vision un des aspects représentation globale du monde – la soi-disant carte cogni-
du système global de l’orientation du corps. La  connaissance tive. « Le problème de la perception », écrit le psychologue Keith
que nous avons de ce qui nous entoure s’acquiert au cours de Oatley, est de comprendre les processus qui « nous permettent
nos déplacements entre un endroit et un autre, ainsi que dans de créer dans notre esprit une représentation… de ce qu’il y a
les horizons changeants qui jalonnent nos trajets (Ingold, 2000, à l’extérieur, soit un ensemble de récepteurs sensoriels à deux

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dimensions, fragmentaires et changeants » (Oatley, 1978, p. 167). Mais ces noms ne sont pas tant associés à un site spécifique
Selon ce point de vue, le savoir est intégré non de manière du fleuve qu’à un moment du voyage – un trajet généralement
suivie, mais construite, c’est-à-dire en agençant des fragments effectué par ceux qui habitent en bordure du fleuve. Répertorier
spécifiques à un lieu pour former des structures de plus en plus ces noms, c’est raconter un épisode du voyage.
inclusives. En réalité, la marche du géomètre – quand il n’utilise Isolément, ces noms ne veulent rien dire ; d’ailleurs, il est
pas de véhicule – est discontinue et réduite à son équivalent géo- rare qu’ils figurent sur des cartes géographiques. La  cartogra-
graphique, la ligne pointillée. De  la même façon que la pointe phie est un mode d’occupation, et non d’habitation. Les  noms
du crayon doit, pour tracer une ligne pointillée, être déplacée que recherche le géomètre correspondent à des lieux ayant des
d’un point à un autre, le géomètre doit, pour obtenir ses don- caractéristiques singulières, mais qui ne tiennent pas compte
nées, être transporté d’un site à un autre. Dans le premier cas, du chemin parcouru pour y arriver. Les lieux qui portent un nom
les mouvements transversaux de la main sont subordonnés au sont les éléments qu’on assemble pour construire un ensemble
processus d’inscription ; de même dans le second cas, les mou- plus important. En  un mot, le savoir de l’occupant est intégré
vements du géomètre sont subordonnés au processus d’obser- de manière construite. Cette réflexion nous conduit finalement
vation. Ne servant qu’à déplacer l’agent et son matériel – ou à ce qui fonde la différence entre ces deux systèmes de savoir,
l’esprit et son corps – d’un lieu statique à un autre, ces mouve- celui de l’habitation et celui de l’occupation. Pour le premier,
ments ne participent pas à l’intégration des informations obte- les chemins de la connaissance se développent de manière
nues. continue dans le monde : littéralement, le marcheur « apprend
J’ai soutenu que c’est essentiellement à travers les pra- en marchant » (Ingold, 2000, p. 229-230), sur la ligne tracée par
tiques de trajet que les créatures habitent le monde. De même, le voyage. Pour le second, la connaissance s’appuie sur une dis-
les modes de connaissance des habitants évoluent dans une tinction radicale entre la mécanique du mouvement et la forma-
continuité et non par rapport à une construction. En  un mot, tion du savoir, ou entre la locomotion et la cognition. Alors que
les connaissances des habitants – comme je les appelle – s’in- la première coupe transversalement le monde de point en point,
tègrent de manière continue. Prenez par exemple la science des la seconde construit, à partir d’un agencement de points et des
noms de lieux. Steven Feld décrit comment, pour les Kaluli de informations qui y ont été collectées, un assemblage intégré.
Papouasie-Nouvelle-Guinée, chaque lieu est situé sur un chemin
(tok), si bien que la dénomination d’un lieu est toujours en rap-
port avec le souvenir, dans la parole ou dans le chant, d’un évé- La tradition orale du récit et la structure narrative
nement qui s’est déroulé sur son tok (Feld, 996, p. 103). Klara
Kelley et Harris Francis (2005) expliquent que chez les Navajos J’ai déjà suggéré que le fait de tracer une ligne sur un cro-
du Sud-Ouest des États-Unis, les noms de lieu désignant des quis cartographique avait quelque chose de commun avec celui
repères spécifiques sont toujours récités dans le même ordre. de raconter oralement une histoire. Ces  deux activités vont de
Cette récitation dessine des récits ou des « cartes verbales » qui pair  et sont comme deux fils complémentaires d’une seule et
indiquent aux voyageurs des pistes à suivre, même si en réa- même activité. Comme la ligne de la carte, la ligne du récit oral
lité, ce sont plus des ébauches de pistes que des pistes réelles. décrit un trajet. Les  événements rapportés par le récit arrivent
Les  pistes peuvent varier en fonction de la répartition des res- plutôt qu’ils n’existent ; chaque chose représente un moment
sources naturelles et d’autres aléas ; elles « serpentent de-ci d’activité continue. Pour le dire autrement, ces choses ne sont
de-là autour de l’indication donnée par la carte verbale » (ibid., pas des objets mais des thèmes [topics]. Situé à la confluence des
p. 99). Dans une étude sur les Saamu du district d’Inari­­­au Nord- actions et des réactions, chaque thème est identifié en fonction
Est de la Finlande, Luccio Mazzullo (2005, p. 173) montre com- des relations qu’il entretient avec les choses qui lui ont ouvert la
ment les noms sont assignés, remémorés ou invoqués au cours voie, qui coïncide ensuite avec elle et l’accompagne. Ici, le sens
de voyages particuliers ou dans des récits. Chaque nom tire sa du mot « relation » doit être entendu au sens littéral, non comme
signification d’un contexte narratif. Pour un fleuve, il existera un une connexion entre des entités pré-localisées mais comme un
nom pour chaque coude, chaque plan d’eau et chaque rapide. passage tracé dans le territoire de l’expérience vécue. Au lieu de

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raccorder des points à l’intérieur d’un réseau, chaque relation est elle aussi partie en promenade, progressant en même temps
est une ligne dans un maillage de pistes entrecroisées. Raconter que le récit ? Dans un passage sur les parallèles entre la marche
une histoire, c’est établir des relations entre des évènements et l’écriture, Rebecca Solnit dresse un parallèle similaire :
passés, en retraçant un chemin dans le monde. C’est un chemin
que les autres peuvent suivre en reprenant le fil des vies passés Écrire, c’est ouvrir une route dans le territoire de l’imaginaire, ou
et en faisant défiler le leur. Mais comme dans la technique des repérer des éléments jusque-là passés inaperçus le long d’un itiné-
boucles et du tricot, le fil qu’on déroule et le fil qu’on reprend raire familier. Lire, c’est voyager sur ce territoire en acceptant l’au-
font tous deux partie de la même fibre. Entre la fin du récit et le teur comme guide… J’ai souvent rêvé que mes phrases accolées for-
début de la vie, il n’y a pas de point. On a donc : maient une seule ligne suffisamment longue pour établir une iden-
tité entre la phrase et la route, la lecture et le déplacement (Solnit,
2001, p. 100).

Comme je vais le montrer, le rêve de Solnit est frustré par sa


propre perception de l’écriture – qui selon elle se compose de
phrases – et par son aspect sur la page – où les caractères sont
Dans une récente conférence, l’anthropologue russe Natalia séparés les uns des autres et imprimés avec les mêmes espace-
Novikova a présenté un essai sur le sens que les Khanty de ments. En revanche, les lecteurs de l’Europ­­­e médiévale auraient
l’Ouest­­­ de la Sibérie donnent à la notion d’auto-détermina- jugé tout à fait naturelle cette analogie entre la marche et l’écri-
tion. Elle raconte que les anciens conteurs Khanty poursui- ture, même si les lignes de l’écriture manuscrite s’étaient déve-
vaient leurs récits toute la nuit jusqu’à ce que tout le monde loppées sur plusieurs rangées et non sous la forme d’une ligne
s’endorme, si bien qu’à la fin, personne ne savait comment continue.
leurs histoires se terminaient vraiment (Novikova, 2002, p. 83). Comme nous l’avons vu au chapitre i, les commentateurs
Le mot Khanty qu’on traduit habituellement par « récit » signifie du Moyen Âge comparaient parfois la lecture à un voyage, et la
littéralement « voie » – pas au sens d’un code de conduite pres- surface de la page à un paysage habité. De  la même façon que
crit et sanctionné par la tradition, mais au sens d’un chemin voyager, c’est se souvenir du chemin, ou que raconter une his-
qu’on peut poursuivre indéfiniment, sans être confronté à des toire, c’était se souvenir de sa progression, lire, vu ainsi, consis-
impasses ou être pris dans une boucle infinie (Kurttila et Ingold, tait à retrouver son chemin dans le texte. On  se remémorait le
2001, p. 192). De la même façon, les récits que les chasseurs oro- texte de la même façon qu’on se serait souvenu d’un récit ou
chon font à leur retour au campement se concluent rarement d’un voyage. Bref, le lecteur habitait le monde de la page et pas-
par la mort d’une proie, mais décrivent plutôt ce qu’ils ont sait d’un mot à l’autre comme le conteur passe d’un thème à
pu observer ou rencontrer d’intéressant en chemin. Pour les l’autre, ou le voyageur itinérant d’un lieu à un autre. Nous avons
Orochon, les histoires, comme la vie, ne devraient jamais finir. vu que, pour l’habitant, le chemin qu’il emprunte mène à un
Elles se poursuivent aussi longtemps que la selle, symbole de savoir. De même, la ligne d’écriture est pour lui un moyen de se
l’harmonie entre l’homme et le rêne qu’il monte, avance dans souvenir. Dans les deux cas, le savoir est intégré dans un mou-
la forêt. Et puisque les selles se transmettent, chaque génération vement continu. De ce point de vue, il n’y a en principe pas de
reprend et perpétue les histoires de ses prédécesseurs (Kwon, différence entre le manuscrit et le récit oral, conté ou chanté.
1998, p. 118-121). Comme la ligne qui part se promener, on peut, Il existe cependant, comme je vais maintenant le montrer, une
dans les histoires comme dans la vie, toujours aller plus loin. Et différence fondamentale entre la ligne écrite ou déclamée et la
dans le récit oral comme dans le trajet, le savoir s’intègre par le ligne imprimée ou dactylographiée. Ce n’est donc pas l’écriture
mouvement d’un lieu vers un autre – ou d’un thème à un autre. elle-même qui fait cette différence. C’est plutôt ce qui arrive à
Imaginons à présent que l’histoire soit cette fois racontée par l’écriture quand le tracé fluide des lettres manuscrites est rem-
écrit. La fluidité du son de la voix laisserait alors la place à une placé par les lignes qui sont connectées à l’intérieur d’une struc-
ligne de texte manuscrit. Ne pourrait-on pas dire que cette ligne ture prédéfinie.

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L’écriture telle que l’entend le projet moderne n’est pas une isolées et non une ligne continue. Comme John Berger le fait
pratique d’inscription ou de fabrication de lignes. Elle n’a que remarquer, le conteur fait la même chose. « Aucune histoire »,
peu, voire rien à voir avec la technique du scribe. Comme nous écrit-il,
l’avons observé au chapitre i à l’instar de Michel de Certeau,
l’écrivain moderne rencontre la surface vierge de la page sous ne ressemble à un véhicule à roues qui a un contact constant avec la
la forme d’un espace vide, en vue de lui superposer sa propre route. Les  histoires marchent, comme les animaux et les hommes.
construction (Certeau, 1990, p. 199). Sur cet espace, il agence des Et l’espace entre deux pas ne se situe pas seulement entre les évé-
fragments linguistiques – lettres, mots, phrases – qui, emboîtés nements narrés mais entre chaque phrase, voire entre chaque mot.
de manière hiérarchique, sont ensuite intégrés dans une struc- Chaque pas est une foulée qui passe sur quelque chose de non-dit
ture globale. De fait, sa pratique n’est pas très éloignée de celle (Berger, 1982, p. 284-285).
du cartographe qui, de la même façon, dispose des fragments
iconiques sur la surface du papier pour indiquer les emplace- On pourrait dire la même chose de l’écriture manuscrite.
ments des objets du monde. Sur la page du livre et la surface de Même avec une écriture cursive, l’écrivain doit de temps en
la carte, l’auteur ne laisse aucune autre trace que des marques temps lever son stylo de la surface du papier, entre les mots et
isolées et compactes. Celles-ci sont tout ce qui reste des lignes parfois entre les lettres.
d’origine du manuscrit et du croquis cartographique. Les  élé- Mais même si les traces de celui qui écrit peuvent être dis-
ments de la page peuvent être reliés dans l’imaginaire pour continues, voire ponctuelles, le mouvement qui les inscrit est
composer une structure narrative [ plot] – équivalent littéraire un mouvement continu qui ne tolère aucune interruption.
du graphe du scientifique ou de l’itinéraire du touriste. Mais Rappelons comme nous l’avons vu au chapitre i que les érudits
ce n’est pas le lecteur qui trace les lignes de cette structure en du Moyen Âge se référaient à ce mouvement, qu’ils comparaient
même temps qu’il progresse dans le texte. Au contraire, on part à un trajet, au moyen du concept de ductus – une notion encore
du principe qu’elles étaient déjà là avant qu’il ne se lance dans utilisée par les paléographes pour qualifier, dans l’écriture, le
la lecture. Ces lignes sont des connecteurs. Comme André Leroi- mouvement de la main. Comme l’explique Rosemary Sassoon,
Gourhan l’a remarqué (1964, p. 69), les lire suppose de s’orienter le ductus de l’écriture manuscrite combine « la trace visible du
sur un plan plutôt que le long d’un trajet. Contrairement à son mouvement de la main lorsque la plume est en contact avec le
prédécesseur médiéval – un habitant de la page dont le regard papier avec la trace invisible des mouvements où la plume n’est
myope s’emmêle dans ses traces d’encre –, le lecteur moderne pas en contact avec le papier » (Sassoon, 2000, p. 39). Celui qui
peut passer en revue toute la page, comme s’il la voyait depuis écrit à la main est comme le brodeur, dont le fil est continu
une hauteur. La  parcourant d’un point à un autre, comme la même si son aspect en surface prend la forme de traits régu-
Royal Navy dans les hautes mers, il s’oriente plutôt par zones. lièrement espacés, ou comme un batelier qui continue à ramer
Ainsi peut-on dire qu’il occupe la page et s’en assure la maîtrise. même quand ses rames sont hors de l’eau, ou encore comme le
Mais il ne l’habite pas. marcheur, qui ne cesse pas de marcher lorsqu’il lève alternati-
Même si je m’inspire du compte rendu de Michel de Certeau vement ses pieds du sol. Les empreintes de pas ne sont pas des
sur la transformation de l’écriture qui a accompagné le début fragments, pas plus que les lettres et les mots du manuscrit. Ils
de l’époque moderne, il a tout de même tort sur un point. ne se désolidarisent pas de la ligne de mouvement ; ils y sont
De  Certeau nous dit en effet que l’écrivain moderne, lorsqu’il implantés.
traite des fragments verbaux dans l’espace de la page, accom- Pour ma part, je pense que c’est lorsque les écrivains ont cessé
plit « une pratique itinérante, progressive, et régulée – une d’accomplir cet équivalent d’une marche que leurs mots ont été
“marche” » (1990, p. 200). Or s’il est une chose que la marche réduits à des fragments qui ont à leur tour été fragmentés. Dans
ne fait pas, c’est bien de laisser des fragments dans son sillage. une thèse sur la marche, le mouvement et la perception, Wendy
On ne peut pas comparer une pratique d’écriture qui manie des Gunn (1996) se pose la question suivante : « En quoi les traces
fragments à la marche. Certes, le marcheur avance sur la plante de pas sur le sable diffèrent-elles des relevés de marche effec-
des pieds, imprimant sur le sol une série d’empreintes de pas tués par les instruments d’analyse de la démarche ? » L’étude

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scientifique de la démarche traite la marche comme un mode


mécanique de locomotion, et exprime la cinésie corporelle des
sujets expérimentaux en indiquant par des points la position
des articulations sélectionnées à intervalles réguliers. À  la fin,
quand on a relié tous les points sur le graphique, on obtient une
ligne. Bien que la ligne ait un aspect continu, elle est un connec-
teur totalement dépourvu de mouvement. Ce sont des lignes de
locomotion, et non de mouvement ; elles traversent les points
qu’elles relient, mais ne suivent pas la piste du marcheur et
Figure 3.5
de son mode d’être. Gunn fait observer qu’il y a plus de mou-
Nom et signature imprimés de l’auteur, sur la ligne pointillée.
vement dans une seule empreinte de pas que dans toutes ces
lignes réunies, même si l’empreinte en tant que telle fait partie
d’une série discontinue (ibid., p. 37-38). De la même façon, il y a Sur cette ligne qui n’est pas une ligne, le mouvement de la vie se
plus de mouvement dans une seule trace d’écriture manuscrite disloque en une série d’instants. Inerte et sans vie, elle ne bouge
que dans une page entière de texte imprimé. Si l’écriture manus- ni ne parle. Elle n’a aucune personnalité. Elle est, si vous voulez,
crite est comme la marche, alors la ligne d’un texte imprimé (un la négation parfaite de la signature qui vient s’inscrire juste au-
assemblage de lettres séparées par un même espacement) est dessus. Contrairement au marcheur, qui signe sa présence sur
comme l’enregistrement de l’analyse de la démarche (relier des terre par l’accumulation sans borne des chemins qu’il parcourt,
points équidistants). et contrairement au scribe qui signe sa présence sur la page par
Quand on regarde une page imprimée, on voit une colonne une ligne de caractères qui ne s’arrête pas, l’auteur moderne
de rangées de marques graphiques, compactes et autonomes. signe son travail par la trace d’un geste tellement déformé et
Dans les écritures manuscrites qui imitent l’écriture d’imprime- condensé, tellement enfoui dans sa mémoire motrice, qu’il la
rie – comme celle qu’on doit utiliser pour remplir un formulaire porte partout en lui comme une marque de son identité unique
administratif –, la ligne ne va nulle part. Après avoir exécuté une et immuable. Comme l’écrit le graphologue H. J.  Jacoby, cette
minuscule pirouette sur place, le stylo se lève et se décale légère- trace est sa « carte de visite psychologique » (cité dans Sassoon,
ment vers la droite, pour refaire le même mouvement. Ces mou- 2000, p. 76). Signer sur la ligne pointillée n’est pas tracer une
vements transversaux ne sont pas de l’écriture ; ils ne servent piste, mais apposer une marque sur des choses qu’on s’appro-
qu’à transporter le stylo d’un point à un autre. La  machine prie, sur une succession de sites d’occupation (figure 3.5). Rien
à écrire fonctionne précisément sur le même principe : les n’illustre mieux l’opposition, centrale à notre esprit moderne,
touches, enfoncées avec les doigts, produisent sur la page des entre l’idiosyncrasie individuelle et les déterminations de
caractères aux formes prédéfinies, tandis que la machine prend l’ordre social.
en charge le déplacement latéral. La connexion originelle entre Si l’écrivain moderne ne trace pas de piste, le lecteur n’en suit
le geste manuel et sa trace graphique a complètement dis- pas non plus. Parcourant la page des yeux, sa tâche cognitive
paru, car les mouvements ponctuels des doigts sur les touches consiste plutôt à rassembler les fragments qu’il trouve en entités
n’ont aucun rapport avec les marques, gravées sur les touches, plus importantes – les lettres en mots, les mots en phrases, et
qui s’impriment sur la page. Dans un texte dactylographié ou pour finir, les phrases, jusqu’à la structure complète. Parcourant
imprimé, chaque lettre et marque de ponctuation est repliée sur la page plutôt qu’il ne suit les lignes, le lecteur relie les éléments
elle-même, complètement détachée de ses voisines de gauche et répartis sur sa surface pour constituer une hiérarchie de diffé-
de droite. Par conséquent, la ligne d’un texte imprimé ou dacty- rents niveaux d’intégration (voir figure  3.6). D’un point de vue
lographié ne part pas se promener. Elle ne met même pas le nez formel, cette opération est équivalente à celle de la ligne de
dehors, mais reste confinée à son point d’origine. montage du travail à la chaîne, où le mouvement transversal
Dans la ligne pointillée, symbole de la bureaucratie moderne, du convoyeur permet d’assembler des éléments qui s’ajoutent à
le même principe s’applique et suit cette logique jusqu’au bout. intervalles fixes jusqu’à la réalisation du produit fini (Ong, 1982,

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décrit la prosodie de la voix, à la fois dans le discours et le chant,


comme un mouvement se déplaçant de lieu en lieu (topos). À la
différence de la parole qui, pensait-il, se meut continuellement
et ne marque jamais de long arrêt, la voix du chanteur avance en
rythme, comme si elle reposait en équilibre le plus longtemps
possible avant de reprendre son cours et retrouver un autre
équilibre. De la même façon, on pourrait comparer la démarche
errante du marcheur avec le rythme du danseur. Quand, par
la suite, les textes grecs furent « annotés » pour les besoins du
discours ou de l’intonation oratoire, cette dynamique du mou-
vement et de la pause dans la ligne mélodique fut indiquée au
moyen d’accents et de marques de ponctuation. La ponctuation
en particulier servait à indiquer les endroits où l’orateur pou-
vait marquer une pause pour reprendre sa respiration. Il  est
important de souligner que ces pauses intervenaient au milieu
d’un flux continu, comme lorsqu’on s’arrête un moment pour
Figure 3.6 reprendre sa respiration avant de reprendre son cours. Comme
Hiérarchie des niveaux d’intégration dans un texte imprimé moderne. nous l’avons vu, les premiers auteurs du Moyen Âge percevaient
Les lettres sont assemblées pour former des mots (w), qui sont ce flux en terme de ductus, qui était un moyen de se frayer un
assemblés pour former des phrases (s), qui à leur tour sont assemblées passage à l’intérieur d’une composition. « Le concept rhétorique
pour former la composition globale (c). de ductus », explique Mary Carruthers, « est centré sur la notion
de direction, qui permet d’organiser la structure d’une compo-
p. 118). Dans les deux cas, l’intégration ne se fait pas de manière sition comme un voyage, qui se déroule suivant des étapes, et
continue, mais construite. C’est ce qui explique pourquoi, pour dont chacune se caractérise par un flux particulier » (Carruthers,
revenir à Solnit et à son rêve d’écrire en suivant une seule ligne 1998, p. 80).
continue, la réalisation de ce rêve est inévitablement empêchée Le flux est ici comparable au relief d’un pays qui, lorsqu’on
par la prémisse qu’un texte se compose de phrases. La  phrase marche sur un chemin, se présente sous la forme de surfaces
est en effet un artefact du langage, construit conformément aux de textures diverses qui apparaissent et disparaissent sous nos
règles d’assemblage que nous appelons « grammaire ». Chaque yeux. Les  « étapes » de la composition peuvent être comparées
phrase est constituée de mots. Mais à partir du moment où non aux étapes qui jalonnent un parcours, mais aux panoramas
les mots sont traités comme des briques pour construire une successifs qui se découvrent en cours de route et qui mènent
phrase, on cesse de les voir comme des événements qui arrivent, à un but. Aller d’étape en étape, c’est un peu comme, en tour-
dans des lieux en bordure d’un chemin – ce qu’ils sont pour le nant à un coin de rue, découvrir chaque fois un nouvel hori-
conteur ou le scribe. Ils se mettent à exister comme des entités zon (Ingold, 2000, p. 238). Mais de la même façon que l’écriture
discrètes disposées sur l’espace de la page. Eux aussi sont consti- manuscrite a cédé la place au texte imprimé, que la page a perdu
tués d’éléments : les lettres individuelles. C’est pourquoi la ligne sa voix, et que la lecture est passée du trajet à la navigation –
de Solnit, enchaînement de lettres périodiquement interrompu en reliant les différents éléments de la structure –, le flux du
par des espaces et des marques de ponctuation, ne peut même ductus a été stoppé, laissant la place à une myriade de minus-
pas se mettre en route. Ce n’est pas un mouvement qui suit un cules fragments. Par conséquent, le rôle de la ponctuation ne
chemin mais une chaîne de connecteurs immobile. fut plus d’aider les lecteurs à moduler leur flux, mais plutôt
Pour compléter l’argument développé dans cette partie, reve- de les aider à reconstituer et rassembler les éléments du texte.
nons à l’irascible élève d’Arist­­­ote, Aristoxène de Tarente, dont Les marques de ponctuation, qui au départ signalaient les tour-
nous avions parlé au chapitre  i. Rappelons qu’Aristoxène avait nants ou les pauses sur le chemin, indiquent aujourd’hui les

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points d’articulation d’un assemblage, délimitant les segments


d’une structure syntaxique intégrée verticalement. Ils n’ont rien
à voir avec la performance, et tout à voir avec la cognition.

Autour du lieu

La grande victime de cette fragmentation des lignes de mou-


vement, de savoir et de description que nous avons évoquée au
point précédent, et de leur compression dans des espaces res-
treints, est le lieu. Autrefois perçu comme un moment de repos
sur un chemin de mouvement, le lieu a été redéfini à l’époque
moderne : il prend aujourd’hui la forme d’un nexus où sont
contenues toutes les formes de vie, de croissance et d’activité.
Entre ces lieux, il n’existe plus que des connexions. Sur une carte
topographique, tous ces lieux sont traditionnellement figurés
par un point. Pour montrer qu’il est occupé, il peut aussi être
figuré par un cercle, où ses multiples occupants – les personnes
et les choses qu’on y trouve – sont indiqués par des points situés
à l’intérieur du cercle, comme ceci :

Dans ce type de description, l’identité des occupants n’a


rien à voir avec l’endroit où ils se trouvent ou avec la manière
dont ils y sont arrivés. L’image ressemble à ces jeux où les par-
ticipants déplacent leurs pions à tour de rôle sur les cases d’un
plateau (figure  3.7). Le  joueur choisit un pion et conserve le
même jusqu’à la fin de la partie, indépendamment des dépla-
cements qu’il effectue. De  la même façon, nous avons vu que
les identités substantives des hommes et des marchandises – à
savoir les caractéristiques qui déterminent leur nature particu-
lière – ne sont normalement pas supposées être affectées par Figure 3.7
leur transport d’un endroit à un autre. Mais  inversement, tout Partie d’échiquier du jeu de société Voyage en Europe. Les joueurs
comme les positions sur le plateau de jeu sont déterminées à doivent déplacer leurs pièces d’une ville à une autre, en fonction des
l’avance, l’identité de chaque site est spécifiée indépendamment cartes qui leur ont été distribuées. Leurs déplacements sont déterminés
de l’identité de ses occupants plus ou moins temporaires. Sur par le lancement des dés et s’effectuent en suivant le marquage des
lignes.
une carte comme sur le plateau de jeu, les emplacements ou

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Figure 3.8 Figure 3.9
Modèle en étoile du type centre / périphérie (à gauche) comparé à Figure reproduisant des sites de cheminement, d’après un dessin
une autre vision de lieu, celle d’un nœud constitué de lignes de vie warlpiri sur papier. Redessiné par Munn (1973a, p. 194). Avec
entrelacées (à droite). Sur le schéma de gauche, le cercle représente l’autorisation d’Oxfor­­­d University Press.
un lieu, les points sont ses occupants, et les lignes droites indiquent
les connecteurs d’un réseau de transport. Sur le schéma de droite, les
lignes sont des habitants, et le nœud central est un lieu. réservoir de vie qui est relié à d’autres lieux comme des points
nodaux à l’intérieur d’un réseau (Munn, 1973a, p. 213-215). Mais
cette apparence est trompeuse. Le fait que le site soit générale-
les positions peuvent être reliés par des lignes pour indiquer ment décrit, comme dans notre illustration, non par un cercle
les déplacements possibles. Bien entendu, ces lignes sont des unique mais soit par plusieurs anneaux concentriques, soit par
connecteurs statiques qui relient des points. Ensemble, ils for- une spirale s’enroulant vers le centre, est un indice important.
ment un réseau où chaque lieu apparaît comme une plate-forme Munn ajoute également que les anneaux concentriques et la spi-
centrale [hub], d’où partent des connexions disposées en étoile rale sont considérés comme deux formes équivalentes (1973a,
(voir figure 3.8, à gauche). p. 202). Ces formes ne sont ni statiques, ni à strictement parler
À première vue, il existe une forte ressemblance entre ce fermées sur elles-mêmes. Elles n’entourent rien d’autre qu’elles
type d’image et les motifs que les Warlpiri du centre de l’Austr­­­ mêmes. Elles ne décrivent pas de périmètre extérieur à l’inté-
alie dessinent, souvent dans le sable avec leurs doigts, en même rieur duquel la vie serait contenue, mais plutôt le courant de la
temps qu’ils racontent les récits de création et les itinéraires vie elle-même qui rayonne autour d’un foyer. Dans la façon de
effectués par leurs ancêtres au Temps du rêve. Les sites où sont penser des Warlpiri, le lieu est comme un vortex. Même si tra-
apparus les ancêtres, ainsi que ceux qu’ils ont traversés, sont ditionnellement les anneaux ou les spirales sont reliés par des
décrits par des cercles ; les chemins qui relient ces sites sont lignes séparées qui semblent les croiser, le mouvement qu’elles
figurés par des lignes. Dans l’exemple reproduit en figure  3.9, sont censées traduire est continu. Après être sorti de terre au
un dessin sur papier, l’ancêtre sort de terre au point a, il voyage niveau du point focal, l’ancêtre « marche en cercle » et établit
autour de b, puis passe par c, d, e et f, avant de retourner sous des campements ; la spirale qu’il décrit s’élargit, jusqu’à ce qu’il
terre au point a.  Pour nous à première vue, comme d’ailleurs parte vers un autre endroit. Pour revenir, il reprend le même
pour l’ethnographe des Warlpiri Nancy Munn, ce lieu évoque un chemin dans le sens inverse. Voici ce que cela donne :

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Pour la même raison que les lignes circulaires des dessins Il n’est bien sûr pas le seul à passer du temps à cet endroit,
Warlpiri ne sont pas contenues, les lignes droites ne sont pas car il rencontre d’autres personnes qui sont sans doute arrivées
reliées. Ces deux types de lignes – les lignes droites et les lignes par d’autres chemins et qui, à leur tour, repartiront par des che-
circulaires – sont les traces des mouvements gestuels de la main mins séparés. Si nous faisons figurer leurs chemins, l’image sera
qui, en dessinant, retrace les mouvements des ancêtres sur leurs beaucoup plus alambiquée. L’endroit prendra alors l’aspect d’un
chemins d’origine. Pour Munn, chacun de ces chemins est « une nœud complexe. Mon intention n’est pas ici de démêler ce nœud,
sorte de ligne de vie » (1973a, p. 214), traçant une progression mais de le comparer au modèle en étoile (de type « centre et péri-
faisant alterner des mouvements dirigés vers l’intérieur et des phérie ») avec lequel j’ai introduit cette section (voir figure  3.8).
mouvements dirigés vers l’extérieur. Quand  il est tourné vers Sur ce modèle, le centre [hub] – un conteneur de vie – est nette-
l’extérieur, le mouvement circulaire finit par s’éloigner ; quand il ment distinct des individus qu’il contient – chacun étant repré-
est tourné vers l’intérieur, le mouvement devient un mouvement senté par un point mobile – ainsi que des lignes qui le relient à
circulaire. En revanche, au milieu du site, comme dans l’œil du d’autres centres à l’intérieur du réseau. À l’inverse, le nœud [knot]
vortex, rien ne bouge. C’est le point de repos absolu où, pour les ne contient pas la vie, étant précisément constitué des lignes le
Warlpiri, l’ancêtre retourne dans la terre d’où il avait émergé. long desquelles la vie est vécue. Ces  lignes sont liées ensemble
Le  retour n’est cependant jamais définitif, car la puissance dans le nœud, et non reliées par lui. Elles continuent en dehors
ancestrale qui anime le lieu se réincarne périodiquement dans de lui, et sont rejointes par d’autres lignes dans d’autres nœuds.
les générations des êtres vivants qu’elle engendre, qui sortent Ensemble, elles constituent ce que j’ai appelé un maillage [mesh­
de la terre à la naissance et y retournent quand ils meurent. work]. Chaque lieu est donc un nœud de ce maillage, et les fils à
En  tant qu’habitants des lieux où ils sont nés, les hommes et partir desquels il est tracé sont des lignes de trajet.
les femmes Warlpiri reproduisent à travers leurs activités quoti- C’est la raison pour laquelle j’assimile les voyageurs itinérants
diennes les déambulations de leurs ancêtres, bien qu’à une plus à des habitants, et non à des locaux, et que je préfère assimiler
petite échelle : ils laissent une myriade de vaisseaux capillaires, leur savoir à un savoir d’habitant et non à un savoir local. Car
alors que les ancêtres ont laissé de larges artères. Pour eux aussi, on aurait tort de croire que ces peuples restent confinés dans un
la vie continue à se développer autour des lieux, mais aussi ail- lieu particulier, ou que leur expérience est circonscrite par les
leurs, vers et en dehors de ces lieux. On établit son campement horizons restreints d’une existence qui ne serait vécue qu’à un
après en avoir fait le tour à pied ; on subvient à ses besoins et à seul endroit. Mais on aurait aussi bien tort de supposer que le
ceux de ses compagnons par la chasse et la cueillette, en suivant voyageur itinérant erre sans but à la surface de la terre, sans lieu
les chemins qui vont d’un campement à un autre. Mais on ne se ni endroit où il pourrait se reposer. On ne peut pas comprendre
rend à l’intérieur d’un lieu que pour y mourir. l’expérience de l’habitation selon les termes de l’opposition
La  vie d’un Warlpiri, comme je l’ai déjà fait remarquer à traditionnelle entre colon et nomade, puisque cette opposition
propos du trajet, est représentée sur la terre par la somme de se fonde sur le principe contraire de l’occupation. Les  colons
ses chemins. Supposons, alors, que nous devions dessiner un occupent des lieux, ce que les nomades ne font pas. Les  itiné-
segment des trajets effectués par une personne, indiquant son rants ne sont pas des occupants ratés ou réticents mais des habi-
arrivée dans un lieu, son installation temporaire, et son départ tants accomplis. Il  ont certainement beaucoup voyagé, se sont
définitif. Cela pourrait ressembler à ceci : beaucoup déplacés d’un lieu à un autre – couvrant souvent des
distances considérables – et ont contribué par ces mouvements

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au développement constant de chacun des lieux par lesquels ils voyageur arriverait immédiatement à sa destination. Mais dans
sont passés. Bref, le trajet n’est ni dénué de lieu ni attaché aux la pratique, le transport n’est jamais parfait, tout comme on ne
lieux, mais il participe à leur création. On pourrait le figurer par peut pas être en plusieurs endroits en même temps. Tout sys-
une ligne fluide passant par plusieurs endroits, comme ici : tème a ses failles. Ainsi, contrairement à l’itinérant qui avance
avec le temps, le passager transporté fait la course contre lui ;
pour lui, ce moment de transition n’est pas un potentiel de
croissance organique, mais il est plutôt synonyme de limita-
tion mécanique. S’il n’en tenait qu’à lui, il accéderait simultané-
ment à tous les points de son réseau de connexions, tracés sur le
Mais revenons à présent à cet autre type de ligne, la ligne plan du présent. Mû par un idéal inatteignable, notre individu
pressée, celle que Klee comparait à « un déplacement pour se presse d’un point à un autre, essayant d’être partout à la fois
affaires ». À  strictement parler, bien sûr, ce n’est pas la ligne, sans toutefois jamais y parvenir. Le  temps que cela prend est
mais un point, qui est en déplacement. Suivant une chaîne de une bonne indication de son impatience.
connexions, on saute d’un lieu prédéterminé à un autre, comme Bref, la possibilité du transport pur est une illusion. Nous ne
ceci : pouvons pas parcourir la monde en quelques sauts, de même
que l’itinérant n’est jamais tout à fait le même au départ et à l’ar-
rivée. C’est précisément parce que le transport parfait est impos-
sible – parce que tout voyage est un mouvement en temps réel –
que les lieux ne sont pas seulement des lieux : ils ont aussi des
histoires. Par ailleurs, puisque personne ne peut être partout à
Supposons que ce point représente un individu qui a un emploi la fois, on ne peut pas entièrement dissocier la dynamique du
du temps chargé. Courant d’un rendez-vous à l’autre, il est tou- mouvement de la formation du savoir, comme si les deux se
jours pressé. Pourquoi doit-il en être ainsi ? situaient sur deux axes orthogonaux, l’un étant orienté latérale-
Pour l’itinérant, dont la ligne est partie « en promenade », la ment et l’autre verticalement. En  pratique, l’esprit ne peut pas
question de la vitesse ne se pose pas. Se poser la question de s’élever et quitter la surface de la terre en se détachant du corps
la vitesse de l’itinérant n’a pas plus de sens que de se préoccu- pour aller parcourir le monde et collecter des données en vue de
per de la vitesse avec laquelle la vie passe. Ce qui importe n’est créer des structures de savoir objectif. L’objectivité pure est aussi
pas la vitesse à laquelle on se déplace, en terme de ratio entre illusoire que le transport pur, en grande partie pour les mêmes
une distance et une durée, mais plutôt que le mouvement soit raisons. Cette  illusion ne peut être conservée que si l’on sup-
en phase, ou en accord, avec les mouvements d’autres phéno- prime l’expérience incarnée du mouvement entre un lieu et un
mènes du monde habité. La question « Combien de temps cela autre ; ce mouvement est inhérent à la vie, au développement et
prend-il ? » n’est pertinente que lorsque la durée d’un voyage se au savoir. Pour faire son travail, le géomètre doit se déplacer et
mesure à l’aune d’une destination décidée à l’avance. Mais dès venir sur place ; il doit nécessairement promener son regard sur
lors qu’on réduit la dynamique d’un mouvement à la mécanique le paysage. De même que le lecteur moderne tourne les pages en
de la locomotion, comme dans le cas du transport orienté vers promenant son regard sur le texte imprimé. Dans les deux cas,
une destination, la durée du voyage devient un enjeu essentiel. l’expérience du mouvement est appelée à empiéter sur les pra-
Le  voyageur dont le métier consiste à s’arrêter en des points tiques d’observation. Pour nous tous, en réalité, le savoir ne se
précis souhaite passer son temps dans un lieu et non entre construit pas en traversant la route, il se développe en chemin.
deux lieux. Quand  il est en transit, il n’a rien à faire. Au cours Ce qui rend sans doute la situation des hommes dans les
de son histoire, le transport a tout fait pour réduire ces périodes sociétés métropolitaines si difficile aujourd’hui, c’est d’être
liminaires et intermédiaires, en concevant des moyens méca- obligé d’habiter dans un environnement qui a été prévu et
niques toujours plus rapides. En théorie, la vitesse du transport expressément construit pour les besoins de l’occupation.
peut être augmentée indéfiniment ; dans un système parfait, le L’architecture et les espaces publics de l’environnement

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chapitre iii

construit enferment et contiennent ; ses routes et ses voies


rapides sont connectées. Les  systèmes de transport d’au-
jourd’hui couvrent le globe en un vaste réseau de liaisons entre
des destinations. Pour les passagers, sanglés sur leur siège, le
voyage n’est plus une expérience de mouvement où l’action et
la perception sont intimement liées ; il est devenu une expé-
rience d’immobilité forcée et de privation sensorielle. À  l’arri-
vée, le passager, détaché de ses ceintures, s’aperçoit finalement
que sa liberté de mouvement est circonscrite aux limites du site.
Pourtant, les structures qui enserrent, canalisent et contiennent
ne sont pas immuables. Elles sont continuellement sapées par
les tactiques et les ruses des habitants, dont les « lignes d’erre »
ou l’« entrelacs de parcours  »  – pour reprendre les expressions
respectives de Deligny et de Michel de Certeau (1990, xxxix) –
court-circuitent les visées stratégiques des maîtres d’ouvrage
de la société, pour qu’elles s’usent et finissent par se désinté-
grer. En  dehors des êtres humains qui respectent ou non ces
règles du jeu, il y a parmi ces habitants un nombre incalculable
de créatures non humaines qui, elles, les ignorent totalement.
En volant, rampant, serpentant et creusant sous et sur l’infras-
tructure lisse et linéarisée du monde occupé, toutes sortes de
créatures réintègrent et réagencent sans relâche ces fragments
croulants pour les adapter à leurs modes de vie.
En effet, rien ne peut échapper aux tentacules du maillage de
l’habitation, dont les lignes en perpétuelle extension s’insinuent
dans toutes les crevasses et les fissures qui pourraient poten-
tiellement croître et se mouvoir. La  vie refuse d’être contenue.
Elle se faufile un chemin dans le monde en suivant les innom-
brables lignes de ses relations. Mais si la vie n’est pas enfer-
mée dans des barrières, elle ne peut pas non plus être encer-
clée. Que devient dans ce cas notre concept d’environnement ?
Littéralement, l’environnement est ce qui entoure. Mais pour
les habitants, l’environnement ne se définit pas par les environs
d’un espace délimité ; il est une zone où les différents chemins
qu’ils empruntent sont complètement enchevêtrés. Dans cette
zone d’enchevêtrement – maillage de lignes entrelacées –, il
n’y a ni intérieur ni extérieur, seulement des ouvertures et des
passages. En  bref, l’écologie de la vie doit être une écologie de
fils et de traces, et non de points nodaux et de connecteurs. Son
sujet d’étude doit porter non pas sur les relations entre des orga-
nismes et leur environnement extérieur, mais sur les relations
qui accompagnent l’entrelacs de leurs lignes de vie. En un mot,
l’écologie est l’étude de la vie des lignes.

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