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chaoïd

création critique
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Parabole du phalène Georges Didi - Huberman - page 2


L’ «hors-dinaire» de la différence sexuelle Pierre-Henri Castel - page 11
Slogans (extrait) Maria Soudaïeva - page 17
Le bon lyrique (translations) Joris Lacoste - page 30
Les vécés étaient fermés de l’intérieur Olivier Doumeix - page 34
Le voyage d’hiver Georges Perec / Fanny de Chaillé - page 37

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Parabole du phalène

chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004


Georges Didi-Huberman

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Imaginons l’image sous les traits d’un phalène
(les phalènes étant ces papillons auxquels Aby
Warburg, pendant ses épisodes de folie, s’adres-
sait de préférence aux êtres humains dont il se
méfiait avec raison mais aussi, par moments, plus
que de raison). Il y a des gens très sérieux qui pen-
sent n’avoir rien à apprendre de ces bestioles et
qui, par conséquent, ne voudront jamais perdre
leur temps à regarder passer un papillon. Ceci
dans la mesure, justement, où le papillon ne fait
que passer et relève, par conséquent, de l’accident
plus que de la substance. Beaucoup de gens
croient que ce qui ne dure pas est moins vrai que
ce qui dure ou que ce qui est dur. C’est si friable,
un papillon, cela dure si peu.
Et puis c’est joli, c’est « esthétique », comme on
dit. Mais « esthétique » n’est pas toujours un
compliment dans la bouche des professionnels de
la vérité, en particulier de la vérité historique, poli-
tique ou religieuse. « Esthétique », c’est un peu
comme une cerise sur le gâteau du réel ; ce serait
donc décoratif et inessentiel. Alors, on dira que le
papillon est fort peu de chose, ce qui est vrai. Pire,
qu’il détourne notre vue de l’essentiel : si sa forme
même est aussi fascinante, n’est-ce pas le signe
qu’il porte avec lui les puissances du faux ? Il serait
donc préférable de le laisser passer, et de passer à
autre chose de plus sérieux.

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Or, il y a aussi des gens plus propices à regarder, à observer, voire à contempler.
Ils attribuent aux formes une puissance de vérité. Ils pensent que le mouvement
est plus réel que l’immobilité, la transformation des choses plus riche d’ensei-
gnements, peut-être, que les choses elles-mêmes. Ces gens se demandent si
l’accident ne manifesterait pas la vérité avec autant de justesse — l’un n’allant
pas sans l’autre, à leurs yeux — que la substance elle-même. Alors, ils acceptent
de prendre, et non de perdre, le temps de regarder un papillon qui passe, je
veux dire une image que l’on surprend à la cimaise d’un musée ou parmi les
pages d’un album de photographies.

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Ils vont quelquefois dans l’atelier ou le laboratoire, ils suivent la fabrique de
l’image, ils observent la chrysalide, ils attendent, yeux grands ouverts, les
latences de la forme longtemps prisonnière. Ils surprennent, quelquefois,
un moment de la gestation, ils voient quelque chose se former : émotion de
découvrir cela.

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Puis, l’image devient mature — comme le papillon devient imago —, et elle
prend son envol. Autre émotion.

6
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7
Mais le paradoxe est déjà là. Car c’est
au moment où on peut enfin la voir
pour ce qu’elle offre de beautés, de for-
mes, de couleurs, qu’elle se met à batt-
re des ailes : on ne la voit donc plus que
de façon saccadée. Puis elle s’envole
pour de bon, c’est-à-dire qu’elle s’en
va. On la perd donc de vue : aggrava-
tion du paradoxe. Sa splendeur colorée
devient un pauvre point noir, minuscu-
le dans l’air. Puis, on ne voit plus rien,
ou plutôt : on ne voit plus que l’air.
Autre genre d’émotion.

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On veut la suivre, pour la regarder. On se
met soi-même en mouvement : émotion. À
ce moment-là, de deux choses l’une. Si l’on
est chasseur-né, ou fétichiste, ou angoissé
de devoir la perdre, on voudra, aussi vite
que possible, l’attraper. On court, on vise,
on lance le filet : on l’attrape. Autre genre
d’émotion. On étouffe la merveille dans un
bocal avec de l’éther. On rentre chez soi, on
épingle le phalène, délicatement, sur une
planchette de liège. On le met sous vitre.
On voit parfaitement, désormais, la réticula-
tion des formes, l’organisation des symé-
tries, le contraste des couleurs : nouvelle
émotion. Mais on s’aperçoit — bientôt ou
dans très longtemps, malgré la joie du tro-
phée, malgré la fraîcheur, toujours vive, des
couleurs — qu’à cette image il manque tout
de même l’essentiel : sa vie, ses mouve-
ments, ses battements, ses parcours impré-
visibles, et même l’air qui donnait un milieu
à tout cela. L’émotion tombe, ou peut-être
change. On se rattrape avec l’érudition, on
collectionne, on achète d’autres épingles et
d’autres planchettes de liège, on vit dans
une odeur d’éther, on classe, on devient
expert. On possède des images. On peut en
devenir fou.

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Si l’on n’est pas chasseur-né et qu’on ne
songe pas encore à devenir un expert ou à
posséder quoi que ce soit, on voudra, plus
modestement, suivre l’image du regard.
On se met donc en mouvement : émo-
tion. On court, sans filet, toute la journée,
derrière l’image. On admire en elle cela
même qui échappe, le battement des
ailes, les motifs impossibles à fixer, qui
vont et viennent, qui apparaissent et
disparaissent au gré d’un parcours impré-
visible. Émotions singulières. Mais tombe
le jour. L’image est de plus en plus diffici-
le à discerner. Elle disparaît. Émotion. On
attend. Rien. On regagne sa demeure. On
allume la bougie sur la table et, tout à
coup, l’image reparaît. Émotion. On est
presque heureux. Mais on comprend
bientôt que l’image ne nous aimait pas,
ne nous suivait pas, ne tourne pas autour
de nous, sans doute nous ignore tout à
fait. C’est la flamme qu’elle désire. C’est
vers la flamme qu’elle va et vient, qu’elle
s’approche, qu’elle s’éloigne, qu’elle s’ap-
proche d’un peu plus près. Bientôt, d’un
coup, elle s’enflamme. Émotion profon-
de. Il y a sur la table un minuscule flocon
de cendre.

Georges Didi-Huberman

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I. Vous le savez, nous travaillons sur L’hors dans était considéré comme intérieur ou extérieur (au
ses dimensions les plus hétéroclites. Nous vou- sujet, à sa construction sociale ou biologique) ?
lons faire de cette proposition une incitation à
penser certains problèmes qui se posent à nous, II. Pourriez-vous dans ce sens définir le trans-
aujourd’hui, dans les différents champs que sexualisme ? Ne bouleverse-t-il pas totalement

L’ « hors-dinaire » de

chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004


nous rencontrons dans notre recherche, laquelle l’idée que l’autre sexe serait un dehors absolu en
est essentiellement littéraire mais qui, précisé- ce que, très exactement dans ces cas, le dehors

la différence sexuelle
ment, ne dédaigne pas à se frotter à son dehors : est dedans et vice-versa ?
les différentes pratiques artistiques, danse, théât-
re, cinéma, arts plastiques, littérature bien sûr, III. Peut-on établir selon vous un lien entre la
mais aussi le champ de la pensée critique, de la transsexualité et l’homosexualité ? Quelles
Entretien avec théorie. L’hors, autrement que le centre, permet- conséquences théoriques en tirer ?
Pierre-Henri Castel il de penser l’œuvre et le rapport que nous entre-
tenons avec elle ? Faut-il le distinguer à la fois de IV. Naïvement, je suis frappé par le binarisme
la marge et de l’envers ? Qu’est-ce qu’un dispo- de l’alternative transsexualiste : il s’agit toujours
Pierre-Henri Castel est né en 1963. Historien, sitif esthétique ? Quelle conception de l’espace d’accorder un sentiment d’appartenance sexuel
philosophe des sciences, psychanalyste, il a écrit La se joue dans un dispositif esthético-politique ? à une réalité biologique par le truchement du
Querelle de l'hystérie: La formation du discours Qu’est-ce qu’un décadrage esthétique ? Les corps médical, mais par définition il n’y a théori-
psychopathologique en France (1881-1913), en 1998, mutations esthétiques procèdent-elles toujours quement que deux possibilités et un seul mou-
et la même année, Introduction à la lecture de d’une sortie ? D’une rupture ? En quoi cette vement : changer de sexe, « devenir » homme
"L'interprétation du rêve" de Freud : Une philosophie notion peut-elle nourrir les réflexions sur la quand on était biologiquement une femme,
de l'esprit inconscient, ces deux livres aux PUF. Aux modernité et la postmodernité ? « devenir » femme quand on était biologique-
PUF toujours, il a dirigé en 2003 un ouvrage Il nous est apparu que cette question de l’hors, ment un homme. Les deux cas sont-ils attestés
intitulé Freud : Le moi contre sa sexualité. Son dernier que nous vocalisions ainsi spontanément, recou- ou les transsexuels sont-ils toujours, « au
ouvrage s’intitule La métamorphose impensable. Essai vrait un intense intérêt pour le « dehors », celui- départ », des hommes ? Qu’en conclure ?
sur le transsexualisme et l'identité personnelle, "NRF" ci historiquement daté, à savoir cette période Mais une question me vient : avez-vous rencon-
Gallimard, Paris, mars 2003. Nous lui avons à cette qu’une certaine critique appelle « l’avant-garde tré, dans les cas que vous avez analysé, dans vos
occasion demandé un entretien, proposition à », laquelle recouvre certes des périodes différen- différents travaux, un désir bien particulier qui
laquelle il a bien voulu répondre. Nous publions ici, tes suivant le champ critique ou historique dans serait celui, précisément, d’échapper à cette
à la suite, les cinq questions posées et lequel on se place, mais que nous identifions alternative laquelle pourrait être vue, d’une cer-
le texte qu’elles ont suscité. pour notre part à une période bien précise, géo- taine manière, comme désespérante ? Je veux
graphiquement circonscrite, à savoir les années dire par là : le désir de changer de sexe, d’accor-
60, 70 en France. der chirurgicalement et hormonalement son
Nous pourrions ainsi peut-être commencer notre sexe biologique à son sexe psychique, ne pour-
entretien de cette manière : cette période, dite de rait-on pas voir cela comme le désir d’échapper à
l’avant-garde, vous paraît-elle particulièrement la sexualité même, en tant que celle-ci détermi-
emblématique d’une redéfinition de l’identité nerait tout être humain dans son réel ? Si l’opé-
sexuelle ? Et si oui, engage-t-elle de façon spéci- ration transsexuelle « réussie » est vécue comme
fique une redistribution de ce qui auparavant une normalisation, réparatrice en quelque sorte

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d’une injustice de la nature, quel sens donner à Je vous remercie tout d’abord de ces ques- est extrêmement difficile à établir. Le côté
une identité sexuelle qui ne serait plus détermi- tions, dont je sens avec vous le poids, et qui, scandaleux, subversif, et en même temps, du
née par le réel de la nature mais qui serait tou- telles que vous les formulez, ne me mettent moins dans les idéaux affichés, joyeusement
jours potentiellement erronée ou inadéquate ? pas trop en difficulté si d’aventure ce que je émancipateur de ces nouvelles « identités de
Bref, avez-vous rencontré dans vos travaux ce vous réponds est « hors-sujet ». genre », en dit long sur la solidité méconnue
qu’on pourrait appeler la question du «hors- Touchant le premier point, je réserverais plu- de toutes les institutions sociales qui font
sexe»? Peut-on, et sinon pourquoi ne peut-on tôt mon point de vue. Les notions contempo- quoi, sinon le tolérer, et dans un nombre crois-
pas, mettre en rapport le transsexualisme avec raines d’esthétique, de critique, d’avant-garde, sant de cas, soutenir médicalement, juridique-
ce qu’il faudrait considérer comme un certain de rupture et de « différence » au sens large ment, moralement même, des aventures de ce
sentiment asexuel ? semblent si étroitement solidaires, dans la style. Bien plus, on ne voit pas assez combien
« post-modernité », qu’y recourir en tant que ce qui apparaît encore pour les protagonistes
V. Les transsexuels sont-ils des anges ? Hors sexe telles serait à mes yeux contribuer à recentrer le relever de la transgression ultime (avec le
ou pas, la démarche consiste toujours réellement débat, avec la menace, comme je l’expliquerai corps, la subjectivité, le langage), n’est fonda-
à se situer délibérément hors généalogie. Il n’y plus bas à propos de certains de mes thèmes mentalement que la prolongation agie de
aurait de transmission dans la transsexualité de préoccupation, de fabriquer une sorte de lignes de fuite dessinées depuis longtemps
que d’elle même, dans son destin social que néo-classicisme de l’hyper-critique, où tout le dans la grammaire logique (je me sers souvent
chaque démarche singulière propose. Cela n’est sel de ce que vous tentez de préserver comme de cette expression de Wittgenstein), mais
ni une maladie, ni un désir particulièrement horizon serait peu ou prou gâté. aussi esthétique, de la modernité post-roman-
exceptionnel certes, mais peut-être, pour repren- Il est exact que le transsexualisme, dans la ver- tique. Une « Grammaire esthétique » des jeux
dre le mot de Lacan, que vous citez à propos du sion actuelle la plus « avant-gardiste » de ce de l’identité sexuelle et subjective : ce serait, à
célèbre économiste Donald/Deirdre McCloskey, qui se présente comme une subversion radica- mon sens, ce qui émergerait d’une lecture soi-
« une solution élégante »… le des « identités de genre » (sexe a perdu son gneuse (je me contente de la suggérer dans La
cas duel en se métamorphosant en genre, métamorphose impensable) d’un livre comme
identité, au contraire, est devenu essentielle- Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier.
ment pluriel) a de multiples incidences politi- Ce manifeste libéral-romantique du droit de
co-esthétiques, le plus souvent dans un regist- tout dire en art prend en effet appui sur un
re spectaculaire : du body art chirurgicalement dispositif de renversement, d’inversion, de
assisté aux aspirations libertaires mettant le métamorphose des sexes et des érotismes, qui
doigt sur les zones obscures de nos systèmes n’a justement nul besoin d’appareil techno-
juridiques (jusqu’à quel point peut-on médical, mais d’une idée bien particulière du
« disposer de soi-même » ?). Difficile de nier, moi, au moment tout à fait extraordinaire où
donc, si minoritaires que soient les trans- surgit dans notre culture la représentation
sexuels, ou mieux, les transgénéristes, qu’ils selon laquelle, quand un homme ou une
forment une pointe avancée pour des soucis femme disent « moi », ils disent la même
évidemment universels, ou de nier que ce chose, ce qui veut encore dire que les qualités
qu’ils inventent, et qui est plus varié qu’on ne sexuelles se greffent sur ce noyau « homogè-
croit, n’ait une signification pour tout le ne » (si j’ose dire) du moi universel, et que des
monde. choses aussi bizarres pour tant de contempo-
Maintenant, la spécificité de ce qui se passe là rains des romantiques, comme l’amour-

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fusion, l’égalité politique des sexes (chez ce qui est tout de même étonnant, tout le préalable d’identité est également inscrutable
Stuart Mill), voire le mariage par inclination contenu de la notion de transsexualisme ! Car du dehors), et comble du comble, cette auto-
personnelle, se changent en normes nouvelles c’est de cela qu’il s’agit : une condition qui construction du genre est auto-immunisée
dans un monde nouveau. Théophile Gautier touche tant les hommes que les femmes, mais contre toute critique de type juridico-éthique,
dit érotiquement, à mon avis, ce qui devient justement, dans ce qui les oppose complète- dans la mesure où elle intègre toutes nos
alors pensable — en particulier, que si je ment ; un état sans corrélat biologique cons- conceptions collectives ordinaires sur la pro-
« change de sexe », je reste néanmoins « moi- tant connu, mais qu’on trouve aussi chez des priété de soi (self-ownership), sur le droit à ne
même », ou un moi qui subsiste comme le intersexuels atteints d’anomalies sexuelles pas subir d’intrusions extérieures dans les
sujet d’expérience de l’altération la plus inouïe physiques ; et enfin une psychose qui n’est pas matières qui ne regardent que nous (right of
(qui peut donc en dire et en faire bien des cho- une psychose, puisque qu’après avoir réclamé privacy), et sur le primat de la réflexion critique
ses). quelque chose qui semble entièrement déli- et de la responsabilité autonome (d’où la réfu-
Est-on franchement allé plus loin ? Ne conti- rant ou impossible, les transsexuels se com- tation libertaire des préjugés et de la domina-
nue-t-on pas au contraire à frayer toujours la portent fort souvent avec une remarquable tion sexiste, qui est une constante des plai-
même vieille ornière de la différence et de normalité psychique et sociale. Bref, c’est une doyers rationalistes dans le mouvement trans-
l’outrance post-romantique (son esthétisme usine à polémiques, l’enjeu étant la définition génériste).
néo-critique, son évidence compacte de la même. Je ferais juste remarquer que le mot Vous avez compris mon profond scepticisme
liberté subjective, son individualisme norma- « transsexualisme » déjà pose problème et touchant l’idée qu’après avoir construit les
tif) ? C’est ce que je laisse à apprécier. Je ne biaise peut-être notre compréhension. Il pré- deux sexes comme « opposés » (et il y a de
crois pas du tout anodin, par exemple, que le suppose qu’on puisse appliquer « trans- » à magnifiques travaux constructivistes, comme
transgénérisme nous vienne des Etats-Unis, « sexuel » : qu’il existe donc comme un axe de on dit, sur l’histoire de cette opposition, chez
où il est exploité pour institutionnaliser l’en- symétrie réversible (d’homme vers femme et Anne Fausto-Sterling, Alice Dregger, Gilbert
vers toujours présent des valeurs actives de la retour) là où les deux sexes sont d’ordinaire Herdt, Julia Epstein et Kristina Straub, Bernice
société américaine (self-help, militantisme conçus comme séparés. C’est d’ailleurs la Hausman, Dona Haraway… et d’autres que la
associatif, implantation dans les universités vieille question : qu’on se démasculinise (abla- place manque pour citer), on aurait l’exquise
libérales, confrontation directe avec « le » tion du pénis, hormones, etc.), c’est sûrement satisfaction transgressive de franchir plus ou
représentant sociologique-type de la vérité ce qui arrive, mais qu’on se féminise par là en moins « l’abîme qui les sépare ». Que l’autre
scientifique et morale Outre-Atlantique : le même temps, je veux dire un pas au-delà d’un sexe soit un dehors absolu, comme vous vous
médecin, etc.). Mais il me semble qu’aller semblant cosmétique, c’est énigmatique. Je exprimez, est certainement une formulation
« ailleurs que plus loin » (je comprends ainsi suis à cet égard sensible au fait que ce n’est pas sous-définie. Puis-je mieux faire ? Ce n’est pas
votre idée non-naïve de l’« hors »…), en un le sexe qui est au centre du problème ; c’est le sûr. Après tout, Gore Vidal, qui est dans Myra
mot, sur d’autres brisées que celles de l’ou- soi. Car le transsexualisme est un état auto- et Myron un Théophile Gautier californien
trance, est fort coûteux. diagnostiqué (on a besoin du témoignage sans concurrent, ne livre pas mieux que le
Pour votre seconde question, je vous renvoie à « intérieur » et de la demande explicite, il ne même jeu esthétique incroyablement trou-
l’article « Transsexualisme », qui vient d’être peut jamais être prédit du dehors), son traite- blant et fort, ce qui n’est pas une élucidation
publié dans le magnifique Dictionnaire de la ment est auto-prescrit (avant la médicalisa- exhaustive de l’altérité ou de la différence en
pensée médicale, qu’a dirigé Dominique tion, certains transsexuels s’auto-mutilaient), cause.
Lecourt (PUF, 2004). J’y propose non une ce traitement est auto-évalué (car « l’effet que Si j’essaie, voilà à quoi j’arrive. Il ne fait guère
définition, mais quelque chose d’un peu diffé- ça fait » d’avoir ou non « changé de sexe » de doute que les concepts savants du sexe sont
rent : le relevé des points de désaccord qui font, conformément à son vœu ou à son sentiment relativisables : aux moyens techniques et

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scientifiques de les construire, aux cas obser- catégoriser, nous a démenti. On assiste consistance ou de la relativité historico-cultu-
vés, au contexte politique et social qui fait aujourd’hui, en génétique, à un mouvement relle de mon identité. Il y a en effet des choses
alternativement de la différence des sexes une similaire : on a longtemps cru que les hommes dont on est si certain, que c’est leur certitude
cause à sauver ou une prison à démolir (le étaient XY et les femmes XX ; avec la décou- même qui permet de douter à bon droit d’au-
fameux « danger de l’homosexualité » est à verte du gène DAX1 et des mécanismes com- tres choses. Par exemple, je ne choisis pas la
cet égard un index des positions possibles, on plexes de régulation du gène SRY qui régule la bouche qui dis je. Par exemple, cette main est
l’a vu dès le 19e siècle avec les intersexuels). sexuation dans notre espèce, que les choses ma main. Comment le justifierais-je ? Mais les
Cas de figure amusant : les hormones dites n’étaient pas si simples. Il existe des femmes choses dont on peut douter, et qui concerne
« sexuelles ». Ce fut un tel choc pour les fon- XY (c’est juste très rare). Mais l’investissement non la certitude, mais le savoir, commencent
dateurs de l’endocrinologie, un peu avant la sur la polarité XX/XY se révèle pour ce qu’elle un pas au-delà. Ce que je dis de moi, est-ce
guerre de 1914, de découvrir les oestrogènes, est : nous avons du mal à penser autre chose vraiment ce que je ressens ? Où donc était
puis, dans les années 20, la testostérone, que qu’un sexe et « l’autre ». cette verrue qu’on m’a brûlé quand j’avais
l’idée leur a paru tout à fait naturelle que le Toutefois, et c’est là que je me démarque for- cinq ans ? A l’index ou au majeur ? Tout mon
mâle et le femelle, puis le féminin et le mas- tement des « constructivistes » actuels (les effort consiste à faire valoir que la différence
culin, dérivaient de cette minuscule différence études sur le Gender sont par définition des sexuelle est de cet ordre : une évidence qui
biochimique entre les deux molécules. Là-des- recherches constructivistes), je pense que c’est n’est pas, et qui ne peut pas être en aucune
sus, il s’est produit deux événements fasci- là une partie de l’histoire, pas toute l’histoire. façon un « savoir » sur son identité. Si on me
nants. Tout d’abord, on s’est aperçu que les En particulier, je nie qu’on puisse en déduire demande mon sexe, je ne fais rien, de près ou
hormones sexuelles étaient en fait nécessaires que l’imposition du « dimorphisme sexuel » de loin, qui consiste à vérifier quoi que ce soit,
à bien d’autres tâches que les tâches « sexuel- dans la science et la société ne dérive que de même très rapidement, ou encore, à consulter
les » (qu’il s’agisse de la formation des os ou préjugés que pourrait lever une habile combi- un souvenir, même très enfoui. Non : je me
des mécanismes visuels) ; et puis le gynécolo- naison de critique historico-épistémologique demande ce qu’on peut bien vouloir me faire
gue allemand Bernhard Zondek découvre en et de nominalisme extrémiste (les choses ne dire, ou me demander au-delà de ce qu’on
1934 que l'urine de l’étalon produit des quan- sont que ce que les mots déterminent). demande. La preuve en est que si je tentais de
tités importantes d'oestrogènes; le mythe des Quand je dis que je suis un homme, et c’est le mettre sérieusement en doute mon identité à
hormones unisexuelles s'écroule. Un peu plus cœur (wittgensteinien) de mon argument, il cet égard, il faudrait que je suppose vraies et
tard, on comprendra même que les hormones n’est pas possible de m’objecter que je détiens bien construites encore plus de conceptions
mâles et femelles sont mutuellement des pré- là un savoir, dont il me faille justifier la posses- théoriques infiniment moins sûres chacune
curseurs de leur propre synthèse dans l’orga- sion légitime, ou contre quoi une mise en per- prise à part que la certitude qu’elles préten-
nisme (je simplifie). Quelle leçon en tirer ? spective historique devrait me mettre en dent toutes ensemble inquiéter. Il faut une
Juste que la différence sexuelle n’a pas du tout garde. Si on met en défaut ma capacité à dire confiance assez exorbitante dans des choses
été expliquée causalement par l’existence de en quoi consiste ce savoir (comment est-ce comme le relativisme des contextes histo-
substances biologiques spécifiques ; à l’inver- que je sais que je suis un homme, etc.), en riques ou la logique du nominalisme, pour les
se, on est parti de la différence sexuelle m’acculant à reconnaître que je suis pris dans mobiliser contre « je suis un homme ».
comme grille de lecture a priori, et c’est armé un cercle infini de présupposés circulaires (j’ai Dès ce moment, on s’aperçoit qu’on conven-
de cette grille qu’on a ensuite découvert dans tels organes génitaux… mais ils ne sont mâles tionnalise gratuitement énormément de caté-
la nature des substances qui se prêtaient à que parce que les hommes ont quasiment gories sexuelles, pour le seul plaisir de les rela-
cette dichotomie. Et puis la nature, qui se toujours ces organes, etc.), cette fuite dans tiviser. Mais suivre une règle (appliquer un
moque de nos idées sur la bonne façon de la l’indétermination n’est pas la preuve de l’in- concept ou une catégorie, sexuelle, par exem-

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ple, à des cas, et notamment des cas nou- té, aucun savoir ne peut rien. Elles se disent les « conséquences théoriques » à tirer de quoi
veaux), cela n’implique pas qu’on puisse arbi- d’ailleurs toujours femmes, avec une anomalie que ce soit. Encore heureux si on voit un peu
trairement en changer. Pour suivre une règle, il génétique (des chromosomes XY !). plus clair dans ce qui souffre, à mon sens, bien
faut bien des choses qui ne sont pas dans la C’est ce que j’appelle donc, pour vous répon- davantage d’être changé en représentations
règle, tellement elles vont sans dire (tellement dre, l’ « hors-dinaire » de la différence sexuel- systématiquement articulées. Dans le cas qui
ce sont des certitudes qui ne sont pas des le : pas du tout ce qui arrive dans les franchis- m’occupe, il est étonnant d’ailleurs de voir
savoirs déterminés). Par exemple, il n’y a pas sement spectaculaires des limites plus ou combien il est vital pour les transsexuels de
de règle aux échecs qui stipule avec combien moins idéalisées (et donc durcies) des sexes, savoir ce qu’ils sont ; ce que j’associe à leur
de doigts on doit prendre les pièces quand on mais dans une régression infra-théorique, perplexité devant les gens qui, nés dans le sexe
les bouge. Imaginez ce que serait une règle du dans une déprise un peu ascétique, je l’avoue, qu’ils visent, semblent ne justement jamais
jeu exposant toutes les circonstances de ce de l’idéal de « savoir » tout, de se le représen- savoir pourquoi ils font « si bien » ce qu’ils
genre : ce ne serait pas une règle du jeu, on ne ter, de pouvoir tenir dessus un discours com- font (d’où le recours plus ou moins désespéré
sait même pas bien quel genre d’instructions plet, conscient, potentiellement rectifiable, et à des théories ad hoc du « conditionnement
ce serait là. Eh bien il me semble que la diffé- qui est le poison de ces questions. La solidité social intériorisé », tandis qu’on est justement
rence sexuelle est de cet ordre : entièrement muette de l’ordinaire, voilà ce qui nous est si incapable de spécifier comment ce condition-
inspécifiable dans son contenu (on ne « sait » étrangement lointain. Voilà aussi un horizon nement a bien pu se passer).
pas ce que c’est qu’être homme ou femme) ; non-romantique de l’intimité et de ses diffé- Mais si on introduit l’idée de transsexualité,
entièrement sûre sur la base d’interactions qui rences internes ; car vous voyez que c’est bien on entre un dans domaine un tout petit peu
sont, j’insiste, non pas théoriques, mais pra- le moi qui a ces exigences relativement à l’i- différent. Un tout petit peu seulement, car la
tiques, ordinaires (on agit sur la base du fait dentité (exigences de conscience, de réflexivi- présupposition, à ce que je comprends, reste
que la « question » ne se pose même pas). Et té). Et il est inquiétant, peut-être, de penser sa la même : il y a « quelqu’un », le transsexuel,
c’est une force de la règle (entre autres, celle de propre identité comme autre chose que l’i- qui a une sexualité, qui est la transsexualité,
catégorisation sexuelle), de ce point de vue, dentité réflexive « à soi » ; peut-être encore tout de même que l’homosexuel vit son
que de « supporter » des exceptions. Car le plus dépaysant, plus angoissant, plus déstabili- homosexualité, et ce dont il s’agit, c’est de l’af-
moment où il faut changer la règle sous le sant intellectuellement et émotionnellement firmation de son identité (« moi, je suis
poids des exceptions n’est pas décidé en fonc- (si je joue encore sur les affinités de l’hors) que comme je suis ! ») à travers la vie sexuelle, les
tion d’un critère théorique : mais de conve- de « changer de sexe » pour sauver le moi. choix d’objet de désir et d’amour, etc.
nance pratique. C’est précisément pour cette Bien sûr, je crois qu’on peut très précisément Il faut déjà préciser que transsexuel n’est pas
raison que des femmes qui sont des chimères caractériser cet hors-dinaire, dans sa difficulté une identité que tous les transsexuels revendi-
(certains tissus sont XX, d’autres XY), comme extrême d’accès — je me permets de renvoyer, quent (ni donc la « transsexualité », si elle
il s’en est trouvé parmi des sportives cruelle- dans La métamorphose impensable, à tout ce existe) : c’est pour beaucoup un état de passa-
ment privées de leurs médailles parce qu’un que je raconte d’un transsexuel fondateur : ge transitoire entre homme et « vraie » femme
test génétique avait décelé des « preuves bio- Agnes, tant sur le plan sociologique (sous les — et réciproquement, bien sûr. Bien des trans-
logiques » de leur masculinité, n’apprennent yeux de Harold Garfinkel), que sur le plan psy- sexuels éprouvent douloureusement,
pas qu’elles se sont « trompées sur elles- chanalytique (puisqu’elle était traitée par d’ailleurs, qu’on émerge si difficilement de ce
mêmes » quand on leur communique ce Robert Stoller). statut-là, et qu’on soit si lentement assimilé à
résultat. Elles comprennent, par exemple, Ayant dit tout ce mal de la théorie, je passe à l’autre sexe, comme asymptotiquement.
pourquoi, comme femmes, elles sont éventuel- votre troisième question en disant combien Transsexuels, c’est encore n’être pas encore
lement stériles. Contre l’évidence de la fémini- peu m’importe, philosophiquement parlant, vraiment de l’autre sexe, où n’y être inscrit que

15
par raccroc, dans l’usage ordinaire, et c’est chanalytique standard sur la visée de la perver- une mise en abyme, que la source en est le
donc un stigmate. Cependant, quand on a sion, et d’ailleurs, chez les gnostiques de commentaire de Lacan sur le commentaire de
affaire à quelques individus exceptionnels qui l’Antiquité, c’était, croit-on, un but explicite Freud sur le texte de Schreber). Le genre fera-
prennent au sérieux la valeur subversive de de la débauche rédemptrice). Jan Morris a clai- t-il donc discours ? Je n’en sais évidemment
leur existence pour elle-même, donc comme rement exposé cette visée de l’Un, au-delà de rien. Je pense aussi que le prix à payer est fort
subversion du genre, on rencontre souvent la division sexuelle, comme un Tirésias qui élevé pour ce genre de chose, et qu’il serait
des formes particulières d’homosexualité serait resté fasciné non pas la transgression en naïf de s’imaginer que la performance ou la
transsexuelle. Par exemple, des hommes trans- tant que telle, mais par la découverte que la performativité de la déclaration de genre, à la
formés se mettent en couple avec des femmes, coupure entre sexes était un voile illusoire. Un Judith Butler, soit beaucoup mieux qu’une
et revendiquent une expérience lesbienne par- autre axe s’esquisse ici : transsexuel, c’est une caractérisation (assez maladroite) du problè-
ticulière : voyez par exemple Kate Bornstein. voie vers la transcendance en général. Mais me. Mais comme je l’ai expliqué en expliquant
Pat Califia, tout récemment, a raconté son peut-être n’est-ce pas incompatible avec un mon titre, je crains que d’autres questions
odyssée de la façon la plus précise, révélant érotisme particulier ; je ne sais pas. Je suis encore plus dérangeantes pour notre façon
combien la transsexualité est plutôt une bien, plus convaincu, en revanche, de l’insuf- même de penser concernent ce qu’il y a de
modalité globalisante de l’érotisme, prenant fisance d’une conception lacanienne du trans- plus simple et de plus proche, et peut-être
acte de la disparition de la polarité sexualisme qui a eu son heure de gloire : c’est moins le sexe que le moi.
masculin/féminin pour détruire en série toutes le « horsexe » de Catherine Millot (Horsexe :
les autres, dont on voyait mal combien elles Essai sur le transsexualisme, Point Hors Ligne,
lui étaient coordonnées : normalité/perver- Paris, 1983). Pour elle, l’identification à l’idéal
sion, hétérosexuel/homosexuel, sexualité géni- féminin servait de véritable prothèse psy-
tale/non-génitale, fétichisme/SM, passif/actif, chique, ou de suppléance à l’expérience d’un Pierre-Henri Castel
etc. Pour ma part, je suis attentif, dans ces tra- trouble psychotique structural chez les trans- Montpellier – Paris ; 23, 26 janvier 2004
jectoires, au couple jouir/mourir : la capacité sexuels (mâles). C’est ne pas rendre hommage
de liaison érotique y est soumise aux plus vives aux conceptions du « genre » dont de nomb-
tensions, et on se demande souvent si l’érotis- reux intellectuel(le)s (transsexualisé(e)s ou
me n’est pas comme une manière de ralentir pas) se sont fait les ardents défenseurs : c’est
un processus d’auto-destruction à une caden- ne pas tenir compte du fait qu’il y a là une pré-
ce si lente et si harmonieuse, qu’il en ressem- tention à structurer un authentique discours,
ble à la vie même. En tout cas, c’est ce qui donc un lien social nouveau, et à ne surtout
nous est explicitement suggéré. Si transsexua- pas s’enfermer entre individus exceptionnels
lité il y a, je doute donc qu’elle communique en-dehors des débats sociaux communs (sur
directement avec la question de l’homosexua- la liberté, l’identité, l’aliénation, le plaisir, le
lité, laquelle est surdéterminée pour son prop- droit, les usages idéologiques de la biologie, de
re compte : elle conduit à un « au-delà », mais la psychiatrie, etc.). Le genre comme « sintho-
du sexe lui-même. me », eût dit Lacan (Lacan dernière manière),
C’est peut-être ce que votre quatrième ques- voilà plutôt où je penche, donc. C’est de ce
tion sous-entend, et la cinquième aussi. sinthome que je propose de dire qu’il est la
Disons simplement que l’au-delà du sexe est « solution élégante » que je rapporte à Dee
une idée très classique (c’est une position psy- McCloskey (à quoi j’ajoute, pour terminer sur

16
Maria Soudaïeva est née en 1954 à Vladivostok, d’un père
Russe et d’une mère Coréenne.

Dans le cadre de missions que son père géologue effectuait


hors de l’URSS, elle a vécu en Corée et en Chine, mais sur-

chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004


Slogans tout au Vietnam, où elle a passé son enfance. Elle a
longtemps séjourné à Hanoï. Elle y a appris le français.

(Extraits ) De santé fragile, souffrant de troubles psychiques, elle a sou-


vent été hospitalisée. Les séjours en milieu psychiatrique l’ont
Maria Soudaïeva rendue particulièrement sensible au monde de la maladie
mentale, que l’on retrouve dans tous ses livres, associé à un
Traduit du russe par Antoine Volodine. monde totalitaire fantasmatique et à une réflexion sans com-
plaisance sur le socialisme réel dans lequel elle a été élevée.

Ses études ont été contrariées par les voyages et les périodes
d’hospitalisation. Après le lycée, elle a suivi un premier cycle
de biologie qu’elle n’a pas terminé. Très douée en langues,
elle a travaillé dans divers bureaux touristiques comme guide-
interprète, en URSS et, après la disparition de l’URSS, au
Vietnam.

En compagnie de son frère Ivan Soudaïev, elle a composé


pendant la perestroïka des poèmes et un roman, Un dimanche
à l’Orbise, dont des extraits sont parus dans une revue under-
ground d’Extrême orient.

Ses rapports conflictuels avec la société post-soviétique (elle


n’accepte pas la perspective d’une société marchande, elle
dénonce la mafia) la conduisent à fonder, avec Ivan Soudaïev,
un éphémère groupe anarchiste. Au début des années 90, elle
voyage dans toute l’Asie du sud-est et elle essaie de vivre à l’é-
tranger, en dépit de sa mauvaise santé et d’une situation pro-
fessionnelle précaire. Puis elle revient à Vladivostok.

Elle s’est donné la mort en février 2003.

Ses manuscrits, dont certaines pages ont été écrites directe-


ment en français ou auto-traduites, ont été conservés par sa
famille.
17
Antoine Volodine.
PROGRAMME
MAXIMUM

18
P OTO M O Q N U M B E R D IX

1 PETITES SŒURS DE L’AUTOMNE, CARBONISEZ TOUT


JUSQU’À POTOMOQ NUMBER DIX !

2 SORCIÈRES SORDIDES, CARBONISEZ TOUT


JUSQU’À POTOMOQ NUMBER DIX !

3 ORPHELINES NUES, ORPHELINES NON DÉPOUILLÉES, CARBONISEZ TOUT


JUSQU’À POTOMOQ NUMBER DIX !

4 INGRID, MYRIAM, RIM, MENEZ LES CHIENS RÊVEURS


À POTOMOQ NUMBER DIX !

5 ERRANTS NOIRS, CARBONISEZ TOUT


JUSQU’À POTOMOQ NUMBER DIX,
ET ENSUITE : NITCHEVO !

6 NYMPHES DES VILLES INSOUMISES, CARBONISEZ


POTOMOQ NUMBER DIX !

19
D E L’ A U B E A U C R É P U S C U L E

7 À L’AUBE : UNE TERRE IMMENSE, AU CRÉPUSCULE :


UNE BOUSE FUMANTE !

8 NYMPHES AU VISAGE IMMENSE, ANNULEZ LA DIVISION ENTRE


TERRE IMMENSE ET MER IMMENSE !

9 NYMPHES, INFANTES, ANNULEZ LA DIVISION ENTRE


FLAMME ET CENDRE !

10 NYMPHES LIVIDES, POUPÉES LIVIDES, ANNULEZ LA DIVISION ENTRE


HAUT ET BAS !

11 ANNULEZ LA DIVISION ENTRE AUBE ET CRÉPUSCULE !

12 NYMPHES MAFFLUES, DÉFERLEZ !

13 NYMPHES SALES, DÉFERLEZ, ANNULEZ LA DIVISION ENTRE


LA POULE ABSINTHE ET L’ŒUF ABSINTHE !

14 À L’AUBE : UNE TERRE LUMINEUSE, AU CRÉPUSCULE :


UN FEU DE CAMP QUI TREMBLE !

20
LAMPE GUEUSE

15 N’ÉCLAIRE PLUS,
BRANDIS LA LAMPE GUEUSE !

16 VA AVEC LES AVEUGLES SUR LA MER IMMENSE,


BRANDIS LA LAMPE GUEUSE !

17 SI LES ANGES SONT SALES,


ALLUME LA LAMPE GUEUSE !

21
M E S U R E S I M M É D I AT E S

18 DESTRUCTION IMMÉDIATE DES CHAMBRES GRISÂTRES !

19 ABOLITION IMMÉDIATE DES LOIS GRISES !

20 AUCUNE PAUSE GRISE DANS LES COMBATS AU SOL !

21 NETTOYAGE DES SITES GRANDIOSES !

22 ABOLITION DES HERBES ARCHAÏQUES !

23 DESTRUCTION IMMÉDIATE DES GIROUETTES BOSSUES !

24 DESTRUCTION DES RUCHERS ÉTRANGES !

25 EXTINCTION IMMÉDIATE DES LAMPES BOSSUES !

22
FENÊTRES

26 MANTES NUES, PRINCESSES NUES,


FABRIQUEZ VOUS-MÊME VOTRE FENÊTRE !

27 MANTES NUES, PRINCESSES À LA BOSSE ÉTRANGE,


FABRIQUEZ VOTRE FENÊTRE
ET OUVREZ-LA !

28 REINES DE L’AILLEURS NU,


ENTREZ PAR VOTRE FENÊTRE !

29 PRINCESSES À LA BOSSE ÉTRANGE,


FABRIQUEZ LA FENÊTRE DU MASSACRE, ENTREZ PAR LA FENÊTRE,
MASSACREZ !

30 APRÈS LA FENÊTRE, FABRIQUEZ LA PORTE !

31 MASSACREZ CENT FOIS DEVANT LA PORTE !

23
P R OTE CTI O N É LO I G N É E

32 PROTÉGEZ VASSILISSA, FUYEZ VERS LE TROISIÈME RIVAGE !

33 PROTÉGEZ LES PIRATES, FUYEZ VERS LA BOSSE ÉTRANGE !

34 PROTÉGEZ LES NYMPHES ÉBLOUIES, FUYEZ VERS LA DEUXIÈME OURSE !

35 RENÉGATES ROUGES, FUYEZ JUSQU’À L’ŒUF PIRATE ET PROTÉGEZ-LE !

36 PROTÉGEZ LES ŒUFS, CASSEZ LES NON-ŒUFS !

37 PROTÉGEZ LA PETITE OURSE, FUYEZ JUSQU’À L’ŒUF ARCHAÏQUE ET MANGEZ-LE !

38 DEHORS, ASSASSIN PÂLE ! VA HABITER LES DÉCHETS DE TES RÊVES !

39 DEHORS, ASSASSIN PÂLE ! VA RÔDER DANS LES BOUSES DE TES RÊVES !

40 RENÉGATES OLMÈS, EMMÊLEZ-VOUS DANS LES HERBES ET DORMEZ !

41 PROTÈGE LES NYMPHES JAUNES, FUIS VERS LES HERBES CRUES, EMMÊLE-TOI !

24
DANS LES RÉSINES

42 DANS LES RÉSINES TU T’APPELLES VOYAGEUSE !

43 DANS LES RÉSINES TU T’APPELLES ORIENT NOIR !

44 DANS LES RÉSINES TU T’APPELLES ABRAHAM VORIAGUINE !

45 DANS LES RÉSINES TU T’APPELLES MIRAGE !

46 SILENCE NOCTURNE AVANT LE VOYAGE ET RIEN D’AUTRE !

47 SILENCE NOCTURNE AVANT LE RAVAGE ET RIEN D’AUTRE !

48 RAVAGE, BRISE, ENTRE DANS LES RÉSINES, ÉTEINS-TOI !

49 FUMÉES NOIRES, PLUIES NOIRES, SILENCE NOIR, ET ENSUITE : NITCHEVO !

50 DANS LES RÉSINES TU T’APPELLES SILENCE FINAL !

25
BANQUISE

51 AVANCE À PAS DE LOUVE JUSQU’À L’ÉTOILE BANQUISE !

52 TA MAIN GAUCHE S’APPELLE BANQUISE, TRAHIS TA MAIN !

53 TON CŒUR AUSSI S’APPELLE BANQUISE !

54 N’ATTENDS RIEN JUSQU’À LA BANQUISE, ET ENSUITE : NITCHEVO !

55 RÉALISATION IMMÉDIATE DU CENT DOUZIÈME RÊVE !

56 SOLDAT, NE SORS PAS DU RÊVE CENT DOUZE,


NE RÉSISTE PAS AUX REINES, NAVIGUE À VUE !

57 DEPUIS LE RÊVE CENT DOUZE, TA MAIN S’APPELLE BANQUISE !

58 ACCOMPAGNE LES REINES EN FEU, MÊME LE FEU S’APPELLE BANQUISE !

59 N’ATTENDS RIEN DEVANT LES REINES EN FEU, NE RÉSISTE PAS, TROUVE TA MAIN, COMPTE
JUSQU’À CENT DOUZE !

60 À L’ÉTOILE BANQUISE, BIENTÔT FINISSENT LES MAUVAIS JOURS !

26
V E R S L’ U N I T É

61 HUIT CONTINENTS, UNE SEULE MER DE FEU !

62 HUIT CIELS NOIRS, UNE SEULE GRANDE-NICHÉE !

63 HUIT SOURCES DE BRUIT, UN SEUL SILENCE IMMENSE !

64 ONZE LANGUES SORDIDES, UN SEUL LANGAGE ÉTRANGE !

27
LES YEUX ÉTRANGES

65 ARAGNE GRISE, D’ABORD DISPERSE TES YEUX DORÉS ÉTRANGES,


ET ENSUITE : RIEN !

66 MOUETTE CHEVÊCHE, D’ABORD CALFEUTRE TES YEUX D’AMBRE ÉTRANGE,


ET ENSUITE : NITCHEVO !

67 INGRID, VASSILISSA, PROTÉGEZ D’ABORD VOS YEUX D’AMBRE,


ET ENSUITE : RIEN !

68 TUEUSE DES ARAGNES GRISES, FERME LEURS YEUX DORÉS ÉTRANGES,


ET ENSUITE : NITCHEVO !

69 ORPHELINE DES HORDES ÉTRANGES, OUVRE TES YEUX ÉTRANGES,


ET ENSUITE : OUBLIE TOUT !

28
FIN NOIRE

70 AUCUNE TERRE À L’HORIZON !

71 PLUS UN HABITANT DERRIÈRE TOI !

72 APRÈS TON PASSAGE, MÊME LE VENT NE HURLE PLUS !

73 DERRIÈRE TOI, UN ROYAUME NOIR SANS REINE AUCUNE !

74 APRÈS TOI, MÊME LA POUSSIÈRE PEINE À VOLER !

75 NE TE RETOURNE PAS SUR L’OBSCURE HORREUR, AVANCE VERS TA FIN NOIRE !

76 NE REGARDE PLUS LES CENDRES, AUCUNE PITIÉ, AVANCE VERS TA FIN NOIRE !

77 APRÈS TOI, RIEN, VA SANS PITIÉ VERS TA FIN NOIRE !

78 OUBLIE LES LANGAGES ÉTRANGES, NE REPRODUIS QUE LE SILENCE !

79 IMMOBILISE-TOI DANS TA FIN NOIRE !

80 TÂTONNE JUSQU’AU NON-LANGAGE, ATTENDS LA FIN !

81 DERRIÈRE TOI UN ROYAUME NOIR SANS REINE AUCUNE, DEVANT TOI : RIEN !

82 TÂTONNE, PÉTRIFIE-TOI, RIEN D’AUTRE !


29

83 PLUS AUCUNE TERRE D’ACCUEIL, PÉTRIFIE-TOI DANS TA FIN NOIRE !


chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004
Le bon lyrique
(translations)
Joris Lacoste

30
TU ME TOURNES MES GRANDS SENTIMENTS

Je le dis à l'envers tu me tournes l'amour que tu don- Pour mes grands sentiments, pour mes grands senti-
nes autour et d’en rond de moi tu me tournes garçon, ments, pour mes grands sentiments vous n'êtes pas
tu me tournes moi d’en rond à l'extérieur garçon ici, vous n’êtes pas ici, vous n’êtes pas ici, pour mes
dedans et à l'envers, tu me tournes à l'intérieur dehors grands sentiments vous n’êtes pas ici : venez dans le
et d’instinct, tu me donnes l'amour des moments avec calme je vais vers le bas, venez dans le calme je vais
toi, l’amour des moments sans toi, tu me tournes à vers le bas, venez dans la cuisine je vais vers le bas, j'a-
l'intérieur dehors, garçon et à l'envers rond de rond, tu vance sur la pointe des pieds, tenez-vous prêt dans le
me tournes moi d’en rond garçon à l'extérieur dedans couloir, faites-lui le hurlement, faites-lui le cri, venez
et à l’envers, tu me tournes, tu me tournes, tu me dans le calme je vais vers le bas, oh faites-le pour mes
tournes, garçon, tu tournes à l'intérieur le dehors et le grands sentiments, pour mes grands sentiments, pour
sexe à l'envers, tu retournes à l’envers le dehors et mes grands sentiments, oh faites-le pour mes grands
d’instinct tu donnes un amour de, garçon, j’aime ce sentiments faites-le pour de bon, en arrière, en arrière,
moment avec toi, j’aime, ce moment sans toi, le en arrière, en arrière j'aurai des ennuis, en
moment où mon vœu se fait à l'intérieur garçon et au arrière bientôt j'aurai des ennuis, des ennuis trop gra-
dehors, le moment où d’en rond de moi tu me tour- ves car je vise trop haut, en arrière j'aurai des ennuis
nes à l'intérieur et le sexe à l’envers, rond de rond, j’ai- car je vise trop haut, j'aurai des ennuis, des ennuis trop
me, tu me tournes autour à l'intérieur dehors et d’ins- gros car je vise trop haut, je vise trop loin, je vise trop
tinct, j’aime, je vois le dos à l'envers de ce que tu tour- haut si vous ne venez pas pour mes grands sentiments,
nes, rond de rond, je vois le dos de ce qui me donne pour mes grands sentiments, si vous ne venez pas dans
l'amour d’instinct, d’autour et d’où tu me tournes, je le calme, si vous ne venez pas dans la cuisine pour mes
vois à l'envers que tu me tournes, tu me tournes, tu grands sentiments j’aurai des ennuis, je conduis ma
me donnes l'amour d’instinct, autour et tu me tour- voiture trop vite trop vite je conduis ma voiture trop
nes. vite et la musique au-delà, par-dessus la musique au-
delà, trop fort et trop vite sur la piste je vais vers le bas,
je descends sur la piste au-delà, la musique est trop
forte trop vite pour mes grands sentiments, pour mes
Crédit : Diana Ross, Upside Down grands sentiments, pour mes grands sentiments la
musique est trop forte, je vais vers, je ne vis que pour
ça, pour mes grands sentiments je vais vers, je ne vis
que pour ça, seulement vous, pouvez me calmer, pou-
vez venir car je vise trop haut, calmez-moi, seulement
vous, calmez-moi, oh calmez-moi, seulement vous,
venez dans la cuisine oh maintenant venez dans le
calme oh calmez-moi, oh seulement vous, oh calmez-
moi, calmez-moi seulement vous, venez.

Crédit : Björk, Violently Happy


31
JUSTE POUR UN JOUR CE CHUCHOTEMENT

Serez-vous la reine cependant que rien d’ici ne nous Dire à travers de plus en plus et pour entendre mieux
garde, ne nous conduira loin, juste pour un jour nous ce qui porte, je voudrais le dire, je voudrais l’entendre,
pouvons les battre, nous pouvons les battre, serez- jamais je n’entends assez dire la teneur de plus en plus,
vous la reine cependant que rien d’ici ne nous garde, jamais de ce qui porte, jamais je ne l’entends de plus
ne nous conduira loin, pouvez-vous dire de ce fait que en plus dire et crier, jamais je n’entends assez dire cette
c'est un fait oui nous sommes et nous serons, nous histoire à travers, de plus en plus et pour entendre
nous aimerons cependant que rien d’ici ne nous mieux ce qui porte, je voudrais moi, je voudrais dire à
garde, ne nous tient dans le temps, ne nous conduira travers la teneur de plus en plus, je voudrais la dire moi
loin, juste pour un jour nous pouvons les battre et les je voudrais l’entendre je le voudrais assez ! Et quand
voler, nous sommes des, nous serons des, à tout j’aurai dit cette histoire encore et que je serai passée à
jamais pouvez-vous le dire ? Rien ne peut nager travers, je recommencerai droit dedans encore, je
comme nous, rien ne nous garde ensemble, ne nous recontinuerai dedans direct encore, je referai l’erreur
tient dans le temps, nous pouvons les battre à tout de connaître aussi mal un cœur terrible, terrible, terri-
jamais, nous pouvons être des, juste pour un jour, ble, je partirai encore et je referai l’erreur de connaître
vous serez la reine cependant que rien ne nous condui- aussi mal ce cœur terrible, je le referai, je le redirai
ra loin, nous pouvons les battre et les voler, pour tou- comme j’aime en substance un chuchotement, j’aime
jours nous pouvons être des, juste pour un jour nous en substance encore, je t’aime encore, je t’aime de
pouvons être nous : je peux me rappeler (je me rap- plus en plus ! Mais si je dois manquer ma trajectoire,
pelle), debout contre un mur (contre le mur), comme mais si je dois mourir, bonheur ce serait alors de perd-
si rien n’arrivait (ne pouvait arriver), et la honte était re et de dire à travers la teneur de plus en plus, de te
de l'autre côté : oh serez-vous la reine cependant que connaître alors comme j’aime en substance un chu-
rien ne nous conduira loin, nous pouvons les battre à chotement, bonheur ce serait alors de l’entendre assez
tout jamais, nous pouvons les battre et les voler juste pour te connaître encore et te sucer mais je, moi,
pour un jour, nous pouvons être des, nous serons des, jamais n’entends assez dire la teneur de ce chuchote-
nous sommes des, juste pour un jour nous ne sommes ment, jamais de plus en plus je ne l’entends assez dire,
rien, nous sommes des héros, rien ne nous aidera que je ne l’entends pas assez, pas assez fort, jamais je ne
nous ne trouverons tous seuls, pas mieux pas un l’entends assez de plus en plus !
séjour pas ici rien d’autre que nous ne trouverons tous
seuls, plus sûrs et plus nous aimerons, juste pour un
jour, juste pour un jour, juste pour un jour. Crédit : Billie Holiday, You Tell Me More And More

Crédit : David Bowie, Heroes

32
COTÉ TRANCHANT L'EXPOSITION

Comment vous laisser dire pour traiter comme vous, Les espaces vides ? Pour ce que nous sommes vivants,
pour vous passer après votre colère sur, pour après les endroits abandonnés, les places, je devine que nous
vous avoir votre main sur qui, pour vous être laissé connaissons les points : sur et dessus fait que qui-
confondre et pensé je vous l’avais dit, pour votre amu- conque sait, et peut savoir vite ce que nous recher-
sement, comment vous laisser dire comment laisser chons : pas d’esprit, pas d’esprit, un autre crime der-
croire que sentir, pour me traiter comme vous, pour rière le rideau, dedans les têtes vides, quelqu’un retient
trahir comme vous, pour prendre l’amour par le côté la ligne mais qui veut réellement prendre ? Continuer
tranchant (côté tranchant, côté tranchant, côté tran- l’exposition, l’exposition, notre exposition doit conti-
chant) ? Comment jusqu’à tourner ailleurs et trouver nuer, doit continuer plus forte, plus fréquente, notre
dur pour dire ce qui a besoin de lui, pour dire oui mais exposition plus fréquente doit continuer. Puisque je
je suis tout à fait sûr que non, pour vous dire oui juste suis revenu, facile allez, haut, bas, d’aucune manière
comment je, pour vous voir comme je descends, pour les coups de vent, n'importent vraiment à moi, mon
sentir juste aujourd'hui de descendre et d’obéir, maquillage à l'intérieur et mon sourire collé dessus :
comme s'il n'était pas assez, comme s’il était plus que cela se produise je le laisse à toute chance. Une
grand, comme s’il était beau de prendre la fuite par le autre chanson d'amour, un air a échoué dessus, mais
côté tranchant (côté tranchant, côté tranchant, côté sur et dessus fait-il que quiconque sait et peut vrai-
tranchant) ? Je serais une autre personne aujourd'hui ment savoir pour ce que nous vivons ? Continuer l’ex-
et j'ai pensé peut-être et j'ai pensé sans doute j'ai, de position, l’exposition, notre exposition doit continuer,
ce que l’on juge penser quand le cœur après se double doit continuer plus pure, plus puissante, notre exposi-
et se développe froid, j’ai entendu vous parler me dire tion plus puissante doit continuer. Je devine l'étude
comment je jugez-vous quoi que je traverse mainte- d’un homme mûr ; je dois être plus chaud maintenant
nant, pourquoi le pensez-vous si bien, comment le : dehors se casse mais à l'intérieur dans l'obscurité : ah,
prenez-vous, comment le prenez-vous, comment le par-dessus moi la facture ! Je dois la volonté de trou-
prenez-vous par-dessus tout votre côté tranchant (côté vaille à continuer sur et avec l'exposition. Quelqu'un
tranchant, côté tranchant, côté tranchant) ? Et comme meilleur que vous de nouveau dans votre endroit : car
il fait froid maintenant, comment vous sentez-vous nous de volonté vous basculerons ! Nous de volonté
pour me dire qu'il fait froid, pour me traiter comme vous basculerons ! Continuer l’exposition, l’exposi-
vous, comme il fait froid maintenant, comment vous tion, notre exposition doit continuer, doit continuer
sentez-vous pour me dire qu'il fait froid, pour me trai- plus précise, plus belle, notre exposition doit conti-
ter comme vous, comme il fait froid maintenant, com- nuer, doit continuer plus forte, plus fréquente, plus
ment vous sentez-vous pour me dire qu'il fait froid ? nette, l’exposition doit continuer, doit continuer plus
sourde, plus puissante, plus précise, plus grande, notre
exposition plus grande doit continuer.
Crédit : New Order, Blue Monday

Crédit : Queen, The Show Must Go On

33
chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004
Oui ce sont des reflets, images négatives,
Les vécés étaient S’agitant à l’instar de l’immobilité,
Jetant dans le néant leur multitude active
fermés de l’intérieur Et composant un double à toute vérité

Olivier Doumeix Mais ni dieu ni démon l’homme s’est égaré,


Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore,
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter le décor

Raymond Queneau, L’explication des métaphores

34
Au moment de me mettre au travail, lorsque plaisir. Si je me penche sur la cuvette, c’est un pages plus loin, affirme être las des « schémas
la tâche paraît pénible, le problème difficile, miroir, un espace ou faire place à son corps. anciens occlusifs et usés », en l’occurrence
l’habitude me guide vers les vécés, avec un Difficile à contempler, ce miroir où mon cul se pour lui l’opposition prose/poésie, il y reste
livre ou un journal. Je m’assois, généralement reflète : sitôt que je me penche pour le voir, l’i- lui-même pris, à jouer la surface contre la pro-
pour chier, je lis. Aujourd’hui Les Lieux (sous mage a disparu. A peine puis-je en trouver la fondeur, comme on le serait à la parole contre
titré « Histoire des commodités »), de Roger- mémoire, celle d’une image que je n’ai jamais la censure, le grand air contre les chiottes. La
Henri Guerrand, qui me permet de méditer vue, dont la surface de l’eau garde à peine la frontière : peut-être un non lieu, hors la dicho-
sur cette position, d’en proposer une fiction trace. Si quelque chose insiste ici, c’est que la tomie (pas surface, pas profondeur, pas surfa-
théorique. configuration du lieu projette l’image inversée ce et profondeur, pas surface ni profondeur).
Ce lieu fermé, isolé, préférablement éloigné de mon propre corps : je ne vois pas la merde L’attention à cette dimension sans dimension,
des pièces d’où l’on pourrait m’entendre, n’a qui s’échappe vers le fond comme je ne vois certaines œuvres nous y ouvrent plus que
pas toujours été tel. Avant (à Guerrand de fixer pas la merde à l’intérieur de mes boyaux. La d’autres. Elles travaillent dans la brisure, celle
ce passé dans la chronologie) on chiait mieux. fosse à purin mime l’intérieur de mon corps. d’un rapport automatique au réel, non en
Les « bas instincts destructeurs » auxquels L’intérieur est sale et puant, l’extérieur présen- quittant la réalité pour une transcendance ori-
l’humanité cédait encore ont depuis été table et désodorisé. Ça se dérobe mais c’est ginaire, mais en enfouissant le regard dans la
domestiqués par les Lumières, présentées terriblement présent, si l’on veut bien s’y matière même du monde, « moyen de dépas-
comme ennemies de la bouche d’ombre, de maintenir, au bord. ser les apparences et d’atteindre une compré-
tous les obscurantismes. Illusion que de pen- Roche, en ouverture de Notre antéfixe : « On le hension plus profonde de la réalité ». La pro-
ser retrouver un corps vivant, là où la méca- sait : il n’y a d’activité humaine que de surface fondeur que repère Carlo Ginzburg
nique et l’hygiène le réifient : je vais aux vécés (...) ; ainsi de notre peau qui est le peu que (« L’estrangement » dans A distance) n’est pas
pour éliminer ma merde du monde sensible, nous connaissons de notre corps, même si un derrière l’image ou sous le texte, mais à même
dans un environnement désodorisé, générale- doigt ou une langue ou un sexe part, ici ou là, l’image ou dans le texte même. Elle résulte
ment d’un blanc éclatant, silencieux, dont les en exploration dans un trou de la partenaire. d’une perception qui se refuse au sens, non
émanations n’existent pas, vers un monde (...) Dans cette évidence éprouvée vertigineu- d’un décryptage réussi. La figure de l’estrange-
invisible, inaccessible, séparé : ce qu’on appel- sement – c’est à dire jusqu’au fou rire – se ment (straniamento) met en question l’assu-
le parfois un dehors. pourrait-il qu’on trouvât, par défaut d’inté- rance d’un rapport au réel.
Cette critique, il est devenu difficile d’y échap- rieur, une explication du langage, ou bien celle Plus que d’autres, les œuvres qui exhibent la
per, elle se répète sans discontinuer depuis de la nécessité de disposer d’une métaphy- circularité entre culture savante et culture
qu’on a mis le pied dans la modernité. Alors sique, ou de son substitut, c’est-à-dire l’art. populaire, déstabilisant les frontières de genre,
quoi, retourner chier au grand air ? (...) » font vaciller les habitudes perceptives et révè-
Ces explorations, j’y vois la preuve qu’il n’y a lent, hors la stricte sphère esthétique, une
Assis aux ouatères, comme qui dirait au bord d’activité humaine que de frontière (avec ce question de culture (au sens anthropolo-
de la falaise, me voilà fin prêt à contempler ce qu’a d’excessif une déclaration générale, mais gique).
que la morale bourgeoise a soustrait à notre c’est la réaction qui parle). Si Roche, quelques Wim Delvoye décore des carreaux de cuisine

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en céramique avec un motif répété d’étron. l’impression de transparence de l’imagerie dont la transparence montre l’âme absente.
Double réalisme : il s’agit bien de carreaux médicale (qui s’inscrit dans l’économie for- Architecture vide, comme radiographiée,
décorés, à distance l’harmonie s’en dégage, melle de l’art du vitrail en redoublant la objet tendu, dans son calme apparent, entre
classicisme de la symétrie. Il s’agit bien d’é- transparence du verre), déréalise le sujet, les deux fonctions perdues :
trons, ceux de l’artiste exactement figurés. radiographies, au même titre qu’une photo- une technique (creuser), mais qu’on spiritua-
Plus question d’opposer tradition (celle des graphie, enregistrent et n’imitent pas. Images lise volontiers (Saul LeWitt, Jochen Gertz,
compagnons) et avant-garde, décoration et achiropoïètes, elles impriment l’intérieur phy- pour ne citer qu’eux, enterrant des blocs,
art, passé et présent. Les mosaïques emmer- sique comme le voile de Véronique la souf- œuvrant dans ce geste même),
dées montrent dans un même geste l’utilitaire france de l’homme. Si donc la transcendance une spirituelle (prier, acte technique en un
et le déchet, le maintenant de la cuisine et reste absente, quelque chose subsiste du para- autre sens). Fonctions perdues : ce jouet figu-
l’hier de la défécation. Refoulé jamais perdu, digme de l’incarnation : la radiographie donne re une machine sans moteur, qui ne creusera
ancien qui s’actualise, le caca s’imprime à à voir une image convaincante de l’invisible. pas, cette machine est une cathédrale, mais
même le sol, résiste au ménage et même, fait Mais l’arrangement des tronçons de viscères Dieu ne répond plus (mort ou parti).
beau. La merde est remontée du sous-sol et en des sortes de palmettes, entrelacs, rinceaux, Œuvre anachronique montant des temporali-
s’est transformée en langage. en atténue le réalisme. La charge du memento tés l’une à l’autre hétérogènes, le Caterpillar se
« Le XIXe siècle a tenu le vitrail médiéval pour mori (je finirai les tripes à l’air) se déplace en tient au bord de la falaise.
un art d’ornement. Prenons garde que le signe de fidélité à l’art du vitrail. La frontière
domaine de l’art décoratif n’est déterminable est tenue, le motif impose au regard un va-et- « N’écrivez pas dans les chiottes, chiez sur l’é-
avec précision que dans un art humaniste. Un vient incessant de la mémoire à l’oubli, sur la criture ». L’auteur des Arts de faire, citait ce
coffret du XVIIe siècle lui appartient d’éviden- frontière. graffiti repéré en 1977 dans les chiottes d’un
ce, mais une châsse ? » Si Malraux, auteur des Avec Caterpillar, le belge n’associe plus une cinéma parisien. S’il est permis de répondre à
ces lignes, prétend tirer la châsse hors du technique ancienne et une moderne mais un un auteur sans nom, disons plutôt : écrivez sur
champ de l’art décoratif, Wim Delvoye pousse objet contemporain et des formes médiévales. les chiottes (au lieu-frontière), chiez dans l’é-
ses étrons vers l’ornement, non pas hors de la A partir d’éléments d’acier patiemment criture. En effet, pas plus que des vécés, on ne
décoration mais à sa frontière. Et ouvre la assemblés, comme un immense jeu de méca- doit prétendre sortir du langage : « lui seul
châsse pour en sortir des radiographie d’os, no dont les pièces seraient travaillées comme peut remplir la double mission de rassembler
fausses reliques saintes si l’on veut, mémoire les blocs architecturaux des cathédrales les hommes et de briser les liens qui les unis-
des vraies reliques assurément, en ce qu’elles gothiques, se compose une sculpture de sent. Seule possibilité pour eux de transcender
ornent de véritables vitraux. Plusieurs séries machine de chantier, montée sur chenilles et leur condition, le langage se pose alors
ont été conçues, toujours associant à la tech- qui doit creuser. Roues en rosaces, arcatures comme leur au-delà, et les mots dits pour ce
nique médiévale des plombs et des verres l’i- minutieuses, remplages savants, les plaques de qu’ils valent sont la terre natale des dieux. »
magerie radio aux rayons X. Certains montrent métal finement ciselées composent un systè- (Pierre Clastre, La société contre l’État).
la vie intérieure moderne : entrailles repliées me de baies généralisé : surfaces indéfiniment
en volutes, arrangées en bouquets. Même si ajourées. Apparaît un jouet grandeur nature, Olivier Doumeix

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chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004
Le voyage d’hiver
Georges Perec
Fanny de chaillé

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Dans la dernière semaine d’août 1939, tandis que les rumeurs de guerre
Parmi les ultimes jours d’août 1939, alors que les murmures de conflit
envahissaient Paris, un jeune professeur de lettres, Vincent Degraël, fut invité à
s’emparaient de Paris, un nouvel enseignant en littérature, Vincent Degraël, fut convié à
passer quelques jours dans une propriété des environs du Havre qui appartenait
aller un certain nombre de journées à l’intérieur de la demeure aux alentours du Havre qui était
aux parents d’un de ses collègues, Denis Borrade. La veille de son départ, alors
au père et à la mère d’un de ses confrères, Denis Borrade. Le jour précédent son retour, tandis
qu’il explorait la bibliothèque de ses hôtes à la recherche d’un de ces livres que
qu’il fouillait dans le cabinet de lecture des maîtres de maison en vue d’un de ces ouvrages que
l’on s’est promis depuis toujours de lire, mais que l’on n’aura généralement que le
nous nous sommes jurés de tout temps de parcourir, qu’on pourra cependant juste
temps de feuilleter négligemment au coin d’un feu avant d’aller faire le quatrième
survoler vaguement près de la cheminée en amont de se rendre accomplir le mort
au bridge, Degraël tomba sur un mince volume intitulé Le Voyage d’hiver, dont
au whist, Degraël trouva un petit livre appelé Le voyage d’hiver, dont
l’auteur, Hugo Vernier, lui était absolument inconnu, mais dont les premières
l’écrivain, Hugo Vernier, était pour lui tout à fait étranger, pourtant le début du
pages lui firent une impression si forte qu’il prit à peine le temps de s’excuser
livre créèrent en lui une sensation tellement intense, qu’il demanda tout juste pardon
auprès de son ami et de ses parents avant de monter le lire dans sa chambre.
à ses hôtes avant de grimper dans sa piaule.
Le Voyage d’hiver était une sorte de récit écrit à la première personne, et situé
Le voyage d’hiver était une espèce d’histoire rédigée avec un je, et placée
dans une contrée semi-imaginaire dont les cieux lourds, les forêts sombres, les
à l’intérieur d’un pays irréel dont les firmaments pesants, les bois obscurs, les
molles collines et les canaux coupés d’écluses verdâtres évoquaient avec une
faibles hauteurs et les biefs glauques rappelaient avec une
insistance insidieuse des paysages des Flandres ou des Ardennes. Le livre était
obstination sournoise des vues des Flandres ou des Ardennes. L’ouvrage était
divisé en deux parties. La première, la plus courte, retraçait en termes sibyllins un
bi-partite. La partie du début, davantagement courte, racontait en mots obscurs un
voyage aux allures initiatiques, dont il semblait bien que chaque étape avait été
périple d’aspect instructif, dont il paraissait réellement que toute phase était
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marquée par un échec, et au terme duquel le héros anonyme, un homme dont tout
imprégnée d’un insuccès, et à la fin de quoi le personnage central inconnu, un être dont l’ensemble
laissait supposer qu’il était jeune, arrivait au bord d’un lac noyé dans une brume
permettait de croire qu’il était juvénile, parvenait près d’un étang plongé dans un brouillard
épaisse ; un passeur l’y attendait, qui le conduisait sur un îlot escarpé au milieu
dense ; un batelier patientait, et l’emmena sur une île abrupte, au centre
duquel s’élevait une bâtisse haute et sombre ; à peine le jeune homme avait-il
de celle ci se haussait un bâtiment élevé et sombre ; le garçon ayant juste
posé le pied sur l’étroit ponton qui constituait le seul accès sur l’île qu’un couple
mis un peton sur le mince pont qui établissait l’unique chemin sur l’îlot qu’un homme et une femme
étrange apparaissait : un vieil homme et une vielle femme, tous deux drapés dans
bizarres se montrèrent : un vieillard et une dame âgée, l’un et l’autre enveloppés en
de longues capes noires, qui semblaient surgir du brouillard et qui venaient se
de grands manteaux sombres, qui donnaient l’impression de venir de la brume et qui s’installaient
placer de chaque côté de lui, lui saisissaient les coudes, se serraient le plus
de part et d’autre de lui, lui attrapaient les coudes, se pressaient au maximum
possible contre ses flancs ; presque soudés les uns aux autres, ils escaladaient un
sur ses côtés ; quasiment unis ensemble, ils grimpaient un
sentier éboulé, pénétraient dans la demeure, grimpaient un escalier de bois et
chemin croulant, entraient en la maison, montaient des marches de bois et
parvenaient jusqu’à une chambre. Là, aussi inexplicablement qu’ils étaient
accédaient à une mansarde. Ici, aussi mystérieusement qu’ils étaient
apparus, les vieillards disparaissaient, laissant le jeune homme seul au milieu de
arrivés, le vieil homme et la vielle femme s’éclipsaient, abandonnant le garçon isolé au centre de
la pièce. Elle était sommairement meublée : un lit recouvert d’une cretonne à
la chambre. Celle-ci était succinctement garnie : une couche nappée d’une toile de coton
fleurs, une table, une chaise. Un feu flambait dans la cheminée. Sur la table un
fleurie, un guéridon, un siège. Une flambée brûlait en le foyer. Sur la desserte une
repas avait été préparé : une soupe de fèves, une macreuse. Par la haute fenêtre
collation avait été cuisinée : un bouillon de haricots, une macreuse. A travers la baie élevée
de la chambre, le jeune homme regardait la pleine lune émerger des nuages ;
de la pièce , le garçon observait la pleine lune sortir des nuées ;
puis il s’asseyait à la table et commençait à manger. Et c’est sur ce souper solitaire
ensuite il se mettait à la desserte et entamait le repas. C’est ainsi sur ce dîner esseulé
39
que s’achevait la première partie.
que se terminait le fragment initial de l’ouvrage.
La seconde partie constituait à elle seule près des quatre cinquièmes du livre et il
Le deuxième fragment représentait lui uniquement 80 % de l’ouvrage et il
apparaissait rapidement que le court récit qui la précédait n’en était que le
se dégageait promptement que l’éphémère narration qui le devançait ne représentait que
prétexte anecdotique. C’était une longue confession d’un lyrisme exacerbé,
l’alibi accessoire. C’était d’interminables aveux d’une poésie portée à son paroxysme
entremêlée de poèmes, de maximes énigmatiques, d’incantations
imbriqués d’odes, de pensées étranges, de mauvais
blasphématoires. A peine eut-il commencé à la lire que Vincent Degraël éprouva
enchantements. Dès qu’il se mit à le parcourir Vincent Degraël ressentit
une sensation de malaise qu’il lui fut impossible de définir précisément, mais qui
une impression de vertige qu’il n’avait pas les moyens de déterminer exactement qui néanmoins
ne fit que s’accentuer au fur et à mesure qu’il tournait les pages du volume d’une
ne semblait qu’accroître petit à petit qu’il effeuillait le tome d’une
main de plus en plus tremblante : c’était comme si les phrases qu’il avait devant
menotte davantagement flageolante : c’était comme si les énoncés qu’il regardait
les yeux lui devenaient soudain familières, se mettaient irrésistiblement à lui
se faisaient tout à coup habituels, commençaient irrévocablement à lui
rappeler quelque chose, comme si à la lecture de chacune venait s’imposer, ou
évoquer certains trucs, si bien qu’au déchiffrage de tous advenait, ou
plutôt se superposer, le souvenir à la fois précis et flou d’une phrase qui aurait été
de préférence s’accumulait, la mémoire du même coup claire et trouble d’un énoncé qui aurait été
presque identique et qu’il aurait déjà lue ailleurs ; comme si ces mots, plus tendres
quasiment semblable et qu’il aurait déjà bouquiné autre part ; comme si ces termes plus doux
que des caresses ou plus perfides que des poisons, ces mots tout à tour limpides
que des cajoleries ou plus infidèles que des venins, ces termes alternativement clairs
ou hermétiques, obscènes ou chaleureux, éblouissants, labyrinthiques, et oscillant
ou obscurs, grossiers ou cordiaux, aveuglants, dedalistiques, et balançant
sans cesse comme l’aiguille affolée d’une boussole entre une violence hallucinée
sans arrêt telle la pointe paniquée d’un compas au milieu d’une agressivité délirante
et une sérénité fabuleuse, esquissaient une configuration confuse où l’on croyait
et d’une tranquillité fantastique, dessinaient une forme chaotique à l’endroit de laquelle on pensait
40
retrouver pêle-mêle Germain Nouveau et Tristan Corbière, Villiers et Banville,
reconnaître en vrac Germain Nouveau et Tristan Corbière, Villiers et Banville,
Rimbaud et Verhaeren, Charles Cros et Léon Bloy.
Rimbaud et Verhaeren, Charles Cros et Léon Bloy.
Vincent Degraël, dont le champs de préoccupations recouvrait précisément ces
Vincent Degraël, dont l’objet de sollicitudes enveloppait rigoureusement ces
auteurs - il préparait depuis quelques années une thèse sur “ l’évolution de la
écrivains - il travaillait depuis un certain temps à un mémoire à propos de “l’évolution de la
poésie française des Parnassiens aux Symbolistes “ - crut d’abord qu’il avait
poésie française des Parnassiens aux symbolistes” - pensa en premier lieu qu’il avait
effectivement déjà pu lire ce livre au hasard d’une de ses recherches, puis, plus
certainement déjà été en mesure de prendre connaissance de cet ouvrage à l’occasion d’une de ses prospections, ensuite, davantage
vraisemblablement, qu’il avait été victime d’une illusion de déjà vu où, comme
plausiblement, qu’il était le jouet d’une hallucination de déjà vu où, de la même façon
lorsque le simple goût d’une gorgée de thé vous ramène tout à coup trente ans
comme quand la seule saveur d’une lampée d’une infusion vous fait revenir soudainement trente années
avant en Angleterre, il avait suffi d’un rien, d’un son, d’une odeur, d’un geste -
dans le passé en Angleterre, un peu avait été suffisant, un bruit, une effluve, un mouvement -
peut-être cet instant d’hésitation qu’il avait marqué avant de sortir le livre du
probablement ce moment de doute qu’il avait montré au préalable de dégager l’ouvrage de
rayonnage où il était classé entre Verhaeren et Vielé-Griffin, ou bien la manière
l’étagère dans laquelle il était rangé au milieu de Verhaeren et Vielé-Griffin, soit la façon
avide avec laquelle il en avait parcouru les premières pages - pour que le
gloutonne avec laquelle il en avait lu le passage introducteur - afin que la
souvenir fallacieux d’une lecture antérieure vienne en surimpression perturber
mémoire hypocrite d’un déchiffrage précédent arrive en superposition troubler
jusqu’à la rendre impossible la lecture qu’il était en train d’en faire. Mais bientôt le
jusqu’à donner inabordable le déchiffrage qu’il en faisait. Or rapidement l’
doute ne fut plus possible et Degraël dut se rendre à l’évidence : peut-être sa
incertitude ne fut plus concevable et Degraël fut contraint à la réalité : possiblement son
mémoire lui jouait elle des tours, peut-être n’était-ce qu’un hasard si Vernier
souvenir le trompait , probablement il s’agissait d’un accident si Vernier
semblait emprunter à Catulle Mendès son “seul chacal hantant des sépulcres de
paraissait prendre à Catulle Mendès son “seul chacal hantant des sépulcres de
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pierres”, peut-être pouvait-on prendre en compte les rencontres fortuites, les
pierres”, probablement était on apte à considérer les occurrences contingentes,
influences affichées, les hommages volontaires, les copies inconscientes, la
les inspirations affirmées, les dédicaces délibérées, les reproductions involontaires,la
volonté de pastiche, le goût des citations, les coïncidences heureuses, peut-être
résolution d’imitation, l’inclinaison aux extraits, les concours de circonstances, probablement
pouvait-on considérer que des expressions telles que “le vol du temps”,
était on à même d’observer que des énoncés tels que “le vol du temps”,
“brouillards de l’hiver”, “obscur horizon”, “grottes profondes”, “vaporeuses
“brouillards de l’hiver”, “obscur horizon”, “grottes profondes”, “vaporeuses
fontaines”, “lumières incertaines des sauvages sous-bois” appartenaient de plein
fontaines”, “lumières incertaines des sauvages sous-bois” était la propriété
droit à tous les poètes et qu’il était par conséquent tout aussi normal de les
légitime de l’ensemble des aèdes et qu’il était donc également naturel de les
rencontrer dans un paragraphe d’Hugo Vernier que dans des stances de Jean
croiser dans un morceau de texte d’Hugo Vernier aussi bien qu’au sein des strophes de Jean
Moréas, mais il était absolument impossible de ne pas reconnaître, mot pour mot
Moréas, néanmoins il paraissait tout à fait inconcevable de ne retrouver, terme à terme
ou presque, au seul hasard de la lecture, ici un fragment de Rimbaud (“ Je voyais
ou quasiment, à l’unique aléas du déchiffrage, là un morceau de Rimbaud (“Je voyais
franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par
franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par
des anges” ou de Mallarmé (“l’hiver lucide, saison de l’art serein”), là du
des anges” ou de Mallarmé(“l’hiver lucide, saison de l’art serein”), ici du
Lautréamont (“Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre
Lautréamont (“Je regardai dans un miroir cette bouche meurtrie par ma propre
volonté”), du Gustave Kahn (“Laisse expirer la chanson...mon cœur
volonté”), du Gustave Kahn (“Laisse expirer la chanson...mon cœur
pleure / Un bistre rampe autour des clartés. Solennel / Le silence est monté
pleure / Un bistre rampe autour des clartés. Solennel / Le silence est monté
lentement, il apeure / Les bruits familiers du vague personnel”) ou, à peine
lentement, il apeure / Les bruits familiers du vague personnel”) ou, juste un peu
modifié, du Verlaine (“dans l’interminable ennui de la plaine, la neige luisait
changé du Verlaine (“dans l’interminable ennui de la plaine, la neige luisait
42
comme du sable. Le ciel était couleur cuivre. Le train glissait sans un murmure...”), etc.
comme du sable. Le ciel était couleur cuivre. Le train glissait sans un murmure...”), etc.
Il était quatre heures du matin lorsque Degraël acheva la lecture du Voyage
Il était quatre plombes de l’aube quand Degraël finit le déchiffrage du Voyage
d’hiver. Il y avait repéré une trentaine d’emprunts. Il y en avait certainement
d’hiver. Il avait décelé à l’intérieur à peu près 30 prêts. Il y en avait probablement
d’autres. Le livre d’Hugo Vernier semblait n’être qu’une prodigieuse compilation
encore. L’ouvrage d’Hugo Vernier paraissait n’être qu’un extraordinaire mélange
des poètes de la fin du XIXe siècle, un centon démesuré, une mosaïque dont
des aèdes de l’extrémité du siècle dernier, un pot pourri colossal, un patchwork dont
presque chaque pièce était l’oeuvre d’un autre. Mais au moment même où il
quasiment toute partie paraissait l’ouvrage de quelqu’un d’autre. Pourtant à l’instant précis où il
s’efforçait d’imaginer cet auteur inconnu qui avait voulu puiser dans les livres des
essayait de concevoir cet écrivain ignoré qui avait eu l’intention d’emprunter à l’intérieur des ouvrages d’
autres la matière même de son texte, où il tentait de se représenter jusqu’au bout
autrui la substance même de son récit, où il essayait de se figurer à l’extrême
ce projet insensé et admirable, Degraël sentit naître en lui un soupçon affolant : il
cette entreprise extravagante et remarquable, Degraël éprouva la naissance d’une suspicion alarmante : il
venait de se souvenir qu’en prenant le livre sur son étagère, il en avait
parvenait à se rappeler qu’en attrapant le recueil sur sa tablette, il en avait
machinalement noté la date, mû par ce réflexe de jeune chercheur qui ne consulte
instinctivement relevé l’année, animé par cet automatisme d’explorateur juvénile qui n’examine
jamais un ouvrage sans en relever les données bibliographiques. Peut-être s’était-
à aucun moment un livre en omettant d’en noter les références. Sans doute s’était-
il trompé, mais il avait bien cru lire : 1864. Il vérifia, le cœur battant. Il avait bien lu :
il leurré, pourtant il avait fermement été convaincu de déchiffrer : 1864. Il contrôla, le palpitant tapant. Il avait correctement déchiffrer :
cela voudrait dire que Vernier avait “cité” un vers de Mallarmé avec deux ans
ça signifierait que Vernier avait “consigner” un mètre de Mallarmé deux années
d’avance, plagié Verlaine dix ans avant ses “Ariettes oubliées”, écrit du Gustave
auparavant, copié Verlaine dix années en amont de ses “Ariettes oubliées”, composé du Gustave
Kahn près d’un quart de siècle avant lui ! Cela voudrait dire que Lautréamont,
Kahn 25 ans auparavant ! Ça signifierait que Lautréamont,
Germain Nouveau, Rimbaud, Corbière et pas mal d’autres n’étaient que les
Germain Nouveau, Rimbaud, Corbière et un certain nombre n’étaient que les
43
copistes d’un poète génial et méconnu qui, dans une œuvre unique, avait su
imitateurs d’un aède ingénieux et ignoré qui, à l’intérieur d’un ouvrage original, avait été en mesure de
rassembler la substance même dont allaient se nourrir après lui trois ou quatre
réunir l’essence qui allait alimenter à sa suite trois ou quatre
générations d’auteurs !
postérité d’écrivains !
A moins, évidemment, que la date d’impression figurant sur l’ouvrage ne fût fautive.
Sauf si, bien entendu, l’année d’édition se trouvant sur le livre ne fût erronée.
Mais Degraël refusait d’envisager cette hypothèse : sa découverte était trop belle,
Pourtant Degraël excluait de prendre en considération cette supposition : sa trouvaille était tellement jolie
trop évidente, trop nécessaire pour n’être vraie, et déjà il imaginait les
tellement convaincante, tellement impérative pour ne pas être authentique, et sitôt il envisageait les
conséquences vertigineuses qu’elle allait provoquer : le scandale prodigieux
effets démesurés que cette trouvaille entraînerait : le choc faramineux
qu’allait constituer la révélation publique de cette “ anthologie prémonitoire”,
que créerait la divulgation à la foule de ce “recueil intuitif”,
l’ampleur de ses retombées, l’énorme remise en question de tout ce que les
la profusion de ses conséquences, l’extraodinaire controverse de l’ensemble de ce que les
critiques et les historiens de la littérature avaient imperturbablement professé
censeurs et les mémorialistes des belles lettres avaient impassiblement déclaré
depuis des années et des années. Et son impatience était telle que, renonçant
pendant des ans et des ans. Et son empressement était si fort que, abandonnant
définitivement au sommeil, il se précipita dans la bibliothèque pour tenter d’en
finalement l’assoupissement, il s’engouffra à l’intérieur du cabinet de lecture afin d’en
savoir un peu plus sur ce Vernier et sur son œuvre.
connaître davantage au sujet de ce Vernier et sur ses ouvrages.
Il ne trouva rien. Les quelques dictionnaires et répertoires présents dans la
Il ne découvrit quoi que soit. Les divers glossaires et catalogues existants dans le
bibliothèque des Borrade ignoraient l’existence d’Hugo Vernier. Ni les parents
cabinet de lecture des Borrade méconnaissaient la vie d’Hugo Vernier. Ni les procréateurs
Borrade ni Denis ne purent le renseigner davantage : le livre avait été acheté lors
Borrade ni Denis ne furent aptes à le documenter plus : l’ouvrage avait été acquis pendant
d’une vente aux enchères, il y avait dix ans de cela, à Honfleur ; ils l’avaient
une adjudication, dix années auparavant, à Honfleur ; ils l’avaient
44
parcouru sans y prêter grande attention.
survolé en y accordant peu d’application.
Toute la journée, avec l’aide de Denis, Degraël procéda à un examen
Le jour entier, avec l’assistance de Denis, Degraël opéra une analyse
systématique de l’oeuvre, allant en chercher les fragments éclatés dans des
méthodique de l’ouvrage, courant à la découverte d’extraits éparpillés à l’intérieur
dizaines d’anthologies et de recueils : ils en trouvèrent près de trois cent
de plus de 10 analectes et albums : ils en décelèrent autour de 350
cinquante, répartis chez près de trente auteurs : les plus célèbres comme les plus
dispersés parmi une trentaine d’écrivains : les mieux illustres aussi bien que les mieux
obscurs poètes de la fin du siècle, et parfois même quelques prosateurs (Léon
inconnus aèdes de l’extrémité de ces cents dernières années, et quelque fois aussi un certain nombre de poètes (Léon
Bloy, Ernest Hello), semblaient bien avoir fait du Voyage d’hiver la bible où ils
Bloy, Ernest Hello), paraissaient avoir fait du Voyage d’hiver le Livre dans lequel ils
avaient puisé le meilleur d’eux-mêmes : Banville, Richepin, Huysmans, Charles
avaient emprunté leur quintessence : Banville, Richepin, Huysmans, Charles
Cros, Léon Valade y côtoyaient Mallarmé et Verlaine et d’autres à présent tombés
Cros, Léon Valade fréquentaient Mallarmé et Verlaine et quelques uns aujourd’hui
dans l’oubli qui s’appelaient Charles de Pomairols, Hippolyte Vaillant, Maurice
oubliés qui se nommaient Charles de Pomairols, Hippolyte Vaillant, Maurice
Rollinat (le filleul de Georges Sand), Laprade, Albert Mérat, Charles Morice ou
Rollinat (le filleul de Georges Sand), Laprade, Albert Mérat, Charles Morice ou
Antony Valabrègue.
Antony Valabrègue.
Degraël nota soigneusement sur un carnet la liste des auteurs et la référence de
Degraël consigna précisément dans un cahier l’inventaire des écrivains et la source de
leurs emprunts et regagna Paris, bien décidé à poursuivre dès le lendemain ses
leurs prêts et retourna à Paris, sérieusement déterminé à continuer le jour suivant ses
recherches à la Bibliothèque nationale. Mais les événements ne le lui permirent
investigations dans la collection d’état. Or les circonstances ne l’autorisèrent
pas. A Paris, sa feuille de route l’attendait. Mobilisé à Compiègne, il se retrouva,
pas. A Paris, son itinéraire le patientait. Appelé à Compiègne, il regagna,
sans avoir vraiment eu le temps de comprendre pourquoi, à Saint-Jean-de-Luz,
en ayant en aucun cas le délai de déchiffrer pour quelle cause, à Saint-Jean-de-Luz,
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passa en Espagne et de là en Angleterre et ne revint en France qu’à la fin 1945.
arriva en Espagne et d’ici en Angleterre et ne regagna la France que les derniers jours de 1945.
Pendant toute la guerre, il avait transporté son carnet avec lui et avait
Durant la totalité du conflit, il avait trimbalé son cahier et était
miraculeusement réussi à ne jamais le perdre. Ses recherches n’avaient
prodigieusement parvenu à ne pas l’égarer. Ses investigations n’avaient
évidemment pas beaucoup avancé, mais il avait tout de même fait une découverte
naturellement pas énormément progressé, pourtant il avait néanmoins effectué une trouvaille
pour lui capitale : au British Museum, il avait pu consulter le Catalogue général de
à son endroit principale : dans le British Museum, il avait eu la possibilité d’examiner le Catalogue général de
la librairie française et la Bibliographie de la France et avait pu confirmer sa
la librairie française et la Bibliographie de la France et avait été apte à appuyer son
formidable hypothèse : Le Voyage d’hiver, de Vernier (Hugo), avait bien été édité
extraordinaire supposition : Le Voyage d’hiver, de Vernier (Hugo), avait effectivement été publié
en 1864, à Valenciennes, chez Hervé Frères, Imprimeurs-Libraires, et, soumis au
en 1864, à Valenciennes, chez Hervé Frères, Imprimeurs-Libraires, et assujettis au
dépôt légal comme tous les ouvrages publiés en France, avait été déposé à la
cautionnement permis à l’égal de l’ensemble des livres édités en France, stocké à la
Bibliothèque nationale où la cote Z87912 lui avait été attribuée.
Bibliothèque nationale, où le numéro Z87912 lui avait été donné.
Nommé professeur à Beauvais, Vincent Degraël consacra désormais tous ses
Affecté enseignant à Beauvais, Vincent Degraël voua dorénavant l’ensemble de son
loisirs au Voyage d’hiver.
temps libre au Voyage d’hiver.
Des recherches approfondies dans les journaux intimes et les correspondances de
Des investigations creusées dans les récits secrets et les courriers de
la plupart des poètes de la fin du XIXe siècle le persuadèrent rapidement qu’Hugo
beaucoup des aèdes de l’extrémité du siècle dernier le convainquirent vite qu’Hugo
Vernier avait, de son temps, connu la célébrité qu’il méritait : des notes comme
Vernier avait, à son époque, entrevu la notoriété dont il était digne : des commentaires tel que
“reçu aujourd’hui une lettre d’Hugo”, ou “écrit une longue lettre à Hugo”, “lu V.H.
“reçu aujourd’hui une lettre d’Hugo”, ou “écrit une longue lettre à Hugo”, “lu V.H.“
toute la nuit”, ou encore le célèbre “Hugo, seulement Hugo” de Valentin

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toute la nuit”, ou bien le fameux “Hugo, seulement Hugo” de Valentin
Havercamp, ne se référaient absolument pas à “Victor” Hugo, mais à ce poète
Havercamp, ne se rapportaient en aucun cas à “Victor” Hugo, bien à cette aède
maudit dont l’oeuvre brève avait apparemment incendié tous ceux qui l’avaient
frappé d’interdit dont le travail court avait sans doute brûlé l’ensemble de ceux qui l’avaient
eue en main. Des contradictions éclatantes que la critique et l’histoire littéraire
eue en possession. Des absurdités rayonnantes que le jugement et les archives de l’art d’écrire
n’avaient jamais pu expliquer trouvaient ainsi leur seule solution logique, et c’est
n’avaient en aucun temps été aptes à faire connaître se révélaient de cette façon leur unique résultat cohérent, et c’est
évidemment en pensant à Hugo Vernier et à ce qu’ils devaient à son Voyage
naturellement en se souvenant d’Hugo Vernier ainsi qu’à ce qu’ils tiraient de son Voyage
d’hiver, que Rimbaud avait écrit “Je est un autre” et Lautréamont “La poésie doit
d’hiver, que Rimbaud avait libellé “Je est un autre” et Lautréamont “la poésie doit
être faite par tous et non par un”.
être faite par tous et non par un”.
Mais plus il mettait en valeur la place prépondérante qu’Hugo Vernier allait devoir
Pourtant plus il montrait l’endroit prééminent qu’Hugo Vernier serait obligé
occuper dans l’histoire littéraire de la France à la fin du siècle dernier, moins il était
de tenir à l’intérieur des archives des belles lettre à la sortie du XIXè, moins il pouvait
à même d’en fournir des preuves tangibles : car il ne put jamais remettre la main
donner les arguments concrets : parce qu’il ne fut plus en mesure de trouver
sur un exemplaire du Voyage d’hiver. Celui qu’il avait consulté avait été détruit en
une copie du Voyage d’hiver. L’exemplaire qu’il avait examiné s’était volatilisé au
même temps que la villa- lors des bombardements du Havre ; l’exemplaire déposé
au même moment que la demeure- pendant les explosions du Havre ; la copie mise
à la Bibliothèque nationale n’était pas en place lorsqu’il le demanda et ce n’est
à la Bibliothèque nationale n’était nullement en l’endroit quand il la réclama et ce n’est
qu’au terme de longues démarches qu’il put savoir que ce livre avait été, en 1926,
qu’après d’interminables tentatives qu’il réussit à s’informer que cet ouvrage avait été, en 1926,
envoyé à un relieur qui ne l’avait jamais reçu. Toutes les recherches qu’il fit faire à
transmis à un relieur qui ne l’avait aucunement obtenu. L’ensemble des fouilles qu’il demanda à
des dizaines et des centaines de bibliothécaires, d’archivistes et de libraires se
plus de 10 et plus de 100 archivistes, bibliothécaires et conservateurs ne
révélèrent inutiles, et Degraël se persuada bientôt que les cinq cents exemplaires

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donnèrent rien, et Degraël se convainc rapidement que les 500 copies
de l’édition avaient été volontairement détruits par ceux-là mêmes qui s’en étaient
de la publication avaient été délibérément supprimés par les poètes qui s’en étaient
si directement inspirés.
tant tout de go emparés.
Sur la vie d’Hugo Vernier, Vincent Degraël n’apprit rien ou presque. Une notule
En ce qui concerne l’existence d’Hugo Vernier, Vincent Degraël ne découvrit pas grand chose ou quasiment rien. Une annotation
inespérée, dénichée dans une obscure Biographie des hommes remarquables de
inattendue, dégotée en une sombre Biographie des hommes remarquables de
la France du Nord et de la Belgique (Verviers, 1882), lui apprit qu’il était né à Vimy
la France du Nord et de la Belgique (Verviers, 1882), lui fit savoir qu’il avait vu le jour à Vimy
(Pas-de-Calais) le 3 septembre 1836. Mais les actes d’état civil de la municipalité
(Pas de Calais) le 3 septembre 1836. Or les certificats de naissance de la mairie
de Vimy avaient brûlé en 1916, en même temps que leurs doubles déposés à la
de Vimy avaient été incendiés en 1916, au même moment que leurs copies placés au
préfecture d’Arras. Aucun acte de décès ne fut apparemment jamais dressé.
chef lieu : Arras. Nul certificat de mort ne fut en apparence en aucun cas établi.
Pendant près de trente ans, Vincent Degraël s’efforça vainement de rassembler
30 ans durant, Vincent Degraël essaya illusoirement de collecter
des preuves de l’existence de ce poète et de son œuvre. Lorsqu’il mourut, à
des justificatifs sur la vie de cet aède et de son travail. A sa mort, à
l’hôpital psychiatrique de Verrières, quelques-uns de ses anciens élèves
l’asile de Verrières, certains de ses étudiants âgés
entreprirent de classer l’immense tas de documents et de manuscrits qu’il laissait :
essayèrent de ranger la grande accumulation de titres et de textes qu’il abandonnait :
parmi eux figurait un épais registre relié de toile noire et dont l’étiquette portait,
entre tous se trouvait une gros livre joint de tissu sombre et dont l’écriteau nommait,
soigneusement calligraphié, Le Voyage d’hiver : les huit premières pages
délicatement écrit, Le voyage d’hiver : les huit feuilles du début
retraçaient l’histoire de ces vaines recherches ; les trois cent quatre-vingt-douze
relataient le récit de ces investigations inutiles ; toutes les
autres étaient blanches.
autres étaient vides.

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chaoïd n° 8 — automne-hiver 2004
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numéro 8, Automne-hiver 2004


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