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« La vie comme œuvre d’art.

Formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze »

Judith Michalet

In F. Bourlez et L. Vinciguera (dir.), Pourparler. Deleuze entre art & philosophie,


Editions et presses universitaires de Reims, octobre 2013, pp. 226-253.
La vie comme œuvre d’art.
Formes d’existence et espaces de liberté chez Foucault et Deleuze

« [L]a recherche d’une éthique de l’existence était


principalement, dans l’Antiquité, un effort pour affirmer sa
liberté et pour donner à sa propre vie une certaine forme […] »
Michel Foucault, « Une esthétique de l’existence », 1984

« L’existence non pas comme sujet, mais comme œuvre d’art,


et ce dernier stade, c’est la pensée-artiste. »
Gilles Deleuze, « La vie comme œuvre d’art », 1986
(repris dans Pourparlers)

La définition traditionnelle du « sujet » comme individu souverain, transparent à lui-


même et pourvu d’une pleine identité est violemment rejetée par la philosophie du XXe siècle.
Le modèle moins péremptoire et plus fragile de la « vie » et du « vivant » lui est alors préféré.
Si le vocable « sujet » perdure toutefois, c’est alors moins pour désigner une cause, qu’un
effet : un sujet comme épiphénomène, toujours « décentré » par rapport à lui-même 1 .
Constitué à la confluence de nombreux courants de forces extérieurs faisant pression sur lui
— politiques, sociaux, familiaux, libidinaux et biologiques —, il est, au final, dans ses
configurations intérieures, toujours tributaire des tournoiements qui agitent les champs au-
delà de lui. Toutefois, en opposant des résistances à ces diverses puissances
d’assujettissement qui pèsent sur lui, il lui devient possible d’atténuer sa dépendance à l’égard
de ces agents aliénants. Pour ce faire, des conduites éthiques de construction de soi sont à
engager. Elles sont nommées « processus de subjectivation » par des penseurs comme Michel
Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari, qui désignent ainsi un mouvement qui nous fait
tendre — sans jamais y parvenir complètement — vers la liberté. Ces processus supposent de
donner à notre vie certaines formes qui lui permettent de se soustraire à l’emprise des rapports
de force extérieurs. Sont ainsi créés des modes d’existence inédits et atypiques. C’est ce qui
amène Deleuze à déclarer, en 1986, que l’existence est à envisager comme une « œuvre
d’art », et que « ce dernier stade, c’est la pensée-artiste »2.

Au début des années quatre-vingt, dans ses cours, entretiens, articles et ouvrages,
Foucault introduit, quant à lui, une nouvelle dimension dans sa pensée, celle d’une éthique qui
suppose un rapport particulier à soi. Il pose alors les bases de ce qu’il nomme une « esthétique

1
« [A]lors le sujet, produit comme résidu à côté de la machine, appendice ou pièce adjacente à la machine, passe
par tous les états du cercle et passe d’un cercle à l’autre. Il n’est pas lui-même au centre, occupé par la machine,
mais sur le bord, sans identité fixe, toujours décentré, conclu des états par lesquels il passe. » Cf. Deleuze, Gilles
et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 27.
2
Deleuze, Gilles, « La vie comme œuvre d’art », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1991, p. 131.

2
de l’existence ». En 1986, dans un livre qu’il consacre à l’œuvre de Foucault, Deleuze reprend
ce thème et en fait un enjeu majeur de sa philosophie. Quelle forme une existence va-t-elle
devoir prendre pour se mettre à l’abri des forces qui la contraignent ? De quelle manière va-t-
elle opposer une résistance à ces pressions adverses afin de s’aménager des espaces de
liberté ? Pour trouver une résolution à ces problèmes, Foucault remonte aux racines grecques
de la philosophie et des pratiques de vie. Contrairement à la morale chrétienne qui implique
l’obéissance à des règles générales s’appliquant à tous, l’éthique gréco-romaine requiert,
selon Foucault, l’invention de règles de conduite que l’on choisit de s’imposer à soi-même.
En sollicitant une forme de rapport privilégié à soi, cette éthique rend possible la constitution
d’une indépendance vis-à-vis du champ social.

Il s’agira donc de s’interroger sur cette création de subjectivité bien étrange qui permet
à un être de s’émanciper grâce à un changement de régime de contraintes plutôt que par une
levée de tous les régimes d’assujettissement. En effet, l’ascète ne se déprend de la morale
commune existante qu’en s’auto-prescrivant une discipline de vie. En regard de la pensée des
processus de subjectivation que Deleuze développe quant à lui dix ans auparavant avec son
ami psychanalyste Guattari, qui suppose une soustraction constante du sujet aux normes
imposées, y compris volontairement instituées par lui-même, le cadre restrictif et rigoriste
impérativement requis dans l’esthétique des pratiques de vie foucaldienne apparaît d’autant
plus surprenant. Pour échapper aux pinces d’un pouvoir qui tend à faire ployer les individus,
faut-il « se détacher » d’abord soi-même ascétiquement du champ des influences extérieures
en s’imposant un ensemble de conduites à respecter, comme nous y incite Foucault ? Ou bien,
faut-il « se déterritorialiser », afin de fuir systématiquement les territoires rigides des ordres
établis, comme y encouragent Deleuze et Guattari dans les années soixante-dix ? Dans la
lettre polémique que Deleuze adresse à Foucault en 1977, intitulée « Désir et plaisir » — à
une époque où Foucault n’a pas encore amorcé le tournant éthique de sa pensée —, la
divergence des positions des deux philosophes est clairement présentée : tandis que le désir
est toujours coextensif au pouvoir pour Foucault, il doit tendre, au contraire, vers une
indépendance totale vis-à-vis du pouvoir pour Deleuze et Guattari. Les flux
« déterritorialisés » du désir parviennent à se déprendre complètement de l’emprise des
rapports de pouvoir dans la pensée deleuzo-guattarienne. Or, si dans Pourparlers, dans les
années quatre-vingt, Deleuze insiste sur les affinités qu’il entretient avec la philosophie de
Foucault, n’est-ce pas parce qu’il adhère à son orientation éthique, empruntée entre-temps par
son ami ? Dans ce cas, Deleuze ne se met-il pas en contraction avec lui-même ? Car, s’il
appelle de ses vœux le tracé d’une « ligne de fuite » dans sa période de co-écriture avec
Guattari, comment peut-il défendre ensuite la forme d’une ligne qui se replie, en cautionnant,
en 1986, la définition suivante : « la subjectivation : donner une courbure à la ligne, faire
qu’elle revienne sur soi »3 ?

3
Deleuze, Gilles, « Un portrait de Foucault », in Pourparlers, op. cit., p. 154.

3
I – « Se réfléchir »

Dans la configuration de sa pensée qui est celle des années soixante-dix, marquée par
une prévalence accordée à l’étude des soumissions aux dispositifs de pouvoir, Foucault
considère que les orientations subjectives des individus sont largement tributaires des
conditionnements externes qui agissent sur eux. Dans ces conditions, comment donner une
place à la liberté ? Comment dire « non » au pouvoir ? C’est une question que Foucault se
pose de façon urgente au début des années quatre-vingt et qui l’amène à opérer un tournant
décisif dans sa pensée. Au lieu de poursuivre son histoire de la sexualité « aux confins du
savoir et du pouvoir », selon un « plan d’avance préparé », il essaie de « rechercher plus haut
comment s’était constituée, pour le sujet lui-même, l’expérience de sa sexualité comme
désir »4. Dans L’usage des plaisirs, il se propose ainsi d’étudier les « arts de l’existence »
cultivés dans l’Antiquité greco-romaine. Ce sont, écrit-il, « des pratiques réfléchies et
volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais
cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur
vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style »5.
N’y aurait-il pas là un mélange paradoxal de contrainte et de liberté dans cette esthétique de
l’existence foucaldienne qui ne permettrait à l’individu de s’affranchir des injonctions
extérieures qu’au prix d’un assujettissement à des préceptes qu’il se donne à lui-même ?

Il est à préciser que cet auto-assujettissement permettant une stylisation de l’existence


nécessite certaines conditions préalables. Il n’est en effet réservé qu’à une partie bien définie
de la population. Les esclaves en sont exclus, ainsi que les femmes. Ces dernières, écrit
Foucault, « n’apparaissent qu’à titre d’objets ou tout au plus de partenaires qu’il convient de
former, d’éduquer et de surveiller, quand on les a sous son pouvoir, et dont il faut s’abstenir
quand elles sont sous le pouvoir d’un autre (père, mari, tuteur) »6. Ainsi, seule la population
masculine est en mesure de donner à son existence une forme. Et, au sein même de cette
population, une seconde sélection a lieu : pour accéder à une pratique de soi, précise Foucault
dans son cours du 27 janvier 1982, il faut avoir « la capacité de pratiquer l’otium, la skholê, le
loisir cultivé, ce qui représente une ségrégation plutôt de type économique et social »7. Ces
exercices qui permettent de se gouverner soi-même ne sont donc pratiqués que par ceux qui
peuvent se les permettre : « les exigences d’austérité […] étaient plutôt un supplément, et
comme un “luxe” par rapport à la morale couramment admise »8. La pauvreté de la morale
ordinaire s’oppose, pour ainsi dire, au luxe d’une éthique singulière et personnalisée. C’est ce

4
Foucault, Michel, « Une esthétique de l’existence » (1984), in Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, p.
1549.
5
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 16-17.
6
Ibid., p. 33.
7
Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-182, Paris, Seuil/Gallimard,
2001, p. 122.
8
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 28.

4
« luxe de l’austérité », comme le nomme judicieusement Diogo Sardihna9, qui rend possible
une mise à distance salutaire du cours ordinaire des affaires du monde. Le détachement à
l’égard des rapports de forces à l’œuvre dans le champ social ne se réalise donc que chez des
individus qui se trouvent déjà dans une situation privilégiée. Ensuite, au sein même des
groupes d’hommes pouvant pratiquer l’otium, une nouvelle séparation a lieu : celle qui
intervient entre les ascètes qui choisiront de se donner des règles de conduites — les sages —
et ceux qui, pourtant bénéficiaires de la disposition au loisir, n’opteront pas pour de telles
exigences normatives, et n’établiront donc pas de rapport à eux-mêmes. Par conséquent, les
pratiques de liberté ne seront au final exercées que par les hommes choisissant volontairement
d’ordonner austèrement la part d’existence loisible qui leur revient de droit. C’est avant tout
cette dernière démarcation qui est la plus décisive pour Foucault, car elle permet de
s’interroger sur un découpage entre des individus qui, dans la même situation, font des choix
différents.10

Les pratiques de liberté, pour Foucault, sont mises en œuvre par des individus qui
créent de nouveaux codes, pour eux-mêmes, et qui ne se rebellent donc pas contre les codes
imposés en vue de vivre directement selon leurs désirs, hors de toute normativité. Il devient
alors plus aisé de comprendre la raison de la prise de distance revendiquée de Foucault à
l’égard de certaines pensées de l’émancipation et de la libération, notamment celle du
psychanalyste Wilhelm Reich — auteur de La révolution sexuelle, paru en 1936 —. Pour ce
penseur, ainsi que pour le philosophe Herbert Marcuse — auteur d’Eros et civilisation, paru
en 1955 —, les dispositifs répressifs qui entravent la libre expression du désir sont à l’origine
de nombreux maux humains. De leur point de vue, l’émancipation suppose donc la simple
levée des censures arbitraires et pathogènes. Comme le remarque Judith Butler, la
« conception binaire du pouvoir en termes de répression/émancipation [qui est celle d’auteurs
comme Reich ou Marcuse] réduit la multiplicité des relations de pouvoir à une alternative
univoque qui masque la texture foisonnante du pouvoir »11. C’est l’alternative univoque entre
la répression et l’émancipation que la pensée foucaldienne, qui défend au contraire la texture
foisonnante du pouvoir, va faire voler en éclats. L’idée selon laquelle l’éviction de toutes les
formes de répression rendrait possible un accès plein et entier du sujet à son désir originaire
est en effet fortement fustigée dans le deuxième chapitre de La volonté de savoir intitulé
« L’hypothèse répressive ». La conception dichotomique qui pose la répression comme
obstacle majeur à l’émancipation est un mirage, selon Foucault, car, comme le montre

9
Sardinha, Diogo, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 186.
10
Il serait à pointer ici une divergence profonde entre la pensée des processus de subjectivation foucaldienne et
celle de Jacques Rancière, penseur de l’émancipation des plus actuels. En effet, pour Foucault, selon son
exemple pris chez les Grecs, la liberté est conquise par les hommes qui ordonnent ascétiquement la part
« luxueuse » d’existence qu’il leur est accordée à la faveur d’un certain découpage politique préétabli : « se
gouverner soi-même » avant de gouverner les autres. Pour Rancière, au contraire, c’est avant tout dans la prise
de possession d’une part inédite encore — entraînant d’emblée un redécoupage des espaces de liberté — que se
joue l’émancipation subjective et collective des individus, plutôt que dans la formation et l’aménagement
préalables de son espace de liberté. Cf. Rancière, Jacques, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris,
Galilée, 1995.
11
Butler, Judith, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle (1987), traduction Philippe
Sabot, Paris, PUF, 2011, p. 261.

5
brillamment le premier volume de l’Histoire de la sexualité, c’est au contraire dans la texture
même du pouvoir que le désir se crée.

Toutefois, une autre définition de la libération, à teneur plus politique, et moins


psychanalytique, est parfois esquissée par le philosophe. Elle n’est plus alors la restauration
illusoire d’un accès direct au « vrai désir », par suppression des interdits, dans un sens
essentiellement reichien, mais une lutte à mener contre un « état de domination » :
Lorsqu’un individu ou un groupe social arrivent à bloquer un champ de relations de pouvoir, à
les rendre immobiles et fixes et à empêcher toute réversibilité du mouvement — par des
instruments qui peuvent être aussi bien économiques que politiques ou militaires —, on est
devant ce qu’on peut appeler un état de domination. Il est certain que, dans un tel état, les
pratiques de liberté n’existent pas ou n’existent qu’unilatéralement ou sont extrêmement
bornées et limitées. Je suis donc d’accord avec vous que la libération est parfois la condition
politique ou historique pour une pratique de liberté.12
Dans ce passage, la « libération » et les « pratiques de liberté » sont clairement distinguées.
Ces dernières, explique Foucault, ne pourront voir le jour qu’une fois la première obtenue. Or,
cette préséance de la lutte à mener pour obtenir la libération sur l’établissement de conduites
éthiques n’est pas une information chronologique sans conséquence. Les enjeux
problématiques des « pratiques de liberté » qui constituent le cœur de l’éthique foucaldienne
sont ici incidemment engagés. Évoquant, à titre d’exemple, le peuple colonisé qui se libère de
son colonisateur, Foucault en fait un cas de lutte contre un état de domination qui correspond,
pour lui, à une « libération ». À quoi renvoie alors cette « libération » qui précède les
pratiques de liberté ? Pour le saisir, il semble nécessaire de se reporter à un autre passage du
même entretien, dans lequel trois niveaux de pouvoir sont distingués : « les relations
stratégiques, les techniques de gouvernement et les états de domination »13. En s’appuyant sur
cette tripartition graduelle des rapports de pouvoir — les états de domination correspondant
au maillage le plus serré et concrétisé des rapports de pouvoir, que Deleuze nommera états
d’ « intégration » ou d’ « actualisation » —, on est donc en droit d’effectuer la déduction
suivante : si le processus de libération, qui est « la condition politique ou historique pour une
pratique de liberté », lutte fondamentalement contre les relations de pouvoir « immobiles et
fixes » des états de domination, alors il se distingue des pratiques de liberté qui devraient,
quant à elles, une fois les états de domination levés, s’attaquer aux configurations mobiles et
souples de pouvoir. En d’autres termes, les pratiques de liberté devraient combattre les
conformations assujettissantes logées au niveau des « techniques de gouvernement » et,
éventuellement, au-delà, au niveau des « relations stratégiques ». Dans cette chronologie des
luttes, l’idée maintes fois exprimée par Foucault selon laquelle il faut d’abord se gouverner
soi-même pour pouvoir ensuite gouverner les autres est agrémentée d’une étape antérieure. Il
faudrait d’abord sortir des états de domination — « libération » —, pour pouvoir se gouverner
soi-même — « pratiques de liberté » — et, enfin, gouverner les autres — élaborer des
« techniques de gouvernement » —.
12
Foucault, Michel, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984), in Dits et écrits II, op.
cit., p. 1530. Nous soulignons.
13
Ibid., p. 1547.

6
Admettons que les propos du philosophe cités plus haut, qui font de la libération une
condition politique préalable à la conduite éthique, méritent d’être pris au sérieux. Nous
pouvons en déduire que si Foucault considère qu’il est temps d’en arriver aux « pratiques de
liberté », requérant un gouvernement de soi-même, c’est que l’étape préliminaire, celle des
libérations politiques, a déjà été franchie, avec succès. Évidemment, beaucoup reste encore à
faire à ce premier niveau ! Étrangement, c’est ce que le philosophe ne semble alors pas
prendre en considération. C’est pourquoi l’articulation entre sa pensée du pouvoir et sa pensée
éthique trouve là, selon nous, sa pierre d’achoppement. À la fin des années soixante-dix,
Foucault avait effectivement diagnostiqué l’existence de nouvelles formes de subordination,
qui s’infiltrent dans la vie biologique elle-même, et qu’il a nommé « biopouvoirs ». Contre ce
« contrôle » moderne des individus, il convient pourtant urgemment de s’insurger. Or, à quoi
pourrait s’apparenter la résistance à cette forme moderne d’emprise sur les êtres sinon à un
processus de « libération », au sens que lui donne Foucault dans l’entretien précédemment
cité ? Aussi, pourquoi le philosophe ne s’interroge-t-il pas davantage sur le type de « contre-
pouvoir » libérateur à mettre en place pour résister aux assujettissements pernicieux fomentés
par les biopouvoirs, au lieu d’élaborer une éthique qui n’aura d’efficace qu’une fois tous les
états de domination levés ? N’y a-t-il pas un lien entre les études foucaldiennes sur la
naissance de la biopolitique et celles sur l’esthétique de l’existence, que leur auteur lui-même
semblerait avoir eu des difficultés à établir ? Dans le même entretien, réalisé en 1984, lorsque
la question est posée à Foucault de savoir si la problématique du souci de soi pourrait être au
cœur d’une nouvelle pensée du politique, la réponse du philosophe est alors : « je n’ai pas
beaucoup avancé dans cette direction et j’aimerais bien justement revenir à des problèmes
plus contemporains, afin d’essayer de voir ce qu’on peut faire de tout cela dans la
problématique actuelle »14. Cet aveu semble bien attester que la distance séparant ces deux
champs d’étude, éthique et politique, antique et contemporain, est difficile à réduire
complètement pour Foucault.

Comme le souligne Bernard Andrieu, à partir du cours sur « Le gouvernement des


vivants » de 1979-1980, Foucault commence à abandonner son étude de la gouvernementalité
des populations dans la société capitaliste au profit d’une étude du gouvernement de soi-
même par des disciplines individuelles du corps dans la culture antique grecque et romaine15.
Le thème de la maîtrise de soi prédomine alors. La modération en matière d’activité sexuelle,
en premier lieu, fait partie des pratiques restrictives librement choisies par certains hommes
qui leur permettent de styliser leur existence. La tempérance « est un art », écrit Foucault,
« une pratique des plaisirs qui est capable en “usant” de ceux qui sont fondés sur le besoin de
se limiter elle-même »16. Cette limitation est donc paradoxalement la condition d’une plus
grande maîtrise de soi. Comme l’explique le résumé du cours de l’année 1981-1982, de même

14
Foucault, Michel, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984), in Dits et écrits II, op.
cit., p. 1541.
15
Cf. Andrieu, Bernard, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault », Le Portique, n°13-14, 2004.
16
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 67.

7
que l’athlète « ne tente pas de faire des prouesses inutiles » et prépare uniquement les
« quelques mouvements qui lui sont nécessaires dans la lutte pour triompher de ses
adversaires », « nous devons apprendre exclusivement ce qui nous permettra de résister aux
événements qui peuvent se produire »17. Mais, en s’auto-assignant le respect de lignes de
conduites austères, les hommes qui bénéficient du « luxe » de pouvoir jouir d’un temps à
consacrer à eux-mêmes ne restreignent-ils pas ce champ des possibles qui leur est accordé
d’emblée par le découpage politique, au lieu de l’élargir ? Comment ne pas formuler à
l’encontre de la pensée de Foucault l’objection de l’existence d’un repli sur soi inhérent à ce
processus de subjectivation antique ? Ne peut-on pas déceler dans l’autoformation pratique
d’une existence l’émergence d’un conventionnalisme mortifère et rétrograde que Deleuze et
Guattari appelleraient une « reterritorialisation » ?

N’empruntant pas cette orientation critique dans sa lecture de la philosophie


foucaldienne, Deleuze voit essentiellement dans la sélection de certaines règles parmi
d’autres, opérée par des êtres ascétiques, la marque d’une indétermination — ou d’une
contingence —, qui est la condition de possibilité d’une action libre. Comme il le souligne à
plusieurs reprises dans son ouvrage sur Foucault, c’est en tant qu’elles sont « facultatives »
que ces règles initient un processus de subjectivation. Il revient donc au fait de pratiquer un
choix parmi plusieurs actions possibles d’être le garant d’une formation de soi en tant que
sujet libre. De plus, le rapport que l’individu instaure avec lui-même par le biais d’un
ascétisme librement choisi a pour corrélat la possibilité de se réfléchir. En effet, par le
truchement d’un rapport personnalisé aux normes est inauguré un rapport entre soi et soi,
autrement dit, une réflexivité au sein de la subjectivité. C’est donc comme si, se heurtant à la
paroi d’un agir circonscrit, auto-limité, l’individu revenait nécessairement à lui-même, par
une réflexion spéculaire, au lieu de se dissoudre, comme par diffraction, dans l’agir épars
commandé par une morale commune à tous. Sur cette base, l’individu « subjectivé » devient
capable, ensuite, d’une ouverture clairvoyante au monde extérieur, d’un élargissement vers
des champs étendus de possibles, non circonscrits, permettant de mettre en place un
gouvernement des autres18. Afin de pouvoir rayonner vers les autres, le sujet semble donc
devoir préalablement styliser son existence de manière à absorber les rayons réfractés d’une
pratique austère et se réfléchir lui-même. Demeurent toutefois légitimes, semble-t-il, les
contestations de la posture autarcique pré-requise et du besoin d’en passer par une
prescription normative, qui serait comme un mal nécessaire, afin d’accéder à un rapport
réfléchi à soi. Ces objections n’ont pas eu lieu de la part de Deleuze, et pourtant, il semble que
les orientations philosophiques qu’il avait prises avec Guattari dans les années soixante-dix,
comme nous allons le voir, le situait dans une pensée des territoires de l’existence bien
différente.

17
Foucault, Michel, « L’herméneutique du sujet » (1982), in Dits et écrits II, op. cit., p. 1178.
18
« C’est un principe généralement admis que plus on est en vue, plus on a ou plus on veut avoir d’autorité sur
les autres, plus on cherche à faire de sa vie une œuvre éclatante dont la réputation s’étendra loin et longtemps,
plus il est nécessaire de s’imposer, par choix et volonté, des principes rigoureux de conduite sexuelle. » Cf.
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 71. Nous soulignons.

8
II- « Se déterritorialiser »

Aux prises avec la question de savoir comment concevoir un processus de


subjectivation dispensateur d’indépendance et de plus hautes intensités de vie, depuis son
premier ouvrage sur David Hume, Empirisme et subjectivité, paru en 1953, jusqu’à son
dernier article intitulé « L’immanence : une vie… », paru en 1995, Deleuze ne peut que
trouver dans la philosophie du dernier Foucault de forts échos à ses thèmes de recherche
fondamentaux. À l’occasion de son ouvrage sur Foucault, en 1986, par la torsion qu’il fait
subir à l’œuvre foucaldienne alors étudiée, lue à travers le prisme de ses propres concepts —
dont certains sont issus de sa pensée des années soixante —, il fait saillir une convergence
entre sa pensée et le pan éthique de la philosophie de son ami. Or, une attention portée aux
changements des positionnements philosophiques dans l’œuvre de ces deux penseurs et, plus
particulièrement, à la spécificité de la période « deleuzo-guattarienne » dans l’œuvre de
Deleuze, va rendre manifeste une divergence que Deleuze n’aura pas eu l’occasion de
souligner. En effet, le rapport aux normes, tel qu’il est formulé par Deleuze et Guattari dans
L’anti-Œdipe (1972), Kafka (1975) et Mille plateaux (1980) — différent, comme nous le
verrons dans une troisième partie, de celui envisagé par Deleuze durant la période de son
écriture solitaire retrouvée — n’est pas similaire à celui déployé dans l’esthétique de
l’existence de Foucault au début des années quatre-vingt. Comment Deleuze pourrait-il
considérer le repli normatif du sujet foucaldien qui se réfléchit dans un rapport de soi à soi
comme créateur alors que sa pensée éthique formulée dans L’anti-Œdipe et Mille plateaux a
consisté à critiquer toutes les formes d’occupation de territoires établis par un individu, qu’ils
soient politiques, sociaux, familiaux, corporels ou psychiques19 ?

Pour Deleuze et Guattari, un processus de subjectivation suppose en effet une


perpétuelle métamorphose de l’entité qui s’y soumet. Pour rendre compte de cette déprise de
soi créatrice, ces deux penseurs associés font appel à l’image d’un arrachement aux sols trop
longtemps occupés par un individu. Ils convoquent notamment le modèle optique de la « ligne
de fuite », le modèle mathématique de la « ligne fractale », le modèle littéraire borgésien des
sentiers bifurquant à l’infini20 et, pour évoquer toujours la même forme de mouvement
subjectif métamorphique, ils créent le néologisme « déterritorialisation ». Or, si l’on compare
cette forme spatiale de subjectivation avec celle qui semble être dessinée par le sujet
foucaldien, la dissemblance des géométries est manifeste. Tandis que le tracé d’une ligne de
fuite suppose une conjuration de toutes les soumissions à des ordres imposés,
l’ordonnancement des pratiques austères, quant à lui, effectué par le sujet qui se déprend de la
19
« [L]es fuites peuvent se faire sur place, un voyage immobile. » Cf. Deleuze, Gilles, Dialogues (1977), Paris,
Champ Flammarion, 1996, pp. 48-49. Le maintien au sein d’un même territoire géographique n’est donc
paradoxalement pas critiqué.
20
Jorge Luis Borges publie une nouvelle intitulée « Le jardin aux sentiers qui bifurquent » en 1941. Pour
Guattari, il s’agit de favoriser « l’invention de nouveaux foyers catalytiques susceptibles de faire bifurquer
l’existence ». Cf. Guattari, Félix, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, p. 35

9
morale commune à tous, suppose, selon Foucault, une soumission à certaines règles et, par
conséquent, une certaine forme de « reterritorialisation ». À cet égard, il semble donc que la
pratique du « se déterritorialiser » deleuzo-guattarien est incompatible avec celle du « se
réfléchir » foucaldien.

La ligne de déterritorialisation implique une déviation infinie, un évitement constant


de tout ordre sédimenté, nommé également « strate ». Le tracé de cette ligne supposant un
inachèvement, Guattari répond de façon tranchée à la question de savoir s’il est possible
d’identifier une vie aboutie à un chef d’œuvre. « Un chef d’œuvre ! Ah ! non, parce qu’un
chef d’œuvre, c’est achevé et c’est en comparaison avec d’autres. […] Mais [elle serait en
revanche comparable à] une œuvre ouverte, processuelle, quelque chose d’unique. »21 Il est
donc avant tout question de mener sa vie à la façon d’un work in progress, c’est-à-dire un
travail en cours d’élaboration, inachevé. C’est pourquoi la ligne de fuite inachevée, qui est
également appelée « ligne créatrice » ou « ligne de vie » dans Mille plateaux, a une croissance
de type « fractal ». Pour rendre compte de la trajectoire spécifique de cette ligne qui suppose
une bifurcation incessante, Deleuze et Guattari prennent en effet appui sur le cas des objets
fractals en mathématique, dont les contours correspondent à des lignes formant des plis allant
à l’infini. L’aspect dentelé de la courbe du mathématicien Von Koch représentant une ligne
fractale tient au fait que la même transformation est répétée à des échelles de plus en plus
petites, suivant une opération consistant à réitérer le positionnement d’un triangle équilatéral
au niveau du tiers central d’un segment22. Chaque segment de droite se « casse » ainsi en son
centre et crée une déviation de la ligne droite initiale. Une croissance continuelle des
ramifications est ainsi obtenue. En tant qu’elle change sans cesse de direction, cette ligne
illustre géométriquement l’action de fuite hors d’un territoire. Loin de solliciter un
mouvement réflexif de retour à soi, comme chez Foucault, le processus de subjectivation
deleuzo-guattarien encourage au contraire l’exil et le dépli de soi.

Trouvant également en botanique un équivalent à cette forme de croissance atypique,


Deleuze et Guattari introduisent le concept de « rhizome » à partir de 197623. Le rhizome est
une racine proliférante qui pousse par le milieu. Pour les deux penseurs, il s’oppose à l’arbre,
comme un système a-centré et ouvert s’oppose à un système centré et fermé. Le rhizome n’a
ni début ni fin. Sous forme d’exclamations joyeuses et véhémentes, Deleuze et Guattari
enjoignent à leurs lecteurs d’adopter ce style de vie rhizomatique :
Faites rhizome et pas racine, ne plantez jamais ! Ne semez pas, piquez ! Ne soyez pas un ni
multiple, soyez des multiplicités ! Faites la ligne et jamais le point ! La vitesse transforme le
point en ligne !24

21
Guattari, Félix, « La philosophie est essentielle à l’existence humaine », Entretien avec Antoine Spire, La Tour
d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002, pp. 57-58.
22
La courbe de Von Koch est reproduite dans Mille plateaux. Cf. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille
plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 608.
23
Rhizome est un texte co-écrit par Deleuze et Guattari, publié pour la première fois en 1976, et repris dans Mille
plateaux en 1980, dans le premier chapitre introductif.
24
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 36.

10
Cette ligne, fractale ou rhizomatique, qui se développe en faisant naître des surgeons à l’infini
est de forme « brisée ». « On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée »,
déclare ainsi Deleuze 25 . Évitant les territoires occupés par les différentes formes de
normativités assujettissantes, l’individu se crée une « autre » vie, dans des lieux
périphériques, inexplorés et inédits. « Car la nouvelle terre (“En vérité, la terre deviendra un
jour un lieu de guérison”) n’est pas dans les re-territorialisations névrotiques ou perverses qui
arrêtent le processus ou lui fixent des buts […], elle coïncide avec l’accomplissement du
processus de la production désirante »26, concluent Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe.

Ce chemin libérateur et créateur de nouvelles formes de vie, qui se construit par


évitement du retour à soi territorialisé, est celui qu’une nouvelle pratique, théorisée dans
L’anti-Œdipe, exhorte à tracer. Cette pratique est une forme de clinique, alternative à la
psychanalyse. En concevant le complexe d’Œdipe comme un invariant structurant le désir de
chaque individu, la psychanalyse « castre » l’inconscient et obture l’expression libre du désir,
selon Deleuze et Guattari. Comme le montre cet ouvrage, le désir n’est ni structuré par le
manque, comme le présente un long héritage philosophique, ni marqué du sceau d’une
empreinte familiale, comme l’appréhende la théorie freudo-lacanienne. Pour Deleuze et
Guattari, il est primordialement affirmatif et productif, et directement connecté au champ
social. L’inconscient ne fait que « produire », en connectant, coupant et distribuant les flux du
désir. Considérant que la vie psychique du schizophrène, dans sa processualité, rend
manifeste ces propriétés fondamentales de l’inconscient, les auteurs de L’anti-Œdipe
dénomment « schizoanalyse » la clinique ayant pour objectif de faire retour à cette
manifestation désentravée du désir. Mais, en tant qu’elle ambitionne d’initier une « entreprise
de libération » 27 — en restaurant une libre circulation des flux du désir —, que la
psychanalyse, quant à elle, ne fait que saborder, la schizoanalyse ne renoue-t-elle pas en partie
avec une théorie de l’émancipation d’obédience reichienne ? Cet héritage est en effet
partiellement assumé par Deleuze et Guattari28. Par conséquent, il faut bien admettre qu’une
perspective foucaldienne ne saurait cautionner tous les postulats théoriques de L’anti-Œdipe.
En effet, certains passages de La volonté de savoir émettent indubitablement des critiques à
l’encontre de la conception reichienne du désir, notamment celui-ci :
Le rapport de pouvoir serait déjà là où est le désir : illusion donc, de le dénoncer dans une
répression qui s’exercerait après coup ; mais vanité aussi de partir à la quête d’un désir hors
pouvoir.29
Incidemment, on peut penser que c’est toute la conception deleuzo-guattarienne du désir est
également mise à mal, dans la dernière partie de la phrase citée. L’idée d’un « désir hors

25
Deleuze, Gilles, Dialogues, op. cit., p. 47.
26
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 458.
27
« Alors, au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l’œuvre de
répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l’humanité européenne sous le joug de
papa-maman, et à ne pas en finir avec ce problème-là. » Cf. Ibid., p. 59.
28
Deleuze et Guattari considèrent notamment que Reich est un grand penseur « lorsqu’il refuse d’invoquer une
méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir ».
Cf. Ibid., p. 37.
29
Foucault, Michel, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1984, p. 108.

11
pouvoir » est vivement contestée par Foucault, qui entend la remplacer par une coextensivité
du désir au pouvoir.

Or, c’est bien à un « désir hors pouvoir » que, manifestement, la schizoanalyse de


L’anti-Œdipe a vocation à donner accès. Et pour comprendre parfaitement cette différence
entre Foucault et Deleuze, il convient de renvoyer à l’analyse suivante de Judith Butler dans
Sujets du désir :
À la différence de Deleuze cependant, [Foucault] rejette toute conception préculturelle du « vrai
désir », et, pour lui, la transformation politique dépend de la prolifération des configurations du
pouvoir et de la sexualité. […] [Pour Foucault], le désir et le pouvoir sont coextensifs et toute
théorie qui postule que le désir est un « au-delà » du pouvoir constitue, dans la modernité, une
impossibilité culturelle et politique ou pire, un développement réactionnaire du pouvoir qui
s’appuie sur un déni explicite des relations de pouvoir qui le constitue.30
Dans sa lettre à Foucault de 1977, intitulé « Désir et plaisir », Deleuze pointe déjà cette
différence essentielle avec la pensée son ami. Il y défend le « primat du désir sur le pouvoir,
ou le caractère répressif, puisqu’ils écrasent non pas le désir comme donnée naturelle, mais
les pointes des agencements de désir »31. Par là même, il nuance sa position vis-à-vis de celle
de Reich, dans la mesure où le désir ne correspond pas pour Deleuze à une donnée strictement
« naturelle » mais aux « pointes des agencements ». Les états libérés du désir, au niveau des
« pointes des agencements », peuvent êtres aussi bien naturels que sociaux, ils seront toujours
antérieurs aux configurations de pouvoir.32 Les auteurs de L’anti-Œdipe s’attachent en effet à
montrer que le désir investit immédiatement le champ social. Selon eux, la « production
désirante » et la « production sociale » sont inextricablement liées. Ils considèrent donc que
l’erreur de Reich réside dans le fait qu’il « renonce à découvrir la commune mesure ou la
coextensivité du champ social et du désir »33. Par conséquent, pour Deleuze et Guattari, un
désir hors champ social ne saurait exister. En cela, ils sont en accord avec Foucault, mais en
désaccord avec Reich. En revanche, l’existence d’un désir hors champ des rapports de
pouvoir est bien envisagée par Deleuze et Guattari. En cela, cette fois, ils s’opposent
radicalement à Foucault. Dans la mesure où les termes « pouvoir » et « territoire » — ou
« reterritorialisation » — tendent à devenir synonymes sous la plume de Deleuze et Guattari,
les flux déterritorialisés du désir sont considérés comme se trouvant hors du champ du
pouvoir. Lorsque l’agencement de désir s’oriente vers sa polarité reterritorisalisante, la
répression du pouvoir est toujours plus prégnante, considèrent-ils. A contrario, lorsqu’il
s’oriente vers sa polarité déterritorisalisante, toutes les formes d’oppression du pouvoir
disparaissent. Deleuze affirme ainsi dans sa lettre à Foucault : « un agencement comportera

30
Butler, Judith, Sujets du désir, op. cit., p. 261 et p. 262.
31
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir » (1977), in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris,
Minuit, 2003, p. 115.
32
Que seraient des formations sociales sans configurations de pouvoir ? Étonnamment, il existe, pour Deleuze et
Guattari, des lignes de fuite sociales auxquelles aucun pouvoir n’est mêlé. « Les lignes de fuites » sont parfois
« des lignes objectives qui traversent la société », écrit Deleuze en 1977. Cf. « Désir et plaisir », op. cit., p. 118.
33
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 37.

12
des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs féodaux), mais », ceux-ci « surgissent
partout où s’opèrent des reterritorialisations »34.

Pour arriver à vivre à la pointe de son désir déterritorialisé, l’approche schizo-


analytique invite à analyser les lignes qui nous traversent. « C’est ce que nous appelons
“schizo-analyse”, cette analyse des lignes, des espaces, des devenirs »35, précisent les deux
penseurs dans Pourparlers. Un des buts principaux de cette analyse est donc d’étudier les
types de lignes dont nous sommes composés. Comme le montre exemplairement l’œuvre de
Kafka, à laquelle Deleuze et Guattari consacrent un ouvrage en 1975, il n’est pas possible de
savoir par avance où se trouve une ligne rigide et où s’ébauche une ligne souple. Par exemple,
dans Le procès, lorsque Joseph K. découvre une gravure obscène dans le recueil de lois d’un
juge, c’est comme si un fragment libidinal était venu se glisser subrepticement dans les
segmentarités du savoir juridique. « Le désir est une telle soupe, une telle bouillie
segmentaire », que toutes les lignes de désir se mélangent, expliquent les auteurs de Kafka.
Pour une littérature mineure36. Des morceaux rigides viennent se mêler aux morceaux fluides
du désir, si bien que les fils douteux d’un désir reterritorialisé sont toujours à exfiltrer de ces
écheveaux du désir. Une appréhension sensible immanente de la nature de ses fragments de
désir permet alors à un individu d’évaluer la dose de souplesse ou de rigidité de ceux-ci, de
pressentir les issues créatrices ou les stratifications morbides vers lesquelles il tend à
s’orienter, de cerner précisément les configurations ouvertes et connectives ou, au contraire,
fermées et restrictives de ses désirs, afin de sélectionner, finalement, les voies les plus
escarpées et révolutionnaires. Cette opération de tri ne se fonde sur aucune règle extrinsèque
au pur sentir individuel. C’est la raison pour laquelle la sélection s’effectue par une
expérimentation immanente, dans une attention portée aux micro-variations du désir, sans
qu’une des orientations qui mériterait d’être choisie soit préjugée à l’avance, de façon
transcendante37. Evitant les voies toutes tracées, l’individu est ainsi incité à poursuivre, si
possible sans repentir et à l’infini, le tracé des lignes libératrices qu’il aura décelées et
sélectionnées en lui. Dans Poteaux d’angle, une recommandation d’Henri Michaux,
concernant la vigilance dont il faut faire preuve à l’encontre de certains « alignements », entre
parfaitement en résonance avec les objectifs de la schizo-analyse deleuzo-guattarienne :
Toujours il demeurera quelques faits sur lesquels une intelligence même révoltée saura, pour se
tranquilliser elle-même, faire de secrets et sages alignements, petits et rassurants.
Cherche donc, cherche et tâche de détecter au moins quelques-uns de ces alignements qui, sous-
jacents, à tort t’apaisent.38

34
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir » (1977), op. cit., p. 114-115. Il est à noter que le sens du mot « pouvoir » tel
qu’il apparaît chez Foucault est ici considérablement réduit par Deleuze. Chez Foucault, le « pouvoir » ne
renvoie pas seulement à un appareil répressif, comme ce texte de Deleuze invite à le penser, mais à n’importe
quel type de rapport de force pouvant se former entre des éléments antagonistes.
35
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, « Entretien sur Mille plateaux » (1989), in Pourparlers, op. cit., p. 51.
36
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 109-110.
37
« L’émotion intensive, l’affect, est à la fois racine commune et principe de différenciation des délires et
hallucinations. » Cf. L’anti-Œdipe, op. cit., p. 101.
38
Michaux, Henri, Poteaux d’angle (1971), Paris, Gallimard, 1981, p. 15.

13
Ces alignements sous-jacents, qui tranquillisent à tort un individu, que sont-ils d’autres que
des « reterritorialisations » dans une terminologie deleuzo-guattarienne ? On comprend
pourquoi, de façon générale, la prédilection affichée par les philosophes pour certains
écrivains ou courants littéraires est loin d’être anodine. Les errances des écrivains beatnik ou
les tropismes des ausculteurs du stream of consciousness (« courant de conscience »), dont
Deleuze fait l’apologie dans le deuxième chapitre de Dialogues intitulé « De la supériorité de
la littérature anglaise-américaine », sont en adéquation assez forte avec l’éthique de la
déterritorialisation, tandis que le dandysme de Baudelaire39 ou les procédés d’écriture cryptés
et raffinés de Raymond Roussel supposent quant à eux une stylisation de l’existence
beaucoup plus foucaldienne.

Loin de chercher à se recentrer sur soi et à faire le point, l’éthique deleuzo-


guattarienne invite à défaire le moi et à se déterritorialiser. Dans la mesure où cette éthique
est fondée sur un diagnostic précis des tendances désirantes qui nous traversent et sur une
réorientation permanente de l’investissement libidinal en direction de la polarité
déterritorialisée, il semblerait que la forme d’existence qui en découle échappe à toute
imposition à soi-même d’un protocole d’actions. L’éthique, comme le précise Deleuze en
1981 dans son petit ouvrage sur Spinoza, est « une typologie des modes d’existence
immanents », tandis que la morale « rapporte toujours l’existence à des valeurs
transcendantes »40. Si l’on s’appuie sur ces définitions, de toute évidence, la distinction entre
éthique et morale opérée par Foucault ne se superpose pas à celle proposée par Deleuze. Chez
Foucault, la vie éthique ne suppose pas une évaluation immanente des désirs qui nous
fragmentent, mais l’instauration d’un code de conduite personnalisé, qui n’en reste pas moins
transcendant.

III - Se plier et faire une boucle

Comme nous l’avons vu précédemment, la pensée foucaldienne des années soixante-


dix ne laisse pas de place à ce que l’on pourrait nommer un hors champ des dispositifs de
pouvoir. Par conséquent, les mouvements de résistance aux puissances normatives pouvant
déboucher sur une autonomie relative du sujet peinent indéfectiblement à trouver une place
dans des ouvrages comme Surveiller et punir et La volonté de savoir. Cette impossibilité pour
le sujet de se soustraire aux configurations sociales existantes est débusquée par Deleuze, dès
1977, dans la lettre qu’il adresse à Foucault. Elle constitue le point de divergence essentiel de
leur pensée respective. Car, contrairement à la pensée archéologique et généalogique

39
« Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement
soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère. », écrit Charles
Baudelaire dans « Le peintre de la vie moderne » en 1863. Cf. le passage sur « le dandy » in Nicolas Bourriaud,
Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 1999, rééd. 2009, pp. 43-51.
40
Deleuze, Gilles, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 35.

14
foucaldienne, la philosophie du désir que Deleuze élabore avec Guattari accorde une place
primordiale aux phénomènes de résistance : « pour mon compte », écrit Deleuze, ce qui est
premier dans un champ social, « c’est qu’il fuit, il fuit d’abord de partout, ce sont les lignes de
fuite qui sont premières »41. Un terme utilisé par Deleuze dans sa monographie de Foucault
désigne le lieu à partir duquel s’engendre les diverses configurations du pouvoir : le
« Dehors »42. Deleuze réintroduit ainsi le concept de « dehors », hérité de Maurice Blanchot,
apparu antérieurement dans la pensée foucaldienne, en 1966, dans un article intitulé « La
pensée du dehors ». Mais, en 1986, dans Foucault, Deleuze modifie alors le sens que lui avait
accordé Foucault. Dans son sens originaire blanchoto-foucaldien, la « pensée du dehors » est
une expérience qui s’affirme dans la littérature à partir de la seconde moitié du XIXe siècle
lorsque le langage s’écoule depuis le lieu vide laissé par le sujet. Cette expérience extrême fait
s’évanouir le sujet qui parle. « L’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la
disparition du sujet »43, résume Foucault. Aussi, loin de promouvoir un « retour à soi », la
pensée du dehors des années soixante de Foucault suppose une sorte de dissolution de celui
qui parle, une déprise et une dispersion du sujet. Si, « en cette mise “hors de soi”, [le langage]
dévoile son être propre », précise Foucault dans le même article, « cette clarté soudaine révèle
un écart plutôt qu’un repli, une dispersion plutôt qu’un retour des signes sur eux-mêmes »44.
Cette pensée du dehors correspondrait donc à l’expérience d’un dépli radical du sujet. Ce qui
signifie, remarquons-le en passant, que la notion de sujet subit déjà une grande mutation dans
la philosophie de Foucault entre le milieu des années soixante et les années quatre-vingt45.

Étrangement, Deleuze n’aura de cesse de vouloir faire ployer ce « dehors » qui, chez
Foucault, oriente le sujet vers une dispersion de lui-même. Dans Foucault, adjoignant à ce
« dehors » le corrélat d’un « dedans », Deleuze interpole les concepts de dehors et de dedans
élaborés par Foucault à l’époque des Mots et les choses (1966) dans la pensée éthique tardive
de celui-ci. Grâce à cette opération, il peut proposer une nouvelle lecture de ce que serait le
« rapport à soi » dans l’existence stylisée des Grecs auscultée par Foucault : une
« invagination » du dehors formant un dedans46. « Le dehors n’est pas une limite figée, mais
une matière mouvante animée de mouvements péristaltiques, de plis et plissements qui
constituent un dedans »47, écrit-il. Un glissement conceptuel dans la pensée deleuzienne elle-
même est là manifeste. Plutôt que d’être appréhendé relativement aux deux pôles désirants
antagonistes que sont la reterritorialisation assujettissante et la déterritorialisation libératrice,
le sujet, à l’aune de la nouvelle terminologie élaborée par Deleuze dans son livre sur Foucault,

41
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 116.
42
Si Deleuze choisit d’écrire « Dehors » et « Dedans » avec un « D » majuscule (ce que ne fait pas Foucault),
c’est pour bien marquer la différence entre le Dehors et le Dedans absolus et les différents niveaux d’extériorité
et d’intériorité d’un dehors et d’une dedans relatifs.
43
Foucault, Michel, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits I, 1954-1975, Quarto Gallimard, p. 549.
44
Ibid., p. 548. Nous soulignons.
45
Nous renvoyons sur ce point à la deuxième partie de l’ouvrage de Mathieu Potte-Bonneville. Cf. Michel
Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.
46
« C’est exactement comme l’invagination d’un tissu en embryologie […] ». Cf. Foucault, Paris, Minuit, 1986,
p. 105.
47
Ibid., p. 103-104.

15
va pouvoir être pensé comme le produit d’une incurvation des rapports de force extérieurs. Le
processus de subjectivation ne renvoie donc plus à un mouvement d’évitement systématique
des codages psychiques, parentaux et sociaux, permettant le tracé d’une ligne de fuite
« décodée », comme c’était le cas dans les ouvrages antérieurs de Deleuze et Guattari, il
correspond plutôt à un ploiement du champ relationnel des forces qui agite l’espace social.
Ainsi, le processus de subjectivation rendu possible par les « techniques de soi » entraîne la
constitution d’un pli :
C’est comme si les rapports du dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et
laisser surgir un rapport à soi, constituer un dedans qui se creuse et se développe suivant une
dimension propre : “l’enkrateia” [la maîtrise de soi], le rapport à soi comme maîtrise.48
Mais rien ne nous explique encore comment le sujet procède pour parvenir à « plier » les
forces du dehors. Car, inexorablement pris dans les rets du pouvoir, il ne semble pas avoir les
ressources nécessaires pour parvenir à déformer le réseau rigide des rapports de pouvoir.

Ne serait-ce pas à partir de ces espaces rebelles situés entre ces stries du pouvoir que
s’amorce un « décrochage » du sujet vis-à-vis des puissants dynamismes du champ socio-
politique et, par conséquent, que peut se creuser un espace d’autonomie ? Dans ce cas,
comment parvenir à ces zones non soumises aux forces d’attraction du pouvoir, pour amorcer,
ensuite, à partir d’elles, des creusements qui seront à l’origine de retours à soi ? Voilà les
questions qui semblent sous-tendre la reformulation deleuzienne de l’esthétique de l’existence
foucaldienne. Dans « Le sujet et le pouvoir », en 1982, Foucault songe sans doute déjà à de
telles zones libres lorsqu’il évoque l’existence de « points d’insoumission » au cœur des
relations de pouvoir. En effet, dans une formulation aux accents étonnamment deleuziens, il
explique qu’« il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite,
sans retournement éventuel »49. L’existence de ces zones de subversion entre les fibres du
pouvoir, que Foucault met à l’honneur dans certains de ses derniers travaux, intéresse
particulièrement Deleuze. Dans Foucault, Deleuze réutilise le terme de « diagramme »
introduit dans Surveiller et punir pour caractériser la nature des rapports de pouvoir. Il
propose alors une définition personnalisée du diagramme foucaldien qui met en valeur la
coexistence des forces assujettissantes et des poussées révolutionnaires50. En des termes qui
font écho à sa pensée préguattarienne d’obédience poststructuraliste, Deleuze caractérise ainsi
ce qu’il nomme « diagramme » :
une émission, une distribution de singularités. A la fois locaux, instables et diffus, les rapports
de pouvoir n’émanent pas d’un point central ou d’un foyer unique de souveraineté, mais vont à
chaque instant « d’un point à un autre » dans un champ de forces, marquant des inflexions, des
rebroussements, des retournements, des tournoiements, des changements de direction, des
résistances.51

48
Ibid., p. 107.
49
Foucault, Michel, « Le sujet et le pouvoir » (1982), in Dits et écrits II, op. cit., p. 1061.
50
Pour souligner l’invincibilité de chacun des deux ordres de forces, Foucault emploie le terme « agonisme »,
qui définit une forme de lutte où chaque adversaire cherche à obtenir une position dominante sur l’autre tout en
reconnaissant son existence. Cf. Ibid., p. 1057.
51
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 80.

16
Le philosophe revient donc ainsi à la terminologie élaborée à la fin des années
soixante — dans Différence et répétition, dans un article intitulé « À quoi reconnaît-on le
structuralisme ? », ainsi que dans Logique du sens — c’est-à-dire à une pensée qui conçoit les
relations entre les éléments d’un ensemble régis selon des rapports différentiels et des
répartitions de points singuliers. Ce parti pris lui ménage la possibilité de distinguer, dans le
dernier chapitre de Foucault, intitulé « Les plissements ou le dedans de la pensée », trois
types de singularité :
singularités de pouvoir, prises dans les rapports de forces ; singularités de résistance, qui
préparent les mutations ; et même des singularités sauvages, qui restent suspendues au dehors,
sans entrer dans des rapports ni se laisser intégrer…52
Il nous semble alors possible de comprendre quelle est la nature du point de « décrochage »
qui va permettre de déformer les mailles du pouvoir et de créer ainsi une doublure. C’est très
probablement dans la mesure où un sujet, tout en prenant comme point de départ les
singularités de résistance ou les singularités sauvages, étend autour de ces foyers rebelles des
espaces de liberté, que le « Dehors » peut se soumettre à un plissement correspondant à une
invagination. Si la réflexivité du rapport à soi qui caractérise les comportements éthiques des
Grecs décrits pas Foucault est interprétée en terme de plissement par Deleuze, n’est-ce pas
parce que l’origine du pli se localise, pour ce dernier, dans ces micro-espaces laissés libres par
le pouvoir ? Il semble bien en effet qu’une telle opération soit mise à l’honneur par Deleuze.
Elle suppose alors en premier lieu une opération critique — qui restera une piste ébauchée
plutôt que résolument empruntée — : les foyers de résistance doivent être débusqués.

Pourtant le sujet éthique foucaldien ne semble pas prioritairement préoccupé par


l’établissement d’un constat critique permettant de repérer ces espaces. Dans la dernière
philosophie de Foucault, l’homme engage d’emblée un combat avec lui-même : « la paideia
de l’homme libre »53. Avant d’infléchir le champ social, l’individu libre qui, profitant du
bénéfice de son temps de loisir, adopte une vie éthique, se gouverne d’abord lui-même avant
de gouverner les autres. C’est pourquoi l’image d’un plissement qui trouverait son origine
dans le champ social — au sens où le Dehors se plie — et son point d’aboutissement dans le
creusement subjectif — au sens où le Dedans, situé au cœur de la zone incurvée, se forme —
est davantage une image deleuzienne que foucaldienne. La réflexion et le plissement — ou la
flexion —, sont alors deux figures distinctes. La réflexion, telle qu’elle est thématisée dans les
deux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité, distincte de la flexion, pose un problème
dont les termes sont finement exposés par Mathieu Potte-Bonneville :
comment comprendre que la réflexion ne se renverse pas dans la position d’une instance préexistant à son
propre mouvement, et le gouvernant de l’extérieur ? En toute rigueur ici, le terme de réflexion est à la fois
inévitable et inadéquat, tant son préfixe semble suggérer l’antériorité du « je » sur le retour à soi qu’il
opère. Il faudrait presque, pour souligner la manière dont le sujet redouble les déterminations qui le
traversent sans par là même se détacher d’elles, parler de « flexion ». On comprend, au passage, pourquoi
Deleuze peut user, à propos du dernier Foucault, du terme de « pli » — le pli, pour être le résultat du

52
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 125.
53
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 89.

17
rabattement de quelque chose sur quelque chose, n’existe pourtant pas en dehors de sa pliure, pliure dont
on ne saurait dire si elle commence avant lui ou par lui.54
Entendu au sens de « flexion », le pli permet-il de sortir de l’aporie constitutive d’un
processus de subjectivation qui se donnerait d’emblée le terme qu’il est censé produire ? La
pliure commence indubitablement avant l’existence du sujet désaliéné, puisque ce dernier est
formé à l’issue du processus de subjectivation. Toutefois, elle semble apparaître après l’effet
exercé par une polarité anté-subjective capable d’exercer une attraction et de faire ployer le
Dehors. Or, ce pôle d’influence, s’il est loin de s’apparenter à un sujet constitué, n’en est pas
moins déjà une forme de proto-subjectivité. Aussi, malgré la souplesse de son concept de
« pli », il n’est pas si certain que Deleuze parvienne à sortir de l’aporie de l’antériorité d’une
certaine instance subjective à son retour à elle-même.

Dans les années quatre-vingt, les philosophies deleuzienne et foucaldienne paraissent


se rejoindre dans leur conception du processus de subjectivation. Toutefois, comme nous
l’avons précisé, c’est à la faveur d’un remodelage de la pensée éthique de Foucault par
Deleuze que cette convergence s’affirme. La tournure de l’interprétation deleuzienne du sujet
éthique invite à concevoir la réflexivité qui s’opère dans le rapport de soi avec soi comme le
produit d’un plissement, et non comme la cause d’un dédoublement advenant dans un
dispositif subjectif spéculaire. La préséance de la torsion du champ des forces extérieures sur
une réflexivité entre soi et soi au sein du champ des forces intérieures apparaît clairement
dans cette synthèse de Deleuze :
L’idée fondamentale de Foucault, c’est celle d’une dimension de la subjectivité qui dérive du
pouvoir et du savoir, mais qui n’en dépend pas.55
Le sens de la métaphore du creusement d’un dehors formant un dedans est ici parfaitement
explicité. Dans la zone incurvée du plissement se loge l’indépendance du Dedans qui coexiste
pourtant aussi avec le Dehors, avec lequel le Dedans est topologiquement en contact.
Autrement dit, l’autonomie du sujet, dans la zone incurvée, n’existe que sur fond d’une
hétéronomie fondamentale. C’est ainsi que Deleuze trouve une façon percutante de concilier
autonomie et hétéronomie du sujet. Le « Dedans » auquel aboutit le plissement constitue une
« zone vivable » pour le sujet :
il faut arriver à plier la ligne, pour constituer une zone vivable où l’on peut se loger, affronter, prendre un
appui, respirer — bref, penser. Ployer la ligne pour arriver à vivre sur elle, avec elle : affaire de vie ou de
mort. 56
Mais cette ligne fréquemment évoquée par Deleuze, cette ligne « de vie » ou « de dehors »,
est-elle strictement linéaire, c’est-à-dire bidimensionnelle ? Ne correspond-elle pas plutôt à
une membrane tridimensionnelle, située entre le Dedans et le Dehors, comme invite à le
penser l’image de l’ « invagination » ? Un flottement traverse bien les écrits de Deleuze.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, pour évoquer l’incurvation d’un plan, selon une
torsion qui est exactement celle du ruban de Möbius ou de la bouteille de Klein, Deleuze

54
Potte-Bonneville, Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, op. cit., p. 237-238.
55
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 108-109.
56
Deleuze, Gilles, Pourparlers, op. cit., p. 151.

18
persiste à parler du plissement d’une ligne, introduisant ainsi une confusion entre « plan » et
« ligne ».

Déployant jusqu’au bout la logique de la délimitation d’un espace incurvé, Deleuze


fait intervenir une dernière métaphore pour évoquer ce dedans : la boucle. La ligne du dehors
ou de vie, écrit-il dans Foucault, « fait une boucle, “centre de cyclone, là où c’est vivable et
où même c’est par excellence la Vie” »57. Dans cet ouvrage, un schéma légendé « Diagramme
de Foucault », interprétation graphique du processus foucaldien de subjectivation, fait
apparaître une boucle, un ovale fermé. La même année, dans un entretien intitulé « Un portrait
de Foucault » repris dans Pourparlers, Deleuze convoque à nouveau cette figure. Or, c’est
bien dans cette boucle qui relie topologiquement le dedans au dehors au niveau du plissement,
qui concilie donc la fermeture à soi et la co-présence aux déterminations ultimes de
l’extériorité que Deleuze nomme « Dehors », que la possibilité d’affirmer à la fois
l’autonomie et l’hétéronomie du sujet est trouvée. Plus précisément, la possibilité de faire
dériver l’autonomie de l’hétéronomie est pensée. L’intérêt personnel vif que Deleuze porte à
cette question d’une forme d’existence conciliant les figures de la fermeture à soi et de
l’ouverture au monde est si profond que cela le conduit, sitôt son livre sur Foucault terminé, à
s’atteler à l’écriture d’une monographie de Leibniz, inventeur du concept de « monade »58 —
cette entité subjective qui exprime le monde entier à sa manière sans pourtant avoir « de
fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir »59.

CONCLUSION

Faire de sa vie une œuvre d’art est un objectif que Foucault et Deleuze assignent tous
deux à la vie éthique. Si, d’un côté, l’esthétique de l’existence de Foucault rend possible, par
le biais d’un ensemble de règles données à soi-même, une extraction hors du champ de la
morale commune et la formation d’un se réfléchir, d’un autre côté, la conduite éthique définie
par Deleuze et Guattari une dizaine d’années auparavant suppose un dépistage et un
contournement de tous les alignements normalisants, la formation d’un se déterritorialiser
orientant vers de nouveaux territoires. Les figures spatiales convoquées pour préciser les
formes d’existence à créer au fil des processus de subjectivation s’avèrent donc profondément
antagonistes. L’éthique foucaldienne endigue l’agir individuel de façon austère pour faire
surgir une réflexivité désassujettissante. L’éthique deleuzo-guattarienne invite à tracer une
ligne de fuite engendrant un dépli radical de soi, une aventure en terres inconnues. Dans ce
57
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 130. Les deux citations entre guillemets sont empruntées à Henri
Michaux (cf. Les grandes épreuves de l’esprit, Paris, Gallimard, 1966, p. 198 : « [Il existe un “au-delà” où l’on
entre que grâce à une sorte de cyclone, mais centre de cyclone, là où c’est vivable et où même c’est par
excellence la Vie. »). Cette référence réapparaît dans Pourparlers : « La ligne, elle, ne cesse de se déplier à des
vitesses folles, et nous, nous essayons de plier la ligne, pour constituer “les êtres lents que nous sommes”,
atteindre à “l’œil du cyclone”, comme dit Michaux : les deux à la fois. » Cf. Ibid., p. 151.
58
Le livre de Deleuze sur Leibniz paraîtra en 1988 sous le titre : Le pli. Leibniz et le baroque.
59
Leibniz, Monadologie (1714), § 7.

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dernier cas, le retour à soi est sans cesse conjuré par la poussée de la force déterritorialisante
et la bifurcation à l’infini du trajet subjectif. La ligne fractale sur laquelle vit le sujet éthique
deleuzo-guattarien est, en fin de compte, non réfléchissante. Enfin, une troisième forme
d’existence, foucaldo-deleuzienne, surgit dans la partie de l’œuvre de Deleuze qui fait suite à
sa période de co-écriture avec Guattari, celle qui correspond à l’interprétation qu’il propose de
la pensée éthique de Foucault et où se fait jour, comme nous avons essayé de le démontrer,
une autre conception du processus de subjectivation que celle développée depuis L’anti-
Œdipe jusqu’à Mille plateaux. Deleuze interprète en 1986 la réflexion au sein de la
subjectivité, chez Foucault, en terme de plissement du Dehors créant, par invagination, un
Dedans.

Le sujet éthique foucaldo-deleuzien, qui ploie le Dehors, est-il toujours en décrochage


par rapport aux normes des champs de forces extérieurs, comme l’était, dans une certaine
mesure, la subjectivité réfléchie ou la subjectivité déterritorialisée ? Les philosophies de
Foucault et de Deleuze semblent en effet traversées par une tension entre la conception d’une
subjectivité révolutionnaire qui a pour ambition de reconfigurer les rapports de forces et celle
d’une subjectivité qui se crée en se mettant à l’abri des rapports de pouvoir et des contraintes.
Cette oscillation semble chronologiquement inversée chez chacun de ces auteurs. Au tournant
des années quatre-vingt, alors que Foucault délaisse sa généalogie du pouvoir au profit d’une
esthétique de l’existence, Deleuze, revenant à une écriture solitaire, à l’occasion de son
ouvrage sur Foucault, se déprend quant à lui en partie des concepts de déterritorialisation et de
ligne de fuite, au bénéfice d’une pensée du sujet éthique formalisant son existence en plissant
le « Dehors » constitué par le réseau des rapports de pouvoir. Il crée ainsi une zone
« respirable », pouvant abriter une vie affranchie. À la fois repliée dans une forteresse
intérieure et en contact topologique avec les structures les plus profondes du monde,
l’existence qui est une œuvre d’art puise dans le diagnostic critique du champ social les
ressources d’une flexion subjective émancipatrice. Inexpugnable au creux de sa boucle, le
sujet est pourtant traversé par les vibrations du monde qui lui transmettent des informations
concernant les formes prises par le pouvoir, à l’extérieur. Ce sont ces informations qui,
décryptées, lui permettront de reployer incessamment le Dehors et de reformer constamment
la boucle, au fil des reconfigurations des diagrammes de pouvoir. Ainsi s’informe, se
déforme, se reforme, mais jamais ne se conforme cette subjectivité mutante et inachevée.
L’espace de liberté ne se situe plus à l’extrémité d’une ligne de fuite mais, cette fois-ci, dans
le creux de la boucle formée par une ligne qui s’est pliée.

Judith Michalet
2013

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