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Judith Michalet
Au début des années quatre-vingt, dans ses cours, entretiens, articles et ouvrages,
Foucault introduit, quant à lui, une nouvelle dimension dans sa pensée, celle d’une éthique qui
suppose un rapport particulier à soi. Il pose alors les bases de ce qu’il nomme une « esthétique
1
« [A]lors le sujet, produit comme résidu à côté de la machine, appendice ou pièce adjacente à la machine, passe
par tous les états du cercle et passe d’un cercle à l’autre. Il n’est pas lui-même au centre, occupé par la machine,
mais sur le bord, sans identité fixe, toujours décentré, conclu des états par lesquels il passe. » Cf. Deleuze, Gilles
et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 27.
2
Deleuze, Gilles, « La vie comme œuvre d’art », in Pourparlers, Paris, Minuit, 1991, p. 131.
2
de l’existence ». En 1986, dans un livre qu’il consacre à l’œuvre de Foucault, Deleuze reprend
ce thème et en fait un enjeu majeur de sa philosophie. Quelle forme une existence va-t-elle
devoir prendre pour se mettre à l’abri des forces qui la contraignent ? De quelle manière va-t-
elle opposer une résistance à ces pressions adverses afin de s’aménager des espaces de
liberté ? Pour trouver une résolution à ces problèmes, Foucault remonte aux racines grecques
de la philosophie et des pratiques de vie. Contrairement à la morale chrétienne qui implique
l’obéissance à des règles générales s’appliquant à tous, l’éthique gréco-romaine requiert,
selon Foucault, l’invention de règles de conduite que l’on choisit de s’imposer à soi-même.
En sollicitant une forme de rapport privilégié à soi, cette éthique rend possible la constitution
d’une indépendance vis-à-vis du champ social.
Il s’agira donc de s’interroger sur cette création de subjectivité bien étrange qui permet
à un être de s’émanciper grâce à un changement de régime de contraintes plutôt que par une
levée de tous les régimes d’assujettissement. En effet, l’ascète ne se déprend de la morale
commune existante qu’en s’auto-prescrivant une discipline de vie. En regard de la pensée des
processus de subjectivation que Deleuze développe quant à lui dix ans auparavant avec son
ami psychanalyste Guattari, qui suppose une soustraction constante du sujet aux normes
imposées, y compris volontairement instituées par lui-même, le cadre restrictif et rigoriste
impérativement requis dans l’esthétique des pratiques de vie foucaldienne apparaît d’autant
plus surprenant. Pour échapper aux pinces d’un pouvoir qui tend à faire ployer les individus,
faut-il « se détacher » d’abord soi-même ascétiquement du champ des influences extérieures
en s’imposant un ensemble de conduites à respecter, comme nous y incite Foucault ? Ou bien,
faut-il « se déterritorialiser », afin de fuir systématiquement les territoires rigides des ordres
établis, comme y encouragent Deleuze et Guattari dans les années soixante-dix ? Dans la
lettre polémique que Deleuze adresse à Foucault en 1977, intitulée « Désir et plaisir » — à
une époque où Foucault n’a pas encore amorcé le tournant éthique de sa pensée —, la
divergence des positions des deux philosophes est clairement présentée : tandis que le désir
est toujours coextensif au pouvoir pour Foucault, il doit tendre, au contraire, vers une
indépendance totale vis-à-vis du pouvoir pour Deleuze et Guattari. Les flux
« déterritorialisés » du désir parviennent à se déprendre complètement de l’emprise des
rapports de pouvoir dans la pensée deleuzo-guattarienne. Or, si dans Pourparlers, dans les
années quatre-vingt, Deleuze insiste sur les affinités qu’il entretient avec la philosophie de
Foucault, n’est-ce pas parce qu’il adhère à son orientation éthique, empruntée entre-temps par
son ami ? Dans ce cas, Deleuze ne se met-il pas en contraction avec lui-même ? Car, s’il
appelle de ses vœux le tracé d’une « ligne de fuite » dans sa période de co-écriture avec
Guattari, comment peut-il défendre ensuite la forme d’une ligne qui se replie, en cautionnant,
en 1986, la définition suivante : « la subjectivation : donner une courbure à la ligne, faire
qu’elle revienne sur soi »3 ?
3
Deleuze, Gilles, « Un portrait de Foucault », in Pourparlers, op. cit., p. 154.
3
I – « Se réfléchir »
Dans la configuration de sa pensée qui est celle des années soixante-dix, marquée par
une prévalence accordée à l’étude des soumissions aux dispositifs de pouvoir, Foucault
considère que les orientations subjectives des individus sont largement tributaires des
conditionnements externes qui agissent sur eux. Dans ces conditions, comment donner une
place à la liberté ? Comment dire « non » au pouvoir ? C’est une question que Foucault se
pose de façon urgente au début des années quatre-vingt et qui l’amène à opérer un tournant
décisif dans sa pensée. Au lieu de poursuivre son histoire de la sexualité « aux confins du
savoir et du pouvoir », selon un « plan d’avance préparé », il essaie de « rechercher plus haut
comment s’était constituée, pour le sujet lui-même, l’expérience de sa sexualité comme
désir »4. Dans L’usage des plaisirs, il se propose ainsi d’étudier les « arts de l’existence »
cultivés dans l’Antiquité greco-romaine. Ce sont, écrit-il, « des pratiques réfléchies et
volontaires par lesquelles les hommes, non seulement se fixent des règles de conduite, mais
cherchent à se transformer eux-mêmes, à se modifier dans leur être singulier, et à faire de leur
vie une œuvre qui porte certaines valeurs esthétiques et réponde à certains critères de style »5.
N’y aurait-il pas là un mélange paradoxal de contrainte et de liberté dans cette esthétique de
l’existence foucaldienne qui ne permettrait à l’individu de s’affranchir des injonctions
extérieures qu’au prix d’un assujettissement à des préceptes qu’il se donne à lui-même ?
4
Foucault, Michel, « Une esthétique de l’existence » (1984), in Dits et écrits II, 1976-1988, Quarto Gallimard, p.
1549.
5
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, p. 16-17.
6
Ibid., p. 33.
7
Foucault, Michel, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-182, Paris, Seuil/Gallimard,
2001, p. 122.
8
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 28.
4
« luxe de l’austérité », comme le nomme judicieusement Diogo Sardihna9, qui rend possible
une mise à distance salutaire du cours ordinaire des affaires du monde. Le détachement à
l’égard des rapports de forces à l’œuvre dans le champ social ne se réalise donc que chez des
individus qui se trouvent déjà dans une situation privilégiée. Ensuite, au sein même des
groupes d’hommes pouvant pratiquer l’otium, une nouvelle séparation a lieu : celle qui
intervient entre les ascètes qui choisiront de se donner des règles de conduites — les sages —
et ceux qui, pourtant bénéficiaires de la disposition au loisir, n’opteront pas pour de telles
exigences normatives, et n’établiront donc pas de rapport à eux-mêmes. Par conséquent, les
pratiques de liberté ne seront au final exercées que par les hommes choisissant volontairement
d’ordonner austèrement la part d’existence loisible qui leur revient de droit. C’est avant tout
cette dernière démarcation qui est la plus décisive pour Foucault, car elle permet de
s’interroger sur un découpage entre des individus qui, dans la même situation, font des choix
différents.10
Les pratiques de liberté, pour Foucault, sont mises en œuvre par des individus qui
créent de nouveaux codes, pour eux-mêmes, et qui ne se rebellent donc pas contre les codes
imposés en vue de vivre directement selon leurs désirs, hors de toute normativité. Il devient
alors plus aisé de comprendre la raison de la prise de distance revendiquée de Foucault à
l’égard de certaines pensées de l’émancipation et de la libération, notamment celle du
psychanalyste Wilhelm Reich — auteur de La révolution sexuelle, paru en 1936 —. Pour ce
penseur, ainsi que pour le philosophe Herbert Marcuse — auteur d’Eros et civilisation, paru
en 1955 —, les dispositifs répressifs qui entravent la libre expression du désir sont à l’origine
de nombreux maux humains. De leur point de vue, l’émancipation suppose donc la simple
levée des censures arbitraires et pathogènes. Comme le remarque Judith Butler, la
« conception binaire du pouvoir en termes de répression/émancipation [qui est celle d’auteurs
comme Reich ou Marcuse] réduit la multiplicité des relations de pouvoir à une alternative
univoque qui masque la texture foisonnante du pouvoir »11. C’est l’alternative univoque entre
la répression et l’émancipation que la pensée foucaldienne, qui défend au contraire la texture
foisonnante du pouvoir, va faire voler en éclats. L’idée selon laquelle l’éviction de toutes les
formes de répression rendrait possible un accès plein et entier du sujet à son désir originaire
est en effet fortement fustigée dans le deuxième chapitre de La volonté de savoir intitulé
« L’hypothèse répressive ». La conception dichotomique qui pose la répression comme
obstacle majeur à l’émancipation est un mirage, selon Foucault, car, comme le montre
9
Sardinha, Diogo, Ordre et temps dans la philosophie de Foucault, Paris, L’Harmattan, 2011, p. 186.
10
Il serait à pointer ici une divergence profonde entre la pensée des processus de subjectivation foucaldienne et
celle de Jacques Rancière, penseur de l’émancipation des plus actuels. En effet, pour Foucault, selon son
exemple pris chez les Grecs, la liberté est conquise par les hommes qui ordonnent ascétiquement la part
« luxueuse » d’existence qu’il leur est accordée à la faveur d’un certain découpage politique préétabli : « se
gouverner soi-même » avant de gouverner les autres. Pour Rancière, au contraire, c’est avant tout dans la prise
de possession d’une part inédite encore — entraînant d’emblée un redécoupage des espaces de liberté — que se
joue l’émancipation subjective et collective des individus, plutôt que dans la formation et l’aménagement
préalables de son espace de liberté. Cf. Rancière, Jacques, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris,
Galilée, 1995.
11
Butler, Judith, Sujets du désir. Réflexions hégéliennes en France au XXe siècle (1987), traduction Philippe
Sabot, Paris, PUF, 2011, p. 261.
5
brillamment le premier volume de l’Histoire de la sexualité, c’est au contraire dans la texture
même du pouvoir que le désir se crée.
6
Admettons que les propos du philosophe cités plus haut, qui font de la libération une
condition politique préalable à la conduite éthique, méritent d’être pris au sérieux. Nous
pouvons en déduire que si Foucault considère qu’il est temps d’en arriver aux « pratiques de
liberté », requérant un gouvernement de soi-même, c’est que l’étape préliminaire, celle des
libérations politiques, a déjà été franchie, avec succès. Évidemment, beaucoup reste encore à
faire à ce premier niveau ! Étrangement, c’est ce que le philosophe ne semble alors pas
prendre en considération. C’est pourquoi l’articulation entre sa pensée du pouvoir et sa pensée
éthique trouve là, selon nous, sa pierre d’achoppement. À la fin des années soixante-dix,
Foucault avait effectivement diagnostiqué l’existence de nouvelles formes de subordination,
qui s’infiltrent dans la vie biologique elle-même, et qu’il a nommé « biopouvoirs ». Contre ce
« contrôle » moderne des individus, il convient pourtant urgemment de s’insurger. Or, à quoi
pourrait s’apparenter la résistance à cette forme moderne d’emprise sur les êtres sinon à un
processus de « libération », au sens que lui donne Foucault dans l’entretien précédemment
cité ? Aussi, pourquoi le philosophe ne s’interroge-t-il pas davantage sur le type de « contre-
pouvoir » libérateur à mettre en place pour résister aux assujettissements pernicieux fomentés
par les biopouvoirs, au lieu d’élaborer une éthique qui n’aura d’efficace qu’une fois tous les
états de domination levés ? N’y a-t-il pas un lien entre les études foucaldiennes sur la
naissance de la biopolitique et celles sur l’esthétique de l’existence, que leur auteur lui-même
semblerait avoir eu des difficultés à établir ? Dans le même entretien, réalisé en 1984, lorsque
la question est posée à Foucault de savoir si la problématique du souci de soi pourrait être au
cœur d’une nouvelle pensée du politique, la réponse du philosophe est alors : « je n’ai pas
beaucoup avancé dans cette direction et j’aimerais bien justement revenir à des problèmes
plus contemporains, afin d’essayer de voir ce qu’on peut faire de tout cela dans la
problématique actuelle »14. Cet aveu semble bien attester que la distance séparant ces deux
champs d’étude, éthique et politique, antique et contemporain, est difficile à réduire
complètement pour Foucault.
14
Foucault, Michel, « L’éthique du souci de soi comme pratique de la liberté » (1984), in Dits et écrits II, op.
cit., p. 1541.
15
Cf. Andrieu, Bernard, « La fin de la biopolitique chez Michel Foucault », Le Portique, n°13-14, 2004.
16
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 67.
7
que l’athlète « ne tente pas de faire des prouesses inutiles » et prépare uniquement les
« quelques mouvements qui lui sont nécessaires dans la lutte pour triompher de ses
adversaires », « nous devons apprendre exclusivement ce qui nous permettra de résister aux
événements qui peuvent se produire »17. Mais, en s’auto-assignant le respect de lignes de
conduites austères, les hommes qui bénéficient du « luxe » de pouvoir jouir d’un temps à
consacrer à eux-mêmes ne restreignent-ils pas ce champ des possibles qui leur est accordé
d’emblée par le découpage politique, au lieu de l’élargir ? Comment ne pas formuler à
l’encontre de la pensée de Foucault l’objection de l’existence d’un repli sur soi inhérent à ce
processus de subjectivation antique ? Ne peut-on pas déceler dans l’autoformation pratique
d’une existence l’émergence d’un conventionnalisme mortifère et rétrograde que Deleuze et
Guattari appelleraient une « reterritorialisation » ?
17
Foucault, Michel, « L’herméneutique du sujet » (1982), in Dits et écrits II, op. cit., p. 1178.
18
« C’est un principe généralement admis que plus on est en vue, plus on a ou plus on veut avoir d’autorité sur
les autres, plus on cherche à faire de sa vie une œuvre éclatante dont la réputation s’étendra loin et longtemps,
plus il est nécessaire de s’imposer, par choix et volonté, des principes rigoureux de conduite sexuelle. » Cf.
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 71. Nous soulignons.
8
II- « Se déterritorialiser »
9
morale commune à tous, suppose, selon Foucault, une soumission à certaines règles et, par
conséquent, une certaine forme de « reterritorialisation ». À cet égard, il semble donc que la
pratique du « se déterritorialiser » deleuzo-guattarien est incompatible avec celle du « se
réfléchir » foucaldien.
21
Guattari, Félix, « La philosophie est essentielle à l’existence humaine », Entretien avec Antoine Spire, La Tour
d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2002, pp. 57-58.
22
La courbe de Von Koch est reproduite dans Mille plateaux. Cf. Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille
plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 608.
23
Rhizome est un texte co-écrit par Deleuze et Guattari, publié pour la première fois en 1976, et repris dans Mille
plateaux en 1980, dans le premier chapitre introductif.
24
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Mille plateaux, op. cit., p. 36.
10
Cette ligne, fractale ou rhizomatique, qui se développe en faisant naître des surgeons à l’infini
est de forme « brisée ». « On ne découvre des mondes que par une longue fuite brisée »,
déclare ainsi Deleuze 25 . Évitant les territoires occupés par les différentes formes de
normativités assujettissantes, l’individu se crée une « autre » vie, dans des lieux
périphériques, inexplorés et inédits. « Car la nouvelle terre (“En vérité, la terre deviendra un
jour un lieu de guérison”) n’est pas dans les re-territorialisations névrotiques ou perverses qui
arrêtent le processus ou lui fixent des buts […], elle coïncide avec l’accomplissement du
processus de la production désirante »26, concluent Deleuze et Guattari dans L’anti-Œdipe.
25
Deleuze, Gilles, Dialogues, op. cit., p. 47.
26
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 458.
27
« Alors, au lieu de participer à une entreprise de libération effective, la psychanalyse prend part à l’œuvre de
répression bourgeoise la plus générale, celle qui a consisté à maintenir l’humanité européenne sous le joug de
papa-maman, et à ne pas en finir avec ce problème-là. » Cf. Ibid., p. 59.
28
Deleuze et Guattari considèrent notamment que Reich est un grand penseur « lorsqu’il refuse d’invoquer une
méconnaissance ou une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et réclame une explication par le désir ».
Cf. Ibid., p. 37.
29
Foucault, Michel, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1984, p. 108.
11
pouvoir » est vivement contestée par Foucault, qui entend la remplacer par une coextensivité
du désir au pouvoir.
30
Butler, Judith, Sujets du désir, op. cit., p. 261 et p. 262.
31
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir » (1977), in Deux régimes de fous. Textes et entretiens 1975-1995, Paris,
Minuit, 2003, p. 115.
32
Que seraient des formations sociales sans configurations de pouvoir ? Étonnamment, il existe, pour Deleuze et
Guattari, des lignes de fuite sociales auxquelles aucun pouvoir n’est mêlé. « Les lignes de fuites » sont parfois
« des lignes objectives qui traversent la société », écrit Deleuze en 1977. Cf. « Désir et plaisir », op. cit., p. 118.
33
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, L’anti-Œdipe, op. cit., p. 37.
12
des dispositifs de pouvoir (par exemple les pouvoirs féodaux), mais », ceux-ci « surgissent
partout où s’opèrent des reterritorialisations »34.
34
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir » (1977), op. cit., p. 114-115. Il est à noter que le sens du mot « pouvoir » tel
qu’il apparaît chez Foucault est ici considérablement réduit par Deleuze. Chez Foucault, le « pouvoir » ne
renvoie pas seulement à un appareil répressif, comme ce texte de Deleuze invite à le penser, mais à n’importe
quel type de rapport de force pouvant se former entre des éléments antagonistes.
35
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, « Entretien sur Mille plateaux » (1989), in Pourparlers, op. cit., p. 51.
36
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 109-110.
37
« L’émotion intensive, l’affect, est à la fois racine commune et principe de différenciation des délires et
hallucinations. » Cf. L’anti-Œdipe, op. cit., p. 101.
38
Michaux, Henri, Poteaux d’angle (1971), Paris, Gallimard, 1981, p. 15.
13
Ces alignements sous-jacents, qui tranquillisent à tort un individu, que sont-ils d’autres que
des « reterritorialisations » dans une terminologie deleuzo-guattarienne ? On comprend
pourquoi, de façon générale, la prédilection affichée par les philosophes pour certains
écrivains ou courants littéraires est loin d’être anodine. Les errances des écrivains beatnik ou
les tropismes des ausculteurs du stream of consciousness (« courant de conscience »), dont
Deleuze fait l’apologie dans le deuxième chapitre de Dialogues intitulé « De la supériorité de
la littérature anglaise-américaine », sont en adéquation assez forte avec l’éthique de la
déterritorialisation, tandis que le dandysme de Baudelaire39 ou les procédés d’écriture cryptés
et raffinés de Raymond Roussel supposent quant à eux une stylisation de l’existence
beaucoup plus foucaldienne.
39
« Le dandysme, qui est une institution en dehors des lois, a des lois rigoureuses auxquelles sont strictement
soumis tous ses sujets, quelles que soient d’ailleurs la fougue et l’indépendance de leur caractère. », écrit Charles
Baudelaire dans « Le peintre de la vie moderne » en 1863. Cf. le passage sur « le dandy » in Nicolas Bourriaud,
Formes de vie. L’art moderne et l’invention de soi, Paris, Denoël, 1999, rééd. 2009, pp. 43-51.
40
Deleuze, Gilles, Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981, p. 35.
14
foucaldienne, la philosophie du désir que Deleuze élabore avec Guattari accorde une place
primordiale aux phénomènes de résistance : « pour mon compte », écrit Deleuze, ce qui est
premier dans un champ social, « c’est qu’il fuit, il fuit d’abord de partout, ce sont les lignes de
fuite qui sont premières »41. Un terme utilisé par Deleuze dans sa monographie de Foucault
désigne le lieu à partir duquel s’engendre les diverses configurations du pouvoir : le
« Dehors »42. Deleuze réintroduit ainsi le concept de « dehors », hérité de Maurice Blanchot,
apparu antérieurement dans la pensée foucaldienne, en 1966, dans un article intitulé « La
pensée du dehors ». Mais, en 1986, dans Foucault, Deleuze modifie alors le sens que lui avait
accordé Foucault. Dans son sens originaire blanchoto-foucaldien, la « pensée du dehors » est
une expérience qui s’affirme dans la littérature à partir de la seconde moitié du XIXe siècle
lorsque le langage s’écoule depuis le lieu vide laissé par le sujet. Cette expérience extrême fait
s’évanouir le sujet qui parle. « L’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la
disparition du sujet »43, résume Foucault. Aussi, loin de promouvoir un « retour à soi », la
pensée du dehors des années soixante de Foucault suppose une sorte de dissolution de celui
qui parle, une déprise et une dispersion du sujet. Si, « en cette mise “hors de soi”, [le langage]
dévoile son être propre », précise Foucault dans le même article, « cette clarté soudaine révèle
un écart plutôt qu’un repli, une dispersion plutôt qu’un retour des signes sur eux-mêmes »44.
Cette pensée du dehors correspondrait donc à l’expérience d’un dépli radical du sujet. Ce qui
signifie, remarquons-le en passant, que la notion de sujet subit déjà une grande mutation dans
la philosophie de Foucault entre le milieu des années soixante et les années quatre-vingt45.
Étrangement, Deleuze n’aura de cesse de vouloir faire ployer ce « dehors » qui, chez
Foucault, oriente le sujet vers une dispersion de lui-même. Dans Foucault, adjoignant à ce
« dehors » le corrélat d’un « dedans », Deleuze interpole les concepts de dehors et de dedans
élaborés par Foucault à l’époque des Mots et les choses (1966) dans la pensée éthique tardive
de celui-ci. Grâce à cette opération, il peut proposer une nouvelle lecture de ce que serait le
« rapport à soi » dans l’existence stylisée des Grecs auscultée par Foucault : une
« invagination » du dehors formant un dedans46. « Le dehors n’est pas une limite figée, mais
une matière mouvante animée de mouvements péristaltiques, de plis et plissements qui
constituent un dedans »47, écrit-il. Un glissement conceptuel dans la pensée deleuzienne elle-
même est là manifeste. Plutôt que d’être appréhendé relativement aux deux pôles désirants
antagonistes que sont la reterritorialisation assujettissante et la déterritorialisation libératrice,
le sujet, à l’aune de la nouvelle terminologie élaborée par Deleuze dans son livre sur Foucault,
41
Deleuze, Gilles, « Désir et plaisir », in Deux régimes de fous, op. cit., p. 116.
42
Si Deleuze choisit d’écrire « Dehors » et « Dedans » avec un « D » majuscule (ce que ne fait pas Foucault),
c’est pour bien marquer la différence entre le Dehors et le Dedans absolus et les différents niveaux d’extériorité
et d’intériorité d’un dehors et d’une dedans relatifs.
43
Foucault, Michel, « La pensée du dehors » (1966), in Dits et écrits I, 1954-1975, Quarto Gallimard, p. 549.
44
Ibid., p. 548. Nous soulignons.
45
Nous renvoyons sur ce point à la deuxième partie de l’ouvrage de Mathieu Potte-Bonneville. Cf. Michel
Foucault, l’inquiétude de l’histoire, Paris, PUF, 2004.
46
« C’est exactement comme l’invagination d’un tissu en embryologie […] ». Cf. Foucault, Paris, Minuit, 1986,
p. 105.
47
Ibid., p. 103-104.
15
va pouvoir être pensé comme le produit d’une incurvation des rapports de force extérieurs. Le
processus de subjectivation ne renvoie donc plus à un mouvement d’évitement systématique
des codages psychiques, parentaux et sociaux, permettant le tracé d’une ligne de fuite
« décodée », comme c’était le cas dans les ouvrages antérieurs de Deleuze et Guattari, il
correspond plutôt à un ploiement du champ relationnel des forces qui agite l’espace social.
Ainsi, le processus de subjectivation rendu possible par les « techniques de soi » entraîne la
constitution d’un pli :
C’est comme si les rapports du dehors se pliaient, se courbaient pour faire une doublure, et
laisser surgir un rapport à soi, constituer un dedans qui se creuse et se développe suivant une
dimension propre : “l’enkrateia” [la maîtrise de soi], le rapport à soi comme maîtrise.48
Mais rien ne nous explique encore comment le sujet procède pour parvenir à « plier » les
forces du dehors. Car, inexorablement pris dans les rets du pouvoir, il ne semble pas avoir les
ressources nécessaires pour parvenir à déformer le réseau rigide des rapports de pouvoir.
Ne serait-ce pas à partir de ces espaces rebelles situés entre ces stries du pouvoir que
s’amorce un « décrochage » du sujet vis-à-vis des puissants dynamismes du champ socio-
politique et, par conséquent, que peut se creuser un espace d’autonomie ? Dans ce cas,
comment parvenir à ces zones non soumises aux forces d’attraction du pouvoir, pour amorcer,
ensuite, à partir d’elles, des creusements qui seront à l’origine de retours à soi ? Voilà les
questions qui semblent sous-tendre la reformulation deleuzienne de l’esthétique de l’existence
foucaldienne. Dans « Le sujet et le pouvoir », en 1982, Foucault songe sans doute déjà à de
telles zones libres lorsqu’il évoque l’existence de « points d’insoumission » au cœur des
relations de pouvoir. En effet, dans une formulation aux accents étonnamment deleuziens, il
explique qu’« il n’y a pas de relation de pouvoir sans résistance, sans échappatoire ou fuite,
sans retournement éventuel »49. L’existence de ces zones de subversion entre les fibres du
pouvoir, que Foucault met à l’honneur dans certains de ses derniers travaux, intéresse
particulièrement Deleuze. Dans Foucault, Deleuze réutilise le terme de « diagramme »
introduit dans Surveiller et punir pour caractériser la nature des rapports de pouvoir. Il
propose alors une définition personnalisée du diagramme foucaldien qui met en valeur la
coexistence des forces assujettissantes et des poussées révolutionnaires50. En des termes qui
font écho à sa pensée préguattarienne d’obédience poststructuraliste, Deleuze caractérise ainsi
ce qu’il nomme « diagramme » :
une émission, une distribution de singularités. A la fois locaux, instables et diffus, les rapports
de pouvoir n’émanent pas d’un point central ou d’un foyer unique de souveraineté, mais vont à
chaque instant « d’un point à un autre » dans un champ de forces, marquant des inflexions, des
rebroussements, des retournements, des tournoiements, des changements de direction, des
résistances.51
48
Ibid., p. 107.
49
Foucault, Michel, « Le sujet et le pouvoir » (1982), in Dits et écrits II, op. cit., p. 1061.
50
Pour souligner l’invincibilité de chacun des deux ordres de forces, Foucault emploie le terme « agonisme »,
qui définit une forme de lutte où chaque adversaire cherche à obtenir une position dominante sur l’autre tout en
reconnaissant son existence. Cf. Ibid., p. 1057.
51
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 80.
16
Le philosophe revient donc ainsi à la terminologie élaborée à la fin des années
soixante — dans Différence et répétition, dans un article intitulé « À quoi reconnaît-on le
structuralisme ? », ainsi que dans Logique du sens — c’est-à-dire à une pensée qui conçoit les
relations entre les éléments d’un ensemble régis selon des rapports différentiels et des
répartitions de points singuliers. Ce parti pris lui ménage la possibilité de distinguer, dans le
dernier chapitre de Foucault, intitulé « Les plissements ou le dedans de la pensée », trois
types de singularité :
singularités de pouvoir, prises dans les rapports de forces ; singularités de résistance, qui
préparent les mutations ; et même des singularités sauvages, qui restent suspendues au dehors,
sans entrer dans des rapports ni se laisser intégrer…52
Il nous semble alors possible de comprendre quelle est la nature du point de « décrochage »
qui va permettre de déformer les mailles du pouvoir et de créer ainsi une doublure. C’est très
probablement dans la mesure où un sujet, tout en prenant comme point de départ les
singularités de résistance ou les singularités sauvages, étend autour de ces foyers rebelles des
espaces de liberté, que le « Dehors » peut se soumettre à un plissement correspondant à une
invagination. Si la réflexivité du rapport à soi qui caractérise les comportements éthiques des
Grecs décrits pas Foucault est interprétée en terme de plissement par Deleuze, n’est-ce pas
parce que l’origine du pli se localise, pour ce dernier, dans ces micro-espaces laissés libres par
le pouvoir ? Il semble bien en effet qu’une telle opération soit mise à l’honneur par Deleuze.
Elle suppose alors en premier lieu une opération critique — qui restera une piste ébauchée
plutôt que résolument empruntée — : les foyers de résistance doivent être débusqués.
52
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 125.
53
Foucault, Michel, L’usage des plaisirs, op. cit., p. 89.
17
rabattement de quelque chose sur quelque chose, n’existe pourtant pas en dehors de sa pliure, pliure dont
on ne saurait dire si elle commence avant lui ou par lui.54
Entendu au sens de « flexion », le pli permet-il de sortir de l’aporie constitutive d’un
processus de subjectivation qui se donnerait d’emblée le terme qu’il est censé produire ? La
pliure commence indubitablement avant l’existence du sujet désaliéné, puisque ce dernier est
formé à l’issue du processus de subjectivation. Toutefois, elle semble apparaître après l’effet
exercé par une polarité anté-subjective capable d’exercer une attraction et de faire ployer le
Dehors. Or, ce pôle d’influence, s’il est loin de s’apparenter à un sujet constitué, n’en est pas
moins déjà une forme de proto-subjectivité. Aussi, malgré la souplesse de son concept de
« pli », il n’est pas si certain que Deleuze parvienne à sortir de l’aporie de l’antériorité d’une
certaine instance subjective à son retour à elle-même.
54
Potte-Bonneville, Mathieu, Michel Foucault, l’inquiétude de l’histoire, op. cit., p. 237-238.
55
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 108-109.
56
Deleuze, Gilles, Pourparlers, op. cit., p. 151.
18
persiste à parler du plissement d’une ligne, introduisant ainsi une confusion entre « plan » et
« ligne ».
CONCLUSION
Faire de sa vie une œuvre d’art est un objectif que Foucault et Deleuze assignent tous
deux à la vie éthique. Si, d’un côté, l’esthétique de l’existence de Foucault rend possible, par
le biais d’un ensemble de règles données à soi-même, une extraction hors du champ de la
morale commune et la formation d’un se réfléchir, d’un autre côté, la conduite éthique définie
par Deleuze et Guattari une dizaine d’années auparavant suppose un dépistage et un
contournement de tous les alignements normalisants, la formation d’un se déterritorialiser
orientant vers de nouveaux territoires. Les figures spatiales convoquées pour préciser les
formes d’existence à créer au fil des processus de subjectivation s’avèrent donc profondément
antagonistes. L’éthique foucaldienne endigue l’agir individuel de façon austère pour faire
surgir une réflexivité désassujettissante. L’éthique deleuzo-guattarienne invite à tracer une
ligne de fuite engendrant un dépli radical de soi, une aventure en terres inconnues. Dans ce
57
Deleuze, Gilles, Foucault, op. cit., p. 130. Les deux citations entre guillemets sont empruntées à Henri
Michaux (cf. Les grandes épreuves de l’esprit, Paris, Gallimard, 1966, p. 198 : « [Il existe un “au-delà” où l’on
entre que grâce à une sorte de cyclone, mais centre de cyclone, là où c’est vivable et où même c’est par
excellence la Vie. »). Cette référence réapparaît dans Pourparlers : « La ligne, elle, ne cesse de se déplier à des
vitesses folles, et nous, nous essayons de plier la ligne, pour constituer “les êtres lents que nous sommes”,
atteindre à “l’œil du cyclone”, comme dit Michaux : les deux à la fois. » Cf. Ibid., p. 151.
58
Le livre de Deleuze sur Leibniz paraîtra en 1988 sous le titre : Le pli. Leibniz et le baroque.
59
Leibniz, Monadologie (1714), § 7.
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dernier cas, le retour à soi est sans cesse conjuré par la poussée de la force déterritorialisante
et la bifurcation à l’infini du trajet subjectif. La ligne fractale sur laquelle vit le sujet éthique
deleuzo-guattarien est, en fin de compte, non réfléchissante. Enfin, une troisième forme
d’existence, foucaldo-deleuzienne, surgit dans la partie de l’œuvre de Deleuze qui fait suite à
sa période de co-écriture avec Guattari, celle qui correspond à l’interprétation qu’il propose de
la pensée éthique de Foucault et où se fait jour, comme nous avons essayé de le démontrer,
une autre conception du processus de subjectivation que celle développée depuis L’anti-
Œdipe jusqu’à Mille plateaux. Deleuze interprète en 1986 la réflexion au sein de la
subjectivité, chez Foucault, en terme de plissement du Dehors créant, par invagination, un
Dedans.
Judith Michalet
2013
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