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Arnaud Diemer
Université Clermont Auvergne
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A.BORODAK
A. DIEMER
GUILLEMIN
importante dans le débat public, qui plus est, dans un contexte de crise sociale et de
DIEMER
montée du chômage. La façon dont elles évoluent détermine la perception que la
population a du dynamisme d’une société. Il est en effet très différent de vivre dans
une société où les conditions de vie se rapprochent au fil du temps ou dans une ±
société au sein de laquelle les situations des différentes couches sociales divergent de e
plus en plus. Une inégalité croissante est un germe de la division. Elle polarise les
sociétés et crée une fracture sociale entre les pauvres et les riches. L’existence et la
INEGALITES ET PAUVRETE
L’ouvrage que nous proposons aux lecteurs, entend revenir sur ces questions
Hervé Guillemin est Maître de Conférences en Sciences Economiques à la Faculté des Sciences
Economiques, Sociales et de Gestion de Reims . Il enseigne en particulier l’ « Economie du travail et
de l’emploi » et l’ « Epistémologie des Sciences sociales » en deuxième année de Master ainsi que
l’ « Histoire de la Pensée Economique » en licence d’Economie-Gestion. Membre du laboratoire
d’Economie-Gestion (REGARDS) de l’Université de Reims Champagne Ardenne, ses travaux portent
en particulier sur la question du travail dans l’histoire économique, sur les relations entre la physique
et l’économie ainsi que sur le concept d’institution dans les traditions philosophiques allemande et
anglo-saxonne.
Editions Oeconomia
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INEGALITES ET
PAUVRETE DANS LES
PAYS RICHES
Editions Oeconomia
!
Les auteurs tiennent à remercier le laboratoire Triangle (ENS Lyon) et l’Association
Oeconomia qui ont apporté une aide financière pour l’impression de cet ouvrage.
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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 1
Introduction
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1
!Maurin L. (2007), « Les inégalités augmentent-elles ? », Alternatives économiques, n°72, 2ème trimestre,
L’Etat de l’Economie, p. 60-61.
2 Dans un sondage réalisé par l’Institut BVA (pour le compte du Ministère français de la santé et des
solidarités) et paru en octobre 2006 (soit deux ans avant la crise financière), près de 75% des français
estimaient que la société française était « plutôt injuste », soit 7 points de plus qu’en 2000. Si on en croît
cette enquête d’opinions, les français auraient pris conscience des déséquilibres sociaux (75% des
personnes interrogées ont déclaré que les inégalités allaient plutôt augmenter) et les rejetteraient
massivement.
2 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
C’est notamment le cas au sein des pays anglo-saxons : aux Etats Unis, le coefficient
de Gini est passé de 0.34 en 1985 à 0.38 en 2008, au Royaume-Uni, de 0.32 à 0.34.
Selon le rapport de l’OCDE (2008), le revenu disponible moyen des 10% les plus
riches et celui des 10% les plus pauvres s’est accru aux Etats Unis, passant de 12.5 à
15.1, au Royaume-Uni, ce rapport est passé de 7.1 à 10.1. C’est également le cas pour
les pays d’Europe du Nord, longtemps considérés comme les plus vertueux. En
Suède, le coefficient de Gini est passé de 0.21 à 0.26 de 1985 à 2008. En Finlande, le
rapport entre le revenu disponible moyen des 10% les plus riches et des 10% les plus
pauvres, s’est accru en passant de 4.2 à 5.5.
Selon l’OCDE (2008), l’accroissement de ces inégalités traduit deux faits marquants.
D’une part, l’ascenseur social ne remplit plus sa fonction (Peugny, 2013)3. Les
personnes talentueuses et qui travaillent dur obtiennent plus difficilement la
reconnaissance et la récompense qu’elles méritent. D’autre part, l’écart se creuse
parce que les ménages riches s’en sortent nettement mieux que les ménages de la
classe moyenne et les ménages pauvres. Trois changements dans la structure de la
population et sur le marché du travail expliquent cette montée des inégalités : (i) les
salaires des personnes qui étaient déjà bien payées ont augmenté ; (ii) les taux
d’emploi des personnes ayant un moins bon niveau d’instruction ont baissé (ce sont
d’ailleurs les premières qui ont été licenciées durant la crise économique) ; (iii) le
nombre de ménages comprenant un seul adulte ou une seule famille s’est accru.
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3 Peugny Camille (2013), Le destin du berceau. Inégalités et reproduction sociale, Edtions Seuil.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 3
Evolution des inégalités de revenus au sein des pays de l’OCDE (Coefficient de Gini4)
1985 1990 1995 2000 2005 2008
Pays Anglo-saxons
Etats-Unis 0.34 0.35 0.36 0.36 0.38 0.38
Royaume-Uni 0.32 0.37 0.35 0.36 0.33 0.34
Australie _ _ 0.30 0.31 0.31 0.34
Canada 0.29 0.29 0.29 0.32 0.32 0.32
Pays d’Europe du Nord
Finlande _ 0.22 0.22 0.25 0.27 0.26
Suède 0.21 0.21 0.21 0.24 0.24 0.26
Danemark 0.22 0.23 0.21 0.23 0.23 0.25
Norvège 0.22 0.23 0.24 0.25 0.28 0.25
Pays d’Europe de l’Ouest
Portugal _ 0.33 0.36 0.36 0.37 0.35
Italie 0.31 _ 0.35 0.34 0.35 0.34
Allemagne 0.25 0.26 0.27 0.26 0.30 0.30
Pays-Bas 0.26 0.29 0.28 0.29 0.28 0.29
Autriche 0.24 _ 0.24 0.25 0.26 0.26
Autres pays
Mexique 0.45 0.50 0.50 0.51 0.49 0.48
Japon 0.30 _ 0.32 0.34 0.33 _
Source : OCDE (2008)
C’est dans ce contexte d’augmentation des inégalités qu’il faut replacer la crise
financière de 2008. Cette dernière a mis à rudes épreuves les modèles sociaux
(transferts) et touchent généralement les plus démunis5. En mai 2013, les 34 pays de
l’OCDE comptaient près de 50 millions de chômeurs, soit 16 millions de plus par
rapport à la situation qui prévalait avant la crise. La situation est particulièrement
inquiétant pour la zone euro. L’Espagne et la Grèce affichent des taux de chômage
renversants, 26 et 27% pour l’ensemble de la population en âge de travailler (en
Espagne, près de 57% des moins de 16 ans sont au chômage). Certains pays ont
cherché à contenir ces inégalités en proposant des politiques publiques alliant
réforme fiscale et redistribution du revenu. C’est notamment le cas de la France6 qui
malgré ses mauvaises performances économiques (hausse de la dette publique,
hausse du chômage, hausse du déficit commercial, taux d’emploi faible et perte de
compétitivité) est considérée dans la dernière étude de l’OCDE (2013) comme « l’un
des rares pays de l’OCDE où les inégalités de revenu après impôts et transferts sont restés
globalement inchangés entre 1985 et 2008 ». Cette réponse aux distorsions sociales a
cependant un prix élevé - le versement des prestations aux couches de la population
les plus défavorisées représente les deux tiers du système de redistribution des
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4 Le coefficient de Gini compare l’état de la répartition des revenus à une situation d’égalité parfaite
(bissectrice). Plus il est proche de 0, plus on s’approche de l’égalité (tous les individus ont le même
revenu). Plus il est proche de 1, plus on est au voisinage de l’inégalité totale (un seul individu perçoit
tous les revenus).
5 Même si la chute des cours des actions s’est également répercutée sur les revenus des ménages les
plus aisés.
6 Les inégalités sont mesurées sur la base du niveau de vie d’un individu qui se calcule « en rapportant
Les récentes analyses de l’OCDE tendent à souligner une fracture importante entre
les pays du Nord et les pays du Sud, ainsi qu’entre les pays de tendance libérale et
les pays plus modérés. Entre 2000 et 2010, le nombre de pauvres aux Etats-Unis est
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7Il existe deux conceptions alternatives de la pauvreté faisant respectivement référence aux notions de
niveau de vie et de droits minimum (Moyes, 2009, p. 169).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 5
revenu médian modifie la hiérachie européenne. Au seuil de 40% (grande pauvreté), les Pays-Bas
(2.6%), l’Autriche (3%) et la France (3.1%) ont les taux les plus bas. Le taux danois (4.9%) est très
proche du taux anglais (5%).
6 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
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10 Il existe deux façons de mesurer le nombre de travailleurs pauvres. Soit on prend en compte
l’ensemble des revenus du ménage et des prestations sociales. Il s’agit de travailleurs dont le niveau de
vie est inférieur au seuil de pauvreté. C’est le cas, par exemple, d’une famille de cinq personnes où une
seule dispose d’un emploi payé au Smic à temps plein. Soit on prend en compte uniquement les
revenus individuels d’activité. C’est le cas par exemple d’une personne employée au Smic à mi-temps,
qui n’est pas prise en compte dans la seconde définition si elle vit avec une personne dont les revenus
permettent de dépasser le seuil de pauvreté pour l’ensemble du ménage.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 7
à temps partiel est un phénomène assez récent. Son essor date du début des années
1980. En trente ans, nous sommes cependant passés de 1 500 000 salariés à temps
partiel à 4 600 000 (dont 82 % de femmes). Dans un rapport du 8 juillet 2009, l’IGAS
soulignait que la moitié des salariés à temps partiel déclaraient percevoir un salaire
mensuel net, primes et compléments compris, inférieur à 800 euros par mois. Les
pourcentages de temps partiel sont particulièrement élevés pour les contrats à durée
déterminée (CDD), les intérimaires et les contrats aidés (56 %) et pour les personnels
de services directs aux particuliers (49,8 %).
Si la pauvreté est une question de revenus, elle se traduit surtout par des
privations, jugées plus ou moins inacceptables par la population. Les catégories
sociales défavorisées vivent ainsi loin de la norme de consommation occidentale de
ce début de 21e siècle. Selon une enquête « Standards de vie » de l’INSEE, réalisée en
2006 auprès de 5900 personnes, le consensus portait sur les privations alimentaires
sévères, les manques fonctionnels relatifs à l’habillement, la très mauvaise qualité du
logement et les difficultés à se soigner. L’accès des enfants à ces éléments de base est
largement perçu comme une nécessité : 90 % des personnes interrogées jugeaient
inacceptable de " ne pas pouvoir payer à ses enfants des vêtements et des chaussures à leur
taille ", 89 % de " ne pas pouvoir payer des appareils dentaires à ses enfants " et 86 % de " ne
pas avoir assez de rechange pour envoyer ses enfants à l’école avec des vêtements toujours
propres ". A l’opposé, tout ce qui relève du loisir, des communications ou des
nouvelles technologies n’est pas jugé le plus souvent comme indispensable. Ainsi,
3 % seulement des personnes interrogées pensent qu’on ne peut se passer d’un
lecteur de DVD, 4 % d’un lave-vaisselle et 7 % d’un téléphone mobile. Ainsi, dans
l’un des pays les plus riches du monde, 32,3 % des ménages ne peuvent se payer une
semaine de vacances une fois par an, 32,6 % n’ont pas les moyens de remplacer des
meubles, 10 % de recevoir des amis ou de la famille.
Ce panorama des inégalités et de la pauvreté n’est pas exhaustif et l’ouvrage que
nous présentons, ne saurait répondre à une telle demande. Il est difficile
d’appréhender des questions socialement vives, qui plus est, dans le contexte d’une
crise financière, économique et sociale. Les différents textes que nous avons réunis,
entendent proposer différents regards sur l’analyse et l’évolution des inégalités et de
la pauvreté.
La première partie montre à travers l’histoire des faits et des idées comment les
économistes (Ricardo, Malthus, Marx, Walras, Pareto, Allais, Galbraith, Sen…) se
sont emparés des questions sociales. Elle insiste notamment sur la boîte à outils et les
concepts mobilisés par les économistes. Jérôme Lallement rappelle que pour Ricardo,
Marx et Walras, la solution à la misère dépend de l’analyse de ses causes, or ces
dernières relèvent de la théorie économique. Au XIXe siècle, le débat ne se réduit
donc pas à un débat idéologique ou doctrinal où s’exprimeraient des choix politiques
ou des a priori sur le système social (juste ou injuste). Les oppositions portent sur le
8 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La deuxième partie dresse un état des lieux de la pauvreté et des inégalités. Elle
revient notamment sur des questions d’ordre dimensionnel (émergence des
inégalités environnementales) ou relatives à la mesure (seuil de pauvreté, indice de
pauvreté humaine). Alexandre Berthe replace l’environnement naturel dans les
questions de justice sociale afin de souligner l’importance de la prise en compte des
inégalités environnementales. A partir des théories de la justice développées par
Rawls, Sen ou encore Roemer, l’auteur identifie comment l’environnement naturel
peut s’intégrer dans la justice intragénérationnelle. L’accent est mis sur les questions
environnementales inhérentes aux pays riches, cependant une revue des différentes
littératures permet également d’élargir la mesure des inégalités à des variables non
monétaires. Alexandre Berthe peut ainsi identifier les limites de ces différentes
approches pour leur application à la mesure des inégalités liées à l’environnement
naturel.
De leur côté, Hélène Langin, Mickaël Goujon et François Hermet reviennent sur les
concepts et les outils statistiques utilisés pour identifier la pauvreté. Hélène Langin
aborde la pauvreté monétaire en fonction du seuil de pauvreté. Cette approche lui
permet de présenter l’évolution de la pauvreté en France (2008-2009), puis de
conclure par un zoom sur la situation auvergnate. La pauvreté en Auvergne concerne
avant tout les familles monoparentales mais frappe plus souvent qu’au niveau
national les personnes isolées. Elle est plus élevée qu’en France. Ceci s’explique
principalement par la faiblesse du revenu disponible des Auvergnats liée à celle des
salaires et des revenus de transfert. Toutefois, compte tenu d’une distribution des
niveaux de vie moins inégalitaire en Auvergne l’exclusion des personnes démunies
est moins forte qu’en France. Mickaël Goujon et François Hermet ont proposé une
évaluation du niveau de la pauvreté pour la Réunion, en s’appuyant sur l’Indice de
Pauvreté Humaine (IPH) du Programme des Nations Unies pour le Développement.
Cet indicateur synthétique rassemble des indicateurs de santé, d’éducation, de
revenu monétaire et d’exclusion du marché du travail. Le résultat de leur étude
montre que le retard de La Réunion par rapport à la France est sensible sur les quatre
dimensions de l’IPH, mais il est dû particulièrement à un fort taux de pauvreté
monétaire. La Réunion montre également un niveau de pauvreté humaine
significativement plus élevé que ceux de pays appartenant au même niveau de
développement (Pologne, Slovaquie, Hongrie) suggérant que les inégalités à La
Réunion sont nettement plus marquées.
conjugué à une imposition proportionnelle des revenus (flat tax), une taxe uniforme
sur les patrimoines et un volet de prestations compassionnelles, permet de définir un
ensemble redistributif présentant des caractéristiques opposées. La complexité laisse
la place à une allocation universelle versée à tous les résidents en situation régulière,
dont le montant varie uniquement selon l’âge, 384 euros mensuels pour les adultes,
192 euros pour les mineurs (montants calculés pour l’année 2010, indexés sur
l’évolution du PIB), financée par le prélèvement de 20 % de l’ensemble des revenus.
Une taxe sur l’actif net (1 % sur tous les patrimoines nets de dettes) remplace
l’ensemble de la fiscalité du patrimoine et de sa transmission.
De par leur positionnement, l’ensemble de ces travaux proposent une analyse
originale et pluridisciplinaire d’un phénomène de société. La montée des inégalités et
de la pauvreté dans les pays riches traduit à la fois un cuisant échec de nos modèles
de croissance (incapables d’intégrer la complexité de nos relations socio-
économiques) et un sentiment de frustration d’une certaine frange de la population
(celle qui est marginalisée et qui ne parvient plus à trouver sa place dans la société
contemporaine). Cette situation est d’autant plus préoccupante que les derniers
vestiges de l’Etat Providence semblent disparaître sous l’effet des coupes
budgétaires.
1ère PARTIE
INEGALITES ET PAUVRETE
À TRAVERS L’HISTOIRE
DES FAITS ET DES IDÉES
14 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 15
Jérôme LALLEMENT
CES (Paris1 - CNRS) et Université Paris Descartes
prodigalité en soulignant que les dépenses des riches donnent du travail aux
pauvres. Autrement dit, Mandeville trouve une justification sociale à certains vices
individuels. L’argument de Mandeville suppose deux conditions. Premièrement, il
faut que le point de vue à partir duquel est émise une appréciation sur le
comportement individuel soit celui de la société. Il ne s’agit pas d’une évaluation
individuelle qui apprécie un comportement par rapport à une volonté délibérée de
se bien conduire, conformément à une exigence morale ; il s’agit d’une évaluation
des conséquences, pour la collectivité, d’une action individuelle. Deuxièmement, il
faut que les conséquences pour la société soient évaluées à l’aune de critères
économiques, que le bonheur collectif soit assimilé à la prospérité matérielle de la
société. À ces deux conditions, un vice individuel peut devenir un bénéfice pour la
société. Cette dialectique qui transforme les vices individuels en bénéfices publics
ne joue pas sur toutes les actions moralement condamnables, mais seulement sur les
vices individuels qui ont des conséquences économiques collectives : le goût du
luxe, l’orgueil, la vanité, la prodigalité, c’est-à-dire tout ce qui stimule l’activité
économique. Dès lors, l’inégalité des possessions est justifiée puisque la richesse des
uns est la condition de l’emploi des pauvres. Plutôt qu’une égalité des fortunes qui
impose la frugalité à toute la société, mieux vaut cette inégalité, favorable aux riches
certes, mais qui profite aussi aux pauvres à travers les dépenses somptuaires des
riches13.
La leçon de la Fable est claire : les inégalités sont la condition de l’opulence et, si
ces inégalités disparaissent, la société est appauvrie ou détruite. Ce constat objectif
de Mandeville laisse chacun libre d’approuver ou pas ces inégalités, la seule
conclusion certaine, pour lui, est que le bien collectif, assimilé à l’opulence
matérielle, suppose des inégalités que l’on peut, par ailleurs, trouver moralement
choquantes. La société est condamnée à choisir entre, d’une part, honnêteté
individuelle mais frugalité pour tous, ou, d’autre part, opulence collective mais
vices privés.
Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith va reprendre l’argument utilisé par
Mandeville sur le fait que la richesse des uns donne du travail aux autres, mais il va
pousser l’argument jusqu’à lui faire dire que l’inégalité des fortunes est moralement
admissible. « L’estomac du riche n’est pas en proportion avec ses désirs, et il ne contient
pas plus que celui du villageois grossier. Il est forcé de distribuer ce qu’il ne consomme pas
[à ceux qui travaillent pour lui] ; et tous ceux qui satisfont à ses plaisirs et à son luxe,
tirent de lui cette portion des choses nécessaires à la vie, qu’ils auraient en vain attendu de
son humanité ou de sa justice. […] Ils [les riches] ne consomment guère plus que le
pauvre ; et […] ils partagent avec le dernier manœuvre le produit des travaux qu’ils font
faire » (Smith, 1759, p. 211-212).
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13 « La richesse consiste dans une multitude de pauvres au travail » (La Fable).
18 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
de la Richesse des nations. Comment peut-il se faire qu’un pauvre dans un pays riche
soit plus riche qu’un sauvage dans une société primitive où il n’y a ni propriétaire
foncier, ni capitaliste pour prélever une partie du produit du travail des pauvres ?16
Une partie des explications formulées dans la Richesse des nations tient, on le sait,
à la division du travail qui augmente la richesse produite. Mais, pour ce qui
concerne les inégalités, c’est l’autre partie de la réponse de Smith qui nous intéresse.
Smith introduit le concept de capital dans son analyse pour mettre au jour la
mécanique de l’enrichissement illimité17. L’argument peut être résumé de la
manière suivante. L’augmentation de la production de richesses est obtenue grâce à
l’accumulation de capital. Le capital suppose non pas la dépense mais l’épargne,
non pas la consommation mais l’abstinence, non pas la prodigalité mais la
parcimonie. Or seuls les riches peuvent accumuler, les pauvres n’ayant pas moyens
d’épargner18. Plus il y a de riches, plus l’épargne est élevée et plus l’accumulation
du capital est importante. Plus le capital augmente, plus l’emploi augmente et plus
cela profite aux pauvres, à ceux qui vendent leur travail pour vivre. Ce qui explique
l’observation paradoxale faite plus haut : dans les pays avancés, où le capital
accumulé est important, les pauvres sont plus riches que les pauvres des sociétés
primitives, c’est-à-dire dans la situation qui précède l’appropriation du sol et
l’accumulation des capitaux. On trouve ici l’argument central du libéralisme
économique : l’inégalité des fortunes profite finalement aussi aux pauvres, dont la
situation est meilleure que s’ils vivaient dans une société plus égalitaire, comme les
sociétés primitives.
Sur la pauvreté et les inégalités, Smith défend donc deux positions différentes
dans la Théorie des sentiments moraux et dans la Richesse des nations. Au fil des
rééditions de ces deux ouvrages, il ne tente pas de synthèse. D’un côté, il justifie
moralement les inégalités matérielles par leur contrepoids spirituel (la tranquillité
d’esprit). De l’autre, il justifie les inégalités par leur efficacité économique. Pour
conclure sur Smith, on observera que sa définition des pauvres reste sous-
entendue : le pauvre est celui qui ne peut pas subvenir à ses besoins, parce qu’il ne
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16 « […] l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir, en
choses propres aux besoins et aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celle qu’aucun sauvage pourrait
jamais se procurer » (Smith, 1776, p. 66). Smith s’inspire d’une remarque de Locke « Un roi en Amérique,
qui possède de très amples et très fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé, et plus mal vêtu que n’est
en Angleterre et ailleurs un ouvrier à la journée » (Locke, 2e Traité du gouvernement civil, §41, p. 206). Cette
appréciation paradoxale de Locke, reprise par Smith qui remplace « un roi en Amérique » par un
sauvage d’une société primitive, pourrait, évidemment, être discutée ; elle montre bien, en tout cas,
que l’argumentation de Smith repose sur une comparaison des niveaux de vie matérielle, c’est-à-dire à
des arguments que l’on qualifie aujourd’hui de purement économiques. Finies les références à la paix
de l’âme.
17 La cupidité chez Mandeville n’est pas une fin en elle-même. Elle permet seulement de financer des
dépenses de luxe qui flattent la vanité et l’orgueil des riches : la prodigalité suppose la cupidité. Smith
renverse l’analyse : la cupidité, rebaptisée désir d’enrichissement, devient une fin en soi.
18 Keynes reprend en partie cet argument dans le chapitre 24 de la Théorie générale (1936), quand il voit
une utilité à l’inégalité des fortunes au XIXe siècle, dans la mesure où seuls les plus riches pouvaient
épargner et contribuer à l’accumulation du capital.
20 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
possède pas les moyens de mettre en œuvre sa capacité de production, et qui doit,
par conséquent, louer ses bras à un patron. Cette définition est formulée dans le
contexte d’une société holiste, où l’appartenance de classe est déterminante. Pour
Smith, l’état avancé de la société (par opposition à l’état primitif et grossier qui
précède l’appropriation du sol et l’accumulation des capitaux) voit la coexistence de
trois classes : les propriétaires fonciers, les capitalistes et les salariés. Les
propriétaires fonciers et les capitalistes ont les moyens de donner du travail aux
pauvres ; a contrario, l’appartenance à la classe des salariés signifie nécessairement
que l’on doit vendre son travail à un patron. L’appartenance à une classe est une
donnée, tout aussi naturelle que l’inégalité entre ces classes. Dans la pensée de
Smith, la conception moderne de l’égalité entre les individus est sans objet.
Le libéralisme de Ricardo
Depuis le début du XVIIe siècle, l’Angleterre a élaboré une législation, les poor laws,
qui met à la charge des paroisses l’obligation de secourir les miséreux. La législation
en vigueur au début du XIXe siècle présente deux caractéristiques : premièrement, les
subsides augmentent avec le nombre d’enfants et, deuxièmement, ils sont
cumulables avec un salaire si celui-ci n’assure pas le minimum de subsistance.
Périodiquement la question se pose de savoir s’il faut conserver ces lois sur les
pauvres, les modifier ou les supprimer. Ricardo va proposer une réponse qui
découle logiquement de sa théorie. Dans les Principes de l’économie politique et de
l’impôt (1817), Ricardo formule les lois de fonctionnement du système économique.
Il explique comment se détermine la valeur des marchandises ; il énonce les lois de
la répartition des revenus et la relation inverse entre les salaires et les profits ; il
expose les lois dynamiques du système économique et la marche vers l’état
stationnaire ; il formule la théorie des avantages comparatifs pour justifier le
commerce international, etc. Une fois ce cadre théorique établi, il peut alors se
pencher sur différentes questions concrètes et, entre autres, sur la question des
pauvres. La solution qu’il propose, à la lumière de son analyse théorique, est de
supprimer la législation sur les pauvres. Deux raisons justifient cette position
radicale. La première raison renvoie à un argument démographique. La législation,
qui assure aux pauvres des subsides proportionnels au nombre d’enfants,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 21
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19 Comme l’écrit Ricardo dans une lettre à Trower : « En s’engageant à nourrir tous ceux qui demandent à
manger, vous créez dans une certaine mesure une demande illimitée […] ; la population et les taux d’imposition
croitront selon une progression régulière jusqu’à ce que les riches soient réduits à la pauvreté et qu’il n’y ait plus
de distinction de conditions [entre riches et pauvres] » (Lettre du 27 janvier 1817, in Ricardo (1952), vol.
VII, p. 125).
20 L’argument a été très bien explicité par Karl Polanyi dans La grande transformation (1944).
21 Smith dans la Richesse des nations (1759, p. 216), avait émis un avis défavorable sur les poor laws en
expliquant que ces lois entravaient le bon fonctionnement du marché du travail ; Smith dénonçait tout
particulièrement la règle du domicile qui empêche la mobilité des travailleurs. De même, Malthus et
Bentham, avec les mêmes arguments que ceux de Ricardo, s’opposent aux lois sur les pauvres parce
qu’elles annulent toute incitation au travail.
22 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
mais aussi des lois sur les blés. Ces mesures inefficaces ne doivent pas être mises en
œuvre parce que leurs résultats sont pires que les situations qu’elles veulent
améliorer. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que Ricardo est insensible aux
misères de son temps. Son analyse conduit à distinguer deux situations de
pauvreté : la situation des indigents et celle des salariés. Les salariés sont les
premières victimes des lois sur les pauvres, car ces lois, au lieu d’éradiquer la
pauvreté, créent au contraire de la misère en transformant les salariés en
indigents22. En effet, si les salariés touchent des salaires insuffisants pour permettre
leur propre subsistance et l’entretien de leur famille, c’est à cause des lois sur les
pauvres. Celles-ci, en garantissant un minimum de revenu défini en fonction de la
taille de la famille, encouragent les capitalistes à sous-payer la main d’œuvre par
rapport à la norme du salaire naturel. Le salaire naturel « est celui qui est nécessaire
pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans
variation de leur nombre » (1817, p. 114). Pour Ricardo, cela signifie un salaire
suffisant pour entretenir le travailleur et sa femme, mais aussi pour amener à l’âge
adulte deux enfants qui remplaceront leurs parents au travail, sans augmenter la
population23. L’existence des lois sur les pauvres fait que les capitalistes peuvent
payer des salaires inférieurs au taux naturel de salaire sans craindre que la main
d’œuvre ne vienne à disparaître, faussant ainsi complètement la logique à long
terme du marché du travail qui sanctionne une rémunération insuffisante des
travailleurs par une disparition de l’offre de travail. Il faut donc abolir cette
législation qui fabrique des pauvres au lieu de les supprimer. Le premier effet de
cette suppression sera d’obliger les capitalistes à augmenter les salaires. Le remède
à la pauvreté, c’est le salariat, c’est un marché du travail qui fonctionne
correctement.
Certes, il restera des indigents, ceux qui ne peuvent être embauchés sur le
marché du travail, et Ricardo ne voit pas de solution pour eux. Une certaine
pauvreté résiduelle est une situation économiquement indépassable et, dit Ricardo,
il faut bien admettre que « dans la société, il est des souffrances auxquelles la législation
ne peut remédier » (ibidem p. 126, note 1). Mais ces pauvres constituent une minorité
comparée à l’immense population des salariés qui, avec la suppression des lois sur
les pauvres, retrouveront un niveau de vie correspondant au salaire naturel. Si, en
effet, le marché du travail fonctionne librement, sans être entravé par des lois, les
salariés toucheront le salaire naturel, c’est-à-dire un revenu qui leur assurera une
« aisance modérée » (ibidem, p. 116).
Ricardo reconnaît que les salariés resteront dans une situation très inférieure à
celle des capitalistes ou des rentiers. Mais les lois de la répartition qu’il a mises au
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
22 Ricardo reconnaît que, par rapport à la suppression de la misère, « le fonctionnement du système des
lois sur les pauvres a eu des effets directement inverses » (1817, p. 127).
23 Qualifié de salaire de subsistance, ce salaire naturel n’est pas un minimum vital, mais une norme
historique (donc variable) qui correspond à un niveau de vie lié à l’état de développement
économique de la société à un moment donné.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 23
jour sont formelles : il y a une relation inverse entre les salaires et les profits. Toute
augmentation des salaires suppose une baisse de profits, ce qui semble à Ricardo
absolument impensable à long terme, à cause des lois de population de Malthus24.
Le niveau de vie des ouvriers peut augmenter à long terme avec la baisse de la
valeur des biens manufacturés ; mais l’antagonisme entre les salariés et les
capitalistes reste indépassable.
les industriels, il utilise la référence à la science économique comme un argument d’autorité : « Moi
aussi, j’ai lu Mill, Mac Culloch, Malthus et Ricardo, qui viennent de reculer les bornes de l’économie politique »
(Stendhal, 1825, p. 14 ; cf. Lallement, 2010).
26 C’est pourquoi l’économie mérite d’être qualifiée par Carlyle de dismal science (science sinistre).
24 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Smith, ont défendu le libéralisme comme paré de toutes les vertus : les défauts
apparents du système (la pauvreté) n’entament pas ses qualités morales
intrinsèques. Face au pessimisme des classiques anglais (Ricardo et Malthus), il s’est
trouvé des économistes, surtout en France, qui ont attribué au capitalisme assez de
vertus pour en faire l’apologie sans restriction : Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat,
Henry Carey, tous ceux que Gide et Rist (1909, p. 358) ont appelés les
« optimistes »27. Mais on voit bien ici que l’on quitte le domaine de la science, pour
tomber dans celui de l’opinion, dans ce que l’on appelle la doctrine, et en matière de
doctrine, la science ne peut servir de caution.
On peut encore suggérer que les lois économiques sont différentes de celles
énoncées par Ricardo et, au XIXe siècle, toutes les variétés du libéralisme et du
socialisme ont été déclinées28. Mais toutes ces positions reposent sur le postulat
initial que la théorie économique doit commencer par établir des lois nécessaires, et
que les positions doctrinales viennent après. Deux conséquences découlent de ce
postulat. La première conséquence est que les positions purement doctrinales qui ne
sont pas appuyées par un socle théorique deviennent difficiles à soutenir et se
transforment en utopies généreuses, mais inopérantes. En associant théorie
économique et remèdes à la pauvreté, cette manière de penser la question sociale va
marquer le XIXe siècle. À cette époque, on ne peut plus ignorer que la question
sociale doit d’abord être analysée par une théorie économique avant de recevoir des
propositions de solution. Si ces solutions ne sont pas satisfaisantes, c’est à leur
justification théorique qu’il faut d’abord s’attaquer. La première question n’est pas
de savoir comment améliorer le sort des pauvres, mais de savoir ce que dit l’analyse
économique des causes de la pauvreté.
Deuxièmement, si la théorie économique est d’abord une science, elle devient
aussi un enjeu politique puisqu’elle engage une politique économique qui est
directement (logiquement) déduite de la théorie29. C’est pourquoi libéraux et
interventionnistes, protectionnistes et libre-échangistes, thuriféraires du marché
concurrentiel et apôtres du collectivisme, philanthropes et conservateurs, vont
s’affronter sur le contenu de la science économique. Mais il faut garder à l’esprit
que, derrière les débats sur la théorie, se cachent souvent des débats doctrinaux sur
la politique économique, et sur un problème particulièrement brûlant, la question
sociale. L’enjeu est de fonder les politiques économiques sur une théorie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
27 Ch. Dunoyer, par exemple, ne voit que des effets bénéfiques à la pauvreté : « Il est bon qu’il y ait dans
la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne
puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. […] Il ne sera peut-être
donné qu’à la misère et aux salutaires horreurs dont elle marche escortée, de nous conduire à l’intelligence et à la
pratique des vertus les plus vraiment nécessaires aux progrès de notre espèce et à son développement régulier »
(Dunoyer, 1846, p. 214).
28 Voir sur ce point, par exemple, Gide et Rist (1909), A. Béraud et G. Faccarello (tome II, 2000) ou,
du mode de production capitaliste », Marx aboutit à des lois du capitalisme assez peu
différentes de celles énoncées par Ricardo. Marx met très clairement en lumière que
l’exploitation et l’aliénation (ce que d’autres appellent la misère et la pauvreté)
constituent l’essence même du capitalisme, ce qui explique pourquoi on ne peut pas
les supprimer, comme l’avait bien compris Ricardo. Marx partage donc l’idée de
Ricardo selon laquelle il existe des lois immanentes qui s’imposent en dépit de tout
et de tous. Toutefois, il ne se satisfait pas de cette conclusion et n’admet pas cette
misère inévitable, car, comme le fait remarquer Maximilien Rubel, il y a chez Marx
une « haine de la morale déguisée en science pour justifier le scandale de la misère des
masses et de la déchéance humaine » (Rubel, 1968, p. LVII). Autrement dit, si Marx
reconnaît le caractère immanent des lois du capitalisme, il ne les accepte pas pour
autant : il dénonce violemment un système qui fonctionne sur la base de telles lois.
En effet, et c’est la deuxième critique de Marx, ces lois économiques ne sont
pas éternelles : elles sont propres au mode production capitaliste, et ce mode de
production n’est qu’une étape dans l’histoire de l’humanité. Contrairement à
Ricardo qui suppose que le même mode de production, avec des rentiers, des
capitalistes et des salariés, perdurera jusque dans l’état stationnaire, Marx insiste
sur la relativité historique du mode de production capitaliste condamné à céder sa
place d’abord au socialisme, puis ensuite au communisme.
À partir de prémisses très proches de celles de Ricardo, Marx aboutit donc
finalement à des conclusions très différentes. Le système économique obéit certes à
des lois immanentes, mais ces lois ne sont pas éternelles. Le système capitaliste n’est
qu’une étape de l’histoire de l’humanité. Et au regard de cette histoire, peu importe
que le capitalisme, qui repose sur l’exploitation et l’aliénation, ne soit pas
amendable, puisque le mode de production capitaliste est condamné. Il ne s’agit
plus de trouver la meilleure politique économique pour corriger les injustices du
système économique. Le réformisme est voué à l’échec. Les réformes arrachées par
la classe ouvrière sont immédiatement récupérées par les capitalistes pour leur plus
grand profit. Par exemple, la réduction du temps de travail peut apparaître comme
une avancée incontestable pour la classe ouvrière, mais c’est aussi, à long terme,
une mesure d’autoprotection du système capitaliste qui se prémunit contre
l’épuisement des salariés31. La question n’est pas celle du réformisme impossible,
mais celle de la révolution.
Le système capitaliste obéit à des lois nécessaires (la loi de la valeur, la relation
inverse entre salaires et profits ou la baisse tendancielle du taux de profit, etc.) ; il
est profondément injuste et il n’est pas amendable. Ricardo et Marx partagent cette
analyse, mais Marx change tout en introduisant une petite différence : le système
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
31D’une manière générale, la dialectique de Marx explique que le droit du travail, en limitant le travail
des femmes, le travail des enfants, le travail de nuit, ou la durée du travail, est à la fois un droit
protecteur des travailleurs et un ensemble de mesures que les capitalistes s’imposent collectivement
pour défendre leurs intérêts de classe à long terme.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 27
Le réformisme de Walras
Entre le libéralisme et la révolution, une troisième voie, réformiste, semble
exclue. S’il existe des lois économiques, la politique économique n’est possible qu’à
l’intérieur de ces lois. L’impuissance de Ricardo face à la misère tenait à ce constat.
C’est dans cette problématique que Walras se situe, adoptant ainsi, pour parler de la
misère, le cadre de discussion que Ricardo a largement imposé, au début du XIXe
siècle. L’objectif premier de Walras est de résoudre la question sociale et c’est pour
cela qu’il s’intéresse à l’économie. Évidemment, la théorie économique de Walras
est très différente de celle de Ricardo, mais cette différence n’empêche pas une
grande proximité dans la manière de poser les problèmes. Comme Ricardo et
comme Marx, Walras pense que les phénomènes économiques obéissent à des lois.
Les positions épistémologiques de Walras concernant le caractère nécessaire des lois
économiques sont semblables à celles de Ricardo. Et cela pourrait suffire pour
amener Walras à refuser toute intervention en faveur des pauvres, ce que l’on a déjà
observé chez Ricardo. Il n’en est rien. Walras va, au contraire, rendre toute sa place
à l’intervention des hommes dans la sphère économique en redécoupant le champ
de validité des lois économiques en fonction des différents domaines de l’étude des
richesses sociales.
28 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
32 Le troisième terme de la devise de la République française, fraternité, n’a été introduit qu’en 1848
(Lallement, 1990). On verra plus loin que Walras n’accorde à la fraternité qu’une place subalterne dans
les principes d’organisation de la société selon des règles de justice.
33 Voir par exemple Dockès (1996) ou Lallement (2000).
30 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
L’éradication de la pauvreté
initiales. Walras soulève la question, mais ne lui apporte pas de réponse claire.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 31
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
36 Comme en écho aux arguments de Ricardo sur les poor laws, Walras explique longuement que si l’on
confie à l’État le soin de prendre en charge ces pauvres, alors « on tend à faire vivre les individus
inhabiles, paresseux, dépensiers aux frais des individus habiles, laborieux, économes, ou à faire vivre les premiers
aux frais de l’État et l’État aux frais des seconds. Et cela est contraire à la fois à la justice et à l’utilité, car dans
ces conditions, la capacité et la prévoyance faisant place de plus en plus à l’incapacité et à l’imprévoyance, l’État
et l’individu seraient bientôt également ruinés et misérables » (1907, p. 480).
37 Pierre Dockès donne une description très éclairante de cette société rationnelle dans son article
Conclusion
Smith illustre une position charnière du débat sur la pauvreté ; il juxtapose des
arguments empruntés à des registres différents, sans chercher à les articuler entre
eux ou à les hiérarchiser. Ricardo, Marx et Walras considèrent la pauvreté et les
inégalités comme une question économique et ils admettent un cadre de discussion
relativement homogène sur la question de la pauvreté. Pour eux, comme pour la
plupart des économistes du XIXe siècle, la solution à la misère dépend de l’analyse
de ses causes et celles-ci relèvent de l’économie politique. L’économie politique, qui
est à l’époque une science toute jeune, vise à énoncer des lois objectives qui
expliquent le fonctionnement du système. Ricardo met au jour les lois naturelles qui
régissent l’économie et il constate que la suppression de la misère passe par la
suppression de la législation sur les pauvres, pour laisser le marché du travail
fonctionner librement. Marx souligne que l’exploitation est l’expression de la
logique du système capitaliste. Au pessimisme de Ricardo qui ne voit aucune
alternative à l’état stationnaire et à « l’aisance modérée » des salariés, Marx oppose
une perspective eschatologique, beaucoup plus heureuse. Les lois du capitalisme
sont historiques et, tôt ou tard, la révolution rendra possible une société
d’abondance et de liberté, dans laquelle toutes les inégalités économiques seront
abolies. Walras ouvre une troisième voie, réformiste, en limitant à la sphère de
l’échange la validité des lois économiques, vraies comme le sont les lois de la
nature. A coté de l’économie pure où règnent des lois naturelles, l’économie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
38En 1906, le jury attribua le prix Nobel de la paix au président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt ;
en 1907, il récompensa conjointement le journaliste italien Teodoro Moneta et le juriste français Louis
Renault.
34 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
politique contient aussi une économie sociale où la répartition des richesses est
traitée scientifiquement, sur la base d’un critère de justice, ce que Walras appelle la
vérité de justice. La répartition, découle de la volonté humaine : c’est la société qui
choisit comment sont partagées les richesses entre les individus et les individus sont
libres de décider une répartition initiale des richesses qui respecte cette vérité de
justice. La fatalité de l’économie classique disparaît : dans la configuration
walrassienne, la société peut intervenir sur la répartition pour faire advenir la
justice. Les hommes sont libres de déterminer une répartition juste des richesses,
qui, en assurant l’égalité des chances, fera disparaître la pauvreté.
Plusieurs conclusions se dégagent de cette revue des auteurs étudiés.
Premièrement, pour Ricardo, Marx et Walras, la solution à la misère dépend de
l’analyse de ses causes et celles-ci relèvent de la théorie économique. Si néanmoins
les solutions divergent, ce n’est pas d’abord parce que les théories divergent, c’est
surtout parce que les auteurs divergent quant au champ de validité des lois
économiques. Pour eux, la première question est de savoir quel est le domaine de
validité des lois économiques :
- validité universelle et intemporelle pour Ricardo ;
- validité historique et relative pour Marx ;
- validité spécifique des lois de l’échange et du marché pour Walras, lois qui sont
aux lois naturelles (voir Baranzini 2006).
Mais, selon Walras, l’économie pure qui établit des lois naturelles coexiste avec une
science morale qui doit organiser la répartition des richesses selon les impératifs des
vérités de justice. Au XIXe siècle, le débat n’est donc pas d’abord un débat
idéologique ou doctrinal où s’exprimeraient des choix politiques ou des a priori sur
le système social (juste ou injuste). Les oppositions portent sur le domaine de
validité des lois économiques. C’est un débat épistémologique sur la nature des lois
économiques, débat évidemment moins spectaculaire que les polémiques sur les
inégalités qui ont enflammé le XVIIIe siècle.
Mais en même temps, la théorie économique montre ses limites dans la mesure où
l’organisation rationnelle de la société bute sur des difficultés insurmontables.
Ricardo admet que, même après l’abolition de la législation sur les pauvres, il y
aura encore des indigents. Walras parle de ceux qui consomment plus que ce qu’ils
peuvent produire, et il évoque la charité comme ultime solution, lorsque toutes les
autres ont été mises en œuvre.
Deuxièmement, la définition de la pauvreté et des inégalités est floue. Pour Smith,
pour Ricardo et pour Marx, les pauvres sont ceux qui ne jouissent pas d’une
richesse suffisante pour subsister sans travailler, qui ne disposent pas des moyens
de mettre en œuvre leur capacité de travail et qui sont donc obligés de vendre leur
force de travail. Dans une certaine mesure, les salariés sont considérés comme des
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 35
défavorisés, comme des pauvres : Smith souligne l’inégalité fondamentale entre les
salariés et les riches ; Ricardo évoque leur « aisance modérée » sans perspective
d’amélioration de leur sort ; Marx souligne leur exploitation et leur aliénation. La
conception holiste de la société, qui est à l’œuvre chez ces auteurs, insiste sur le rôle
déterminant de l’appartenance de classe : ceux qui vendent leur force de travail
appartiennent à la classe des salariés (au prolétariat dira Marx) et l’inégalité de leur
situation ne fait que refléter l’inégalité entre les classes sociales. Reste que, au sein
de ce clivage de classe, il y a aussi un deuxième clivage entre salariés et indigents,
ces derniers étant ceux qui ne sont pas en état de travailler (les pauvres qui étaient
initialement visés par les lois anglaises sur les pauvres, le lumpen proletariat de
Marx). Pour ceux-là, l’économie politique n’a pas de solution à proposer.
Avec Walras, disparaît l’appartenance de classe et se profile une conception
individuelle de la pauvreté. La conception de la société n’est plus exclusivement
holiste et chaque individu est considéré comme potentiellement égal à tous les
autres. La société peut, par la répartition initiale des richesses, instaurer cette égalité
de principe (« égalité des conditions ») ; les individus peuvent, par leurs choix
individuels, parvenir à des positions économiques différenciées (« inégalité des
positions »), mais il n’y a ici aucun déterminisme de classe. Les inégalités entre
individus deviennent plus importantes que toute autre considération. Pour Walras,
les pauvres, comme on l’a vu, sont « des individus en état de consommer pour
beaucoup plus qu’ils ne produisent » (Walras, 1907, p. 480). L’origine de cette
pauvreté ne vient pas d’une inégalité initiale des fortunes dont la société serait
responsable, mais d’accidents individuels imputables au hasard. À partir de Walras,
ce sont les inégalités entre individus qui vont devenir la question essentielle, et qui
vont servir à définir la pauvreté.
Troisièmement, Walras introduit une rupture dans l’unité de la problématique des
économistes du XIXe siècle sur la pauvreté. Cette problématique a été initiée par
Ricardo : la pauvreté a des causes économiques. Ces causes sont mises en lumière
par la théorie économique et c’est à la théorie économique qu’il appartient de
proposer des remèdes crédibles et efficaces pour la faire disparaître. La supériorité
de l’économie sur tous les autres discours qui parlent de la pauvreté tient au fait
que l’économie politique est une science (nouvelle à l’époque) qui formule des lois
nécessaires et que les réformes proposées par les économistes sont d’autant plus
crédibles qu’elles tiennent compte de l’existence de ces lois ; l’économie politique
est donc le cadre approprié pour les discussions sur la pauvreté. Walras adopte ce
cadre, mais il introduit une distinction entre les lois économiques selon leur
domaine d’application. La science pure qui élabore la théorie des prix obéit au
critère du vrai. L’affectation des ressources rares relève d’une science pure, la
théorie de l’équilibre général qui démontre l’efficacité des marchés concurrentiels
pour échanger les biens et les services.
36 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Références bibliographiques
BARANZINI R. (2006), « Nature et statut épistémologique des lois économiques dans l’œuvre de Léon
Walras », Économies et Sociétés, 40(12), série PE n° 38, p. 1671-1691.
BERAUD A. et G. FACCARELLO (dir.) (2000), Nouvelle histoire de la pensée économique, tome II, Des
premiers mouvements socialistes aux néoclassiques, Paris, La Découverte.
BRETON Y. et M. LUTFALLA (dir.) (1991), L’économie politique en France au XIXe siècle, Paris, Economica.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
39 Walras a dessiné les contours de cette science morale de la répartition des richesses en explicitant
d’une part une théorie de la répartition initiale, et, d’autre part, les moyens à mettre en œuvre pour
aboutir à cette répartition, la nationalisation des sols et une théorie de l’impôt.
40 C’est, par exemple le cas de la mise en œuvre de la protection sociale pour corriger certaines
inégalités.
38 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Arnaud DIEMER
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand (TRIANGLE, ENS LYON)
préjuge cependant pas d’une distribution « égale » des revenus. En effet, il existe une
infinie d’optima de Pareto qui peuvent correspondre à des répartitions très
différentes des ressources (revenus) entre les agents économiques (tout dépend de
leurs dotations initiales, une hypothèse évacuée dans le modèle de Debreu, 1959).
Ainsi l’optimum de Pareto peut être compatible avec un degré plus ou moins élevé
d’inégalité. Ce qui a permis à certains économistes (Clark, 1899) de préciser qu’une
telle situation était juste dans la mesure où chaque facteur de production était
rémunéré à sa productivité marginale. Cette histoire, qui est généralement rappelée
dans tous les manuels et ouvrages abordant ce que l’on a coutume d’appeler la
théorie du bien être, réduit la portée des travaux de Pareto et notamment son analyse
de la pauvreté et des inégalités. Elle minimise d’une part, la méthodologie employée
et d’autre part, l’ambition de Vilfredo Pareto. Dans ce qui suit, nous chercherons à
mettre en valeur les apports de Vilfredo à l’analyse des inégalités et de la pauvreté.
Succédant à Léon Walras à la chaire d’économie politique de Lausanne, Vilfredo
Pareto s’est proposé de « rechercher les uniformités que présentent les phénomènes
[économiques et sociaux], c'est-à-dire leurs lois » (1909, [1966, p. 2]). Quiconque étudie
une science sociale doit admettre implicitement l’existence de ces uniformités.
Toutefois, rappelle Pareto, l’imperfection de notre esprit ne nous permet pas de
considérer les phénomènes dans leur ensemble. Nous sommes donc obligés de les
étudier séparément, « de considérer un nombre infini d’uniformités partielles, qui se
croisent, se superposent et s’opposent de mille manières » (1909, [1966, p. 8]). Ainsi, si
l’analyse des inégalités et de la pauvreté renvoie à la théorie de l’hétérogénéité
sociale, la répartition des revenus n’en constitue qu’un cas particulier. L’expérience et
l’observation révèlent que la répartition des revenus varie peu dans l’espace et dans
le temps pour les peuples civilisés. Par déduction, deux théorèmes sont présentés :
(1) la répartition des richesses n’est pas le fruit du hasard ; (2) pour relever le niveau
du revenu minimum et réduire l’inégalité des revenus, il faut que la richesse croisse
plus vite que la population. Ainsi l’amélioration des conditions des classes pauvres est
avant tout un problème de production, et non de répartition de la richesse. Les apports de la
sociologie et de l’anthropologie nécessitent cependant de dépasser le cadre des lois
économiques pour introduire la mutuelle dépendance des phénomènes économiques
et des phénomènes sociaux. L’hétérogénéité sociale conduit à rechercher l’équilibre
social du côté de la théorie de la circulation des élites.
la richesse d’un pays. L’impôt sur le revenu constitue un moyen de se faire une idée
des revenus des différents capitaux (même s’il existe toujours une incertitude sur le
taux de capitation). En 1885, Robert Giffen évalue la fortune de l’Angleterre à 251
milliards de francs. Sur période longue (1855 – 1890), le calcul de l’income tax a
permis de mettre en lumière les différentes sources de revenus des anglais
(diminution du revenu des terres, augmentation des revenus de l’industrie) et de
souligner que la richesse par habitant s’était considérablement accrue en un siècle (ce
cas est généralisable à l’ensemble des pays civilisés : Allemagne, France, Belgique…).
Malgré les nombreuses incertitudes associées aux déclarations des contribuables,
Pareto considère que l’impôt sur le revenu est la base la plus sûre pour appréhender
la répartition de la richesse.
La répartition de la richesse dépendrait « de la nature des hommes dont se compose la
société, de l’organisation de celle-ci, et aussi du hasard (les conjonctures de Lassalle) » (1897,
p. 304). Si l’étude des causes de la répartition de la richesse repose sur l’observation,
Pareto considère qu’il est possible de connaître cette répartition en ayant recours aux
mathématiques. Observations et lois mathématiques constitueront les deux étapes de
l’analyse d’un fait économique, en l’occurrence la répartition de la richesse. Faute
d’une méthode plus adéquate44, l’économiste doit se familiariser avec l’outil
mathématique. Ainsi, pour un certain revenu x, et pour le nombre de contribuables
N ayant un revenu supérieur à x, il est possible dans le cas de l’Angleterre et de
l’Irlande de proposer dans le groupe Commerce et Professions (schedule D), une
classification étendue des contribuables suivant l’importance des revenus.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
44 « Plusieurs personnes qui manquent des connaissances scientifiques nécessaires pour bien comprendre les
nouvelles théories, affirment que l’usage de mathématiques n’ajoute rien à nos connaissances en économie
politique, et elles croient le prouver en citant Cairnes. La seule preuve vraiment efficace serait de faire valoir que
l’on peut sans recourir aux mathématiques, démontrer le théorème dont nous venons de parler et bien d’autres
encore. A peine nos savants critiques auront dédaigné donner de telles démonstrations, nous ne manquerons pas
de les substituer aux nôtres. En attendant, ils voudront bien nous permettre de donner ces démonstrations de la
seule manière actuellement connue » (1897, § 962).
44 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
En portant sur l’axe des abscisses (AB), les logarithmes de x et sur l’axe des
ordonnées (AC), les logarithmes de N, Pareto note que (i) les points ainsi déterminés
ont une tendance très marquée à se disposer en ligne droite, (ii) les courbes de la
répartition des revenus en Angleterre et en Irlande présentent un parallélisme à peu
près complet, (iii) les inclinaisons des lignes mn et pq obtenues pour différents pays
sont peu différentes. De ce fait, il y aurait bien une cause qui serait à l’origine de la
tendance des revenus à se disposer suivant une certaine courbe (ici une loi). La forme
de cette courbe ne dépendrait que faiblement des conditions économiques des pays
considérés (ici l’Angleterre, l’Irlande, l’Allemagne, le Pérou…).
m x s
p
a’ b’
n a b
t
m n
q
y
0
A B
b
c d
a
formeraient la base, les riches le sommet. Or il s’agirait plutôt « d’un corps ayant la
forme de la pointe d’une flèche ou, si l’on préfère, de la pointe d’une toupie » (1897, § 960). Le
volume cadb représente le nombre d’individus ayant un revenu compris entre Oa et
Ob.
Pareto reviendra sur deux faits importants : 1° la recherche de la répartition des
revenus ne pose pas la question de l’origine du revenu : « L’homme, même le plus
pauvre, doit être considéré comme ayant pour revenu la somme qui le fait vivre. Il importe
peu que cette somme soit le fruit de son travail ou qu’elle lui soit donnée par charité ou, enfin,
qu’elle lui parvienne d’une manière quelconque, licite ou illicite » (1897, § 961) ; 2° l’étude
mathématique de la courbe de répartition des revenus montre qu’elle ne se confond
pas avec la courbe des probabilités, plus connue sous le nom de courbe des erreurs.
En d’autres termes, « la répartition des revenus n’est pas l’effet du hasard » (1897, § 962).
L’équation ci-dessous donne la formule générale de la répartition : 1° du revenu
total, 2° de la fortune, 3° du produit du travail :
x t
s
t
M N
n
m
0 y
46 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Des résultats qui selon Pareto mériteraient d’être réexaminés à la lumière des faits
car ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour valider les conclusions. Selon Vilfredo
Pareto, pour étudier la répartition des revenus, il convient de considérer le
phénomène dans son ensemble. Une telle approche permet de ne pas confondre deux
notions importantes : la diminution de l’inégalité des fortunes et la diminution du
paupérisme. L’inégalité des revenus dépend de la forme de la courbe (st) alors que le
paupérisme dépend de la distance à laquelle la base (MN) se trouve de l’axe des y.
Dans le graphique ci-dessus, (MNstx) représente une population sans paupérisme,
mais avec une grande inégalité de revenus alors que (mnt) indique une population
avec très peu d’inégalité de revenus mais un paupérisme très important.
Vouloir se rapprocher d’un état d’égalité complète des revenus peut paraître
utopique, cependant deux possibilités semblent se dessiner : (i) soit les riches
deviennent pauvres ; (ii) soit les pauvres deviennent riches. Ainsi les inégalités ne
peuvent être appréhendées que de manière relative en comparant la situation d’un
groupe d’individus à celle d’un autre groupe. Pareto renvoie ses lecteurs à l’ouvrage
de Leroy Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre
égalité des conditions (1881). Ce dernier observe que : « Tous les progrès accomplis dans
la situation des classes laborieuses, considérés isolément, n'ont aucune importance, sont
absolument négligeables, s'ils n'ont pas dépassé les progrès accomplis par les classes
supérieures et diminué ainsi l'écart existant entre les unes et les autres. Ce n'est pas la
situation absolue de la population ouvrière qui importe, c'est la situation relative. Que les
ouvriers soient bien nourris, bien logés, bien meublés, bien vêtus, qu'ils aient des loisirs,
qu'ils jouissent de la sécurité du lendemain et du repos de la vieillesse, tout cela socialement
n'a pas d'importance aux yeux de l'agitateur allemand, [il s’agit ici du socialiste
Ferdinand Lassalle] si d'autres hommes ont une table plus raffinée, des palais plus amples,
des vêtements plus élégants, des meubles plus luxueux » (Beaulieu, 1881, p. 46). De ce fait,
il semblerait que la diminution des inégalités aille de pair avec une baisse du rapport
(pauvres/riches) ou du rapport (pauvres/population totale).
Ainsi, l’inégalité diminue lorsque le nombre de personnes ayant un revenu
inférieur à x augmente par rapport au nombre des personnes ayant un revenu
supérieur à x. Pareto introduira une proposition qui jouera un rôle important dans
l’univers parétien : « Les effets suivants : 1° une augmentation du revenu minimum, 2° une
diminution de l’inégalité des revenus, ne peuvent se produire, soit isolément, soit
cumulativement, que si le total des revenus croît plus vite que la population » (1897, § 965).
Les mathématiques seront une nouvelle fois mobilisées pour démontrer cette
proposition :
α
'h+a$
u x = %& x + a "# (1)
que Ux croît quand α décroît. Autrement dit, la proportion de riches (Ux) étant une
décroissante de α, le nombre de riches diminue lorsque α croît et le nombre de
pauvres augmente d’autant, ce qui implique selon Pareto que « l’inégalité des revenus
augmente et diminue avec α » (1897, § 965, note 1).
En fait, comme le soulignent Bourgain et Vaneecloo (1981, p. 952), Pareto ne
démontre pas cette proposition, il montre seulement que, si le revenu moyen
augmente, il faut nécessairement : « ou que le revenu minimum augmente, ou que
l’inégalité des revenus diminue, ou que ces deux effets se produisent simultanément »
(1897, § 965), à la condition bien entendu que l’inégalité augmente et diminue avec α.
En différenciant l’équation (1), on obtient :
du x h+a & 1 1 #
= log ⋅ dα + α $ − ! da (2)
ux x+a %h+a x+a"
Si α est constant (dα = 0) alors Ux croît avec da, l’inégalité des revenus diminue
quand α croît.
Si α et a varient ensemble, l’inégalité de revenus diminue quand α décroît et a croît.
Si α et a croissent en même temps, on ne peut plus dire si l’inégalité de revenus croît
ou décroît.
Soit P, la population ou l’ensemble des contribuables, R, la somme des revenus de
tous les habitants ou la somme des revenus des contribuables, R/P, le revenu moyen,
si α > 1, on a :
αh + a
R= P
α −1
R αh + a
=
P α −1
R α 1 h+a
si z = alors dz = dh + da − dα
P α −1 α −1 (α − 1)2
Si da et dα sont nuls (l’inégalité ne change pas), alors le revenu moyen ne peut
augmenter (dz) que si le revenu minimum croît (dh). Si le revenu minimum est
constant (soit dh = 0), la diminution de l’inégalité des revenus n’est possible que
lorsque (da) augmente ou α décroît, dès lors le revenu moyen augmente (dz).
α h
Si a = 0, l’expression devient : dz = dh − dα (3)
α −1 (α − 1)2
Pour que dz soit positif (autrement dit, pour que le revenu moyen augmente), il faut
donc, au moins, ou que dh le soit, ou que dα soit négatif, ou que les deux choses se
produisent. C’est tout du moins la conclusion de Pareto : « Nous pouvons donc dire
d’une manière générale que l’augmentation de la richesse par rapport à la population produit
48 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
soit l’augmentation du revenu minimum, soit la diminution de l’inégalité des revenus, soit
ces deux effets cumulés. Actuellement, dans nos sociétés, il paraît bien que c’est ce dernier cas
qui se vérifie, et un grand nombre d’observations nous font connaître que le bien être du
peuple s’est, en général, accru dans les pays civilisés » (1897, § 965, p. 324).
Mais ce qui est frappant dans l’approche de Pareto, c’est son obstination à dissocier
la diminution des inégalités et la diminution du paupérisme. Ce constat est illustré
par les trois points suivants :
Premièrement, si l’on part de l’équation (3), on notera que les conclusions de Pareto
reposent sur une hypothèse importante, la croissance du revenu moyen. En effet, la
baisse de la pauvreté (hausse de h) peut être réalisée sans toucher aux inégalités de
revenus (α) à la condition que le revenu moyen augmente. Si le revenu moyen
n’augmente pas (dz = 0), alors la réduction du paupérisme passe par une hausse du
revenu minimum (dh), donc une augmentation de α et in fine, une hausse des
inégalités. En d’autres termes, la diminution du paupérisme serait incompatible avec
une baisse des inégalités.
α h
si dz = 0, alors dh = dα
α −1 (α − 1)2
Deuxièmement, Pareto tend à remettre en cause l’idée selon laquelle l’inégalité des
fortunes irait en augmentant. Les progrès des sciences, des arts et de l’industrie
auraient selon lui permis un accroissement de la richesse, ils auraient même tempéré
un retour en force des inégalités associés à la protection douanière, aux vols des
politiciens et au socialisme d’Etat. Pareto s’appuiera sur des études empiriques –
celles de John Milson Rhodes (1894) et de Udny Yule sur le paupérisme en
Angleterre et au Pays de Galles, – pour rappeler que le nombre de pauvres
« assistés » a considérablement baissé. Cette baisse, Pareto l’attribue au socialisme
d’Etat « qui se contente de prélever, sous forme d’impôt, une partie de la fortune des riches »
(1897, § 967). Or, les effets économiques de cette stratégie politicienne se traduiraient
selon Pareto par un gaspillage des ressources et une détérioration des conditions du
peuple. Il est possible de démontrer cette affirmation en s’appuyant sur les travaux
de Pernolet sur les charbonnages en Belgique et dans le Nord de la France. Selon
Pareto, si l’on distribue la part des capitalistes45 aux ouvriers (soit 1.28%), on note que
les salaires n’augmenteront que de peu de choses (ici, 7 cents comme supplément de
salaire journalier). Dans le cas de la société John Cockerill, Pareto a utilisé le bilan
comptable pour évaluer à 1164375.20 fr la part du capital et à 9550120.36 fr la part du
travail. Sachant que la société comptait 9228 salariés, la distribution du capital aux
ouvriers aurait engendré une hausse annuelle de salaire de 126.17 fr.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
45 Précisions et cela à son importance, que Pareto se réfère ici à une situation normale des affaires. En
l’occurrence, la répartition s’établissait en 1884 de la manière suivante : ouvriers (56.61%), capitalistes
(1.28%) et frais (42.13%).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 49
Troisièmement, la répartition des revenus tend à définir les lois qui régissent l’offre
et la demande. La répartition renvoie donc à la question de la valeur et du prix des
marchandises. Lorsque le prix d’une marchandise diminue, la consommation a
tendance à augmenter car la marchandise devient accessible aux couches les moins
riches de la population. Ainsi les lois de la demande et de l’offre présentées dans le
cas d’un équilibre économique (composé exclusivement d’équations individuelles)
sont différentes des lois prenant en compte l’ensemble de la société et la répartition
des revenus. Pareto en déduit que (1) la forme de la courbe des revenus tend à
montrer qu’il suffit d’une baisse des prix ne s’étendant qu’aux classes qui jouissent
d’un revenu fort modeste pour que le total de la consommation soit
considérablement réduit (la dépense totale demeurera constante, c’est la quantité
consommée qui variera); (2) s’il était possible de connaître la consommation des
différentes classes sociales, nous aurions alors une mesure plus pertinente du bien
être de la population. Or cette information n’étant pas connue, il faut se contenter
d’utiliser les méthodes de relevés statistiques (douanes, production) et budgets
individuels pour évaluer la consommation.
La physiologie sociale
même d’un pays à l’autre, pourquoi l’inégalité des revenus ne peut diminuer et le
revenu minimum ne peut augmenter sans une croissance de la richesse. La théorie
des élites se teinte cependant d’une dimension darwiniste, la lutte des espèces pour
la survie ou pour reprendre les termes de Pareto, la sélection zoologique. En effet,
lorsque la richesse est faible, il n’y a que les individus les mieux dotés qui peuvent
s’en procurer une part importante. Lorsque la richesse est grande, elle est plus facile
à acquérir pour les individus qui ne sont que médiocrement dotés : « S’il n’y a qu’un
prix pour la lutte, c’est évidemment le plus fort lutteur qui l’aura, s’il y a deux prix, un
lutteur moins fort que le premier aura le second prix » (1897, § 1026).
Les éléments de cette dynamique sociale seront analysés avec précisions dans le
Traité de Sociologie générale (1916). Le concept d’hétérogénéité sociale prend la forme
de trois opérations bien distinctes : 1° la mesure des qualités des individus, 2°
l’agrégation des qualités proches sous la forme de groupes sociaux (classes sociales),
3° la description du processus de lutte pour la conquête du pouvoir à l’aide de la
théorie des élites. Ainsi, chaque individu reçoit un indice compris entre 0 et 1, en
fonction de la réussite observée dans une activité sociale : « A celui qui a su gagner des
millions, que ce soit bien ou mal, nous donnerons 10. A celui qui gagne des millions de francs,
nous donnerons 6. A celui qui arrive tout juste à ne pas mourir de faim, nous donnerons 1. A
celui qui est hospitalisé dans un asile d’indigènes, nous donnerons 0 » (1916, [1968, p.
1296]). Les individus, quelle que soit leur activité, sont ensuite regroupés dans des
classes sociales en fonction des indices qu’ils obtiennent. Ceux qui obtiennent les
indices les plus élevés sont regroupés dans la classe des élites. A partir de la
succession d’indices décroissants, il est possible de construire une hiérarchie de
groupes sociaux (classes sociales), du groupe supérieur aux groupes inférieurs. La
lutte pour le pouvoir concernera généralement les individus des deux classes les plus
élevées dans la hiérarchie sociale (classe Aa et Ab), de telle sorte que les élites
circulent en ces deux classes. Ainsi comme le soulignent André Legris et Ludovic
Ragni (2005, p. 121), « l’équilibre social et économique se définit alors comme le terme des
renouvellements sociaux initiés périodiquement par la circulation des élites et constitue une
illustration particulière de la loi ondulatoire qui caractérise l’ensemble des phénomènes ».
Replacé dans le contexte de la courbe de la répartition des richesses, cette dynamique
sociale ne se réduit pas à une simple lutte pour la conquête du pouvoir (c'est-à-dire
avoir plus de richesses), elle prend également les traits d’une lutte pour la survie,
notamment pour les groupes sociaux se situant au dessous et juste au dessus de la
droite (mn). Cette zone traduit selon Pareto un double phénomène. D’une part, elle
constitue la base de la pyramide sociale où la vie et la mort se côtoient. Dès lors,
l’élimination des pauvres est une condition vitale pour que la société continue à
exister : « Les éléments de rebut de chaque couche tombent dans la couche inférieure. Mais
que deviennent les éléments de rebut de la dernière couche, de la tranche dont la limite
inférieure est mn… C’est évidemment la mort qui en débarrasse la société. Celle-ci considérée
comme un organisme vivant, a un organe d’excrétion » (1897, § 1027). D’autre part, elle
52 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
x s
a’ b’
a b
t
m n
0 y
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
49 Précisons que les classes sociales ont également leur propre dynamique sociale. Dans les classes
inférieures, « la misère, le crime et sa répression, détruisent un grand nombre de ces individus tarés, dont une
partie sont d’ailleurs frappés de stérilité par la prostitution et l’alcoolisme à son haut degré » (1897, § 1028).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 53
Près de deux ans avant la parution de la Théorie Générale (automne 1934), Keynes a
abordé la question des inégalités et de la pauvreté dans une série d’allocutions
radiodiffusées intitulées « Poverty in Plenty », soit la pauvreté dans l’abondance. Keynes
y développe l’idée selon laquelle « à mesure que l’abondance potentielle augmente, le
problème de la distribution de la grande masse des consommateurs des fruits que l’on peut en
retirer présente des difficultés croissantes » (1934, [2002, p. 215]). L’économiste doit ainsi
se focaliser sur l’analyse et les solutions de ces difficultés.
Le remède ne résiderait pas dans la réduction de l’abondance (l’offre n’est pas la
source du problème), mais plutôt dans l’accroissement de la demande. C’est en effet
du côté des conditions de la demande qu’il convient de se tourner. Keynes distingue
cependant deux manières d’appréhender les difficultés. Il y a tout d’abord ceux qui
croient que le système économique s’autorégule dans le long terme, « même si c’est
avec des grincements, des gémissements, des secousses et des retards » (1934, [2002, p. 216])
et ceux qui rejettent cette idée et qui pensent que si la demande effective n’est pas
égale à l’offre potentielle pour des raisons plus fondamentales. Keynes cite
notamment les travaux de Hugh Dalton, auteur de nombreux articles et ouvrages50
sur les inégalités. The measurement of the inequality of incomes (paru en 1920 dans The
Economic Journal) revient notamment sur la courbe de répartition des revenus de
Pareto et l’indice de concentration de Lorentz-Gini.
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50 Some Aspects of the inequality of incomes, 1935, Routledge.
54 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Cette opposition entre orthodoxes et hétérodoxes étant posée, reste à savoir qui a
raison. Selon Keynes, la force du courant de l’autorégulation des marchés repose sur
la doctrine ricardienne qui a converti la plupart des économistes, des banquiers et
des hommes d’affaires du monde entier au capitalisme. Si le courant hétérodoxe
entend remporter une quelconque victoire, il lui faudra remettre en cause les
fondements de la science économique, issus du 19e siècle. Keynes se place du côté des
« hérétiques » tout en rappelant qu’il a été élevé « dans la citadelle » (1934, [2002, p.
220]). Il connaît la puissance et le pouvoir de ce corpus théorique. Cependant, une
faille semble lui apparaître dans les forces qui déterminent la demande effective et le
volume total de l’emploi. Cette faille, c’est l’absence dans la doctrine classique d’une
théorie du taux d’intérêt.
Keynes présentera en quelques lignes, ce qui constituera l’essence de sa Théorie
Générale. On reconnaît dès les premières lignes de cet exposé, la loi psychologique
fondamentale. Ainsi, lorsque des individus disposent d’un revenu, ils en dépensent
une partie en consommation, conformément à leurs goûts et leurs habitudes, et
épargnent le reste. De là, ces mêmes individus tendront à augmenter leur
consommation à mesure que leur revenu s’accroît, mais non d’une quantité aussi
grande que l’accroissement de leur revenu. Keynes en déduit que si un revenu
national donné était réparti de façon moins inégalitaire (ou si tout simplement le
revenu national augmentait de sorte que les revenus individuels soient plus élevés
qu’avant), la différence entre le montant total des revenus et la dépense totale de
consommation s’accroitrait probablement (comme les revenus sont issus de la
production des biens de consommation et des biens de capital, cette différence ne
pourra pas dépasser le montant des nouveaux biens de capitaux).
Selon la doctrine classique, l’autorégulation des marchés suppose que le taux
d’intérêt s’ajuste de lui-même de manière à ce que la production de biens capitaux
génère un revenu maximum. Selon Keynes, cette théorie serait obsolète et contredite
par les faits. Keynes ne cache pas ici sa préférence pour la proposition des
hétérodoxes – à savoir la modification de la répartition des richesses et de nos
habitudes afin d’augmenter notre propension à dépenser nos revenus en
consommation courante). Toutefois, il considère qu’elle ne constitue pas le seul
remède possible, l’autre solution consisterait à augmenter la production de biens
capitaux en réduisant le taux d’intérêt. Lorsque le taux d’intérêt aura diminué à un
niveau tel qu’aucune immobilisation de capital supplémentaire ne vaille la peine
d’être réalisée, alors des changements sociaux de grande ampleur pourront se mettre
en marche pour augmenter la consommation. Selon Keynes, on pourrait s’attendre à
ce qu’une plus grande égalité des revenus entraîne une hausse de l’emploi et une
augmentation du revenu global, cependant, le taux d’intérêt a été trop élevé pour
permettre de disposer de tout le stock de capital disponible. L’amélioration du bien
être repose ainsi sur une politique visant à rendre les biens capitaux abondants de
manière à ce que la rémunération tirée de leur possession soit la plus faible possible.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 55
« to the theory of markets and efficient utilization of resources », les questions relatives aux
inégalités et à la pauvreté sont régulièrement présentes dans ses œuvres. Nous avons
choisi d’en rendre compte en revenant sur trois thèmes récurrents : la planification
concurrentielle, la question européenne, la justice sociale
La question européenne
1948 et intitulée La révolution européenne reste à faire, il s’indignait déjà devant les
prudences ‘débilitantes’, les conservatismes ‘apeurés’ et les nationalismes
‘particularistes’ : « On parle bien de l’Europe unie, mais les désirs restent prudemment sur
le plan verbal : on ne veut pas voir les réalités en face, on escamote les véritables problèmes, on
se refuse à envisager les seules mesures qui peuvent faire de l’idée européenne autre chose
qu’un attrape-nigaud : l’abandon immédiat de certains droits souverains et la constitution
d’un gouvernement supra-national européen » (1948a, p. 4). La solution efficace aux
problèmes économiques et sociaux de l’Europe doit passer par une fédération
européenne. Maurice Allais (1949a) n’hésitera pas à présenter un projet de Manifeste
économique et social pour les Etats-Unis d’Europe dans lequel il évoque certains grands
principes (art 18. répartition des revenus, art 19. promotion sociale).
L’Europe doit fonctionner selon un principe scientifique : celui de la démocratie
économique. Cette dernière désigne « un système où se trouve réalisée la répartition la
plus égale possible des revenus parmi toutes celles qui ne compromettent pas la maximisation
du revenu moyen réel, c'est-à-dire qui assurent la maximisation du rendement social »
(1947c, p. 2). La réalisation de la démocratie économique suppose la réalisation d’une
double condition : d’une part la maximisation du revenu réel moyen et d’autre part,
la réalisation d’une répartition la plus égale possible. Cette approche repose sur deux
résultats importants. 1° La théorie démontre (Allais, 1943) que le revenu moyen réel
est maximum dans le cadre d’une économie de marché à base de prix où s’affrontent
suivant le principe concurrentiel les offres et les demandes d’entreprises gérées de
manière autonome et libre. Un résultat qui s’applique tout aussi bien à une économie
privée qu’à une économie collective des moyens de production. 2° La répartition la
plus égale possible des revenus suppose la suppression de tout revenu qui ne soit
pas en relation directe avec un effort fourni ou un service rendu. Il s’agit de
supprimer les profits inflationnistes des monopoles et l’appropriation collective des
rentes de rareté (notamment les rentes foncières et les intérêts purs des capitaux).
La question sociale, notamment celle de la répartition des revenus et de la justice
sociale, tient une place importante, même dans la constitution du Grand Marché
Commun. Maurice Allais l’évoquera à la fois dans la libéralisation générale de
l’économie ; la recherche d’une synthèse de la ‘technique d’action’ du libéralisme et
des idéaux du socialisme.
- Dans le cadre de la libéralisation générale de l’économie, Maurice Allais était
conscient que l’Union de l’Europe poserait de nombreux problèmes sociaux et que
« l’on ne pouvait se confier sans réserve à l’application des mécanismes du marché par un
abaissement brutal et automatique des barrières douanières » (1960a, p. 147). Il fallait donc
prévoir la possibilité de réduire l’allure de la réalisation de l’Union économique par
un fléchissement éventuel du taux de libéralisation des échanges. Maurice Allais
60 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La justice sociale
V. Pareto, J.M Keynes, F. Hayek, P.A Samuelson…) qui l’ont précédés, Maurice Allais
(1946, 1947, 1960, 1966, 1977, 1979, 1990…) s’est penché sur la question des inégalités
et plus précisément sur le conflit manifeste entre efficacité et éthique : « la mise en
œuvre d’une économie efficace pose de très nombreux problèmes d’ordre éthique relativement
à la distribution des revenus. Le système d’incitation à l’efficacité utilisé peut très bien être
considéré, au moins par certains, comme n’aboutissant pas à une distribution des revenus
éthiquement acceptable. La répartition des surplus réalisés entre les opérateurs intéressés,
l’égalisation de l’offre et de la demande par le prix, c'est-à-dire le rationnement par les prix
d’une demande pratiquement illimitée face à des ressources rares, ne sont éthiquement
acceptables que si la répartition des revenus, à laquelle on aboutit finalement peut être
considérée comme correcte » (1967, p. 112). La conciliation de ces deux notions est
difficile, cependant efficacité économique et répartition juste des revenus sont
indissociables dans l’organisation de toute société. Maurice Allais abordera cette
question en présentant, d’une part, les conditions sociales d’une société libre, et
d’autre part, l’architecture des réformes à mettre en place.
- La société libre implique un certain nombre de principes sociaux : (i) L’élimination
de la misère et de l’insécurité implique le maintien et le développement d’un système
étendu de sécurité sociale. Maurice Allais accordera une importance toute spéciale au
risque de chômage conjoncturel ou technologique : « Il ne peut y avoir de Société Libre
là où le travailleur ne dispose pas de ressources suffisantes en cas de chômage, là où il ne peut
pas recevoir une formation professionnelle nouvelle et là où il ne peut disposer des fonds
nécessaires pour changer le lieu de son travail s’il s’y trouve obligé » (1960b, p. 35). (ii) Une
juste répartition des revenus impose la suppression des profits inflationnistes (la
stabilité monétaire est un gage de sécurité de l’épargne et des fruits du travail) et des
profits de monopole. (iii) La promotion sociale (l’accession constante de tous les
individus aux fonctions dont ils sont le plus capables), la formation des élites
(impliquant la disparition de toute situation de classe) et l’association du travailleur
à la vie de l’entreprise (modalités d’exécution du travail et développement de sa
personnalité) constituent des conditions essentielles d’une Société Libre.
Ces principes étant posés, Maurice Allais reviendra sur le conflit manifeste entre
éthique et efficacité économique. Il note à ce sujet que la supériorité d’une société ne
peut se réduire au concept d’efficacité économique, l’origine et la distribution des
revenus étant également des conditions essentielles au bien être d’une société. Si
efficacité et répartition des revenus constituent deux postulats indissociables,
« l’arbitrage dépend manifestement de la question de savoir si une société admettant une
certaine inégalité de revenus progressera plus rapidement ou non qu’une société admettant
une moindre égalité » (1967, p. 79). A ce niveau de l’analyse, Maurice Allais entend
préciser trois points importants :
(i) Si l’on souhaite favoriser certains agents aux dépens des autres ou compenser les
désavantages qui peuvent résulter pour certains groupes du mode d’organisation
économique de la société, la méthode la plus avantageuse consiste à modifier
62 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
52 Maurice Allais s’inscrit dans les pas de Vilfredo Pareto tout en revendiquant une certaine
différence : « Cette théorie que Pareto a été le premier à systématiser, peut se généraliser, et on peut l’exposer
très schématiquement ainsi qu’il suit, en complétant la théorie de Pareto dans ce qu’elle a d’incomplet,
notamment en ce qui concerne l’influence de l’hérédité biologique, et tout particulièrement le rôle du choix du
conjoint dans la sélection » (1974, p. 287).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 63
capitaux fonciers, industriels et commerciaux, fonds d’Etat), d’une valeur égale à la hausse du
taux d’intérêt du marché, et cela indépendamment des revenus effectifs des capitaux » (1946,
p. 45-46). Il faudra attendre 1977 et l’ouvrage l’impôt sur le capital et la réforme, pour
qu’un vaste projet de réforme fiscale soit proposé aux douze pays membres de la
Communauté européenne.
Maurice Allais y présente une fiscalité tripolaire, composée d’une taxe sur le capital
(de l’ordre de 2% par an) assise sur les seuls biens physiques (le produit de cet impôt
est estimé à 8% du revenu national) ; de l’attribution à l’Etat de tous les profits
provenant de la création de nouveaux moyens de paiement par le mécanisme de
crédit (évaluée à 4.4% du revenu national) et d’une taxe générale sur la valeur des
biens de consommation (soit 16.9% du revenu national). Les avantages d’une telle
réforme seront successivement évoqués (Montbrial, 1987). Tout d’abord, l’impôt sur
le capital est plus juste. Alors que l’impôt sur le revenu frappe indistinctement et
aveuglément toutes les catégories de revenus, l’impôt sur le capital porte seulement
sur les rentes foncières et les intérêts purs, c'est-à-dire les revenus non gagnés. Par
cette réforme, les revenus du travail associés à de réelles capacités et aptitudes, la
rémunération des entrepreneurs liée à la prise de risques et les revenus des retraités
ne seraient plus imposés. Ensuite, le principe de l’égalité devant l’impôt étant rétabli,
les entreprises inefficaces et mal gérées n’échapperaient pas à l’impôt sur le capital ;
les impôts sur la fortune, sur les droits de succession et sur les plus values, tous trois
déraisonnables et antiéconomiques, n’auraient plus aucun intérêt. Enfin, l’impôt sur
le capital exercerait un « effet dynamique extrêmement puissant sur l’efficacité générale de
l’économie » (1979, p. 36). Du fait de la suppression parallèle, et pour un montant
correspondant, de la taxation des bénéfices industriels et commerciaux, et de
l’imposition progressive sur les revenus, l’incitation à investir augmenterait
considérablement. En effet, le revenu net actualisé, résultant de la différence entre les
coûts (en baisse) et les recettes attendues (identiques) augmenterait
considérablement. Les entreprises seraient même incités, et ce malgré l’impôt sur le
capital, à procéder à nouveaux investissements financés par emprunts obligataires (la
marge entre le taux d’intérêt et le taux de rentabilité espéré augmentant, les
entreprises pourraient même accepter de prendre des risques plus importants).
La réforme de la fiscalité ne constitue cependant qu’un des trois éléments d’une
réforme plus vaste, les deux autres étant constituées par une réforme du crédit
rendant impossible la création ex-nihilo des moyens de paiement par les banques et
par une réforme de la législation sur l’indexation prévoyant une indexation
généralisée de tous les engagements sur l’avenir.
Nous avons jusqu’ici centré nos propos sur la manière de penser les inégalités dans
la théorie économique. Les travaux de John Maynard Keynes mais également ceux de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 65
Maurice Allais sont assez symptomatiques des débats présents dans la sphère des
économistes. Ces derniers condamnent tous la montée des inégalités tout en
acceptant leur existence. Les travaux de Galbraith s’écartent quelque peu de ce
consensus. La pauvreté, qu’elle soit relative (frappant une minorité) ou absolue
(frappant tout le monde), se trouve progressivement érigée en théorie afin de tordre
le coup aux idées reçues. D’une certaine manière, les inégalités et la pauvreté dans les
pays riches prennent une consonance différente lorsqu‘elles sont comparées à celles
des pays pauvres.
Galbraith rappelle que la notion de pauvreté est souvent associée à des
qualificatifs : un pays serait ainsi « naturellement pauvre » (c’est à dire peu doté en
richesses naturelles et en capital), un pays pauvre serait un « pays exploité » (la
pauvreté persisterait car les détenteurs de propriété s’accaparent de toute la
richesse), un pays pauvre serait un pays parce qu’il n’est pas capable d’appliquer les
préceptes économiques (les bienfaits de la libre concurrence, de la libre entreprise, les
lois du marché). Très souvent, l’analyse de la pauvreté inverse les causes et les
conséquences. C’est le cas lorsque l’on considère qu’un pays pauvre est un pays qui
manque de capitaux pour se développer. Une telle conclusion omet de souligner que
l’épargne nécessaire à l’investissement, n’apparaît que lorsque les besoins de
consommation ont été tous assouvis. Si les revenus partent exclusivement dans la
consommation, il n’y a pas d’épargne, et donc pas d’investissement.
Par ailleurs, notre manière de conduire les affaires et de faire de la politique diffère
considérablement selon que l’on se situe dans les conditions de la pauvreté ou de
l’abondance : « les gens qui disposent de la richesse et des moyens d’expression qui
l’accompagnent ont un recours contre l’Etat, ils peuvent se faire entendre pour condamner tel
comportement politique qu’ils réprouvent et obtenir la révocation du coupable » (1980, p. 25).
Les droits et les devoirs des individus sont pris en considération. A l’opposé, les
pauvres dans les pays pauvres sont loin d’avoir la même écoute, « la pauvreté rend la
subsistance quotidienne infiniment plus lourde à assurer » (ibid).
Dans certains cas, les causes sont presque inavouables ou renvoient à des
explications ethnologiques, climatiques, géographiques ou colonialistes. Les
différents discours prennent les traits suivants : (i) les anglais seraient plus
industrieux que les irlandais, les allemands que les français…. (ii) à l’intérieur des
pays riches, on enregistre une tendance à la baisse des revenus et de la richesse
lorsque on se déplace du Nord vers le Sud (« Ce fût longtemps un lieu commun que de
mentionner dans la conversation la faiblesse des revenus dans le Sud de Etats Unis, le Sud de
l’Espagne, le Sud de l’Italie, le Sud de l’Inde, ou le Nord du Brésil » (1980, p. 27). Galbraith
s’appuiera ici sur les travaux d’Huntington (Civilization and Climate, 1924) et
Markham (Climate and the Energy of Nations, 1942) afin d’évoquer la relation entre
66 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
l’évolution du climat et le niveau d’activité physique et mental53. (iii) Les pays riches
auraient délibérément maintenus les pays pauvres dans un état arriéré pour des
raisons d’intérêt commercial. Afin de donner une explication plus pertinente à cette
proposition, Galbraith renvoie ses lecteurs aux travaux de Raul Prebisch (Towards a
Dynamic Development Policy for Latin America, 1963) dans lesquels les pays pauvres
(producteurs de matières premières et de denrées agricoles) pâtissent des termes de
l’échange avec les pays riches.
Face à toutes ces explications de la pauvreté, Galbraith cherchera à déplacer le débat
sur les conditions de l’amélioration du bien être dans les pays riches et la
convergence vers un équilibre de la pauvreté dans les pays pauvres. Selon Galbraith,
cette tendance de fond ne se réduirait pas à une simple comparaison, dans les deux
cas, elle traduirait un phénomène sociologique, l’accommodation : « à la pensée du
mieux, dans l’un, à l’absence du tout espoir dans l‘autre » (1980, p. 59). Ainsi, lorsque l’on
analyse les perspectives d’un pays riche, on constate que la tendance normale est à
l’accroissement de sa production et de son revenu national. Comme les individus ont
l’assurance d’être payés de leurs efforts, ils chercheront à assouvir leurs besoins
(désirs) par le travail et à augmenter leur niveau de productivité (donc leurs
revenus). Les facteurs qui entraînent l’élévation du niveau de vie des pays riches ont
été mentionnés par des économistes tels qu’Adam Smith, David Ricardo, Robert
Malthus, Léon Walras, Vilfredo Pareto, Alfred Marshall, John Maynard Keynes,
Joseph Schumpeter… à savoir que la différence entre le revenu et la consommation
(cette dernière génère une épargne destinée à acheter du capital, l’investissement,
cette épargne se trouve automatiquement valorisée du fait qu’elle est protégée des
tentations de la consommation personnelle), l’usage d’une technologie (le progrès est
au cœur de nos sociétés et des théories de la croissance, il s’oppose à la loi des
rendements décroissants, plus qu’un résidu, il devient normal), un système politique
et social qui incite les individus à rechercher l’amélioration de leur bien être, un
système économique régulé par le marché. L’élévation du niveau de vie a fait que
très vite, la croissance démographique cessa d’être un problème économique majeur,
et les pays riches firent en sorte que l’amélioration du bien être ne marqua pas le pas
(Keynes fit intervenir l’Etat pour maintenir la demande globale à un niveau assurant
le plein emploi). Devant de telles perspectives, il est facile de comprendre que la
recherche du bien être et les mécanismes d’incitations (motivations) présents dans les
pays riches, furent largement transposés dans les pays pauvres. Pour Galbraith, « Ce
fût une erreur tragique » (1980, p. 62). En effet, dans un pays pauvre, la tendance, c’est
la convergence vers un équilibre de la pauvreté. Toute hausse du revenu déclenche
automatiquement des forces de rappel (hausse de la démographie, augmentation des
dépenses personnelles et ostentatoires, loi des rendements décroissants) qui
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
53 « La nation qui a dirigé le monde, qui le dirige encore et continuera à le diriger est celle dont le climat, à
l’intérieur comme à l’extérieur des maisons, est le plus proche de l’idéal » (Markham, 1942, p. 24, cité par
Galbraith, 1980, p. 29).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 67
Conclusion
A la fin du XIXe siècle, la question des inégalités et de la pauvreté ne sera plus
automatiquement traitée sous l’angle de la production des richesses mais également
de la répartition des richesses. Grâce au recueil statistique et au développement des
séries temporelles, Pareto pourra partir de l’observation des faits et proposer une loi
empirique de répartition de la richesse, la loi de Pareto. Cette approche s’inscrit dans
l’ère de la mesure, elle se prolongera par la suite avec les travaux de Lorenz (1905) et
Gini (1910), et l’adoption d’un nouvel instrument de mesure des inégalités, l’indice
de concentration Lorenz-Gini. La crise de 1929 marque cependant un léger coup
d’arrêt à ces études. Elle amènera les économistes à proposer de nouvelles
représentations du monde, de manière à répondre au problème du chômage de
masse et du sous-emploi. Keynes (1936), Allais (1946) mais également Galbraith
(1961, 1980) ont cherché à aborder la question des inégalités et de la pauvreté, dans
leurs dimensions, sociale, économique et institutionnelle. La nature humaine, la
théorie des élites, le mécanisme de l’accommodation sont mobilisés pour rappeler
que le traitement des inégalités et de la pauvreté est un phénomène complexe qu’il
convient d’analyser en dehors des vérités préétablies. Ces approches nous semblent
très modernes, au sens où elles pourraient trouver un écho dans les études
concernant les phénomènes de revenu minimum (RSA, SMIC), de trappe à pauvreté,
de chômage de masse, de migrations des élites (en tant que groupe minoritaire qui
refuse la fatalité et la résignation, comme c’est le cas en Grèce ou en Espagne depuis
la crise des subprimes)…
70 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Références bibliographiques
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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 71
Fabien TARRIT
Université de Reims Champagne-Ardenne, REGARDS-OMI
que les causes structurelles qui les génèrent. À l’inverse, le courant libéral s’intéresse
directement aux inégalités. Un contrat social entre individus est incarné par une
autorité légale qui applique un certain nombre de principes visant notamment à
gérer les inégalités. C’est pour cette raison que nous articulerons notre propos autour
de ce courant. Nous nous demanderons comment l’apparition de l’égalité au cœur
des problématiques de philosophie politique a bouleversé les débats en théorie de la
justice. Nous étudierons dans un premier temps comment la théorie de la justice, via
les travaux de Rawls, a imposé des principes de justice dans un contexte de
domination utilitariste. Cela nous permettra dans un deuxième temps comment il a
ainsi initié un débat autour de la notion d’égalité, et nous le confronterons à d’autres
interprétations dans ce cadre méthodologique, en particulier celles de Ronald
Dworkin et Amartya Sen. Enfin, nous discuterons, avec la contribution de G.A.
Cohen, du mode opératoire de la mise en œuvre de l’égalité et de l’objet sur lequel
s’appliquent ces principes de justice.
Pour que la justice puisse s’appliquer, il est nécessaire d’en déterminer les conditions
de production, c’est-à-dire son objet, la structure de base, et la garantie que les agents
prennent leur décision en toute neutralité, d’où l’outil du voile d’ignorance.
[L]’objet premier de la justice, c’est la structure de base de la société ou, plus exactement,
la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les
devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération
74 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La théorie de Rawls conceptualise donc une structure de base, reposant sur une
situation originelle dans laquelle les individus sont placés sous un voile d’ignorance.
Une telle situation ne doit pas être conçue, en tant que telle, comme pouvant être mis
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 75
Ainsi, il attribue à une théorie de la justice deux principes hiérarchisés, qui renvoient
aux biens premiers. Ils intègrent des éléments concernant la liberté (premier
principe), les avantages matériels (premier sous-principe du second principe) et les
chances d’accès à ces avantages (second sous-principe du second principe).
• Rawls énonce comme principe prioritaire le principe d’égale liberté, qui
accorde à chacun les mêmes libertés fondamentales.
Chacun est doté des mêmes droits et devoirs élémentaires, et tous souhaitent les
mêmes libertés de base : droit de vote, droit d’occuper un emploi public, liberté
d’expression, de réunion, de pensée, de conscience ; protection contre l’oppression
physique et psychologique ; droit de propriété, protection contre l’arrestation et
l’emprisonnement arbitraires. Une telle conception renvoie à la philosophie des
Lumières. Ce principe est pour Rawls une résultante du contrat plutôt qu’une
condition à celui-ci. Il suppose que toutes les personnes en position originelle sont
inconditionnellement dotées de ces libertés54. Encore faut-il préciser que certaines
libertés peuvent entrer en conflit et qu’il n’est pas exclu d’introduire, pour garantir la
liberté, un système de limitation des libertés. Sur la base de ces principes, il est donc
tout à fait envisageable d’exclure la propriété, notamment la détention privée des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
54 Ce principe se contente de renouveler le libéralisme politique classique.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 77
Un principe polymorphe
L’égalité peut être utilisée comme critère unique du jugement, contre l’opposition
entre égalité et liberté, et le débat s’articule d’abord autour de la nature du critère ou
de l’ensemble des critères à égaliser.
Égalité de quoi ?
mental ignore les autres aspects d’une personne et que, d’autre part, une telle
approche ne rende pas compte des autres activités mentales. « Même si le bonheur
semble être un critère évident et direct pour le bien-être, il est inadéquat comme
représentation du bien-être » (Idem, p. 189).
Plusieurs types d’objections peuvent être soulevés face à la proposition visant à
égaliser le bien-être. D’abord, il s’agit d’une hypothèse totalement égalitariste.
Ensuite, une politique d’égalité de bien-être s’oppose à certaines valeurs, comme le
maintien des valeurs familiales, et elle peut être coûteuse en termes de ressources, au
sens où elle exige une surveillance d’État dont le degré pourrait rapidement devenir
intolérable. Enfin, une égalité de bien-être doit être rejetée car elle encourage ceux qui
ne fournissent pas d’efforts. La transformation de ressources en bien-être peut se
faire de manière inefficace, et les raisons d’une telle inefficacité peuvent se trouver à
la fois dans la responsabilité individuelle et dans les circonstances. Il n’en reste pas
moins que le critère de bien-être comporte un certain nombre de limites.
Face aux limites du critère d’égalité de bien-être, Ronald Dworkin propose le critère
d’opportunité de bien-être, en ce qu’il permet à la fois d’intégrer la notion de
responsabilité individuelle et d’éviter la chance brute.
d’avantage est plus large que celle de bien-être, et où la notion de désavantage est
plus large que celle d’absence de bien-être.
Dworkin établit ainsi une distinction entre bien-être et ressources58, affirmant que
l’égalité d’accès à l’avantage correspond à une égalité en termes de ressources. Le
critère de distribution proposé par Dworkin est l’égalité de ressources. Il s’agit d’une
théorie de la justice de la ligne de départ, d’un système d’enchères correspondant
aux différences d’aspiration. La situation fictive est la suivante : toutes les ressources
sont mises à disposition de tous dans une vente aux enchères, où chacun préfère son
panier de ressources à celui des autres individus, les différences entre individus étant
des différences d’aspiration. Dworkin a pour but de réaliser trois objectifs de la
théorie de Rawls : l’égalité de ressources, la compensation et la responsabilité. Par
exemple, la compensation des handicaps naturels repose sur un mécanisme
assurantiel ; Dworkin envisage que ces coûts supplémentaires puissent être financés
par un fonds de ressources sociales et, puisqu’il est impossible, du fait des
circonstances, de financer tout handicap naturel, l’égalité totale est rendue
impossible. Ainsi, l’approche de Dworkin est similaire à la position originelle avec
voile d’ignorance : il s’agit d’un marché assurantiel hypothétique contre le handicap.
Dworkin semble estimer que les handicaps naturels sont la seule source d’inégalités.
Il néglige l’imperfection de l’information, comme le caractère aléatoire et
imprévisible des circonstances. Il établit une distinction concernant l’insuffisance de
ressources matérielles selon qu’elle est liée à une déficience physique ou mentale, ou
aux préférences des individus. Il reconnaît comme légitime la compensation pour
déficience, mais pas l’absence de responsabilité comme condition nécessaire à la
compensation. La protection contre la malchance ferait l’objet d’une assurance qui,
« dans la mesure où elle est disponible, crée un lien entre la chance brute et la chance option,
puisque la décision de repousser ou d’acheter l’assurance catastrophe est un pari calculé »
(1981b, p. 293)59.
préférences, et donc l’égalité d’accès à l’avantage de l’égalité d’opportunité de bien-être. Tout déficit
de bien-être constituerait alors un cas possible de compensation, mais seuls des faits concernant
l’individu déterminent si tel est le cas. « Après tout, comment serait-il possible de défendre un critère de
bien-être relatif, si ce n’est en faisant appel, en fin de compte, aux préférences individuelles ? » (1975, p. 657).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 83
fondées sur les choix des individus. Ainsi, Dworkin justifie une compensation pour
des raisons de chance, mais il ne la justifie pas pour une différence de fonction
d’utilité. Or, il est parfaitement possible d’affirmer que la malchance des personnes
repose non seulement sur leur dotation en termes de ressources, mais aussi sur leurs
capacités à souffrir et sur le coût de leurs préférences.
En fin de compte, Dworkin a intégré dans la philosophie politique égalitariste la
notion de choix et de responsabilité, propre aux auteurs anti-égalitaristes. Ainsi, la
coupure dworkinienne entre préférences et ressources s’oppose à la coupure
proposée initialement entre choix et chance60, c’est-à-dire entre identité personnelle et
circonstances, le choix lui-même étant soumis à des restrictions du fait des
circonstances telles que l’asymétrie d’information. Il est même possible d’affirmer
que la distinction entre personnes et circonstances est technique, au sens où les
personnes forment leurs préférences, mais pas leurs pouvoirs. Par ailleurs, il n’est
pas évident de situer les goûts dans cette opposition entre choix et chance. Rawls
affirme que les individus sont responsables du coût de leurs goûts, c’est la raison
pour laquelle il choisit le critère de biens premiers plutôt que celui de bien-être en
tant que tel.
Dix ans après la parution de Théorie de la justice, Rawls critique le critère de bien-
être comme élément à égaliser pour plusieurs raisons, qui tiennent à la question des
préférences. D’une part, il considère comme une erreur d’avoir comme objectif
d’égaliser des préférences dotées de caractères moraux différenciés. Ainsi, en
critiquant l’utilitarisme, il critique le welfarisme qui, selon lui, caractérise toute théorie
selon laquelle la justice d’une distribution est fonction du bien-être des individus. Par
exemple, une situation dans laquelle des individus satisfont leur bien-être en
discriminant d’autres individus est condamnable et incompatible avec le critère
d’égalité de bien-être. D’autre part, le coût différencié des goûts des individus
conduit à ce que ceux qui ont des goûts plus chers obtiennent une compensation
supérieure à ceux qui ont des goûts moins chers. Dworkin, pour sa part, estime que
les goûts chers correspondent à un déficit de ressources, c’est-à-dire une forme de
handicap, et, par conséquent, ils exigent compensation. Il considère que les goûts
sont imputables aux circonstances de l’environnement, et il se demande (1981b) en
quoi il est plus coûteux d’avoir un goût excentrique, et donc cher, plutôt qu’un goût
populaire, et donc bon marché.
Rawls postule que les personnes sont responsables de leurs goûts. Or, parmi les
goûts, il est parfaitement possible de distinguer ceux pour lesquels l’individu peut
être tenu pour responsable de ceux pour lesquels l’individu ne peut pas l’être.
Cohen, en revanche, propose la mise en œuvre d’une compensation visant à
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
60Nous pouvons noter que pour G.A. Cohen (1990), tout désavantage hors du contrôle de la personne
doit être compensé. Il situe la rupture entre responsabilité et chance, plutôt qu’entre préférences et
ressources, et il ne distingue pas ressources et bien-être.
84 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
61 Nous employons la traduction de « functionings » telle qu’elle apparaît dans la traduction française
de Inequality reexamined par Paul Chemla : « Pour alléger, functionings a été traduit par "fonctionnements"
au lieu de "modes de fonctionnement" qui serait plus conforme à l’usage français. Il faut oublier totalemnt les
connotations "mécaniques" du mot. Il désigne ici toutes les façons d’être et d’agir des individus. Être bien
nourri, aider les autres, participer à la vie collective, etc. sont des "fonctionnemets" » (in Sen, 1992, p. 22)
62 Cette conception doit toutefois spécifier ce qu’est un handicapé ; faute d’une définition rigoureuse,
Une mesure en termes d’utilité est condamnée, au sens où les personnes peuvent
ajuster leurs préférences à leur condition. Sen envisage la capabilité comme un
dépassement de l’opposition entre le bien-être et les biens premiers. Elle renvoie à ce
que les personnes peuvent extraire des biens, ce qui est absent à la fois d’un
raisonnement en termes de biens premiers, de bien-être, et a fortiori d’utilité. Au sein
de la philosophie politique égalitariste, c’est-à-dire celle qui à partir de Rawls
condamne la chance brute, et au-delà de la distinction entre choix et circonstances,
Amartya Sen propose la notion de capabilité, dont l’absence empêche la satisfaction
des besoins. Elle comprend un ensemble d’éléments, des plus fondamentaux (se
nourrir, se soigner…) aux plus complexes (le respect de soi, l’engagement collectif…).
Pour Sen, ce qui est à égaliser est l’ensemble des « capabilités de base [qu’il présente]
comme une dimension moralement pertinente, qui permet de dépasser l’utilité et les biens
premiers » (Ibid., p. 213), jugeant que les capabilités plus complexes ne sont pas
pertinentes pour évaluer les éléments de justice. Il refuse la notion selon laquelle la
condition d’une personne peut être exclusivement mesurée par la quantité de biens
qu’elle détient ou par son niveau de bien-être. Ainsi, il propose d’évaluer, non pas
l’état réel d’une personne, mais les opportunités qui lui sont offertes et, au lieu de les
mesurer en termes de quantité de biens ou de bien-être, il propose les
fonctionnements. Pour Sen, avoir une capabilité revient à être capable d’exercer un
ensemble de fonctionnements. Il s’agit des « traits personnels ; ils nous indiquent ce que
fait une personne » (1984, p. 317). En d’autres termes, les « fonctionnements sont ce que la
personne parvient à réaliser avec les marchandises et les caractéristiques en sa possession »
(1985b, p. 10). Les capabilités générées par la consommation d’une marchandise
résultent d’un fonctionnement.
Capabilité et liberté
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
63 Cette position renvoie à la discussion marxienne sur la domination de la nature par l’homme (voir
Engels, 1878).
64 En l’absence de traduction adéquate, nous conservons le terme dans sa langue d’origine, l’anglais.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 87
philosophie politique, bien qu’il se soit engagé sur ces questions dès la fin des années
1980 et tout au long des années 1990, et il se positionne en tant que critique interne de
la philosophie de Rawls. D’abord, il apparaît que son approche applique les
impératifs kantiens d’une manière plus systématique que ne le fait Rawls. Ensuite, la
critique qu’il lui adresse porte spécifiquement sur le principe de différence et son
corollaire sur la justification incitation .
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
67 Une société fondée exclusivement sur la structure coercitive, c’est-à-dire dans laquelle les choix des
individus n’ont pas d’influence, correspondrait à un régime totalitaire.
68 « Selon Kant, les mêmes principes moraux sont valables pour les deux domaines fondamentaux de la pratique
humaine, la vertu et le droit, mais y trouvent une application différente » (Höffe, 1988, p. 65).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 89
arbitrairement son sujet, dans le second cas il échoue dans sa tentative de restreindre
la justice à la structure. Il juge la structure, et non les actions. Dans tous les cas, son
interprétation assimile la structure de base à la structure légale coercitive. Or, Cohen
lui reproche d’être insuffisamment précis sur ce point, au sens où une construction
étroite telle que celle énoncée précédemment est jugée arbitraire en ce que la
structure légale coercitive n’est pas la seule à exercer des effets sur les individus, et
les principes de justice doivent alors s’appliquer à la fois aux ordres coercitif – formel
et informel –, non coercitif, et aux comportements et choix individuels.
Une autre critique de Cohen porte, non pas sur la structure de base, mais sur le
principe de différence, c’est-à-dire un principe général de justice censé s’appliquer à
cette structure de base. Le principe de différence repose sur une acceptation des
inégalités si elles profitent aux plus défavorisés. Ainsi, les auteurs égalitaristes ont
beau accorder peu de crédibilité à la possibilité que les inégalités puissent profiter
aux plus défavorisés, ils ne nient pas qu’ils accepteraient les inégalités si c’était le cas,
et Cohen « ne [s]’oppose pas au principe de différence lui-même [mais] il n’existe quasiment
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
69Nous pouvons noter que cet énoncé renvoie à l’approche de Nozick, pour qui il est moralement
condamnable de ne pas venir en aide aux plus démunis.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 91
aucune inégalité significative qui puisse satisfaire la condition qu’il établit » (1999, p. 252-
253). Il développe une critique sur la notion d’incitation qui, pour Rawls, justifierait
une certaine dose d’inégalité. Ainsi, le principe de différence, sous l’hypothèse d’un
principe d’incitation, défend factuellement les inégalités et comporte un certain
nombre de contradictions, ce qui renvoie à une interrogation sur le comportement
individuel.
mises en œuvre par les gouvernements britannique et américain au début des années
1980 pourrait alors reposer sur le principe de différence70. Toutefois, cet argument
repose sur l’hypothèse du caractère égoïste des préférences et d’un comportement
stratégique de la part des personnes riches dotées des caractéristiques permettant
l’obtention d’un revenu élevé. L’inégalité n’est nécessaire que si ces personnes
décident de produire moins en cas de diminution des inégalités. Or, ce qui semble
être une défense normative de l’inégalité, est en réalité une défense factuelle. Rawls
ne démontre pas que l’inégalité porteuse d’incitation est juste, il se contente
d’affirmer qu’elle est inévitable. Un premier élément de critique est une question de
définition : Rawls désigne les personnes les plus favorisées comme les personnes
talentueuses. Or, le talent n’équivaut pas à la capacité d’obtenir un revenu
relativement élevé. La seule affirmation valable énonce que ces personnes sont dotées
d’une situation telle qu’elles peuvent exiger un revenu plus élevé, et qu’elles font
varier leur productivité autour de ce revenu. Pourtant, il est possible d’affirmer que
leur position résulte de circonstances aléatoires, ce qui est contraire à l’hypothèse
rawlsienne selon laquelle les opportunités sont les mêmes pour tous. « L’argument
incitation en défense de l’inégalité représente une application déformée du principe de
différence » (Cohen, 1999, p. 257)
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
70 Notons que de telles politiques sont également encouragées par les travaux libertariens de Nozick.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 93
pour les riches aurait pour effet d’atténuer leur réticence au travail. Or, le bien-être
n’est pas uniquement une question matérielle, et il n’est pas la seule chose à laquelle
il est rationnel de s’intéresser. Ainsi, la disparition d’une inégalité monétaire pourrait
conduire les individus à lui substituer une autre inégalité. Elle pourrait être en
termes de statut, telle que décrite par Roemer (1982), et il peut exister tout un
ensemble de motivations non monétaires. Reste que l’argument incitation, s’il est
présenté par les plus riches comme un comportement coopératif, est avant tout une
preuve de manque de solidarité à l’égard des membres d’une même communauté, ce
qui conduit à nier l’hypothèse de fraternité présentée par John Rawls. Si les membres
d’une société acceptaient le principe de différence, aucune incitation ne serait
nécessaire.
Il est possible d’avoir plusieurs lectures du principe de différence, selon le rôle
accordé aux intentions individuelles. Avec une lecture stricte, qui est celle de Rawls,
les inégalités ne sont nécessaires que lorsqu’elles existent indépendamment des
intentions individuelles. Comme nous l’avons analysé précédemment, les impératifs
catégoriques rawlsiens font référence aux structures institutionnelles, et non aux
comportements individuels. En revanche, une lecture plus large, celle de Cohen, tient
compte de nécessités relatives à ces comportements. L’affirmation selon laquelle
l’existence d’une inégalité ne peut améliorer la situation des plus pauvres que sous
l’hypothèse de comportement maximisateur des plus riches résulte d’une lecture
large du principe de différence. Une lecture stricte repose implicitement sur
l’hypothèse selon laquelle les personnes sont attachées à une conception de la justice
articulée par le principe de différence, puisque « chacun accepte et sait que les autres
acceptent également les mêmes principes essentiels de droit et de justice […], affirme ces
principes de justice et agit au quotidien selon eux » (Rawls, 1980, p. 521). Une telle
conception doit alors agir sur la motivation des citoyens. Le soutien mutuel entre
personnes est un aspect nécessaire du principe de différence.
Pour Cohen (1992, p. 314), « la justice est elle-même un compromis ou un équilibre
entre l’intérêt individuel et les revendications d’égalité ». C’est en ce sens que le principe
de différence exige une culture de la justice, une philosophie. Cohen est « convaincu
qu’en général, une société juste est impossible sans une [philosophie] » (Idem, p. 315). La
conjonction entre défense des intérêts individuels et effectivité de la justice sociale ne
serait que fortuite. Une philosophie égalitaire rendrait ainsi inutile l’exigence de
porter un intérêt conscient aux personnes défavorisées, puisqu’il correspondrait à
une internalisation de cet intérêt. Une telle approche se présente comme un substitut
à la position d’indifférence mutuelle postulée dans la position originelle. D’une part,
rien ne dit que dans le cadre de leurs interactions, les personnes choisiraient un tel
comportement. D’autre part, l’indifférence mutuelle est incompatible avec les valeurs
de fraternité défendues par Rawls. Par conséquent, la lecture large préconisée par
Cohen est plus prudente que celle de Rawls, mais elle ne s’appuie pas
fondamentalement sur la justice, et exige des comportements individuels justes.
94 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Rawls doit alors abandonner soit les incitations à l’exercice du talent des plus riches,
soit les idéaux de fraternité. Cohen « pense qu’il vaut la peine de conserver les idéaux »
(Idem, p. 322).
Conclusion
Dans un contexte de domination utilitariste, Rawls a pris l’initiative d’un débat sur
l’égalité, en offrant un cadre d’analyse, et en proposant les biens premiers comme
critère à égaliser pour parvenir à une justice équitable, comme représentation du
bien-être social et mesure de la performance. Dworkin, estimant que des biens
premiers n’accordent pas une importance satisfaisante aux responsabilités
individuelles, a proposé le critère de ressources. Sen, quant à lui, s’est positionné
dans une situation intermédiaire ou transcendante, en proposant la notion de
capabilité. Ainsi, de Rawls à Sen, la sophistication du débat sur la nature de l’objet à
égaliser est allée croissante pour parvenir, avec les capabilités, à un critère intégrant
de multiples dimensions du bien-être, jusqu’à l’épanouissement individuel, ouvrant
ainsi la possibilité de construire des théories de la justice dépassant l’opposition entre
’égalité et liberté. En outre, la question du rôle des comportements individuels, ainsi
celle la cohérence logique du principe de différence, très largement abordés dans les
travaux de Gerald A. Cohen interrogent la pertinence de l’appareil théorique des
théories de la justice et leur offrent un éclaircissement supplémentaire.
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VAN PARIJS P. (1991), Qu’est-ce qu’une société juste ? Introduction à la pratique de la philosophie politique,
Seuil.
96 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Michel HERLAND71
CEREGMIA, Université des Antilles et de la Guyane
Les inégalités sont partout dans notre monde. On les juge en général très
différemment suivant qu’on se situe d’un côté ou l’autre de la balance. Celui qui est
installé sur le plateau le plus lourd ne trouve rien à redire à sa situation, par contre
celui qui est relégué sur le plateau le plus léger crie à l’injustice. C’est ainsi que l’on
voit des riches profiter de leur fortune sans aucune vergogne, trouvant tous les
arguments nécessaire pour la justifier : ils – ou leurs parents – ont travaillé dur, ils
donnent du travail à de nombreuses personnes qui, sans eux, se trouveraient
démunies, sans parler de ceux qui se suffisent du constat que les riches sont aimés –
voir le succès de la presse « people »72. Les pauvres, pourtant, se plaignent de leur
sort, ce qui signifie qu’ils ne considèrent pas qu’il soit mérité.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
71 Michel.Herland@martinique.univ-ag.fr.
72 Ce dernier argument, pour ridicule qu’il puisse paraître à première vue, n’est peut-être pas le
moindre. Que les riches soient ou non aimés des pauvres, il est un fait que les seconds ne contestent
guère la prééminence des premiers. Cf. Smith (1759) et Herland (2011).
73 Sen (2009), p. 38-40.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 97
contestent immédiatement une possession qu’ils estiment tous les trois injustes. « Elle
est à moi, affirme pourtant Joseph, puisque je l’ai trouvée ; elle trainait sur le chemin et je l’ai
ramassée ». Anne prend alors la parole : « Non, elle est à moi parce que je suis la seule à
pouvoir en jouer ». Elle est immédiatement coupée par Bob : « Non, c’est à moi qu’elle
revient parce que mes parents sont pauvres, je n’ai contrairement à vous aucun jouet,
donnez-la moi ». Enfin Carla se fait entendre : « La flûte m’appartient parce que c’est moi
qui l’ai fabriquée, comment oseriez-vous me priver du fruit de mon travail ? » L’histoire
s’arrêterait là si Zorba, à ce moment, ne faisait pas irruption. Plus costaud que les
autres, il se précipite sur Joseph, lui arrache la flûte et déclare : « Cette flûte est la
mienne ; je vous la prêterai peut-être si vous reconnaissez que je suis le plus fort ». Cette
petite expérience est significative. Chacun peut vérifier que les arguments des uns et
des autres peuvent être considérés comme valides suivant les circonstances. Un
trésor – un gisement, une invention, etc. – appartient, dans certaines conditions, à
celui qui l’a découvert (Joseph). On ne va pas priver d’un instrument de musique la
seule personne qui est capable d’en jouer (Anne). Le pauvre est bénéficiaire de
l’assistance publique ou de la charité privée (Bob). Le principe de la propriété de
chacun sur le fruit de son travail (Carla) est commun aussi bien aux libéraux qu’aux
socialistes. Le dernier exemple, qui met en avant le droit du plus fort, paraîtra peut-
être moins acceptable du point de vue de la justice mais il n’en est rien. Il correspond
peu ou prou à la fable de Hobbes dans le Leviathan (Herland, 2010). Alors que les
quatre premiers protagonistes sont tous sûrs de leur bon droit, l’intervention de
Zorba leur permet de résoudre un conflit insoluble. Il est donc tout à fait
envisageable qu’ils acceptent de légitimer la dictature de Zorba.
Question de méthode
Les expériences de pensée comme celle à laquelle on vient de se livrer sont
l’instrument privilégié de la philosophie morale. Elle est déjà présente dans la « règle
d’or ». Que signifie en effet l’acceptation de cette règle – « ne pas faire aux autres ce que
je ne voudrais pas qu’on me fasse à moi-même » – sinon que je me substitue par la pensée
à l’autre que je m’apprête à maltraiter, ce qui doit m’empêcher de malfaire ?
L’impératif catégorique de Kant suppose la même démarche. Avant de décider si une
maxime est juste, j’imagine quelles seraient ses conséquences si tout monde
l’adoptait. Enfin, pour ne pas multiplier les exemples, lorsque Rawls nous demande
de nous placer sous le « voile d’ignorance » pour choisir les principes de justice, il
nous demande explicitement de nous mettre à la place de n’importe quel autre
membre du groupe auquel nous appartenons74.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
74 Ce qui n’empêche pas Rawls de poser que l’individu représentatif – celui qui envisage les
différentes positions dans lesquelles il pourrait se retrouver – se comporte de façon purement égoïste.
98 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
égard, suppose que je sois de bonne volonté. En d’autres termes, on ne peut pas
discuter de morale si l’on n’est pas un être moral. A priori on se trouve en face d’une
impossibilité logique : comment puis-je savoir si je suis un être moral sans connaître
préalablement les règles de la morale ? De fait, la contradiction est réelle. Il ne suffit
pas d’être capable de se mettre à la place de l’autre pour être moral, encore faut-il le
faire avec bienveillance – ce qu’Adam Smith appelle la « sympathie ». Il serait absurde
de nier qu’il existe des êtres authentiquement pervers qui sont tout à fait capables de
se mettre à la place de l’autre mais qui prennent plaisir à imaginer ses souffrances.
Au contraire, un être doué de la capacité morale ne peut pas imaginer les souffrances
de l’autre sans souffrir lui-même.
Question de domaine
En faisant intervenir deux enfants supplémentaires dans l’exemple de Sen, on
n’est pas arrivé tout à fait au bout des revendications qui peuvent s’exprimer plus ou
moins légitimement à propos de la flûte. On devrait encore s’interroger sur les droits
des absents. On pourrait introduire à ce stade un enfant nommé Boubacar qui vit très
loin des autres, sur un autre continent, et qui ne possède pas déjà une flûte. Peut-être
même est-il beaucoup plus démuni encore que Bob. Faut-il faire comme s’il n’existait
pas et lui dénier a priori tout droit sur la flûte sous prétexte qu’il ne peut pas venir la
revendiquer en personne ? Cette question est loin d’être théorique ou abstraite
puisqu’elle recouvre celle du droit des pays les plus pauvres à l’aide internationale.
On ne l’abordera cependant pas ici, afin de ne pas surcharger l’analyse des inégalités
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
75Pour ne pas revenir sur l’exemple – complexe – de Hobbes et du contrat passé avec un dictateur, on
peut songer simplement aux concours ou aux matchs sportifs qui couronnent les plus forts dans leur
discipline.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 99
justes, qui est déjà suffisamment complexe lorsqu’on les envisage dans le cadre d’un
seul pays76. Se restreindre à un pays présente par ailleurs l’avantage pour l’analyse
de déboucher sur des recommandations politiques directement applicables. Faute
d’un gouvernement mondial, les besoins des peuples les plus démunis sont
abandonnés à la générosité des pays nantis. Alors que dans un pays comme le nôtre,
les droits des pauvres peuvent se voir reconnus dans des lois d’application
immédiate… même si leur mise en œuvre se heurte souvent à des résistances, que
l’on songe à la loi sur le logement « opposable » (en raison de l’insuffisance
persistante de l’offre de logements adaptés) ou même au RSA (qui n’est pas demandé
par tous ceux qui y auraient droit).
Par la suite, nous commencerons par examiner les deux principales raisons qui
justifient le maintien de certaines inégalités : (i) Les inégalités sont justes parce
qu’elles sont naturelles ; (ii) les inégalités sont justes parce qu’elles permettent
d’atteindre un objectif qui est lui-même juste. Avant de tenter d’apporter des
réponses concrètes à notre question : quelles sont les inégalités justes ?
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
76Nous l’avons traitée dans Herland (2007) qui contient une critique et une amplification des droits
des pays les plus pauvres tels qu’ils leur sont reconnus dans Rawls (1999). Voir aussi Herland (2008-a).
100 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Le point de départ de ces défenseurs de l’égalité des droits est encore « naturaliste »
(ils considèrent eux aussi la nature humaine) mais plutôt que de s’intéresser aux
qualités des humains, ils mettent en avant leurs besoins. En première analyse, en effet,
les besoins sont (au moins grossièrement) égaux. Manger, boire, se mouvoir,
procréer, cultiver son corps et son esprit, se reposer, etc. : tous les humains se
ressemblent à cet égard ; ils doivent satisfaire ces besoins élémentaires pour vivre
une vie digne de ce nom. Parmi les premiers propagandistes de cette thèse, on peut
citer par exemple La Boétie. Dans le Discours sur la servitude volontaire, il affirme que
tous les hommes ont été « dessinés sur le même modèle » : « Cette bonne mère [la
nature] nous a donné à tous la terre pour demeure, nous a tous logés, en quelque sorte, en
même maison, nous a tous dessinés à même modèle afin que chacun se pût mirer et quasi-
reconnaître l’un dans l’autre » (La Boétie, 1576, p. 22, n.s.).
Le jeune Proudhon, celui du Premier Mémoire sur la propriété, fondait lui aussi
« l’égalité des droits » sur « l’égalité des besoins » (Proudhon, 1840, p. 134). Partant
de là, la société juste devait faire à tous « part égale des biens, sous la condition égale
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 101
du travail » (ibid., p. 265), quitte à contraindre ceux qui n’auraient pas un goût
suffisant pour le travail. Proudhon admettait donc que les courbes des graphiques
précédents (à droite) qui traduisent le penchant de chacun pour le travail, puissent
différer largement d’un individu à l’autre. En égalitariste conséquent, il en déduisait,
dans la lignée des premiers auteurs communistes comme More et Campanella
(Herland, 2006), que le travail forcé était la conséquence inéluctable de l’égalité des
revenus : « Le fainéant, le débauché, qui, sans accomplir aucune tâche sociale, jouit comme
un autre des produits de la société, doit être poursuivi comme voleur et parasite. Nous nous
devons à nous-mêmes de ne lui donner rien ; mais puisque néanmoins il faut qu’il vive, de le
mettre en surveillance et de le contraindre au travail » (Proudhon, 1840, p. 265, n.s.).
Reste l’inégalité des talents, celle qui est illustrée sur les graphiques ci-dessus à
gauche. Proudhon ne négligeait pas cet aspect de la question à laquelle il apporte
d’ailleurs des réponses diverses. Pour les tâches « indifférenciées » que tout un
chacun, ou presque, peut réaliser, quoique avec une efficacité inégale, il proposait de
fixer la quantité à produire, chacun y consacrant un temps plus ou moins long en
fonction de sa dextérité, son expérience, etc.77. La question est plus délicate quand on
considère les tâches qui exigent des compétences particulières. Or, Proudhon le
reconnaissait lui-même, « cette variété de degré dans les mêmes facultés, cette
prédominance de talents pour certains travaux, est le fondement même de notre
société » (ibid., p. 269). Comment concilier dans ce cas l’inégalité des capacités
contributives avec l’égalité des capacités consommatrices ? Non seulement Proudhon
croit possible une telle conciliation mais il décrit précisément en quoi elle consiste :
« Le sentiment social prend alors, selon les rapports des personnes, un nouveau caractère :
dans le fort, c’est le plaisir de la générosité ; entre égaux, c’est la franche et cordiale amitié ;
dans le faible, c’est le bonheur de l’admiration et de la reconnaissance » (ibid., p. 270). La
solution proudhonienne repose donc en dernière analyse sur l’abnégation des
meilleurs : « L’homme supérieur par la force, le talent ou le courage, sait qu’il se doit tout
entier à la société, sans laquelle il n’est et ne peut rien ; il sait qu’en le traitant comme le
dernier de ses membres, la société est quitte envers lui. Mais il ne saurait en même temps
méconnaître l’excellence de ses facultés ; il ne peut échapper à la conscience de sa force et de sa
grandeur : et c’est par l’hommage volontaire qu’il fait alors de lui-même à l’humanité, c’est en
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
77Cf. Herland (2008b). Dans un atelier d’imprimerie, tous les typographes n’ont pas la même dextérité
pour assembler les caractères, certains travaillent plus vite que d’autres. Nous sommes ici dans le
cadre d’une entreprise capitaliste où les ouvriers sont payés à la tâche. Il n’y est a priori pas question
d’égalité. De fait, s’il y assez d’ouvrage pour tout le monde, « chacun est libre de s’abandonner à son
ardeur, et de déployer la puissance de ses facultés : alors celui qui fait plus gagne plus, celui qui fait moins gagne
moins ». Par contre, lorsque le travail se fait rare, les ouvriers se le partagent à égalité de telle sorte que
chacun reçoive la même paye. Le seul avantage des travailleurs les plus adroits (les plus rapides) est
alors de travailler moins longtemps que les autres pour le même salaire. Proudhon voit dans cet
exemple de « justice distributive » appliquée au travail une illustration de sa propre conception de la
justice (ibid., p. 163).
102 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
s’avouant l’instrument de la nature, qui seule doit être en lui glorifiée et bénie… que l’homme
se distingue et s’élève » (ibid.)
Proudhon reprend ici au présent une thèse qui se trouvait déjà chez un Pierre
Leroux et même, bien avant, chez La Boétie (Herland, 2008b). Proudhon, cependant,
va nettement plus loin que ses devanciers. Il ne se contente pas d’une pétition de
principe ; il propose une explication : « l’homme supérieur se doit tout entier à la
société sans laquelle il n’est et ne peut rien ». L’homme est un animal social ; aussi fort et
talentueux soit-il, il ne peut pas survivre autrement que dans des conditions
misérables (celle de l’ermite ou de Robinson) sans coopérer avec ses frères humains.
Dans le Premier Mémoire Proudhon prend l’exemple des grenadiers qui tirent
l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde. 200 grenadiers qui tirent ensemble
déplacent l’obélisque. 200 grenadiers tirant successivement ne le feront pas bouger
d’un pouce. 1 + 1 ne font pas nécessairement 278. L’humanité n’aurait pas accompli
tout ce qu’elle a accompli sans la force collective, sans la coopération.
Cela est vrai pour n’importe quel représentant de notre espèce, mais le cas du
talentueux est particulier. D’abord, ce qu’on appelle talent individuel est pour une
grande part le résultat d’un apprentissage qui fut coûteux pour la société. Le sujet
talentueux est donc endetté envers elle. Même s’il n’est pas altruiste au point
d’apporter à la société l’intégralité du fruit de ses efforts, il a au moins ce devoir
élémentaire de rendre ce qu’on lui a prêté. Mais que doit-il au-delà ? Pour répondre,
on peut comparer deux talents très différents à la fois dans leur contenu et dans les
bénéfices qu’ils apportent à leurs détenteurs. Certains, par exemple, sont adroits avec
leurs pieds et sont champions de football. D’autres sont doués pour écrire des vers et
publient des plaquettes à compte d’auteur, tout en enseignant pour gagner de quoi
vivre. Les revenus des premiers peuvent atteindre plusieurs millions d’euros par an,
ceux des seconds quelques milliers. L’utilité sociale des footballeurs est-elle
supérieure à celle des poètes ? Pour les libéraux cela ne fait aucun doute : si les
footballeurs sont capables de monnayer leurs services à un prix plus élevé que les
poètes, ils sont de facto plus « utiles ». Mais il ne s’agit que d’une définition –
purement économique – de l’utile. En réalité, les gains exorbitants des footballeurs ne
sont pas plus justifiés (plus « justes ») que ceux des émirs du pétrole. Dans les deux
cas, il s’agit d’une rente. Le pétrole est rare, le talent de champion de foot aussi
(toujours par rapport à la demande qui se manifeste sur le marché). Mais le
footballeur ne travaille pas davantage que le professeur-poète : il n’a pas davantage
de « mérite » ; il a simplement la chance de posséder un talent plus prisé sur le
marché. Proudhon poussait-il le raisonnement jusque-ici quand il écrivait que
l’individu ne peut rien sans la société ? Voulait-il dire précisément que seule la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
78« Deux cent grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor (sic) sur sa base ; suppose-t-on
qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme
des salaires eût été la même » (Proudhon, 1840, p. 155).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 103
La thèse égalitariste, on l’a vu, se fonde sur l’égalité des besoins, qui est postulée
plutôt que démontrée. Les économistes partent du postulat inverse. Dans l’exemple
présenté plus haut, les comportements différents d’arbitrage entre le travail et le
loisir correspondent à une intensité des besoins très différente selon les individus.
Pour les économistes, en effet – autre postulat – les individus sont rationnels79. Dès
lors, si le premier individu préfère travailler davantage que le second, c’est parce
qu’il a plus de besoins, c’est-à-dire plus précisément qu’il souhaite accéder à
davantage des biens acquis grâce au revenu fourni par le travail. Les autres besoins
qui sont satisfaits gratuitement sont pris en compte, pour leur part, par
l’intermédiaire de la variable loisir. Dès lors, à partir du moment où l’on accepte que
les fonctions d’utilité individuelles sont différentes, l’égalité n’est ni optimale ni juste.
Convaincus pour leur part que les besoins sont identiques, les égalitaristes ne
varient pas moins sur la marge de liberté qu’on peut laisser aux individus dans leurs
choix de consommateurs. Les utopistes de la Renaissance ne cachaient pas leur
intention normative. Ils se considéraient en droit de dire ce qui était bon pour les
humains (cultiver son esprit) et ce qui ne l’était pas (vivre dans le luxe). En
conséquence, ils entendaient restreindre la production des biens matériels et dégager
le plus de temps possible pour ce qui comptait vraiment à leurs yeux, l’otium des
Latins, le temps consacré à l’étude ou à la méditation. Chacun devait disposer
uniquement des mêmes biens matériels (vêtements d’uniforme, repas pris en
commun, logements identiques, …) et donner en échange à la collectivité le même
temps de travail. Bien qu’égalitariste, le premier Proudhon n’allait pas tout à fait à
cette extrémité. Il permettait que la durée du travail varie en fonction de la
productivité individuelle80 et il restait dans le cadre d’une économie monétaire où les
revenus étaient versés en monnaie, ce qui laissait au consommateur la latitude de
choisir entre des biens différents. Cependant, dans la mesure où il fixait un revenu
égal pour tous, il interdisait lui aussi, en pratique, toute différenciation véritable des
genres de vie. Il est en effet impossible dans un tel système d’arbitrer entre ou bien
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
79La science économique est souvent définie comme la science des choix rationnels.
80Là où elle était facilement mesurable, comme pour les compositeurs dans les imprimeries, et dans le
cas de rareté de l’emploi disponible (cf. supra).
104 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
L’opposition entre les égalitaristes et les économistes porte donc in fine sur la
question de savoir si les fonctions d’utilité sont suffisamment proches ou non. Il est
malheureusement impossible de trancher en toute certitude, d’une part parce que les
agents économiques, lorsqu’on les interroge, ne révèlent pas, en général, leurs
préférences, d’autre part et surtout parce qu’on ne possède pas d’échelle commune
pour mesurer les utilités individuelles83. Cependant, même si nous pouvions mesurer
les fonctions d’utilité, cela ne trancherait pas la question, car il peut y avoir un écart
entre les besoins tels que nous les ressentons, les exprimons et nos besoins réels. La
réponse apparaît donc suspendue à une question et une seule : les hommes ont-ils
vraiment les mêmes besoins ? Celle-ci, on l’a vu, peut être tranchée de manière
normative. Si l’on refuse d’adopter ce parti (qui peut s’arroger le droit de savoir
mieux que les autres où est leur intérêt ?84), on peut quand même constater que nous
nous autocensurons nous-mêmes en matière de désirs : nous les limitons en fonction
de nos possibilités. Le Français moyen, en général, n’ambitionne pas de posséder un
yacht de luxe ; il est content quand il a acheté une voiture de… moyenne gamme.
Mais cette irruption de la nécessité85 ne prouve rien, sinon que les humains ont
tendance à se comporter de manière rationnelle (à quoi bon désirer des biens que je
sais inaccessibles et dont la privation – si je les désirais – me rendrait malheureux).
On ne saurait sous-estimer l’influence de l’omniprésence des biens de luxe dans les
médias populaires (demeures de rêve, voitures puissantes aux lignes racées, yachts
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
81 « Matériel » est ici opposé à « spirituel ».
82 « Dans une phase supérieure de la société communiste,… quand, avec l’épanouissement individuel des
individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront
avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la
société pourra écrire sur ses bannières : ‘ De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’ » (Marx,
1875, p. 1420).
83 Les utilités individuelles ne sont ni mesurables ni comparables. C’est pour cette raison que les
économistes ont abandonné l’économie du bien-être benthamienne (qui suppose l’additivité des
utilités « cardinales ») au profit de l’économie du bien être parétienne qui se contente de connaître les
préférences (on parle alors d’utilités « ordinales » : je préfère ceci à cela sans pouvoir dire de combien).
84 John Stuart Mill, un auteur rangé parmi les libéraux, s’arroge néanmoins ce droit. Cf. L’Utilitarisme
mort (Thanatos), la nécessité (Ananké). Nos comportements sont alors expliqués comme le résultat de
ces trois forces (cf. Herland, 2011).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 105
La critique de Sen
Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, est l’économiste qui a le
plus apporté à nos conceptions de la justice. Il fonde ses propositions – dont nous
aurons à parler plus tard – sur une critique de la théorie économique du bien-être et
plus précisément des fonctions d’utilité. Il conteste que l’objectif de la justice sociale
puisse se résumer à maximiser l’utilité des plus défavorisés sur la base de ses
préférences existantes, en mettant en avant un argument distinct de celui que nous
venons de présenter. Il souligne que l’évaluation de son utilité par un individu est
limitée, en pratique, par la situation concrète qui est la sienne. Par exemple, une
femme vivant dans une société traditionnelle où l’excision est considérée comme une
pratique normale, ne sera pas en mesure de remettre en cause cette pratique, dont
elle est pourtant objectivement victime. En d’autres termes, cette femme pourra
s’estimer entièrement satisfaite de son sort si elle réunit les caractéristiques de la
réussite propres à la société dans laquelle elle vit (statut social, etc.), simplement
parce qu’elle n’est pas capable d’imaginer autre chose. Le point de vue de Sen peut-
être jugé paternaliste (il sait mieux que la femme en question ce qui est bon pour
elle) ; il peut néanmoins être accepté sur la base d’un raisonnement développé par
John Stuart Mill, dans un autre contexte : Aucune femme en mesure de choisir
librement n’accepterait l’excision (pour elle ou sa fille) ; le point de vue de celle qui
n’a pas, par ignorance, la liberté de choix ne saurait donc être retenu. On doit l’aider
à penser autrement (Mill, 1860). Sen a développé à plusieurs reprises cet argument à
propos de la femme indienne dans ses écrits, par exemple dans son dernier livre,
L’Idée de justice : « Dans l’Inde traditionnaliste, l’acceptation docile et sans douleur par les
femmes de leur soumission a cédé la place, au fil des décennies, à un ‘mécontentement créatif’
et à l’exigence d’un changement social… Le fait même de se demander pourquoi les femmes
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
86 À condition toutefois que la dictature ne dégénère pas en un système inutilement cruel.
106 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La liberté
Faute de disposer de cette incitation au travail que constituent les inégalités, les
égalitaristes ont dû accepter un système dictatorial : le travail obligatoire pour tous.
Certains d’entre eux étaient parfaitement conscients que le fait de garantir à chacun
un niveau de vie uniforme n’incitait pas à faire du zèle. Par exemple Charles
Germain, babouviste, s’interrogeait sur la manière de répondre à l’objection la plus
courante à l’égard de tout système égalitaire, « à savoir qu’il détruit le commerce et
l’industrie et qu’il encourage la fainéantise ». Sa réponse pose comme inéluctable
l’instauration d’un système totalitaire : « Comment la plier au travail cette masse,
comment l’amener à ne pas rester oisive ou à ne pas gaspiller ses forces dans les futilités ?
Selon moi, rien de plus facile : elle cédera au besoin, à l’impérieuse nécessité, ou bien encore on
saura la contraindre de vivre heureuse… Les individus qui refusent d’être heureux sont des
êtres dangereux, parce que quiconque ne coopère pas au bonheur commun y porte atteinte »87.
Une société juste peut-elle être totalitaire ? La réponse est évidemment non. Nous
chérissons tous la liberté. Certes, cette dernière ne sera jamais totale mais nous
n’aimons pas être embrigadés de force, sans pouvoir choisir ni le contenu de notre
travail, ni son rythme, ni sa durée. Mais la liberté que nous laisse le capitalisme n’est-
elle pas illusoire ? Le chômeur qui se présente tous les matins sur la place du village
dans l’espoir qu’un patron voudra bien l’embaucher pour la journée est-il plus libre
que le travailleur soviétique ? Et l’ouvrier à la chaîne ? Il n’est pas plus maître du
contenu de son travail, de son rythme et de sa durée qu’un esclave. Il faut bien
admettre que le capitalisme dans toute sa brutalité ne respecte pas la liberté d’un
grand nombre de ses serviteurs. A ce stade on ne peut rien conclure de plus que la
liberté n’est pas la justice, mais que la justice n’existe pas sans la liberté.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
87 Lettre de Ch. Germain à Babeuf datée du 5 thermidor an III in Dommanget (1970, p. 312). On
trouvera des extraits plus complets de cette lettre dans Herland (2008-b).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 107
L’optimum
La théorie pure du capitalisme a été présentée par Léon Walras. Sous certaines
conditions, il a montré que la concurrence permettait d’aboutir à un maximum de
satisfaction pour chaque individu. Un ouvrier, par exemple, qui se présente sur le
marché du travail choisira l’emploi qui lui convient le mieux en fonction, d’une part,
de ses capacités (y compris son aptitude à l’effort) et des rémunérations proposées et,
d’autre part, de ses besoins (qui sont influencés par le prix des biens). Toute
modification d’une variable du système aura des répercussions sur l’ensemble des
autres. Dans un tel système, celui qui travaille plus et mieux gagne plus et consomme
plus. Donner autoritairement le même salaire à tout le monde en échange de la même
durée de travail dissuaderait celui qui souhaite travailler plus longtemps, ou faire
preuve de plus de zèle, ou développer ses compétences, ce qui, à l’évidence
l’empêcherait de maximiser sa satisfaction. Maximiser les satisfactions individuelles,
c’est maximiser leur somme, c’est-à-dire satisfaire le critère utilitariste. Or celui-ci
s’accommode d’inégalités considérables. Car celui qui n’a rien à offrir, parce qu’il est
tout simplement incapable de travailler, parce qu’il souffre de handicaps physiques
et mentaux très lourds, par exemple, ne gagnera rien. Il est donc condamné à mort à
moins de tomber sur quelque âme charitable. Mais la charité est une faveur accordée
à titre individuel à tel ou tel, elle est distincte de la justice qui est affaire de droits.
Les différences entre les individus sont en partie innées et en partie acquises.
Comme il paraît impossible de lutter contre les inégalités innées88, on appelle
« égalité des chances » la situation dans laquelle seules les différences liées à un
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
88 Voir cependant Herland (2006), lettre 10 et infra.
108 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
héritage acquis seraient gommées89. Cela supposerait que les bébés humains qui
sortent tout nu du ventre de leur mère leur soient immédiatement retirés et qu’ils
soient tous élevés exactement de la même manière dans des institutions publiques.
Pendant leurs études, différentes en fonction de leurs capacités innées90, ils ne
seraient pas davantage en contact avec leur famille et leur milieu social. À l’issue de
leurs études, on les lancerait dans le monde munis des connaissances qu’ils auraient
réussi à acquérir et d’un capital financier, le même pour tous. Tout autre héritage que
celui-ci serait rigoureusement interdit. L’égalité des chances suppose donc
l’abolition de la famille. Exactement ce que prévoyait Platon, dans la République, pour
sa cité idéale. Les enfants des « gardiens » (guerriers, hommes ou femmes) leur sont
enlevés dès la naissance et conduits au « bercail » où ils sont pris en charge par des
nourrices. Lorsqu’ils sont rendus aux gardiens, leurs mères ne peuvent plus les
reconnaître et ils sont élevés tous ensemble91. Platon réservait cette organisation très
particulière à la seule classe des gardiens, c’est-à-dire à des êtres d’élite qui sont prêts
à sacrifier leur vie pour la cité sans discuter. Il n’imaginait pas qu’un tel modèle
puisse s’appliquer à tous les humains. Un tel exemple permet de comprendre
pourquoi l’égalité des chances demeure un slogan sans grande portée : nous ne
sommes tout simplement pas capables d’en accepter toutes les conséquences
concrètes.
Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas intervenir sur les mécanismes de la
reproduction sociale. Les défenseurs les plus convaincants du libéralisme ne
dissimulent pas qu’une liberté sans frein aboutirait à des inégalités insupportables et
proposent d’agir à la fois sur le plan de l’éducation et sur celui de l’héritage, dans le
but de parvenir non à une parfaite égalité des chances, jugée inatteignable dans le
cadre libéral, du moins à une inégalité des chances aussi faible qu’il est possible sans
attenter de manière insupportable aux libertés individuelles92. John Stuart Mill est un
bon exemple de ce courant de pensée. Il proposait de limiter la somme qu’un seul
individu pouvait hériter à un niveau tel qu’il lui soit impossible de vivre décemment
sans travailler (Mill, 1848). L’égalité des chances ne considère que les avantages
acquis. Les avantages ou plutôt les désavantages innés ne peuvent pas être pris en
compte. On peut éduquer une oreille à la musique, on ne peut pas faire que le même
morceau soit reçu de la même manière par deux individus différents. Même si l’on
imposait les mêmes consommations à tout le monde (par exemple l’assistance aux
concerts), on ne sortirait pas de cet état de fait. C’est une chose en effet de dire que les
fonctions d’utilité ne sont probablement pas très différentes et de dire qu’elles sont
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
89 Rawls appelle « égalité équitable des chances » cette égalité des chances au sens restreint : « Dans
toutes les parties de la société, ceux qui sont doués ou motivés de la même manière doivent avoir à peu près les
mêmes perspectives d’éducation et de réussite » (Rawls, 2001, p. 71).
90 Le dogme du collège unique n’a rien à voir avec l’égalité des chances.
91 Les gardiens vivent en communauté totale.
92 Cette conception de l’égalité des chances est donc différente de « l’égalité équitable des chances » de
Rawls.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 109
Le maximin
Considérons par exemple le tableau ci-dessous qui distingue trois situations hypothétiques I, II, III et
trois individus A, B, C. Les chiffres du tableau représentent des indicateurs de bien-être. M est le
niveau de bien-être moyen correspondant à chaque option.
A B C M
I 10 11 12 11
II 10 15 20 15
III 9 20 31 20
Le critère utilitariste exige de privilégier l’hypothèse III qui correspond à la meilleure moyenne
(comme au meilleur total). Le principe rawlsien de différence conduit à privilégier l’hypothèse II et
non pas l’hypothèse I. En effet le principe de différence s’interprète de manière « lexicographique ».
Comme le plus défavorisé est dans la même situation en I qu’en II93, on choisit entre I et II en
considérant l’individu B qui se situe juste au-dessus de A. B étant mieux traité en II qu’en I, c’est donc
l’hypothèse II qui sera retenue. Par contre, un égalitariste privilégierait la première hypothèse, celle où
les écarts entre les individus sont les plus faibles. Ce tableau fait tout de suite apparaître que le
principe de Rawls peut difficilement être appliqué de manière aveugle. Retenir la situation III plutôt
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
93Ce qui suppose qu’il n’est pas jaloux des deux autres. Il lui est indifférent que B ait 11 ou 15, ou que
C ait 12 ou 20 (hypothèse dite d’ « absence d’envie »).
110 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
C’est donc en considérant leur incidence au niveau de ces autres biens premiers
que l’on peut décider si des inégalités sont justes ou non. Notons cependant que,
conscient que l’égalité des chances ne serait jamais parfaitement atteinte, Rawls
propose de lui appliquer également la règle du maximin – « Une inégalité des chances
doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins » (1971, § 46, p. 241) – ce qui ouvre
la voie à la discrimination positive. Pour en rester aux biens couverts par le principe
de différence, leur pluralité est source de difficultés. Comment, par exemple,
identifier le plus défavorisé ? Le « clochard céleste » qui ne possède ni reconnaissance
par les autres, ni revenu ni richesse, qui vit de la mendicité mais qui possède en lui
une capacité créatrice exceptionnelle et qui en est conscient, est-il plus ou moins
défavorisé que l’ouvrier pauvre, enchaîné à son travail mais qui dispose d’un confort
minimum et d’une certaine reconnaissance sociale ? Autre difficulté : comment
décider en cas de conflit entre les biens ? Faut-il distribuer un revenu au clochard
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
94 Cette égalité équitable des chances a peu de chances d’être atteinte dans la mesure où Rawls refuse
de toucher à la famille (1971, § 77), à laquelle il reconnaît toujours la responsabilité « (d’)élever les
enfants et (de) s’en occuper, afin d’assurer leur développement physique et leur éducation morale » (2003, p.
222).
95 Cette répartition des biens premiers entre les trois principes ne se laisse pas deviner facilement dans
la Théorie de la justice. Elle est présentée plus clairement dans Rawls (2001) § 17-2. Sur la définition du
respect de soi même, voir Rawls (1971) § 67, qui contient une digression intéressante sur le caractère
désirable des vertus.
96 Il existe d’autres biens premiers, comme la santé, la vigueur, l’intelligence, la détermination qui
n’entrent pas dans la théorie rawlsienne de la justice, car ils se rattachent à l’inné.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 111
sans rien exiger de lui, quitte à renforcer le mépris des autres à son égard, ou exiger
de lui une contrepartie sous forme de travail, c’est-à-dire attenter à sa liberté de
choisir une occupation ? Bien que Rawls précise à plusieurs reprises que les bases
sociales du respect de soi-même sont particulièrement importantes97, comme le libre
choix d’une occupation bénéficie de la priorité du second principe sur le troisième, sa
théorie semble imposer d’aider le clochard sans contrepartie. Mais ce n’est pas si
simple car une telle position risque de multiplier le nombre de ceux qui vivent au
crochet de la société, ce qui nous fait retomber sur le problème des incitations. Aussi
Rawls a-t-il fini par admettre que nul n’avait le droit d’exiger de la société de
l’entretenir sans rien faire98.
Liberté et capabilités
De même, porter une trop grande attention au revenu risque de faire oublier que
l’augmentation de ce dernier n’est pas l’unique, voire le meilleur moyen d’améliorer
la situation des plus défavorisés. On aura beau augmenter indéfiniment les
allocations versées aux personnes souffrant des handicaps les plus lourds, un grand
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
101Ce livre reprend l’essentiel des écrits précédents de Sen en matière de justice sociale et, plus
précisément, concernant les inégalités, Sen (1973 et (1992).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 113
Une théorie de la justice n’est pas sociologique mais morale. Elle est donc fatalement
normative. Cela est autant vrai pour Sen que pour Rawls et les autres représentants
de la philosophie morale. Pour être valables les principes de justice doivent avoir une
portée générale, or les expériences de pensée présentées en introduction montrent
que des principes raisonnables confrontés à une situation concrète peuvent aboutir à
des conclusions contradictoires. Le moraliste, dans ce cas, est obligé d’inventer une
solution ad hoc. On a vu plus haut comment, face à la contradiction entre l’impératif
de respecter le libre choix de l’emploi de son temps par un individu quelconque et
l’impératif de lui assurer un revenu suffisant, Rawls a dû en rabattre sur la liberté de
choix, pourtant prioritaire selon sa théorie de la justice104. Sen accorde, lui aussi, à la
liberté de choisir sa vie une place essentielle. La capabilité globale d’un individu est
la somme des ensembles de ses accomplissements (combinés105) possibles dans tous
les domaines. Les inégalités ne le dérangent pas tant que tous jouissent des
capabilités jugées par lui essentielles. La politique sociale consiste donc pour lui à
garantir à chacun ces capabilités minimales. On s’attendrait donc à trouver chez Sen
une liste claire des capabilités indispensables. Or il se refuse à dresser une telle liste.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
102 Au sens de Sen, une action concrète réalisée.
103 Sur la différence entre eugénisme négatif et positif et les arguments en faveur de l’un ou l’autre, cf.
Herland (2006), lettre 10 et infra.
104 Une justification ad hoc de cette entorse à la hiérarchie de ses principes est élaborée sur la base d’un
Certes, on comprend que cette liste puisse différer selon les cultures et selon les
époques. N’empêche qu’une liste concernant les pays occidentaux, en particulier,
nous aiderait grandement106.
En refusant de dresser lui-même une liste, Sen affirme son rejet d’un
normativisme qu’il considère, à tort ou à raison, comme stérile107. Mais on ne s’en
débarrasse pas aussi facilement. Sen condamne, on l’a vu, les pratiques
traditionnelles comme l’infibulation et l’excision et il conclut là-dessus que, faute de
pouvoir y mettre fin dans les pays où elles sont encore largement répandues, on doit
les interdire autoritairement dans les pays d’immigration comme le nôtre « en raison
de la perte de liberté qu’elles représentent pour les victimes » (2009, p. 291). Ainsi Sen se
met à la place des femmes en question – ce qui est conforme à l’attitude morale – et il
considère que si ces femmes étaient libres de choisir elles refuseraient une tradition
« odieuse et tyrannique » (ibid.). Sans doute, mais où s’arrête ce genre de
raisonnement ? Que faire lorsqu’une personne décide en toute connaissance de cause
d’adopter un comportement contraire à sa liberté du point de vue de l’observateur
extérieur ? Un exemple typique, dans notre pays, est celui de certaines « Françaises
de souche » récemment converties à l’islam, qui décident de se dissimuler
entièrement sous un voile parce qu’elles voient dans cette pratique une manifestation
essentielle de leur foi. Ces néophytes ne peuvent pas être considérées comme non
informées sur les libertés accessibles aux femmes au XXIe siècle. Et le port du voile
intégral est difficilement assimilable aux mutilations génitales. Dans ces conditions,
n’est-il pas fallacieux de légiférer contre le voile intégral au nom de la liberté ou de la
dignité humaine, puisque cette législation a pour résultat de réduire deux capabilités
des femmes en question : la liberté de pratiquer sa foi et celle de se vêtir comme on
l’entend ? L’intolérance de la majorité de la population française à l’égard de l’islam
en général et de ses manifestations les plus voyantes en particulier n’a-t-elle pas
compté davantage dans l’adoption de cette loi que le souci de la liberté des
femmes108 ?
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
106 A défaut de Sen lui-même, une de ses disciples, Martha Nussbaum a établi une liste de onze
« capacités fonctionnelles de base » qui permet effectivement de mieux cerner les contours d’une politique
sociale fondée sur les capabilités. Elle est reproduite dans Herland (2006, p. 218).
107 Cela lui permet de passer outre à toutes les difficultés qui sont soulevées par la concurrence entre
les capabilités. Comment décider quel est le meilleur de deux états possibles qui favorisent deux
capabilités différentes, sachant qu’elles sont « non commensurables » ? La position de Sen, là-dessus,
revient à considérer que la décision s’imposera d’elle-même dans la plupart des situations concrètes
(Sen, 2009, p. 292 sq.). Ce problème rejoint celui de la non-mesurabilité et de la non-comparativité des
utilités.
108 Une société juste est tolérante. Une loi qui exprime simplement l’intolérance de la majorité de la
population est donc injuste. La question, néanmoins, est plus complexe car toutes les femmes voilées
ne sont pas des néoconverties évoluées. Beaucoup se voilent par obéissance à la tradition ou à leur
mari… En outre l’idée même qu’un individu évolué puisse adopter une religion quelle qu’elle soit et
la pratiquer avec une ostentation proche du fanatisme risque de paraître contradictoire à certains
observateurs. Rawls, qui a réfléchi lui aussi aux restrictions qu’il convient d’apporter aux libertés
individuelles dans une démocratie pluraliste, conclut par exemple qu’il convient de limiter
autoritairement les pratiques sectaires (Rawls, 1993 ; 2001, § 47.4).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 115
Nous savons déjà qu’instaurer une égalité des chances véritable entre des individus
disposant des mêmes caractéristiques innées supposerait de supprimer la famille.
Rien ne dit que cela sera éternellement impossible mais, en attendant, il faut accepter
que les chances demeurent inégales. L’inégalité des chances pourra cependant être
considérée comme juste si on agit efficacement sur deux points :
- L’école est sans nul doute le meilleur creuset où peuvent se fondre les futurs
citoyens. La formation des maîtres du premier degré est à cet égard capitale. Ils
doivent être à la fois parfaitement compétents pour enseigner les connaissances de
116 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
- L’école ne suffira pas à rapprocher de manière significative les chances des uns et
des autres sans une limitation drastique de l’héritage. Comment comparer en effet les
possibilités offertes au privilégié qui se trouve, par les hasards de la naissance,
titulaire d’une fortune qui lui permettra, s’il le souhaite, de vivre sans travailler, avec
celles du reste de la population obligé de gagner sa vie à la sueur de son front ? Et
sans aller aussi loin, celui qui, dans la France d’aujourd’hui, reçoit un logement en
héritage, ou une aide substantielle pour l’acquérir, se trouve dans une situation très
favorisée par rapport à celui qui n’a pas un tel avantage. Tant que l’on n’acceptera
pas de fixer des droits de succession très élevés, et même confiscatoires au-delà d’un
certain montant, il sera inutile de parler d’égalité des chances.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
109 Ce qui ne requiert pas cinq années d’études théoriques et spécialisées après le baccalauréat, comme
c’est le cas en France, mais une parfaite maîtrise des techniques d’apprentissage de la lecture, de
l’écriture et du calcul. On trouvera dans Herland (2006, lettre 11) davantage de propositions sur la
réforme de l’enseignement et plus généralement sur les progrès qui pourraient être facilement réalisés
dans notre société en matière de justice.
110 Le revenu annuel total (y compris le « sponsoring ») d’un Messi est évalué à plus de 30 millions
d’euros. Il faudrait à peu près 2000 ans, soit vingt siècles, à un smicard pour gagner autant que Messi
en un an !
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 117
production. On conçoit que cet écart n’a pas besoin d’être bien considérable pour
remplir son but. Dans un pays comme le Vietnam d’Ho-chi-Minh, par exemple, qui
n’avait pas trop dérivé par rapport à l’idéal communiste, les leaders étaient
récompensés par une maison, une datcha et une voiture de fonction, une bonne et un
chauffeur, un salaire leur permettant de manger un peu mieux que le reste de la
population. Là s’arrêtaient leurs avantages. Cela n’empêchait pas de se disputer pour
obtenir ces places. Car l’important, en réalité, n’est pas l’ampleur de l’écart mais
l’existence d’un écart. Dans l’exemple vietnamien, on peut évaluer le rapport entre le
revenu de la nomenklatura et celui du « bo doï » de base entre 10 et 20. On dira peut-
être que l’exemple est très mal choisi puisque le régime communiste a fini par
s’effondrer au Vietnam. A quoi l’on répondra qu’il ne s’est pas effondré parce que
l’écart des revenus était insuffisant mais parce que le communisme décourageait
pour d’autres raisons la production des richesses (Herland, 1999). Même si cet
exemple n’est pas directement transposable, l’économie libérale pourrait sans doute
très bien continuer à fonctionner avec des écarts aussi réduits111. On n’aura garde
d’oublier, par ailleurs, que la question de l’incitation à produire se pose dans des
termes particuliers aujourd’hui où l’avenir de la planète est menacée par une
production excessive par rapport aux ressources disponibles.
Une inégalité particulièrement sensible est celle qui concerne l’accès à l’emploi. Les
différences de conditions de vie mais aussi de statut social entre le chômeur de
longue durée et celui qui bénéficie d’une garantie de l’emploi sont considérables.
Une société juste devrait rendre effectif le droit au travail. Si le fait de bénéficier de
l’assurance chômage parce qu’on est temporairement sans emploi n’a rien d’anormal
dans la perspective d’une société capitaliste libérale (qui réclame une certaine
flexibilité du marché du travail), il n’en va pas de même lorsqu’on se trouve contraint
de vivre durablement dans la précarité, simplement parce qu’il n’y pas assez
d’emplois pour tout le monde. Lorsqu’on reste dans le cadre national112 qui est le
seul pertinent au niveau des politiques qui peuvent être mises en place, la solution
d’un tel problème ne saurait faire l’économie de l’interruption ou de la réduction
drastique de l’immigration de travail. Selon Rawls, par exemple, le droit d’immigrer
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
111 Dans le film d’Alain Cavalier, Pater, sorti en 2011, un président de la République nomme un
premier ministre avec pour mission de réduire l’écart maximum des revenus de 1 à 15. Un chiffre
cohérent avec l’exemple du Vietnam communiste.
112 Ou, pour la France, européen.
118 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
dans le pays de son choix ne fait pas partie des libertés de base, contrairement au
droit d’émigrer113. Par ailleurs, si le droit effectif au travail est un bienfait pour tous
ceux qui désespèrent de trouver un emploi, il devient un devoir pénible pour ceux
qui s’accommodaient du revenu d’une assistance perpétuelle complétée par du
travail non déclaré. Instaurer le plein-emploi effectif au nom de la justice implique
donc, pour certains, du travail forcé. C’est en considération de cet argument que les
libertariens de gauche définissent la « liberté réelle » (Van Parijs, 1995) comme la
possibilité, si on le désire, de vivre sur un « dividende social », sans avoir à accomplir
un travail en échange. Telle n’est pas la position de quelqu’un comme Rawls, on l’a
vu, et il nous semble, pour notre part, que la maxime « pas de droit sans devoir »
s’applique ici sans contestation possible. D’un point de vue pratique, il est clair, pour
finir, que le droit effectif au travail ne se fera pas sans partage du travail. Ici, comme
presque toujours, la réduction des inégalités s’avèrera donc coûteuse pour les plus
favorisés (en l’occurrence ceux qui possèdent un emploi) dont les revenus devront
diminuer114. Encore ne faut-il pas oublier la contrepartie réelle de ce sacrifice :
l’augmentation du temps disponible pour le loisir.
Les inégalités naturelles sont de deux sortes. Certaines peuvent être aisément
compensées, y compris par le marché. Si je ne suis pas naturellement doué pour la
musique, je n’irai pas chercher un emploi de musicien mais un emploi plus adapté à
mes aptitudes. Certes, le marché n’est pas à lui seul une institution juste puisqu’il
récompense très inégalement les talents différents. Cependant, s’il existe par ailleurs
une politique pour empêcher l’émergence d’inégalités de revenu insupportables du
point de vue de la justice, on peut considérer le cas de ces inégalités naturelles-là
comme réglé de manière à peu près satisfaisante. Les handicaps de productivité et de
zèle (figures 1 et 2) sont traités de la même manière. En se confrontant au marché,
l’individu 1 gagnera davantage que l’individu 2 mais l’inégalité des revenus restera
dans une limite acceptable. Ici encore, il ne faut pas oublier que s’il travaille moins
que le premier, le second individu aura des compensations sous forme de loisir. On
n’en dira pas autant des handicaps les plus lourds. Rawls, par exemple, ne s’intéresse
a priori qu’à des « personnes libres et égales », autrement dit à « des membres
pleinement coopérants » de la société (2001, § 7.6). Il est clair qu’un arriéré mental ou
quelqu’un qui est condamné à rester à perpétuité sur son lit d’handicapé ne
correspondent pas à cette définition. Dès lors, il n’est pas prévu de lui appliquer les
principes de justice, même si l’on doit, certes, lui porter assistance dans toute la
mesure du possible. Sen, par contre, nous invite à prendre toute la mesure de ces
handicaps, à ne pas nous focaliser sur les comparaisons en termes de revenu mais
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
113 Le pays d’origine du migrant étant d’ailleurs en droit d’exiger le remboursement des dépenses qu’il
a consacrées à le former (cf. Rawls, 1999).
114 Ce n’est en effet qu’en période de très forte croissance qu’on peut améliorer sensiblement le revenu
bien sur les possibilités (capabilités) globales des individus : « un invalide riche peut
souffrir de plus de restrictions qu’un pauvre sans handicap physique » (2009, p. 310).
Il nous indique également qu’il convient d’agir d’abord pour prévenir l’apparition
des handicaps, avant de penser à combler les handicaps existants. Puisqu’il est clair
que certains handicaps ne seront jamais comblés de manière satisfaisante. Nous nous
heurtons ici en effet à une barrière infranchissable de la justice sociale : certains
humains sont condamnés à des conditions de vie qui les retranchent de la
communauté des humains.
Ces inégalités sont injustes et le resteront, au moins jusqu’à ce que les progrès
de la génétique permettent de programmer des enfants vierges de toute tare. Il ne
restera plus alors que les personnes handicapées à la suite d’un accident et que la
médecine sera impuissante à guérir. Faut-il préciser que lorsque la programmation
génétique sera devenue possible, les parents – s’il y a encore des parents, ou sinon
ceux qui seront responsables des décisions en matière de naissance – ne
demanderont pas seulement des enfants normaux mais des enfants doués. Si cette
perspective se vérifie, on assistera alors à une égalisation par le haut des capacités
innées et, de ce fait, à la disparition de la principale cause des inégalités. Il est vrai
que le projet d’un « eugénisme positif », puisque c’est de cela qu’il s’agit, n’est pas
considéré comme politiquement correct de nos jours. Il a pourtant ses défenseurs,
comme le philosophe Peter Sloterdijk (1999). L’avenir dira ce qu’il adviendra115.
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in Proudhon, une philosophie du travail, Actes du colloque de la Société P.-J. Proudhon, Paris, 19 janvier
2008, EHESS et Société P.-J. Proudhon, Paris.
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115Ce qui lui a valu une attaque en règle de la part d’Habermas (2001). Sur les tenants et les
aboutissants de cette controverse, cf. Herland (2006), lettre 10.
120 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 121
2e PARTIE
MESURE ET
INDICATEURS
DES INEGALITES
ET DE LA PAUVRETE
122 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 123
Alexandre BERTHE
Université Montesquieu – Bordeaux IV,
GREThA – Groupe de Recherche en Economie Théorique et Appliquée
par l’agir des autorités publiques ou d’intervenants privés. Ainsi, nous nous
intéresserons ici aux inégalités dans l’accès et l’appropriation de biens et services
environnementaux ainsi qu’à l’influence de l’homme sur la qualité de
l’environnement.
Deux particularités de l’environnement par rapport aux autres biens et services sont
importantes. Tout d’abord, il existe différentes théories concernant la
substituabilité117 du capital naturel118 avec les autres types de capitaux. Aussi, la
réalité de l’aspect naturel et les implications sur son évaluation sont une particularité
de la production de biens et services issus du capital naturel. Pour notre part, nous
nous intéresserons en premier lieu aux biens sociaux premiers relatifs à
l’environnement afin de définir simplement des premiers arguments pour décrire
une justice envers les biens environnementaux. Les autres biens environnementaux
seront également intégrés en fonction de leur importance dans les problématiques
des pays riches.
propriétés plus faibles – qui compense ces groupes pour des risques environnementaux plus
élevés »120. Dans une société où l’accès à l’environnement naturel par les individus
serait parfaitement assuré par un marché, tous les individus pourraient choisir la
qualité environnementale qu’ils souhaitent en en acquittant le prix. Si dans cette
même société, les revenus et le patrimoine financier des individus sont considérés
comme justement répartis, alors évoquer des inégalités écologiques injustes semble
incohérent. En effet, dans ce contexte, chaque individu est libre de se procurer la
quantité de biens environnementaux qu’il souhaite avec comme seule contrainte, sa
contrainte budgétaire. Dans ce cas, la seule question importante est celle de la juste
distribution du revenu.
Ces deux cadres théoriques sont aux extrema des conceptions de la justice
distributive envers les biens environnementaux. Chacun de ces deux cadres
possèdent de nombreuses limites. Tout d’abord, la question de la substituabilité est
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
120 Traduction de l’auteur.
121 Traduction de l’auteur.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 127
ici essentielle dans la compréhension des différences entre ces deux façons de
percevoir les inégalités écologiques. En effet, dans le premier cadre, d’éventuelles
complémentarités entre le capital naturel et d’autres capitaux ne sont pas pris en
compte. Le deuxième cadre, quant-à-lui, n’envisage aucune substituabilité entre les
différents types de capitaux pour la production de biens et services valorisables par
les individus. Ainsi, avant toute définition de justice au sujet des biens
environnementaux, il semble nécessaire d’identifier quels capitaux naturels sont
substituables avec d’autres formes de capitaux (humain ou manufacturé). Une
littérature existe déjà sur ces éléments (Neumayer, 2011) et s’est largement
développée notamment face à l’importance de cette substituabilité dans les
considérations sur le développement durable. Par ailleurs, les questions d’inégalités
de pouvoir et de l’impossibilité d’acheter une certaine qualité environnementale est
occultée dans le premier cas. Pourtant, des études statistiques ont révélé l’existence
d’une corrélation à revenu égal entre pollution et appartenance à une minorité
ethnique. Dans ce cas, à moins de considérer que les minorités ethniques souhaitent
moins d’environnement que les autres, ce qui est difficilement acceptable, il est alors
possible de dire que l’environnement ne se répartit pas uniquement suivant la
volonté des individus et leurs revenus.
Ces deux cadres de justice par rapport aux biens environnementaux n’intègrent pas
non plus la question de l’efficacité dans la réduction des inégalités. En effet, pour le
second cadre par exemple, souhaiter réduire uniquement les inégalités
environnementales même si cela s’avère très couteux n’est pas nécessairement
efficace. Les individus pourraient ainsi préférer une compensation monétaire
beaucoup plus faible à l’amélioration de la qualité environnementale.
Face à ces problèmes, nous présenterons d’abord l’intérêt de l’approche rawlsienne
dans la description plus adéquate des questions d’inégalités en termes
d’environnement. Notons aussi que les cadres théoriques évoqués par la suite, bien
que ne s’intéressant pas à une même variable (biens premiers sociaux, capabilités,
opportunités) présentent ce que l’on peut appeler « une préférence pour l’égalité ». Dans
tous les cas comme le décrit Sen (2000), ces théories de la justice sont basées sur une
conception de l’égalité d’une « variable focale », variable sur laquelle la répartition doit
être analysée et la justice distributive mise en place. Outre une fondation éthique
difficilement identifiable dans les deux cadres théoriques précédents, l’identification
d’une variable focale pertinente est a priori inexistante. En effet, ces deux cadres, en
s’attachant pour le premier à la répartition des revenus et pour le second à la
répartition uniquement de l’environnement, semblent ne pas se fonder suffisamment
sur une variable cohérente pour une compréhension normative des inégalités
environnementales. Ainsi, une répartition inégale de la qualité environnementale
pourrait se justifier normativement par la volonté d’égaliser une autre variable jugée
plus adéquate.
128 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
- L’égalitarisme Rawlsien
La justice distributive chez Rawls (2009) se base sur la distinction entre les biens
sociaux premiers (soumis à la justice comme équité) et les autres. Bien qu’il n’évoque
pas dans son œuvre les biens et services environnementaux, certains de ces biens
s’intègrent dans la première catégorie. Cet ajout au cadre initialement défini par
Rawls122 n’est pas unique puisque de nombreux auteurs en éthique de la santé
ajoutent la protection au niveau de la santé comme un bien premier social. Certains
auteurs discutent aussi de l’opportunité d’intégrer des biens environnementaux
comme Dobson par exemple (Dobson, 1998). Dans ce cas, si certains éléments
environnementaux sont considérés comme des biens sociaux premiers dans la théorie
rawlsienne, leur juste répartition doit alors respecter le principe de différence qui a,
la plupart du temps, été compris comme un maximin par les économistes. Ainsi,
pour paraphraser Rawls, les inégalités économiques et sociales dont font partie les
inégalités environnementales dans le cas des biens sociaux premiers devraient être au bénéfice
des plus désavantagés. Cette position est néanmoins souvent perçue comme trop
extrême puisqu’elle entraine une dictature du plus mal loti, des améliorations comme
un leximin sont proposées par divers auteurs. Dans ce contexte, il faut donc
maximiser le minimum des vecteurs de biens sociaux premiers.
Max(min(vecteur de biens sociaux premiers))
Néanmoins, ce principe ne doit pas remettre en cause la juste égalité des chances qui
est placée lexicalement en amont dans le cas de la théorie rawlsienne. Ce principe
affirme que « les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient
attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe
de la juste égalité des chances ». Dans ce cas, l’accès aux biens premiers sociaux
environnementaux devrait être possible pour tous. Le principe de droit égal au
système le plus étendu de liberté, principe premier chez Rawls, interdirait, quant-à-
lui, toute dictature environnementale qui placerait la protection de l’environnement
comme bien premier parmi tous, et comme principe supérieur à tous les autres.
Tous les biens environnementaux ne peuvent être considérés comme des biens
sociaux premiers. De plus, il est à noter que d’autres auteurs (Daniels, 1985)
souhaitent limiter le nombre de biens sociaux premiers au sein de la théorie
rawlsienne. Dans ce cas, il est possible de se demander comment les éléments
environnementaux peuvent être intégrés dans les questions de justice sociale sans
retomber à l’extrémité d’une justice qui ne tiendrait compte que des inégalités de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
122Rawls définit deux principes de justice : « Premier principe. Chaque personne doit avoir un droit égal au
système total le plus étendu de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
Second principe. Les inégalités économiques et sociales doivent être : a) au plus grand bénéfice des plus
désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne b) attachés à des fonctions et à des positions ouvertes
à tous conformément au principe de la juste (fair) égalités des chances » (Rawls, 2009). Il évoque ensuite des
règles de priorité entre et à l’intérieur de ces principes.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 129
Une première spécificité des biens secondaires est qu’ils peuvent être onéreux et
préférés seulement par certains individus. Le maintien d’une forêt par exemple coûte
relativement cher alors que certains individus ne valorisent pas, en tout cas
directement, la présence de ces lieux. Dans ce cas, la prise en compte des préférences
des individus semble essentielle puisqu’ils ne s’intéressent pas tous à ce type de
biens. Deux cadres éthiques proposant des éléments différents du cadre rawlsien
peuvent être utilisés. La question de l’égalité des opportunités123 est aujourd’hui
centrale dans la plupart des théories de la justice comme le précise Roemer (2002) :
« la conception de la justice la plus universellement soutenue dans les sociétés avancées est
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
123De manière générale, selon Clément et al. (2006), il existe trois justifications pour l’égalisation des
opportunités : la valeur intrinsèque de la liberté, la réflexion sur la métrique pertinente pour comparer
les individus (choix de la « variable focale »), la neutralité du décideur social par rapport aux valeurs
que les individus peuvent privilégier.
130 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
probablement celle de l’égalité des opportunités »124. Il est donc important de s’intéresser
plus en profondeur à l’intégration de ce concept dans la justice envers
l’environnement. Ainsi, on pourrait considérer l’environnement comme une
circonstance qui ne doit pas influencer les opportunités des individus de manière
plus globale. Cette considération simple semble endiguée par la double implication
suivante : un meilleur environnement peut entrainer de meilleures opportunités
sociales mais aussi de meilleures opportunités sociales peuvent entrainer un meilleur
environnement. Il serait possible de travailler sur les opportunités d’accès à
l’environnement. Néanmoins, en résolvant les questions de distributions dans le cas
de l’environnement, on élude des compensations éventuellement moins coûteuses
pour la société. Ces perspectives de justice seraient donc à conserver pour
l’évaluation de biens essentiels à la vie qui ne sont pas spécifiques aux pays riches.
Sen, quant-à-lui, est aussi intéressé par l’étude d’autres éléments que le revenu et
évoque même de manière directe l’environnement naturel. Ainsi, il déclare dans son
annexe de On economic inequality coécrite avec James Foster (1973) : « le revenu est
seulement un facteur parmi de nombreux autres qui influencent les opportunités réelles dont
les individus jouissent. Par exemple, la personne A peut être plus riche que la B en termes de
revenus, et être tout de même plus démunie que B si une partie importante de ce revenu est
utilisée pour des soins médicaux nécessités pour traiter une maladie chronique. Les
opportunités réelles sont substantiellement influencées par les différences de circonstances
individuelles […] et aussi par les disparités de l’environnement naturel ou social (conditions
épidémiologiques, pollutions, fréquence du crime local) »125. Face à cela, Sen (2000) propose
de ne plus s’attarder seulement sur les revenus mais sur les capabilités : « la
plausibilité de l’évaluation de l’égalité en termes de capabilités est en soi une bonne raison de
s’opposer à toute revendication inconditionnelle de l’égalité dans d’autres espaces ». Malgré
tout, Sen n’accepte pas l’existence d’une liste objective d’éléments de valeur de la
théorie qu’il développe sur laquelle nous pourrions nous appuyer. Pour trouver une
liste de capabilités centrales, il est nécessaire de s’attarder sur une auteure proche de
Sen : Martha Nussbaum (2001). Pour cette auteure, sous un seuil déterminé de
capabilités la vie humaine n’a plus sa place. A partir de ces considérations, l’auteure
établit une liste de capabilités centrales qu’elle considère comme transculturelle.
Cette liste intègre des éléments environnementaux. Par exemple, la première
capabilité développée est la possibilité d’avoir les moyens de vivre jusqu’à la fin une
vie de longueur normale. Cette capabilité est large mais l’on sait néanmoins que sans
élément de l’environnement (air pur, eau potable) cette capabilité est irréalisable. Elle
évoque aussi directement la santé et, plus étonnamment, la possibilité de vivre avec
d’autres espèces vivantes. Cette dernière capabilité centrale semble plus difficilement
intégrable dans une liste de biens premiers chez Rawls, même si Nussbaum semble
poser cet élément comme étant valorisé par tous.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
124 Traduction de l’auteur.
125 Traduction de l’auteur.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 131
Bien qu’intéressante ces théories ne répondent pas en totalité aux problématiques des
pays riches. Intégrer la question intergénérationnelle pourrait permettre de résoudre
certaines impasses pour ces pays. En effet, ne connaissant pas les préférences des
générations futures ni même certains de leurs besoins premiers, une partie du capital
naturel devrait être protégé dans un objectif de justice intergénérationnelle comme le
défend Barry (1997). Cette préservation à long terme pourrait faciliter dans certains
cas la fourniture de biens environnementaux pour les générations actuelles. La
préservation d’un paysage naturelle est par exemple concernée. En effet, si l’on
protège ce paysage pour les générations futures, il le sera de facto pour les générations
présentes.
Conclusion
Dans cette partie, nous avons étudié des règles de justice distributive concernant
l’accès à des biens environnementaux. Ainsi, les biens sociaux premiers de Rawls, les
opportunités de Roemer, ainsi que les capabilités semblent intégrer une part de
l’environnement naturel dans leurs cadres de justice. Néanmoins, même s’il semble
important d’intégrer l’environnement dans la lecture des inégalités, une étude pure
de l’inégalité par rapport aux biens environnementaux laisse de côté les notions
d’efficacité, de substituabilité et de préférences. Une analyse conjointe d’inégalités
environnementales et économiques pourrait donc être intéressantes. Il est dès lors
nécessaire d’identifier les outils nous permettant ce type d’approches.
La littérature qui traite des inégalités en termes d’environnement sans point de vue
normatif est très fournie et a été synthétisée en 2000 par Bowen. Bowen dénombre 42
études de ce type en 2000 dont 12 qualifiées de bonne qualité scientifique. Dans cette
littérature, les variables environnementales prises en compte représentent
généralement des éléments environnementaux ayant potentiellement un impact
négatif sur la santé des individus (déchets toxiques, pollution de l’air…). Certaines
études cherchent à retracer l’intégralité du lien entre les maladies, l’environnement
de mauvaise qualité et d’éventuelles injustices environnementales (Lavaine, 2010).
132 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
variable revenu, il semble alors inutile de compliquer les études sur les inégalités. La
question devient alors, en l’absence de relations simples entre diverses variables
économiques, sociales et environnementales ; comment les enjeux de justice
distributive peuvent-ils s’exprimer ?
Dans le but d’évaluer des distributions trois choix principaux sont essentiels : le
choix de la variable focale, le choix de la procédure d’évaluation sociale et le choix du
groupe de référence ou l’unité d’analyse. Nous nous intéresserons principalement ici
à la seconde question, et reviendrons parfois sur la première question bien qu’elle ait
été en partie traitée dans la première partie. Pour la troisième question, nous restons
ici sur une unité d’analyse individuelle.
L’approche welfariste des inégalités se construit autour d’un point de vue
paternaliste avec un observateur éthique qui évalue les différentes allocations de
biens. Pour cela, cet observateur évalue les utilités des différents individus, puis
construit le classement des états sociaux à partir des utilités individuelles.
Conclusion
Dans ce texte, nous avons présenté les problématiques importantes pour l’étude des
inégalités environnementales et leur intégration dans une analyse plus globale des
inégalités. Tout d’abord en appuyant notre propos sur les pays riches, nous avons
essayé de proposer des cadres de justice distributive pour l’analyse des inégalités en
termes environnementaux. Bien que le cadre rawlsien semble intéressant, nous avons
montré ces limites pour l’étude des problématiques des pays riches. Par la suite, nous
avons présenté les méthodologies économiques utiles pour l’analyse de ces
inégalités. Dans cette partie, il est important de voir que des méthodologies basées
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
127 « issues which are specific but widespread, important both intrinsically and in volume, and which elicit
policies that can affect almost everybody » (Kölm, 2002).
128 Pour plus d’information sur ce sujet, voir Emelianoff (2008).
129 Un type englobe tous les individus concernés par les mêmes circonstances.
136 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 137
Inégalités et pauvreté :
état des lieux en France et en Auvergne
Hélène LANGIN
INSEE Auvergne
l’État membre dans lequel elles vivent130 ». La pauvreté se définit ainsi par un ensemble
de "manques" comparativement au niveau de vie considéré comme "normal" par la
société, manque dans l'accès à certains biens de consommation, manque dans l'accès
à un logement décent, manque dans l'accès à la culture, manque dans l'accès aux
vacances, etc. Cette définition apparaît peu appropriée pour en déduire une mesure
statistique. Il convient toutefois d’en retenir trois éléments :
- la pauvreté est un phénomène multidimensionnel ;
- la pauvreté est une notion relative à la perception que les individus ont des
conditions d’existences jugées indispensables ;
- pour établir une mesure statistique de la pauvreté dans nos économies riches la
définition de la pauvreté est, avant tout, conventionnelle.
Retenir en ce domaine une convention suppose deux choix : privilégier une
approche, monétaire ou non, pour délimiter la pauvreté puis définir un seuil ou une
norme permettant de l’évaluer.
- Les approches monétaires de la pauvreté sont avant tout quantitatives. Elles
nécessitent de mesurer la valeur soit du revenu soit de la consommation pour
estimer le niveau de vie et la pauvreté. La préférence est le plus souvent donnée au
revenu. Schématiquement les approches non monétaires rassemblent des approches
dites « objectives » et « subjectives ». Les premières reposent sur une analyse des
conditions de vie. Elles évaluent le degré de privation des agents économiques par
rapport à certains éléments constitutifs du bien-être (alimentation, logement,
habillement, santé, éducation, relations sociales, sentiment de sécurité…)131. Les
secondes s’appuient sur la perception qu’ont les intéressés de leur situation. Elles
sont fortement dépendantes des méthodes de recueil de l’information.
- Ensuite, pour une approche donnée, mesurer la pauvreté implique la définition
d'un seuil ou de normes. Le seuil peut être relatif ou absolu. L’Amérique du Nord
(États-Unis et Canada) privilégie la définition d’un seuil absolu. La France et
l’Europe retiennent une référence relative.
Au sein de l’Europe une des définitions « statistiques » privilégiées repose sur une
approche monétaire et relative de la pauvreté. Il s’agit d’un éclairage partiel du
phénomène restreint à sa composante monétaire. Il ignore notamment certains
aspects majeurs du « vécu » des situations de pauvreté tels les sentiments de
précarité, de discrimination, d’injustice, etc. La pauvreté monétaire relative se définit
ainsi : « Est considérée comme pauvre toute personne dont le niveau de vie est inférieur à un
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
130 75/458/EEC du 22 juillet 1975. Council Decision of 22 July 1975 concerning a programme of pilot
schemes and studies to combat poverty.
131 En France, l’indicateur de pauvreté en condition de vie donne annuellement le pourcentage des
certain seuil, le seuil de pauvreté ». Cette approche, bien que restrictive, est la seule qui
permette une mesure de la pauvreté au niveau local, départemental et régional,
articulée et cohérente avec les mesures retenues par Eurostat. Elle répond aussi à une
des préconisations du rapport du Conseil National de l’Information Statistique de
mars 2007 sur les « Niveaux de vie et inégalités sociales » qui recommandait la
diffusion régulière d’« informations aux niveaux départemental et régional concernant les
niveaux de vie et la pauvreté132 ». Enfin, elle s’intègre dans le Tableau de bord133 établit
par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) qui
retient onze indicateurs « centraux »134 pour rendre compte des principales
dimensions de la pauvreté en France.
Mesure de la pauvreté
Le revenu disponible
- deux indicateurs de pauvreté monétaire qui déterminent les personnes dont les niveaux de vie sont
inférieurs à un montant donné dit seuil de pauvreté ;
- un indicateur d'intensité de la pauvreté qui permet d'apprécier l'écart relatif entre le seuil de
pauvreté et le revenu médian des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ;
- des indicateurs de pauvreté en condition de vie qui mesurent l'absence ou la difficulté d'accès à des
biens ou à des consommations d'usage ordinaire ;
- des indicateurs de pauvreté mesurés par les minima sociaux qui permettent de connaître le nombre
de personnes bénéficiaires d'une aide dont l'objectif est de lutter contre la pauvreté ;
- des indicateurs permettant de rendre compte de privations en matière d'accès aux droits
fondamentaux ;
- un indicateur d'inégalité de revenus.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 141
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
135 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 34, p. 66.
136 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 26, p. 65.
137 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 21, p. 64.
138 Cf. L. Auzet, L. Goutard, É. Raynaud (2009) « Les nouvelles mesures des revenus dans les enquêtes
RFS ».
142 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
L'enquête « Revenus fiscaux et sociaux » (ERFS) fournit une approche du revenu disponible monétaire
des ménages. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête, puisqu'une partie des données
recueillies n’est pas collectée par voie d’enquête mais par exploitation de sources administratives pour
un échantillon représentatif de l’ensemble de la population.
Par ailleurs, le recours aux fichiers des organismes gestionnaires permet d’intégrer dans l’enquête
ERFS des ménages, non retrouvés dans le fichier fiscal, qui jusque-là sont exclus du champ de
l’enquête car considérés comme non-répondants alors qu’ils sont globalement plus pauvres que
l’ensemble des ménages (1,2 % de l’échantillon).
- Dans un troisième temps, les informations sur les revenus non fournies par les sources fiscales et les
statistiques des organismes d’assurance sociale sont complétées par des estimations réalisées par
l'Insee sur la base de simulations économétriques.
Depuis l’estimation des revenus disponibles de 2005, sont estimés des revenus financiers exonérés
d’impôt sur le revenu ou soumis à prélèvement libératoire. Ainsi, depuis cette date, ont été inclus dans
le revenu disponible des ménages mesuré dans les ERFS les intérêts annuels générés par certains
produits financiers totalement exonérés d’impôt : livrets Jeunes, livrets d’épargne populaire (LEP),
comptes d’épargne logement (CEL), plans d’épargne logement (PEL) et autres livrets défiscalisés
(livret A, livret Bleu et livret pour le développement durable). Deux autres types de produits
financiers sont concernés : les plans d’épargne en actions (PEA), dont les revenus sont exonérés
d’impôt sous certaines conditions, et l’ensemble des assurances-vie plans d’épargne populaire (PEP) et
bons de capitalisation, qui ne sont imposables que lors du rachat ou du dénouement du contrat.
La détention puis le montant des revenus de l’ensemble de ces produits sont estimés sur la base de
l’enquête Patrimoine de l’année concernée (2004 pour les revenus disponibles 2005) en tenant compte
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 143
de la législation fiscale en vigueur chaque année et sur la base des caractéristiques des produits
financiers estimés. Cette troisième étape est indispensable pour passer du concept de revenu déclaré
(ou revenu fiscal) à des concepts de revenus économiques (revenu disponible, niveau de vie, etc.). Par
ailleurs, cette enquête, comme toutes les enquêtes par sondage, fait l'objet de corrections des non-
réponses et d'un redressement afin d'être représentative au niveau de la France métropolitaine.
L'ERFS permet in fine l'analyse des revenus disponibles suivant des critères socio-démographiques
connus par l'enquête Emploi : catégorie socioprofessionnelle et âge des personnes composant le
ménage, statut d'activité de ces personnes, taille du ménage.
Le dispositif des Revenus disponibles localisés (RDL) permet le calcul des revenus disponibles
monétaires des ménages aux niveaux départemental et régional, sur le champ des « ménages fiscaux »
défini par l’enquête RFS. Sont ainsi exclus de l’enquête140 les personnes vivant en foyers d'étudiants,
services de moyen ou long séjour, établissements sociaux de court séjour, casernes, communautés
(dont religieuses) et habitations mobiles (y compris mariniers et sans-abri). L’Insee met ainsi à
disposition un ensemble d’indicateurs sur les revenus après redistribution comparable à celui calculé
au niveau national par la source ERFS.
Les données de base de la source RDL sont celles du revenu déclaré par les foyers français à
l’administration fiscale (dite source fiscale).
L’exploitation de la source RDL a été réalisée pour la première fois à partir des revenus de l’année
2004 déclarés en 2005 et de la taxe d’habitation au 1er janvier 2005. Le dispositif RDL traite ainsi,
annuellement les données de l’exhaustif des déclarations fiscales mises à la disposition de l’Insee par
la Direction générale des finances publiques (DGFiP). Elles concernent, en 2009, plus de 26 millions de
ménages fiscaux.
Les différents impôts directs payés par les ménages (impôt sur le revenu, taxe d'habitation) sont
connus par la source fiscale. Les prestations sociales sont imputées à partir de la composition familiale
et des revenus, selon des méthodes économétriques cohérentes avec celles utilisées au niveau national
pour l’enquête des Revenus fiscaux et sociaux. Les imputations sont effectuées au niveau des
départements. Le nombre d’allocataires et les montants imputés sont ensuite confrontés aux données
fournies par les caisses d’allocations familiales (CAF). Les revenus financiers qui ne sont pas déclarés
sont estimés à partir des résultats de l’enquête Patrimoine. Enfin, un ensemble de contrôles est mené
pour s’assurer de la cohérence avec l’enquête nationale des Revenus fiscaux et sociaux. La recherche
de cohérence avec les déciles de niveaux de vie et le taux de pauvreté diffusés au niveau national a
conduit à mettre en place des procédures de calage. Comme la source ERFS le dispositif RDL permet
l'analyse des revenus disponibles selon la catégorie socioprofessionnelle et l’âge des personnes
composant le ménage, le statut d'activité de ces personnes, et la taille du ménage.
Le niveau de vie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
140 En 2009, en Auvergne 2 % de la population sont ainsi exclus du champ de cette enquête.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 145
19 000
Euros constants
17 000
15 000
13 000
11 000
9 000
1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000 2003 2006 2009
croissance du niveau de vie. Entre 2005 et 2008, le niveau de vie médian progresse de
1,8 % en moyenne annuelle mais suite à la crise sa croissance n’est plus que de 0,4 %
entre 2008 et 2009.
Le seuil de pauvreté
Les différentes enquêtes sur les revenus fiscaux et sociaux rendent possibles des
analyses de la pauvreté notamment selon l’âge et le statut d'activité. Depuis le début
des années soixante-dix, les caractéristiques de la pauvreté se sont modifiées.
Touchant en début de période principalement le monde agricole et les retraités, celle-
ci frappe actuellement plus les ouvriers et les jeunes. Cette évolution est à rapprocher
tout d’abord des revalorisations du minimum vieillesse entre 1970 et 1984 puis de
l’arrivée à l’âge de la cessation d’activité de générations qui bénéficient de montants
de retraites plus élevés compte tenu d’une durée de cotisations plus longue et enfin
d’un chômage présent de façon récurrente et qui touche de plus en plus les jeunes en
début de vie active.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
144 Pour une présentation détaillée de ces indicateurs cf. M. Cohen-Solal, C. Loisy (2001) « pauvreté et
transferts sociaux en Europe ».
145 Au correctif près d’unité de consommation.
148 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Pour être plus précise la mesure de la pauvreté pourrait en outre inclure une
mesure de l’inégalité de la distribution des revenus parmi les personnes pauvres.
En effet l’intensité de la pauvreté peut rester identique pour différentes dispersions
de revenus des plus démunis autour de la même moyenne.
L’inégalité de distribution des revenus parmi les personnes pauvres peut se
mesurer par l’indice de concentration de Gini. L'indice (ou coefficient) de Gini est un
indicateur synthétique d'inégalités de revenus ou de niveaux de vie. Il varie entre 0 et
1. Il est égal à 0 dans une situation d'égalité parfaite où tous les revenus ou niveaux
de vie seraient égaux. À l'autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus
inégalitaire possible, celle où tous les revenus ou niveaux de vie sauf un seraient
nuls. Entre 0 et 1, l'inégalité est d'autant plus forte que l'indice de Gini est élevé. Une
baisse de l'indice de Gini observée entre deux dates indique une diminution globale
des inégalités. À l’inverse, une élévation de l'indice reflète une augmentation globale
des inégalités.
La combinaison de ces trois indicateurs permet d’approcher la pauvreté telle
qu’elle est définie par l’économiste Amartya Sen. En effet l’indice de pauvreté de
Sen146 est un indicateur synthétique qui prend en compte simultanément le taux de
pauvreté, l’intensité de la pauvreté et les inégalités de répartition des revenus parmi
les personnes en situation précaire, il peut s’écrire :
S = T*[I + (1-I)*G]
avec : T = taux de pauvreté ; I = Intensité relative de la pauvreté ;
G = indice de Gini mesuré sur les revenus des personnes pauvres.
L’indice de pauvreté de Sen a été utilisé dans les analyses de revenu, pauvreté et
exclusion sociale réalisées pour le compte de la Communauté européenne en 2002147.
Alors qu’il était stable en France entre 1984 et 1996, le taux de pauvreté décroît
jusqu’en 2004 (Graphique 2). La bonne conjoncture économique sur cette période, et
notamment la baisse du chômage amorcée en 1997 y contribuent. Après 2004, le taux
de pauvreté se stabilise autour de 13 %, sa fréquence se relevant depuis la crise.
L’évolution de l’intensité de la pauvreté se distingue de celle de sa fréquence.
Entre 1996 et 2002, le niveau de vie médian de la population pauvre s'est rapproché
du seuil de pauvreté à 60 % : l'écart était de 16,6 % en 2002, pour 19,2 % en 1996. Au
cours des années 2000, après une relative stabilité entre 2003 et 2006, l’intensité de la
pauvreté s’accroît et retrouve en 2009 le niveau du milieu des années quatre-vingt-
dix (19 %).
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
146 Cf. CE (2003) « deuxième rapport sur le revenu, la pauvreté et l’exclusion sociale » p. 151.
147 Cf. CE (2003) « deuxième rapport sur le revenu, la pauvreté et l’exclusion sociale » p. 39 - 40.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 149
20
18
% 16
14
12
1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009
Le constat en France
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
148 Au 1er janvier 2009 en métropole, la DREES recensait les minima sociaux en vigueur suivants : les
allocations du minimum vieillesse (ASV : allocation supplémentaire vieillesse et ASPA : allocation de
solidarité aux personnes âgées) ; l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), l’allocation aux adultes
handicapés (AAH), l’allocation de parent isolé (API), l’allocation veuvage (AV), l’allocation de
solidarité spécifique (ASS) qui s’adresse aux chômeurs, le revenu minimum d’insertion (RMI),
l’allocation équivalent retraite de remplacement (AER), l’allocation temporaire d’attente (ATA)
réservée aux personnes en difficulté sociale (demandeurs d’asile, apatrides, anciens détenus...).
150 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Niveau de vie médian des personnes pauvres (euros 2009/mois) 750 765 774 773
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Entre 2008 et 2009 le taux de pauvreté augmente de 0,5 point. Il retrouve ainsi un
niveau équivalent à celui de 2007. L’intensité de la pauvreté s’élève de 0,5 point. De
plus en plus de personnes pauvres ont des niveaux de vie mensuels éloignés du seuil
de pauvreté (954 €/mois). L’augmentation du nombre de personnes pauvres est à
rapprocher de la hausse du chômage induite par la crise (tableau 2). L’ONSEP
précise ainsi que la crise « a plutôt aggravé des situations de vulnérabilité préexistantes,
notamment du fait du fonctionnement du marché du travail et des systèmes redistributifs.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
149 Le montant maximum de l'allocation équivalent retraite (AER) est de 982,46 euros mensuels en
2009. L’ouverture des droits à cette allocation est supprimée à compter du 1er janvier 2010.
150 Le RSA est une prestation « hybride », assurant à la fois une fonction de minimum social (RSA
socle) et de complément de revenu pour des travailleurs vivant dans des foyers aux revenus modestes
(RSA activité). En métropole le RSA est entré en vigueur le 1er juin 2009, dans les départements
d’outre-mer le 1er janvier 2011. À ces dates, il s’est substitué au RMI et à l’API.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 151
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
« En 2009, 10,1 % des actifs ayant au moins 18 ans sont pauvres, soit 2,8 millions de
personnes. Même si le taux de pauvreté des chômeurs diminue de 1,1 point par rapport à
2008 et celui des personnes occupant un emploi reste relativement stable, la situation s’est
dégradée pour l’ensemble des actifs puisque la proportion de pauvres parmi ces derniers était
de 9,5 % en 2008. La forte augmentation du nombre de chômeurs qui figurent parmi les
personnes les plus fortement touchées par la pauvreté, explique cette évolution. Néanmoins,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
151 Cf. « Synthèse de la contribution de l’ONPES au regard du troisième rapport du gouvernement sur
le suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en cinq ans » du 5 décembre 2011, p. 2.
152 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
en 2009, le taux de pauvreté baisse pour les chômeurs. Le contour de cette population s’est
modifié avec la crise. Les chômeurs de 2009 sont plus âgés et plus qualifiés que les chômeurs
de 2008. Le montant de leur allocation-chômage est plus élevé. Par ailleurs, les chômeurs
ayant connu des périodes d’emploi ont pu bénéficier pour la première fois du complément de
revenu induit par le RSA.
Au sein des personnes occupant un emploi, ce sont les non-salariés qui sont touchés
par la hausse de la pauvreté : leur taux de pauvreté passe de 15,3 % à 16,9 % entre 2008
et 2009. D’une manière générale, les crises ont un impact plus fort sur leur niveau de vie que
pour les autres actifs en emploi du fait d’une plus grande sensibilité de leurs revenus à la
conjoncture économique. En euros constants, le niveau de vie médian des non-salariés recule
de 0,8 % alors que celui des salariés augmente de 1,4 %.
Le niveau de vie médian des retraités augmente de 1,3 % en euros constants en 2009. Leur
taux de pauvreté est stable, à 9,9 % 152 ».
Les taux de pauvreté sont les plus élevés en Corse153, Languedoc-Roussillon et Nord-
Pas-de-Calais (supérieurs à 18,5 %) puis en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Limousin,
Champagne-Ardenne, Picardie, Auvergne et Midi Pyrénées (supérieurs à 14 %). Les
régions les moins exposées à la pauvreté sont la Bretagne, les Pays de la Loire,
l’Alsace, le Centre et Rhône-Alpes (taux de pauvreté inférieurs à 12 %). Les taux de
pauvreté s’échelonnent ainsi de 11,2 % en Bretagne et Pays de la Loire à 19,3 % en
Corse. Les écarts entre départements sont plus importants (carte 1). Le taux de
pauvreté varie ainsi de 7,4 % dans les Yvelines à 22,7 % en Seine-Saint-Denis. La
région parisienne concentre les disparités les plus grandes. Néanmoins, des zones
géographiques relativement homogènes se dessinent en fonction des caractéristiques
de la pauvreté. Les départements les plus concernés sont ceux du nord, du sud et
du Massif Central. Les départements de l’ouest apparaissent comme les plus
préservés. Le chômage, le poids des inactifs, les différences de catégories sociales ou
de structure familiale sont les principales raisons de ces disparités.
Dans des départements âgés et ruraux du Massif central et d’une partie des
Pyrénées, les seniors sont les plus touchés par la pauvreté (carte 2). La faiblesse des
retraites qui se répercute sur les niveaux de vie explique pour partie cette situation.
D’après l’enquête de la DREES sur les allocataires du minimum vieillesse en 2009,
dans ces départements la proportion des bénéficiaires parmi la population de plus de
60 ans dépasse 4 % contre 3,6 % en moyenne nationale.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
152 Cf. P. Lombardo, É. Seguin, M. Tomasini (2011) « Les niveaux de vie en 2009 » p. 3.
153 Les deux régions de Corse ont été regroupées pour n’en constituer qu’une seule dans cette analyse.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 153
16,2 % ou plus
de 13,5 % à moins de 16,2 %
de 11,9 % à moins de 13,5 %
moins de 11,9 %
Dans des départements âgés et ruraux du Massif central et d’une partie des
Pyrénées, les seniors sont les plus touchés par la pauvreté (Carte 2). La faiblesse des
retraites qui se répercute sur les niveaux de vie explique pour partie cette situation.
D’après l’enquête de la DREES sur les allocataires du minimum vieillesse en 2009,
dans ces départements la proportion des bénéficiaires parmi la population de plus de
60 ans dépasse 4 % contre 3,6 % en moyenne nationale.
Dans le nord, les Ardennes et la Seine-Saint-Denis ainsi que dans les départements
de la façade méditerranéenne, allant des Pyrénées-Orientales en Bouches-du-Rhône,
le poids des prestations dans le revenu disponible (carte 3) permet de mettre en
évidence une pauvreté qui touche davantage les familles et les jeunes. Les situations
de précarité sont relativement plus fréquentes (chômage élevé, notamment celui de
longue durée, enfants vivant dans une famille où aucun adulte ne travaille, familles
monoparentales pauvres…). Ces départements conjuguent un fort taux de pauvreté
avec une intensité de la pauvreté élevée. Ils accueillent plus fréquemment des
populations bénéficiant du RMI, de l’API ou du RSA.
Enfin dans quelques départements toutes les populations sont frappées plus
fréquemment par la pauvreté qu’au niveau national. Ainsi, dans l’Ariège, l’Aude, la
Creuse, le Lot-et-Garonne et la Corse les situations de précarité liées au chômage, à la
précarité de l’emploi et à la faiblesse des retraites sont relativement plus fréquentes.
Les bénéficiaires des différents minima sociaux y sont plus présents.
154 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
13,9 % ou plus!
de 10,4 % à moins de13,9%! 4,8 % ou plus
de 8,2 % à moins de 10,4 %!
de 4,0 % à moins de 4,8 %
moins de 8,2 %!
de 3,5 % à moins de 4,0 %
moins de 3,5 %
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Cf. M. Mansuy, S. Lacroix (2011) « Aides sociales à l’insertion et aux personnes âgées : les situations
154
Niveau de vie médian des personnes 786 779 784 778 781 773
pauvres (euros 2009/mois)
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.
4 personnes et plus
3 personnes
2 personnes
1 personne
En outre, l’Auvergne est une des régions où la pauvreté des personnes seules est la
plus élevée (Graphique 3). Ainsi, 20,3 % des personnes isolées sont exposées à la
pauvreté en Auvergne contre 16,9 % en France. La situation des hommes seuls est
plus précaire que celle des femmes isolées. D’après l’Échantillon Inter régimes de
Retraités produit par la DREES, les montants des retraites perçus en Auvergne sont
sensiblement plus bas que la moyenne nationale. La région se situe ainsi dans les
dernières positions avec un montant moyen de retraites proche de ceux de Midi-
Pyrénées, Poitou-Charentes ou Pays de la Loire.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
155 Cf. A. Mespoulhès (2009) « une pauvreté plus marquée en Auvergne ».
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 157
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.
Les couples sans enfant156 apparaissent comme les plus protégés, puisqu’ils sont
confrontés à la pauvreté seulement 8 fois sur 100. Les couples avec un ou plusieurs
enfants sont moins souvent sous le seuil de pauvreté que l’ensemble des ménages,
avec un taux de pauvreté de 11,7 % (identique au taux national). Néanmoins, plus
une famille accueille des enfants plus la probabilité qu’elle soit confrontée à la
pauvreté augmente. Ainsi on enregistre plus qu’un doublement de la fréquence de la
pauvreté entre les couples avec un ou deux enfants et ceux avec 3 enfants ou plus.
Par définition, un enfant sera pauvre s’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est
inférieur au seuil de pauvreté. La présence ou non d’enfant dans un ménage
influence considérablement le niveau de vie de ses membres. Le niveau de vie baisse
en présence d’enfants. En conséquence, les jeunes et surtout les mineurs, sont les plus
menacés par la pauvreté. Toutefois, en Auvergne, les enfants, quel que soit leur âge,
sont moins souvent exposés à la pauvreté qu’en France. Les écarts entre les taux de
pauvreté sont d’environ un point en faveur des enfants auvergnats (respectivement
15,6 % et 16,5 % pour les enfants de moins de 5 ans). Néanmoins, en Auvergne,
18,5 % des moins de 20 ans vivent sous le seuil de pauvreté, contre 14 % tous âges
confondus (tableau 5). Dans l’Allier cette fréquence est la plus forte. Les situations de
précarité concernent dans une proportion équivalente les jeunes adultes en recherche
d’insertion. Leur situation apparaît toutefois moins favorable qu’en France. En outre,
les personnes de plus de 65 ans sont beaucoup plus souvent affectées par la pauvreté
en Auvergne qu’en métropole (12,5 % contre 9,5 %). Alors qu’en France, la fréquence
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
156Par couple sans enfant, il faut entendre « sans enfant à charge », la plupart de ces couples ont en
effet des enfants en âge d’avoir quitté le domicile familial.
158 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.
C’est surtout dans le Cantal et la Haute-Loire que la pauvreté des personnes âgées
est importante : elle concerne respectivement 19 % et 15 % de la population.
- Cette plus grande fragilité financière des seniors repose en premier lieu sur la
structure de la population en Auvergne. Plus d’un auvergnat sur 10 est âgé d’au
moins 75 ans (11 %) contre 9 % dans la population française. Ainsi, l’écart du taux de
pauvreté des plus de 65 ans entre l’Auvergne et la France s’explique avant tout par
une pauvreté plus marquée aux grands âges (plus de 75 ans) et plus fréquente en
Auvergne (+ 4,2 points par rapport au niveau national).
75 ans et plus
de 60 à 74 ans
de 50 à 59 ans
de 40 à 49 ans
de 30 à 39 ans
moins de 30 ans
- Cette plus grande fragilité financière des seniors reflète également la prépondérance
des retraités relevant du régime agricole, qui perçoivent de plus faibles retraites et
pensions de réversion. En Auvergne, les anciens exploitants agricoles représentent
encore 18 % de la population des retraités contre 11 % au niveau national. En
corollaire la proportion des bénéficiaires du minimum vieillesse atteint parmi la
population de plus de 60 ans 3,9 % dans l’Allier et la Haute-Loire et 4,7 % dans le
Cantal en 2009. Au niveau national ce taux n’est que de 3,6 %.
Conclusion
En Auvergne la pauvreté est plus élevée qu’au niveau national (14 % contre 13,5 %).
Elle concerne avant tout les familles monoparentales (31 %) mais frappe plus souvent
les personnes isolées et âgées qu’au niveau national (+ 3 points). C’est surtout dans le
Cantal (19 %) et la Haute-Loire (15 %) que la pauvreté des personnes âgées est
importante. Les jeunes sont les plus touchés dans l’Allier (21,7 %) et le Cantal
(20,0 %). Ces situations s’expliquent par la faiblesse du revenu disponible auvergnat
liée à celle des salaires et des retraites. Pour ces dernières la structure de la
population plus âgée et la part encore importante des retraités du monde agricole
sont autant d’éléments minorant. En outre la faiblesse des prestations sociales dans
les revenus de transferts, à rapprocher d’un taux de fécondité peu élevé dans la
région, contribue également à minimiser les niveaux de vie. Toutefois, compte tenu
d’une distribution des revenus et des niveaux de vie moins inégalitaire en Auvergne
qu’en France, l’exclusion des personnes démunies est moins forte. L’intensité de la
pauvreté atteint 18,1 % contre 19 % au niveau national.
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160 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
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méthodologique, novembre, disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources
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janvier, disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources/pdf/
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disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources/pdf/concepts_RDL.pdf
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ONPES Le rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 2009-2010 -
« Bilan de 10 ans d'observation de la pauvreté et de l'exclusion sociale à l'heure de la crise » - La
Documentation française - mars 2010.
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sur le suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en cinq ans, 5 décembre.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 161
Fin février 2012, La Réunion a connu une manifestation des transporteurs routiers
contre la hausse du prix du carburant, suivie par des protestations contre la vie
chère, et quelques nuits d’émeutes dans les centres urbains, menées par des jeunes
durement frappés par le chômage. Pour tenter d’apaiser les tensions, les autorités ont
été poussées à établir des négociations entre acteurs de la vie économique et
consommateurs afin de constituer une liste d’une soixantaine de produits de
première nécessité pour lesquels il y aurait une baisse des prix (négociée et/ou
subventionnée). Cette liste s’ajoute aux 252 produits « COSPAR » censés couvrir
depuis 2009 les besoins les plus élémentaires de la vie quotidienne.157 Ces
évènements sociaux sont révélateurs de l’exaspération d’une partie de la population
de ce Département d’Outre-Mer (DOM) frappée par les inégalités et la pauvreté,
alors qu’elle appartient à un espace national parmi les plus développés au monde.
L’objectif de l’exercice présenté ici est double : d’une part l’évaluation synthétique du
niveau de la pauvreté au sein de ce DOM et d’autre part, la comparaison des
inégalités territoriales en termes de pauvreté au sein d’un même espace national
riche, entre cette région ultrapériphérique et sa Métropole.
La notion de pauvreté retenue ici ne se limite pas à son expression partielle de
« pauvreté monétaire », telle que l’on la trouve par exemple dans les publications
annuelles de l’INSEE-Réunion (Tableau Economique de La Réunion). Elle prend en
compte d’autres types de privations, en l’occurrence celles définies par le Programme
des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Cet organisme a construit
depuis les années 1990, avec une certaine reconnaissance internationale, des
indicateurs synthétiques permettant de comparer les niveaux de développement des
pays et territoires indépendants dans le monde. Le plus connu de ces indicateurs est
l’Indice de Développement Humain (IDH) qui est une mesure synthétique des
niveaux de santé, d’éducation et de richesse monétaire. Suivant un certain nombre de
travaux d’application de ces indicateurs au niveau régional, Goujon (2008, 2009) et
Goujon et Hermet (2012) ont calculé le niveau d’Indice de Développement Humain
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
157Le COSPAR Collectif d’Organisations Syndicales, Politiques et Associatives de La Réunion, avait
alors négocié et signé avec l’Etat et les représentants de la grande distribution un accord sur une liste
des produits devant connaitre une baisse de prix.
162 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La Réunion France
Notes : $PPA : dollar parité des pouvoirs d’achat. L’indice correspond à une transformation min-max
de chaque variable, il est compris entre 0 et 1. Sources : Goujon et Hermet (2012)
Le principe de construction
Le calcul de l’IPH-2
Le calcul de l’IPH-2 repose sur une formule d’agrégation qui est une moyenne des
valeurs cubiques des variables (tableau 2 pour la définition exacte de chaque
variable) :
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
158 C’est pourquoi plus l’IDH est élevé, plus le niveau de développement est grand, tandis que plus
l’IPH est élevé, l’étendue de la pauvreté est plus grande.
159 Pour le PNUD, l’analphabétisme est l’incapacité de comprendre, lire et écrire un texte court tandis
que l’illettrisme est défini comme un apprentissage imparfait de la lecture et de l’écriture. La question
du type et des seuils de compétences testées est donc cruciale, et la difficulté vient du fait qu’ils
peuvent différer entre les pays et les organismes qui évaluent ces compétences.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 165
1 1
&1 #α &1 #3
( )
IPH2 = $ D α + I α + C α + P α ! , avec α = 3, soit IPH2 = $ D 3 + I 3 + C 3 + P 3 ! ( )
%4 " %4 "
avec : D : probabilité de décéder avant 60 ans,
I : taux d’illettrisme,
C : taux de chômage de longue durée
P : taux de pauvreté monétaire.
D’un point de vue méthodologique, l’IPH-2 semble accorder la même pondération de
base aux quatre dimensions retenues. Cette formule a cependant pour effet
d’augmenter le poids des variables présentant des niveaux élevés (ie des
composantes où les pays présentent de faibles performances), et donc de pénaliser les
pays négligeant l’un ou l’autre des domaines. La substituabilité entre les différentes
dimensions, une critique souvent adressée à l’IDH (qui repose sur une moyenne
simple) est de ce fait limitée pour l’IPH.160 Enfin, contrairement à l’IDH, les
différentes variables ne sont pas soumises à un calcul de normalisation min-max, car
elles s’expriment en pourcentage et sont par conséquent déjà normalisées entre 0 et
100. Le calcul de l’IPH est sur ce point plus transparent.
Tableau 2 : Les composantes de l’IPH-2, version 2009
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
160La valeur de α a une incidence importante sur l’IPH. Si α =1, l’IPH est la moyenne simple de ses
dimensions. Lorsque α augmente, une pondération plus importante est donnée à la dimension la plus
défavorable. La valeur α = 3 est jugée par le PNUD comme étant la plus « équilibrée ». Ce choix est
donc totalement subjectif. Pour une analyse détaillée de la formule mathématique de l’IPH, se reporter
à Anand et Sen (1997) et à la fiche technique figurant dans le Rapport Mondial sur le Développement
Humain. Gadray et al (2006) dans son étude sur le Nord-Pas de Calais propose une formule de calcul
simplifiée de l’IPH, utilisant la moyenne simple, qu’il considère comme plus transparente.
166 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Le PNUD calcule l’IPH-2 pour une trentaine de pays (voir Tableau 3), les données
couvrant la période fin des années 1990 – années 2000. On constate que pour ce
groupe de pays les rangs IPH ne correspondent pas aux rangs IDH, révélant des
différences notables en termes d’inégalités entre ces pays développés. Sans surprise,
les pays du Nord de l’Europe, dotés d’un système de protection sociale fort, arrivent
en tête du classement avec des taux d’IPH particulièrement faibles (moins de 10%).
Les pays anglo-saxons en revanche ont tendance à être rétrogradés dans le
classement IPH par rapport au classement IDH. La France quant à elle se maintient
au huitième rang mondial, le même rang qu’elle obtient pour l’IDH.
35
30
y = -104,07Ln(x) + 463,68
R2 = 0,9621
25
20
y = -1,433x + 122,11
R2 = 0,9591
15
10
5
60 65 70 75 80 85
A partir de l’espérance de vie qui est de 76 ans à La Réunion, cette relation nous
permet d’obtenir une prédiction de la probabilité de décéder avant 60 ans. Cette
dernière est respectivement de 13,0% (log-linéaire) et de 13,2% (linéaire), ce qui situe
La Réunion au même niveau que les pays ayant un niveau d’IDH comparable
(Pologne, Slovaquie…).
Le taux d’illettrisme est défini par le PNUD comme « la proportion des adultes de 16
à 65 ans ayant des difficultés à comprendre un texte suivi, c'est-à-dire se situant au
niveau 1 de compréhension défini dans l’Enquête Internationale sur
l’Alphabétisation des Adultes (EIAA) ». La France ne fournit pas de données
correspondant à cette définition. Les données relatives à la France sur l’illettrisme
proviennent de l’enquête Information et Vie Quotidienne (IVQ) de l’INSEE qui
s’intéresse à un échantillon de population à peu près comparable (18 à 65 ans).
L’illettrisme y est défini comme une « situation face à l’écrit des personnes qui, bien
qu’ayant suivi une scolarité en français pendant au moins cinq années, ne
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 167
Le PNUD utilise des données de l’OCDE sur le chômage de longue durée et sur la
population active, qui correspondent aux définitions du Bureau International du
Travail (BIT). Le chômage est la situation de « toutes les personnes au-dessus d’un
âge donné (15 ans) qui n’occupent pas un emploi rémunéré ou ne travaillent pas à
leur propre compte, mais sont disponibles pour travailler et ont pris des mesures
spécifiques en vue de la recherche d’un emploi rémunéré ou de travailler à leur
propre compte ». Le chômage de longue durée est la situation de « chômage d’une
durée de plus de 12 mois ». Pour 2007, selon cette définition la France connaissait un
taux de chômage de longue durée de 3,1% de la population active.
L’enquête emploi menée au niveau régional par l’INSEE répond aux exigences du
BIT, en dénombrant à la fois la population active et le nombre de personnes à la
recherche d’un emploi, et le rapport entre les deux (le taux de chômage au sens du
BIT). Cependant, les données publiées par l’INSEE ne fournissent pas le taux de
chômage de longue durée au sens du BIT pour les régions. En revanche, les données
administratives de Pôle Emploi sur les demandeurs d’emplois enregistrés en fin de
mois (DEFM) fournissent un enregistrement du chômage de longue durée, mais elles
ne correspondent pas aux critères du BIT et ne permettent pas de comparaisons
internationales directes entre les régions. Pour faire face à cette difficulté, nous
adoptons la méthodologie employée dans l’étude sur le Nord-Pas-de-Calais (Gadray,
2006) consistant à supposer que la déformation observée entre les données de
168 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
l’enquête emploi et les données Pôle Emploi est la même au niveau national et
régional.161 Ainsi, on suppose que la part du chômage de longue durée dans le
chômage au sens du BIT est semblable à celle constatée dans les DEFM.
Pour La Réunion, on utilise par conséquent les données de l’enquête emploi de
l’INSEE qui se déroule au cours du deuxième trimestre de chaque année et les
données sur les DEFM (enregistrées au 31 décembre pour les données annuelles).
Selon l’INSEE, c’est le nombre de DEFM de catégorie A qui s’approche le plus de la
définition et donc de l’estimation INSEE / BIT.162 Le Tableau 4 rassemble les données
relatives à ces différentes définitions (Source : INSEE-TER).
Tableau 4 : Chômage au sens du BIT et demandeurs d’emploi 2005-2010, La Réunion
Taux de chômage au sens du BIT (%) 31,3 29,1 24,4 24,4 27,3 28,9
Nombre de demandeurs emploi (DEFM 86400 77500 72100 81600 101200 113200
catégorie A)
Nombre de demandeurs d’emploi (DEFM 36400 36100 29800 30700 47100 61800
catégorie A) de longue durée
Taux de demande d’emploi de longue 42,1 46,6 41,3 37,6 46,5 54,6
durée (dans les DEFM catégorie A) (%)
Estimation taux de chômage longue durée au 13,2 13,6 10,1 9,2 12,7 15,8
sens du BIT (%)
Sources : Chômage au sens du BIT, INSEE, enquêtes emploi annuelles DOM (situation au 2ème trimestre) et
DEFM Demandeurs d’emploi de catégorie A, Pôle Emploi (données brutes au 31 décembre). Calculs des auteurs.
Pour La Réunion en 2007, la part des chômeurs de longue durée dans les
demandeurs d’emploi de catégorie A est d’environ 41%. Appliqué au taux de
chômage au sens du BIT (24,4%), les chômeurs de longue durée représenteraient
alors environ 10% de la population active. Ce niveau est bien plus important que
celui de la France (3,1%) et ceux des autres pays pour lesquels le PNUD fournit des
données (entre 0 et 8%) en 2007. Il est de plus minimal comparé à la situation de La
Réunion sur la période 2005-2010 (le taux de chômage de longue durée est d’environ
12,5% sur cette période). Le chômage de longue durée, et la situation d’exclusion
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
161 Gadrey et al (2006) vérifient que cette méthodologie appliquée à la France entière fournit des
résultats similaires à ceux du PNUD.
162 Demandeur d'emploi (source : INSEE-TER 2011) : personne inscrite en fin de mois à Pôle emploi.
Depuis février 2009, les demandeurs d’emploi sont classifiés en cinq catégories (de A à E). La nouvelle
catégorie A comprend les demandeurs d’emploi sans emploi tenus de faire des actes positifs de
recherche d’emploi. Elle est équivalente au regroupement des anciennes catégories 1, 2 et 3 hors
activité réduite. Certains demandeurs d’emploi ne sont pas chômeurs au sens du BIT et, inversement,
certains chômeurs au sens du BIT ne sont pas inscrits à Pôle emploi. Selon l’enquête Emploi réalisée
annuellement par l’INSEE, environ 11 % des chômeurs au sens du BIT ne sont pas inscrits à Pôle
emploi. Ils effectuent cependant d’autres types de démarches.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 169
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
163 La Réunion présente des inégalités fortes par catégories socioprofessionnelles. C’est l’une des
régions affichant les rémunérations salariales nettes annuelles moyennes les plus élevées pour les
professions intermédiaires (6ème position régionale en 2007) et les cadres (7ème rang); tandis que le
salaire moyen des employés et celui des ouvriers font partie des plus faibles (respectivement 20ème et
25ème position) selon l’IEDOM (2010).
164 Ou « équivalent adulte », avec prise en compte du nombre d’individus composant le ménage, ce
qui correspond à peu de chose près à la correction du PNUD par la division par la racine carré du
nombre de personnes composant le ménage. Le nombre d’unité de consommation (UC) est calculé à
l’aide d’une échelle d’équivalence qui affecte un poids à chaque individu du ménage. L’échelle
d’équivalence la plus utilisée est celle de "l’OCDE modifiée" qui attribue 1 UC au premier adulte du
ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans.
170 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
disponible brut des ménages (RDB), incluant les prestations sociales, mais
uniquement par habitant et non par unité de consommation, ce qui ne correspond
pas à la définition du PNUD. Ce n’est seulement qu’à partir de l’année 2008 (INSEE-
TER 2011) que le RDB est présenté par unité de consommation, alors que nous
devons comparer ces données à celle utilisées par le PNUD pour la période 2000-
2005. Cependant, l’évolution relative du RDB par habitant de La Réunion par rapport
à la France étant très lente (voir Tableau 5), on peut supposer que les données sur le
RDB par unité de consommation de l’année 2008 peuvent être utilisées pour
représenter les niveaux de pauvreté relative du début de la décennie.
Tableau 5 : Revenu disponible des ménages par an par habitant, en Euro
2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008
Le tableau 6 présente les données de l’INSEE-TER 2011 sur les déciles de niveaux de
vie (basé sur le RDB par unité de consommation) et les calculs de taux de pauvreté au
sens de l’INSEE pour l’année 2008. Alors que l’INSEE considère un seuil de pauvreté
égal à 60% du revenu médian, le PNUD utilise un seuil de 50%. On doit donc se
servir de la distribution par déciles pour retrouver le taux de pauvreté au sens du
PNUD.
Tableau 6 : Niveaux de vie, inégalités et taux de pauvreté monétaire à La Réunion en 2008
Déciles de niveau de vie (€/mois) La Réunion France Métropolitaine
D1 480 830
D2 610 1040
D3 690 1210
D4 790 1370
D5 920 1520
D6 1100 1680
D7 1320 1890
D8 1740 2180
D9 2520 2760
Seuil de pauvreté INSEE 911 911
(60% revenu médian métropole)
Taux de pauvreté INSEE (%) 49 13
Seuil de pauvreté PNUD 760 760
(50% revenu médian métropole)
Taux de pauvreté PNUD (%) 40 <10
Notes : Niveau de vie : revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation
du ménage. Déciles : les neuf déciles séparent la distribution des niveaux de vie en 10 parts égales. Le
niveau de vie médian correspond au cinquième décile, au dessous duquel se situent les 50% les plus
modestes de la population. Seuil de pauvreté : il correspond à 50 ou 60% du niveau de vie médian. Un
individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur
au seuil de pauvreté. Source : INSEE – TER 2011 et calculs d’auteurs.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 171
Le seuil de 50% du revenu médian correspond à 460€ pour La Réunion et 760€ pour
la Métropole. En retenant le premier seuil, le taux de pauvreté à La Réunion serait
inférieur à 10% puisque le niveau de 460€ se situe en deçà du 1er décile (480€). En
retenant le second seuil, à l’instar de l’INSEE, le niveau de pauvreté au sens du
PNUD pour La Réunion serait d’environ 40% puisque le seuil de 50% du revenu
médian de la Métropole (760€) se situe légèrement en dessous du 4ème décile de
revenu de La Réunion (790€).165 Cette estimation est très proche de celle qui peut être
faite par exemple à partir de la couverture de la population par les minima sociaux
qui tous sont inférieurs au seuil de 760€ en 2008 (RMI, ASPA, API…). En effet, sur les
années 2000, environ 35% de la population réunionnaise était bénéficiaire, en étant
allocataires ou ayants droits, des minima sociaux (calculs à partir des données
INSEE-TER).
Le tableau 7 récapitule les résultats pour La Réunion des estimations des différentes
variables entrant dans la définition de l’IPH-2, et rappelle les données du PNUD
pour la France. En appliquant la formule de calcul, le niveau IPH-2 à La Réunion
serait égal à 29% contre 11% pour la France.
Tableau 7 : Niveau IPH-2 et des composantes, La Réunion et France
En % Réunion France
Même si le retard de La Réunion est sensible sur les quatre dimensions, ce niveau
élevé de la pauvreté mesurée par l’IPH-2 est dû en bonne partie au fort taux de
pauvreté monétaire (tout comme la faiblesse de l’IDH de La Réunion est expliquée
principalement par un niveau faible de PIB par tête, voir Goujon et Hermet, 2012).
En se référant par ailleurs au tableau 3, on constate que le niveau d’IPH-2 place La
Réunion aux derniers rangs du classement du PNUD sur 25 pays, soit à la hauteur
du Mexique (IPH-2 = 28%) et de l’Italie (IPH-2 = 30%), et surtout loin derrière les
autres pays (situés dans une fourchette IPH-2 comprise entre 6% et 16%). On peut
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165Par interpolation linéaire, en faisant l’hypothèse que la distribution est linéaire dans le quatrième
décile, 760€ correspond à un taux de pauvreté de 39,6%.
172 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
également relever que des pays proches de La Réunion en termes d’IDH (Pologne,
Slovaquie, Hongrie) ont des niveaux nettement plus faibles de pauvreté humaine
(environ 13%), suggérant que les inégalités sont nettement moins fortes dans ces pays
au développement humain comparable à celui de La Réunion (Tableau 8).
La comparaison de ces indicateurs montre que la proportion de Réunionnais vivant
dans des conditions de dénuement est significativement plus élevée que dans
d’autres pays appartenant au même niveau de développement. Les disparités au sein
de ce département français sont donc particulièrement marquées quand on les
compare à celles de territoires équivalents en termes de développement humain.
Tableau 8 : Comparaison des PIB par habitant, niveaux IPH et IDH entre La Réunion et
des pays à niveau d’IDH comparable.
Notes : PIB par habitant en dollar PPA et rang IDH 2007 sur 180 pays, Rang et valeur IPH tels que publiés
dans le Rapport sur le Développement Humain 2009 sur 25 pays. Pour La Réunion, PIB par habitant 2005 et
rang IDH 2005-2007, Goujon et Hermet (2012). Sources : PNUD et calculs des auteurs.
Conclusion
L’exercice présenté ici fournit une évaluation synthétique du niveau de pauvreté
humaine pour La Réunion suivant la méthodologie utilisée par le PNUD. On offre
ainsi la possibilité de comparer le niveau de pauvreté de ce DOM à la moyenne
nationale française, mais aussi à celle d’autres pays, en particulier ceux ayant des
pays de niveaux de développement humain comparable (Pologne, Hongrie…). La
faible couverture géographique de l’IPH-2 dans les publications du PNUD limite
cependant la portée de cet outil. On est ainsi dans l’impossibilité par exemple de
comparer l’étendue de la pauvreté de La Réunion par rapport à ses voisins
géographiques immédiats, notamment les autres économies insulaires de la région
Océan Indien (Maurice, Seychelles…). Ces derniers présentant des niveaux de
développement plus faibles, leur degré de pauvreté est évalué par le PNUD suivant
la version de l’IPH réservée aux pays en développement (IPH-1). S’agissant par
ailleurs de l’autre DOM de la région, Mayotte, se pose clairement la question du
choix de la version de l’IPH pour évaluer l’étendue de la pauvreté au sein de ce
récent département français. Avec l’équivalent d’une 100ème place sur l’échelle de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 173
Références bibliographiques
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New York: UNDP.
ALKIRE S. (2011), « Mesurer la pauvreté multidimensionnelle : les limites », Revue d’Economie du
Développement, vol 25, p. 61-104.
BOUTAUD A. (2007), « Les indices synthétiques du PNUD en région Ile-de-France », Etude pour le
MIPES - Conseil Régional Ile-de-France.
GADRAY J., RUYTERS C., LAFFUT M. (2006), « Des indicateurs régionaux de développement humain
dans le Nord-Pas-de-Calais et en Wallonie », Etude pour le Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais.
GOUJON M. (2008), « L'indice de Développement Humain : Une évaluation pour La Réunion »,
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GOUJON M. (2009), « L'indice de Développement Humain de La Réunion: des progrès depuis 20 ans
mais un retard persistant », INSEE-Economie de La Réunion n°134, p.32-36 et une version plus détaillée
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INSEE-Réunion, Tableau Economique de La Réunion (INSEE-TER)
PNUD (2009), Rapport Mondial sur le Développement Humain. New York : UNDP.
174 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
3e PARTIE
FORMES ET
EXPRESSIONS
DES INEGALITES
ET DE LA PAUVRETE
176 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 177
perde » (idem) ;
8. Les profits ne sont pas le « fruit de la spoliation », car leur réalisation dépend
d’un grand nombre d’aléa que l’entrepreneur ne peut maîtriser. Il supporte toutes les
conséquences de la banqueroute.
L’entrepreneur a « la tête habituée au calcul » pour qu’il « puisse comparer les frais
de production avec la valeur que le produit aura lorsqu’il sera mis en vente ». Say,
comme plus tard Schumpeter, met l’accent sur la capacité d’innovation de
l’entrepreneur. Pour surmonter les multiples obstacles qui se dressent devant lui, il
ne peut s’en remettre à la routine. Il doit sans cesse inventer, c’est-à-dire avoir le
« talent d’imaginer tout à la fois les meilleures spéculations et les meilleurs moyens
de les réaliser ». Cependant, Say désespérait de trouver un entrepreneur français
correspondant à cet idéal-type.
Au début du 20e siècle, Schumpeter (1883-1950) développe son analyse pour palier
les lacunes du modèle walrasien (qu’il admire cependant), incapable d’expliquer le
progrès technique, la croissance ou même les crises économiques. L'entrepreneur
schumpetérien introduit l'idée de mouvement. Schumpeter définit l’entrepreneur
comme l’agent économique qui innove. Son comportement n'est pas guidé par le
calcul économique. A l'image de ce que fut l'existence même de Cantillon,
l'entrepreneur schumpétérien est un joueur. Il assume dans ces conditions à la fois la
réussite et la faillite. L’entrepreneur est le moteur de la « destruction créatrice » : « le
capitalisme, répétons-le, constitue, de par sa nature, un type ou une méthode de
transformation économique et, non seulement, il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait
jamais le devenir » (Schumpeter, 1979, p. 115-116). Puis, il explique que « l’impulsion
fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les
nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les
nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous ces éléments créés
par l’initiative capitaliste » (Schumpeter, 1979, p. 116). Il nomme ce processus
évolutionniste propre au capitaliste, le processus de destruction créatrice : « ce
processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en
elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré
mal gré, s’y adapter » (Schumpeter, 1979, p. 116-117).
Le mobile de l’entrepreneur schumpetérien réside dans le défi, le changement, le jeu.
Son objectif est d’aller contre l’ordre économique établi. L’entrepreneur est ainsi
instrumentalisé pour expliquer la dynamique du capitalisme ou « l’évolution
économique ». L’idée majeure que nous retenons est celle de l’innovation par
opportunisme. L’innovation ne se limite pas pour Schumpeter à la création d’un
nouveau bien ou encore par l’introduction de la machine dans les ateliers.
L’innovation est, grossièrement, ce qui permet à l’entrepreneur d’accroître son chiffre
182 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
166Fabrication de nouveaux biens ; introduction d’une méthode de production nouvelle d’une branche
de production vers une autre ; ouverture de nouveaux débouchés ; conquête d’une nouvelle source de
matière première ou de produits semi-ouvrés ; réalisation d’une nouvelle organisation (ex. apparition
d’un monopole).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 183
6. La recherche du profit est secondaire, bien qu’elle ne soit pas dédaignée par
l’entrepreneur. Il est une espèce de joueur pour qui la joie de créer l’emporte sur la
recherche intrinsèque du gain. Mais, si le profit ne fait que couronner le succès des
nouvelles combinaisons, il est aussi l’expression de la valeur de la contribution de
l’entrepreneur à la production, comme le salaire pour le travailleur ;
7. C’est un calculateur génial car il peut prévoir mieux que les autres l’évolution de la
demande ;
8. Il a du charisme et de l’autorité. « L’importance de l’autorité n’est pas absente, il s’agit
souvent de surmonter des résistances locales, de conquérir des « relations » et de faire
supporter des épreuves de poids » (Schumpeter, 1935, p. 127).
9. L’entrepreneur peut être un chef, un chef d’entreprise. Mais, le terme de chef ne
fait pas de l’entrepreneur l’équivalent d’un chef militaire. L’entrepreneur ne se
distingue pas par des qualités spécifiques : « la tâche de chef est très spéciale : celui
qui peut la résoudre, n’a pas besoin d’être sous d’autres rapports ni intelligent, ni
intéressant, cultivé, ni d’occuper en aucun sens une ‘situation élevée’ ; il peut même
sembler ridicule dans les positions sociales où son succès l’amène par la suite. Par
son essence, mais aussi par son histoire (ce qui ne coïncide pas nécessairement) il est
hors de son bureau typiquement un parvenu, il est sans tradition, aussi est-il souvent
incertain, il s’adapte anxieux, bref il est tout sauf un chef. Il est le révolutionnaire de
l’économie – et le pionnier involontaire de la révolution sociale et politique – ses
propres collègues le renient, quand ils sont d’un pas en avance sur lui, si bien qu’il
n’est pas reçu parfois dans le milieu des industriels établis » (Schumpeter, 1935, p.
128). En remettant en question les pratiques industrielles établies, l’entrepreneur va
donc à l’encontre de la routine. Il a à la fois un comportement déviant tant sur le plan
économique que social.
10. Diriger une entreprise industrielle ou commerciale ne fait d'un individu un
entrepreneur. « Non seulement des paysans, des manœuvres, des personnes de profession
libérale – que l'on l'y inclut parfois – mais aussi des « fabricants », des « industriels » ou des
« commerçants » - que l'on y inclut toujours – ne sont pas nécessairement des
entrepreneurs » (Schumpeter, 1935, p. 107).
11. Un inventeur n'est pas forcément un entrepreneur, et inversement. « La fonction
d'inventeur ou de technicien en général, et celle de l'entrepreneur ne coïncident pas »
(Schumpeter, 1935, p. 126).
Nombre d’économistes ont tenté de rechercher dans l’économie des entrepreneurs
schumpétériens. L’entrepreneur schumpetérien manque de consistance. On ne peut
trouver un individu qui l’incarne de façon durable. Pour Perroux (1965), Henry Ford
n’est devenu un entrepreneur que lorsqu’il créa le « model T ». Pour Schumpeter,
être entrepreneur, ce n’est pas une profession, surtout un état durable. Est-ce ce que J.
K. Galbraith voulait affirmer lorsqu’il écrivait que l’on peut comparer l’existence du
grand entrepreneur à l’aspis meblifera mâle qui accomplit l’acte de création au prix de
184 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Le triomphe de la technostructure
La question du poids dominant des grandes entreprises et de la socialisation de la
propriété du capital dans l’économie des pays industrialisés prend une place
croissante dans les débats dès les années 1930. Le contexte de la crise économique et
le chômage qui en découle y est certainement pour beaucoup. Au début des années
1930, Berle et Means (1932) démontrent que le capitalisme américain n’est plus un
capitalisme d’entrepreneurs, mais managérial (et Schumpeter s’inscrit bien sûr dans
ce contexte). Les grandes entreprises ne sont plus dirigées par des individus mais par
une bureaucratie. La technostructure s’est substituée à l’entrepreneur : environ 2000
individus étaient administrateurs des 200 plus grandes sociétés américaines en 1930.
Les entreprises américaines sont quasiment devenues, selon les dires de Berle et
Means, des « institutions sociales ». L’entreprise n’est plus une propriété
individuelle, mais collective. Quelles sont les conséquences qui découlent de ce
constat ? Des masses de capitaux de plus en plus importantes peuvent être
mobilisées, un plus grand nombre de salariés également. La production industrielle
et le développement des techniques franchissent un nouveau pas. Grâce à la société
anonyme, le pouvoir de création du capitalisme est décuplé.
Les propos de Berle et Means corroborent ceux de Marx quelques décennies
auparavant : « Le monde se passerait encore du système des voies ferrées, par exemple, s’il
eût fallu attendre le moment où les capitaux individuels se fussent assez arrondis par
l’accumulation pour être en état de se charger d’une telle besogne. La centralisation du capital
au moyen des sociétés par actions y a pourvu, pour ainsi dire, en un tour de main » (Marx,
1976, tome 1, p. 448). La société anonyme a décuplé le pouvoir producteur du
capitalisme. Galbraith le reconnaît lui-même ! L’économie se déploie de façon
intégrée. La socialisation de la propriété du capital renforce celle de la production et
inversement. Alors que la mécanisation de la production a scellé la séparation entre
le travail de conception et le travail de fabrication, la société anonyme apporte au
capitalisme une énergie nouvelle. L’activité économique est pensée à tous les
échelons de la production, indépendamment des individus qui en constituent les
rouages. Quelle marge d’action reste-il dans ces conditions à l’entrepreneur
individuel ? Quelle est la place de l’initiative individuelle ? La question est d’autant
plus insolite dans une société qui a fait de l’individualisme l’une de ses valeurs
dominantes. Galbraith pose de façon récurrente cette question fondamentale.
Le pouvoir économique et financier a donc été transféré des individus vers des
organisations. Quelles sont les raisons de cette évolution ? Galbraith distingue quatre
raisons majeures qui proviennent des exigences techniques de l’industrie moderne :
1. Besoin de connaissances très spécialisées de haut niveau : le développement
industriel s’appuie sur des connaissances de haut niveau très spécialisées qu’un seul
individu ne peut maîtriser. Galbraith souligne sur ce point que « le vrai succès de la
science et de la technologie modernes consiste à prendre des hommes ordinaires, à les informer
186 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
minutieusement, puis au moyen d’une organisation appropriée, à faire en sorte que leurs
connaissances se combinent avec celles d’autres hommes spécialisés, mais également
ordinaires. Cela dispense du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais beaucoup
plus prévisible » (p. 102).
2. Besoin de contrôler le processus industriel : ce deuxième facteur d’explication
dérive également de la technologie avancée et de ses conséquences financières, mais
aussi et plus directement du besoin de planification qui résulte et implique un
contrôle strict du processus.
3. Besoin de coordination des tâches : « il faut rassembler les talents sur un objectif
commun » (p. 104). La grande entreprise a besoin de prévoir en raison de la masse de
capitaux qu’elle brasse. Elle doit prévoir ses besoins (en matières premières, produits
semi-finis et autres) et organiser le marché, d’où la planification.
4. Besoin de contrôler la demande : ce sont les consommateurs, qui en achetant
les produits de la grande entreprise, alimentent ses profits. Les grandes entreprises
ne cherchent pas à répondre aux besoins des consommateurs, mais elles les créent de
manière artificielle par le biais de la publicité.
Le lien de parenté intellectuelle est manifeste avec la théorie du travailleur collectif
de Marx qui est formé par « (…) la combinaison d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires
qui constitue le mécanisme spécifique de la période manufacturière. Les diverses opérations
que le producteur d’une marchandise exécute tour à tour et qui se confondent dans l’ensemble
de son travail, exigent, pour ainsi dire, qu’il ait plus d’une corde à son arc. Dans l’une, il doit
déployer plus d’habileté, dans l’autre plus de force, dans une troisième plus d’attention, etc.,
et le même individu ne possède pas toutes ces facultés à un degré égal » (Marx, 1976, livre 1,
p. 254). La grande entreprise doit planifier son activité, décider des choix du
consommateur et de ce qu’il va payer pour les satisfaire. Elle doit également prévoir
ses besoins en matières premières, en main-d’œuvre… Comment les acquérir et les
rendre compatibles avec le prix qu’elle va recevoir avec le produit qu’elle
commercialise d’autant qu’elle a investi des capitaux très importants en matériels,
machines et dépenses de recherche-développement ? En bref, elle doit exercer son
contrôle sur ce qu’elle vend et sur ce qu’elle achète, en d’autres termes remplacer le
marché par la planification. La firme élimine le marché par l’intégration verticale, en
prenant le contrôle de sa source de ravitaillement ou de son débouché. « Des
transactions qui étaient sujettes à négociations sur les prix et les quantités sont ainsi
remplacées par un transfert dans le cadre de l’unité planificatrice » (p. 67). C’est un moyen
de combattre l’incertitude du marché bien que celle-ci ne soit pas éliminée, car ainsi
la firme remplace une « grande incertitude incontrôlable » par des « incertitudes plus
réduites » (p. 67). Les relations entre les grandes firmes sont devenues contractuelles
précisément pour cette raison : combattre l’incertitude. L’aléa des mécanismes de
l’offre et de la demande s’en trouve ainsi minimisé. Le fameux article de Coase (1987)
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 187
sur la nature de la firme le montre clairement dans une espèce de dialectique entre
l’entreprise et le marché.
Alors que le chemin de fer a été l’industrie motrice du 19e siècle, la conquête
spatiale marque le siècle suivant. Mais, ce n’est pas un individu de génie qui a rendu
possibles des vols lunaires, mais une bureaucratie. L’entrepreneur idéalisé par Say ou
Schumpeter (dans Théorie de l’évolution économique) n’est plus. L’entreprise – répétons-
le – n’est plus dirigée par un seul individu remettant du même coup en cause le
principe de la maximisation du profit selon le principe du calcul économique
individualiste (l’entrepreneur maximise son profit et le consommateur son utilité). Le
capital d’une entreprise n’est plus la propriété d’un seul individu ou d’une famille. Il
est réparti entre une pléthore d’actionnaires, qui ne participent pas à la gestion de
l’entreprise, qui n’ont aucune influence sur ses choix économiques.
Ces grandes entités ne peuvent être rentables qu’en exploitant des marchés en
constante expansion. Les grandes entreprises américaines qui avaient au lendemain
de la seconde guerre mondiale favorisé cette évolution sont confrontées à de
nouveaux concurrents, d’abord européens puis asiatiques. Des signes manifestent de
crise apparaissent dès la fin des années 1960. Le chômage augmente dans des
proportions considérables. En 1973, Schumacher publie Small is beautiful, puis au
début des années 1980, Piore et Sabel, Les chemins de la prospérité, ouvrage dans lequel
ils développent la thèse du capitalisme flexible, soit une espèce d’actualisation de la
thèse de Marshall. Quelques exemples de réussite spectaculaire au début des années
1980 contribuèrent à alimenter Légende de l’entrepreneur (Boutillier, Uzunidis, 1999).
Progressivement, la petite entreprise prend sa place dans le champ de l’économie
industrielle. Comment fonctionne-t-elle ? Quel est le secret de sa longévité ? Quelles
sont ses caractéristiques ? L’idée selon laquelle la petite entreprise n’est pas un
modèle réduit de la grande entreprise s’impose et son étude est tout aussi pertinente
au regard de la dynamique du capitalisme que celle de la grande entreprise. Dans
l’introduction d’un ouvrage, devenu depuis longtemps un ouvrage de référence, La
petite entreprise, publié en 1988, Julien et Marchesnay expliquent que la grande
entreprise correspond à une sorte d’idéal-type alors que la petite entreprise existe
sous des formes très diverses. Ils ajoutent à juste titre que l’origine de la grande
entreprise réside dans la volonté des hommes « pour lutter contre la complexité de leur
environnement » (Julien, Marchesnay, 1988, p. 24), alors que la petit entreprise est une
« invention des hommes destinée à s’adapter à la complexité d’un environnement largement
subi » (idem). En bref, la petite entreprise fait l’objet de toutes les attentions de la part
d’universitaires européens, américains, japonais… En 1982, Jaeger publie un ouvrage
pionnier en la matière (et que nous avons à plusieurs reprises utilisé dans le cadre de
notre analyse), Artisanat et capitalisme, l’envers de la roue de l’histoire. L’un des intérêts
188 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
de son analyse est qu’elle s’inscrit dans le cadre marxiste comme son titre le laisse
sous-entendre. Elle débute son introduction par une phrase extraite d’un des
ouvrages clés de l’économiste marxiste Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital,
dont la première édition remonte à 1913 : « personne n’ignore qu’un pays dominé
exclusivement par la production capitaliste et peuplé uniquement de capitalistes et de salariés
n’existe pas encore et n’a jusqu’à présent, jamais existé nulle part » (Rosa Luxembourg cité
par Jaeger, 1982, p. 11).
Cette intrusion de la petite entreprise dans le champ de l’économie industrielle est
concomitante avec le retour de l’entrepreneur comme acteur économique de premier
plan. Depuis le début des années 1980, les analyses de Cantillon, Say et Schumpeter
sont actualisées, réinterprétées dans un environnement économique et social qui a
priori laisse peu de place à l’initiative individuelle.
Pendant les années 2000, Audretsch (2006, 2007 ; voir aussi Facchini, 2007 ; Facchini,
Konning, 2008) pronostique la transformation radicale du capitalisme, celui-ci
devenant entrepreneurial et non plus managérial. Il ne s’agissait pas cependant pour
Audretsch d’imaginer un monde de petites entreprises, mais d’envisager
l’épanouissement d’une nouvelle organisation économique et sociale laissant plus de
place à l’initiative individuelle et à l’imagination, tout en mettant l’accent sur la
dynamique de petites entreprises innovantes. Aussi, le rôle de l’Etat a changé
puisqu’il s’agit de créer des conditions favorables à l’épanouissement de l’initiative
individuelle et de l’esprit d’entreprise. Pour Audrestsch, à l'image de Mises, tout le
monde est susceptibles d'être entrepreneurs, car tous sont des « spéculateurs par
nécessité » (Mises, 2004, p. 150). Ce n'est pas une qualité qui est réservée à quelques
élus, dans le sens où que l'on soit entrepreneur, salarié ou consommateur, tous ont
un comportement rationnel et maximisateur.
Audretsch (2007) discute la réalité actuelle du capitalisme managérial galbraithien et
conteste en substance le rôle que Galbraith laisse à l’entrepreneur, sorte de figure en
décomposition. Pour Audretsch, l’entrepreneur joue (encore et toujours) un rôle clé
dans la dynamique du capitalisme en matière d’innovation, en osmose avec Say et
Schumpeter. Il oppose le capitalisme des années 1945-1970 au capitalisme
contemporain, et distingue d'une part le taylorisme et le fordisme de la grande
entreprise, la production de masse et le développement de l'emploi salarié, d'autre
part ce qu'il nomme la société entrepreneuriale qui, dans un contexte international
marqué par la remise en cause des rapports concurrentiels (industrialisation d’une
vaste partie du monde, montée de la Chine, du Brésil et de l’Inde), se caractérise par
la création d'une pléthore de petites entreprises innovantes. Les créateurs de ces
nouvelles entreprises tirent profit des opportunités d'investissement (au sens
kirznerien du terme) (Kirzner, 2005) que les autres entrepreneurs n'ont pas détecté.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 189
La société qui apparaît progressivement à partir de la fin des années 1970 est plus
créative et permissive. La globalisation n'a pas entraîné la disparition des petites
entreprises, au contraire (comme en témoigne le phénomène des start-up dans
maints secteurs d’activité), pour deux raisons majeures qui ont trait d'une part au
déclin des grandes entreprises, d'autre part à l'émergence de l'économie de la
connaissance :
1. les grandes entreprises (c'est-à-dire les entreprises de plus de 500 salariés)
présentes dans les industries manufacturières traditionnelles ont perdu de leur
compétitivité dans les pays industriels (où les salaires sont élevés) ;
2. les petites entreprises se sont en revanche développées dans de nouveaux
secteurs d'activité grâce à l'émergence de technologies nouvelles.
Les grandes entreprises ne sont donc pas appelées à disparaître, pour laisser place à
des entreprises de plus petite taille, car les conditions d’entrée sur un marché
diffèrent selon le secteur d’activité (plus ou moins intensif en capital et/ou en
savoirs). Audretsch souligne bien que les grandes entreprises sont plus innovantes
que les petites, car les premières possèdent de grands laboratoires et consacrent des
moyens financiers et humains importants pour la recherche-développement. Mais, si
cette affirmation est vérifiée globalement, le constat n'est pas le même selon le secteur
d'activité. Les petites entreprises ont lancé des innovations significatives dans
l'industrie informatique ou celle des instruments de contrôle. En revanche, les
grandes entreprises de l'industrie pharmaceutique et de l'aéronautique sont
particulièrement innovantes. Pourtant, des entreprises ne faisant pas ou peu de
recherche-développement, sont parfois innovantes. Comment expliquer que de
petites entreprises innovent sans budget de recherche-développement, alors que ce
sont les grandes entreprises qui y consacrent des moyens importants ? Quels sont les
mécanismes qui permettent ces « débordements de connaissance » à partir de la
source produisant la connaissance que ce soit de grandes entreprises ou des
universités ? Audretsch critique l'analyse couramment admise selon laquelle les
entreprises sont insérées dans des réseaux d'alliance leur permettant d'internaliser la
connaissance extérieure à la firme. Selon cette approche, la petite firme existe de
façon exogène, car sa taille l'empêche de générer suffisamment de moyens financiers
pour créer des connaissances. Elle est donc amenée à chercher d'autres moyens pour
produire de la connaissance, d'où l'importance des réseaux d'alliance. Dans le même
ordre d’idées, les travaux sur le rôle des réseaux sociaux et la formation
d’opportunités dans les affaires montrent, s’il n’était nécessaire, que la création d’une
entreprise n’est pas le fait d’un individu isolé, mais un acte social. L’entrepreneur est
un agent socialisé.
Audretsch remet en question l'idée selon laquelle l'entreprise (petite) est exogène et
suppose que c'est la connaissance qui est exogène. La connaissance nouvelle et ayant
potentiellement de la valeur n'existe pas de façon abstraite, elle est incorporée dans
190 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
la création de routines. Les activités qu’ils développent sont très proches de celles de
leurs prédécesseurs. Les innovateurs en revanche développent des routes et des
savoirs qui sont de façon significative différents de ceux des entrepreneurs qui les
ont précédés. Mais, la plupart des entrepreneurs reproduisent des routines existantes
et ne sont pas des innovateurs. A cela s’ajoute le fait que toutes les entreprises créées
ne vont pas survivre. Certaines feront faillite. Cela signifie que des routines et des
compétences vont également disparaître. Le fait de distinguer ainsi les entrepreneurs
innovateurs des reproducteurs contribue très largement à relativiser le mythe d’un
entrepreneur qui par définition serait un entrepreneur innovateur, voire
révolutionnaire au sens technologique de terme. Or, c’est précisément ce que l’on
observe depuis plusieurs années dans de nombreux pays. La création d’entreprise
répond en premier lieu au besoin de créer son emploi dans une économie qui est
devenue beaucoup moins performante en matière de création d’emplois salariés.
Cet aspect du problème est également manifeste lorsque les évolutionnistes abordent
la question de l’hétérogénéité de l’entrepreneuriat. Car, si l’on parle de
l’entrepreneur de manière générique (et par conséquent sur la fonction
entrepreneuriale), l’accent est mis sur l’hétérogénéité du groupe que l’on nomme
« les entrepreneurs ». Ces entrepreneurs sont dotés d’une rationalité procédurale.
Quand les agents économiques ne sont pas en possession de toutes les informations
dont ils ont besoin, ils ne peuvent trouver la solution optimale. Ils doivent rechercher
l’information et s’arrêteront lorsqu’ils auront trouvé une solution qui satisfait leurs
besoins. L’information n’est pas donnée et doit être recherchée. Pour y parvenir ils
doivent mobiliser des ressources. Dans ces conditions, le comportement des agents
économiques est le produit de l’équation suivante : ressources + but + information.
L’accent est également mis sur le capital humain des entrepreneurs. Quelles sont
leurs connaissances, les qualifications, les compétences qu’ils maitrisent ? C’est grâce
à ce capital humain qu’ils pourront acquérir les ressources dont ils ont besoin. Grâce
à leur réseau de relations sociales, ils auront aussi accès à des ressources (en
connaissances, financières, etc.) et à des informations qu’ils ne possèdent pas.
L’entrepreneur, avant d’être individuel, est un agent social. Il en va ainsi tout
particulièrement du processus grâce auquel l’individu acquiert de nouvelles
connaissances à la fois par les institutions telles que l’école ou l’université, mais aussi
la famille ou l’entreprise. On peut ainsi distinguer deux sortes de capital social, celui
qui est hérité de la famille et celui qui est développé par l’individu lui-même. Sur ce
point toutes les familles ne sont pas dotées des mêmes ressources. Parfois, la famille
peut être un handicap pour réussir. Mais, le rôle du capital social en matière
d’innovation entrepreneuriale n’est pas tranché. Le capital social peut-il être
considéré comme une réponse pour innover, ou bien sont-ce les dotations originales
en ressources sociales qui déterminent la capacité d’innovation d’un entrepreneur
donné ?
192 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
amenés à détailler au moyen d'exemples que nous développerons dans les pages qui
vont suivre (tableau 1). Ce que nous voulons avant tout souligner c'est le
développement de l'entrepreneuriat que nous constatons depuis plusieurs années
s'inscrit dans un changement de paradigme sociétal. La société entrepreneuriale est
beaucoup plus incertaine. L’insécurité sociale est élevée (importance du chômage et
de la précarité de l’emploi). Mais, la contrepartie de cette insécurité sociale réside-elle
dans une capacité créative plus importante ?
Depuis la fin des années 1990, de nouveaux indicateurs économiques ont été créés
pour évaluer l’ampleur de l’activité entrepreneuriale mais aussi la qualité du climat
des affaires dont le dynamisme entrepreneuriale dépend. Avec quelle facilité, un
individu peut-il créer une entreprise ? Quelle est la procédure administrative à
suivre ? Comment trouver les capitaux nécessaires au démarrage du projet ? Soit un
ensemble de conditions qui sont appréciées dans le cadre de l’indicateur de la
Banque mondiale « Doing business ». Les indicateurs du Global Entrepreneurship
monitor et de l’OCDE (« Mesuring entrepreneurship ») tendent en revanche
d’évaluer l’ampleur et la qualité de l’activité entrepreneuriale, mais également
l’attitude des individus face au risque de la création d’entreprise. A titre indicatif, et
de façon tout à fait arbitraire, nous avons relevé ces indicateurs pour la France, le
Royaume Uni et les Etats-Unis. Nous constaterons qu’en dépit d’un climat des
affaires relativement bon (la France est bien notée sur ce point par la Banque
mondiale, en particulier depuis la loi d’initiative économique), la société française est
peu encline à prendre des risques. L’activité entrepreneuriale y reste peu développée
par rapport au Royaume Uni ou aux Etats-Unis. Ce résultat n’est pas surprenant. Il
correspond à l’image que nous pouvons avoir de la situation entrepreneuriale de ces
trois pays. Il existe à présent des indicateurs pour le valider scientifiquement. Nous
constaterons que l’aversion des Français pour le risque lié à la création d’entreprise
est très forte. Et, si depuis ces vingt dernières années les conditions du
désengagement de l’Etat sont bien établies, le créateur d’entreprise agit « par défaut »
plutôt que « par opportunité ».
La Banque mondiale établit depuis 2004 tous les ans un classement international (183
pays) pour évaluer le climat des affaires de chaque économie. La création
d’entreprise est l’un des indicateurs, mais pas l’unique. Les rédacteurs du rapport
2010 soulignent que 2009 a été une année exceptionnelle en termes de réformes : 287
réformes dans 131 pays, soit une augmentation de 20% par rapport à 2008. La
création d’entreprise a été l’un des objectifs principaux des réformateurs. La majorité
des ces réformes a concerné les pays en développement et en transition qui sont en
phase de libéralisation. L’indicateur « Doing Business » comprend les items suivants :
Création d’entreprise, Octroi de permis de construire, Embauche des travailleurs,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 195
Depuis la fin des années 1990168, trois grands textes de lois ont été promulgués pour
promouvoir l’entrepreneuriat en France (tableau 5). Le premier, par ordre
chronologique, est spécifique à l’entrepreneuriat scientifique (loi de 1999 sur
l’innovation et la recherche), le deuxième a pour objectif majeur de faciliter la
création d’entreprise (loi pour l’initiative économique de 2003) et la troisième est
notamment à l’origine du statut de l’auto-entrepreneur (loi de modernisation de
l’économie de 2008). Il ne s’agit pas de détailler chacun de ces textes de lois, mais de
mettre l’accent sur un processus qui a débuté depuis la fin des années 1990 et qui vise
à assouplir le cadre administratif de la création d’entreprise en France. Toutes les
catégories de la population peuvent être concernées : les salariés, les hommes et les
femmes, les jeunes et les personnes âgées, les diplômés ou non diplômés, les
chômeurs ou les salariés. Un ensemble de dispositions a été prévu. La loi de 2003
d’initiative économique constitue une étape importante dans ce processus puisque
d’une part elle vise à alléger la procédure administrative de création, mais aussi et
surtout en supprimant le principe d’un montant de capital minimum pour créer une
SARL. La loi de 2008 de modernisation économique va dans le même sens en créant
le statut de l’auto-entrepreneur. La création d’une auto-entreprise est ouverte à tous,
que l’on soit salarié ou demandeur d’emploi, étudiant ou même fonctionnaire, qu’il
s’agisse d’une activité principale ou complémentaire. Le chiffre d’affaires ne doit pas
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
167 Ce résulte est validé par le baromètre de l’entrepreneuriat d’Enst & Young pour 2011 selon lequel
seulement 24% des entrepreneurs interrogés (sur plus d’un millier) pensent que la France est un pays
dont la culture encourage l’initiative et la création, très loin dernier l’Inde (98%), la Chine (92%), les
Etats-Unis (88%), l’Allemagne (78%), le Royaume Uni (76%) et le Japon (55%) (Les échos, 18/10/2011).
168 La volonté visant à promouvoir l’entrepreneuriat ou tout au moins à protéger les petites entreprises
est bien antérieure à cette période : loi Royer en 1973, suppression de la patente en 1977 remplacée par
la taxe professionnelle.
198 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Lois Objets
Loi sur l'innovation et la • Mobilité des hommes et femmes de la recherche vers l'entreprise :
recherche du 12/07/1999 créer une entreprise, être consultant, participer au capital d'une
entrepris, siéger dans le conseil d'administration d'une entreprise.
• collaborations entre la recherche publique et les entreprises
• cadre fiscal pour les entreprises innovantes le cadre juridique pour
les entreprises innovantes
Loi pour l'initiative • Faire de la création d'entreprise un acte accessible à tous, rapide et
économique 1/8/2003 simple (la loi ne fixe plus de capital minimum pour créer une SARL ;
allègement des procédures administrative ; déclaration de la création
d’entreprise par voie électronique, etc.)
• faciliter la transaction entre le statut de salarié et celui
d'entrepreneur
• financer l'initiative économique (un salarié qui crée ou reprend
une entreprise a le droit de conserver en parallèle son emploi salarié ;
il peut aussi recourir à un congé pendant lequel son contrat de travail
est suspendu
• accompagner socialement les projets
• faciliter le développement et la transmission des entreprises
Loi de modernisation de • Mesures relatives au statut de l'entrepreneur individuel : nouveau
l'économie du 4/08/2008 régime simplifié « micro-social », instauration du versement
libératoire de l'impôt sur le revenu pour les « micro-entrepreneurs »
• mesures favorisant la création et le développement des PME
• mesures simplifiant le fonctionnement des PME
• mesures favorisant la reprise, la transmission, le « rebond »
Dans le cadre d’une étude récente relative à l’évolution de l’emploi en France depuis
le début des années 1960, l’INSEE (Marchand, 2010) en comparant la situation
actuelle avec celle qui prévalait au début des années 1960, affirmait que l’emploi
apparaissait aujourd’hui comme « éclaté » à plusieurs niveaux : celui des statuts et
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 199
des situations d’activité entre emploi et chômage, des durées et rythmes de travail,
des modes de rémunération ou des unités productives. Entre 1990169 et 2007, la part
des emplois temporaires dans l’emploi salarié est passée de 10 à 15%. Le rédacteur de
l’étude met l’accent sur la multiplication des statuts et sur la transformation du
rapport salarial. Jusqu’aux années 1930, le salariat augmente. Il concerne en premier
lieu les actifs non agricoles. Après la seconde guerre mondiale, on observe la quasi
disparition de la paysannerie et le déclin des petits entrepreneurs, artisans et petits
commerçants. Le taux de salariat passe de 56% au début du 20e siècle à environ 90% à
l’heure actuelle. L’emploi indépendant résiste dans certains secteurs (en particulier
dans les services marchands et le bâtiment). L’auteur parle du regain des
indépendants depuis ces dernières années comme le signe d’une adaptation à al
crise, tant pour les individus en quête d’emplois que pour les grandes entreprises qui
externalisent leurs activités périphériques en recourant à la sous-traitance.
La précarisation de l’emploi se reflète dans le développement d’un entrepreneuriat
tout aussi précaire. A l’heure actuelle, la majorité des entreprises sont des entreprises
imitatrices (ou des entrepreneurs imitateurs qui s’appuient sur des routines établies)
pour reprendre à notre compte le vocable des économistes évolutionnistes. Elles sont
créées par une seule personne selon l’INSEE170. En 2010, plus de 94% des entreprises
créées (y compris les auto-entreprises) le sont sans salarié, depuis le début des années
2000, cette proportion est en augmentation. Et, moins de 4% sont créées avec un ou
deux salariés. Seulement 1% des entreprises sont créées avec 10 salariés ou plus. Ces
nouveaux entrepreneurs ont majoritairement une formation technique, mais nous
observons aussi des différences importantes entre les hommes et les femmes : 19%
(femmes) ou 27,4% (hommes) des nouveaux créateurs ont un CAP ou un BEP171,
environ 10% (femmes et hommes) ont un Bac technique. Les femmes qui créent une
entreprise sont relativement plus diplômées que les hommes (9% des femmes ont un
BAC général contre 6,5% des hommes). 45,4% des femmes ont un diplôme supérieur
au BAC, contre 34% pout les hommes. De même, plus de 18% des femmes qui ont
créé leur entreprise en 2006 étaient sans activité contre seulement 8,5% des hommes.
Le taux relativement fort d’entreprises créées par des femmes, en fonction du niveau
de diplôme, est-il la contrepartie des difficultés auxquelles les femmes sont
confrontées pour accéder au marché du travail ? Toutefois, quel que soit le sexe ou le
niveau de diplôme, la principale motivation de la création d’entreprise est l’emploi.
Selon l’INSEE, 64% des créateurs avaient en 2010 pour objectif de créer leur propre
emploi (contre 61% en 2006 date de la précédente enquête)172.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
169 Il s’agit des données du recensement de 2007. C’est en 1990 que la question de l’emploi temporaire
a été posée lors du recensement.
170 http://www.insee.fr
171 CAP : Certificat d’aptitude professionnelle ; BEP : Brevet d’études professionnelles.
172 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=sine2010
200 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
(1) Les créateurs d’entreprise pouvaient indiquer jusque trois raisons différentes.
Source : INSEE, enquête Sine, 2010, interrogation 2010.
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
173 Depuis le 1/1/2004, la durée de l’indemnisation a été réduite (de 30 à 23 mois).
174 http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112
175 http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 201
Par ailleurs, l’enquête SINE de l’INSEE pour 2009176 met en évidence un ensemble
d’inégalités très fortes en matière de création et de pérennité d’entreprise. S’agissant
d’entreprises créées en 2006 que :
1. Plus le créateur investit initialement plus l’entreprise est pérenne : les
entreprises créées en 2006 avec au moins 80 000 euros d’investissement sont 2,1 fois
plus souvent actives en 2009 que celles créées avec moins de 2000 euros. Or, 54% des
entrepreneurs ont investi moins de 8000 euros et seulement 8% au moins 80 000
euros ;
2. Les entreprises créées par des personnes âgées de moins de 30 ans et par des
chômeurs cessent leur activité plus rapidement ;
3. Plus le créateur est diplômé, meilleures sont ses chances de survie de son
entreprise. 71% des entreprises en 2006 par des diplômés de l’enseignement
supérieur sont toujours actives en 2009, contre seulement 58% des entreprises créées
par des non-diplômés.
4. Cependant le dispositif d’aide aux chômeurs créateurs d’entreprise semble
remplir son objectif puisque les entreprises aidées sont presque aussi pérennes que
les autres. Certes, oui, mais une étude du CEE (Désiage, Duhautois, Redor, 2011)
montre que les aides pour les chômeurs créateurs d’entreprise ne touchent pas en
priorité les plus démunis.
Depuis 2009 et la promulgation du statut de l’auto-entrepreneur, la création d’une
(auto)entreprise apparaît plus que jamais comme une voie pour échapper au
chômage. En 2010, la motivation principale pour 44% des auto-entrepreneurs était de
créer son propre emploi. Avant de créer 30% des auto-entrepreneurs étaient au
chômage (18% depuis moins d’un an et 12% depuis plus d’un an)177.
Cependant, en 2005, selon l’INSEE (Boutillier, Uzunidis, 2009), une entreprise sur 20
fait partie d’un groupe, français ou étranger. Plus de la moitié des salariés des
entreprises (soit 6,5 millions) y travaillent. Les entreprises des groupes produisent
plus de 60% de la valeur ajoutée, détiennent la majeure partie des immobilisations et
80% des actifs nets. Les groupes sont constitués d’un ensemble d’entreprises dont ils
sont propriétaires, mais exercent aussi leur pouvoir sur un grand nombre de petites
(le tiers des PME françaises vit dans le sillage des grandes). Celles-ci trouvent leur
place dans ce vaste espace créé par les groupes (sous-traitants, franchisés,
fournisseurs, transporteurs, etc.). Le groupe offre des opportunités de création de
nouvelles entreprises lorsque, par exemple, pour des raisons de réduction des coûts,
il externalise certaines de ses fonctions (maintenance, nettoyage, traitement de
données, construction, etc.) ; il devient aussi leur bourreau lorsque la conjoncture est
mauvaise. Selon une étude plus récente de l’INSEE (Cottet, 2010), les salariés du
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
176 http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/irweb.asp?id=sine2009.
177 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=autoentr2010
202 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
secteur privé travaillent aujourd’hui dans des entreprises plus grandes qu’il y a
trente ans. Ces entreprises englobent une ou plusieurs sociétés (et forment des
groupes, qui englobent elles-mêmes un ou plusieurs établissements. Le rédacteur de
l’étude souligne un fait d’importance au regard de notre étude : mais si les
entreprises, centres de décision et des orientations stratégiques, ont grandi au fil du
temps, ce n’est pas le cas des établissements qui sont désormais plus petits. Les
entreprises ont donc grandi en rassemblant de plus en plus d’établissements. Est-ce
cette recomposition des grandes entreprises, à travers des réseaux de sous-traitance,
que l’on peut nommer « société entrepreneuriale » ?
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
178Site web du gouvernement, http://www.competitivite.gouv.fr
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 203
Landoldt, 1996). Un degré élevé d’encastrement social peut provoquer le déclin des
régions (Grabher, 1993 ; Laperche, Uzunidis, 2011). La théorie évolutionniste (Nelson
et Winter, 1982), que nous avons appliquée plus haut à l’entrepreneuriat, a pour
objet l’étude des comportements des agents économiques en fonction de processus
d’apprentissage et de coordination en vertu de procédures de tâtonnement. Certaines
régions auraient ainsi des difficultés pour s’orienter vers de nouvelles activités. Dans
ces conditions, une région dont le développement économique s’est appuyé pendant
plusieurs décennies sur la grande industrie et le salariat sera confrontée à
d’importantes rigidités pour assurer sa reconversion dans de nouvelles activités. Ces
rigidités sont tant qu’économiques (en termes de ressources financières), en capital
humain (ressources en savoirs et compétences) que culturel (du salariat à
l’entrepreneuriat).
Nombre d’études montrent que les individus ne créent pas une entreprise dans une
région donnée parce que celle-ci se singularise par son dynamisme entrepreneurial
ou parce qu’elle concentre des ressources importantes dans différents domaines,
mais plus simplement parce qu’ils y sont nés ou encore ils y résident. Ce constat nous
conduit à mettre l’accent sur des facteurs économiques, démographiques et sociaux
plus variés : poids des obligations familiales, coût et difficulté de la mobilité
géographique, valorisation d’un réseau de relations sociales construit depuis
l’enfance (relations de voisinage, professionnelles, amicales ou familiales) (Barthe,
Beslay, Grossetti, 2008 ; Bourdeau-Lepage, Huriot, 2009 ; De Barros et Zalc, 2007 ;
Moulaert, Mehmood, 2008 ; Reix, 2008). La proximité géographique s’inscrit dans une
proximité cognitive et sociale, dans une proximité organisée par les individus eux-
mêmes en fonction des objectifs qu’ils se sont donnés (Zimmermann, 2008).
L’entrepreneur crée son entreprise sur le territoire où il dispose d’un réseau de
relations sociales qu’il contrôle, contribuant du même coup à réduire l’incertitude
propre à l’économie dans laquelle il est inséré.
La majorité de ces futurs entrepreneurs créeront, peut-être, leur entreprise dans la
région (voire dans la ville) où ils sont nés et/ou ils résident. Au-delà des
caractéristiques objectives (géographiques, économiques, sociales, administratives,
etc.) d'un territoire, celui-ci se caractérise aussi par une dimension subjective relative
au vécu (Reix, 2008) des individus qui le peuplent. La dimension vécue du territoire
transparait dans un réseau de relations sociales (familiales, professionnelles,
amicales, de voisinage, etc.) tissées entre les individus, construit souvent depuis
l’enfance. Pourtant, on constate que la grande majorité de ces futurs créateurs n’est
pas issue d’une famille d’entrepreneur (et ont été salariés avant de créer cette
entreprise), mais aussi que la famille contribue très chichement au financement de
cette création. Ces futurs entrepreneurs sont d'origine sociale modeste. Ils sont
généralement issus d’un milieu social défavorisé (ouvrier ou employé, souvent en
situation de demandeur d’emploi au moment de la création). Leurs familles ne sont
ni en situation d’apporter des conseils sur le plan managérial, ni celui de bailleurs de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 205
fonds. L’ensemble de ces théories tend à montrer qu’il existe une relation forte entre
les entreprises et le territoire. Mais, l’exercice devient beaucoup plus difficile lorsqu’il
s’agit de passer de stade de l’analyse à celui de la définition de mesures de politiques
économiques pour relancer l’activité économique d’un territoire donné. Ainsi les
pôles de compétitivité ont réuni des entreprises et des centres de recherche existants.
Ce ne sont pas des créations d’entreprises. Pourtant, la création d’entreprises est
généralement perçue comme le moyen grâce auquel il est possible de redynamiser un
territoire en récession. La question est d’autant plus difficile quand il s’agit de
régions qui sur plusieurs décennies se sont développées grâce à l’emploi salarié et
aux grandes entreprises (création des pôles industriels des années 1960/1970). A
l’heure actuelle, les ambitions des responsables des collectivités territoriales sont
beaucoup plus modestes. L’accent est mis sur la création d’entreprises, et comme
nous l’avons souligné plus haut sur la création d’au moins un emploi, celui de
l’entrepreneur. Mais, ces petites entreprises travaillent avec un petit nombre de
clients (généralement moins de 10) (Kerjosse, 2007).
Innover !
démission de l’Etat et/ou des collectivités territoriales dans ces domaines (voir par
exemple le développement d’entreprises de services pour les particuliers). Le rapport
d’OSEO sur les PME 2011 (OSEO, 2011, p. 85-95) est riche d’enseignements. Il montre
que les entreprises innovantes ne sont forcément des entreprises de petite taille
(parmi les PME) et surtout que le nombre d’entreprises innovantes est en régression.
Pour 2010, les rédacteurs du rapport mettent en avant les faits suivants relatifs à
l’innovation179 dans les PME :
1. Baisse de 11% entre 2009 et 2010 en matière de création d’entreprises
innovantes toute taille confondue,
2. Augmentation de l’âge des entreprises innovantes : une PME sur 2 se situe
entre 10 et 26 ans (contre 8 et 23 ans en 2009),
3. Les unités de petite taille (les micros entreprises, soit des entreprises de moins
de 10 salariés) se concentrent essentiellement dans les activités spécialisées,
scientifiques, l’informatique et la communication,
4. Augmentation du nombre de création de micro-entreprises en informatique
(logiciel, multimédia, services en RD,
5. Prédominance des micro-entreprises de 1 à 3 ans s’explique par un effectif
médian de 1 personne au démarrage de l’activité et de 3 salariés en deuxième et
troisième année de création,
6. l’âge médian des entreprises recensées comme innovantes est de 14 ans. Ce
sont donc des entreprises matures qui innovent pour prendre ou conserver une
avance technologique sur ses concurrents. Au priori, le nombre d’entreprises créées
pour mettre en œuvre un projet d’innovation est relativement faible.
Conclusion
La société entrepreneuriale qui se dessine depuis ces trente dernières années reste
une société où l’emploi salarié reste dominant. Dans les pays industrialisés, plus de
80% de la population active est salariée. Cependant, on observe également à la fois
une précarisation de l’emploi salarié (CDD et emploi intérimaire), mais également
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
179 Une entreprise innovante est définie par OSEO selon les critères suivants : elles ont bénéficié au
cours de l’année étudiée d’un versement de la part d’OSEO au titre d’une aide à l’innovation de
l’année ou précédemment accordée ; elles ont obtenu en 2010 de l’octroi d’un prêt ou d’une garantie
OSEO au titre de leur projet d’innovation ou de leur activité générale si elles sont innovantes par
ailleurs ; elles ont obtenu en 2010 la qualification « entreprise innovante » au titre des Fonds communs
de placement dans l’innovation délivrée par OSEO ; elles ont mobilisé auprès d’OSEO en 2010 une
créance sur le Crédit Impôt recherche. Ces situations reflètent leur engagement dans un processus
d’innovation au cours de l’année considérée. Leurs projets d’innovation couvrent la recherche de
nouveaux produits, procédés ou services que changements d’organisation, de méthodes de vente…
Ces projets peuvent donc aussi bien déboucher sur des premières nationales ou internationales que
sur une nouveauté au niveau de l’entreprise (OSEO, 2011, p. 94).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 207
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208 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Cadrage macroéconomique
En travaillant sur l’évolution de l’emploi en Allemagne, Espagne, France, Italie, nous
travaillons sur les quatre pays dont la population active occupée est la plus élevée de
la zone euro (en 2009, 38,1 millions d’actifs en Allemagne, 18,7 millions en Espagne,
25,5 millions en France, et 22,6 millions en Italie. C’est plus de la moitié de l’emploi
dans la zone selon les données Eurostat, enquêtes sur les forces de travail, 2011).
Entre 1993 et le début de la récession, les quatre pays traversent une période de
croissance du volume de l’emploi. Cette croissance s’interrompt en 2009, le
retournement est général mais très différencié selon les pays. Ce recul de l’emploi en
2009 est limité compte tenu de l’ampleur du recul du PIB. L’emploi rebondit en
Allemagne, en Espagne et en France en 2010. Le recul de 2009 est précédé en 2008
d’un ralentissement de la croissance du PIB dans les quatre pays.
Nous choisissons donc d’étudier ici une période relativement homogène allant de
1996 à 2007 puis les mouvements annuels de 2008, 2009 et 2010. Nous dégageons
d’abord quelques tendances macroéconomiques de la phase de croissance et de la
récession puis nous analysons la tendance pour l’emploi en lien avec cette évolution
de l’activité.
4,50
4,00
3,50
3,00
2,50 Ital i e096!07
Esp096!07
2,00
Al l 096!07
1,50
FR0096!07
1,00
0,50
0,00
!0,50 CFM CF0AP FBCF VAR0ST EXP IMP PIB
TOTAL
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 211
Partout les récessions sont sévères en 2009, l’Italie étant déjà touchée par un recul du
PIB en 2008. L’activité rebondit en 2010, sauf en Espagne. En 2009, la récession est
liée au recul de l’investissement, des stocks et des exportations, la diminution des
importations ayant un effet inverse sur la production nationale. En Espagne, le recul
de l’investissement dure trois ans, en Italie la récession s’installe plus tôt qu’ailleurs
car la consommation fléchit immédiatement ; En Allemagne, la reprise est vigoureuse
en 2010. La consommation des ménages et la production de biens collectifs jouent
plutôt un rôle stabilisateur dans l’ensemble. En Italie et en Espagne l’impact de la
consommation des administrations publiques s’inverse dès 2010, l’effort est bien
marqué en Allemagne sur les trois ans et plutôt concentré sur 2009 en France.
Quelles relations avec l’emploi ? L’évolution de l’emploi est nettement positive de
1996 à 2007 dans les pays du groupe, le repli de 2009 est limité au regard de
l’ampleur de la récession économique.
Emploi et activité
Pour introduire une analyse sur l’évolution de l’emploi, nous proposons tout d’abord
un développement sur l’élasticité emploi de la croissance. Toujours à partir de la base
de données sur la population active de l’OCDE, nous mettons en rapport l’évolution
de l’emploi total au sens de l’OCDE et l’évolution de l’activité nationale mesurée par
le PIB (L’élasticité est la variation annuelle de l’emploi divisée par la variation
annuelle du PIB en volume). On obtient ainsi une mesure de la richesse de la
croissance en emploi, c'est-à-dire la proportion dans laquelle un point de croissance
permet une création d’emploi, proportion le plus souvent inférieure à 1 compte tenu
des gains de productivité, relativement faibles par rapport aux autres pays OCDE,
mais positifs dans les pays AEFI sauf en 2008-2009. Ce calcul est très sensible,
notamment en cas de valeur proche de 0 pour la variation du PIB. Nous procédons
donc à des calculs de valeurs moyennes sur plusieurs années en écartant les années,
plutôt rares, de stagnation du PIB et en centrant cette analyse sur la période 1996-
2007 en vue de caractériser cette période de croissance. Pour les pays AEFI, on
dégage assez nettement deux sous-périodes, avec une inflexion aux alentours de
2001-2002.
En respectant l’ordre alphabétique de présentation des pays:
- L’Allemagne est caractérisée par une élasticité de 0,47 sur la période avec deux
moments très différents : très faible élasticité (0,15) de 1997 à 2001 et après
deux années de quasi croissance zéro, très forte élasticité entre 2004 et 2007
(0,74). La croissance restant assez faible en 2004 et 2005, les réformes du
marché du travail analysées plus loin jouent un rôle essentiel dans la
régulation de l’emploi.
- L’Espagne est un cas assez rare d’élasticité de l’emploi supérieure à 1 pendant
10 ans : d’abord une valeur de 1,02 de 1997 à 2001 puis une valeur de 1,15 de
214 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
On peut être ainsi tenté d’analyser l’élasticité de l’emploi comme une sorte de courbe
en cloche : des valeurs faibles comme celles rencontrées au Japon posent un
problème, mais des valeurs élevées comme celles présentées pour l’Italie ou
l’Espagne en posent également. Ces évolutions générales sont liées aux évolutions
des modèles sociaux dans les quatre pays étudiés.
Avant la crise, la flexicurité était au centre des débats sur le marché du travail, le
modèle danois étant la référence. Au Danemark180, la notion de « flexicurité » a été
pour la première fois mentionnée dans une publication de 1999 du Ministère du
travail (Arbejdsministeriet). Dès lors, « l’intérêt se focalise sur ce qui est maintenant
connu sous le nom de triangle d’or (Madsen, 2006), notion qui englobe la facilité des
entreprises à embaucher et à licencier, une compensation de salaire élevée en cas de chômage
et une politique active du marché du travail centrée sur la reconversion et la formation
continue » (Sondergard, 2008).
Sur cette base, « l'Union européenne souhaite mettre en œuvre une politique de
modernisation du droit du travail dans chaque Etat membre afin d'insuffler une nouvelle
dynamique de l'emploi et de la croissance dans l'Union » (Garabiol, 2007, p. 1). Les
notions de flexibilité et de sécurité sont au cœur de cette modernisation. La
Commission européenne souhaiterait instaurer la flexisécurité comme socle commun
du marché du travail européen en veillant à concilier la flexibilité au sein des
entreprises et la sécurité des salariés. En effet, pour la Commission européenne, la
croissance dépend de la capacité de réactivité du marché. De la même façon que la
barrière douanière est un obstacle aux échanges, les barrières réglementaires qui
segmentent le marché de l'emploi, et opposeraient les « insiders », qui bénéficient
d'un niveau élevé de protection dans l'emploi aux « outsiders », qui se voient
appliquer des conditions de travail nettement plus précaires, formeraient un obstacle
au dynamisme du marché de l'emploi. Si le coût d'un licenciement est élevé, les
entreprises ont souvent des réticences à embaucher un salarié sur un contrat à durée
indéterminée. Ce mécanisme ne favorise pas la mobilité des facteurs travail et capital
et serait ainsi un obstacle à la croissance (Garabiol, 2007).
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
180Le modèle danois de flexicurité repose sur six piliers : centralisation des organismes de l'emploi et
de l'aide sociale sous un seul ministère ; code du travail très allégé, très peu d'interventions de l'État
dans la législation ; licenciement très facile pour les entreprises ; dialogue social développé entre
patronat et syndicats puissants ; Prise en charge des salariés par l'État en cas de chômage dans des
conditions avantageuses ; fortes incitations à reprendre un emploi pour le chômeur (obligations de
formation, suivi, sanctions financières...).
216 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Cependant, il existe une grande variété de mises en œuvre de la flexicurité selon les
pays, la réglementation du travail y étant très diverse. Les modèles sociaux étant
différenciés en Europe, il n’est pas surprenant de distinguer différents modèles de
flexicurité. Les conceptions différentes du système de protection sociale ont en effet
permis de mettre en avant d’abord trois modèles sociaux : un régime social
démocrate dans les pays scandinaves, un régime libéral dans les pays anglo-saxons,
un régime conservateur-corporatiste dans les pays de l’Europe continentale (Esping
Andersen, 1990). Puis, dès 1992, un quatrième modèle émerge, le régime
méditerranéen dans les pays de l’Europe du Sud, dans lequel il existe un faible
niveau de transferts sociaux mais relativement compensé par les réseaux familiaux
(Leibfried, 1992 ; Fererra, 1996). Si on ajoute les différences de compromis politiques
et de systèmes de relations professionnelles, il n’est pas surprenant que la mise en
place de la flexicurité comme nouveau socle du modèle social européen ait emprunté
des voies différentes selon les pays. On retrouve donc dans les typologies proposées
notamment une conception continentale181 et une conception anglaise182 de la
flexicurité (Gaudu, 2010).
Entre les quatre pays analysés, nous montrerons que la mise en œuvre de la politique
de flexibilisation des marchés du travail est effectivement différenciée selon les pays
du groupe continental (France et Allemagne) et du groupe méditerranéen (Italie et
Espagne). Elle a été plus poussée en Espagne et en Italie qu’en Allemagne et en
France. En parallèle, les pratiques de sécurisation de l’emploi, qui normalement
étaient le pendant du processus de flexibilisation des marchés ont été négligées,
entraînant une montée très forte de la précarité dans l’emploi. En croisant ces deux
axes, nous mettrons en avant deux combinaisons de la flexibilité et de la sécurité ou
de l’insécurité.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
181 Dans cette conception, la société doit donner au salarié une place dans le groupe à partir de
différents ingrédients : un fort degré de réglementation du marché du travail, un financement élevé
des périodes de transitions, des outils financier et juridique pour sécuriser les parcours.
182 Elle consiste à armer les individus sur le marché du travail. L’Etat libéral doit les aider. Quatre
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
183 Fin du monopole de placement du service public de l’emploi, légalisation des entreprises de travail
temporaire.
184 « L’emploi s’est accru entre 1994 et 2007 de plus de 8 millions de personnes, soit 67 % » (Toharia, 2008, p.
15).
185 Depuis le 1er juillet 2006, date à laquelle la réforme est entrée en vigueur, tout travailleur qui
enchaîne au moins deux CDD alors qu’il occupe le même poste de travail pendant au moins 24 mois
durant les 30 derniers mois pourra requalifier son contrat temporaire en CDI. Si, de son côté,
l’employeur a transformé un emploi temporaire en emploi stable avant la fin 2006, il aura bénéficié
d’une bonification (entre 800 et 1 200 e par an) sur les cotisations sociales attachées à cet emploi,
pendant trois ans.
186 Ils étaient 29,3 % en 2008. La baisse s’explique par la crise, les salariés en CDD étant les premiers
touchés.
218 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
187Fin 2002 : les lois Hartz I et II sont principalement des lois d’activation et de transformation du
service public de l’emploi ; 1er janvier 2003 : la loi Hartz III instaure une nouvelle forme de pilotage,
une gestion par objectifs avec contrôle des résultats à travers la transformation de l’office fédéral du
travail en agence fédérale du travail doté d’un siège national et de structures régionales et locales ; 1er
janvier 2005 : la loi Hartz IV introduit une rupture dans le système d’indemnisation du chômage avec,
notamment, la fusion de l’aide sociale et de l’aide aux chômeurs en une allocation chômage II soumise
à condition de recherche active d’emploi.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 219
salariés, les nouveaux embauchés ne bénéficient plus dorénavant des règles strictes de
protection contre le licenciement abusif. Ils sont soumis aux règles de licenciement dites
simplifiées. Il leur est notamment proposé d'accepter une prime en échange de l'abandon de
toute poursuite devant les tribunaux. Par ailleurs, dans les entreprises de plus de dix salariés,
la durée minimale de travail pour acquérir cette protection a été relevée à six mois. De plus,
une réforme du recours aux contrats d'intérim permet de transformer le contrat d'intérim en
CDD s'il est possible de synchroniser la durée du contrat de travail et la durée de la mission
dans l'entreprise utilisatrice » (Garabiol, 2007, p.6).
Le fort développement des mini jobs où le salaire mensuel ne peut dépasser 400 € par
mois est révélateur de cette tendance qui durcit la définition des emplois acceptables
et introduit une précarisation des emplois. Par ailleurs, une pression à la baisse des
salaires en général s’instaure, situation d’autant plus grave qu’en Allemagne, il n’y a
pas de salaire minimum interprofessionnel, un niveau minimum est fixé dans les
conventions collectives de branche. Le salaire moyen se situe entre 9 et 10 € de
l’heure, mais de plus en plus de personnes gagnent entre 3 et 4 € de l’heure. Les
salaires minimums fixés par la convention collective apparaissent maintenant comme
une protection insuffisante. Cette question de l’instauration d’un salaire minimum
fait débat en Allemagne et l’opinion outre-Rhin y est de plus en plus favorable : un
salaire minimum viendrait compenser l’affaiblissement du système de négociation
collective. Surtout il permettrait de stopper cette pression à la baisse des salaires
(Bosch, 2009). Les syndicats revendiquent notamment qu’après 3 mois de travail
dans un même emploi, on ne puisse pas être payé moins de 7 ou 8 euros de l’heure.
Le processus de flexibilisation du marché du travail en Allemagne a, comme en Italie
et en Espagne, introduit de l’insécurité mais de manière moins systématique. La
gamme d’emploi précaire est moins étendue et la qualité du système de formation
professionnelle permet à une grande partie de la jeunesse d’échapper aux formes
d’emploi atypiques. On atteint d’ailleurs des niveaux élevés d’élasticité bien plus
tard qu’en Italie et en Espagne.
Le phénomène de libéralisation du marché du travail est moins marqué en France
que dans les 3 autres pays. La France est en effet caractérisée par un mode de
fonctionnement du marché du travail plutôt rigide avec des dispositifs de régulation
nombreux et complexes (IRES, 2000). Cependant, elle n’a pas échappé au
développement des contrats dit atypiques et elle a mis en place une politique
d’inclusion active avec des pressions pour le retour à l’emploi (auto-entrepreneur,
RSA...). Le Revenu de Solidarité Active entré en vigueur le 1er juin 2009 en France
métropolitaine188 est un dispositif incitant le retour à l’emploi mais qui risque
d’enfermer les personnes dans des emplois de faible qualité et souvent à temps
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
188Le RSA peut être versé à des personnes qui travaillent déjà et dont les revenus sont limités. Son
montant dépend à la fois de la situation familiale et des revenus du travail. Il peut être soumis à
l’obligation d’entreprendre des actions favorisant une meilleure insertion professionnelle et sociale. Il
remplace le revenu minimum d’insertion (RMI), l’allocation de parent isolé (API) et certaines aides
forfaitaires temporaires comme la prime de retour à l’emploi.
220 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
partiel. « Les employeurs recourent de façon croissante aux emplois précaires (CDD, intérim)
sur lesquels ils reportent la flexibilité créant par là un marché du travail dual » (Gautié,
2006, p. 93). Dès 2004, des orientations déréglementatrices se sont développées. Le
rapport Cahuc-Kramarz (2005) a mis en avant ce problème d’inégalité lié à la césure
CDD-CDI et à la réglementation des licenciements économiques189. Il s’agissait de
supprimer les CDD et de déréglementer les licenciements pour motif économique
dans le seul contrat de travail à durée indéterminée. Le contrat de travail unique n’a
pas été mis en place, les partenaires sociaux ont refusé. La loi de modernisation du
marché du travail 190 a également instauré un principe de flexisécurité à la française.
La loi consacre le principe que le CDI demeure le contrat de travail par défaut mais
modifie le droit du travail sur l’exécution et la rupture du contrat de
travail (allongement des périodes d'essai et autorisation de leur renouvellement sous
couvert d'accord de branche, création pour les ingénieurs et cadres d’un « contrat de
mission » d'une durée minimum de 18 mois et maximum de 36 mois, rupture
conventionnelle du contrat). Avec cette loi, les occasions de rupture sans
licenciement économique risquent d’être multipliées et les licenciements facilités. De
leur côté, les salariés ont obtenu des indemnités de licenciement plus importantes, le
maintien partiel de leurs droits (droits à la formation notamment) en cas de chômage,
etc. Le problème est que certaines dispositions relèvent du règlement, d'autres de
futures négociations professionnelles comme l’augmentation de l'indemnisation
chômage pour les jeunes, la création d'un bilan d'étape professionnel, l’amélioration
de l'orientation des droits et de leur transférabilité. Les négociations seront donc
déterminantes pour arriver à une véritable sécurisation professionnelle, ainsi que le
respect par le gouvernement de l'équilibre entre déréglementation et sécurisation. En
2009, un Accord National Interprofessionnel vient compléter les dispositions de 2008
et amène une nouvelle loi sur la formation professionnelle instituant le fonds
paritaire de sécurisation des parcours professionnels. Par rapport aux autres pays les
dispositions sont un peu plus tardives : la réduction du temps de travail et les
emplois jeunes soutiennent une élasticité assez élevée jusqu’en 2002 puis il suit une
période moins riche en changement jusqu’en 2008-2009. La défiscalisation des heures
supplémentaires a probablement ralenti la progression de l’élasticité emploi.
Face à la montée de la flexibilité, les inégalités sociales ont explosé dans les quatre
pays étudiés. Cependant, le degré d’insécurité dans l’emploi est moins marqué dans
le deuxième groupe de pays. Dans un second point, nous proposons de revenir sur la
montée de la précarité dans l’emploi et l’institutionnalisation de l’emploi atypique
dans les quatre pays et d’observer l’impact de la crise. Nous chercherons à voir
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
189 Le licenciement économique est accompagné de procédures de reclassement formellement
exigeantes mais souvent contournées au détriment des salariés les plus fragiles et les moins informés
(Cahuc, Kramarz, 2005, p. 13).
190 LOI n° 2008-596 du 25 juin 2008 qui suit l’accord national interprofessionnel (ANI) signé le 21
janvier 2008 par trois organisations patronales (MEDEF, CGPME, UPA) et quatre des cinq syndicats
représentatifs au niveau national (CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 221
La crise de 2009 a entrainé une très grave détérioration de l’emploi dans la plupart
des pays européens en frappant les personnes déjà les plus fragiles dans leur relation
à l’emploi. L’impact de la crise a été variable d’un pays à l’autre en fonction du
fonctionnement des marchés du travail et de l’intervention étatique conduite. Nous
verrons que les marchés du travail les plus flexibles n’ont pas mieux résisté à la crise.
Nous avons assisté, dans chaque pays à un enracinement des inégalités et une
aggravation de la précarité, le chômage touchant les catégories les plus vulnérables.
La crise en Espagne est de ce point de vue d’une gravité extrême. À l’exception de
l’Allemagne, les pays que nous étudions ont enregistré depuis le début de la crise
économique et financière des destructions d’emploi d’une ampleur inédite, allant de
1,6 % pour la France à un effondrement sans précédent de près de 7 % pour
l’Espagne (voir point I). Le classement des quatre pays opéré avant la crise ne semble
plus pertinent, les modalités d’ajustement choisies par les acteurs dans la gestion de
l’emploi ont renforcé les spécificités nationales et ont davantage différencié les quatre
pays. Si le terme de flexicurité a disparu momentanément des discours politiques,
les pratiques d’ajustement face à la crise s’inspirent des mécanismes de flexibilisation
du marché du travail191 (Seifert, Tangian, 2008), soit interne à travers des réductions
du temps de travail et du niveau de rémunération comme en Allemagne, soit externe
par une réduction du nombre d’emploi comme en Espagne, la France et l’Italie
mettant en œuvre plus modérément un mixte des deux stratégies.
Les tableaux suivants permettent d’analyser les situations de groupes cibles (femmes,
jeunes et seniors) et mettent en avant des moments critiques au fil de l’âge avant et
après la crise. Eurostat fournit quelques indicateurs pertinents, homogènes et
disponibles pour les quatre pays qui permettent d’approcher la précarité dans
l’emploi192.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
191 Une différenciation s’opère entre flexibilité interne et externe (Atkinson, 1984). A travers la
première on désigne un ensemble de stratégies variées qui autorisent une mise en œuvre adaptée de la
force de travail en fonction de conditions changeantes de la demande, sans appel au marché du travail
externe. On inclut dans ces mesures l’adaptation par la durée du travail (flexibilité numérique), par le
revenu (flexibilité monétaire), par l’organisation du travail et de la qualification (flexibilité
fonctionnelle) Par rapport à elle, la flexibilité externe se fonde essentiellement sur l’adaptation «
traditionnelle » du nombre de salariés (par licenciements et embauches), puis de façon croissante sur
l’emploi à durée déterminée ou intérimaire ainsi que sur les sociétés « de transferts ».
192 Nous avons précisé cette notion de précarité dans 2010, « De nouveaux dialogues dans de
La France, l’Italie et l’Espagne montrent des taux de chômage des jeunes élevés,
contrairement à l’Allemagne qui bénéficie d’un système de formation professionnelle
performant en termes d’insertion professionnelle193. Les modes de transition de
l’école à l’emploi sont très différents d’un pays à l’autre (alternance, durée des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
193En comparaison internationale, pour les taux de chômage des jeunes, comme pour les taux
d’emploi, il est important de garder à l’esprit les différences de classement des jeunes selon les pays,
tantôt dans la population active (apprentissage, contrats d’alternance) tantôt dans les inactifs (statut
scolaire).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 223
études, cumul emploi-études …) et ont un impact sur les taux de chômage (Dayan,
Harfi, 2011). Le taux de chômage des jeunes en Allemagne est proche de celui du
reste de la population active. La crise de 2009 a alourdi cette tendance surtout en
Espagne (+ 17 points entre 2008 et 2010). On peut cependant remarquer que
concernant l’Espagne, la crise a eu pour effet de réduire le taux de sortie précoce du
système éducatif. En effet, en 2008, 31,9 % de jeunes âgés de 18 à 24 ans sortent du
système éducatif sans dépasser le niveau secondaire inférieur194, ils sont 28,4% en
2010. L’école est une filière d’attente, un refuge compte tenu du fort taux de chômage
actuel. Le marché du travail espagnol comporte une dimension très paradoxale : le
taux de chômage des jeunes est très largement au-dessus de la moyenne européenne
et des trois autres pays étudiés, les jeunes sortent très tôt du système éducatif mais
leur taux d’emploi est relativement bon. Cela donne un signal fort sur la qualité des
emplois trouvé. Sandrine Morel dans un article publié dans le Monde du 26 août,
montrait que le manque de perspectives d’avenir pour les jeunes espagnols se
traduisait par des départs massifs : « 27 000 départs d’Espagne au 1er semestre 2011. En
2009, le solde migratoire des citoyens espagnols est devenu négatif ». Le mouvement des
indignés témoigne de cette situation.
L’Allemagne, quant à elle, semble peu affectée par la crise. Elle a même réduit le taux
de chômage de longue durée, qui était son point faible. La rigidité du marché du
travail, le montant et la durée des prestations chômage étaient souvent invoquées
pour expliquer ce taux important de chômage structurel (Capet, 2004). Jusqu’à une
période récente, il y avait peu d’emploi à bas salaire. L’incitation à travailler qui
dépend du rapport entre rémunération et prestations de chômage est resté
longtemps faible, favorisant la trappe à l’inactivité. La dérégulation du marché du
travail introduite par les réformes Hartz qui se traduit par une flexibilité et une
mobilité contrainte accrues, une diminution de la protection des salariés commencent
à se traduire dans les statistiques. L’ajustement à la crise et la sauvegarde de l’emploi
se sont opérées par le recours au chômage partiel et à la flexibilité interne : baisse du
temps de travail et des rémunérations. « Les mesures de chômage partiel ont fait l’objet
d’une mobilisation spectaculaire en Allemagne, où elles concernaient 1,53 millions de salariés
en juin 2009 » avec une prise en charge de l’Etat importante195 (Erhel, 2010, p. 11). La
liquidation des Compte Epargne Temps a également joué un rôle majeur dans la
stabilisation de l’emploi durant la crise.
Mais, la stabilité de l’emploi se fait au prix d’une précarité accrue pour un grand
nombre de salariés et les mécanismes de régulation utilisés ne peuvent pas l’être sur
du long terme, au risque d’une explosion sociale. L’Allemagne devient une société à
deux vitesses, la dernière législation du travail ayant institutionnalisé la précarité et
segmenté le marché du travail. « C’est le pays développé où les inégalités et la pauvreté
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
11,8 % en France ; 19,7 % en Italie ; 11,8% en Allemagne.
194
19560% du salaire normal pour les heures non travaillées, 67% pour les salariés avec un enfant à
charge.
224 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
ont le plus progressé : 20% de travailleurs pauvres, des retraités obligés de retourner
travailler pour compléter leurs maigres pensions, des mini-jobs, des petits boulots payés 1
euro de l'heure » (Meillassoux, 2011). Les réformes Hartz et la libéralisation du marché
du travail ont entrainé le passage du statut de chômeur à celui de travailleur pauvre.
Si l’Allemagne affiche le chiffre historique de 3 millions de chômeurs, il ne faut pas
oublier le fait qu’il y ait 9 millions de précaires dans ce pays.
En ce qui concerne la France, les tableaux 2 et 3 montrent que les statistiques de
l’emploi se sont dégradées pour toutes les catégories en France, sauf pour les seniors.
Au contraire, la croissance du taux d’emploi des 55-64 ans a repris. La France est
souvent montrée du doigt pour ses mauvais résultats concernant le chômage des
jeunes. Même la situation est contrastée, les jeunes les plus diplômés étant moins
touchés, la crise a aggravé leur situation. Il existe une sensibilité particulière de
l’emploi des jeunes au retournement de conjoncture (Dayan, Harfi, 2011). Ils sont les
premiers touchés en cas de ralentissement économique car ils ont souvent des
contrats précaires, intérim ou CDD et donc plus faciles à licencier. Face à la
dégradation du marché du travail, la France a eu recours à la flexibilité interne, mais
de manière plus modérée qu’en Allemagne, et la croissance des salaires, bien que
ralentie, est restée positive (Cochard, Cornillau, Heyer, 2010). Fin 2008, début 2009, le
dispositif du chômage partiel a été réformé pour renforcer son rôle en allongeant la
durée légale et en augmentant le niveau d’indemnisation196. Cependant l’étude
conduite par O. Calavrezo, R. Duhautois et E. Walkowiak (2009) montre que le
recours au chômage partiel ne réduit pas les licenciements économiques mais semble
être un annonciateur, l’utilisation du chômage partiel étant l’ultime solution avant les
licenciements économiques.
La montée du chômage, la précarisation des emplois (interim, temps partiel,
alternance emploi/chômage) conduit à une inquiétante augmentation de la catégorie
des travailleurs pauvres en France. Dans la statistique européenne, le seuil de
pauvreté est calculé à 60% du revenu médian197, soit 954 € par mois en 2009. Avec cet
outil, en France, 13 % des français, après transferts sociaux, sont en dessous de ce
revenu médian (1 français sur 8 est pauvre). Selon Jacques Rigaudiat (2007), nous
sommes dans un nouvel ordre prolétaire dans lequel la précarité ne concerne pas que
des marginaux mais se situe au cœur du système productif. Le sociologue Serge
Paugam (2010) explique qu’un nouveau statut a été créé, celui du travailleur pauvre
assisté. L’auteur précise qu’en France, « la transformation récente du revenu minimum
d’insertion (RMI) en revenu de solidarité active (RSA) renforce cette représentation de la
pauvreté » (Paugam, op. cit., p. 12). En effet, cette politique pousse les individus à
travailler même pour un petit revenu en le cumulant avec une allocation d’assistance
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
196 La durée maximale de mise au chômage partiel par salarié est passée de quatre à six semaines
consécutives. Du point de vue du financement l’employeur verse désormais au salarié au minimum 60
% de leur rémunération brute (50 % avant la reforme) avec un montant minimum de 6,84 euros de
l’heure (4,42 euros avant la réforme).
197 En France ce calcul est fait avec 50 % du revenu médian soit 795 euros en 2009.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 225
Conclusion
La dégradation des conditions de l’emploi dans la plupart des pays européens
entraine un risque de pauvreté accru. Actuellement, les leviers pour protéger
l’emploi, le développement de la flexibilité interne notamment ne sont pas viables à
long terme. La crainte est que les plans d'austérité annoncés partout risquent
d’aggraver les inégalités. On peut s’interroger sur les arbitrages entre compétitivité
et modèle social. Les modèles sociaux sont pris dans la « guerre
économique » (Askenazy, 2010). Dans la stratégie Europe 2020, l’Union européenne a
226 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Références bibliographiques
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European Community», In De Zsuzsa Ferge et Jon Eivind Kolberg (DIR): Social policy in a changing
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the Varieties of Capitalism. TheDanish Experience, DJØF Publishing, Copenhague.
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de l’IRES n° 110, IRES, p. 43 – 52.
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et comparée », Travail et Emploi, n° 115, Juillet-Septembre, p. 1-27.
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marché du travail ? », Chronique Internationale de l’IRES, n° 92, janvier, p. 5 - 19.
228 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
l’échantillon aux personnes âgées de 25 à 54 ans rend les deux populations plus
comparables.
Tableau 1 – Description de l’échantillon (valeur moyenne)
Immigrants en
provenance des pays
autres que les États-Unis
Natifs et l’Europe
1995 2005 1995 2005
Revenu réel (dollars canadiens) 26930 37962 21701 28619
Homme (%) 51,4 49,7 50,8 47,7
Groupe d’âge (%)
25-29 ans 16,2 15,3 15,6 12,1
30-34 ans 19,3 14,8 19,0 15,9
35-39 ans 20,0 15,4 19,6 19,3
40-44 ans 17,8 18,8 18,3 20,1
45-49 ans 15,3 19,0 16,3 17,7
50-54 ans 11,5 16,8 11,1 14,9
Plus haut certificat, diplôme ou grade (%)
Aucun diplôme 24,3 13,7 23,8 12,3
Diplôme d'études secondaires 23,8 24,8 21,2 20,9
Diplôme d'une école de métiers, collégial 34,6 40,3 29,6 31,1
Baccalauréat 11,8 14,4 16,5 22,1
Diplôme universitaire supérieur au baccalauréat 1,8 2,0 2,2 3,3
Diplôme en médecine 0,5 0,5 1,1 0,9
Maîtrise 2,7 3,5 4,5 7,5
Doctorat acquis 0,4 0,4 1,1 1,1
Langues officielles (%)
Unilingue anglais 63,9 64,3 80,1 80,2
Unilingue français 14,7 14,0 3,7 3,8
Anglais et français 21,4 21,7 10,8 11,2
Allophone 0,0 0,1 5,3 4,8
Profession (%)
Cadres 8,8 9,8 7,9 8,0
Professionnels 14,6 16,3 13,1 15,8
Personnel semi-professionnel et technique 5,5 8,0 4,3 6,7
Superviseurs 4,5 3,7 2,4 2,0
Personnel administratif et commis principaux 5,8 5,3 3,7 3,3
Personnel spécialisé de la vente et des services 4,1 3,6 4,7 3,8
Travailleurs spécialisés en artisanat et métiers 7,4 8,2 4,6 4,7
Personnel de bureau 10,4 9,3 10,2 8,6
Personnel intermédiaire de la vente et des services 9,8 8,9 9,5 8,9
Travailleurs manuels semi-spécialisés 10,0 8,7 12,7 11,5
Autre personnel de la vente et des services 5,9 5,2 8,3 7,4
Autres travailleurs manuels 3,1 2,9 3,4 3,4
Travail à plein temps ou à temps partiel (%)
Plein temps 74,0 77,4 70,2 70,5
Temps partiel 14,4 11,9 12,0 11,9
Type de ménage (%)
Une famille, couple marié 60,1 52,6 64,2 65,3
Une famille, couple vivant en union libre 13,0 18,2 3,1 4,4
Une famille, famille monoparentale 9,2 10,0 10,4 9,3
Plus d'une famille 1,6 2,4 11,6 11,4
Personne vivant seule 10,5 12,2 5,7 6,1
Deux personnes ou plus n'appartenant pas à une
famille de recensement 5,1 4,3 4,7 3,3
232 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Tableau 1 (suite)
Immigrants en
provenance des pays
autres que les États-Unis
Natifs et l’Europe
1995 2005 1995 2005
Principales sources de revenu de la famille (%)
Salaires 67,0 69,2 64,9 69,7
Indépendants 4,6 4,3 4,6 5,3
Revenus de transfert ou aucun revenu 8,4 6,2 11,8 10,1
Revenus de placements 0,7 0,8 2,6 1,3
Autre revenu 1,3 1,3 1,0 1,4
Région métropolitaine de recensement (%) 56,1 62,0 94,0 95,9
Lieu de résidence (%)
Provinces de l’Atlantique et des territoires 10,0 9,4 0,8 0,7
Québec 28,1 26,9 14,5 14,5
Ontario 32,7 33,6 53,5 54,4
Manitoba, Saskatchewan, Alberta 17,4 18,5 11,6 11,6
Colombie-Britannique 11,8 11,6 19,6 18,8
Sources : Fichiers de microdonnées à grande diffusion (FMGD) des recensements de 1996 et 2006, Fichier des
particuliers, Statistique Canada, calculs et présentation des auteurs.
natifs (80 % contre 64 %), et seulement 3,7 % en français (contre 14 % pour les natifs).
Seuls 11 % des immigrés se déclarent bilingues, contre près de 22 % des natifs.
L’analyse des données des recensements révèle également que les deux groupes
présentent d’importantes différences dans leur distribution selon le secteur d’activité.
Les immigrants originaires des nouveaux bassins d’immigration sont surreprésentés
dans les catégories travailleurs manuels semi-spécialisés, autres personnels de la
vente et des services, des secteurs où les salaires sont souvent moins élevés, alors que
les natifs sont surreprésentés dans le secteur cadres, professionnels et superviseurs,
où les salaires sont plus élevés. Ces derniers sont également plus susceptibles que les
immigrés d’occuper un emploi à temps complet (77 % contre 70 %).
Le tableau 1 décompose les revenus de notre population à l’étude en termes
de salaires, revenus des travailleurs indépendants, revenus de transfert (retraites,
allocations familiales, allocations chômage, …) et revenus de patrimoine financier
(placements). Plus de 64 % du revenu total des ménages sont perçus sous forme de
salaires. Si l’on y ajoute les 4 % ou 5 % constitués par les revenus des indépendants,
on obtient près des trois quart du revenu total pour les revenus dits d’activité.
Ensuite, les revenus sociaux ne représentent qu’entre 8 % et 12 % du total des
revenus des ménages. Enfin, les revenus du patrimoine financier des ménages ne
représentent qu’entre 0,7 % et 2,6% de leur revenu total. Les revenus d’activité sont
donc la source de revenus largement prépondérante dans les revenus perçus par les
ménages qu’ils soient natifs ou immigrés. Il s’agit là d’une caractéristique générale de
la répartition des revenus dans tous les pays occidentaux (Atkinson et al., 1995).
Enfin, la distribution spatiale des immigrés et des natifs sur le territoire canadien est
différenciée. Plus de la moitié des immigrés sont installés dans la province de
l’Ontario et près de 19 % en Colombie Britannique, contre respectivement 26,9 % et
11,6 % pour les natifs. Dans ces deux provinces, l’usage de l’anglais domine, et
Toronto et Vancouver ont vu une arrivée importante d’immigrés d’origine asiatique
ces dernières années.
Ce bref descriptif de notre échantillon met en évidence une inégalité
significative sur plusieurs plans entre « nouveaux » immigrés et natifs, en particulier
au niveau des revenus. Celle-ci est observée en dépit du fait que la majorité des
immigrés qui s’établissent au Canada sont sélectionnés en fonction des compétences
professionnelles et des capacités d’adaptation. Nous examinerons dans la prochaine
section les facteurs explicatifs de l’inégalité de revenu.
Déterminants du revenu
Nous cherchons à mettre en évidence les facteurs déterminants le revenu entre
natifs et immigrants originaires des nouveaux bassins d’immigration. Le tableau 2
présente les résultats de régressions linéaires où la variable dépendante est le
logarithme du revenu annuel. Le revenu est expliqué par l’âge, le genre, le diplôme,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 235
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
200 Les coefficients peuvent s’interpréter comme une augmentation (ou une diminution, si le coefficient
est négatif) relative du revenu pour ceux qui possèdent la caractéristique illustrée par rapport au
groupe de référence. Par exemple, un coefficient de 0,1 associé à une caractéristique donnée signifie
que ceux qui ont cette caractéristique obtiennent un revenu supérieur de 10% par rapport à ceux qui
ont la caractéristique du groupe de référence. Ces effets sont des effets nets, c'est-à-dire qu’il s’agit de
l’effet de cette variable sur le revenu une fois que l’on contrôle pour l’effet des autres variables
incluent dans le modèle de régression.
236 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Tableau 2 (suite)
1995 2005
Immigrant Immigrant
Natifs s Natifs s
Travail à plein temps ou à temps partiel (référence :
autres)
Plein temps 1,438*** 1,485*** 1,674*** 1,583***
(100,39) (42,80) (97,73) (45,62)
Temps partiel 0,672*** 0,754*** 0,875*** 0,768***
(45,17) (20,15) (47,61) (19,99)
Type de ménage (référence : plus d'une famille)
Une famille, couple marié -0,016 0,064*** -0,177*** -0,257***
(-1,28) (3,62) (-18,73) (-10,86)
Une famille, couple vivant en union libre -0,018 0,163*** -0,186*** -0,252***
(-1,34) (4,65) (-17,37) (-6,57)
Une famille, famille monoparentale 0,269*** 0,399*** -0,205*** -0,294***
(19,82) (16,51) (-10,78) (-9,92)
Personne vivant seule 0,355*** 0,359*** 0,360*** 0,243***
(25,32) (11,45) (26,68) (6,49)
Deux personnes ou plus n'appartenant pas à une
famille de recensement 0,218*** 0,244*** 0,115*** -0,050
(14,41) (7,45) (6,80) (-1,12)
Principales sources de revenu de la famille (référence :
revenus de transfert ou aucun revenu)
Salaires 0,452*** 0,393*** 0,701*** 0,621***
(67,49) (23,10) (64,13) (28,64)
Indépendants 0,309*** 0,281*** 0,570*** 0,473***
(29,35) (9,27) (34,49) (13,48)
Revenus de placements 0,363*** 0,374*** 0,816*** 0,743***
(16,54) (9,98) (26,35) (12,20)
Autre revenu 0,258*** 0,368*** 0,172*** 0,235***
(15,68) (6,61) (6,94) (4,00)
Région métropolitaine de recensement 0,087*** ,,, 0,060*** -0,090***
(22,43) (-0,02) (10,32) (-2,61)
Lieu de résidence (référence : provinces de l’Atlantique
et les territoires)
Québec 0,040*** 0,009 0,061*** 0,105
(4,50) (0,14) (4,58) (1,26)
Ontario 0,180*** 0,159*** 0,130*** 0,152*
(26,91) (2,59) (12,92) (1,89)
Manitoba, Saskatchewan, Alberta 0,008 -0,002 0,087*** 0,215***
(1,16) (-0,02) (8,13) (2,63)
Colombie-Britannique 0,128*** 0,072 0,025** 0,047
(16,41) (1,17) (2,17) (0,57)
Constante 7,204*** 7,031*** 6,943*** 7,240***
(81,44) (101,15) (59,34) (79,29)
Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.
238 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
La plupart des études mettent l’accent sur le fait que les compétences dans la
langue officielle du pays d’accueil constitue un facteur important de l’intégration des
immigrants, en particulier sur le marché du travail (Chiswick et Miller, 2001 ; 2003 ;
2007 ; Chiswick et al., 2006). Les immigrés qualifiés sont d’ailleurs sélectionnés au
Canada en fonction de leur connaissance du français et/ou de l’anglais. Par contre,
cette connaissance n’est pas exigée des conjoints ou enfants des immigrés, des
immigrés reçus au titre du regroupement familial ainsi que des réfugiés. La maîtrise
du français et/ou de l’anglais, améliore en effet significativement le revenu par
rapport aux allophones. L’impact est particulièrement important pour les immigrés.
Nous constatons que la productivité varie d’une profession à l’autre. Les
catégories « Cadres », « Professionnels », « Superviseurs » et « Personnel
administratif et commis principaux » se placent parmi les premières en termes d’effet
sur le revenu. Au contraire, l’effet des catégories « Personnel intermédiaire de la
vente et des services », « Travailleurs manuels semi-spécialisés », « Autres personnels
de la vente et des services » et « Autres travailleurs manuels », où sont surreprésentés
les immigrés, est relativement faible, lorsqu’il n’est pas négatif.
La nature de la principale source de revenu est un déterminant important du
revenu. Les salaires, les revenus des indépendants, ainsi que les revenus de
placements ont un effet significativement positif sur le revenu pour les natifs et les
immigrants. L’effet est plus important pour les natifs que pour les immigrés,
notamment en ce qui concerne les salaires et les revenus des travailleurs
indépendants, qui représentent nous l’avons vu, l’essentiel du revenu total.
L’effet du type de ménage varie selon le groupe et la catégorie. Le fait de
résider dans une région métropolitaine favorise le revenu des natifs, mais a un effet
négatif sur le revenu des immigrés. Enfin, afin de capturer l’effet du lieu de résidence
sur le revenu, nous introduisons quatre variables muettes indiquant respectivement
le Québec, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique, sur lesquelles se
concentrent la plupart des immigrants, en prenant les autres provinces comme
référence. En 2005, pour les immigrés, seuls ceux de l’Ontario et de l’Alberta gagnent
plus que les immigrés des autres provinces.
conséquent, l’écart de revenu entre les immigrants et les natifs peut être expliqué
(i.e., dû à des différences dans les caractéristiques des deux groupes), comme il peut
être inexpliqué (i.e., dû au fait qu’un groupe est traité différemment par rapport à
l’autre). Pour déterminer la part de chacun, il est nécessaire de faire appel à des
méthodes de décomposition. C’est l’objectif de ce qui suit. Nous recourons à la
méthode de décomposition proposée par Oaxaca et Blinder (Blinder, 1973 ; Oaxaca,
1973). Celle-ci est largement appliquée à l’analyse de la différence de revenu entre
divers groupes de travailleurs (Oaxaca et Ransom, 1994), et en particulier entre les
immigrés (Liu et al., 2004 ; Swidinsky et Swindinsky, 2002 ; Zavodny, 2003).
Supposons qu’il y ait deux régimes de salaire, un pour les natifs, a, et un autre
pour les immigrants, b :
log y a ,i = β a X i + ε a ,i pour les natifs
(1)
log yb ,i = β b X i + ε b ,i pour les immigrants
(2)
où ya ,i et yb ,i sont respectivement les revenus des natifs et des immigrants ; X ai et
X bi sont des vecteurs qui caractérisent les attributs individuels.
L’écart de revenu entre les deux groupes peut être décomposé sous la forme
suivante :
1995 2005
Logarithme du revenu moyen (en logarithme) 9,771 9,993
Natifs 9,461 9,606
Immigrants
Différence de revenu entre natifs et immigrants (en logarithme) 0,310 0,387
(100,0) (100,0)
Effet total des caractéristiques 0,037 0,118
(12,0) (30,6)
Effet total du rendement 0,272 0,268
(88,0) (69,4)
Les t de student sont indiqués entre parenthèses.
Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.
Tout d’abord, les résultats montrent que la différence de revenu entre natifs et
immigrants est dominée par l’effet du rendement des caractéristiques. La partie
expliquée par la différence de caractéristiques individuelles des deux populations ne
représente que 12 % en 1995 et 30,6 % en 2005 de la différence de revenu. L’écart
restant est dit inexpliqué, car il serait observé même si les immigrants et les natifs
avaient les mêmes caractéristiques. En d’autres termes, le statut d’immigrant se
traduit par un traitement différencié en termes de revenu. Il s’agit à présent
d’identifier les variables qui contribuent le plus aux écarts expliqué et inexpliqué.
Comme le diplôme est associé positivement au niveau de revenu, il serait logique
que le groupe le plus diplômé soit celui qui en tire le plus d’avantage « expliqué ».
Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, toutes choses égales par ailleurs, le
diplôme des natifs est plus rentable que celui des nouveaux immigrants sur le
marché du travail. Nous illustrons les effets des caractéristiques et du rendement de
chaque catégorie de diplôme dans la figure 1 ci-dessous. Nous observons que l’effet
des caractéristiques est positif pour les diplômes inferieurs au baccalauréat
(catégories 1 et 2) et négatif pour les diplômes supérieurs, en particulier pour le
baccalauréat et la maîtrise. L’avantage que retirent les immigrants de leur scolarité
est nettement inférieur à celui des natifs. On peut noter également le traitement
nettement défavorable aux immigrants ayant des diplômes universitaires par rapport
aux Canadiens de naissance disposant des mêmes diplômes. Ceci reflèterait le
problème de reconnaissance des diplômes et le fait que les immigrants hautement
scolarisés sont confinés dans des emplois ne correspondant pas à leurs qualifications
professionnelles. Ces résultats viennent étayer les constats faits dans les parties
précédentes. De plus, la différence de rendement des diplômes entre natifs et
immigrants s’est élargie entre 1995 et 2005.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 241
.08
.06
.04
Effet
.02
0
-.02
1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5 6 7
1996 2006
Effet des caractéristiques Effet du rendement
.02
0
Effet
-.02
-.04
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
1996 2006
Effet des caractéristiques Effet du rendement
Conclusion
Selon le Rapport sur le développement dans le monde de 2006 (The World Bank,
2005), un des principes fondamentaux de la notion d’équité est « l’égalité des
chances, l’idée selon laquelle ce qu’une personne accomplit durant son existence doit
être fonction de ses capacités et de ses efforts plutôt que d’un contexte préétabli :
race, sexe, milieu familial et social, pays d’origine, etc. » L’altération de l’égalité des
chances peut prendre de multiples formes : discrimination à l’embauche, salariale,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 243
dans la promotion, etc. Le principe d’égalité des droits pour tous est le seul à même
d’éviter une fragmentation sociale et l’émergence de sous-groupes défavorisés. Or,
cet article a mis en évidence le fait que comparativement aux natifs, les immigrés
issus des nouveaux bassins d’immigration se trouvent dans une situation
défavorable au Canada. Ils ont dans l’ensemble un revenu moyen significativement
inférieur au revenu moyen des natifs. La maîtrise parfois imparfaite de la langue, les
difficultés à faire reconnaître les diplômes acquis dans le pays d’origine renforcent
encore ce désavantage. Nos analyses montrent en effet que le niveau d’éducation des
immigrants est relativement élevé. Mais cela ne conduit pas à une meilleure situation
économique. C’est-à-dire que le rendement de l’éducation est faible chez les
immigrants originaires des nouveaux pays sources. Enfin, les résultats de la
décomposition de la différence de revenu montrent que l’écart de revenu entre les
natifs et les immigrés est dominé par l’effet du rendement des caractéristiques, à
savoir celui des facteurs inobservables, dont une segmentation et une possible
discrimination sur le marché du travail notamment.
Le vieillissement de la population et l’existence ponctuelle ou structurelle de
pénuries de main d’œuvre sont des phénomènes qui concernent la quasi-totalité des
pays développés. La politique d’immigration ne peut donc se départir d’une certaine
logique concurrentielle s’agissant du capital humain. Cependant, si une politique
d’immigration peut se permettre d’effectuer une sélection, une politique
d’intégration se doit de s’adresser à tous indifféremment. Par ailleurs, du degré de
réussite de la politique d’immigration et, plus particulièrement, des actions
d’intégration dépendent, pour une large part, la cohésion nationale.
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246 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Marc de BASQUIAT
Université Paul Cézanne, Aix Marseille III, GREQAM
L’allocation universelle
L’allocation universelle est distribuée à tous et le prélèvement est « positif » pour
tous. Elle est distribuée ex-ante, alors que l’impôt négatif est calculé et versé ex-post.
Clerc (1999, p. 222) dresse un tableau critique de l’allocation universelle. Elle
viendrait se substituer à « la partie la plus redistributrice des prestations sociales. Ce qui
reviendrait, au fond, à supprimer des revenus sociaux principalement perçus par des «
pauvres » (...) pour pouvoir distribuer à tous (donc aussi aux « riches ») un revenu égalitaire
». Cet argument semble faire abstraction du fait que le prélèvement finançant
l’allocation cible massivement les plus riches et rétablit ainsi l’équité du transfert.
Par ailleurs, Clerc (1999, p. 224) note que la mise en place de ce revenu universel
s’accompagnerait nécessairement d’une suppression, ou d’une baisse substantielle,
du salaire minimum. Ceci « explique le succès du revenu d’existence auprès des
économistes libéraux, qui y voient le moyen de libéraliser le marché du travail sans paupériser
trop ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus. (...) Ce serait alors les salariés du « bas de
l’échelle » qui verraient leur pouvoir d’achat diminuer ». Cette crainte n’est en réalité pas
justifiée, étant donnée la possibilité (impérative, de fait) de paramétrer une
diminution du salaire minimum qui serait compensée par la perception de
l’allocation universelle.
Dans un article plus récent, Clerc (2010, p. 19) ajoute une troisième critique : « Le
revenu individuel ignore l’existence d’une solidarité interne au ménage susceptible de se
substituer à la solidarité de la collectivité. Surtout, un revenu individuel ne peut tenir compte
des économies d’échelle au sein du ménage, ce qui signifie que l’on verse le même montant non
seulement à celui ou celle qui gagne peu qu’à celui ou celle qui gagne beaucoup, mais aussi à
celui ou celle qui vit seul(e) comme à celui ou celle qui vit en famille, alors qu’il coûte
248 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
patentes. L’objet du débat se porte de nouveau sur une approche plus globale de la
redistribution, sur la base d’une allocation universelle.
Fondé en 1986 à Louvain-la-Neuve (Belgique) par un rassemblement d’économistes
et de philosophes politiques, le Basic Income European Network a été renommé « Earth
Network » en 2004 pour s’élargir aux initiatives similaires existant dans les autres
continents. Vanderborght et Van PArijs (2005), membres éminents de ce réseau,
précisent la définition de l’allocation universelle en ces termes : « Revenu versé par une
communauté politique à tous ses membres, sur base individuelle, sans contrôle des ressources
ni exigence de contrepartie ».
La Revue du M.A.U.S.S a publié depuis sa fondation en 1981 les textes de nombreux
philosophes, économistes ou sociologues s’interrogeant sur la pertinence d’un
mécanisme d’allocation universelle. Citons en particulier Caillé (1987), Van Parijs
(1987, 1996), Ferry (1996) et Gorz (1987).
Citons Jean-Marc Ferry (1996, p. 76) : « L’idée ou l’intention philosophique n’est pas
seulement d’assurer un revenu d’existence. C’est encore moins de fonder une simple liberté
négative : celle qui consiste à ne pas être obligé de travailler. Son intention philosophique est
plutôt de former la liberté positive d’initier des activités socialement utiles, même si elles sont
faiblement rémunérées par le système économique, et, par là, de restaurer les capacités
autonomes d’insertion sociale. Autrement dit, il ne s’agit pas de se débarrasser des exclus, en
leur assurant matériellement le nécessaire (ce qui serait déjà un progrès), mais de restaurer
des perspectives pratiques, en les libérant de l’angoisse du lendemain ».
Michel Aglietta (1997, p. 474) conclut la postface de son ouvrage Régulations et crises
du capitalisme par une invitation à envisager l’instauration d’un « revenu minimum
garanti, moyen économique des droits inconditionnels du citoyen ». Il cite les vertus qu’il
trouve à ce schéma et donne quelques clés pour expliquer sa faisabilité : « Le temps est
venu d’un projet politique qui engage une réforme radicale de la redistribution. (...) C’est un
dispositif qui cherche à combiner l’efficacité économique et l’équité sociale. (...) L’avantage est
qu’il procède d’une conception universelle de la fiscalité incitant à l’emploi au lieu de le
décourager. (...) Il évite toute discrimination entre ceux qui sont assistés et ceux qui ne le sont
pas. (...) Il ne provoque pas de trappe à pauvreté. (...) Ce revenu est une aide aux individus et
non aux entreprises. Il corrige les inégalités résultant des grandes différences de salaires et
permet d’employer des travailleurs à faible qualification et basse productivité. Le mécanisme
de redistribution consiste à définir le montant d’un transfert forfaitaire sans condition de
ressource. Corrélativement, on détermine un impôt à taux uniforme et prélevé à la source sur
tous les revenus, quelle que soit leur nature ».
Les arguments en faveur d’un mécanisme d’allocation universelle ne manquent pas,
mais sont parfois contradictoires : certains cherchent à faciliter l’accès de tous à
l’emploi, d’autres prétendent libérer l’homme de l’impérative nécessité de travailler.
Le québécois Groulx (2005, p. 291) conclut : « On se trouve devant un paradoxe, où le
revenu universel est justifié à partir de cadres idéologiques opposés ; il devient capable
250 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
d’engendrer des avantages eux- mêmes opposés, sinon contradictoires ». Les divers auteurs
précités convergent cependant sur un certain nombre d’avantages en termes
d’efficacité et d’équité :
1. Suppression des trappes à inactivité et pauvreté
2. Une liberté réelle (attribution inconditionnelle)
3. Une équité visible (par sa simplicité)
4. Une simplification administrative majeure Ajoutons que depuis l’exode rural du
19ème siècle, la vie en autarcie n’est plus une option. La survie de l’immense majorité
de la population nécessite un revenu permettant au minimum de se nourrir et se
vêtir. L’accès au logement et au système de santé est une autre contrainte impérative.
Il s’agit ici de satisfaire les besoins physiologiques du premier niveau de la pyramide
de MASLOW, pour l’ensemble de la population d’un pays. L’autre évolution
majeure est l’éclatement des structures de solidarité familiales et locales. Dans
l’enchevêtrement de familles recomposées, l’échelle individuelle est la seule
permettant de satisfaire la nécessité vitale de chaque personne. C’est aussi le moyen
de protéger plus efficacement les personnes les plus vulnérables du ménage, souvent
les femmes.
La redistribution actuelle
Mesurer la redistribution
Dans ce document synthétique, nous ne détaillons pas les choix d’implémentation que nous faisons
d’un mécanisme « AU » concret :
1. Un versement monétaire, en euro ;
2. Effectué automatiquement tous les mois ;
3. Du niveau de la redistribution moyenne actuelle ;
4. Modulé selon l’âge du bénéficiaire ;
5. A toute la population résidant légalement en France ;
6. Sauf décision de justice ;
7. De façon strictement individuelle, sans considération de la structure familiale ;
8. Sans aucun contrôle ex-ante des ressources de la personne ou de son entourage ;
9. Sans exiger aucune contrepartie d’aucune sorte de la part du bénéficiaire, si ce n’est le respect de la
loi ;
10. Financé par un prélèvement obligatoire auprès de la même population ;
11. Autant que possible prélevé à la source. La mise en place de l’allocation universelle s’accompagne
de nombreuses modifications de l’ensemble redistributif actuel. Financées par les cotisations sociales
accompagnant la rémunération du travail, les prestations contributives se limitent alors aux pensions
de retraite (calculées en fonction de la masse des cotisations préalables), à l’assurance chômage (servie
selon la durée de cotisation préalable), aux indemnités journalières versées en cas d’absence du travail
pour cause de maladie, maternité ou consécutive à un accident, aux pensions d’invalidité et aux rentes
d’accident du travail ou maladie professionnelle. La dissociation historique entre la protection sociale
et les prestations familiale est remplacée par le versement d’une allocation universelle dont le montant
dépend de l’âge du bénéficiaire. Dans la continuité de la redistribution actuelle, nous identifions AU1
comme l’allocation servie aux mineurs et AU2 celle versée aux adultes. Elles se substituent aux
mécanismes actuels selon le tableau ci-dessous. Le financement du système de santé (167 Md€ en
2010) est redirigé vers l’impôt. Plus précisément, la CSG est affectée intégralement à la santé, ce qui
nécessite de porter son taux à 12 % de l’ensemble des revenus. L’IRPP et l’IS disparaissent, remplacés
par la nouvelle fiscalité assurant la fonction redistributive en combinaison
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 253
Les personnes âgées ayant un revenu primaire mensuel inférieur à 1000 euros
perdent à la réforme, ce qui justifie pleinement l’addition d’une aide du type de
l’APA, éventuellement renforcée. Comme nous l’avons vu, des prestations
compassionnelles seront toujours nécessaires pour traiter les situations
particulièrement difficiles: absence de logement, handicap, maladie, dépendance,
parent isolé, etc.
On peut également envisager un montant plus important pour AU2, permettant de
mieux protéger les personnes en difficulté, au prix d’un alourdissement du
prélèvement affecté à la redistribution. Ici, aucune démarche « technique » ne peut
dicter le montant adapté. C’est nécessairement un choix politique, où les
représentants de la nation doivent arbitrer avec sagesse entre des soucis légitimes et
opposés : protéger les personnes, préserver l’équilibre budgétaire, ne pas décourager
l’activité, etc. En attendant de pouvoir organiser un tel débat, considérons que le RSA
(hors forfait logement) donne un repère sur le niveau minimal généralement attendu.
Nous prenons l’hypothèse empirique suivante : AU1 vaut 192 € par mois et AU2 le
double, soit 384 € par mois. Après divers ajustements que nous ne détaillerons pas
ici, nous calculons pour l’année 2010 une assiette de revenus imposables à l’IURR de
1.347 Md€. Nous pouvons maintenant compléter l’équation budgétaire de l’IURR, en
considérant que la population résidente comptait 50,4 millions d’adultes et 15,9
millions de mineurs en 2010. L’équation précédente s’écrit alors (en M€) :
192*12*15,9 + 384*12*50,4 = 1.347.000 * Tft
Le taux de prélèvement Tft est de 20 %.
Deux ajustements importants sont encore nécessaires pour la définition de ce
système redistributif alternatif. En premier lieu, nous vérifions que les cotisations
sociales contributives couvrent effectivement les dépenses. Pour l’année 2010, la
micro-simulation nous permet de calculer une augmentation de 37,5% des cotisations
sociales contributives (retraite et chômage principalement), ce qui porte leur produit
de 160 Md€ à 220 Md€.
Nous envisageons ici une reforme de quatre domaines dont les caractéristiques
redistributives actuelles ne sont pas satisfaisantes :
1. Les aides au logement
2. La fiscalité locale
• La fiscalité du patrimoine
• Le calcul des cotisations sociales contributives
La combinaison actuelle de la taxe foncière, des droits de mutation et de l’ISF est
d’autant plus critiquable qu’elle est opaque, qu’elle porte sur une estimation obsolète
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 255
des valeurs cadastrales (pour l’immobilier qui constitue les deux tiers des
patrimoines en France), qu’elle est l’objet de débats politiques récurrents.
L’option que nous simulons ici consiste à remplacer cet ensemble par une taxe
annuelle sur le patrimoine net de dette, nommé « taxe sur l’actif net » (TAN). Un tel
prélèvement existe aux Pays-Bas, au taux de 1,2 %. Nous utilisons un taux de 1 %
dans nos simulations, ce qui assure l’équilibre global du budget de la redistribution.
L’ensemble du patrimoine des ménages serait soumis à ce prélèvement annuel, sans
exception. Notons que la valorisation des patrimoines, majoritairement immobiliers,
nécessiterait le déploiement d’un effort administratif important de réactualisation
des valeurs locatives cadastrales, attendu depuis 1970. Par ailleurs, les diverses
exonérations (portant en particulier sur l’assiette de l’ISF) ne seraient pas reconduites
vers la TAN.
Les simulations réalisées avec MAUF-MS permettent d’identifier les gains ou pertes
moyens par fractile de revenu et de patrimoine. On repère par exemple que les foyers
sociaux du cinquième décile de revenu ne possédant aucun patrimoine gagnent en
moyenne 93 € par mois à la réforme, ce qui représente un gain de 4% par rapport à
leur revenu disponible actuel.
Au global, nous observons que selon l’axe « revenu », les perdants sont concentrés
sur les deux derniers déciles. C’est également le cas selon l’axe « patrimoine », la
matrice montrant une répartition plus contrastée, où les plus hauts patrimoines de
chaque fractile de revenu rassemblent les perdants. A l’extrême, les 1/1000 des plus
hauts revenus (165 k€/mois en moyenne) et patrimoines (30 M€ en moyenne)
perdent 10.694 €/mois, soit 9 % par rapport au système actuel.
Missions régaliennes,
éducation, interventions
Dépenses publiques générales diverses. Prestations
« compassionnelles »
Impôts sur la consommation,
TAN (1%), autres taxes
Infrastructures et services
locaux. Aide sociale de
Biens publics locaux proximité (en nature). Redevances, taxe d’habitation et
transferts fiscaux
à 400 € par mois environ. Une fois le système redistributif simplifié en place,
l’alternance démocratique permet de l’ajuster progressivement, en respectant
l’équilibre budgétaire de la redistribution, par construction. Les montants AU1 et
AU2 utilisés dans notre simulation ont été définis avec l’objectif de se rapprocher au
maximum de la redistribution actuelle. Une fois les nouveaux dispositifs
redistributifs mis en place, rien n’interdit que la nation décide d’amplifier ses effets,
en augmentant les prélèvements et les montants redistribués. Seul l’exercice de la
démocratie permet de définir ces ajustements de façon pleinement légitime.
L’outillage MAUF-MS permet de tester toutes les hypothèses.
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258 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 259
BON DE COMMANDE
--------------------------------------------
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3 rue Jean Giraudoux
63000 Clermont - Ferrand