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Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Article · January 2013

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2 authors, including:

Arnaud Diemer
Université Clermont Auvergne
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H.
S. DOZOLME
D.
La question des inégalités et de la pauvreté dans les pays riches occupe une place

A.BORODAK
A. DIEMER
GUILLEMIN
importante dans le débat public, qui plus est, dans un contexte de crise sociale et de

DIEMER
montée du chômage. La façon dont elles évoluent détermine la perception que la ”ƒ—† 
population a du dynamisme d’une société. Il est en effet très différent de vivre dans
une société où les conditions de vie se rapprochent au fil du temps ou dans une ‡”˜±
  
société au sein de laquelle les situations des différentes couches sociales divergent de e 
plus en plus. Une inégalité croissante est un germe de la division. Elle polarise les
sociétés et crée une fracture sociale entre les pauvres et les riches. L’existence et la 

HEURS ET MALHEURS DU CAPITALISME


persistance des inégalités posent fondamentalement la question de l’efficacité du
système économique. Pour certains, les inégalités sont inhérentes au fonctionnement 
de l’économie de marché, pour d’autres, elles sont présentées comme une injustice et
le symbole de l’échec du capitalisme à assurer le bien être de tous. 
 

INEGALITES ET PAUVRETE
L’ouvrage que nous proposons aux lecteurs, entend revenir sur ces questions

  

DANS LES PAYS RICHES


socialement vives en proposant différents regards sur l’évolution des inégalités et de
la pauvreté. La première partie montre à travers l’histoire des faits et des idées
comment les économistes (Ricardo, Malthus, Marx, Walras, Pareto, Allais, Galbraith,
Sen…) se sont appropriés la question sociale de la pauvreté. Elle insiste notamment 
sur la boîte à outils et les concepts mobilisés par les économistes. La deuxième partie 
dresse un état des lieux de la pauvreté et des inégalités dans le monde, en France et
sur un territoire donné (l’Auvergne). Elle revient notamment sur des questions 
d’ordre dimensionnel (inégalités environnementales) ou relatives à la mesure (seuil
de pauvreté, indicateur de pauvreté humaine). La troisième partie présente

différentes formes d’inégalités et de pauvreté. Ces dernières apparaissent sous les 
traits d’un entrepreneuriat tourné vers la création d’emploi, d’une plus grande
flexibilité du marché du travail (synonyme de précarité) ou d’une trappe sociale pour 
les immigrants. 

******** 
Arnaud Diemer est Maître de Conférences à l’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, membre

de TRIANGLE (Université Lyon 2) et du CERDI (Université d’Auvergne). Il est responsable de
l’Observatoire des Représentations du Développement Durable (OR2D). Il intervient dans la Licence

MASS en microéconomie, Economie publique, théorie du risque et de l’incertitude et dans le Diplôme 
d’Education au développement durable en proposant un cours sur les fondamentaux du développement
durable. Ses domaines de recherche sont l’Histoire de la pensée économique, le Développement 
durable, la Diversité du capitalisme et l’Economie agricole.
Editions Oeconomia


Hervé Guillemin est Maître de Conférences en Sciences Economiques à la Faculté des Sciences
Economiques, Sociales et de Gestion de Reims . Il enseigne en particulier l’ « Economie du travail et 
de l’emploi » et l’ « Epistémologie des Sciences sociales » en deuxième année de Master ainsi que
l’ « Histoire de la Pensée Economique » en licence d’Economie-Gestion. Membre du laboratoire †‹–‹‘•‡…‘‘‹ƒ
d’Economie-Gestion (REGARDS) de l’Université de Reims Champagne Ardenne, ses travaux portent
en particulier sur la question du travail dans l’histoire économique, sur les relations entre la physique
et l’économie ainsi que sur le concept d’institution dans les traditions philosophiques allemande et
anglo-saxonne.
Editions Oeconomia
!
!
INEGALITES ET
PAUVRETE DANS LES
PAYS RICHES

Editions Oeconomia

!
Les auteurs tiennent à remercier le laboratoire Triangle (ENS Lyon) et l’Association
Oeconomia qui ont apporté une aide financière pour l’impression de cet ouvrage.

Editions Oeconomia, 2013. ISBN : 979 - 10 - 92495 - 01 - 0


3 rue Jean Giraudoux 63000 Clermont Ferrand
http://www.oeconomia.net

!
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 1

Introduction

La question des inégalités et de la pauvreté occupe une place importante dans le


débat public. La façon dont elles évoluent détermine la perception que la population
a du dynamisme d’une société. Il est en effet « très différent de vivre dans une société où
les conditions de vie se rapprochent au fil du temps ou dans une société au sein de laquelle les
situations des différentes couches sociales divergent de plus en plus » (Maurin, 2007, p. 60)1.
Une inégalité croissante est un germe de la division. Elle polarise les sociétés et crée
une fracture sociale entre les pauvres et les riches (Gurria, 2008). L’existence et la
persistance des inégalités posent fondamentalement la question de l’efficacité du
système économique. Pour certains, les inégalités sont inhérentes au fonctionnement
de l’économie de marché, pour d’autres, elles sont présentées comme une injustice2 et
le symbole de l’échec du capitalisme à assurer le bien être de tous (Glaude, 2001).
Si les inégalités de revenus cristallisent aujourd’hui un certain nombre de
controverses (individualisation des rémunérations, évolution du profil du ménage,
rémunérations des traders) et de revendications (volonté de réduire les différences
exorbitantes de rémunérations entre un dirigeant d’une firme multinationale et un
chômeur, volonté de garantir le pouvoir d’achat des consommateurs et de certaines
catégories sociales – les agriculteurs notamment), elles sont loin de constituer
l’ensemble des inégalités qui touchent une bonne partie des habitants des pays
riches. Aux inégalités de revenus, on peut en effet rattacher les inégalités d’emplois
(montée du problème du chômage dans la plupart des pays européens à la suite de la
crise financière, discrimination à l’embauche, disparités au niveau des contrats de
travail, accès difficile des handicapés au marché du travail, le fameux plafond de
verre pour la population féminine), les inégalités de logements (insuffisance de
l’offre de logements, surpeuplement, conditions sanitaires défectueuses) et les
inégalités de santé (disparités des espérances de vie selon les pays et les régions,
couverture maladie complémentaire très disparate entre les grandes entreprises et les
très petites entreprises). Les inégalités sont généralement cumulatives et
protéiformes, elles se sont même creusées au cours des deux dernières décennies
dans la plupart des pays occidentaux.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
1
!Maurin L. (2007), « Les inégalités augmentent-elles ? », Alternatives économiques, n°72, 2ème trimestre,
L’Etat de l’Economie, p. 60-61.
2 Dans un sondage réalisé par l’Institut BVA (pour le compte du Ministère français de la santé et des

solidarités) et paru en octobre 2006 (soit deux ans avant la crise financière), près de 75% des français
estimaient que la société française était « plutôt injuste », soit 7 points de plus qu’en 2000. Si on en croît
cette enquête d’opinions, les français auraient pris conscience des déséquilibres sociaux (75% des
personnes interrogées ont déclaré que les inégalités allaient plutôt augmenter) et les rejetteraient
massivement.
2 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

C’est notamment le cas au sein des pays anglo-saxons : aux Etats Unis, le coefficient
de Gini est passé de 0.34 en 1985 à 0.38 en 2008, au Royaume-Uni, de 0.32 à 0.34.
Selon le rapport de l’OCDE (2008), le revenu disponible moyen des 10% les plus
riches et celui des 10% les plus pauvres s’est accru aux Etats Unis, passant de 12.5 à
15.1, au Royaume-Uni, ce rapport est passé de 7.1 à 10.1. C’est également le cas pour
les pays d’Europe du Nord, longtemps considérés comme les plus vertueux. En
Suède, le coefficient de Gini est passé de 0.21 à 0.26 de 1985 à 2008. En Finlande, le
rapport entre le revenu disponible moyen des 10% les plus riches et des 10% les plus
pauvres, s’est accru en passant de 4.2 à 5.5.

Selon l’OCDE (2008), l’accroissement de ces inégalités traduit deux faits marquants.
D’une part, l’ascenseur social ne remplit plus sa fonction (Peugny, 2013)3. Les
personnes talentueuses et qui travaillent dur obtiennent plus difficilement la
reconnaissance et la récompense qu’elles méritent. D’autre part, l’écart se creuse
parce que les ménages riches s’en sortent nettement mieux que les ménages de la
classe moyenne et les ménages pauvres. Trois changements dans la structure de la
population et sur le marché du travail expliquent cette montée des inégalités : (i) les
salaires des personnes qui étaient déjà bien payées ont augmenté ; (ii) les taux
d’emploi des personnes ayant un moins bon niveau d’instruction ont baissé (ce sont
d’ailleurs les premières qui ont été licenciées durant la crise économique) ; (iii) le
nombre de ménages comprenant un seul adulte ou une seule famille s’est accru.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
3 Peugny Camille (2013), Le destin du berceau. Inégalités et reproduction sociale, Edtions Seuil.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 3

Evolution des inégalités de revenus au sein des pays de l’OCDE (Coefficient de Gini4)
1985 1990 1995 2000 2005 2008
Pays Anglo-saxons
Etats-Unis 0.34 0.35 0.36 0.36 0.38 0.38
Royaume-Uni 0.32 0.37 0.35 0.36 0.33 0.34
Australie _ _ 0.30 0.31 0.31 0.34
Canada 0.29 0.29 0.29 0.32 0.32 0.32
Pays d’Europe du Nord
Finlande _ 0.22 0.22 0.25 0.27 0.26
Suède 0.21 0.21 0.21 0.24 0.24 0.26
Danemark 0.22 0.23 0.21 0.23 0.23 0.25
Norvège 0.22 0.23 0.24 0.25 0.28 0.25
Pays d’Europe de l’Ouest
Portugal _ 0.33 0.36 0.36 0.37 0.35
Italie 0.31 _ 0.35 0.34 0.35 0.34
Allemagne 0.25 0.26 0.27 0.26 0.30 0.30
Pays-Bas 0.26 0.29 0.28 0.29 0.28 0.29
Autriche 0.24 _ 0.24 0.25 0.26 0.26
Autres pays
Mexique 0.45 0.50 0.50 0.51 0.49 0.48
Japon 0.30 _ 0.32 0.34 0.33 _
Source : OCDE (2008)

C’est dans ce contexte d’augmentation des inégalités qu’il faut replacer la crise
financière de 2008. Cette dernière a mis à rudes épreuves les modèles sociaux
(transferts) et touchent généralement les plus démunis5. En mai 2013, les 34 pays de
l’OCDE comptaient près de 50 millions de chômeurs, soit 16 millions de plus par
rapport à la situation qui prévalait avant la crise. La situation est particulièrement
inquiétant pour la zone euro. L’Espagne et la Grèce affichent des taux de chômage
renversants, 26 et 27% pour l’ensemble de la population en âge de travailler (en
Espagne, près de 57% des moins de 16 ans sont au chômage). Certains pays ont
cherché à contenir ces inégalités en proposant des politiques publiques alliant
réforme fiscale et redistribution du revenu. C’est notamment le cas de la France6 qui
malgré ses mauvaises performances économiques (hausse de la dette publique,
hausse du chômage, hausse du déficit commercial, taux d’emploi faible et perte de
compétitivité) est considérée dans la dernière étude de l’OCDE (2013) comme « l’un
des rares pays de l’OCDE où les inégalités de revenu après impôts et transferts sont restés
globalement inchangés entre 1985 et 2008 ». Cette réponse aux distorsions sociales a
cependant un prix élevé - le versement des prestations aux couches de la population
les plus défavorisées représente les deux tiers du système de redistribution des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
4 Le coefficient de Gini compare l’état de la répartition des revenus à une situation d’égalité parfaite
(bissectrice). Plus il est proche de 0, plus on s’approche de l’égalité (tous les individus ont le même
revenu). Plus il est proche de 1, plus on est au voisinage de l’inégalité totale (un seul individu perçoit
tous les revenus).
5 Même si la chute des cours des actions s’est également répercutée sur les revenus des ménages les

plus aisés.
6 Les inégalités sont mesurées sur la base du niveau de vie d’un individu qui se calcule « en rapportant

le revenu disponible du ménage auquel il appartient au nombre d’unites de consommation de ce ménage ».


4 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

revenus, le dernier tiers provenant de la fiscalité – difficilement soutenable dans un


contexte de réduction budgétaire.
L’accentuation des inégalités dans la plupart des pays riches se traduit de plus en
plus par une forme de paupérisation7 relative, voire absolue de la population. Au
niveau mondial, la pauvreté est généralement mesurée par l’indicateur de pauvreté
humaine, il s’agit d’une moyenne pondérée de trois indicateurs : la probabilité à la
naissance de décéder avant 60 ans en % de la cohorte, les personnes ayant des
difficultés à comprendre un texte suivi en % de la population de 16-65 ans, le
chômage de longue durée en % de la population active.

Pauvreté humaine et salariale dans 17 pays de l’OCDE, classement selon l’IPH-2 ( %)

Probabilité à la Personnes ayant des Chômage de longue % de la population en


naissance de décéder difficultés à comprendre durée en % de la deçà du seuil de
avant 60 ans un texte suivi population active / pauvreté monétaire
en % de la cohorte / en % de la population 1994-98 en 50 % du revenu
2000-2005 de 16-65 ans / 1994-98 médian / 1990-2000

1 Suède 7,3 7,5 1,1 6,5

2 Norvège 8,3 8,5 0,2 6,4

3 Pays-Bas 8,7 10,5 0,8 7,3

4 Finlande 10,2 10,4 2,2 5,4

5 Danemark 11,0 9,6 0,8 9,2

6 Allemagne 9,2 14,4 4,1 8,3

7 Luxembourg 9,7 nc 0,7 6,0

8 France 10,0 nc 3,0 8,0

9 Espagne 8,8 nc 4,6 10,1

10 Japon 7,5 nc 1,7 11,8

11 Italie 8,6 nc 5,3 12,7

12 Canada 8,7 16,6 0,7 12,8

13 Belgique 9,4 18,4 3,4 8,0

14 Australie 8,8 17,0 1,3 14,3

15 Roy-Uni 8,9 21,8 1,2 12,5

16 Irlande 9,3 22,6 1,2 12,3

17 Etats-Unis 12,6 20,7 0,5 17,0

Source : OCDE (2010)

Les récentes analyses de l’OCDE tendent à souligner une fracture importante entre
les pays du Nord et les pays du Sud, ainsi qu’entre les pays de tendance libérale et
les pays plus modérés. Entre 2000 et 2010, le nombre de pauvres aux Etats-Unis est
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
7Il existe deux conceptions alternatives de la pauvreté faisant respectivement référence aux notions de
niveau de vie et de droits minimum (Moyes, 2009, p. 169).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 5

passé de 31.6 à 46.2 millions et le taux de pauvreté atteint aujourd’hui le chiffre de


15.1%. En 2010, les 5% des ménages américains les plus riches percevaient 21.3% du
revenu global alors que les 20% les plus pauvres n’en détenaient que 3.3%. En 2010,
16.9% des européens, soit 84 millions de personnes, vivaient sous le seuil de
pauvreté8. Au seuil de 60%9, les taux les plus élevés sont observés en Espagne
(21.8%), en Grèce (21.4%) et en Italie (21.4%). La Norvège (10.5%), les Pays-Bas (11%)
et l’Autriche (12.6%) font partie des pays où la pauvreté est plus faible. L’Allemagne,
malgré une santé économique (excédent de la balance commerciale de 188 milliards
d’euros en 2012, taux de chômage de 6.6%) qui fait pâlir ses partenaires européens,
compte un certain nombre de pauvres : près de 16% de ses habitants vivent sous le
seuil de pauvreté. Les 50% les plus pauvres ne possèdent que 1% de la richesse
nationale (contre 3%, deux ans plus tôt).

PAYS SEUIL DE 40% SEUIL DE 50% SEUIL DE 60%


Allemagne 4.3 9.7 15.8
Autriche 3.0 7.1 12.6
Belgique 3.6 8.3 15.3
Danemark 4.9 7.5 13.0
Espagne 10.1 15.2 21.8
France 3.1 7.1 14
Grèce 8.2 14.2 21.4
Italie 8.1 12.6 19.6
Norvège 3.4 5.7 10.5
Pays Bas 2.6 5.2 11
Pologne 5.7 10.5 17.7
Portugal 5.5 11.1 18
Royaume-Uni 5.0 9.3 16.2
Suède 3.7 7.6 14
Source : Eurostat (2010), Observatoire des inégalités (mai, 2013)

La France se situe en-deçà de la moyenne européenne (même niveau de la Suède).


Au seuil de 60%, la France compte 8.6 millions de personnes, soit 14% de la
population (8,2 millions et 13.5% en 2009). Le seuil de pauvreté situé à 60 % du
revenu médian, pour une personne seule, est de 964€ mensuels. Or, la moitié des
personnes pauvres vivent avec un niveau de vie inférieur à 781 euros mensuels (en
euros 2010). D’une manière générale, la pauvreté en France, a baissé des années 1970
au milieu des années 1980 (17.9% en 1970 contre 13.5% en 1984), puis s’est stabilisée
jusque 1996, pour ensuite suivre trois tendances : recul de 1996 à 2004 (de 14.5% à
12.6%), nouvelle stagnation de 2004 à 2008 (13%), et augmentation depuis 2009. Elle
est ainsi passé de 13% en 2008 à 14.1% en 2010.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
8 Au niveau européen, un individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le
niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. Ce seuil est fixé à 60% (Eurostat) du niveau de vie
médian (revenu qui sépare la population en deux, l’une recevant moins que ce revenu, l’autre plus).
9 L’Observatoire des inégalités note fort justement que le choix des seuils (40%, 50% ou 60%) du

revenu médian modifie la hiérachie européenne. Au seuil de 40% (grande pauvreté), les Pays-Bas
(2.6%), l’Autriche (3%) et la France (3.1%) ont les taux les plus bas. Le taux danois (4.9%) est très
proche du taux anglais (5%).
6 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Cette tendance semble se reproduire dans de nombreux pays occidentaux, une


manière de rappeler qu’une crise financière a toujours des conséquences
économiques et sociales à plus ou moins long terme. Toutefois, elle ne touche pas la
population de la même manière. Il existe de nombreuses différences en fonction du
genre, du type de ménages, de l’âge… En France, si l’on considère le seuil à 60 %, on
compte 4,6 millions de femmes et 4 millions d’hommes. Au total 14,1 % de femmes
sont démunies contre 12,9 %. des hommes. L’écart est particulièrement marqué chez
les plus âgés : après 75 ans, il y a près de trois fois plus de femmes pauvres que
d’hommes, pour deux raisons principales. Les hommes, et encore davantage les plus
démunis, ont une espérance de vie inférieure à celle des femmes. De femmes de cet
âge n’ont pas occupé d’emploi et perçoivent des pensions très faibles, une mince
pension de réversion ou le minimum vieillesse. L’écart est aussi important pour la
tranche d’âge 25-34 ans (7,1 % de femmes contre 5,9 % d’hommes) : il s’agit de mères
célibataires qui perçoivent une allocation parent isolé ou un salaire à temps partiel.

Mais le phénomène le plus inquiétant ces 10 dernière années, c’est la montée de la


pauvreté parmi ceux qui travaillent. En France, l’INSEE estime que près de 1.9
millions de personnes exercent un emploi mais disposent, après avoir comptabilisé
les prestations sociales (prime pour l’emploi, allocation logement, etc.) ou intégré les
revenus de leur conjoint, d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté10. Cette
émergence des travailleurs pauvres résulte de plusieurs facteurs. D’abord, de la
faiblesse des salaires dans de très nombreux secteurs et notamment du niveau du
salaire minimum. Ensuite du fractionnement des emplois : petits boulots, alternances
de phases d’emploi et de chômage ou d’inactivité. Enfin du temps partiel, qui réduit
en proportion les niveaux de vie. Dans l’Europe des Quinze, 38 % des femmes et 9 %
des hommes travaillent à temps partiel et le taux de féminisation du travail à temps
partiel dépasse les 80 % (Eurostat, 2010). Dans quatre pays d'Europe du Nord, près
de la moitié des femmes actives travaillent à temps partiel : 46 % en Allemagne, 44 %
en Autriche, 43 % au Royaume-Uni et aux Pays-Bas le ratio est de 76 %. Avec de tels
pourcentages, on peut considérer que le temps partiel tend à se substituer à l’emploi
à taux plein. Ce sont les femmes âgées de plus de 50 ans qui connaissent les plus forts
taux de travail à temps partiel. La moyenne européenne s'établissait en 2010, à 39,4 %
pour les 50-64 ans et à 69,8 % pour les plus de 65 ans alors qu'elle se situe à 35,7 %
pour les femmes de 25 à 49 ans. Dans certains pays comme le Danemark, le Portugal,
la Suède, la Grèce et la Finlande, c'est dans la tranche 25-49 ans que l'on trouve les
plus faibles pourcentages de femmes travaillant à temps partiel. En France, le travail

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
10 Il existe deux façons de mesurer le nombre de travailleurs pauvres. Soit on prend en compte
l’ensemble des revenus du ménage et des prestations sociales. Il s’agit de travailleurs dont le niveau de
vie est inférieur au seuil de pauvreté. C’est le cas, par exemple, d’une famille de cinq personnes où une
seule dispose d’un emploi payé au Smic à temps plein. Soit on prend en compte uniquement les
revenus individuels d’activité. C’est le cas par exemple d’une personne employée au Smic à mi-temps,
qui n’est pas prise en compte dans la seconde définition si elle vit avec une personne dont les revenus
permettent de dépasser le seuil de pauvreté pour l’ensemble du ménage.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 7

à temps partiel est un phénomène assez récent. Son essor date du début des années
1980. En trente ans, nous sommes cependant passés de 1 500 000 salariés à temps
partiel à 4 600 000 (dont 82 % de femmes). Dans un rapport du 8 juillet 2009, l’IGAS
soulignait que la moitié des salariés à temps partiel déclaraient percevoir un salaire
mensuel net, primes et compléments compris, inférieur à 800 euros par mois. Les
pourcentages de temps partiel sont particulièrement élevés pour les contrats à durée
déterminée (CDD), les intérimaires et les contrats aidés (56 %) et pour les personnels
de services directs aux particuliers (49,8 %).

Si la pauvreté est une question de revenus, elle se traduit surtout par des
privations, jugées plus ou moins inacceptables par la population. Les catégories
sociales défavorisées vivent ainsi loin de la norme de consommation occidentale de
ce début de 21e siècle. Selon une enquête « Standards de vie » de l’INSEE, réalisée en
2006 auprès de 5900 personnes, le consensus portait sur les privations alimentaires
sévères, les manques fonctionnels relatifs à l’habillement, la très mauvaise qualité du
logement et les difficultés à se soigner. L’accès des enfants à ces éléments de base est
largement perçu comme une nécessité : 90 % des personnes interrogées jugeaient
inacceptable de " ne pas pouvoir payer à ses enfants des vêtements et des chaussures à leur
taille ", 89 % de " ne pas pouvoir payer des appareils dentaires à ses enfants " et 86 % de " ne
pas avoir assez de rechange pour envoyer ses enfants à l’école avec des vêtements toujours
propres ". A l’opposé, tout ce qui relève du loisir, des communications ou des
nouvelles technologies n’est pas jugé le plus souvent comme indispensable. Ainsi,
3 % seulement des personnes interrogées pensent qu’on ne peut se passer d’un
lecteur de DVD, 4 % d’un lave-vaisselle et 7 % d’un téléphone mobile. Ainsi, dans
l’un des pays les plus riches du monde, 32,3 % des ménages ne peuvent se payer une
semaine de vacances une fois par an, 32,6 % n’ont pas les moyens de remplacer des
meubles, 10 % de recevoir des amis ou de la famille.
Ce panorama des inégalités et de la pauvreté n’est pas exhaustif et l’ouvrage que
nous présentons, ne saurait répondre à une telle demande. Il est difficile
d’appréhender des questions socialement vives, qui plus est, dans le contexte d’une
crise financière, économique et sociale. Les différents textes que nous avons réunis,
entendent proposer différents regards sur l’analyse et l’évolution des inégalités et de
la pauvreté.
La première partie montre à travers l’histoire des faits et des idées comment les
économistes (Ricardo, Malthus, Marx, Walras, Pareto, Allais, Galbraith, Sen…) se
sont emparés des questions sociales. Elle insiste notamment sur la boîte à outils et les
concepts mobilisés par les économistes. Jérôme Lallement rappelle que pour Ricardo,
Marx et Walras, la solution à la misère dépend de l’analyse de ses causes, or ces
dernières relèvent de la théorie économique. Au XIXe siècle, le débat ne se réduit
donc pas à un débat idéologique ou doctrinal où s’exprimeraient des choix politiques
ou des a priori sur le système social (juste ou injuste). Les oppositions portent sur le
8 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

domaine de validité des lois économiques (validité universelle et intemporelle pour


Ricardo ; validité historique et relative pour Marx ; validité spécifique des lois de
l’échange et du marché pour Walras) tout en soulignant que l’organisation
rationnelle de la société bute sur des difficultés insurmontables. Arnaud Diemer
prolonge cette analyse en insistant sur deux faits marquants au xxe siècle. D’une part,
grâce au recueil statistique et à l’utilisation des séries temporelles, les économistes
vont partir de l’observation des faits et proposer une loi empirique de répartition de
la richesse. C’est la fameuse loi de Pareto. Cette approche s’inscrit dans l’ère de la
mesure, elle se prolongera par la suite avec les travaux de Lorenz (1905) et Gini
(1910), et l’adoption d’un nouvel instrument de mesure des inégalités, l’indice de
concentration Lorenz-Gini. D’autre part, à la suite de la crise de 1929, les économistes
vont être amenés à proposer de nouvelles représentations du monde, de manière à
répondre au problème du chômage de masse et du sous-emploi. Keynes (1936),
Allais (1946) et Galbraith (1961, 1980) abordent la question des inégalités et de la
pauvreté, dans leurs dimensions, sociale, économique et institutionnelle. La nature
humaine, la théorie des élites, le mécanisme de l’accommodation sont mobilisés pour
rappeler que le traitement des inégalités et de la pauvreté est un phénomène
complexe qu’il convient d’analyser en dehors des vérités préétablies.
Fabien Tarrit poursuit cette histoire des faits et des idées en analysant les travaux
de Rawls, Dworkin, Sen et Cohen. Il souligne un fait important : la théorie de la
répartition et les considérations de justice de la fin du xxe siècle ne sont plus
considérées comme appartenant à la seule science économique. La séparation entre le
savant (l’économiste) et le politique est remise en cause. La question des inégalités est
au cœur du débat public et toute théorie portant sur cette thématique doit être
capable de trancher de manière objective entre les inégalités devant être combattues
et celles qui doivent être tolérées, acceptées voire encouragées. La question des
inégalités doit ainsi dépasser l’opposition égalité – liberté afin de proposer
l’élaboration théorique d’un projet d’émancipation sociale. Michel Herland évoque
un tel projet en interrogeant la notion « d’inégalités justes » au regard des travaux de
Proudhon, Rawls, Sen... Même si l’on ne répondra jamais de façon entièrement
satisfaisante à cette question, l’auteur apporte quelques éléments de réflexion. En se
plaçant au préalable dans la position d’un individu moral, qui a le souci des autres et
un désir sincère d’améliorer le sort des plus malheureux, Michel Herland propose
d’analyser ses réponses au respect de quatre principes directeurs (l’existence des
inégalités est inévitable en raison de la présence de différences innées qui ne peuvent
pas être compensées ; les inégalités vont de pair avec la liberté ; certaines inégalités
sont nécessaires pour maintenir une incitation suffisante chez les producteurs de
richesses ; les inégalités qui permettent d’améliorer le sort des plus défavorisés sont
justes) et de trois types d’inégalités (les inégalités naturelles, les inégalités actuelles
mesurées dans divers domaines pertinents et les inégalités des chances).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 9

La deuxième partie dresse un état des lieux de la pauvreté et des inégalités. Elle
revient notamment sur des questions d’ordre dimensionnel (émergence des
inégalités environnementales) ou relatives à la mesure (seuil de pauvreté, indice de
pauvreté humaine). Alexandre Berthe replace l’environnement naturel dans les
questions de justice sociale afin de souligner l’importance de la prise en compte des
inégalités environnementales. A partir des théories de la justice développées par
Rawls, Sen ou encore Roemer, l’auteur identifie comment l’environnement naturel
peut s’intégrer dans la justice intragénérationnelle. L’accent est mis sur les questions
environnementales inhérentes aux pays riches, cependant une revue des différentes
littératures permet également d’élargir la mesure des inégalités à des variables non
monétaires. Alexandre Berthe peut ainsi identifier les limites de ces différentes
approches pour leur application à la mesure des inégalités liées à l’environnement
naturel.

De leur côté, Hélène Langin, Mickaël Goujon et François Hermet reviennent sur les
concepts et les outils statistiques utilisés pour identifier la pauvreté. Hélène Langin
aborde la pauvreté monétaire en fonction du seuil de pauvreté. Cette approche lui
permet de présenter l’évolution de la pauvreté en France (2008-2009), puis de
conclure par un zoom sur la situation auvergnate. La pauvreté en Auvergne concerne
avant tout les familles monoparentales mais frappe plus souvent qu’au niveau
national les personnes isolées. Elle est plus élevée qu’en France. Ceci s’explique
principalement par la faiblesse du revenu disponible des Auvergnats liée à celle des
salaires et des revenus de transfert. Toutefois, compte tenu d’une distribution des
niveaux de vie moins inégalitaire en Auvergne l’exclusion des personnes démunies
est moins forte qu’en France. Mickaël Goujon et François Hermet ont proposé une
évaluation du niveau de la pauvreté pour la Réunion, en s’appuyant sur l’Indice de
Pauvreté Humaine (IPH) du Programme des Nations Unies pour le Développement.
Cet indicateur synthétique rassemble des indicateurs de santé, d’éducation, de
revenu monétaire et d’exclusion du marché du travail. Le résultat de leur étude
montre que le retard de La Réunion par rapport à la France est sensible sur les quatre
dimensions de l’IPH, mais il est dû particulièrement à un fort taux de pauvreté
monétaire. La Réunion montre également un niveau de pauvreté humaine
significativement plus élevé que ceux de pays appartenant au même niveau de
développement (Pologne, Slovaquie, Hongrie) suggérant que les inégalités à La
Réunion sont nettement plus marquées.

La troisième partie aborde la question de l’expression et des différentes formes


d’inégalités et de pauvreté. Dans un contexte économique et social difficile (chômage
et sous-emploi élevés), Sophie Boutillier et Dimitri Uzunidis présentent la création
d’entreprises et plus précisément l’entrepreneuriat comme une source de nouvelles
inégalités sociales et économiques. En effet, contrairement aux enseignements des
théories fondatrices de l’entrepreneur, la motivation principale du créateur est
10 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

généralement de créer son propre emploi (nombre important d’entreprises ne


comptant aucun salarié) et non d’innover ou encore de répondre à des défis. Nos
auteurs sont amenés ainsi à faire un parallèle entre l’émergence de la société
entrepreneuriale et la remise en cause de la société salariale. L’entrepreneuriat ne
s’est pas substitué au salariat, il constitue désormais une forme d’accès à l’emploi, au
même titre que l’emploi salarié. Le salarié et l’entrepreneur (celui d’une TPE, voire
l’auto-entrepreneur) connaissent la même précarité. L’entrepreneur contemporain est
devenu un entrepreneur socialisé dont les marges d’action sont définies par les
politiques publiques et par les stratégies des grandes entreprises. De leur côté, Cécile
Massit et Bruno Lamotte analysent la crise de 2008-2009 sous le prisme de la montée
de la précarité dans l’emploi. Cette dernière est appréhendée à partir d’une étude des
mécanismes de flexibilisation des marchés du travail à l’oeuvre depuis les années 80
dans quatre pays européens (Allemagne, Espagne, Italie, France) et des indicateurs
relatifs à l’emploi. Les auteurs se sont attachés à cerner les différences d’effets de la
crise sur l’emploi dans les quatre pays et les régulations qui se développent. Ils
notent que l’implication des partenaires sociaux doit être élevée pour garantir une
sécurisation des parcours professionnels face à la libéralisation des marchés du
travail et la diminution de la protection sociale des activités du travail. L’ensemble de
ces réflexions les amènent à s’interroger sur une segmentation accrue du marché du
travail avec une marginalisation croissante d’une frange du salariat.

Cécile Batisse et Nong Zhu reviennent sur la question de l’intégration des


immigrés dans les sociétés occidentales, et plus précisément sur la persistance de
trappes à inégalités entre natifs et émigrants. A partir des données des recensements
de 1996 et 2006, les auteurs ont analysé les facteurs qui influent sur les revenus des
natifs et des immigrés au Canada. Ils notent que comparativement aux natifs, les
immigrés issus des nouveaux bassins d’immigration se trouvent dans une situation
défavorable. Ils ont dans l’ensemble un revenu moyen significativement inférieur au
revenu moyen des natifs. À l’instar de la majorité des études cherchant à expliquer
les écarts de revenus entre individus possédant des caractéristiques différentes, leur
cadre conceptuel s’appuie sur la théorie du capital humain. Selon cette approche, le
revenu est fonction de facteurs tels que l’âge, le niveau d’éducation, l’habileté
linguistique. Cécile Batisse et Nong Zhu ont porté une attention particulière à l’effet
de l’éducation sur le revenu des immigrants, l’une des caractéristiques les plus
importantes de la théorie du capital humain et également un des principaux critères
de sélection des travailleurs qualifiés au Canada.
Enfin, Marc De Basquiat revient sur la politique de redistribution des richesses en
proposant une actualisation et un prolongement de l’étude de Bourguignon et
Chiappori (1998). Ces auteurs ont mis en évidence le fait que le système redistributif
français était complexe, peu flexible, inefficace, au total assez faiblement redistributif
et fortement biaisé à l’encontre des revenus du travail par rapport à ceux de
l’épargne. Marc De Basquiat montre comment le concept d’allocation universelle,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 11

conjugué à une imposition proportionnelle des revenus (flat tax), une taxe uniforme
sur les patrimoines et un volet de prestations compassionnelles, permet de définir un
ensemble redistributif présentant des caractéristiques opposées. La complexité laisse
la place à une allocation universelle versée à tous les résidents en situation régulière,
dont le montant varie uniquement selon l’âge, 384 euros mensuels pour les adultes,
192 euros pour les mineurs (montants calculés pour l’année 2010, indexés sur
l’évolution du PIB), financée par le prélèvement de 20 % de l’ensemble des revenus.
Une taxe sur l’actif net (1 % sur tous les patrimoines nets de dettes) remplace
l’ensemble de la fiscalité du patrimoine et de sa transmission.
De par leur positionnement, l’ensemble de ces travaux proposent une analyse
originale et pluridisciplinaire d’un phénomène de société. La montée des inégalités et
de la pauvreté dans les pays riches traduit à la fois un cuisant échec de nos modèles
de croissance (incapables d’intégrer la complexité de nos relations socio-
économiques) et un sentiment de frustration d’une certaine frange de la population
(celle qui est marginalisée et qui ne parvient plus à trouver sa place dans la société
contemporaine). Cette situation est d’autant plus préoccupante que les derniers
vestiges de l’Etat Providence semblent disparaître sous l’effet des coupes
budgétaires.

Arnaud DIEMER, Hervé GUILLEMIN


12 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 13

1ère PARTIE

INEGALITES ET PAUVRETE
À TRAVERS L’HISTOIRE
DES FAITS ET DES IDÉES
14 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 15

Entre morale et charité, la science économique et les


pauvres, de Smith à Walras

Jérôme LALLEMENT
CES (Paris1 - CNRS) et Université Paris Descartes

Au XVIIIe siècle, les analyses de la pauvreté et des inégalités mélangent des


arguments qui relèvent indistinctement de la morale, de la philosophie politique, de
l’ordre public, ou de la charité ; dit autrement, la pauvreté n’est pas une question
essentiellement économique. Des auteurs comme Bernard Mandeville (La Fable des
abeilles, 1714), Jean-Jacques Rousseau (Discours sur l’origine de l’inégalité, 1755), et
d’une manière générale, tous ceux qui prennent part à la querelle sur le luxe
empruntent leurs arguments à différents registres, sans exclusive. L’économie
politique, cette toute jeune science qui émerge à la fin du XVIIIe siècle, ne pouvait pas
éviter cette question. L’économie politique va modifier radicalement les
représentations de la pauvreté au début du XIXe siècle.
La question de l’égalité politique, qui a mobilisé les esprits au XVIIIe siècle, est
réglée, au moins en principe, par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen11.
Pauvreté et inégalités deviennent, au XIXe siècle, l’affaire des économistes. La
spécificité de ce siècle par rapport aux précédents, c’est une nouvelle manière de
penser la pauvreté comme une question économique qui relève d’une analyse
scientifique. Les conséquences de cette mutation sont nombreuses. L’économie
politique accapare la légitimité du discours sur la pauvreté : désormais, c’est
d’abord à l’économie qu’il appartient de fournir une analyse théorique des causes
de la pauvreté. Si l’économie politique est seule légitime pour analyser et expliquer
la pauvreté, alors c’est à elle seule qu’il appartient de proposer des solutions pour la
supprimer. La théorie économique propose une grille d’analyse de la pauvreté qui
est supérieure à toute autre, parce qu’elle s’appuie sur son statut de science, c’est-à-
dire sur sa capacité à énoncer des lois nécessaires et objectives. Si les représentations
de la pauvreté et des inégalités peuvent différer entre les économistes, elles
renvoient toutes à une construction théorique. Et si ces représentations évoluent,
c’est parce que les théories économiques changent.
La pauvreté peut soulever des réactions émotionnelles, généreuses,
charitables, mais c’est à partir de la connaissance des lois économiques que l’on
peut proposer des remèdes efficaces et crédibles à la pauvreté, car la pauvreté n’est
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
11
Cf. l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droits ».
16 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

pas un problème individuel, c’est un problème social. Le caractère social de la


pauvreté va se manifester par l’assimilation, fréquente au XIXe siècle, des pauvres et
de la classe ouvrière. Cette assimilation exclut évidemment que la charité
individuelle constitue un remède efficace à une question de société : si la charité
peut résoudre des situations individuelles, elle est totalement impuissante face à
une question collective ; si le problème est social, la réponse doit être sociale12.
Toutefois, on doit aussi observer une évolution des représentations de la pauvreté
qui va conduire d’une conception de la pauvreté comme une situation collective,
propre à une classe de la société, à une conception beaucoup plus individualiste qui
parle d’inégalité plutôt que de pauvreté. L’analyse économique de la pauvreté
change à la fin du XVIIIe siècle. Smith introduit une rupture avec les représentations
classiques de la pauvreté qui ne distinguent pas les registres différents des
argumentations. Il ouvre la voie à la prise du pouvoir par l’économie politique qui,
au début du XIXe siècle, accapare le monopole du discours savant sur la pauvreté.
Au début du XXe siècle, une rupture plus ou moins symétrique se produit après
Walras : la pauvreté n’est plus considérée par les économistes comme une question
qui relève en priorité de la science économique.
Après avoir présenté les analyses de Smith sur la pauvreté, on compare les
positions de trois économistes du XIXe siècle, David Ricardo, Karl Marx et Léon
Walras, sur la question des inégalités. Ces trois auteurs sont représentatifs de trois
positions typiques : la libéralisme (Ricardo), la révolution (Marx) et le réformisme
(Walras). En dépit de leurs divergences théoriques sur l’analyse économique des
inégalités et de la pauvreté, tous trois admettent un même schéma analytique qui
illustre la prévalence, au XIXe siècle, de l’économie politique comme discours
légitime sur la pauvreté : la théorie économique construit une explication des
inégalités et de la pauvreté ; une fois les causes de celles-ci explicitées, il est alors
possible d’en tirer les leçons en matière de politique économique pour réduire la
misère autant que faire se peut.

Adam Smith : de la morale à l’économie


Les positions d’Adam Smith sur la pauvreté changent entre la Théorie des sentiments
moraux et la Richesse des nations. Dans la Théorie des sentiments moraux (1759), Smith
reprend l’analyse déjà développée par de nombreux auteurs, comme par exemple
Mandeville. Dans la Fable des abeilles, Mandeville justifie le goût du luxe et la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
12Par exemple, Frédéric Ozanam, écrivain et historien catholique, béatifié le 22 août 1997, souligne que
les remèdes à la pauvreté ne relèvent pas de la charité individuelle (qui reste, par ailleurs,
indispensable), mais que ces remèdes ont nécessairement un caractère institutionnel : « Il faut porter
une main hardie sur cette plaie du paupérisme. […] Je crois, comme vous, qu'il faut enfin s'occuper du peuple,
infiniment plus qu'on ne l'a fait par le passé. Les plus chrétiens se sont trompés en se croyant quittes envers le
prochain quand ils avaient pris soin des indigents, comme s'il n'y avait pas une classe immense, non pas
indigente, mais pauvre, qui ne veut pas d'aumônes, mais des institutions » (Lettre à Alexandre Dufieux, 31
mai-2 juin 1848.)
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 17

prodigalité en soulignant que les dépenses des riches donnent du travail aux
pauvres. Autrement dit, Mandeville trouve une justification sociale à certains vices
individuels. L’argument de Mandeville suppose deux conditions. Premièrement, il
faut que le point de vue à partir duquel est émise une appréciation sur le
comportement individuel soit celui de la société. Il ne s’agit pas d’une évaluation
individuelle qui apprécie un comportement par rapport à une volonté délibérée de
se bien conduire, conformément à une exigence morale ; il s’agit d’une évaluation
des conséquences, pour la collectivité, d’une action individuelle. Deuxièmement, il
faut que les conséquences pour la société soient évaluées à l’aune de critères
économiques, que le bonheur collectif soit assimilé à la prospérité matérielle de la
société. À ces deux conditions, un vice individuel peut devenir un bénéfice pour la
société. Cette dialectique qui transforme les vices individuels en bénéfices publics
ne joue pas sur toutes les actions moralement condamnables, mais seulement sur les
vices individuels qui ont des conséquences économiques collectives : le goût du
luxe, l’orgueil, la vanité, la prodigalité, c’est-à-dire tout ce qui stimule l’activité
économique. Dès lors, l’inégalité des possessions est justifiée puisque la richesse des
uns est la condition de l’emploi des pauvres. Plutôt qu’une égalité des fortunes qui
impose la frugalité à toute la société, mieux vaut cette inégalité, favorable aux riches
certes, mais qui profite aussi aux pauvres à travers les dépenses somptuaires des
riches13.
La leçon de la Fable est claire : les inégalités sont la condition de l’opulence et, si
ces inégalités disparaissent, la société est appauvrie ou détruite. Ce constat objectif
de Mandeville laisse chacun libre d’approuver ou pas ces inégalités, la seule
conclusion certaine, pour lui, est que le bien collectif, assimilé à l’opulence
matérielle, suppose des inégalités que l’on peut, par ailleurs, trouver moralement
choquantes. La société est condamnée à choisir entre, d’une part, honnêteté
individuelle mais frugalité pour tous, ou, d’autre part, opulence collective mais
vices privés.
Dans la Théorie des sentiments moraux, Smith va reprendre l’argument utilisé par
Mandeville sur le fait que la richesse des uns donne du travail aux autres, mais il va
pousser l’argument jusqu’à lui faire dire que l’inégalité des fortunes est moralement
admissible. « L’estomac du riche n’est pas en proportion avec ses désirs, et il ne contient
pas plus que celui du villageois grossier. Il est forcé de distribuer ce qu’il ne consomme pas
[à ceux qui travaillent pour lui] ; et tous ceux qui satisfont à ses plaisirs et à son luxe,
tirent de lui cette portion des choses nécessaires à la vie, qu’ils auraient en vain attendu de
son humanité ou de sa justice. […] Ils [les riches] ne consomment guère plus que le
pauvre ; et […] ils partagent avec le dernier manœuvre le produit des travaux qu’ils font
faire » (Smith, 1759, p. 211-212).

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
13 « La richesse consiste dans une multitude de pauvres au travail » (La Fable).
18 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Mais Smith va bien au-delà du constat de Mandeville qui ne trouvait qu’une


justification économique à une inégalité fondamentalement choquante et injustifiée
au regard d’une exigence élémentaire de justice. Smith trouve des justifications
morales à ce système. Immédiatement après la citation précédente, il ajoute : « Une
main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses nécessaires à
la vie qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ;
et ainsi, sans en avoir l’intention, sans même le savoir, le riche sert l’intérêt social et la
multiplication de l’espèce humaine » (ibid., p. 212). Smith n’explicite pas le processus
par lequel cette « main invisible » redistribue égalitairement les revenus, mais il
affirme que le résultat de l’action de cette main invisible est ‘juste’, puisque l’état
final de la répartition est identique à celui « qui aurait eu lieu si la terre eût été donnée
en égale portion à chacun de ses habitants ». Devant l’évidente contre-vérité de son
propos, Smith déplace alors insidieusement l’argument, du terrain de l’économie au
terrain de la morale ; il passe des inégalités économiques à l’appréciation morale de
ce qui fait le ‘vrai’ bonheur d’un individu et conclut sur un argument sans rapport
avec l’économie : « La Providence, en partageant la terre entre un petit nombre d’hommes
riches, n’a pas abandonné ceux à qui elle paraît avoir oublié d’assigner un lot, et ils ont leur
part de tout ce qu’elle produit. Pour tout ce qui constitue le véritable bonheur, ils ne sont en
rien inférieurs à ceux qui paraissent placés au-dessus d’eux. Tous les rangs de la société sont
au même niveau, quant au bien-être du corps et à la sérénité de l’âme, et le mendiant qui se
chauffe au soleil le long d’une haie, possède ordinairement cette paix et cette tranquillité de
l’âme que les rois poursuivent toujours » (ibid., p. 212)14. On peut rester sceptique
devant cette pirouette qui semble mettre sur le même pied la misère matérielle des
uns et l’inquiétude spirituelle des autres. La définition du bonheur par la
tranquillité de l’âme ne peut pas valoir comme justification des inégalités
matérielles.
Si l’argumentation de Smith est admissible dans un ouvrage de morale, elle ne
l’est plus pour l’économie politique qui se donne précisément comme tâche de
fonder ses conclusions sur une analyse indépendante de toute morale15. Dans la
Richesse des nations (1776), Smith va reprendre cette question de l’inégalité des
fortunes, et lui apporter une nouvelle réponse, située cette fois sur le terrain de
l’économie, et non plus de la morale. Smith formule le problème dès l’introduction
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
14 Le même argument sur la liberté et la tranquillité des pauvres figure déjà dans le 1er chapitre de la 4e
partie de la Théorie des sentiments moraux : Smith parle d’un parvenu qui, au soir de sa vie, « commence à
reconnaître que les richesses et les grandeurs ne sont que des illusions et des frivolités, aussi incapables de
procurer le bien-être du corps et la tranquillité de l’esprit que les mille bijoux portés par ceux qui les aiment »
(1759, p. 208). Ce mépris de la richesse, affiché par Smith, est un argument stoïcien par excellence, et
chrétien dans une certaine mesure. On le trouve, inspiré par la figure de Diogène, chez une multitude
d’auteurs : par exemple, Cicéron (Tusculanes, V, xxxii), Épictète (Entretiens, III, xxii) ou La Fontaine (Le
savetier et le financier, livre 8e, Fable II). L’argument, initialement destiné à illustrer une hiérarchisation
morale des valeurs, est détourné par Smith pour justifier des inégalités économiques.
15 On adopte ici la thèse de Louis Dumont, dans Homo Aequalis (1976), qui décrit l’émergence au XVIIIe

siècle d’une discipline économique autonome qui se sépare de la morale et de la politique.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 19

de la Richesse des nations. Comment peut-il se faire qu’un pauvre dans un pays riche
soit plus riche qu’un sauvage dans une société primitive où il n’y a ni propriétaire
foncier, ni capitaliste pour prélever une partie du produit du travail des pauvres ?16
Une partie des explications formulées dans la Richesse des nations tient, on le sait,
à la division du travail qui augmente la richesse produite. Mais, pour ce qui
concerne les inégalités, c’est l’autre partie de la réponse de Smith qui nous intéresse.
Smith introduit le concept de capital dans son analyse pour mettre au jour la
mécanique de l’enrichissement illimité17. L’argument peut être résumé de la
manière suivante. L’augmentation de la production de richesses est obtenue grâce à
l’accumulation de capital. Le capital suppose non pas la dépense mais l’épargne,
non pas la consommation mais l’abstinence, non pas la prodigalité mais la
parcimonie. Or seuls les riches peuvent accumuler, les pauvres n’ayant pas moyens
d’épargner18. Plus il y a de riches, plus l’épargne est élevée et plus l’accumulation
du capital est importante. Plus le capital augmente, plus l’emploi augmente et plus
cela profite aux pauvres, à ceux qui vendent leur travail pour vivre. Ce qui explique
l’observation paradoxale faite plus haut : dans les pays avancés, où le capital
accumulé est important, les pauvres sont plus riches que les pauvres des sociétés
primitives, c’est-à-dire dans la situation qui précède l’appropriation du sol et
l’accumulation des capitaux. On trouve ici l’argument central du libéralisme
économique : l’inégalité des fortunes profite finalement aussi aux pauvres, dont la
situation est meilleure que s’ils vivaient dans une société plus égalitaire, comme les
sociétés primitives.
Sur la pauvreté et les inégalités, Smith défend donc deux positions différentes
dans la Théorie des sentiments moraux et dans la Richesse des nations. Au fil des
rééditions de ces deux ouvrages, il ne tente pas de synthèse. D’un côté, il justifie
moralement les inégalités matérielles par leur contrepoids spirituel (la tranquillité
d’esprit). De l’autre, il justifie les inégalités par leur efficacité économique. Pour
conclure sur Smith, on observera que sa définition des pauvres reste sous-
entendue : le pauvre est celui qui ne peut pas subvenir à ses besoins, parce qu’il ne
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
16 « […] l’ouvrier, même de la classe la plus basse et la plus pauvre, s’il est sobre et laborieux, peut jouir, en
choses propres aux besoins et aisances de la vie, d’une part bien plus grande que celle qu’aucun sauvage pourrait
jamais se procurer » (Smith, 1776, p. 66). Smith s’inspire d’une remarque de Locke « Un roi en Amérique,
qui possède de très amples et très fertiles districts, est plus mal nourri, plus mal logé, et plus mal vêtu que n’est
en Angleterre et ailleurs un ouvrier à la journée » (Locke, 2e Traité du gouvernement civil, §41, p. 206). Cette
appréciation paradoxale de Locke, reprise par Smith qui remplace « un roi en Amérique » par un
sauvage d’une société primitive, pourrait, évidemment, être discutée ; elle montre bien, en tout cas,
que l’argumentation de Smith repose sur une comparaison des niveaux de vie matérielle, c’est-à-dire à
des arguments que l’on qualifie aujourd’hui de purement économiques. Finies les références à la paix
de l’âme.
17 La cupidité chez Mandeville n’est pas une fin en elle-même. Elle permet seulement de financer des

dépenses de luxe qui flattent la vanité et l’orgueil des riches : la prodigalité suppose la cupidité. Smith
renverse l’analyse : la cupidité, rebaptisée désir d’enrichissement, devient une fin en soi.
18 Keynes reprend en partie cet argument dans le chapitre 24 de la Théorie générale (1936), quand il voit

une utilité à l’inégalité des fortunes au XIXe siècle, dans la mesure où seuls les plus riches pouvaient
épargner et contribuer à l’accumulation du capital.
20 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

possède pas les moyens de mettre en œuvre sa capacité de production, et qui doit,
par conséquent, louer ses bras à un patron. Cette définition est formulée dans le
contexte d’une société holiste, où l’appartenance de classe est déterminante. Pour
Smith, l’état avancé de la société (par opposition à l’état primitif et grossier qui
précède l’appropriation du sol et l’accumulation des capitaux) voit la coexistence de
trois classes : les propriétaires fonciers, les capitalistes et les salariés. Les
propriétaires fonciers et les capitalistes ont les moyens de donner du travail aux
pauvres ; a contrario, l’appartenance à la classe des salariés signifie nécessairement
que l’on doit vendre son travail à un patron. L’appartenance à une classe est une
donnée, tout aussi naturelle que l’inégalité entre ces classes. Dans la pensée de
Smith, la conception moderne de l’égalité entre les individus est sans objet.

Ricardo et les lois naturelles intangibles


Ricardo va fonder théoriquement la position libérale sur la pauvreté. Son
argumentation se cantonne strictement à l’économie et ignore toute connotation
morale (les comportements sont-ils vertueux ?), toute évaluation en termes de
justice (le système est-il juste ou injuste ?). Par là, il assure à l’économie une position
hégémonique pour parler de la pauvreté, position qui va perdurer tout au long du
XIXe siècle.

Le libéralisme de Ricardo

Depuis le début du XVIIe siècle, l’Angleterre a élaboré une législation, les poor laws,
qui met à la charge des paroisses l’obligation de secourir les miséreux. La législation
en vigueur au début du XIXe siècle présente deux caractéristiques : premièrement, les
subsides augmentent avec le nombre d’enfants et, deuxièmement, ils sont
cumulables avec un salaire si celui-ci n’assure pas le minimum de subsistance.
Périodiquement la question se pose de savoir s’il faut conserver ces lois sur les
pauvres, les modifier ou les supprimer. Ricardo va proposer une réponse qui
découle logiquement de sa théorie. Dans les Principes de l’économie politique et de
l’impôt (1817), Ricardo formule les lois de fonctionnement du système économique.
Il explique comment se détermine la valeur des marchandises ; il énonce les lois de
la répartition des revenus et la relation inverse entre les salaires et les profits ; il
expose les lois dynamiques du système économique et la marche vers l’état
stationnaire ; il formule la théorie des avantages comparatifs pour justifier le
commerce international, etc. Une fois ce cadre théorique établi, il peut alors se
pencher sur différentes questions concrètes et, entre autres, sur la question des
pauvres. La solution qu’il propose, à la lumière de son analyse théorique, est de
supprimer la législation sur les pauvres. Deux raisons justifient cette position
radicale. La première raison renvoie à un argument démographique. La législation,
qui assure aux pauvres des subsides proportionnels au nombre d’enfants,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 21

encourage la natalité. En effet, compte tenu des lois de population de Malthus, si


l’obstacle des subsistances est levée par l’octroi de secours à tous les pauvres, la
population des pauvres augmentera sans limite et tout le revenu sera, à terme,
absorbé par les aides aux pauvres19. Le deuxième argument renvoie à l’analyse
selon laquelle ces lois sur les pauvres sont des entraves au bon fonctionnement du
marché du travail20. À partir du moment où l’aide aux pauvres peut servir de
complément de revenu permettant aux salariés insuffisamment payés d’atteindre le
minimum de subsistance, alors le salaire ne peut plus jouer son rôle régulateur sur
le marché du travail en ajustant l’offre et la demande. Les salariés ne sont pas incités
à limiter le nombre de leurs enfants, puisque les lois sur les pauvres leur
garantissent les moyens de les élever, et les capitalistes sont incités à sous-payer les
salariés. La conclusion est sans appel : « Aucun projet d’amendement des lois sur les
pauvres ne mérite la moindre attention s’il ne vise, à terme, leur abolition » (Ricardo, 1817,
p. 127) 21.
Ricardo fournit un exposé canonique de la position libérale classique. Certes le
système capitaliste repose sur une inégalité fondamentale entre les classes sociales,
mais cette inégalité est justifiée par le fait qu’elle profite finalement à tous. Cette
conclusion de Ricardo peut paraitre assez proche de ce que dit Smith sur l’ordre
social, mais cette similitude est le résultat d’un processus d’analyse tout à fait
différent. Ricardo ne se pose pas la question de savoir si le système économique est
bon ou mauvais ; il abandonne toute interrogation sur la justice ou l’injustice du
résultat final. Il n’y a plus d’obscurité sur le processus qui aboutit à la répartition
finale des revenus, plus de main invisible qui agit mystérieusement pour
redistribuer des richesses aux plus pauvres. L’exposé de Ricardo tire sa force du
caractère nécessaire de ses conclusions, rigoureusement établies par la logique
économique ; et cette nécessité s’impose parce qu’elle exprime les lois naturelles qui
régissent la vie économique.
Ces lois naturelles déterminent un domaine des possibles. Le domaine des
possibles, c’est ce que l’on peut faire sans contrarier la logique économique. Mais, ce
domaine des possibles définit aussi un domaine de l’impossible, c’est-à-dire
l’ensemble des mesures inutiles et inefficaces parce qu’elles essaient de contrevenir
à la logique des lois économiques, ce qui est le cas de la législation sur les pauvres,

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
19 Comme l’écrit Ricardo dans une lettre à Trower : « En s’engageant à nourrir tous ceux qui demandent à
manger, vous créez dans une certaine mesure une demande illimitée […] ; la population et les taux d’imposition
croitront selon une progression régulière jusqu’à ce que les riches soient réduits à la pauvreté et qu’il n’y ait plus
de distinction de conditions [entre riches et pauvres] » (Lettre du 27 janvier 1817, in Ricardo (1952), vol.
VII, p. 125).
20 L’argument a été très bien explicité par Karl Polanyi dans La grande transformation (1944).
21 Smith dans la Richesse des nations (1759, p. 216), avait émis un avis défavorable sur les poor laws en

expliquant que ces lois entravaient le bon fonctionnement du marché du travail ; Smith dénonçait tout
particulièrement la règle du domicile qui empêche la mobilité des travailleurs. De même, Malthus et
Bentham, avec les mêmes arguments que ceux de Ricardo, s’opposent aux lois sur les pauvres parce
qu’elles annulent toute incitation au travail.
22 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

mais aussi des lois sur les blés. Ces mesures inefficaces ne doivent pas être mises en
œuvre parce que leurs résultats sont pires que les situations qu’elles veulent
améliorer. Il ne faudrait pas en conclure pour autant que Ricardo est insensible aux
misères de son temps. Son analyse conduit à distinguer deux situations de
pauvreté : la situation des indigents et celle des salariés. Les salariés sont les
premières victimes des lois sur les pauvres, car ces lois, au lieu d’éradiquer la
pauvreté, créent au contraire de la misère en transformant les salariés en
indigents22. En effet, si les salariés touchent des salaires insuffisants pour permettre
leur propre subsistance et l’entretien de leur famille, c’est à cause des lois sur les
pauvres. Celles-ci, en garantissant un minimum de revenu défini en fonction de la
taille de la famille, encouragent les capitalistes à sous-payer la main d’œuvre par
rapport à la norme du salaire naturel. Le salaire naturel « est celui qui est nécessaire
pour permettre globalement aux travailleurs de subsister et de perpétuer leur espèce sans
variation de leur nombre » (1817, p. 114). Pour Ricardo, cela signifie un salaire
suffisant pour entretenir le travailleur et sa femme, mais aussi pour amener à l’âge
adulte deux enfants qui remplaceront leurs parents au travail, sans augmenter la
population23. L’existence des lois sur les pauvres fait que les capitalistes peuvent
payer des salaires inférieurs au taux naturel de salaire sans craindre que la main
d’œuvre ne vienne à disparaître, faussant ainsi complètement la logique à long
terme du marché du travail qui sanctionne une rémunération insuffisante des
travailleurs par une disparition de l’offre de travail. Il faut donc abolir cette
législation qui fabrique des pauvres au lieu de les supprimer. Le premier effet de
cette suppression sera d’obliger les capitalistes à augmenter les salaires. Le remède
à la pauvreté, c’est le salariat, c’est un marché du travail qui fonctionne
correctement.
Certes, il restera des indigents, ceux qui ne peuvent être embauchés sur le
marché du travail, et Ricardo ne voit pas de solution pour eux. Une certaine
pauvreté résiduelle est une situation économiquement indépassable et, dit Ricardo,
il faut bien admettre que « dans la société, il est des souffrances auxquelles la législation
ne peut remédier » (ibidem p. 126, note 1). Mais ces pauvres constituent une minorité
comparée à l’immense population des salariés qui, avec la suppression des lois sur
les pauvres, retrouveront un niveau de vie correspondant au salaire naturel. Si, en
effet, le marché du travail fonctionne librement, sans être entravé par des lois, les
salariés toucheront le salaire naturel, c’est-à-dire un revenu qui leur assurera une
« aisance modérée » (ibidem, p. 116).
Ricardo reconnaît que les salariés resteront dans une situation très inférieure à
celle des capitalistes ou des rentiers. Mais les lois de la répartition qu’il a mises au
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
22 Ricardo reconnaît que, par rapport à la suppression de la misère, « le fonctionnement du système des
lois sur les pauvres a eu des effets directement inverses » (1817, p. 127).
23 Qualifié de salaire de subsistance, ce salaire naturel n’est pas un minimum vital, mais une norme

historique (donc variable) qui correspond à un niveau de vie lié à l’état de développement
économique de la société à un moment donné.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 23

jour sont formelles : il y a une relation inverse entre les salaires et les profits. Toute
augmentation des salaires suppose une baisse de profits, ce qui semble à Ricardo
absolument impensable à long terme, à cause des lois de population de Malthus24.
Le niveau de vie des ouvriers peut augmenter à long terme avec la baisse de la
valeur des biens manufacturés ; mais l’antagonisme entre les salariés et les
capitalistes reste indépassable.

L’économie prend le pouvoir

L’objectif de Ricardo est de distinguer la science et la norme, l’objectif et le


souhaitable, la vrai et le juste (Zouboulakis, 1993). Il vise à formuler un discours
indépendant de toute opinion particulière, un discours admis simplement parce
qu’il est vrai. La réussite de Ricardo est d’avoir montré que la vie économique est
régie par des lois qui expriment des rapports nécessaires entre les phénomènes. La
volonté humaine peut perturber la réalisation de ces lois : les poor laws empêchent le
prix du travail de se fixer à son taux naturel ; les corn laws empêchent le libre
commerce des grains ; mais ces interventions humaines ne modifient pas
l’objectivité des mécanismes d’un marché de libre concurrence. Si l’économie
politique est légitime pour parler de la pauvreté, c’est précisément parce qu’elle
énonce des lois nécessaires.
Ricardo inaugure une configuration intellectuelle nouvelle : quels que soient
les sentiments personnels ou les opinions politiques, la manière de résoudre la
question de la pauvreté ne peut être que la conséquence logique d’une théorie
économique25. Le résultat du jeu des lois de l’économie peut apparaître injuste ou
inhumain ; cela ne saurait empêcher que ces lois s’imposent par la force de leur
nécessité « naturelle »26. À partir de là, la marge de manœuvre de l’économiste est
étroite. On peut, comme Ricardo, prévoir la baisse du taux de profit et l’arrêt de
l’accumulation, montrer la dynamique du capitalisme qui l’entraîne vers l’état
stationnaire, et indiquer les remèdes (l’abolition des lois sur le blé et le machinisme)
qui retarderont l’échéance sans pouvoir l’empêcher. Mais l’évolution du système
conformément aux lois économiques formulées par l’économie politique est
inéluctable. Pour cette raison, Malthus et Ricardo sont qualifiés par Charles Gide et
Charles Rist (1909, p. 130) de « pessimistes » : ils ont montré sans fard la logique du
fonctionnement du capitalisme, et ses résultats, aussi cruels soient-ils.
Mais l’économiste peut aussi essayer de justifier le système économique
comme moralement bon, et certains, en reprenant une argumentation inspirée de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
24 L’augmentation des revenus des salariés les inciterait à avoir davantage d’enfants qui, arrivés à l’âge
adulte, ne pourraient trouver du travail.
25 Stendhal illustre très bien cette configuration, quand, dans son pamphlet D’un nouveau complot contre

les industriels, il utilise la référence à la science économique comme un argument d’autorité : « Moi
aussi, j’ai lu Mill, Mac Culloch, Malthus et Ricardo, qui viennent de reculer les bornes de l’économie politique »
(Stendhal, 1825, p. 14 ; cf. Lallement, 2010).
26 C’est pourquoi l’économie mérite d’être qualifiée par Carlyle de dismal science (science sinistre).
24 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Smith, ont défendu le libéralisme comme paré de toutes les vertus : les défauts
apparents du système (la pauvreté) n’entament pas ses qualités morales
intrinsèques. Face au pessimisme des classiques anglais (Ricardo et Malthus), il s’est
trouvé des économistes, surtout en France, qui ont attribué au capitalisme assez de
vertus pour en faire l’apologie sans restriction : Charles Dunoyer, Frédéric Bastiat,
Henry Carey, tous ceux que Gide et Rist (1909, p. 358) ont appelés les
« optimistes »27. Mais on voit bien ici que l’on quitte le domaine de la science, pour
tomber dans celui de l’opinion, dans ce que l’on appelle la doctrine, et en matière de
doctrine, la science ne peut servir de caution.
On peut encore suggérer que les lois économiques sont différentes de celles
énoncées par Ricardo et, au XIXe siècle, toutes les variétés du libéralisme et du
socialisme ont été déclinées28. Mais toutes ces positions reposent sur le postulat
initial que la théorie économique doit commencer par établir des lois nécessaires, et
que les positions doctrinales viennent après. Deux conséquences découlent de ce
postulat. La première conséquence est que les positions purement doctrinales qui ne
sont pas appuyées par un socle théorique deviennent difficiles à soutenir et se
transforment en utopies généreuses, mais inopérantes. En associant théorie
économique et remèdes à la pauvreté, cette manière de penser la question sociale va
marquer le XIXe siècle. À cette époque, on ne peut plus ignorer que la question
sociale doit d’abord être analysée par une théorie économique avant de recevoir des
propositions de solution. Si ces solutions ne sont pas satisfaisantes, c’est à leur
justification théorique qu’il faut d’abord s’attaquer. La première question n’est pas
de savoir comment améliorer le sort des pauvres, mais de savoir ce que dit l’analyse
économique des causes de la pauvreté.
Deuxièmement, si la théorie économique est d’abord une science, elle devient
aussi un enjeu politique puisqu’elle engage une politique économique qui est
directement (logiquement) déduite de la théorie29. C’est pourquoi libéraux et
interventionnistes, protectionnistes et libre-échangistes, thuriféraires du marché
concurrentiel et apôtres du collectivisme, philanthropes et conservateurs, vont
s’affronter sur le contenu de la science économique. Mais il faut garder à l’esprit
que, derrière les débats sur la théorie, se cachent souvent des débats doctrinaux sur
la politique économique, et sur un problème particulièrement brûlant, la question
sociale. L’enjeu est de fonder les politiques économiques sur une théorie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
27 Ch. Dunoyer, par exemple, ne voit que des effets bénéfiques à la pauvreté : « Il est bon qu’il y ait dans
la société des lieux inférieurs où soient exposées à tomber les familles qui se conduisent mal, et d’où elles ne
puissent se relever qu’à force de se bien conduire. La misère est ce redoutable enfer. […] Il ne sera peut-être
donné qu’à la misère et aux salutaires horreurs dont elle marche escortée, de nous conduire à l’intelligence et à la
pratique des vertus les plus vraiment nécessaires aux progrès de notre espèce et à son développement régulier »
(Dunoyer, 1846, p. 214).
28 Voir sur ce point, par exemple, Gide et Rist (1909), A. Béraud et G. Faccarello (tome II, 2000) ou,

pour la France, Y. Breton et M. Lutfalla (1991).


29 Ce qui est paradoxal dans la mesure où, précisément, l’économie politique entend fonder sa

supériorité sur son caractère scientifique.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 25

économique incontestable : si l’on accepte la théorie (qui a pour elle la force de la


vérité), alors on doit accepter les conséquences logiques qui en sont tirées, à savoir
les mesures de politique économique.
Au XIXe siècle, Ricardo fournit un modèle canonique qui définit un cadre de
discussion pour les débats sur la pauvreté. Les inégalités, la pauvreté, ou ce que l’on
appellera, dans la deuxième moitié du siècle, la question sociale, deviennent des
questions économiques. Comme jamais auparavant, la pauvreté est omniprésente
dans les représentations sociales, littérature, peinture, philosophie, etc. Mais, entre
toutes ces représentations de la misère, celles des économistes occupent une place
centrale car, au delà du discours charitable ou politique, l’économie politique
devient le discours légitime sur la pauvreté. Appuyés sur une discipline jeune,
l’économie politique, les économistes sont seuls à même de fournir une analyse
scientifique de la pauvreté et de ses causes et c’est à eux seuls qu’il appartient de
proposer des solutions pour la supprimer. Ipso facto, toutes les positions
romantiques sont discréditées.

Marx et l’historicité des lois économiques


La formulation classique de Ricardo va immédiatement susciter des critiques. Les
adversaires de Ricardo et de Malthus vont entreprendre de montrer les limites ou
les erreurs de l’économie politique classique. Jean Sismonde de Sismondi sera le
premier, suivi par le comte de Saint-Simon, Robert Owen, Charles Fourier, Pierre
Joseph Proudhon et par tous les auteurs que l’on appelle aujourd’hui hétérodoxes et
socialistes. Si la politique économique libérale découle de l’économie politique
classique, alors la critique de cette politique économique doit d’abord commencer
par la critique de la théorie classique. Et la critique la plus radicale du libéralisme
viendra de Marx, parce qu’il se place sur le même terrain que Ricardo, le terrain de
l’économie politique, et qu’il entend faire œuvre de science en formulant la théorie
du système capitaliste. C’est en ce sens que Marx inaugure une nouvelle forme de
socialisme, le socialisme scientifique, c’est-à-dire à un socialisme appuyé sur une
théorie scientifique, par opposition aux positions romantiques de tous ceux qui
s’émeuvent de la misère sans donner d’explication rigoureuse de ses causes et,
partant, sans proposer les moyens pertinents de son éradication. C’est ce choix du
terrain de la science qui permet de rapprocher et de comparer les positions de
Ricardo et celles de Marx sur la pauvreté dans la mesure où tous deux font
référence à des lois économiques qui s’imposent aux hommes. Pour autant, leurs
positions ne sont pas identiques : l’argumentation de Marx passe d’abord par une
critique de la position de Ricardo30.
La critique de Marx est double. La première se place sur le terrain de
l’économie politique, c’est-à-dire sur le terrain de la science. En faisant « l’anatomie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
30 Le Capital porte comme sous-titre Critique de l’économie politique.
26 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

du mode de production capitaliste », Marx aboutit à des lois du capitalisme assez peu
différentes de celles énoncées par Ricardo. Marx met très clairement en lumière que
l’exploitation et l’aliénation (ce que d’autres appellent la misère et la pauvreté)
constituent l’essence même du capitalisme, ce qui explique pourquoi on ne peut pas
les supprimer, comme l’avait bien compris Ricardo. Marx partage donc l’idée de
Ricardo selon laquelle il existe des lois immanentes qui s’imposent en dépit de tout
et de tous. Toutefois, il ne se satisfait pas de cette conclusion et n’admet pas cette
misère inévitable, car, comme le fait remarquer Maximilien Rubel, il y a chez Marx
une « haine de la morale déguisée en science pour justifier le scandale de la misère des
masses et de la déchéance humaine » (Rubel, 1968, p. LVII). Autrement dit, si Marx
reconnaît le caractère immanent des lois du capitalisme, il ne les accepte pas pour
autant : il dénonce violemment un système qui fonctionne sur la base de telles lois.
En effet, et c’est la deuxième critique de Marx, ces lois économiques ne sont
pas éternelles : elles sont propres au mode production capitaliste, et ce mode de
production n’est qu’une étape dans l’histoire de l’humanité. Contrairement à
Ricardo qui suppose que le même mode de production, avec des rentiers, des
capitalistes et des salariés, perdurera jusque dans l’état stationnaire, Marx insiste
sur la relativité historique du mode de production capitaliste condamné à céder sa
place d’abord au socialisme, puis ensuite au communisme.
À partir de prémisses très proches de celles de Ricardo, Marx aboutit donc
finalement à des conclusions très différentes. Le système économique obéit certes à
des lois immanentes, mais ces lois ne sont pas éternelles. Le système capitaliste n’est
qu’une étape de l’histoire de l’humanité. Et au regard de cette histoire, peu importe
que le capitalisme, qui repose sur l’exploitation et l’aliénation, ne soit pas
amendable, puisque le mode de production capitaliste est condamné. Il ne s’agit
plus de trouver la meilleure politique économique pour corriger les injustices du
système économique. Le réformisme est voué à l’échec. Les réformes arrachées par
la classe ouvrière sont immédiatement récupérées par les capitalistes pour leur plus
grand profit. Par exemple, la réduction du temps de travail peut apparaître comme
une avancée incontestable pour la classe ouvrière, mais c’est aussi, à long terme,
une mesure d’autoprotection du système capitaliste qui se prémunit contre
l’épuisement des salariés31. La question n’est pas celle du réformisme impossible,
mais celle de la révolution.
Le système capitaliste obéit à des lois nécessaires (la loi de la valeur, la relation
inverse entre salaires et profits ou la baisse tendancielle du taux de profit, etc.) ; il
est profondément injuste et il n’est pas amendable. Ricardo et Marx partagent cette
analyse, mais Marx change tout en introduisant une petite différence : le système
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
31D’une manière générale, la dialectique de Marx explique que le droit du travail, en limitant le travail
des femmes, le travail des enfants, le travail de nuit, ou la durée du travail, est à la fois un droit
protecteur des travailleurs et un ensemble de mesures que les capitalistes s’imposent collectivement
pour défendre leurs intérêts de classe à long terme.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 27

n’est pas éternel. Le système capitaliste, fondé sur l’exploitation, est


intrinsèquement injuste et le sort des ouvriers ne peut connaître aucune
amélioration durable. L’état stationnaire de Ricardo fige définitivement les
positions des classes sociales : des rentiers immensément riches, des capitalistes
obligés de se contenter de profits quasi nuls et des salariés réduits au minimum de
subsistance. La perspective d’une révolution bouleverse tout. Pour Marx, le mode
de production capitaliste repose sur une injustice criante ; seul l’avènement du
socialisme pourra apporter une amélioration du sort des travailleurs. Il n’y a alors
qu’une solution : ne pas se laisser leurrer par les mirages d’un réformisme
impossible et renverser au plus vite un système intrinsèquement injuste puisque
fondé sur l’exploitation.
Dès lors, si l’on se place à l’échelle de l’histoire de l’humanité, l’exploitation et
l’aliénation ne sont plus des phénomènes inéluctables, mais des épisodes
transitoires pour une humanité en marche vers son émancipation. L’impossibilité
du réformisme pour Ricardo, du fait des lois naturelles, est balayée par la
perspective révolutionnaire. Le mode de production capitaliste repose sur une
injustice criante et seul l’avènement du socialisme pourra apporter une amélioration
du sort des travailleurs. Il ne faut pas se laisser leurrer par les mirages du
réformisme, par essence voué à l’échec, et renverser au plus vite le système : une
seule solution, la révolution.

Le réformisme de Walras
Entre le libéralisme et la révolution, une troisième voie, réformiste, semble
exclue. S’il existe des lois économiques, la politique économique n’est possible qu’à
l’intérieur de ces lois. L’impuissance de Ricardo face à la misère tenait à ce constat.
C’est dans cette problématique que Walras se situe, adoptant ainsi, pour parler de la
misère, le cadre de discussion que Ricardo a largement imposé, au début du XIXe
siècle. L’objectif premier de Walras est de résoudre la question sociale et c’est pour
cela qu’il s’intéresse à l’économie. Évidemment, la théorie économique de Walras
est très différente de celle de Ricardo, mais cette différence n’empêche pas une
grande proximité dans la manière de poser les problèmes. Comme Ricardo et
comme Marx, Walras pense que les phénomènes économiques obéissent à des lois.
Les positions épistémologiques de Walras concernant le caractère nécessaire des lois
économiques sont semblables à celles de Ricardo. Et cela pourrait suffire pour
amener Walras à refuser toute intervention en faveur des pauvres, ce que l’on a déjà
observé chez Ricardo. Il n’en est rien. Walras va, au contraire, rendre toute sa place
à l’intervention des hommes dans la sphère économique en redécoupant le champ
de validité des lois économiques en fonction des différents domaines de l’étude des
richesses sociales.
28 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Les trois vérités


Rappelons que, pour Walras, l’objet de l’économie politique est la richesse
sociale, définie comme « l’ensemble des choses rares », c’est-à-dire des choses qui sont
tout à la fois utiles et limitées en quantité. Il découle logiquement de cette définition
que seules les choses rares, et toutes les choses rares, sont premièrement,
appropriables, deuxièmement, reproductibles par l’activité humaine et,
troisièmement, valables et échangeables (Walras, 1874, 3e leçon). Cette triple
caractérisation de la richesse sociale conduit Walras à distinguer trois domaines
différents pour l’économie politique : l’échange, la production et la répartition. Ces
trois domaines sont nécessaires pour étudier de manière exhaustive ce qui constitue
l’objet de l’économie, la richesse sociale. Toute l’œuvre de Walras est une tentative
pour traiter ces trois aspects de la richesse sociale. Exposée dans les Éléments
d’économie politique pure (1874), la théorie de l’échange et des prix (l’équilibre
économique général) est une science (une science pure) soumise au critère du vrai
(la vérité économique pure). L’analyse de la production (Études d’économie politique
appliquée, 1898), est une science appliquée (un art) qui relève du critère de l’efficacité
(la vérité d’intérêt). Enfin la répartition (Études d’économie sociale, 1896) relève d’une
science morale avec comme critère le juste (la vérité de justice). D’où la célèbre
trilogie walrassienne, −l’art, la science et la morale−, qui définit trois domaines
scientifiques dont les critères de validité respectifs sont la vérité d’intérêt (l’utile), la
vérité économique pure (le vrai) et la vérité de justice (le juste) (Dockès, 2006). Dit
autrement, l’économie politique obéit à trois critères scientifiques différents selon le
sujet dont il est question : la théorie de la production doit être appréciée en termes
d’efficacité, la théorie de l’échange est une science mathématique qui obéit à des
critères de vérité, tandis que la théorie de la répartition doit être régulée par la
justice. C’est la conjonction de ces trois domaines de l’étude des richesses sociales
qui constitue la science complète de l’économie politique.
Tout comme Ricardo, Walras pense que certains faits économiques obéissent à
des lois naturelles qui s’imposent au même titre que les lois de la nature. Il fait une
analogie entre la valeur (la détermination des prix) et la pesanteur : « De ce que la
pesanteur est un fait naturel obéissant à des lois naturelles, il ne s’ensuit pas que nous
n’ayons jamais qu’à la regarder faire. Nous pouvons ou lui résister ou lui donner libre
carrière selon qu’il nous convient ; mais nous ne pouvons changer son caractère et ses lois.
Nous ne lui commandons, comme on l’a dit, qu’en lui obéissant. De même pour la valeur. »
(Walras, 1874, p. 50-51) Si donc il y a des lois économiques qui s’imposent à nous,
nous ne sommes pas libres de les contredire par une action nécessairement vouée à
l’échec. On pourrait alors penser que ces positions épistémologiques de Walras à
propos du caractère nécessaire des lois économiques, très semblables à celles de
Ricardo, suffisent à dissuader Walras de toute intervention en faveur des pauvres,
ce que l’on a déjà observé chez Ricardo.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 29

Pourtant, la modification de certaines données économiques (la répartition des


richesses) est rendue possible par le modèle épistémologique de Walras qui
distingue trois registres scientifiques séparés, mais complémentaires, pour
l’économie : la science pure (science tout court) la science appliquée (art) et la science
morale (morale). En effet, si la détermination des prix relève de lois nécessaires (la
théorie de la valeur), la répartition des richesses sociales relève, elle, du libre
exercice de la volonté humaine.
L’économie pure, qui est une science pure, démontre que la libre concurrence
conduit les marchés à un équilibre général. Sur ces marchés concurrentiels, les prix
s’imposent à chaque individu comme les forces aveugles de la nature. A contrario, la
répartition, dépend directement de la volonté humaine, dans la mesure où c’est la
société qui choisit la répartition initiale des richesses entre les individus. En matière
de répartition, la société doit mettre en œuvre le critère de régulation qui s’applique
à cette dimension de la richesse sociale, à savoir le critère de justice.
La définition de la justice de Walras lui vient des idéaux républicains de 1789 :
liberté et égalité32. Ces idéaux doivent être précisés. Pour Walras, la liberté des
individus doit être conjuguée avec l’autorité de l’État. L’ordre public veut que les
individus soient libres d’agir dans des conditions générales qui sont décidées par
l’État. L’autorité de l’État est donc nécessaire pour établir ces conditions sociales
d’exercice de la liberté individuelle, à savoir la sécurité intérieure et extérieure,
l’administration générale, l’élaboration et l’application des lois, etc. Une fois ces
conditions réalisées et garanties par l’État, les individus sont libres d’agir dans tous
les domaines qui concernent leur situation individuelle (liberté d’entreprise, liberté
du travail, souveraineté du consommateur, etc.). L’État doit disposer de l’autorité
nécessaire pour instaurer l’égalité des chances (l’égalité des conditions), mais cette
égalité des conditions ne veut en aucun cas dire un égalitarisme radical, puisque
l’égalité des conditions s’accompagne d’une inégalité (c’est-à-dire d’une
différenciation) des positions individuelles. D’où la formule synthétique « Liberté de
l’individu, autorité de l’État ; égalité des conditions, inégalité des positions » (Walras, 1896,
p. 140) qui contient tout à la fois une définition explicite de la justice et la solution
de la question sociale. Cette formule constitue pour Walras ce qu’il appelle une
vérité de justice, aussi vraie que la vérité économique pure (la vérité de la théorie
des prix) ou que la vérité d’intérêt qui est le critérium de la théorie de la production.
La mise en œuvre de cette définition de la justice conduit Walras à formuler
deux principes que doit respecter une répartition initiale des richesses entre les
individus pour que l’on puisse considérer que cette distribution est juste33.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
32 Le troisième terme de la devise de la République française, fraternité, n’a été introduit qu’en 1848
(Lallement, 1990). On verra plus loin que Walras n’accorde à la fraternité qu’une place subalterne dans
les principes d’organisation de la société selon des règles de justice.
33 Voir par exemple Dockès (1996) ou Lallement (2000).
30 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Premièrement, chaque individu est propriétaire de lui-même, de son travail et du


prix de son travail, conformément au droit naturel. Deuxièmement, la terre
appartient à l’humanité passée, présente et future et ne peut donc pas faire l’objet
d’une appropriation privée. En conséquence de quoi la propriété des terres doit être
confiée à l’État qui représente l’ensemble de la société, et plus largement,
l’humanité, présente et future. Ces deux exigences de justice assurent l’égalité des
conditions initiales des individus (l’égalité des chances). Chacun est ensuite libre
d’atteindre une position individuelle différenciée selon ses aptitudes, ses goûts et
ses efforts. Cette théorie explicite de la justice, comme on le verra plus bas, sera
mobilisée pour supprimer la pauvreté et résoudre la question sociale.
La justice n’est pas le seul principe d’organisation de la société. Walras lui
ajoute deux principes accessoires, traités par ordre d’importance décroissante,
l’association et la charité (ou fraternité). L’organisation des relations entre les
hommes doit d’abord respecter la justice. Ce principe est obligatoire (il s’impose à
tous) et il est réciproque : « tout devoir de justice répond à un droit corrélatif ; tout droit
juridique appelle un devoir corrélatif » (Walras, 1896, p. 186). Pour l’économie
politique, la justice est le principe selon lequel la société doit organiser la répartition
initiale des richesses entre les individus. Les deux autres principes d’organisation
des relations entre les hommes sont l’association (volontaire et réciproque) et la
fraternité ou charité (facultative et unilatérale) ; ces deux principes peuvent être
sollicités, successivement, lorsque le principe d’ordre supérieur est inopérant.

L’éradication de la pauvreté

C’est dans ce cadre que Walras pose la question de la pauvreté. L’origine de la


pauvreté et des inégalités ne se trouve pas, dans la sphère de l’échange (dans
l’économie pure), mais dans la propriété initiale de la richesse sociale34. S’il y a des
pauvres, c’est à cause d’une répartition initiale injuste des richesses entre les
individus, qui contredit l’égalité des conditions. Si l’on modifie la répartition initiale
des richesses pour que celle-ci devienne conforme à la justice, alors l’égalité des
chances sera effective, la pauvreté disparaitra et la question sociale sera résolue.
La propriété étatique des terres et la propriété individuelle de chacun sur son
travail définissent une répartition initiale juste des richesses sociales, entre les
individus. Cette situation correspond à l’égalité des conditions initiales des
individus35. À partir de cette situation initiale, selon ses talents et ses goûts, chacun
est libre de travailler peu ou beaucoup, mollement ou avec ardeur ; le prix de son
travail, plus ou moins élevé, fixé par le marché, selon des lois naturelles qui
s’imposent à tous, rémunérera ses efforts plus ou moins grands. Chacun, en
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
34 En renvoyant l’explication de la pauvreté à la propriété des moyens de production, Walras est ici
assez proche de Marx.
35 À la question de l’héritage près : en effet, l’héritage fausse complètement l’égalité des conditions

initiales. Walras soulève la question, mais ne lui apporte pas de réponse claire.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 31

fonction de ses revenus et de ses goûts, est ensuite libre de consommer ou


d’épargner, de dépenser ou d’accumuler pour parvenir à des positions
individuelles qui seront nécessairement différentes. Il en résultera une diversité des
situations individuelles (Walras parle « d’inégalité des positions ») parfaitement
conforme à la justice, puisque chacun aura choisi librement la grandeur puis
l’utilisation de son revenu. De la sorte, la pauvreté sera éliminée et les inégalités
entre individus devront être considérées comme justes puisqu’elles résulteront de
choix individuels, travailler plus ou moins, consommer ou épargner, etc.
Walras reconnaît qu’en réalité, la pauvreté ne sera pas totalement éliminée.
Certes, une distribution initiale juste des richesses et l’égalité des chances feront
disparaître les causes structurelles de la pauvreté. Mais il restera toujours des
pauvres. « Même dans une société où régnerait la justice absolue, et nous en sommes bien
éloignés, il y aurait des supérieurs et des inférieurs, des riches et des pauvres, ces derniers ne
le fussent-ils que par paresse ou par accident » (Walras, 1879, p. 410). La justice résout
un problème social, c’est-à-dire collectif, mais laisse inévitablement des problèmes
individuels à résoudre tels que maladies, vieillesse, accidents, décès, etc. Pour cela,
Walras fait appel à un deuxième principe d’organisation des relations entre les
hommes : l’association (ou assurance). Ce principe est facultatif et réciproque :
chacun est libre de s’assurer et d’appartenir à des associations ou à des sociétés
mutuelles ; c’est à ces associations volontaires de prendre en charge la couverture
de ces risques individuels, pas à la société. Ce qui signifie que ce n’est pas à l’État
qu’il appartient d’organiser les caisses de retraites, l’assurance maladie ou les
assurances contre le chômage, mais que c’est aux individus de choisir librement de
s’assurer ou pas contre ces risques individuels. Walras avait en tête l’exemple des
sociétés mutuelles d’assurance qui, sans chercher aucun profit, assurent leurs
membres contre certains risques, l’adhésion à ces mutuelles, qui fonctionnent sur
une logique de réciprocité, étant évidemment libre et facultatif.
Toutefois, ce principe d’association volontaire ne suffira pas non plus pour
mettre un terme à la misère. Car, reconnaît Walras, il y aura toujours des infirmes,
des handicapés, et plus généralement « des individus en état de consommer pour
beaucoup plus qu’ils ne produisent » (Walras, 1907, p. 480). Ce sont ceux-là, et ceux-là
seulement, que Walras considère comme des pauvres, ceux qui, même si la société a
réparti en toute justice les richesses sociales, même si les associations et les
assurances sont aussi développées que possible, n’ont pas choisi leur destin ; ceux
qui, frappés par le sort, ne sont plus en état de subvenir à leurs besoins par leur
travail. Alors, il reste à faire appel au troisième principe d’organisation de la
société : la charité (ou fraternité), principe facultatif et unilatéral. En effet, l’État a
déjà rempli tous ses devoirs en répartissant les richesses sociales conformément à la
justice, et il n’y a donc rien à attendre de lui ; l’association et l’assurance volontaires
ont été aussi loin qu’elles le pouvaient sur la base de la réciprocité. La charité est le
32 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

dernier recours contre cette pauvreté résiduelle36. Pourtant Walras montre


beaucoup de réticence pour faire appel à la charité, et cela pour deux raisons.
Premièrement, étant décidée unilatéralement par le bienfaiteur, la charité laisse
celui qui en bénéficie dans une relation de dépendance vis-à-vis de son bienfaiteur.
Deuxièmement, étant facultative, elle dépend du bon vouloir du donateur.
Le recours à la charité, qui apparaît comme l’ultime recours contre des
situations extrêmes, montre ainsi les limites d’une organisation rationnelle de la
société37. Walras rejoint ici la position de Ricardo lorsque ce dernier soutenait qu’il
fallait admettre que « dans la société, il est des souffrances auxquelles la législation ne peut
remédier » (Ricardo, 1817, p. 126, note 1). Mais il intéressant de noter que, sur le
recours à la charité, la position de Walras a évolué. Si, dans ses premiers écrits, en
particulier dans la Théorie générale de la société (1867-1868), Walras exprime des
réserves sur le recours à la charité pour faire advenir la justice sociale et supprimer
la pauvreté, il est beaucoup plus pragmatique à la fin de sa vie. Dans l’un de ses
derniers articles, « La paix par la justice sociale et le libre échange » (1907), il semble
admettre l’idée que, une fois tous les autres moyens épuisés, la charité peut être
l’ultime solution pour aider les derniers laissés pour compte. La charité se révèle
alors un principe, certes facultatif et unilatéral, mais néanmoins utile car il peut
éventuellement compléter l’action de l’État. « Confions-nous donc au droit obligatoire et
à la sympathie libre soit de l’État s’exerçant à l’égard des individus, soit des individus forts
s’exerçant à l’égard des individus faibles ou à l’égard de l’État lui même par des dons et par
des legs en vue de fondations philanthropiques et patriotiques, comme cela est naturel et se
voit tous les jours ; et ainsi la justice amènera et maintiendra l’aisance générale. » (Walras,
1907, p. 480)
En formulant des lois économiques naturelles, l’économie politique classique
avait introduit une fatalité qui disparaît en partie de la configuration walrassienne
où les hommes et la société retrouvent une marge d’action. Si la détermination des
prix relève de lois nécessaires, la répartition des richesses sociales relève, elle, de
l’exercice de la volonté humaine. Cette possibilité de modifier la répartition des
richesses est due à un nouveau modèle épistémologique. Le modèle ricardien,
unitaire, d’une économie tout entière régie par des lois naturelles est remplacé par
le triptyque walrassien, art, science, morale, qui fait coexister des lois économiques
« naturelles » avec des normes choisies de répartition. Les prix sont des faits
naturels qui s’imposent aux individus, mais tous les faits économiques ne relèvent

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
36 Comme en écho aux arguments de Ricardo sur les poor laws, Walras explique longuement que si l’on
confie à l’État le soin de prendre en charge ces pauvres, alors « on tend à faire vivre les individus
inhabiles, paresseux, dépensiers aux frais des individus habiles, laborieux, économes, ou à faire vivre les premiers
aux frais de l’État et l’État aux frais des seconds. Et cela est contraire à la fois à la justice et à l’utilité, car dans
ces conditions, la capacité et la prévoyance faisant place de plus en plus à l’incapacité et à l’imprévoyance, l’État
et l’individu seraient bientôt également ruinés et misérables » (1907, p. 480).
37 Pierre Dockès donne une description très éclairante de cette société rationnelle dans son article

« Léon Walras : la Vérité, l’Intérêt et la Justice réconciliés » (Dockès, 2006).


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 33

pas de ce modèle. La société retrouve la capacité d’intervenir –du moins dans la


sphère de la répartition– pour faire advenir un idéal de justice, sans que cette
intervention vienne contredire la logique à l’œuvre dans l’économie pure, −la
sphère des échanges−, régie par des lois naturelles.
Toute sa vie, Walras s’est réclamé du socialisme ; il était persuadé que la mise
en œuvre des réformes qu’il proposait résoudrait la question sociale. À partir d’une
juste répartition initiale de la richesse sociale, le fonctionnement du système
économique, sous l’effet de la libre concurrence, doit nécessairement aboutir à un
équilibre général correspondant à un maximum de satisfaction pour chaque
individu. La résolution de la question sociale est le fil rouge des travaux de Walras.
Walras était tellement convaincu de la justesse de ses idées qu’il présenta sa
candidature pour le prix Nobel de la paix en 1906 puis en 1907, en envoyant au jury
un mémoire résumant ses travaux, intitulé La paix par la justice sociale et le libre-
échange (1907). Le jury du prix Nobel ne fut pas convaincu38.

Conclusion
Smith illustre une position charnière du débat sur la pauvreté ; il juxtapose des
arguments empruntés à des registres différents, sans chercher à les articuler entre
eux ou à les hiérarchiser. Ricardo, Marx et Walras considèrent la pauvreté et les
inégalités comme une question économique et ils admettent un cadre de discussion
relativement homogène sur la question de la pauvreté. Pour eux, comme pour la
plupart des économistes du XIXe siècle, la solution à la misère dépend de l’analyse
de ses causes et celles-ci relèvent de l’économie politique. L’économie politique, qui
est à l’époque une science toute jeune, vise à énoncer des lois objectives qui
expliquent le fonctionnement du système. Ricardo met au jour les lois naturelles qui
régissent l’économie et il constate que la suppression de la misère passe par la
suppression de la législation sur les pauvres, pour laisser le marché du travail
fonctionner librement. Marx souligne que l’exploitation est l’expression de la
logique du système capitaliste. Au pessimisme de Ricardo qui ne voit aucune
alternative à l’état stationnaire et à « l’aisance modérée » des salariés, Marx oppose
une perspective eschatologique, beaucoup plus heureuse. Les lois du capitalisme
sont historiques et, tôt ou tard, la révolution rendra possible une société
d’abondance et de liberté, dans laquelle toutes les inégalités économiques seront
abolies. Walras ouvre une troisième voie, réformiste, en limitant à la sphère de
l’échange la validité des lois économiques, vraies comme le sont les lois de la
nature. A coté de l’économie pure où règnent des lois naturelles, l’économie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
38En 1906, le jury attribua le prix Nobel de la paix au président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt ;
en 1907, il récompensa conjointement le journaliste italien Teodoro Moneta et le juriste français Louis
Renault.
34 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

politique contient aussi une économie sociale où la répartition des richesses est
traitée scientifiquement, sur la base d’un critère de justice, ce que Walras appelle la
vérité de justice. La répartition, découle de la volonté humaine : c’est la société qui
choisit comment sont partagées les richesses entre les individus et les individus sont
libres de décider une répartition initiale des richesses qui respecte cette vérité de
justice. La fatalité de l’économie classique disparaît : dans la configuration
walrassienne, la société peut intervenir sur la répartition pour faire advenir la
justice. Les hommes sont libres de déterminer une répartition juste des richesses,
qui, en assurant l’égalité des chances, fera disparaître la pauvreté.
Plusieurs conclusions se dégagent de cette revue des auteurs étudiés.
Premièrement, pour Ricardo, Marx et Walras, la solution à la misère dépend de
l’analyse de ses causes et celles-ci relèvent de la théorie économique. Si néanmoins
les solutions divergent, ce n’est pas d’abord parce que les théories divergent, c’est
surtout parce que les auteurs divergent quant au champ de validité des lois
économiques. Pour eux, la première question est de savoir quel est le domaine de
validité des lois économiques :
- validité universelle et intemporelle pour Ricardo ;
- validité historique et relative pour Marx ;
- validité spécifique des lois de l’échange et du marché pour Walras, lois qui sont
aux lois naturelles (voir Baranzini 2006).
Mais, selon Walras, l’économie pure qui établit des lois naturelles coexiste avec une
science morale qui doit organiser la répartition des richesses selon les impératifs des
vérités de justice. Au XIXe siècle, le débat n’est donc pas d’abord un débat
idéologique ou doctrinal où s’exprimeraient des choix politiques ou des a priori sur
le système social (juste ou injuste). Les oppositions portent sur le domaine de
validité des lois économiques. C’est un débat épistémologique sur la nature des lois
économiques, débat évidemment moins spectaculaire que les polémiques sur les
inégalités qui ont enflammé le XVIIIe siècle.
Mais en même temps, la théorie économique montre ses limites dans la mesure où
l’organisation rationnelle de la société bute sur des difficultés insurmontables.
Ricardo admet que, même après l’abolition de la législation sur les pauvres, il y
aura encore des indigents. Walras parle de ceux qui consomment plus que ce qu’ils
peuvent produire, et il évoque la charité comme ultime solution, lorsque toutes les
autres ont été mises en œuvre.
Deuxièmement, la définition de la pauvreté et des inégalités est floue. Pour Smith,
pour Ricardo et pour Marx, les pauvres sont ceux qui ne jouissent pas d’une
richesse suffisante pour subsister sans travailler, qui ne disposent pas des moyens
de mettre en œuvre leur capacité de travail et qui sont donc obligés de vendre leur
force de travail. Dans une certaine mesure, les salariés sont considérés comme des
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 35

défavorisés, comme des pauvres : Smith souligne l’inégalité fondamentale entre les
salariés et les riches ; Ricardo évoque leur « aisance modérée » sans perspective
d’amélioration de leur sort ; Marx souligne leur exploitation et leur aliénation. La
conception holiste de la société, qui est à l’œuvre chez ces auteurs, insiste sur le rôle
déterminant de l’appartenance de classe : ceux qui vendent leur force de travail
appartiennent à la classe des salariés (au prolétariat dira Marx) et l’inégalité de leur
situation ne fait que refléter l’inégalité entre les classes sociales. Reste que, au sein
de ce clivage de classe, il y a aussi un deuxième clivage entre salariés et indigents,
ces derniers étant ceux qui ne sont pas en état de travailler (les pauvres qui étaient
initialement visés par les lois anglaises sur les pauvres, le lumpen proletariat de
Marx). Pour ceux-là, l’économie politique n’a pas de solution à proposer.
Avec Walras, disparaît l’appartenance de classe et se profile une conception
individuelle de la pauvreté. La conception de la société n’est plus exclusivement
holiste et chaque individu est considéré comme potentiellement égal à tous les
autres. La société peut, par la répartition initiale des richesses, instaurer cette égalité
de principe (« égalité des conditions ») ; les individus peuvent, par leurs choix
individuels, parvenir à des positions économiques différenciées (« inégalité des
positions »), mais il n’y a ici aucun déterminisme de classe. Les inégalités entre
individus deviennent plus importantes que toute autre considération. Pour Walras,
les pauvres, comme on l’a vu, sont « des individus en état de consommer pour
beaucoup plus qu’ils ne produisent » (Walras, 1907, p. 480). L’origine de cette
pauvreté ne vient pas d’une inégalité initiale des fortunes dont la société serait
responsable, mais d’accidents individuels imputables au hasard. À partir de Walras,
ce sont les inégalités entre individus qui vont devenir la question essentielle, et qui
vont servir à définir la pauvreté.
Troisièmement, Walras introduit une rupture dans l’unité de la problématique des
économistes du XIXe siècle sur la pauvreté. Cette problématique a été initiée par
Ricardo : la pauvreté a des causes économiques. Ces causes sont mises en lumière
par la théorie économique et c’est à la théorie économique qu’il appartient de
proposer des remèdes crédibles et efficaces pour la faire disparaître. La supériorité
de l’économie sur tous les autres discours qui parlent de la pauvreté tient au fait
que l’économie politique est une science (nouvelle à l’époque) qui formule des lois
nécessaires et que les réformes proposées par les économistes sont d’autant plus
crédibles qu’elles tiennent compte de l’existence de ces lois ; l’économie politique
est donc le cadre approprié pour les discussions sur la pauvreté. Walras adopte ce
cadre, mais il introduit une distinction entre les lois économiques selon leur
domaine d’application. La science pure qui élabore la théorie des prix obéit au
critère du vrai. L’affectation des ressources rares relève d’une science pure, la
théorie de l’équilibre général qui démontre l’efficacité des marchés concurrentiels
pour échanger les biens et les services.
36 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

La théorie de la répartition de la richesse sociale obéit au critère du juste. Pour


Walras, la théorie de la répartition est une science au même titre que la théorie des
prix. C’est une science morale (pas une science pure comme la théorie de l’échange)
qui est régulée par une vérité de justice. La justice se définit de façon scientifique
par la formule déjà citée de Walras « Liberté de l’individu, autorité de l’État ; égalité
des conditions, inégalité des positions. »
Pour traiter toutes les dimensions de la richesse sociale, l’économie politique est
tout à la fois, et indissolublement, une théorie des prix, une théorie de la répartition
et une théorie de la production. L’économie politique de Walras est donc à la fois
une science pure, une science appliquée et une science morale ; ces trois théories,
qui sont toutes les trois des sciences, obéissent à des vérités différentes. La vérité de
justice est un critère aussi scientifique que le critère de l’efficacité pour la
production ou que la vérité pure pour la théorie des prix.
Les économistes aujourd’hui vont, en apparence, adopter la position de Walras et,
en réalité, la détourner. Si l’on laisse de côté la production, qui ne concerne pas la
pauvreté, Walras introduit une nouveauté par rapport à l’analyse ricardienne, en
distinguant deux questions, l’échange et la répartition des richesses sociales. C’est
cette dissociation qui lui permet de proposer une solution à la question sociale grâce
à une norme de distribution initiale des richesses ; cette norme découle de la
définition de la justice fournie par la science morale.
Par la suite, les économistes, dans leur grande majorité, n’ont admis que la moitié
des thèses de Walras. Certes, ils acceptent que les questions de répartition relèvent
de critère de justice, c’est-à-dire de critères différents de ceux qui régissent la théorie
des prix. Mais ils considèrent que la théorie de la répartition des richesses n’obéit
pas à une vérité de justice, et que la répartition met en œuvre des jugements de
valeur qui doivent être absents de la théorie économique. Comme la théorie de la
répartition ne peut éviter de faire référence à des critères de justice, c’est-à-dire à
des choix politiques ou à des jugements de valeur, la théorie de la répartition n’est
plus aujourd’hui considérée comme partie intégrante de la science économique
puisque la science est conçue comme exempte de tout jugement de valeur.
Les économistes d’aujourd’hui refusent la position épistémologique de Walras pour
qui la théorie de la justice est une science morale, avec tous les attributs de la
scientificité, aussi scientifique que la théorie des prix, mais avec des critères
différents, le juste au lieu du vrai. En effet, disent-ils, en matière de répartition des
richesses, le choix d’un critère de justice est une affaire de préférences individuelles,
et il n’y a pas de critère qui s’imposerait scientifiquement. Walras pensait que les
idéaux républicains de liberté et d’égalité fournissaient une définition de la justice
incontestable, c’est-à-dire vraie, et que ces idéaux pouvaient constituer le socle
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 37

d’une science morale, la science de la répartition des richesses39. Aujourd’hui, les


économistes tiennent pour évident que la répartition initiale des richesses est une
donnée et que la science économique n’a pas à se prononcer sur cette répartition,
faute d’une définition de la justice qui serait admise par tous. Il est possible
d’intervenir sur la répartition de deux manières, avant ou après l’échange des biens
et des services. Avant l’échange, on peut modifier l’état initial de la répartition par
des mesures telles que la taxation des successions, la nationalisation des moyens de
productions, etc. Mais ces mesures ne sauraient en aucun cas être justifiées par une
définition scientifique de la justice qui s’imposerait à tous, contrairement à ce que
postulait Walras. Il est aussi possible d’intervenir après l’échange. Il s’agit alors
d’une redistribution qui corrige les inégalités et les injustices de la répartition
primaire telle qu’elle est déterminée par le libre jeu du marché40.
L’héritage de Walras, affirmant, contre Ricardo, que l’on pouvait supprimer la
pauvreté par des mesures appropriées qui ne laisseraient subsister que des
inégalités justes (les différences de situations individuelles qui résultent des choix
de chacun à partir d’une situation d’égalité des chances) est partiellement repris,
mais détourné de son objectif premier. Walras plaçait les préoccupations de justice
au début du processus économique. Ce n’est qu’une fois réalisée la répartition
initiale juste des richesses, conformément à « la vérité de justice », que le marché est
libre de jouer. Les ambitions des économistes sont, aujoud’hui, devenues beaucoup
plus modestes : ils admettent la possibilité de corriger à la marge certains résultats
de la répartition primaire des revenus en fonction de considérations de justice qui
relèvent de choix politiques, mais ces mêmes économistes, en tant qu’économistes,
c’est-à-dire en tant que « savants » au sens de Max Weber, ne peuvent que se taire
sur les questions de répartition.
Désormais, la théorie de la répartition et les considérations de justice ne sont plus
considérés comme appartenant à la science économique. Après Walras, seuls
quelques hétérodoxes, comme Keynes ou Amartya Sen, remettront en cause cette
séparation entre le savant et le politique.

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!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
39 Walras a dessiné les contours de cette science morale de la répartition des richesses en explicitant
d’une part une théorie de la répartition initiale, et, d’autre part, les moyens à mettre en œuvre pour
aboutir à cette répartition, la nationalisation des sols et une théorie de l’impôt.
40 C’est, par exemple le cas de la mise en œuvre de la protection sociale pour corriger certaines

inégalités.
38 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 39

Inégalités et pauvreté, de Pareto à Galbraith


Débats et controverses

Arnaud DIEMER
Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand (TRIANGLE, ENS LYON)

Le début du XIXe siècle a introduit une rupture épistémologique importante.


L’économie politique fait ses premiers pas et très vite, elle s’engage dans une
démarche scientifique. David Ricardo et Robert Malthus insistent notamment sur les
lois générales, nécessaires et universelles du marché. La loi de l’offre et la demande
s’applique à toutes les marchandises, y compris la terre, la monnaie et le travail. Dans
ces conditions, les lois de l’économie peuvent être mobilisées pour analyser et
solutionner un grand nombre de questions sociales (Lallement, 2010). L’une d’entre
elles va focaliser l’attention des économistes, c’est la question de la pauvreté. David
Ricardo et Robert Malthus (mais également John Locke en son temps) vont s’engager
dans une véritable croisade contre les lois sur les pauvres (la fameuse loi de
Speenhamland), accusées de favoriser les mariages imprudents, de provoquer une
fécondité élevée et un dysfonctionnement du marché du travail (Diemer, Guillemin,
2010). L’abrogation de cette loi en 1834 peut être présentée comme une victoire pour
ces économistes libéraux, fervents défenseurs de la loi du marché. Elle marque selon
Karl Polanyi (1944), l’avènement du système capitalisme et la naissance d’un
véritable marché du travail. Si la lutte contre la pauvreté devient une question de
théorie économique, elle connaîtra une certaine inflexion dans la seconde moitié du
XIXe Siècle, les travaux d’Auguste et Léon Walras, puis ceux de Vilfredo Pareto vont
progressivement nous faire entrer dans la sphère de la répartition de la richesse, un
domaine longtemps resté au second plan des recherches économiques et des
préoccupations des économistes (Knight, 1956, Busino, 1965) : « Résoudre la question de
l’organisation économique de la société, ce serait, en somme, déterminer les conditions : 1) de
la production la plus abondante possible et 2) de la répartition la plus équitable possible de la
richesse sociale entre les hommes en société » (Walras L., 1896, p. 175).
« L’influence des lois économiques sur la répartition des richesses est un sujet beaucoup
moins exploré que l’influence des mêmes lois sur la circulation. On remplirait des salles
entières des innombrables traités sur la production, sur les banques, sur l’échange. Au
contraire, le problème si grave de la distribution des richesses ne tient en général qu’un place
médiocre, secondaire, dans les livres d’économie politique et il n’a guère été l’objet de longs
traités que de la part d’écrivains appartenant à l’école sentimentale ou socialiste » (Pareto,
1881).
40 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Le papier se propose d’analyser les inégalités et la pauvreté sous l’angle de la


répartition des richesses en prenant comme toile de fond une histoire longue des faits
et des idées économiques. Ce type d’exercice est toujours périlleux, car il amène
souvent celui qui s’y livre, à formuler une énième histoire de la pensée économique,
sortie de tout contexte et basée sur des clés, fort discutables. L’histoire que nous
évoquons ici, à un point de départ, les travaux de Pareto sur la répartition des
revenus et de la fortune. Ces travaux vont bénéficier de la multiplication et du
perfectionnement des données statistiques. A la fin du XIXe siècle, un grand nombre
de gouvernements (Allemagne, Angleterre, France, Prusse, Suisse…) se sont dotés
d’un recueil de statistiques qui remet au devant de la scène, l’observation des faits.
L’analyse des inégalités et de la pauvreté rentre ainsi dans l’ère de la mesure. Il s’agit
d’une part, d’observer et de saisir des données, puis d’autre part, de trouver une
méthode d’interpolation permettant d’homogénéiser ces données. Une loi empirique
peut être ainsi déduite de ce travail, c’est la fameuse loi de Pareto. Cette histoire a
également un point de rupture, c’est la crise de 1929, la Grande Crise, qui met sur le
devant de la scène, un phénomène nouveau, le chômage de masse. La question des
inégalités et de la pauvreté est dès lors rattachée au problème du sous-emploi et sa
formulation pose le problème des solutions qu’il convient d’apporter à des faits
cumulatifs (perte d’emploi, perte de revenus, perte de la protection sociale, perte du
logement…). Keynes (1936) proposera dans sa théorie générale, une solution visant à
recréer les conditions du plein emploi et à réduire certaines inégalités. En effet, les
inégalités ne sont pas toutes bonnes à réduire. Pour certaines, elles renvoient à la
nature humaine et doivent donc être traitées en tant que telles.
De son côté, Maurice Allais (1946) cherchera à introduire une troisième voie, la
planification concurrentielle, entre le laisser faire manchestérien et la planification
autoritaire. Cette voie pose le principe de la concurrence organisée et donne à l’Etat,
un rôle important, celui d’encadrer le marché. Le problème de la répartition de la
richesse est au cœur de la discussion. Cependant, tout en proposant d’atténuer les
inégalités, Maurice Allais note qu’elles font partie de notre organisation économique
et sociale, elles sont la conséquence de sa théorie des élites (un principe de sa justice
sociale). Enfin, Galbraith (1961, 1980) suggère d’aborder la question de la pauvreté de
masse sous l’angle de l’équilibre circulaire et de l’accommodation. En comparant
l’analyse de la pauvreté dans les pays riches et les pays pauvres, Galbraith nous
propose une approche sociologique susceptible d’expliquer des phénomènes tels que
les trappes à pauvreté, les migrations des élites, le chômage de masse.

Vilfredo Pareto, l’ère de l’observation et de la mesure


Lorsque l’on aborde la question des inégalités dans l’approche parétienne, on a
coutume de faire référence à l’Optimum de Pareto, c'est-à-dire à un état dans lequel il
n’est pas possible d’améliorer la satisfaction d’un agent sans détériorer celle d’un
autre agent. Notons rapidement que le fait d’atteindre l’optimum de Pareto ne
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 41

préjuge cependant pas d’une distribution « égale » des revenus. En effet, il existe une
infinie d’optima de Pareto qui peuvent correspondre à des répartitions très
différentes des ressources (revenus) entre les agents économiques (tout dépend de
leurs dotations initiales, une hypothèse évacuée dans le modèle de Debreu, 1959).
Ainsi l’optimum de Pareto peut être compatible avec un degré plus ou moins élevé
d’inégalité. Ce qui a permis à certains économistes (Clark, 1899) de préciser qu’une
telle situation était juste dans la mesure où chaque facteur de production était
rémunéré à sa productivité marginale. Cette histoire, qui est généralement rappelée
dans tous les manuels et ouvrages abordant ce que l’on a coutume d’appeler la
théorie du bien être, réduit la portée des travaux de Pareto et notamment son analyse
de la pauvreté et des inégalités. Elle minimise d’une part, la méthodologie employée
et d’autre part, l’ambition de Vilfredo Pareto. Dans ce qui suit, nous chercherons à
mettre en valeur les apports de Vilfredo à l’analyse des inégalités et de la pauvreté.
Succédant à Léon Walras à la chaire d’économie politique de Lausanne, Vilfredo
Pareto s’est proposé de « rechercher les uniformités que présentent les phénomènes
[économiques et sociaux], c'est-à-dire leurs lois » (1909, [1966, p. 2]). Quiconque étudie
une science sociale doit admettre implicitement l’existence de ces uniformités.
Toutefois, rappelle Pareto, l’imperfection de notre esprit ne nous permet pas de
considérer les phénomènes dans leur ensemble. Nous sommes donc obligés de les
étudier séparément, « de considérer un nombre infini d’uniformités partielles, qui se
croisent, se superposent et s’opposent de mille manières » (1909, [1966, p. 8]). Ainsi, si
l’analyse des inégalités et de la pauvreté renvoie à la théorie de l’hétérogénéité
sociale, la répartition des revenus n’en constitue qu’un cas particulier. L’expérience et
l’observation révèlent que la répartition des revenus varie peu dans l’espace et dans
le temps pour les peuples civilisés. Par déduction, deux théorèmes sont présentés :
(1) la répartition des richesses n’est pas le fruit du hasard ; (2) pour relever le niveau
du revenu minimum et réduire l’inégalité des revenus, il faut que la richesse croisse
plus vite que la population. Ainsi l’amélioration des conditions des classes pauvres est
avant tout un problème de production, et non de répartition de la richesse. Les apports de la
sociologie et de l’anthropologie nécessitent cependant de dépasser le cadre des lois
économiques pour introduire la mutuelle dépendance des phénomènes économiques
et des phénomènes sociaux. L’hétérogénéité sociale conduit à rechercher l’équilibre
social du côté de la théorie de la circulation des élites.

La courbe de répartition des revenus

La première mention de la distribution des revenus apparaît en janvier 1895, dans un


article intitulé « la legge della demanda » et paru dans le Giornale degli Economisti (p.
59 – 68). Giovanni Busino (1965, p. VIII) note que cette formulation a ouvert de
nouvelles perspectives à la science économique : « Jusqu’en 1894, l’étude de la
répartition de la richesse était restée au second plan des recherches économiques et même des
préoccupations des économistes. La science économique ne connaissait qu’un problème, celui
42 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

de la production ; on considérait, au fond, la consommation comme une conséquence, un


accessoire, de l’acte essentiel, primordial : la production ». Cette conviction est confirmée
par les propos du libéral Paul Leroy-Beaulieu (1881, p. 27) : « le problème si grave de la
distribution des richesses ne tient en général qu’une place médiocre, secondaire, dans les
livres d’économie politique et il n’a guère été l’objet de longs traités que de la part d’écrivains
appartenant à l’école sentimentale ou socialiste ».
Par la suite, ce qui constituera la loi de Pareto fera l’objet d’une réimpression dans
les « Ecrits sur la courbe de la répartition de richesse » publié dans les Recueils de la
Faculté de Droit de Lausanne (1896, p. 371 - 387), pour finalement constituer le premier
chapitre du livre III « La répartition et la consommation » du Cours d’économie
politique (1897, p. 299 – 345). Ce premier chapitre, consacré à la courbe des revenus,
commence par quelques précisions sur la notion de richesse sociale. Aux yeux de
Pareto, « cette notion est un terme très vague, qu’il est indispensable de préciser » (1897, p.
299) si l’on souhaite l’évaluer. Car ce qui préoccupe avant tout notre ingénieur
économiste41, c’est la possibilité d’évaluer en numéraire la totalité des capitaux
(mobiliers et fonciers) d’un pays. Or les outils statistiques de l’époque n’offrent que
peu de secours42, une méthode pour estimer la richesse sociale a été proposée par
Alfred de Foville43, co-fondateur de l’Institut international de statistique (1885) et
auteur d’un ouvrage sur la Richesse en France et à l’Etranger (1893). Dans cet ouvrage,
Alfred de Foville recommande d’évaluer le montant total des fortunes privées en
multipliant « l’importance moyenne des successions et donations annuelles par l’intervalle
moyen des mutations de ce genre » (1893, p. 12). Cette méthode repose sur une
hypothèse importante : l’intervalle moyen ne change que lentement (en d’autres
termes, la loi pour évaluer les successions et les donations n’est pas remise en cause),
de sorte que l’on peut calculer la variation de la richesse d’un pays, à différentes
époques, en comparant la moyenne des successions et des donations. Dans le cas de
la France (1879 – 1889), Alfred de Foville évalue l’intervalle moyen d’une génération
à une autre à 36 ans. Le chiffre moyen des donations et des successions étant de 6 ¼
milliards, la somme fortunes privées serait de l’ordre de 225 milliards (36 x 6 ¼ si la
durée d’une génération est bien de 36 ans), soit 5570 fr par habitant. La méthode de
Foville fût appliquée en Italie par Maffeo Pantaleoni (intervalle moyen de 36 ans,
fortunes privées évaluées à 54 milliards, soit 1764 fr par habitant en 1888- 1889), dans
les pays scandinaves par Fahlbeck et Falbehausen…
A la fin du XIXe siècle, les économistes pourront compter sur les avancées en matière
de finances publiques (exemple du Cadastre en France et en Angleterre) pour évaluer
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
41 Vilfredo Pareto est diplômé en ingénierie de l’Ecole Polytechnique de Turin (1870).
42 Giovanni Busino (1965, p. X) rappelle qu’avec l’aide du gouvernement vaudois, en 1893, « Pareto se
procura les recueils statistiques de la France, de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Allemagne, de la Suisse, de
l’Autriche et des Etats-Unis d’Amérique. Pendant trois ans environ, il étudia ces statistiques et s’efforça de
trouver une méthode d’interpolation pour les rendre homogènes ».
43 Alfred de Foville (1842 – 1913) fût surtout le chef du Bureau de statistique et de législation comparée

du ministère des Finances de 1873 à 1893.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 43

la richesse d’un pays. L’impôt sur le revenu constitue un moyen de se faire une idée
des revenus des différents capitaux (même s’il existe toujours une incertitude sur le
taux de capitation). En 1885, Robert Giffen évalue la fortune de l’Angleterre à 251
milliards de francs. Sur période longue (1855 – 1890), le calcul de l’income tax a
permis de mettre en lumière les différentes sources de revenus des anglais
(diminution du revenu des terres, augmentation des revenus de l’industrie) et de
souligner que la richesse par habitant s’était considérablement accrue en un siècle (ce
cas est généralisable à l’ensemble des pays civilisés : Allemagne, France, Belgique…).
Malgré les nombreuses incertitudes associées aux déclarations des contribuables,
Pareto considère que l’impôt sur le revenu est la base la plus sûre pour appréhender
la répartition de la richesse.
La répartition de la richesse dépendrait « de la nature des hommes dont se compose la
société, de l’organisation de celle-ci, et aussi du hasard (les conjonctures de Lassalle) » (1897,
p. 304). Si l’étude des causes de la répartition de la richesse repose sur l’observation,
Pareto considère qu’il est possible de connaître cette répartition en ayant recours aux
mathématiques. Observations et lois mathématiques constitueront les deux étapes de
l’analyse d’un fait économique, en l’occurrence la répartition de la richesse. Faute
d’une méthode plus adéquate44, l’économiste doit se familiariser avec l’outil
mathématique. Ainsi, pour un certain revenu x, et pour le nombre de contribuables
N ayant un revenu supérieur à x, il est possible dans le cas de l’Angleterre et de
l’Irlande de proposer dans le groupe Commerce et Professions (schedule D), une
classification étendue des contribuables suivant l’importance des revenus.

Schedule D – Année 1893 – 1894


X N
En £ Angleterre Irlande
150 400 648 17 717
200 234 485 9 365
300 121 996 4 592
400 74 041 2 684
500 54 419 1 898
600 42 072 1 428
700 34 269 1 104
800 29 311 940
900 25 033 771
1000 22 896 684
2000 9 880 271
3000 6 096 142
4000 4 161 88
5000 3 081 68
10000 1 014 22

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
44 « Plusieurs personnes qui manquent des connaissances scientifiques nécessaires pour bien comprendre les
nouvelles théories, affirment que l’usage de mathématiques n’ajoute rien à nos connaissances en économie
politique, et elles croient le prouver en citant Cairnes. La seule preuve vraiment efficace serait de faire valoir que
l’on peut sans recourir aux mathématiques, démontrer le théorème dont nous venons de parler et bien d’autres
encore. A peine nos savants critiques auront dédaigné donner de telles démonstrations, nous ne manquerons pas
de les substituer aux nôtres. En attendant, ils voudront bien nous permettre de donner ces démonstrations de la
seule manière actuellement connue » (1897, § 962).
44 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

En portant sur l’axe des abscisses (AB), les logarithmes de x et sur l’axe des
ordonnées (AC), les logarithmes de N, Pareto note que (i) les points ainsi déterminés
ont une tendance très marquée à se disposer en ligne droite, (ii) les courbes de la
répartition des revenus en Angleterre et en Irlande présentent un parallélisme à peu
près complet, (iii) les inclinaisons des lignes mn et pq obtenues pour différents pays
sont peu différentes. De ce fait, il y aurait bien une cause qui serait à l’origine de la
tendance des revenus à se disposer suivant une certaine courbe (ici une loi). La forme
de cette courbe ne dépendrait que faiblement des conditions économiques des pays
considérés (ici l’Angleterre, l’Irlande, l’Allemagne, le Pérou…).

m x s

p
a’ b’
n a b

t
m n
q

y
0
A B

b
c d
a

La surface (m n s x) représente le nombre total des revenus. La courbe (n t s)


correspond à la répartition des revenus. Il existerait ainsi un nombre de personnes
représentées par la surface (aa’bb’) ayant un revenu compris entre Oa et Oa’. Selon
Pareto, on aurait coutume de parler de pyramide sociale dont les pauvres
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 45

formeraient la base, les riches le sommet. Or il s’agirait plutôt « d’un corps ayant la
forme de la pointe d’une flèche ou, si l’on préfère, de la pointe d’une toupie » (1897, § 960). Le
volume cadb représente le nombre d’individus ayant un revenu compris entre Oa et
Ob.
Pareto reviendra sur deux faits importants : 1° la recherche de la répartition des
revenus ne pose pas la question de l’origine du revenu : « L’homme, même le plus
pauvre, doit être considéré comme ayant pour revenu la somme qui le fait vivre. Il importe
peu que cette somme soit le fruit de son travail ou qu’elle lui soit donnée par charité ou, enfin,
qu’elle lui parvienne d’une manière quelconque, licite ou illicite » (1897, § 961) ; 2° l’étude
mathématique de la courbe de répartition des revenus montre qu’elle ne se confond
pas avec la courbe des probabilités, plus connue sous le nom de courbe des erreurs.
En d’autres termes, « la répartition des revenus n’est pas l’effet du hasard » (1897, § 962).
L’équation ci-dessous donne la formule générale de la répartition : 1° du revenu
total, 2° de la fortune, 3° du produit du travail :

log N = log A − α log (x + a ) ce qui donne N = A / xα si a est proche de 0


Selon Pareto, les valeurs de a et α jouent un rôle important. (i) La constante a est
négative lorsqu’il s’agit du produit du travail, elle est positive lorsqu’il s’agit de la
répartition de la fortune, elle est nulle ou proche de 0 quand il s’agit du revenu total.
Ainsi, « on doit s’attendre, à ce que, dans un pays où la fortune est principalement le fruit du
travail, du commerce, de l’industrie, la prédominance de ces revenus donne une petite valeur
négative à la constante a pour les revenus totaux. Au contraire, pour une collectivité
composée principalement de rentiers, on doit s’attendre à ce que, toujours pour les revenus
totaux, la constante est une petite valeur positive » (1897, § 959). (ii) l’inclinaison de α
indiquerait quant à elle une plus ou moins grande égalité des revenus (1897, § 960).

x t

s
t

M N
n
m
0 y
46 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Des résultats qui selon Pareto mériteraient d’être réexaminés à la lumière des faits
car ceux-ci ne sont pas assez nombreux pour valider les conclusions. Selon Vilfredo
Pareto, pour étudier la répartition des revenus, il convient de considérer le
phénomène dans son ensemble. Une telle approche permet de ne pas confondre deux
notions importantes : la diminution de l’inégalité des fortunes et la diminution du
paupérisme. L’inégalité des revenus dépend de la forme de la courbe (st) alors que le
paupérisme dépend de la distance à laquelle la base (MN) se trouve de l’axe des y.
Dans le graphique ci-dessus, (MNstx) représente une population sans paupérisme,
mais avec une grande inégalité de revenus alors que (mnt) indique une population
avec très peu d’inégalité de revenus mais un paupérisme très important.
Vouloir se rapprocher d’un état d’égalité complète des revenus peut paraître
utopique, cependant deux possibilités semblent se dessiner : (i) soit les riches
deviennent pauvres ; (ii) soit les pauvres deviennent riches. Ainsi les inégalités ne
peuvent être appréhendées que de manière relative en comparant la situation d’un
groupe d’individus à celle d’un autre groupe. Pareto renvoie ses lecteurs à l’ouvrage
de Leroy Beaulieu, Essai sur la répartition des richesses et sur la tendance à une moindre
égalité des conditions (1881). Ce dernier observe que : « Tous les progrès accomplis dans
la situation des classes laborieuses, considérés isolément, n'ont aucune importance, sont
absolument négligeables, s'ils n'ont pas dépassé les progrès accomplis par les classes
supérieures et diminué ainsi l'écart existant entre les unes et les autres. Ce n'est pas la
situation absolue de la population ouvrière qui importe, c'est la situation relative. Que les
ouvriers soient bien nourris, bien logés, bien meublés, bien vêtus, qu'ils aient des loisirs,
qu'ils jouissent de la sécurité du lendemain et du repos de la vieillesse, tout cela socialement
n'a pas d'importance aux yeux de l'agitateur allemand, [il s’agit ici du socialiste
Ferdinand Lassalle] si d'autres hommes ont une table plus raffinée, des palais plus amples,
des vêtements plus élégants, des meubles plus luxueux » (Beaulieu, 1881, p. 46). De ce fait,
il semblerait que la diminution des inégalités aille de pair avec une baisse du rapport
(pauvres/riches) ou du rapport (pauvres/population totale).
Ainsi, l’inégalité diminue lorsque le nombre de personnes ayant un revenu
inférieur à x augmente par rapport au nombre des personnes ayant un revenu
supérieur à x. Pareto introduira une proposition qui jouera un rôle important dans
l’univers parétien : « Les effets suivants : 1° une augmentation du revenu minimum, 2° une
diminution de l’inégalité des revenus, ne peuvent se produire, soit isolément, soit
cumulativement, que si le total des revenus croît plus vite que la population » (1897, § 965).
Les mathématiques seront une nouvelle fois mobilisées pour démontrer cette
proposition :
α
'h+a$
u x = %& x + a "# (1)

Ux est la fonction de répartition au point x, c'est-à-dire la proportion d’individus


percevant un revenu supérieur à x. Puisque x ≥ h (revenu minimum), on constate
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 47

que Ux croît quand α décroît. Autrement dit, la proportion de riches (Ux) étant une
décroissante de α, le nombre de riches diminue lorsque α croît et le nombre de
pauvres augmente d’autant, ce qui implique selon Pareto que « l’inégalité des revenus
augmente et diminue avec α » (1897, § 965, note 1).
En fait, comme le soulignent Bourgain et Vaneecloo (1981, p. 952), Pareto ne
démontre pas cette proposition, il montre seulement que, si le revenu moyen
augmente, il faut nécessairement : « ou que le revenu minimum augmente, ou que
l’inégalité des revenus diminue, ou que ces deux effets se produisent simultanément »
(1897, § 965), à la condition bien entendu que l’inégalité augmente et diminue avec α.
En différenciant l’équation (1), on obtient :
du x h+a & 1 1 #
= log ⋅ dα + α $ − ! da (2)
ux x+a %h+a x+a"

Si α est constant (dα = 0) alors Ux croît avec da, l’inégalité des revenus diminue
quand α croît.
Si α et a varient ensemble, l’inégalité de revenus diminue quand α décroît et a croît.
Si α et a croissent en même temps, on ne peut plus dire si l’inégalité de revenus croît
ou décroît.
Soit P, la population ou l’ensemble des contribuables, R, la somme des revenus de
tous les habitants ou la somme des revenus des contribuables, R/P, le revenu moyen,
si α > 1, on a :
αh + a
R= P
α −1
R αh + a
=
P α −1
R α 1 h+a
si z = alors dz = dh + da − dα
P α −1 α −1 (α − 1)2
Si da et dα sont nuls (l’inégalité ne change pas), alors le revenu moyen ne peut
augmenter (dz) que si le revenu minimum croît (dh). Si le revenu minimum est
constant (soit dh = 0), la diminution de l’inégalité des revenus n’est possible que
lorsque (da) augmente ou α décroît, dès lors le revenu moyen augmente (dz).
α h
Si a = 0, l’expression devient : dz = dh − dα (3)
α −1 (α − 1)2
Pour que dz soit positif (autrement dit, pour que le revenu moyen augmente), il faut
donc, au moins, ou que dh le soit, ou que dα soit négatif, ou que les deux choses se
produisent. C’est tout du moins la conclusion de Pareto : « Nous pouvons donc dire
d’une manière générale que l’augmentation de la richesse par rapport à la population produit
48 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

soit l’augmentation du revenu minimum, soit la diminution de l’inégalité des revenus, soit
ces deux effets cumulés. Actuellement, dans nos sociétés, il paraît bien que c’est ce dernier cas
qui se vérifie, et un grand nombre d’observations nous font connaître que le bien être du
peuple s’est, en général, accru dans les pays civilisés » (1897, § 965, p. 324).
Mais ce qui est frappant dans l’approche de Pareto, c’est son obstination à dissocier
la diminution des inégalités et la diminution du paupérisme. Ce constat est illustré
par les trois points suivants :
Premièrement, si l’on part de l’équation (3), on notera que les conclusions de Pareto
reposent sur une hypothèse importante, la croissance du revenu moyen. En effet, la
baisse de la pauvreté (hausse de h) peut être réalisée sans toucher aux inégalités de
revenus (α) à la condition que le revenu moyen augmente. Si le revenu moyen
n’augmente pas (dz = 0), alors la réduction du paupérisme passe par une hausse du
revenu minimum (dh), donc une augmentation de α et in fine, une hausse des
inégalités. En d’autres termes, la diminution du paupérisme serait incompatible avec
une baisse des inégalités.
α h
si dz = 0, alors dh = dα
α −1 (α − 1)2
Deuxièmement, Pareto tend à remettre en cause l’idée selon laquelle l’inégalité des
fortunes irait en augmentant. Les progrès des sciences, des arts et de l’industrie
auraient selon lui permis un accroissement de la richesse, ils auraient même tempéré
un retour en force des inégalités associés à la protection douanière, aux vols des
politiciens et au socialisme d’Etat. Pareto s’appuiera sur des études empiriques –
celles de John Milson Rhodes (1894) et de Udny Yule sur le paupérisme en
Angleterre et au Pays de Galles, – pour rappeler que le nombre de pauvres
« assistés » a considérablement baissé. Cette baisse, Pareto l’attribue au socialisme
d’Etat « qui se contente de prélever, sous forme d’impôt, une partie de la fortune des riches »
(1897, § 967). Or, les effets économiques de cette stratégie politicienne se traduiraient
selon Pareto par un gaspillage des ressources et une détérioration des conditions du
peuple. Il est possible de démontrer cette affirmation en s’appuyant sur les travaux
de Pernolet sur les charbonnages en Belgique et dans le Nord de la France. Selon
Pareto, si l’on distribue la part des capitalistes45 aux ouvriers (soit 1.28%), on note que
les salaires n’augmenteront que de peu de choses (ici, 7 cents comme supplément de
salaire journalier). Dans le cas de la société John Cockerill, Pareto a utilisé le bilan
comptable pour évaluer à 1164375.20 fr la part du capital et à 9550120.36 fr la part du
travail. Sachant que la société comptait 9228 salariés, la distribution du capital aux
ouvriers aurait engendré une hausse annuelle de salaire de 126.17 fr.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
45 Précisions et cela à son importance, que Pareto se réfère ici à une situation normale des affaires. En
l’occurrence, la répartition s’établissait en 1884 de la manière suivante : ouvriers (56.61%), capitalistes
(1.28%) et frais (42.13%).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 49

Troisièmement, la répartition des revenus tend à définir les lois qui régissent l’offre
et la demande. La répartition renvoie donc à la question de la valeur et du prix des
marchandises. Lorsque le prix d’une marchandise diminue, la consommation a
tendance à augmenter car la marchandise devient accessible aux couches les moins
riches de la population. Ainsi les lois de la demande et de l’offre présentées dans le
cas d’un équilibre économique (composé exclusivement d’équations individuelles)
sont différentes des lois prenant en compte l’ensemble de la société et la répartition
des revenus. Pareto en déduit que (1) la forme de la courbe des revenus tend à
montrer qu’il suffit d’une baisse des prix ne s’étendant qu’aux classes qui jouissent
d’un revenu fort modeste pour que le total de la consommation soit
considérablement réduit (la dépense totale demeurera constante, c’est la quantité
consommée qui variera); (2) s’il était possible de connaître la consommation des
différentes classes sociales, nous aurions alors une mesure plus pertinente du bien
être de la population. Or cette information n’étant pas connue, il faut se contenter
d’utiliser les méthodes de relevés statistiques (douanes, production) et budgets
individuels pour évaluer la consommation.

La physiologie sociale

Si l’observation reste la seule méthode pour connaître la répartition de la richesse,


Vilfredo Pareto ne manque pas de rappeler que son Cours d’économie politique repose
sur deux conceptions : « celle des approximations successives et celle de la mutuelle
dépendance, non seulement des phénomènes économiques, mais aussi des phénomènes
sociaux » (1896, p. iv). Dès lors, la courbe représentant la répartition de la richesse
traduit à la fois une loi empirique (dont l’expression mathématique est fort simple) et
une hétérogénéité sociale. La science économique se trouve ainsi associée à une
science naturelle (en l’occurrence la zoologie), fondée exclusivement sur les faits.
Replacer les faits économiques dans les faits sociaux implique une réflexion sur la
notion de sociétés. Pareto insiste sur deux faits importants : d’une part les sociétés ne
sont pas homogènes, elles diffèrent entre elles ; d’autre part, la même société est
composée d’individus, de classes d’individus, hétérogènes. Pareto introduit le
concept de race, qui relève de la zoologie, afin de proposer une analyse des individus
en termes de caractéristiques innées (Legris, Ragni, 2005) : « parmi les hommes, il existe
simplement des races qui possèdent, à un degré plus éminent que d’autres, certaines qualités
et qui, en des lieux donnés, sous des climats déterminés, prospèrent mieux que d’autres »
(1897, § 999).
Ainsi, les théories qui admettent que tous les hommes naissent égaux et que les
différences que l’on observe, sont uniquement dues à l’éducation qu’ils ont reçue, se
trouvent contredites par les faits. La forme de la courbe de répartition des richesses
serait ainsi le résultat de toutes les forces qui agissent sur la société (c'est-à-dire des
50 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

qualités et des défauts des hommes qui la composent46) et des circonstances


extérieures dans lesquelles ils se trouvent. De là, il n’y a qu’un pas à faire pour
admettre que la nature humaine est la cause de la répartition des richesses :
« L’inégalité de la répartition des revenus paraît donc dépendre beaucoup de la nature même
des hommes que de l’organisation économique de la société » (1897, § 1012).
Cette conclusion n’empêchera pas Pareto d’examiner les conséquences économiques
d’une organisation socialiste de la société. Le gouvernement peut ainsi chercher à
régler aussi bien la production que la répartition des richesses. Toutefois, s’il souhaite
procurer le maximum d’ophélimité47 à ses administrés, il devra tirer partie des
capitaux dont il dispose et faire en sorte que chacun ait la marchandise dont il a
besoin. Pareto note que les ophélimités ayant des qualités subjectives, elles
constituent des quantités hétérogènes. Or il est difficile de les sommer (problème de
l’agrégation). Une manière de contourner cette difficulté revient à considérer les
quantités de marchandises correspondant aux besoins des individus. Un Etat
socialiste devra ainsi produire des quantités de marchandises telles que, « étant
convenablement distribuées », elles procurent à chacun le maximum d’ophélimité. Pour
ce faire, il sera amené à déterminer les coefficients de fabrication exactement de la
même manière que le font les entrepreneurs dans un régime de libre concurrence (la
seule différence étant un ajustement en termes de quantités et non de prix) : « Si une
organisation socialiste, quelle qu’elle soit, veut obtenir le maximum d’ophélimité pour la
société, elle ne peut opérer que sur la répartition, qu’elle changera directement, en enlevant
aux uns ce qu’elle donnera aux autres. Quant à la production, elle devra être organisée
exactement comme sous un régime de libre concurrence et d’appropriation des capitaux »
(1897, § 1021).
Dans le cas de la répartition, le régime socialiste exercera son action sur le choix des
titulaires des revenus. Ce choix pourra dépendre du hasard, de la race (zoologie), des
différences individuelles… Pareto envisage ici deux cas extrêmes : celui où chaque
individu est placé dans la « couche » des revenus en fonction de ses capacités48 (« si
nous considérions une collectivité de voleurs… ce serait l’aptitude au vol qui déterminerait la
répartition des titulaires de revenus », 1897, § 1026) et celui où « chaque couche »
possédant un certain revenu serait comme une caste fermée (aucun échange d’une
caste à l’autre). Si la réalité se situe entre ces deux extrêmes, Pareto revendique une
certaine préférence pour une théorie des élites : « Au fond, la proportion de sujets de
choix dans les naissances pourrait bien être la cause principale de la forme qu’affecte la courbe
des revenus » (ibid). Ceci pourrait expliquer pourquoi la forme de la courbe est la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
46 Les individus les plus aptes bénéficient des meilleures ressources (Legris, 2000).
47 Pareto emploie le terme ophélimité pour exprimer « le rapport de convenance qui fait qu’une chose
satisfait un besoin ou un désir, légitime ou non » (1897, tome 1, § 5). L’ophélimité est un fait brut et une
qualité entièrement subjective. L’ophélimité est dissociée de la notion d’utilité, couramment évoquée
par les économistes.
48 L’héritage ou le don pourrait permettre de classer les individus dans une autre classe que celle où

les placeraient leurs capacités.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 51

même d’un pays à l’autre, pourquoi l’inégalité des revenus ne peut diminuer et le
revenu minimum ne peut augmenter sans une croissance de la richesse. La théorie
des élites se teinte cependant d’une dimension darwiniste, la lutte des espèces pour
la survie ou pour reprendre les termes de Pareto, la sélection zoologique. En effet,
lorsque la richesse est faible, il n’y a que les individus les mieux dotés qui peuvent
s’en procurer une part importante. Lorsque la richesse est grande, elle est plus facile
à acquérir pour les individus qui ne sont que médiocrement dotés : « S’il n’y a qu’un
prix pour la lutte, c’est évidemment le plus fort lutteur qui l’aura, s’il y a deux prix, un
lutteur moins fort que le premier aura le second prix » (1897, § 1026).
Les éléments de cette dynamique sociale seront analysés avec précisions dans le
Traité de Sociologie générale (1916). Le concept d’hétérogénéité sociale prend la forme
de trois opérations bien distinctes : 1° la mesure des qualités des individus, 2°
l’agrégation des qualités proches sous la forme de groupes sociaux (classes sociales),
3° la description du processus de lutte pour la conquête du pouvoir à l’aide de la
théorie des élites. Ainsi, chaque individu reçoit un indice compris entre 0 et 1, en
fonction de la réussite observée dans une activité sociale : « A celui qui a su gagner des
millions, que ce soit bien ou mal, nous donnerons 10. A celui qui gagne des millions de francs,
nous donnerons 6. A celui qui arrive tout juste à ne pas mourir de faim, nous donnerons 1. A
celui qui est hospitalisé dans un asile d’indigènes, nous donnerons 0 » (1916, [1968, p.
1296]). Les individus, quelle que soit leur activité, sont ensuite regroupés dans des
classes sociales en fonction des indices qu’ils obtiennent. Ceux qui obtiennent les
indices les plus élevés sont regroupés dans la classe des élites. A partir de la
succession d’indices décroissants, il est possible de construire une hiérarchie de
groupes sociaux (classes sociales), du groupe supérieur aux groupes inférieurs. La
lutte pour le pouvoir concernera généralement les individus des deux classes les plus
élevées dans la hiérarchie sociale (classe Aa et Ab), de telle sorte que les élites
circulent en ces deux classes. Ainsi comme le soulignent André Legris et Ludovic
Ragni (2005, p. 121), « l’équilibre social et économique se définit alors comme le terme des
renouvellements sociaux initiés périodiquement par la circulation des élites et constitue une
illustration particulière de la loi ondulatoire qui caractérise l’ensemble des phénomènes ».
Replacé dans le contexte de la courbe de la répartition des richesses, cette dynamique
sociale ne se réduit pas à une simple lutte pour la conquête du pouvoir (c'est-à-dire
avoir plus de richesses), elle prend également les traits d’une lutte pour la survie,
notamment pour les groupes sociaux se situant au dessous et juste au dessus de la
droite (mn). Cette zone traduit selon Pareto un double phénomène. D’une part, elle
constitue la base de la pyramide sociale où la vie et la mort se côtoient. Dès lors,
l’élimination des pauvres est une condition vitale pour que la société continue à
exister : « Les éléments de rebut de chaque couche tombent dans la couche inférieure. Mais
que deviennent les éléments de rebut de la dernière couche, de la tranche dont la limite
inférieure est mn… C’est évidemment la mort qui en débarrasse la société. Celle-ci considérée
comme un organisme vivant, a un organe d’excrétion » (1897, § 1027). D’autre part, elle
52 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

représente le point de tension, l’endroit où s’exerce avec plus de force la sélection


zoologique : « C’est le creuset où s’élaborent les nouvelles aristocraties qui remplaceront les
anciennes lorsque celles auront dégénéré » (1897, § 1028). C’est cette sélection qui
maintient l’équilibre social, et qui permet aux couches inférieures49 d’alimenter en
sujets de choix, les couches supérieures.

x s

a’ b’
a b

t
m n

0 y

Finalement, Pareto cherchera à appréhender la répartition des richesses et


l’hétérogénéité sociale en proposant une analyse économique du concept de classe
sociale. En effet, si les classes sociales se distinguent par des signes sociaux (même
genre d’occupation), culturels (naissances) ou religieux, la cause principale de leur
différentiation, c’est la richesse. Les riches, tout comme les classes moyennes ou les
classes pauvres ont ainsi tendance à se regrouper en fonction de leur richesse. Des
sous-groupes ayant pour origine le revenu vont même apparaître pour former une
courbe continue. Selon Pareto, les socialistes (travaux de Marx) ont donc raison
lorsqu’ils donnent une grande importance à la lutte des classes. Par contre, ils ont
tord lorsqu’ils considèrent que le problème du bien être des classes pauvres résident
dans la répartition de la richesse (voir les effets insignifiants de la distribution aux
pauvres des revenus des riches), le moyen le plus sûr est pour améliorer les
conditions des classes pauvres est de faire en sorte que la richesse croisse plus vite
que la population : « Nous avons vu que pour que le revenu s’élève et l’inégalité des
revenus diminue, il faut que le rapport de la richesse à la population croisse. On obtient cet
effet, en France, en agissant sur le premier terme du rapport, c'est-à-dire en mettant obstacle à
l’augmentation de la population. On obtient le même effet, en Angleterre, en agissant
spécialement sur le second terme du rapport, c'est-à-dire en provoquant, grâce à la liberté
économique, une augmentation considérable de la recherche » (1897, § 1062).

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
49 Précisons que les classes sociales ont également leur propre dynamique sociale. Dans les classes
inférieures, « la misère, le crime et sa répression, détruisent un grand nombre de ces individus tarés, dont une
partie sont d’ailleurs frappés de stérilité par la prostitution et l’alcoolisme à son haut degré » (1897, § 1028).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 53

Inégalités et pauvreté : l’ère des ruptures


L’ère de la rupture est à mettre en relation avec l’histoire des faits économiques et
notamment les conséquences de la crise de 1929. Cette crise majeure fait entrer les
pays occidentaux dans la récession et le chômage de masse. De nombreux
économistes en seront profondément marqués. C’est le cas de John Maynard Keynes
qui avec sa Théorie Générale, entend poser les bases d’une nouvelle approche de
l’économie. C’est le cas également de Maurice Allais, qui à la suite d’un voyage aux
Etats Unis (au lendemain de la crise de 1929), décidera de devenir économiste et de
proposer une voie alternative au laisser-fairisme et à la planification autoritaire. En ce
qui concerne John Galbraith, la rupture est encore plus marquée. La question des
inégalités et de la pauvreté s’inscrit dans un paysage tout en nuances, où l’ère de
l’Opulence des années 60 - qui dresse le portrait de la prospérité américaine, le rêve
américain permet à la classe moyenne de concrétiser la plupart de ses désirs - laisse
place à la théorie de la pauvreté de masse dans les années 70 – la pauvreté devient un
état d’équilibre qui tend inexorablement à se perpétuer.

Keynes, plein emploi et inégalités, les deux vices du système


économique

Près de deux ans avant la parution de la Théorie Générale (automne 1934), Keynes a
abordé la question des inégalités et de la pauvreté dans une série d’allocutions
radiodiffusées intitulées « Poverty in Plenty », soit la pauvreté dans l’abondance. Keynes
y développe l’idée selon laquelle « à mesure que l’abondance potentielle augmente, le
problème de la distribution de la grande masse des consommateurs des fruits que l’on peut en
retirer présente des difficultés croissantes » (1934, [2002, p. 215]). L’économiste doit ainsi
se focaliser sur l’analyse et les solutions de ces difficultés.
Le remède ne résiderait pas dans la réduction de l’abondance (l’offre n’est pas la
source du problème), mais plutôt dans l’accroissement de la demande. C’est en effet
du côté des conditions de la demande qu’il convient de se tourner. Keynes distingue
cependant deux manières d’appréhender les difficultés. Il y a tout d’abord ceux qui
croient que le système économique s’autorégule dans le long terme, « même si c’est
avec des grincements, des gémissements, des secousses et des retards » (1934, [2002, p. 216])
et ceux qui rejettent cette idée et qui pensent que si la demande effective n’est pas
égale à l’offre potentielle pour des raisons plus fondamentales. Keynes cite
notamment les travaux de Hugh Dalton, auteur de nombreux articles et ouvrages50
sur les inégalités. The measurement of the inequality of incomes (paru en 1920 dans The
Economic Journal) revient notamment sur la courbe de répartition des revenus de
Pareto et l’indice de concentration de Lorentz-Gini.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
50 Some Aspects of the inequality of incomes, 1935, Routledge.
54 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Cette opposition entre orthodoxes et hétérodoxes étant posée, reste à savoir qui a
raison. Selon Keynes, la force du courant de l’autorégulation des marchés repose sur
la doctrine ricardienne qui a converti la plupart des économistes, des banquiers et
des hommes d’affaires du monde entier au capitalisme. Si le courant hétérodoxe
entend remporter une quelconque victoire, il lui faudra remettre en cause les
fondements de la science économique, issus du 19e siècle. Keynes se place du côté des
« hérétiques » tout en rappelant qu’il a été élevé « dans la citadelle » (1934, [2002, p.
220]). Il connaît la puissance et le pouvoir de ce corpus théorique. Cependant, une
faille semble lui apparaître dans les forces qui déterminent la demande effective et le
volume total de l’emploi. Cette faille, c’est l’absence dans la doctrine classique d’une
théorie du taux d’intérêt.
Keynes présentera en quelques lignes, ce qui constituera l’essence de sa Théorie
Générale. On reconnaît dès les premières lignes de cet exposé, la loi psychologique
fondamentale. Ainsi, lorsque des individus disposent d’un revenu, ils en dépensent
une partie en consommation, conformément à leurs goûts et leurs habitudes, et
épargnent le reste. De là, ces mêmes individus tendront à augmenter leur
consommation à mesure que leur revenu s’accroît, mais non d’une quantité aussi
grande que l’accroissement de leur revenu. Keynes en déduit que si un revenu
national donné était réparti de façon moins inégalitaire (ou si tout simplement le
revenu national augmentait de sorte que les revenus individuels soient plus élevés
qu’avant), la différence entre le montant total des revenus et la dépense totale de
consommation s’accroitrait probablement (comme les revenus sont issus de la
production des biens de consommation et des biens de capital, cette différence ne
pourra pas dépasser le montant des nouveaux biens de capitaux).
Selon la doctrine classique, l’autorégulation des marchés suppose que le taux
d’intérêt s’ajuste de lui-même de manière à ce que la production de biens capitaux
génère un revenu maximum. Selon Keynes, cette théorie serait obsolète et contredite
par les faits. Keynes ne cache pas ici sa préférence pour la proposition des
hétérodoxes – à savoir la modification de la répartition des richesses et de nos
habitudes afin d’augmenter notre propension à dépenser nos revenus en
consommation courante). Toutefois, il considère qu’elle ne constitue pas le seul
remède possible, l’autre solution consisterait à augmenter la production de biens
capitaux en réduisant le taux d’intérêt. Lorsque le taux d’intérêt aura diminué à un
niveau tel qu’aucune immobilisation de capital supplémentaire ne vaille la peine
d’être réalisée, alors des changements sociaux de grande ampleur pourront se mettre
en marche pour augmenter la consommation. Selon Keynes, on pourrait s’attendre à
ce qu’une plus grande égalité des revenus entraîne une hausse de l’emploi et une
augmentation du revenu global, cependant, le taux d’intérêt a été trop élevé pour
permettre de disposer de tout le stock de capital disponible. L’amélioration du bien
être repose ainsi sur une politique visant à rendre les biens capitaux abondants de
manière à ce que la rémunération tirée de leur possession soit la plus faible possible.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 55

En éliminant la rareté du capital et de ce fait, la rente du capitaliste oisif, il sera


possible d’accroître la part des revenus qui vont à ceux dont le bien être
augmenterait le plus s’ils pouvaient consommer davantage. C’est à ce prix, qu’il sera
possible « de transformer notre pauvreté actuelle en abondance possible » (1934, [2002, p.
222]).
Dans le chapitre 24 de la Théorie Générale, intitulé « Notes finales sur la philosophie
sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », Keynes reviendra sur le
manque d’équité et le caractère arbitraire de la répartition de la fortune et du revenu.
Il s’appuiera sur l’histoire britannique des faits économiques pour rappeler que la
taxation directe des revenus cédulaires, des revenus globaux et des successions a
permis de réaliser des progrès en matière de réduction des inégalités de fortune et de
revenus. Selon Keynes, certains souhaiteraient aller plus loin dans cette démarche,
cependant les craintes d’évasions fiscales et de baisse de l’épargne des classes riches
(le motif d’épargne serait à la base de la croissance du capital) tendraient à minorer
ces propositions. La thèse proposée dans la Théorie Générale va à l’encontre de ces
présuppositions. D’une part, elle souligne que tant que le plein emploi n’est pas
établi, une faible propension à consommer n’augmente pas la croissance du capital,
mais au contraire le ralentit. C’est seulement dans une situation de plein emploi
qu’elle lui est favorable. D’autre part, elle s’appuie sur le fait que la situation tendrait
à montrer que l’épargne est plus que suffisante et qu’une redistribution du revenu
permettant d’augmenter la propension à consommer pourrait libérer la croissance du
capital. Enfin, elle rappelle que si le gouvernement destine les recettes issues des
droits de succession au financement des dépenses ordinaires, il sera possible
d’alléger les impôts qui frappent le revenu, d’entrainer une augmentation des
propensions à consommer de la collectivité, et finalement de stimuler l’incitation à
investir. Ainsi, disparaitrait l’une des grandes justifications des inégalités de fortune,
à savoir le financement de la croissance du capital par l’épargne des classes aisées.
Ceci étant, Keynes ne revendique pas une disparition totale des inégalités. Dans les
conséquences économiques de la paix (1919), il plaide même en faveur d’une
concentration de la richesse entre un petit nombre de mains, de manière à dégager
une épargne substantielle pour permettre l’accumulation du capital, le
développement économique et l’enrichissement général (Herland, 1998). Dans la
Théorie Générale, ce sont des raisons sociales et psychologiques qui vont légitimer
l’existence des inégalités (Elliot, Clark, 1987). Toutefois, ces dernières ne devaient pas
être disproportionnées, comme c’était le cas en Grande Bretagne au lendemain de la
crise de 1929. Keynes avançait plusieurs raisons justifiant ces inégalités. D’une part, il
existait des activités humaines utiles qui nécessitaient « l’aiguillon du lucre et le cadre
de la propriété privée » pour se développer (1936, [1969, p. 366]). D’autre part, la
possibilité de gagner de l’argent (au jeu) et de se constituer facilement une fortune
pouvait canaliser certains penchants dangereux de la nature humaine (voire les
rendre inoffensifs). Faute d’être satisfaits, ces penchants pourraient trouver une issue
56 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

dans la cruauté, dans la poursuite effrénée du pouvoir personnel et de l’autorité : « Il


vaut mieux que l’homme exerce son despotisme sur son compte en banque plutôt que ses
concitoyens » (1936, [1969, p. 368]).
Pour finir, Keynes mobilisera une nouvelle fois sa théorie du taux de l’intérêt pour
souligner qu’elle constitue bien une réponse au chômage de masse, à la
paupérisation des travailleurs et à l’avenir des inégalités. On retrouve l’argument
selon lequel le montant de l’épargne étant déterminé par le flux d’investissement (I =
S), ce dernier ne pouvant augmenter que sous l’action d’une baisse du taux d’intérêt.
Dès lors, la politique économique la plus efficace consisterait à diminuer le taux
d’intérêt de manière par rapport à la courbe d’efficacité marginale de manière à ce
que le plein emploi soit réalisé. Le revenu tiré des biens de capital ne servirait ainsi
qu’à couvrir le coût de l’usure et à compenser le risque pris par l’entrepreneur (c’est
ce qui récompense son habileté de jugement). Selon Keynes, cet état des affaires serait
compatible avec une certaine dose d’individualisme, cependant elle entrainerait ni
plus ni moins « l’euthanasie du rentier » et « la disparition progressive du pouvoir oppressif
additionnel qu’a le capitaliste [oisif] d’exploiter la valeur conférée au capital par sa rareté »
(1936, [1969, p. 369]). Ces disparitions n’entraineront aucun bouleversement du
système économique, elles sont le résultat d’une lente et progressive évolution qui
poursuit son chemin en Grande Bretagne. L’Etat pourra ainsi exercer une influence
directrice, via sa politique fiscale, la détermination du taux de l’intérêt et par d’autres
moyens (création d’un contrôle central sur certaines activités confiées à l’initiative
privée, coopération publique – privée), sur l’ajustement de la propension à
consommer avec la décision d’investir. Selon Keynes, cet élargissement des fonctions
de l’Etat ne suppose par la disparition du Système de Manchester et de
l’individualisme économique, bien au contraire, il indique « quelle sorte
d’environnement le libre jeu des forces économiques exige pour que les possibilités de la
production puissent être tous réalisés » (1936, [1969, p. 372]), constitue le seul moyen
« d’éviter une complète destruction des institutions économiques actuelles » et la « condition
d’un fructueux exercice de l’initiative individuelle » (1936, [1969, p. 372]).

Maurice Allais, de la planification concurrentielle à la justice sociale

Maurice Allais avait coutume de le rappeler, mais sa vocation d’économiste, il la doit


à la réalité économique à laquelle il a été confrontée dans les premières années de sa
vie (voyage aux Etats Unis en 1933), tout particulièrement « le caractère intellectuel
choquant et socialement dramatique de la Grande Dépression » (Allais, 2001, p. 332) et les
émeutes sociales de 1936 (échec de la politique du Front Populaire en France). Par
ailleurs, il a été l’ardent défenseur des thèses et de la méthodologie (observation des
faits) de Vilfredo Pareto. Roger Dehem (1966, p.1) dans sa préface au Manuel
d’économie politique de Pareto, rappelle que « c’est à Maurice Allais que revient le grand
mérite d’avoir opéré une percée parétienne dans la pensée française contemporaine ». Bien
que Maurice Allais ait été récompensé par le Prix Nobel (1988) pour ses contributions
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 57

« to the theory of markets and efficient utilization of resources », les questions relatives aux
inégalités et à la pauvreté sont régulièrement présentes dans ses œuvres. Nous avons
choisi d’en rendre compte en revenant sur trois thèmes récurrents : la planification
concurrentielle, la question européenne, la justice sociale

La planification concurrentielle et la question de la répartition

Rédigé au lendemain de la seconde Guerre mondiale, Abondance ou Misère (1946),


constitue un ouvrage de référence pour Maurice Allais. Par cet ouvrage, Allais
entendait s’attaquer à la doctrine du planisme autoritaire, c'est-à-dire à « toute
doctrine qui tend à faire diriger toutes les opérations économiques par une autorité centrale »
(1946, note 2, p. 7) tout en réaffirmant les vertus et les principes du libéralisme
économique. Si Maurice Allais n’a jamais été séduit par les vertus supposées du
planisme central, à savoir la main mise de l’homme sur les forces de la nature, il
avouera dans les premières pages d’Abondance ou Misère (1946a) qu’il a longtemps
pensé que dans une économie de transition (en l’occurrence le passage de l’état de
guerre à l’état de paix), la liberté économique était difficilement applicable. C’est
cette réflexion, du reste, qui l’amènera d’une part, à dissocier le régime concurrentiel
du régime du laisser-faire manchestérien afin de souligner les erreurs dans lesquelles
sont tombées beaucoup d’économistes, et d’autre part « à montrer que la thèse de la
nécessité en régime de pénurie d’un planisme central… n’a en aucune façon le caractère de
vérité scientifique qu’on lui prête » (1946a, p. 10). Cherchant à dépasser l’opposition
systématique entre les partisans de l’organisation libérale et ceux de la planification
centralisée, Maurice Allais (1947a, p. 1) considérait que le planisme concurrentiel
conjuguait à la fois « les avantages fondamentaux d’une économie de marché et ceux d’une
action consciente de l’Etat suivant un Plan en vue de la réalisation d’une économie à la fois
plus efficace et plus juste ».
- Le laisser-fairisme, rappelle Maurice Allais, a « conduit les libéraux à la conception
d’un monde imaginaire de concurrence parfaite, dans lequel les problèmes posés par la
production, la répartition et l’adaptation de la production à la répartition se trouvaient
résolus » (1945b, p. 13). Leur erreur fondamentale fût ainsi de croire que cette image
théorique était la représentation d’un ordre, auquel le régime existant était
approximativement et suffisamment conforme. Sur le plan pratique, le laisser-
fairisme n’a jamais pu résoudre les cinq problèmes fondamentaux que sont
l’organisation de la production ; la répartition des revenus ; la promotion sociale des
meilleurs ; la réalisation d’un ordre international à la fois efficace et équitable ;
l’adaptation les uns aux autres des différents secteurs de l’économie. Dans le
domaine de la répartition, le laisser-fairisme aurait confondu optimum de gestion
avec optimum de répartition. Certaines situations économiques (existence de
monopoles, non prise en compte du problème du chômage, dégradation des
conditions de travail par l’exploitation de l’homme par l’homme, présence de profits
immoraux provenant de l’inflation) ont des conséquences sociales catastrophiques,
58 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

lesquelles déconsidèrent l’idée même d’intérêt personnel. Dans le domaine de la


promotion sociale, le laisser-fairisme aurait engendré une lutte entre les différentes
classes sociales et la prédominance des élites industrielles et des affaires (au
détriment des élites spirituelles de l’art et de la culture) en donnant la priorité aux
besoins économiques. Si l’efficacité économique implique bien une économie de libre
concurrence, la dimension économique ne serait qu’un des aspects de l’activité
humaine. D’autres valeurs, tout aussi importantes, doivent être prises en
considération.
- La doctrine totalitaire a de son côté toujours attribué les maux dont souffre
l’humanité au régime concurrentiel. Maurice Allais (1945b) associe la naissance du
planisme à la débâcle du libéralisme lors de la crise de 1929. Rejetant l’organisation
économique basée sur le principe de concurrence, les totalitaristes ont préconisé
l’emploi d’une direction centralisée à toute l’économie. Dans le domaine de la
répartition, la planification centrale n’a jamais réussi à réaliser une équi-répartition
des revenus. Seuls certains ont pu s’assurer des revenus anormaux et bénéficier
d’activités fructueuses : « il ne saurait en être autrement dans un système où, d’une part,
les activités clandestines offrent des possibilités de gain extraordinairement élevées et où,
d’autre part, les traitements et salaires sont fixés d’une manière bureaucratique et
monopolistique, au hasard des contingences politiques, indépendamment de toute référence à
la rareté et à l’utilité véritables des services rendus » (1946a, p. 25). Dans le domaine de la
promotion sociale, le planisme central a substitué le jeu des intrigues politiques à
celui du mérite, détruisant du même coup, la stabilité et le dynamisme de la société.
Face aux errements du laisser-fairisme et du totalitarisme, Maurice Allais
propose une troisième voie, celle de la planification concurrentielle. D’un point de
vue idéologique, la planification concurrentielle consiste à concilier et à harmoniser
les aspirations du libéralisme et du socialisme (Allais, 1949c). Elle se confond ainsi
avec une autre dénomination, le « socialisme concurrentiel » (Allais, 1947e) et la
promotion des élites de gauche : « Nous sommes convaincus que l’idée concurrentielle a
un immense avenir, mais notre conviction, chaque jour plus grande, est que seuls peuvent
réussir à la mettre efficacement en œuvre les hommes dont les aspirations sociales sont dans
leurs fondements mêmes celles des partis de gauche » (1949c, p. 7). D’un point de vue
pratique, la planification concurrentielle doit conjuguer à la fois « l’action des
mécanismes régulateurs indispensables à la maximisation du rendement social, réalisée par le
jeu de la loi de l’offre et la demande dans le cadre d’une économie de marché, et une
intervention systématique de l’Etat en vue de fins jugées rationnellement désirables, donc une
action méthodique suivant un cadre général déterminé » (1950b, p. 28).

La question européenne

Depuis ses tous premiers travaux, Maurice Allais a manifesté un profond


engagement dans la construction européenne. Dans une note rédigée le 15 septembre
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 59

1948 et intitulée La révolution européenne reste à faire, il s’indignait déjà devant les
prudences ‘débilitantes’, les conservatismes ‘apeurés’ et les nationalismes
‘particularistes’ : « On parle bien de l’Europe unie, mais les désirs restent prudemment sur
le plan verbal : on ne veut pas voir les réalités en face, on escamote les véritables problèmes, on
se refuse à envisager les seules mesures qui peuvent faire de l’idée européenne autre chose
qu’un attrape-nigaud : l’abandon immédiat de certains droits souverains et la constitution
d’un gouvernement supra-national européen » (1948a, p. 4). La solution efficace aux
problèmes économiques et sociaux de l’Europe doit passer par une fédération
européenne. Maurice Allais (1949a) n’hésitera pas à présenter un projet de Manifeste
économique et social pour les Etats-Unis d’Europe dans lequel il évoque certains grands
principes (art 18. répartition des revenus, art 19. promotion sociale).
L’Europe doit fonctionner selon un principe scientifique : celui de la démocratie
économique. Cette dernière désigne « un système où se trouve réalisée la répartition la
plus égale possible des revenus parmi toutes celles qui ne compromettent pas la maximisation
du revenu moyen réel, c'est-à-dire qui assurent la maximisation du rendement social »
(1947c, p. 2). La réalisation de la démocratie économique suppose la réalisation d’une
double condition : d’une part la maximisation du revenu réel moyen et d’autre part,
la réalisation d’une répartition la plus égale possible. Cette approche repose sur deux
résultats importants. 1° La théorie démontre (Allais, 1943) que le revenu moyen réel
est maximum dans le cadre d’une économie de marché à base de prix où s’affrontent
suivant le principe concurrentiel les offres et les demandes d’entreprises gérées de
manière autonome et libre. Un résultat qui s’applique tout aussi bien à une économie
privée qu’à une économie collective des moyens de production. 2° La répartition la
plus égale possible des revenus suppose la suppression de tout revenu qui ne soit
pas en relation directe avec un effort fourni ou un service rendu. Il s’agit de
supprimer les profits inflationnistes des monopoles et l’appropriation collective des
rentes de rareté (notamment les rentes foncières et les intérêts purs des capitaux).
La question sociale, notamment celle de la répartition des revenus et de la justice
sociale, tient une place importante, même dans la constitution du Grand Marché
Commun. Maurice Allais l’évoquera à la fois dans la libéralisation générale de
l’économie ; la recherche d’une synthèse de la ‘technique d’action’ du libéralisme et
des idéaux du socialisme.
- Dans le cadre de la libéralisation générale de l’économie, Maurice Allais était
conscient que l’Union de l’Europe poserait de nombreux problèmes sociaux et que
« l’on ne pouvait se confier sans réserve à l’application des mécanismes du marché par un
abaissement brutal et automatique des barrières douanières » (1960a, p. 147). Il fallait donc
prévoir la possibilité de réduire l’allure de la réalisation de l’Union économique par
un fléchissement éventuel du taux de libéralisation des échanges. Maurice Allais
60 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

proposera de fixer ce taux en fonction du volume du chômage technologique51


observé dans les différents pays (chacun d’eux ayant naturellement la possibilité
d’adopter un taux plus ou moins élevé) et d’accompagner cette transformation
‘douloureuse’ de l’Europe par des mesures adéquates : allocations chômage
suffisantes, rééducation professionnelle des chômeurs avec pleins salaires, primes
pour faciliter les changements de profession et de résidence, indemnités
substantielles de licenciement (Allais, 1949e, 1960a). La libéralisation des hommes ne
devait être entreprise qu’une fois que les effets de la libéralisation des mouvements
de marchandises et de capitaux seraient pleinement ressentis. Maurice Allais (1950c,
1953g) ajoutera qu’il sera difficile d’envisager une mobilité des personnes en Europe
tant qu’une politique commune d’immigration, de naturalisation et d’asile politique
n’aura pas été définie. Ainsi la question de l’immigration en provenance des Pays de
l’Est, des ex-Républiques soviétiques, de l’Afrique noire et des pays du Sud-est
asiatique « dominera tout l’avenir prévisible » de l’Europe (1994, p. 27). Au final, le
passage à l’Union Economique et au Marché Commun devait être progressif, « il ne
faut pas libérer trop rapidement les mouvements des différents facteurs de production, il faut
les libérer suffisamment vite pour qu’une pression continuelle puisse s’exercer efficacement
sur les différents agents économiques » (1960a, p. 123).
- La nécessité d’une synthèse entre le libéralisme et le socialisme repose sur un fait
important : les aspirations sociales des citoyens européens doivent prendre place
dans une économie de marché à base de liberté économique et de prix concurrentiels.
Plus précisément, il s’agira de planifier les structures dans laquelle joue l’économie
de marché de manière à atteindre dans le cadre d’une telle économie les objectifs
fondamentaux de la justice sociale. Une Europe libérale, mais aux mains des forces
sociales. Les socialistes doivent s’efforcer de réformer la société de manière à réaliser
les fins auxquelles ils aspirent mais sans détruire, ni remettre en cause les
mécanismes de l’économie décentralisée de marché et de propriété privée : « Les fins
du socialisme sont la libération maximum de l’individu de la contrainte des hommes et des
choses, la suppression des injustices sociales, l’appropriation collective des revenus non
gagnés, la suppression de toute division de classe, la promotion sociale des meilleurs et
l’établissement d’un ordre international pacifique » (1960a, p. 321).

La justice sociale

Si l’économie de marché est généralement associée au mécanisme d’allocation


optimale des ressources, on peut regretter qu’elle soit souvent accompagnée
d’inégalités à la fois économiques et sociales. Dans le même temps, on peut déplorer
que le simple fait de réduire les inégalités puisse engendrer une détérioration des
performances économiques. Comme la plupart des économistes (J.S Mill, L. Walras,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
51 On peut lire dès 1949, les lignes suivantes : « il est probable qu’une libéralisation entraînera un chômage
nettement plus élevé que le chômage technologique normal observé dans le passé. Un doublement de ce chômage
technologique nous paraît assez vraisemblable » (Allais, 1949g, p. 689).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 61

V. Pareto, J.M Keynes, F. Hayek, P.A Samuelson…) qui l’ont précédés, Maurice Allais
(1946, 1947, 1960, 1966, 1977, 1979, 1990…) s’est penché sur la question des inégalités
et plus précisément sur le conflit manifeste entre efficacité et éthique : « la mise en
œuvre d’une économie efficace pose de très nombreux problèmes d’ordre éthique relativement
à la distribution des revenus. Le système d’incitation à l’efficacité utilisé peut très bien être
considéré, au moins par certains, comme n’aboutissant pas à une distribution des revenus
éthiquement acceptable. La répartition des surplus réalisés entre les opérateurs intéressés,
l’égalisation de l’offre et de la demande par le prix, c'est-à-dire le rationnement par les prix
d’une demande pratiquement illimitée face à des ressources rares, ne sont éthiquement
acceptables que si la répartition des revenus, à laquelle on aboutit finalement peut être
considérée comme correcte » (1967, p. 112). La conciliation de ces deux notions est
difficile, cependant efficacité économique et répartition juste des revenus sont
indissociables dans l’organisation de toute société. Maurice Allais abordera cette
question en présentant, d’une part, les conditions sociales d’une société libre, et
d’autre part, l’architecture des réformes à mettre en place.
- La société libre implique un certain nombre de principes sociaux : (i) L’élimination
de la misère et de l’insécurité implique le maintien et le développement d’un système
étendu de sécurité sociale. Maurice Allais accordera une importance toute spéciale au
risque de chômage conjoncturel ou technologique : « Il ne peut y avoir de Société Libre
là où le travailleur ne dispose pas de ressources suffisantes en cas de chômage, là où il ne peut
pas recevoir une formation professionnelle nouvelle et là où il ne peut disposer des fonds
nécessaires pour changer le lieu de son travail s’il s’y trouve obligé » (1960b, p. 35). (ii) Une
juste répartition des revenus impose la suppression des profits inflationnistes (la
stabilité monétaire est un gage de sécurité de l’épargne et des fruits du travail) et des
profits de monopole. (iii) La promotion sociale (l’accession constante de tous les
individus aux fonctions dont ils sont le plus capables), la formation des élites
(impliquant la disparition de toute situation de classe) et l’association du travailleur
à la vie de l’entreprise (modalités d’exécution du travail et développement de sa
personnalité) constituent des conditions essentielles d’une Société Libre.
Ces principes étant posés, Maurice Allais reviendra sur le conflit manifeste entre
éthique et efficacité économique. Il note à ce sujet que la supériorité d’une société ne
peut se réduire au concept d’efficacité économique, l’origine et la distribution des
revenus étant également des conditions essentielles au bien être d’une société. Si
efficacité et répartition des revenus constituent deux postulats indissociables,
« l’arbitrage dépend manifestement de la question de savoir si une société admettant une
certaine inégalité de revenus progressera plus rapidement ou non qu’une société admettant
une moindre égalité » (1967, p. 79). A ce niveau de l’analyse, Maurice Allais entend
préciser trois points importants :
(i) Si l’on souhaite favoriser certains agents aux dépens des autres ou compenser les
désavantages qui peuvent résulter pour certains groupes du mode d’organisation
économique de la société, la méthode la plus avantageuse consiste à modifier
62 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

directement les modalités de répartition des services consommables, sans toucher


aux principes fondamentaux du fonctionnement d’une économie de marchés.
Maurice Allais illustrera ce point en s’appuyant sur le calcul économique à partir
d’un exemple tiré du modèle français : « Pour améliorer la situation des pauvres, on
propose souvent de vendre les produits qu’ils achètent à des prix inférieurs à leurs coûts de
production, de manière à augmenter leurs revenus réels. A cette fin, il est suggéré de
nationaliser ou de subventionner les entreprises privées qui assurent la production de ces
produits. Il est facile de voir qu’une telle politique ne pourrait que compromettre la
maximisation de l’efficacité. En effet, le coût marginal d’une marchandise subventionnée
serait plus élevé pour la collectivité que sa valeur marginale pour le consommateur, riche ou
pauvre » (1967, p. 111).
(ii) Si sur le plan théorique, il est toujours possible de définir une situation d’efficacité
maximum correspondant à une distribution donnée des revenus, sur le plan
empirique (c'est-à-dire dans le cadre du fonctionnement d’une économie de marchés
qui se fonde sur l’appropriation privée des surplus), il peut être extrêmement difficile
de réaliser des transferts de revenus neutres (ne compromettant pas le
fonctionnement correct de l’économie) propices à la redistribution et au financement
des besoins collectifs.
(iii) Enfin, la revendication de l’égalité (postulat d’une nécessaire égalité de tous les
hommes), serait trop souvent confondue avec l’idée de justice sociale. Selon Maurice
Allais, elle se réduirait à « une mythologie irréalisable » et serait « finalement nocive pour
tous » (1991, p. 29). Les capacités des individus et les services rendus étant différents,
il est difficile de rejeter certains faits tels que l’existence d’une structure de classes, le
principe de sélection (l’égalité des chances en dépend), la promotion des élites52 :
« Les élites ont joué un rôle considérable dans l’histoire des civilisations. Toutes les sociétés
dont les élites ont pu pleinement s’épanouir ont connu des périodes d’essor rapide dans tous
les domaines » (Allais, 1974, p. 286). La suppression de toute inégalité (Allais, 1946b)
devient ainsi un objectif déraisonnable (« On oublie généralement que le sort des plus
défavorisés dépend en première analyse des conditions de travail et de créativité faites aux
élites dans tous les secteurs de la société. Toute politique démagogique égalitaire ne peut en
réalité que conduire à terme à l’aggravation du sort des plus défavorisés », 1991, p. 81) et
impossible à réaliser (« Quelle que soit l’organisation sociale, l’inégalité est sans doute
inéliminable. Elle l’est en raison de l’inégale hérédité biologique, elle l’est en raison de
l’inégale influence du milieu, et elle l’est enfin parce toute forme de vie en société nécessite
l’application d’un certain système d’incitations dont l’influence est inévitablement inégale »,
1991, p. 183).

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
52 Maurice Allais s’inscrit dans les pas de Vilfredo Pareto tout en revendiquant une certaine
différence : « Cette théorie que Pareto a été le premier à systématiser, peut se généraliser, et on peut l’exposer
très schématiquement ainsi qu’il suit, en complétant la théorie de Pareto dans ce qu’elle a d’incomplet,
notamment en ce qui concerne l’influence de l’hérédité biologique, et tout particulièrement le rôle du choix du
conjoint dans la sélection » (1974, p. 287).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 63

- Les réformes économiques, et plus précisément la réforme fiscale, constituent un


moyen de répondre au dilemme efficacité économique – inégalités. La fiscalité
introduit également le rôle de l’Etat (fonction de redistribution) dans la réduction des
inégalités. Si l’on considère que l’impôt est justifié (le fonctionnement de toute société
implique des coûts qui doivent être couverts par des ressources), ce qui est la
position de Maurice Allais (1979), ce dernier doit chercher à atteindre trois objectifs :
le financement des dépenses publiques, l’efficacité de l’économie et la réduction des
inégalités injustifiées. Pour ce faire, Maurice Allais proposera dans un premier temps
d’adopter une fiscalité en adéquation avec les valeurs (éthiques) que la société
prétend défendre ; puis dans un second temps de substituer un impôt sur le capital
aux impôts antiéconomiques et antisociaux assis sur les revenus.
(i) Maurice allais (1977, 1990) entend rappeler que la fiscalité d’une société humaniste
et progressiste doit obéir à un ensemble de principes généraux. Le principe
individualiste précise que la fiscalité ne doit pas avoir pour objectif de modifier les
choix individuels que feraient les citoyens pour satisfaire leurs besoins. L’une des
conséquences de ce principe est que l’impôt ne doit pas viser à procurer une égalité
des conditions mais bien une égalité des chances. Le principe de non discrimination
stipule que l’impôt doit être établi suivant des règles qui s’appliquent à tous. Cette
formule générale est reconnue dans toutes les sociétés démocratiques. Le principe
d’impersonnalité signifie que la perception de l’impôt doit respecter l’identité
humaine, les droits de l’homme et la vie privée. Maurice Allais ne voit qu’une
exception à ce principe, elle concerne les hommes politiques pour lesquels il
préconise une enquête permanente sur la fortune : « à l’exception de leur résidence
personnelle, cette fortune devrait d’ailleurs être investie uniquement en fonds d’Etat » (1977,
p. 38). Le principe de neutralité ne doit pas s’opposer à l’efficacité de l’économie, c'est-
à-dire modifier les choix des agents économiques. Le principe de légitimité insiste sur le
fait que les revenus provenant de services effectivement rendus à la société (revenus
du travail, revenus liés à la prise de risques…) doivent être considérés comme
légitimes et être exonérés d’impôts. La fiscalité doit donc frapper les revenus non
gagnés, ceux qui ne donnent pas lieu à un service rendu. Le principe d’exclusion de
toute double imposition précise que l’assiette de l’impôt doit être telle qu’un même
revenu ne soit pas taxé deux fois. Enfin, le principe de non arbitraire stipule que le
prélèvement de l’impôt doit reposer sur des principes simples, clairs et pertinents.
(ii) Ces principes généraux étant posés, Maurice Allais précisera que c’est l’impôt sur
le capital qui permet de concilier efficacité économique et éthique (Diemer,
Guillemin, 2010). Le principe de l’impôt sur le capital apparaît pour la première fois
dans le troisième chapitre d’Abondance ou Misère (1946), consacré aux propositions
concrètes pour un retour à l’efficacité économique dans le cadre d’une répartition acceptable.
L’impôt sur le capital est présenté comme l’une des modalités d’un retour à un
marché concurrentiel libre : «Remplacer l’impôt sur les bénéfices industriels et
commerciaux par un impôt annuel uniforme sur tous les capitaux (actions, obligations,
64 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

capitaux fonciers, industriels et commerciaux, fonds d’Etat), d’une valeur égale à la hausse du
taux d’intérêt du marché, et cela indépendamment des revenus effectifs des capitaux » (1946,
p. 45-46). Il faudra attendre 1977 et l’ouvrage l’impôt sur le capital et la réforme, pour
qu’un vaste projet de réforme fiscale soit proposé aux douze pays membres de la
Communauté européenne.
Maurice Allais y présente une fiscalité tripolaire, composée d’une taxe sur le capital
(de l’ordre de 2% par an) assise sur les seuls biens physiques (le produit de cet impôt
est estimé à 8% du revenu national) ; de l’attribution à l’Etat de tous les profits
provenant de la création de nouveaux moyens de paiement par le mécanisme de
crédit (évaluée à 4.4% du revenu national) et d’une taxe générale sur la valeur des
biens de consommation (soit 16.9% du revenu national). Les avantages d’une telle
réforme seront successivement évoqués (Montbrial, 1987). Tout d’abord, l’impôt sur
le capital est plus juste. Alors que l’impôt sur le revenu frappe indistinctement et
aveuglément toutes les catégories de revenus, l’impôt sur le capital porte seulement
sur les rentes foncières et les intérêts purs, c'est-à-dire les revenus non gagnés. Par
cette réforme, les revenus du travail associés à de réelles capacités et aptitudes, la
rémunération des entrepreneurs liée à la prise de risques et les revenus des retraités
ne seraient plus imposés. Ensuite, le principe de l’égalité devant l’impôt étant rétabli,
les entreprises inefficaces et mal gérées n’échapperaient pas à l’impôt sur le capital ;
les impôts sur la fortune, sur les droits de succession et sur les plus values, tous trois
déraisonnables et antiéconomiques, n’auraient plus aucun intérêt. Enfin, l’impôt sur
le capital exercerait un « effet dynamique extrêmement puissant sur l’efficacité générale de
l’économie » (1979, p. 36). Du fait de la suppression parallèle, et pour un montant
correspondant, de la taxation des bénéfices industriels et commerciaux, et de
l’imposition progressive sur les revenus, l’incitation à investir augmenterait
considérablement. En effet, le revenu net actualisé, résultant de la différence entre les
coûts (en baisse) et les recettes attendues (identiques) augmenterait
considérablement. Les entreprises seraient même incités, et ce malgré l’impôt sur le
capital, à procéder à nouveaux investissements financés par emprunts obligataires (la
marge entre le taux d’intérêt et le taux de rentabilité espéré augmentant, les
entreprises pourraient même accepter de prendre des risques plus importants).
La réforme de la fiscalité ne constitue cependant qu’un des trois éléments d’une
réforme plus vaste, les deux autres étant constituées par une réforme du crédit
rendant impossible la création ex-nihilo des moyens de paiement par les banques et
par une réforme de la législation sur l’indexation prévoyant une indexation
généralisée de tous les engagements sur l’avenir.

Galbraith, de l’équilibre de la pauvreté à l’accommodation

Nous avons jusqu’ici centré nos propos sur la manière de penser les inégalités dans
la théorie économique. Les travaux de John Maynard Keynes mais également ceux de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 65

Maurice Allais sont assez symptomatiques des débats présents dans la sphère des
économistes. Ces derniers condamnent tous la montée des inégalités tout en
acceptant leur existence. Les travaux de Galbraith s’écartent quelque peu de ce
consensus. La pauvreté, qu’elle soit relative (frappant une minorité) ou absolue
(frappant tout le monde), se trouve progressivement érigée en théorie afin de tordre
le coup aux idées reçues. D’une certaine manière, les inégalités et la pauvreté dans les
pays riches prennent une consonance différente lorsqu‘elles sont comparées à celles
des pays pauvres.
Galbraith rappelle que la notion de pauvreté est souvent associée à des
qualificatifs : un pays serait ainsi « naturellement pauvre » (c’est à dire peu doté en
richesses naturelles et en capital), un pays pauvre serait un « pays exploité » (la
pauvreté persisterait car les détenteurs de propriété s’accaparent de toute la
richesse), un pays pauvre serait un pays parce qu’il n’est pas capable d’appliquer les
préceptes économiques (les bienfaits de la libre concurrence, de la libre entreprise, les
lois du marché). Très souvent, l’analyse de la pauvreté inverse les causes et les
conséquences. C’est le cas lorsque l’on considère qu’un pays pauvre est un pays qui
manque de capitaux pour se développer. Une telle conclusion omet de souligner que
l’épargne nécessaire à l’investissement, n’apparaît que lorsque les besoins de
consommation ont été tous assouvis. Si les revenus partent exclusivement dans la
consommation, il n’y a pas d’épargne, et donc pas d’investissement.
Par ailleurs, notre manière de conduire les affaires et de faire de la politique diffère
considérablement selon que l’on se situe dans les conditions de la pauvreté ou de
l’abondance : « les gens qui disposent de la richesse et des moyens d’expression qui
l’accompagnent ont un recours contre l’Etat, ils peuvent se faire entendre pour condamner tel
comportement politique qu’ils réprouvent et obtenir la révocation du coupable » (1980, p. 25).
Les droits et les devoirs des individus sont pris en considération. A l’opposé, les
pauvres dans les pays pauvres sont loin d’avoir la même écoute, « la pauvreté rend la
subsistance quotidienne infiniment plus lourde à assurer » (ibid).
Dans certains cas, les causes sont presque inavouables ou renvoient à des
explications ethnologiques, climatiques, géographiques ou colonialistes. Les
différents discours prennent les traits suivants : (i) les anglais seraient plus
industrieux que les irlandais, les allemands que les français…. (ii) à l’intérieur des
pays riches, on enregistre une tendance à la baisse des revenus et de la richesse
lorsque on se déplace du Nord vers le Sud (« Ce fût longtemps un lieu commun que de
mentionner dans la conversation la faiblesse des revenus dans le Sud de Etats Unis, le Sud de
l’Espagne, le Sud de l’Italie, le Sud de l’Inde, ou le Nord du Brésil » (1980, p. 27). Galbraith
s’appuiera ici sur les travaux d’Huntington (Civilization and Climate, 1924) et
Markham (Climate and the Energy of Nations, 1942) afin d’évoquer la relation entre
66 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

l’évolution du climat et le niveau d’activité physique et mental53. (iii) Les pays riches
auraient délibérément maintenus les pays pauvres dans un état arriéré pour des
raisons d’intérêt commercial. Afin de donner une explication plus pertinente à cette
proposition, Galbraith renvoie ses lecteurs aux travaux de Raul Prebisch (Towards a
Dynamic Development Policy for Latin America, 1963) dans lesquels les pays pauvres
(producteurs de matières premières et de denrées agricoles) pâtissent des termes de
l’échange avec les pays riches.
Face à toutes ces explications de la pauvreté, Galbraith cherchera à déplacer le débat
sur les conditions de l’amélioration du bien être dans les pays riches et la
convergence vers un équilibre de la pauvreté dans les pays pauvres. Selon Galbraith,
cette tendance de fond ne se réduirait pas à une simple comparaison, dans les deux
cas, elle traduirait un phénomène sociologique, l’accommodation : « à la pensée du
mieux, dans l’un, à l’absence du tout espoir dans l‘autre » (1980, p. 59). Ainsi, lorsque l’on
analyse les perspectives d’un pays riche, on constate que la tendance normale est à
l’accroissement de sa production et de son revenu national. Comme les individus ont
l’assurance d’être payés de leurs efforts, ils chercheront à assouvir leurs besoins
(désirs) par le travail et à augmenter leur niveau de productivité (donc leurs
revenus). Les facteurs qui entraînent l’élévation du niveau de vie des pays riches ont
été mentionnés par des économistes tels qu’Adam Smith, David Ricardo, Robert
Malthus, Léon Walras, Vilfredo Pareto, Alfred Marshall, John Maynard Keynes,
Joseph Schumpeter… à savoir que la différence entre le revenu et la consommation
(cette dernière génère une épargne destinée à acheter du capital, l’investissement,
cette épargne se trouve automatiquement valorisée du fait qu’elle est protégée des
tentations de la consommation personnelle), l’usage d’une technologie (le progrès est
au cœur de nos sociétés et des théories de la croissance, il s’oppose à la loi des
rendements décroissants, plus qu’un résidu, il devient normal), un système politique
et social qui incite les individus à rechercher l’amélioration de leur bien être, un
système économique régulé par le marché. L’élévation du niveau de vie a fait que
très vite, la croissance démographique cessa d’être un problème économique majeur,
et les pays riches firent en sorte que l’amélioration du bien être ne marqua pas le pas
(Keynes fit intervenir l’Etat pour maintenir la demande globale à un niveau assurant
le plein emploi). Devant de telles perspectives, il est facile de comprendre que la
recherche du bien être et les mécanismes d’incitations (motivations) présents dans les
pays riches, furent largement transposés dans les pays pauvres. Pour Galbraith, « Ce
fût une erreur tragique » (1980, p. 62). En effet, dans un pays pauvre, la tendance, c’est
la convergence vers un équilibre de la pauvreté. Toute hausse du revenu déclenche
automatiquement des forces de rappel (hausse de la démographie, augmentation des
dépenses personnelles et ostentatoires, loi des rendements décroissants) qui

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
53 « La nation qui a dirigé le monde, qui le dirige encore et continuera à le diriger est celle dont le climat, à
l’intérieur comme à l’extérieur des maisons, est le plus proche de l’idéal » (Markham, 1942, p. 24, cité par
Galbraith, 1980, p. 29).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 67

annihilent toute amélioration du niveau de vie (absence d’épargne) et ramènent les


individus au niveau antérieur de privation. Cette tendance a pour conséquence
d’affecter la motivation et d’amener les populations à abandonner toute forme de
lutte : « La pauvreté d’un pays pauvre refuse aux gens qu’elle frappe les moyens de s’en
affranchir. Et lorsque ceux-ci se présentent, la structure de la pauvreté met en jeu les forces
sociales et biologiques qui la perpétuent et font avorter le progrès » (1980, p. 70). Une telle
situation persiste car peu d’occasions s’offrent aux individus d’échapper à une
existence proche du niveau minimum de subsistance. Lorsqu’une opportunité se
présente, des forces contraires se déclenchent et rétablissent la situation antérieure.
Galbraith illustrera cette première caractéristique de la pauvreté de masse par la
situation des personnes vivant à la campagne ou issu du monde rural : « Aux Etats
Unis comme ailleurs, on ne se rend pas toujours compte à quel point vivre à la campagne dans
une cabane rudimentaire, réduit au minimum élémentaire pour la nourriture et le vêtement,
presque sans aucune chance de s’instruire et de se faire soigner et en butte à une
discrimination sociale rigide peut être pire que de vivre dans n’importe quel ghetto urbain »
(1980, p. 63). Cette pauvreté circulaire tend à souligner que le minimum de
subsistance ne permet pas l’épargne, et qu’en l’absence d’épargne, il n’y a pas
d’investissement en capital, pas d’amélioration de la technologie, donc pas
d’élévation du revenu.
L’accommodation propose ainsi une approche des inégalités et de la pauvreté,
tenant compte des spécificités des pays riches et des pays pauvres. Elle souligne
d’une part, que les individus d’un pays riche compte sur une évolution de leur
revenu (que nous traduisons aujourd’hui par une hausse du pouvoir d’achat). Selon
Galbraith, ils auraient « accommodés leurs pensées et leurs prévisions » à cette situation
(1980, p. 73). L’effort consenti pour élever leur niveau de vie serait ainsi un fait
général, permanent et universel. Elle montre d’autre part, que les habitants d’un pays
pauvres tendent à converger inexorablement vers un équilibre de la pauvreté en
l’absence de toute aspiration et de tout effort pour y échapper. Ce comportement
humain peut être interprété comme un refus de lutter contre l’irrémédiable, une
tendance à préférer la résignation à l’espérance frustrée. Pour Galbraith, cette
réaction est tout à fait rationnelle : « Etant donné l’emprise formidable de l’équilibre de la
pauvreté sur la vie de ces gens, l’accommodation est la solution optimale. Si la pauvreté est
cruelle, la lutte perpétuelle et perpétuellement vaine pour y échapper le serait plus encore. Se
résigner à l’inévitable, au terme d’une expérience séculaire, est non seulement
compréhensive ; c’est aussi un trait de civilisation et d’intelligence » (1980, p. 74). Le
caractère rationnel de l’accommodation renverrait même à certains enseignements
religieux (le christianisme œuvre dans l’Humilité, l’hindouisme invite à l’acceptation,
voire la résignation). Elle traduit par ailleurs une sorte d’incompréhension entre les
riches et les pauvres, les premiers regardent les seconds avec mépris : les pauvres
s’accommoderaient leur pauvreté et ne mériteraient nulle sympathie. Ils méritent
leur sort car ils ne cherchent pas à améliorer leur situation. Elle explique enfin,
68 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

pourquoi des efforts destinés à soulager la misère et la pauvreté, avaient avorté,


frustrant du même coup les espoirs qu’ils avaient fait naître.
Si la convergence vers un équilibre (circulaire) de la pauvreté semble inéluctable, une
lueur d’espoir réside dans le caractère de l’accommodation. Celle-ci n’est jamais
totale, il existe toujours une minorité d’individus qui cherchent à s’affranchir de
‘leurs chaînes’. Et lorsque les possibilités d’affranchissement augmentent, le caractère
logique et rationnel de l’accommodation se fait moins pressant. Galbraith considère
ainsi que « chaque pays se situe sur un spectre qui va de la pauvreté générale de masse à la
relative abondance de masse. Et à mesure que chacun d’eux évolue de l’extrême pauvreté vers
la relative abondance, l’équilibre de la pauvreté relâche son emprise et cède la place à la
dynamique du progrès » (1980, p. 76). Bien entendu, cette situation reste instable,
l’accommodation ne disparaît pas, elle continue à persister auprès d’une certaine
couche de la population, rappelant aux autres, la fragilité de leur situation :
« L’Ontario rural ne différait de l’Inde rural que par le niveau plus élevé de bien être matériel
auquel se faisait l’accommodation et la proportion beaucoup plus importante d’individus qui
s’y refusaient, traduisant la beaucoup plus grande facilité de trouver une issue » (ibid).
La théorie de la pauvreté de masse de Galbraith offre ainsi une approche intéressante
et pertinente des phénomènes d’inégalités et de pauvreté. Les traits dominants de la
pauvreté – équilibre ‘circulaire’ de la pauvreté, mécanisme d’accommodation,
présence d’une minorité contestataire – permettent de donner une explication globale
du phénomène. Selon Galbraith, le nombre d’individus qui refusent
l’accommodation et qui ne s’inscrivent pas dans le processus d’équilibre de la
pauvreté, constitue la principale distinction entre les pays riches et les pays pauvres.
Deux illustrations du principe d’accommodation seront présentées afin de souligner
cette distinction. Ainsi, les différences ethniques ont une certaine influence sur la
pauvreté et le bien être des pays pauvres. Galbraith note que lorsqu’un groupe
ethnique est en perpétuelle situation de pauvreté, il sera porté à l’accommodation de
l’équilibre de la pauvreté et sa résignation sera totale (l’auteur cite les provinces du
Bihar, du Bengale et de l’Orissa en Inde, pays qu’il connaît bien pour y avoir été
Ambassadeur des Etats-Unis). A l’opposé, une accommodation à des niveaux de vie
élevés dans les pays riches peut constituer un réel dynamisme économique.
Galbraith prendra ici l’exemple de l’Allemagne, notamment dans la période après
guerre. Il note que le redressement de l’Allemagne a été trop rapidement associé à la
réforme monétaire de Ludwig Erhard et au plan Marshall, minimisant ainsi
« l’arrivée, en pleine désolation, de millions d’hommes et de femmes déterminés à retrouver
leur mode de vie antérieur » (1980, p. 96).
Associer l’équilibre de la pauvreté et le mécanisme de l’accommodation à des
faits, permet de comprendre certains phénomènes qui ont longtemps échappé aux
économistes. Ces faits sont susceptibles d’expliquer les observations relatées dans
différents pays riches (notamment européens). Les populations de ces pays ont
appris à s’accommoder des différents niveaux de vie, des différents niveaux de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 69

pauvreté ou de prospérité. Selon Galbraith, « cette accommodation est un déterminant du


niveau de vie beaucoup plus important que les richesses naturelles, l’investissement extérieur
ou la différence entre développement capitaliste et socialiste » (1980, p. 97). Ce mécanisme
permet enfin de ne pas minimiser le rôle des minorités qui refusent l’accommodation
et qui recherchent une solution. La meilleure solution restant encore l’expatriation :
« On peut penser que la prospérité des Etats Unis de l’Ouest au cours de ce siècle et celle de
l’Allemagne de l’Ouest pendant les deux dernières décennies doivent beaucoup à l’importante
minorité de la population d’Europe orientale qui refusait de s’accommoder de la pauvreté et à
la solution qu’elle a apportée au problème. C’est là une question décisive » (1980, p. 98). La
lutte contre la pauvreté devient ainsi plus claire, deux axes interdépendants
consisteront (i) à combattre l’accommodation et à augmenter le nombre de personnes
soucieuses de sortir de l’équilibre de pauvreté ; (ii) à mettre en place les mesures
facilitant cette issue.

Conclusion
A la fin du XIXe siècle, la question des inégalités et de la pauvreté ne sera plus
automatiquement traitée sous l’angle de la production des richesses mais également
de la répartition des richesses. Grâce au recueil statistique et au développement des
séries temporelles, Pareto pourra partir de l’observation des faits et proposer une loi
empirique de répartition de la richesse, la loi de Pareto. Cette approche s’inscrit dans
l’ère de la mesure, elle se prolongera par la suite avec les travaux de Lorenz (1905) et
Gini (1910), et l’adoption d’un nouvel instrument de mesure des inégalités, l’indice
de concentration Lorenz-Gini. La crise de 1929 marque cependant un léger coup
d’arrêt à ces études. Elle amènera les économistes à proposer de nouvelles
représentations du monde, de manière à répondre au problème du chômage de
masse et du sous-emploi. Keynes (1936), Allais (1946) mais également Galbraith
(1961, 1980) ont cherché à aborder la question des inégalités et de la pauvreté, dans
leurs dimensions, sociale, économique et institutionnelle. La nature humaine, la
théorie des élites, le mécanisme de l’accommodation sont mobilisés pour rappeler
que le traitement des inégalités et de la pauvreté est un phénomène complexe qu’il
convient d’analyser en dehors des vérités préétablies. Ces approches nous semblent
très modernes, au sens où elles pourraient trouver un écho dans les études
concernant les phénomènes de revenu minimum (RSA, SMIC), de trappe à pauvreté,
de chômage de masse, de migrations des élites (en tant que groupe minoritaire qui
refuse la fatalité et la résignation, comme c’est le cas en Grèce ou en Espagne depuis
la crise des subprimes)…
70 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Références bibliographiques
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!
72 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Les inégalités vues par Rawls, Dworkin, Sen et


Cohen

Fabien TARRIT
Université de Reims Champagne-Ardenne, REGARDS-OMI

Du milieu du dix-neuvième siècle à la parution de Théorie de la justice en 1971,


l’utilitarisme fut le courant hégémonique en philosophie politique ; il constituait le
point de référence en la matière (Bentham, Mill, Sidgwick). Il définit la justice comme
l’utilité commune et repose sur l’énoncé général selon lequel l’objectif de toute
société est de produire le plus grand bonheur à ses membres. Il se présente comme
non métaphysique – le calcul de l’utilité repose précisément sur la vie humaine – et
universel – tous souhaitent détenir le bien fondamental, l’utilité. L’utilitarisme repose
sur l’énoncé apparemment consensuel selon lequel un comportement est moralement
juste lorsqu’il produit le plus grand bonheur des membres de la société. Pourtant,
utiles dans une structure sociale où l’égalité formelle des droits n’est pas garantie, les
principes utilitaristes constituent une entrave au progrès dans une société
démocratique bourgeoise. Ils impliquent une réticence au changement, en raison
d’une incertitude quant aux bénéfices résultant de l’adoption de nouvelles règles. Les
difficultés auxquelles est confronté l’utilitarisme sont également d’ordre
méthodologique et portent sur son caractère opératoire : fragilité des comparaisons
interpersonnelles d’utilité, hétérogénéité des préférences individuelles, absence de
cohérence entre utilité et justice. Rawls propose une théorie rivale, à travers deux
principes de justice, censés agir sur la structure de base de la société. Ainsi il inscrit
l’égalité, non pas comme un objectif, mais comme un point de référence au cœur des
problématiques normatives. Il existe alors plusieurs paradigmes en philosophie
politique, qui renvoient chacun à un mode de gestion particulier des inégalités, et les
principes suivants peuvent en résumer l’enjeu : à chacun selon ses droits
(libertarisme), à chacun selon son mérite (libéralisme rawlsien), à chacun selon ses
besoins (marxisme). Pour les libertariens, le droit à la propriété de soi est
déterminant, chacun est propriétaire de son corps et des produits de son corps, si
bien que tout prélèvement public est moralement indéfendable. La logique est celle
du droit naturel, et les inégalités sont celles de la nature, sur la logique ‘premier
arrivé premier servi’. Pour les marxistes, les rapports sociaux déterminent la
structure du pouvoir (mode de production) qui à son tour détermine le mode de
distribution des ressources. Ainsi la nature des inégalités dépend de la nature des
rapports sociaux, c’est pourquoi leurs travaux portent moins la gestion des inégalités
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 73

que les causes structurelles qui les génèrent. À l’inverse, le courant libéral s’intéresse
directement aux inégalités. Un contrat social entre individus est incarné par une
autorité légale qui applique un certain nombre de principes visant notamment à
gérer les inégalités. C’est pour cette raison que nous articulerons notre propos autour
de ce courant. Nous nous demanderons comment l’apparition de l’égalité au cœur
des problématiques de philosophie politique a bouleversé les débats en théorie de la
justice. Nous étudierons dans un premier temps comment la théorie de la justice, via
les travaux de Rawls, a imposé des principes de justice dans un contexte de
domination utilitariste. Cela nous permettra dans un deuxième temps comment il a
ainsi initié un débat autour de la notion d’égalité, et nous le confronterons à d’autres
interprétations dans ce cadre méthodologique, en particulier celles de Ronald
Dworkin et Amartya Sen. Enfin, nous discuterons, avec la contribution de G.A.
Cohen, du mode opératoire de la mise en œuvre de l’égalité et de l’objet sur lequel
s’appliquent ces principes de justice.

La réponse John Rawls à l’utilitarisme : des principes de justice


L’un des principaux aspects qui rend l’œuvre de Rawls novatrice est son intégration
de la moralité, jusqu’alors absente des débats. Il spécifie donc sa position en
attribuant des critères moraux au jugement. La parution en 1971 de Théorie de la
justice, dont l’objectif explicite était de proposer une théorie alternative à
l’utilitarisme, ouvrit une nouvelle ère dans les débats en philosophie politique
normative et en économie du bien-être, et son œuvre fut amenée à les surplomber. Il
est important de noter ici que le contenu de la théorie est loin d’être consensuel et il
n’est pas accepté par tous – il est au contraire relativement polémique ; en revanche il
s’est imposé comme la référence. Il s’agit ici de déterminer les éléments structurants
d’une organisation, qui soient le mieux à même de garantir cette priorité du juste.
C’est en partant d’une position originelle, conçue comme une situation hypothétique
représentant les conditions de production de la justice, qui s’applique à la structure
de base, que Rawls parvient à formuler des principes de justice.

Les conditions de production de la justice : une position originelle


dans la structure de base

Pour que la justice puisse s’appliquer, il est nécessaire d’en déterminer les conditions
de production, c’est-à-dire son objet, la structure de base, et la garantie que les agents
prennent leur décision en toute neutralité, d’où l’outil du voile d’ignorance.

La structure de base, objet de la justice

[L]’objet premier de la justice, c’est la structure de base de la société ou, plus exactement,
la façon dont les institutions sociales les plus importantes répartissent les droits et les
devoirs fondamentaux et déterminent la répartition des avantages tirés de la coopération
74 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

sociale. (Rawls, 1971, p. 33). En situant hypothétiquement les individus sous un


voile d’ignorance, il les amène à prendre des décisions au sein d’une
configuration que Rawls nomme ‘structure de base’. D’une part, la structure de
base est considérée comme un lieu de coopération et non de compétition. D’autre
part, elle doit avoir pour fonction de minimiser les différences liées à la nature,
c’est-à-dire la chance brute. Une société n’est pas pour Rawls une société
égalitaire, mais c’est une société équitable, dans laquelle toutes les positions sont
accessibles, dans laquelle les avantages profitent à tous. Pour Rawls l’objectif
d’une théorie de la justice est de fixer les principes de justice pouvant constituer le
fondement d’une organisation sociale ; ils s’appliquent à une structure de base.
Notons qu’une forme sociale appliquant les principes élémentaires de la théorie
de Rawls correspondrait à une société démocratique bourgeoise pratiquant une
politique redistributive relativement généreuse, avec des libertés civiques égales
pour tous : « Tout d’abord, je suppose que la structure de base est régie par une
constitution juste qui garantit les libertés civiques égales pour tous… La liberté de
conscience et la liberté de pensée… la juste (fair) valeur de la liberté politique… une juste
procédure qui permet le choix entre des gouvernements et l’établissement d’une législation
juste. Je suppose qu’il existe une juste (fair) égalité des chances (par opposition à une
égalité formelle). Ceci veut dire que le gouvernement… essaie de procurer des chances
égales d’éducation et de culture... Il encourage et garantit aussi l’égalité des chances dans
la vie économique et dans le libre choix d’un emploi... Enfin, le gouvernement garantit un
minimum social soit sous la forme d’allocations familiales et d’assurances maladie et de
chômage, soit, plus systématiquement, par un supplément de revenu échelonné... (Idem,
p. 315-316)
Rawls envisage les éléments constitutifs de sa théorie de la justice comme des
prescriptions normatives de politique économique et sociale. Les critères qu’il utilise
pour juger la situation matérielle des agents se distinguent de l’utilité ; il s’agit des
biens premiers – ils sont distingués en biens sociaux (droits, libertés, revenus,
richesse…) et biens naturels (santé, vigueur, intelligence, imagination…). De tels
critères permettent d’éviter le problème des comparaisons interpersonnelles d’utilité.
L’objectif n’est pas, pour Rawls, d’agir directement sur le niveau de bien-être des
individus, mais de réaliser les conditions qui le structurent. Il s’agit en ce sens d’une
théorie déontologique de la justice, où l’autonomie individuelle est privilégiée sur le
bien-être. Face au problème de la multiplicité des biens premiers, Rawls interroge la
possibilité de « la construction de l’indice des biens sociaux premiers » (Ibid., p.123)

La position originelle avec voile d’ignorance : une situation hypothétique,


garantie de la neutralité

La théorie de Rawls conceptualise donc une structure de base, reposant sur une
situation originelle dans laquelle les individus sont placés sous un voile d’ignorance.
Une telle situation ne doit pas être conçue, en tant que telle, comme pouvant être mis
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 75

en œuvre ; il s’agit plutôt d’une expérience de pensée permettant de garantir


l’impartialité, c’est-à-dire d’exclure l’influence d’intérêts particuliers sur les principes
de justice. Les agents ignorant les situations particulières, ils doivent fonder
exclusivement sur des considérations morales. Une telle condition a pour rôle de
garantir l’équité des choix.
Il s’agit d’une situation contractuelle hypothétique à partir de laquelle les
individus déterminent leurs choix. La situation à l’état de nature étant considérée
comme injuste, du fait des différences de capacités entre les acteurs, l’existence d’un
voile d’ignorance rend les négociations équitables. Ainsi, les êtres humains sont
considérés comme égaux en tant que personnes morales. « Nous utilisons la description
des personnes dans la position originelle pour établir à quelle sorte d’êtres les principes choisis
s’appliquent » (Ibid., p. 544). Le voile d’ignorance a pour objet de garantir
l’impartialité, c’est-à-dire d’exclure l’influence d’intérêts particuliers sur les principes
de justice. Les agents ignorant les conditions de satisfaction d’intérêts particuliers, ils
ne peuvent se fonder que sur des impératifs catégoriques. Les personnes ne
réagissent pas en réponse à leurs dotations physiques ou sociales, et elles n’ont pas
de conception prédéterminée du bien. Telle ou telle décision ne peut donc pas être
jugée en fonction des avantages que l’individu peut en retirer. Une telle condition a
pour objet de garantir l’équité des choix, qui rend la justice possible et opérationnelle,
ce qui explique le refus de définir une justice en soi, qui serait incompatible avec
l’autonomie individuelle. Une théorie de la justice telle que celle défendue par Rawls
prétend ne pas supposer une conception du juste préalable au processus de
construction des principes de justice.
L’hypothèse du voile d’ignorance est purement conceptuelle et a pour seul objectif
de dégager l’ensemble des possibilités. Cette situation vise à la prise de décision
concernant une structure de base. De même qu’il est peu productif de critiquer la
théorie néoclassique pour le manque de réalisme de ses hypothèses, critiquer le voile
d’ignorance pour ne pas représenter une situation effective manque sa cible. Ainsi,
les agents sont à même de décider en toute neutralité quels principes de justice
s’appliquent.

Pour une société juste

La primauté du juste revendiquée par Rawls se fonde sur une conception de la


société bien ordonnée, c’est-à-dire qui favorise le bien mais également qui se fonde
sur une conception de la justice. En plaçant hypothétiquement les individus sous un
voile d’ignorance, il les amène à prendre des décisions concernant une structure de
base. Il estime qu’elles doivent reposer sur un certain nombre de principes, qu’il
présente comme constitutifs d’un contrat social, duquel il s’inspire pour construire sa
théorie.
76 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Sur le modèle du contrat social

Il exige de nouveaux arguments en termes de répartition, ainsi qu’une nouvelle


fonction de maximisation. Il s’agit de déterminer l’ensemble des éléments à
maximiser. Rawls en distingue quatre : les libertés fondamentales, l’égalité des
chances, la situation des plus défavorisés et la détention de biens premiers.
L’attribution de critères moraux à la philosophie politique fait de l’œuvre de Rawls
une innovation philosophique. Pour Rawls, la structure de base doit reposer sur un
certain nombre de principes, en amont des principes de justice, qu’il présente comme
constitutifs d’un contrat social (au sens de Rousseau). Il s’agit d’une actualisation du
contrat social (Locke, Rousseau, Kant). Alors que pour Hobbes (1651), les individus à
l’état de nature sont non confiants et maximisateurs d’utilité, il existe chez Rousseau
une capacité morale d’ordre supérieur, « une répugnance innée à voir souffrir son
semblable » (1755, p. 154). L’argument du contrat social sur lequel se fonde Rawls
repose sur la moralité politique des individus. Il ne s’agit pas de donner sens à une
situation historique, mais de donner forme à l’égalité morale entre les individus, une
hypothèse sur l’absence de subordination naturelle entre les hommes. La logique
implicite de Rawls consiste en ce que l’incertitude et la rareté conduisent les
individus à déléguer le pouvoir à l’État, tout en se dotant d’un droit de rébellion en
cas de trahison.

Deux principes de justice

Ainsi, il attribue à une théorie de la justice deux principes hiérarchisés, qui renvoient
aux biens premiers. Ils intègrent des éléments concernant la liberté (premier
principe), les avantages matériels (premier sous-principe du second principe) et les
chances d’accès à ces avantages (second sous-principe du second principe).
• Rawls énonce comme principe prioritaire le principe d’égale liberté, qui
accorde à chacun les mêmes libertés fondamentales.
Chacun est doté des mêmes droits et devoirs élémentaires, et tous souhaitent les
mêmes libertés de base : droit de vote, droit d’occuper un emploi public, liberté
d’expression, de réunion, de pensée, de conscience ; protection contre l’oppression
physique et psychologique ; droit de propriété, protection contre l’arrestation et
l’emprisonnement arbitraires. Une telle conception renvoie à la philosophie des
Lumières. Ce principe est pour Rawls une résultante du contrat plutôt qu’une
condition à celui-ci. Il suppose que toutes les personnes en position originelle sont
inconditionnellement dotées de ces libertés54. Encore faut-il préciser que certaines
libertés peuvent entrer en conflit et qu’il n’est pas exclu d’introduire, pour garantir la
liberté, un système de limitation des libertés. Sur la base de ces principes, il est donc
tout à fait envisageable d’exclure la propriété, notamment la détention privée des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
54 Ce principe se contente de renouveler le libéralisme politique classique.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 77

moyens de production, de l’ensemble des droits fondamentaux, si elle limite d’autres


libertés fondamentales55. Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas être
formelles mais réelles, ce qui implique des mesures politiques adéquates.
• Le second principe se décompose en un principe de différence selon lequel des
inégalités ne sont justifiées que si elles contribuent à améliorer le sort des
personnes dotées des situations les moins favorables, et un principe d’égalité
des chances :
Les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles bénéficient aux plus
désavantagés, et elles doivent être attachées à des fonctions et à des positions
ouvertes à tous, conformément au principe de la juste égalité des chances.

L'égalité au centre du débat


L’introduction par Rawls de la notion de justice en philosophie politique renvoie à
l’économie du bien-être, et elle se traduit par un désir d’équité, absent de l’approche
utilitariste. Une difficulté apparaît lorsqu’un conflit peut naître entre la notion
d’égalité et l’existence de valeurs par nature non égalitaires56. Pour Rawls, la justice
s’applique à trois niveaux : la régularité et l’application des règles, la nature des
droits fondamentaux, et l’égalité des droits. Par conséquent, tout individu, tout
groupe humain, étant capable d’être un sujet moral, a droit à une justice égale.
Indéniablement, une telle approche invite à spécifier avec plus de précision les
enjeux d’un débat sur la portée de l’égalité. L’égalité s’est ainsi imposée au cœur du
débat, et Rawls propose le bien-être comme critère d’égalité.

Un principe polymorphe

L’égalité peut être utilisée comme critère unique du jugement, contre l’opposition
entre égalité et liberté, et le débat s’articule d’abord autour de la nature du critère ou
de l’ensemble des critères à égaliser.

L’égalité comme critère du jugement

La philosophie politique dite de gauche est traditionnellement associée à l’égalité et


au socialisme, tandis que la philosophie politique dite de droite l’est à la liberté et au
capitalisme. La philosophie politique dite du centre a alors tendance à être associée à
un assortiment de liberté et d’égalité, joignant au capitalisme un État dit État
providence. Ainsi, la notion de liberté, associée au capitalisme, et la notion d’égalité,
associée au socialisme, seraient ultimes et nécessairement contradictoires, au sens où
le renforcement de l’un conduirait à l’affaiblissement de l’autre. L’égalité poserait des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
55 Ce n’est pas le choix de Rawls, puisqu’il inclut la propriété privée des moyens de production dans la
structure de base.
56 C’est par exemple le cas de l’institution familiale.
78 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

contraintes à la liberté, tandis que la liberté serait obtenue au détriment de l’égalité.


Une telle approche nous paraît peu opérationnelle, en particulier au sens où il est
possible de dégager d’autres valeurs ultimes, telles que l’utilité pour les utilitaristes,
les droits pour Dworkin, la propriété de soi pour les libertariens…
À la question de savoir ce qu’est l’égalitarisme comme défense de l’égalité, on peut
répondre par défaut. Celui-ci ne se fonde pas sur un principe unique. Il ne s’agit pas
d’une croyance en l’égalité, mais de diverses convictions issues du concept d’égalité,
si bien qu’il est possible de dégager une multitude de principes pouvant être égalisés.
Il peut s’agir du revenu, des droits, de la liberté, de la satisfaction des besoins – les
besoins élémentaires ou l’ensemble des besoins –, du statut social… Face à la
difficulté théorique de privilégier une valeur sur toutes les autres, au sens où une
telle démarche impliquerait un recours à des éléments subjectifs, il a été proposé de
se distancier d’une théorie moniste de la justice, au sens où « l’idée de subordonner à
une valeur suprême toutes les autres valeurs apparaît presque comme une forme de
fanatisme » (Kymlicka, 1991, p. 10). L’objectif de la philosophie politique serait alors
de dégager des règles en vue de trancher entre des valeurs politiques, ce qui conduit
inévitablement à des compromis. Il est donc impensable d’extraire la théorie de la
justice adéquate. C’est dans ce cadre que Ronald Dworkin estime que toutes les
théories de philosophie politique partagent une valeur ultime, à savoir l’égalité.
« Certes, il existe des théories politiques ne pouvant pas être présentées comme des
conceptions de l’égalité – des théories politiques racistes par exemple – mais nombre de
théories différenciées peuvent être présentées ainsi » (1986, p. 296).
L’approche se fonde sur l’impératif de traiter les êtres humains comme égaux,
mais pas nécessairement comme égaux en termes de richesse. Ainsi, il existe de
plusieurs interprétations possibles de l’idée abstraite d’égalité. Il deviendrait donc
possible de résoudre rationnellement les controverses entre théories de la justice,
dans la mesure où chacune repose sur un fondement égalitariste, et d’affirmer que la
philosophie politique est passée d’un questionnement sur l’acceptation de l’égalité
comme valeur fondamentale à une interrogation sur l’interprétation à donner à cette
valeur, et un des objectifs de la confrontation théorique est d’évaluer la cohérence des
divers arguments.

Égalité de quoi ?

Il est possible d’affirmer que la philosophie politique égalitariste repose sur un


principe ultime, au sens d’un principe fondamental duquel dépendraient tous les
autres. En d’autres termes, sans pour autant nier l’importance d’autres valeurs,
certains principes d’égalité seraient plus explicatifs que d’autres. Or, le contexte est
variable et accorder un ordre hiérarchique à des principes peut relever de l’arbitraire.
Pour la même raison, l’égalitarisme n’est pas une doctrine immuable, intemporelle,
qui serait insensible au changement. Au contraire, les principes à égaliser sont
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 79

soumis à des circonstances variables, et il nous semble vraisemblable que chaque


étape de développement produit différents types de normes à égaliser. En outre, cela
peut prendre plusieurs formes logiques. Il peut s’agir de la division égale d’un bien
particulier, du rejet de certaines formes de discrimination, de l’attribution de droits
universels, ou encore d’une distribution d’un certain bien telle qu’elle se rapproche
de l’égalité. Celle-ci convoque alors une conception pluraliste et « fait partie d’une
théorie de la justice sociale, construite de telle manière que soient inclues des conceptions
concurrentes de l’égalité » (Dworkin, 1987, p. 24).
Les auteurs s’accordent globalement sur le fait que quelque chose doit être à
égaliser. C’est en prolongement d’un séminaire donné par Amartya Sen en 1979,
« Equality of What? »57, que l’interrogation sur ce qui doit être égalisé est devenue
centrale en philosophie politique normative. Il s’agit de se demander quelle est,
parmi les éléments détenus par les individus, celle qui doit être considéré comme
fondamentale, c’est-à-dire ce qui peut être utilisé comme critère de mesure de
l’égalité, au sens où il existe un élément qui doit être distribué de manière égale. Sans
un énoncé précis de la forme de l’égalité souhaitée, qui implique une analyse des
diverses conceptions de l’égalité, ce concept reste mystérieux.
Une intuition élémentaire des thèses égalitaristes est de supprimer l’exploitation,
entendue au sens moral d’extraction d’un avantage injuste sur une personne ou un
groupe de personnes, et la chance brute, au sens où elle ne résulte pas d’un jeu ou
d’un risque qui aurait pu être évité, où elle « correspond à des risques qui ne sont pas des
paris délibérés » (Dworkin, 1981b, p. 293). Afin d’appréhender ce que signifie une
égalité juste, il nous semble nécessaire de distinguer ce qui relève du choix et ce qui
relève des circonstances. Cette séparation équivaut à une séparation entre présence et
absence de choix, ce qui distingue une personne des circonstances. Ainsi, les goûts et
ambitions peuvent être attribués à la personne, tandis que les pouvoirs physiques et
mentaux sont attribuables aux circonstances. À la suite de Rawls, qui n’opère pas
explicitement une telle distinction, les auteurs égalitaristes s’accordent sur le fait que
les inégalités liées aux circonstances doivent être compensées. Toutefois, aucun
consensus ne se dégage quant à la nature de ce qui est à égaliser. Un vaste ensemble
de critères peut être utilisé comme norme pour l’égalisation, desquels il nous semble
possible d’affirmer que la littérature en philosophie politique anglo-saxonne
contemporaine dégage trois éléments majeurs : le bien-être, les ressources (ou
opportunité de bien-être) et les capabilités.

Le bien-être, une notion ambiguë

Dans le cadre d’une approche égalitariste, il paraît intuitivement souhaitable de se


rapprocher d’une situation dans laquelle chacun dispose du même niveau de bien-
être, ce qui renvoie à la théorie de Rawls. Cependant, le sens à attribuer à la notion de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
57 Tanner Lectures, le 22 mai 1979, Université de Stanford (Sen, 1993).
80 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

bien-être est multiple. Il nous paraît difficile de déterminer si le bien-être revêt un


caractère objectif ou un caractère subjectif, un problème que soulève la proposition
formulée par Rawls d’utiliser les biens premiers comme critère objectif du bien-être.
Amartya Sen, pour sa part, en spécifiant le bien-être comme critère subjectif, nie la
possibilité de l’envisager comme critère d’égalité.

Entre objectivité et subjectivité : la réponse de Rawls

Il est difficile de déterminer si le bien-être correspond à la subjectivité des individus,


c’est-à-dire leurs préférences, ou à leur dotation objective. Dworkin distingue trois
types de théories du bien-être (1981a) :
- Les théories « réussite » impliquent que le bien-être dépend du succès dans la
réalisation de ses objectifs et préférences. Ainsi, les ressources doivent être
distribuées de telle manière que tous aient le même succès relativement à leurs
préférences, qu’elles soient personnelles ou externes.
- Les théories conscientes supposent que les individus doivent être aussi égaux
que possible dans tout ou partie de leur existence.
- Les conceptions objectives correspondent aux ressources et opportunités
accordées aux personnes, indépendamment de leurs désirs.
À cet égard, Rawls utilise, pour évaluer objectivement le bien-être, qu’il ne considère
pas comme opérationnel en soi, la notion de « bonne vie », qu’il mesure à l’aide de
biens premiers, qu’il distingue entre biens premiers sociaux et biens premiers
naturels. Ce faisant, il abandonne le concept de préférences individuelles pour
définir le bien-être en termes d’accès aux biens premiers. Ils puisent leur caractère
social du fait qu’ils sont distribués par des institutions. Les seconds sont dits naturels
en ce qu’ils sont propres à la nature de chaque individu : il s’agit des aptitudes
naturelles, de l’intelligence… Rawls se concentre sur les biens premiers sociaux, en
estimant que les inégalités naturelles ne doivent pas influencer la distribution des
ressources sociales. La justice, selon Rawls, ne porte pas sur les inégalités liées aux
situations de naissance, mais sur la manière dont les institutions traitent ces
inégalités.

Sen et le bonheur : critiques de l’étalon bien-être

Il peut s’agir d’un bien-être hédoniste, qui correspond à un état de conscience


désirable ou appréciable, ou d’un bien-être au sens de satisfaction des préférences.
Cette distinction correspond à celle entre bonheur et réalisation des désirs, telle que
dégagée par Dworkin (1981b). Sen envisage de discuter la perspective morale des
individus sous deux aspects : le bien-être et l’action. Il distingue trois interprétations
possibles à donner à l’utilité : le bonheur, la réalisation des désirs et le choix.
L’approche en termes de bonheur, écrit Sen, « pose deux problèmes élémentaires quant à
son statut de mesure du bien-être » (1985a, p. 188). Il est possible que, d’une part, un état
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 81

mental ignore les autres aspects d’une personne et que, d’autre part, une telle
approche ne rende pas compte des autres activités mentales. « Même si le bonheur
semble être un critère évident et direct pour le bien-être, il est inadéquat comme
représentation du bien-être » (Idem, p. 189).
Plusieurs types d’objections peuvent être soulevés face à la proposition visant à
égaliser le bien-être. D’abord, il s’agit d’une hypothèse totalement égalitariste.
Ensuite, une politique d’égalité de bien-être s’oppose à certaines valeurs, comme le
maintien des valeurs familiales, et elle peut être coûteuse en termes de ressources, au
sens où elle exige une surveillance d’État dont le degré pourrait rapidement devenir
intolérable. Enfin, une égalité de bien-être doit être rejetée car elle encourage ceux qui
ne fournissent pas d’efforts. La transformation de ressources en bien-être peut se
faire de manière inefficace, et les raisons d’une telle inefficacité peuvent se trouver à
la fois dans la responsabilité individuelle et dans les circonstances. Il n’en reste pas
moins que le critère de bien-être comporte un certain nombre de limites.

Des alternatives au bien-être


Il existe ainsi une série de polémiques sur la nature de l’objet qui doit être égalisé, et
il apparaît que le critère de Rawls (le bien-être) est inadéquat pour répondre aux
enjeux de la théorie, c’est pourquoi ont été proposées des alternatives, notamment
par Ronald Dworkin – ressources et opportunités de bien-être –, et par Amartya Sen
– capabilités.

Ressources et opportunité de bien-être : un rôle accordé à la


responsabilité individuelle

Face aux limites du critère d’égalité de bien-être, Ronald Dworkin propose le critère
d’opportunité de bien-être, en ce qu’il permet à la fois d’intégrer la notion de
responsabilité individuelle et d’éviter la chance brute.

Ressources et responsabilité individuelle

Richard Arneson propose également de remplacer le principe d’égalité de bien-être,


au sens où celle-ci peut refléter des choix sans pour autant tenir compte de l’absence
d’opportunité, par un principe d’égale opportunité de bien-être et, « pour parvenir à
une égale opportunité de bien-être entre des personnes, chacun doit avoir un ensemble
d’options équivalent à celui de tous les autres en termes de satisfaction des préférences »
(1989, p. 85). Il considère qu’une telle approche est mieux appropriée qu’une lecture
en termes d’égalité de bien-être, au sens où elle n’élimine pas le désavantage
involontaire, nuisance dont, par définition, la victime ne peut pas être tenue pour
responsable. Il s’agit donc d’égaliser l’accès à l’avantage, au sens où la notion
82 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

d’avantage est plus large que celle de bien-être, et où la notion de désavantage est
plus large que celle d’absence de bien-être.
Dworkin établit ainsi une distinction entre bien-être et ressources58, affirmant que
l’égalité d’accès à l’avantage correspond à une égalité en termes de ressources. Le
critère de distribution proposé par Dworkin est l’égalité de ressources. Il s’agit d’une
théorie de la justice de la ligne de départ, d’un système d’enchères correspondant
aux différences d’aspiration. La situation fictive est la suivante : toutes les ressources
sont mises à disposition de tous dans une vente aux enchères, où chacun préfère son
panier de ressources à celui des autres individus, les différences entre individus étant
des différences d’aspiration. Dworkin a pour but de réaliser trois objectifs de la
théorie de Rawls : l’égalité de ressources, la compensation et la responsabilité. Par
exemple, la compensation des handicaps naturels repose sur un mécanisme
assurantiel ; Dworkin envisage que ces coûts supplémentaires puissent être financés
par un fonds de ressources sociales et, puisqu’il est impossible, du fait des
circonstances, de financer tout handicap naturel, l’égalité totale est rendue
impossible. Ainsi, l’approche de Dworkin est similaire à la position originelle avec
voile d’ignorance : il s’agit d’un marché assurantiel hypothétique contre le handicap.
Dworkin semble estimer que les handicaps naturels sont la seule source d’inégalités.
Il néglige l’imperfection de l’information, comme le caractère aléatoire et
imprévisible des circonstances. Il établit une distinction concernant l’insuffisance de
ressources matérielles selon qu’elle est liée à une déficience physique ou mentale, ou
aux préférences des individus. Il reconnaît comme légitime la compensation pour
déficience, mais pas l’absence de responsabilité comme condition nécessaire à la
compensation. La protection contre la malchance ferait l’objet d’une assurance qui,
« dans la mesure où elle est disponible, crée un lien entre la chance brute et la chance option,
puisque la décision de repousser ou d’acheter l’assurance catastrophe est un pari calculé »
(1981b, p. 293)59.

Ressources et chance brute

Il apparaît que la coupure opérée par Dworkin entre préférences et ressources ne


parvient pas à exprimer de manière satisfaisante le refus de la chance brute. Il admet
que les ressources détenues par chacun reposent sur les choix passés et, par
conséquent, la configuration distributive issue du marché doit être corrigée pour
éliminer le différentiel de ressources imputable à la chance, à un avantage initial, ou
à une capacité propre à l’individu, pour n’accepter que les différences de dotations
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
58 Il précise que « l’égalité de ressources concerne l’égalité de n’importe quelle ressource, parmi celles qui sont
détenues de façon privée » (Dworkin, 1981b, p. 283).
59 Thomas Scanlon propose une approche similaire en distinguant le bien-être de la satisfaction des

préférences, et donc l’égalité d’accès à l’avantage de l’égalité d’opportunité de bien-être. Tout déficit
de bien-être constituerait alors un cas possible de compensation, mais seuls des faits concernant
l’individu déterminent si tel est le cas. « Après tout, comment serait-il possible de défendre un critère de
bien-être relatif, si ce n’est en faisant appel, en fin de compte, aux préférences individuelles ? » (1975, p. 657).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 83

fondées sur les choix des individus. Ainsi, Dworkin justifie une compensation pour
des raisons de chance, mais il ne la justifie pas pour une différence de fonction
d’utilité. Or, il est parfaitement possible d’affirmer que la malchance des personnes
repose non seulement sur leur dotation en termes de ressources, mais aussi sur leurs
capacités à souffrir et sur le coût de leurs préférences.
En fin de compte, Dworkin a intégré dans la philosophie politique égalitariste la
notion de choix et de responsabilité, propre aux auteurs anti-égalitaristes. Ainsi, la
coupure dworkinienne entre préférences et ressources s’oppose à la coupure
proposée initialement entre choix et chance60, c’est-à-dire entre identité personnelle et
circonstances, le choix lui-même étant soumis à des restrictions du fait des
circonstances telles que l’asymétrie d’information. Il est même possible d’affirmer
que la distinction entre personnes et circonstances est technique, au sens où les
personnes forment leurs préférences, mais pas leurs pouvoirs. Par ailleurs, il n’est
pas évident de situer les goûts dans cette opposition entre choix et chance. Rawls
affirme que les individus sont responsables du coût de leurs goûts, c’est la raison
pour laquelle il choisit le critère de biens premiers plutôt que celui de bien-être en
tant que tel.
Dix ans après la parution de Théorie de la justice, Rawls critique le critère de bien-
être comme élément à égaliser pour plusieurs raisons, qui tiennent à la question des
préférences. D’une part, il considère comme une erreur d’avoir comme objectif
d’égaliser des préférences dotées de caractères moraux différenciés. Ainsi, en
critiquant l’utilitarisme, il critique le welfarisme qui, selon lui, caractérise toute théorie
selon laquelle la justice d’une distribution est fonction du bien-être des individus. Par
exemple, une situation dans laquelle des individus satisfont leur bien-être en
discriminant d’autres individus est condamnable et incompatible avec le critère
d’égalité de bien-être. D’autre part, le coût différencié des goûts des individus
conduit à ce que ceux qui ont des goûts plus chers obtiennent une compensation
supérieure à ceux qui ont des goûts moins chers. Dworkin, pour sa part, estime que
les goûts chers correspondent à un déficit de ressources, c’est-à-dire une forme de
handicap, et, par conséquent, ils exigent compensation. Il considère que les goûts
sont imputables aux circonstances de l’environnement, et il se demande (1981b) en
quoi il est plus coûteux d’avoir un goût excentrique, et donc cher, plutôt qu’un goût
populaire, et donc bon marché.
Rawls postule que les personnes sont responsables de leurs goûts. Or, parmi les
goûts, il est parfaitement possible de distinguer ceux pour lesquels l’individu peut
être tenu pour responsable de ceux pour lesquels l’individu ne peut pas l’être.
Cohen, en revanche, propose la mise en œuvre d’une compensation visant à

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
60Nous pouvons noter que pour G.A. Cohen (1990), tout désavantage hors du contrôle de la personne
doit être compensé. Il situe la rupture entre responsabilité et chance, plutôt qu’entre préférences et
ressources, et il ne distingue pas ressources et bien-être.
84 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

préserver à la fois l’égalité de ressources et l’égalité de bien-être (1990). En effet, le


problème est que les capacités de chacun sont distribuées de manière inégale.

Les capabilités de Sen : entre richesse et capacité

Dans le cadre de la critique welfariste adressée à l’utilitarisme, Amartya Sen propose


un critère de capabilité, dans le but de dépasser l’opposition entre l’utilité et les biens
premiers, tout en répondant à leurs limites respectives. Ce concept représente une
innovation, à travers la notion de fonctionnements61. La possibilité d’associer
capabilité et liberté est discutée dans le cadre du débat sur les notions d’égalité et de
liberté.

Au-delà de l’utilité et des biens premiers, la réalisation de fonctionnements

Dans le but de reconstruire l’économie du bien-être, Sen cherche de nouveaux


instruments pour la mesure du bien-être collectif. En l’occurrence, il se préoccupe
plus de pauvreté que d’inégalité, c’est pourquoi il fait le choix de la capabilité qui
vise à mesurer la privation imposée par la pauvreté. Il rejette l’évaluation en termes
de biens premiers, puisqu’il ne s’agit plus de mesurer les moyens dont dispose une
personne pour atteindre un objectif, mais la liberté de l’individu à choisir entre
plusieurs modes de vie. Il définit les capabilités élémentaires comme la capacité à
« accomplir des actes fondamentaux » (1980, p. 210). Pour Sen, des personnes placées
dans des situations différentes – en termes physiques, intellectuels ou sociaux –
nécessitent des quantités différentes de biens premiers pour satisfaire les mêmes
besoins et « juger l’avantage uniquement en termes de biens premiers mène à une morale
partiellement aveugle » (Idem, p. 208). Sen les confronte aux capabilités, qui ne portent
pas tant sur les biens que sur l’effet des biens sur les personnes : « [L]a conversion
des biens en capabilités varie considérablement d’une personne à l’autre, et l’égalité
des biens est loin de garantir l’égalité des capabilités » (Ibid., p. 211).
Il serait alors inopérant de se concentrer sur les biens sans se préoccuper de l’effet
des biens sur les personnes. Par exemple, toutes choses égales par ailleurs, la quantité
de ressources dont a besoin une personne handicapée62 est supérieure à celle dont a
besoin une personne non handicapée, au sens où elle n’a pas la capacité d’assurer
certaines fonctions comme celle de se déplacer et, pour cette raison, la société devra
la dédommager.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
61 Nous employons la traduction de « functionings » telle qu’elle apparaît dans la traduction française
de Inequality reexamined par Paul Chemla : « Pour alléger, functionings a été traduit par "fonctionnements"
au lieu de "modes de fonctionnement" qui serait plus conforme à l’usage français. Il faut oublier totalemnt les
connotations "mécaniques" du mot. Il désigne ici toutes les façons d’être et d’agir des individus. Être bien
nourri, aider les autres, participer à la vie collective, etc. sont des "fonctionnemets" » (in Sen, 1992, p. 22)
62 Cette conception doit toutefois spécifier ce qu’est un handicapé ; faute d’une définition rigoureuse,

tout individu pourra se sentir handicapé.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 85

Une mesure en termes d’utilité est condamnée, au sens où les personnes peuvent
ajuster leurs préférences à leur condition. Sen envisage la capabilité comme un
dépassement de l’opposition entre le bien-être et les biens premiers. Elle renvoie à ce
que les personnes peuvent extraire des biens, ce qui est absent à la fois d’un
raisonnement en termes de biens premiers, de bien-être, et a fortiori d’utilité. Au sein
de la philosophie politique égalitariste, c’est-à-dire celle qui à partir de Rawls
condamne la chance brute, et au-delà de la distinction entre choix et circonstances,
Amartya Sen propose la notion de capabilité, dont l’absence empêche la satisfaction
des besoins. Elle comprend un ensemble d’éléments, des plus fondamentaux (se
nourrir, se soigner…) aux plus complexes (le respect de soi, l’engagement collectif…).
Pour Sen, ce qui est à égaliser est l’ensemble des « capabilités de base [qu’il présente]
comme une dimension moralement pertinente, qui permet de dépasser l’utilité et les biens
premiers » (Ibid., p. 213), jugeant que les capabilités plus complexes ne sont pas
pertinentes pour évaluer les éléments de justice. Il refuse la notion selon laquelle la
condition d’une personne peut être exclusivement mesurée par la quantité de biens
qu’elle détient ou par son niveau de bien-être. Ainsi, il propose d’évaluer, non pas
l’état réel d’une personne, mais les opportunités qui lui sont offertes et, au lieu de les
mesurer en termes de quantité de biens ou de bien-être, il propose les
fonctionnements. Pour Sen, avoir une capabilité revient à être capable d’exercer un
ensemble de fonctionnements. Il s’agit des « traits personnels ; ils nous indiquent ce que
fait une personne » (1984, p. 317). En d’autres termes, les « fonctionnements sont ce que la
personne parvient à réaliser avec les marchandises et les caractéristiques en sa possession »
(1985b, p. 10). Les capabilités générées par la consommation d’une marchandise
résultent d’un fonctionnement.

Capabilité et liberté

D’une part, l’approche se présente comme un dépassement de l’opposition entre


l’approche de Rawls et l’utilitarisme ; d’autre part, elle a pour but de dépasser
l’opposition entre la compensation des préférences (Dworkin) et leur absence de
compensation (Rawls). Égaliser les capabilités revient à égaliser tous les buts qu’il est
possible d’atteindre, ce qui correspond plus à un point de repère qu’à un objectif.
« La capabilité de fonctionner est la catégorie qui se rapproche le plus de la notion de liberté
positive » (Sen, 1984, p. 316). Sen considère la liberté réelle de l’individu, à savoir ce
qu’il est capable de réaliser, et c’est en cela qu’il abandonne les biens premiers
comme critère d’évaluation, au sens où l’objectif n’est plus l’ensemble des moyens
dont dispose une personne pour atteindre son but, mais la liberté dont elle dispose
pour choisir entre plusieurs modes d’existence. Une telle lecture se rapproche de
l’approche en termes de liberté réelle telle que défendue par Philippe Van Parijs,
pour qui la maximisation de la liberté réelle pour tous correspond à celle des
individus moins bien dotés, dans la logique du principe de différence (1991, p. 210).
86 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

L’exercice de la capabilité correspond pour un individu à la réalisation de soi à


travers son activité. Il s’agirait de remplacer la domination des circonstances et de la
chance sur les individus par la domination des individus sur la chance et les
circonstances63. Ainsi, le mot d’ordre « à chacun selon son mérite » et le mot d’ordre
marxien « à chacun selon ses besoins » sont réconciliés. Les capabilités peuvent
également être considérées comme un sous-ensemble d’une entité plus vaste que Sen
nomme midfare64, comme un état mental à mi-chemin entre les ressources et le bien-
être, et qui « se compose des états des personnes produits par les biens, états en raisons
desquels les niveaux d’utilité acquièrent leur valeur. Il est “postérieur” à la “détention des
biens” et “antérieur” à la “production d’utilité” (Cohen, 1990, p. 368).
Le midfare est différent de la capabilité ; un midfare ne correspond pas nécessairement
à une capabilité : par exemple, un bébé n’exerce pas de capabilité, puisqu’il n’est pas
capable de se nourrir seul, mais il acquiert du midfare, en conséquence des aliments
qu’il consomme. Il s’agit d’un effet des biens sur les personnes différent de l’utilité,
au sens où il peut contribuer à conduire les personnes dans des états désirables, sans
pour autant exercer de capabilité sur les personnes qui en bénéficient. Il fait partie de
l’ensemble des effets des biens sur les personnes, sans pour autant correspondre à ces
biens. Par exemple, la nourriture donne à une personne la capabilité de se nourrir,
mais rien ne garantit que la personne réalise cette capabilité. Être nourri est différent
de se nourrir, et la valeur des biens premiers correspond à ce que peuvent en faire les
personnes.
Nous avons une séquence biens-midfare-bien-être. Une telle approche se situe dans
une position intermédiaire, tout en se présentant comme un dépassement, entre les
libéraux égalitaristes, pour qui le bien-être est trop subjectif (Rawls), dépend des
identifications des personnes (Dworkin), ou est trop spécifique (Scanlon), et les
utilitaristes, pour qui une mesure de type rawlsien est trop objective. Ils ne
s’intéressent pas aux biens en soi, mais à l’utilité qu’ils procurent. Comme nous
l’avons vu précédemment, mener une politique égalitariste passe par autre chose que
par la désignation de l’utilité ou des biens comme critère à égaliser, au sens où l’état
d’une personne ne se réduit pas à la quantité de biens qu’elle détient, ou à l’utilité
dont elle bénéficie. Ainsi, Sen modifie les modalités quant à l’égalité de bien-être, et il
passe d’un bien-être réalisé à une capabilité, et du bien-être en soi au bien-être
comme état souhaitable pour les personnes.

Cohen et l’égalité mise en œuvre


C’est avec la publication en 1999, de Si tu es pour l’égalité, pourquoi es-tu si riche ?
(2010) que Cohen se présente comme un acteur important du débat égalitariste en

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
63 Cette position renvoie à la discussion marxienne sur la domination de la nature par l’homme (voir
Engels, 1878).
64 En l’absence de traduction adéquate, nous conservons le terme dans sa langue d’origine, l’anglais.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 87

philosophie politique, bien qu’il se soit engagé sur ces questions dès la fin des années
1980 et tout au long des années 1990, et il se positionne en tant que critique interne de
la philosophie de Rawls. D’abord, il apparaît que son approche applique les
impératifs kantiens d’une manière plus systématique que ne le fait Rawls. Ensuite, la
critique qu’il lui adresse porte spécifiquement sur le principe de différence et son
corollaire sur la justification incitation .

Sur la structure de base : institutions et choix personnels

Cohen tente de « rekantianiser » Rawls en la redéfinissant et en insistant sur la


nécessité d’une philosophie égalitaire individuelle. L’approche rawlsienne se fonde
sur une philosophie kantienne, notamment via le recours à des impératifs
catégoriques. Toutefois, elle n’est kantienne que dans un sens général et arbitraire, et
Cohen propose une approche qui se présente comme plus fidèle à celle de Kant, dans
le détail. Il énonce la proposition selon laquelle le principe de différence doit porter,
non seulement sur les droits, mais également sur la vertu, ce qui le conduit à
critiquer Rawls pour son conservatisme.

Structure coercitive, structure informelle et action

Cohen dégage un certain nombre d’ambiguïtés quant aux éléments constitutifs de la


structure de base. Pour Rawls, elle se compose d’un ensemble d’institutions,
auxquelles les principes de justice sont censés s’appliquer. Cohen critique cette
spécification de la structure de base qu’il juge insuffisante ; il estime qu’une théorie
de la justice n’est pas adéquate si elle se restreint à la structure législative dans
laquelle agissent les personnes, sans tenir compte de leurs actions. Pour Rawls, « on
doit concevoir le système social de façon à ce que la répartition résultante soit juste, quelles
que soient les circonstances » (1971, p. 315). Il restreint la structure de base à l’ordre
légal coercitif, en excluant à la fois l’ordre non coercitif et l’ordre coercitif informel,
qui influent les comportements choisis par les individus au sein de la structure
juridique. L’objection de Cohen à Rawls repose sur une spécification purement
coercitive, et donc arbitraire de la structure de base. Cohen regroupe plusieurs
ensembles dans la structure de base : « la structure coercitive, les autres structures65, la
philosophie sociale66 et les choix des individus » (1999, p. 293). Dans un souci de précision,
qu’il considère absent chez Rawls, il décompose la structure sociale entre structure
coercitive et structure non coercitive. D’une part, la structure coercitive dégage les
limites au-delà desquelles les personnes ne peuvent agir sous peine de sanction
légale, et elle informe les personnes sur les conséquences de leurs actes. D’autre part,
une structure non coercitive ne donne pas d’interdiction formelle, mais un ensemble
d’éléments informels tenant lieu d’interdiction (critiques, désapprobations, refus de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
65Il s’agit des structures extra-juridiques.
66 Il définit la philosophie d’une société comme « l’ensemble des sentiments et des attitudes en vertu
desquels ses pratiques normales et ses pressions informelles sont ce qu’elles sont » (1999, p. 298).
88 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

coopération, violence…). La structure sociale informelle équivaut au mode


d’organisation des relations sociales en terme d’interactions non légalement dictées.
Elle inclut des distinctions entre catégories sociales, entre sexes, des catégorisations
ethniques, des différences de statut, et détermine des trajectoires délimitées de
comportements sociaux. Elle résulte de comportements accumulés, fondés sur des
normes, des règles, des conventions informelles, non mises en œuvre par des
institutions gouvernementales, et conduit à distinguer les comportements acceptés
des comportements déviants. Elle est un facteur indépendant dans la distribution des
coûts et des bénéfices sociaux.
Cohen met l’accent, non seulement sur la structure coercitive – à la fois légale
et informelle –, mais aussi sur les comportements individuels et les choix personnels
au sein de ces structures, qu’il juge fondamentalement explicatifs. Ainsi, la justice
d’une société n’est pas seulement fonction de sa structure coercitive, mais aussi des
choix personnels des individus dans ces règles, et une société juste au sens du
principe de différence exige non seulement des règles coercitives, mais aussi une
philosophie personnelle, c’est-à-dire une conception de la justice, pour les choix
individuels67. En l’absence de tels choix, censés être fondés sur la promotion d’une
distribution plus juste, des inégalités non nécessaires à l’amélioration de la situation
des plus défavorisés persisteront, ce qui est contraire au principe de différence, et
« un ethos qui détermine les choix au sein de règles justes est nécessaire dans une société
attachée au principe de différence » (Cohen, 1999, p. 270). Ainsi la justice exige une
philosophie individuelle au-delà de l’obéissance à des règles et à des normes, à des
structures coercitive et informelle, aussi justes soient-elles. À cet égard, en
distinguant les choix personnels et la structure législative68, Cohen est plus kantien
que Rawls. Pour Kant, « on appelle la simple conformité ou non-conformité d’une action,
abstraction faite des mobiles de celles-ci, légalité, <Gesetzmässigkeit> et, en revanche,
moralité (éthique) la conformité en laquelle l’Idée du devoir selon la loi est en même temps le
mobile de l’action » (1797, p. 93).
Il est vrai que Rawls a recours à un impératif catégorique de type kantien,
mais il s’agit uniquement d’un impératif de droit. En revanche, pour Cohen, il s’agit
également d’un impératif de vertu, dans la mesure où les actes individuels, aux côtés
de la structure informelle de la société ne font, par définition, l’objet d’aucun cadre
légal. Inclure cet ensemble de modes de comportement dans la structure de base de
la société reviendrait à admettre que tout comportement individuel peut faire l’objet
de jugements de justice. L’alternative est la suivante. Soit Rawls restreint la justice à
l’ordre légal coercitif, soit il admet l’application des principes de justice aux pratiques
sociales et aux choix personnels non dictés par la loi. Dans le premier cas il délimite

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
67 Une société fondée exclusivement sur la structure coercitive, c’est-à-dire dans laquelle les choix des
individus n’ont pas d’influence, correspondrait à un régime totalitaire.
68 « Selon Kant, les mêmes principes moraux sont valables pour les deux domaines fondamentaux de la pratique

humaine, la vertu et le droit, mais y trouvent une application différente » (Höffe, 1988, p. 65).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 89

arbitrairement son sujet, dans le second cas il échoue dans sa tentative de restreindre
la justice à la structure. Il juge la structure, et non les actions. Dans tous les cas, son
interprétation assimile la structure de base à la structure légale coercitive. Or, Cohen
lui reproche d’être insuffisamment précis sur ce point, au sens où une construction
étroite telle que celle énoncée précédemment est jugée arbitraire en ce que la
structure légale coercitive n’est pas la seule à exercer des effets sur les individus, et
les principes de justice doivent alors s’appliquer à la fois aux ordres coercitif – formel
et informel –, non coercitif, et aux comportements et choix individuels.

L’objection structure de base : le conservatisme de Rawls

Un risque auquel s’expose le principe de différence rawlsien est la possibilité d’une


contradiction entre la réalisation de ce principe et le comportement d’individus
rationnels maximisateurs d’utilité, au sens où il est possible que ces individus
n’adhèrent pas au principe de différence. Par conséquent, il est possible que celui-ci
ne puisse pas s’appliquer strictement à la structure de base d’une société comprise au
sens institutionnel. L’individu occupe une place majeure dans l’analyse de Cohen,
sans pour autant que celle-ci puisse être qualifiée d’individualiste méthodologique. Il
l’insère l’individu dans une problématique plus large, qui renvoie à une culture de la
justice.
Le personnel est politique : pour Cohen, les choix personnels pour lesquels la
loi est indifférente sont décisifs pour la justice sociale. Des injustices de distribution
peuvent refléter des choix personnels dans une structure coercitive juste, ce qui
soulève la question de la responsabilité individuelle. En conséquence, Cohen propose
d’appliquer les principes de justice, non seulement aux règles coercitives, mais aussi
aux choix non légalement contraints des personnes. En outre, seuls des choix émis
par des personnes, qu’elles soient individuelles ou collectives, permettent de faire
évoluer la structure légale coercitive. En ce sens, Cohen critique le holisme radical
qu’il attribue à Rawls, qui « se restreint à la structure coercitive » (1999, p. 284), comme
conservateur, et il « rejette la position de Rawls qui consiste à appliquer les principes de
justice uniquement à la “structure de base” de la société » (1999, p. 251).
Cohen distingue deux formes de défense ou de justification des inégalités :
une défense « normative » qui approuve l’inégalité et la considère comme juste, et
une défense « factuelle », qui ne nie pas l’injustice de l’inégalité, mais qui estime que
le coût de sa suppression est trop élevé. Il rejetait alors l’hypothèse, associée à la
théorie sociale chrétienne, selon laquelle une suppression des inégalités repose sur
une modification des motivations individuelles. Il continue à critiquer une telle
approche mais commence à la prendre au sérieux. S’inscrivant dans le cadre d’une
structure rawlsienne, il estime que les principes de justice distributive doivent
également s’appliquer à des choix non légalement contraints. Ainsi, la justice
distributive serait non seulement une question de règles sociales, mais aussi une
90 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

question d’attitude et de choix personnels, et la justice d’une société dépendrait non


seulement de la structure légale coercitive, mais aussi des choix des individus dans
cette structure. Ces derniers seraient guidés par une culture de justice dont serait
doté chaque individu, sans laquelle persisteraient des inégalités nuisibles à
l’amélioration de la condition des plus défavorisés. Il considère qu’une telle culture
est nécessaire pour deux raisons liées, d’une part, à l’impossibilité de mettre en
œuvre des règles égalitaires pouvant être vérifiées et, d’autre part, au risque encouru
par la liberté si les règles devaient être toujours suivies à n’importe quel prix. Il serait
peu plausible de réduire la structure de base de la société et l’application des
principes de justice aux structures légales coercitives ; ils devraient s’appliquer, via
une philosophie égalitaire, aux choix et aux comportements des individus dans cette
structure élémentaire. Les principes de justice doivent pouvoir correspondre aux
comportements des individus non légalement contraints. Puisqu’il est impossible de
leur appliquer individuellement le principe de différence, ils doivent faire preuve
d’une philosophie égalitaire, par exemple inspirée par le principe de différence, ce
qui correspond à un comportement charitable de la part des plus riches à l’égard des
plus pauvres69.
Pour Cohen, une société devrait être dotée d’une culture de la justice pour
appliquer le principe de différence, si bien que les personnes les mieux dotées en
talent n’exigeraient pas de salaires élevés. Ainsi, il doit pouvoir exister une
correspondance entre philosophie individuelle et structure informelle. C’est
pourquoi Cohen évoque une philosophie sociale plutôt qu’une philosophie égalitaire.
Toutefois, il accorde une priorité explicative aux choix individuels, au sens où « ces
personnes ont réellement des alternatives : ce sont en effet uniquement leurs choix qui
reproduisent les pratiques sociales » (1999, p. 293), et seuls des choix individuels peuvent
modifier la structure sociale informelle, considérée comme donnée a priori. C’est en
ce sens que Cohen déplace la théorie politique d’une approche institutionnelle
fondée sur la structure légale à une approche interactionnelle fondée sur les
comportements, actions et interactions des individus et des groupes d’individus.

Une critique du principe de différence et de la justification incitation

Une autre critique de Cohen porte, non pas sur la structure de base, mais sur le
principe de différence, c’est-à-dire un principe général de justice censé s’appliquer à
cette structure de base. Le principe de différence repose sur une acceptation des
inégalités si elles profitent aux plus défavorisés. Ainsi, les auteurs égalitaristes ont
beau accorder peu de crédibilité à la possibilité que les inégalités puissent profiter
aux plus défavorisés, ils ne nient pas qu’ils accepteraient les inégalités si c’était le cas,
et Cohen « ne [s]’oppose pas au principe de différence lui-même [mais] il n’existe quasiment

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
69Nous pouvons noter que cet énoncé renvoie à l’approche de Nozick, pour qui il est moralement
condamnable de ne pas venir en aide aux plus démunis.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 91

aucune inégalité significative qui puisse satisfaire la condition qu’il établit » (1999, p. 252-
253). Il développe une critique sur la notion d’incitation qui, pour Rawls, justifierait
une certaine dose d’inégalité. Ainsi, le principe de différence, sous l’hypothèse d’un
principe d’incitation, défend factuellement les inégalités et comporte un certain
nombre de contradictions, ce qui renvoie à une interrogation sur le comportement
individuel.

Une défense des inégalités au nom des incitations

Les égalitaristes que nous qualifions de socialistes s’interrogent sur l’égalité en


termes absolus, mais pas en termes relatifs. Leurs préoccupations correspondent à
l’existence d’une misère inutile, et l’égalité serait souhaitable en ce qu’elle
améliorerait la situation des personnes les plus défavorisées, sans préoccupation
quant à la détérioration de la situation des plus riches. En revanche, le principe de
différence rawlsien est favorable à l’inégalité dans la mesure où il permet
l’amélioration de la situation des plus défavorisés. En ce sens il s’oppose à une égalité
stricte. Il serait possible pour un égalitariste de défendre le principe de différence,
dans des circonstances où il existe des personnes défavorisées, en ce qu’un tel
principe pourrait aboutir à la disparition d’inégalités sociales. Par conséquent, le
statut de l’égalité est déplacé d’une prémisse à une conséquence. Le principe de
différence soulève un certain nombre de contradictions sur ce point. Une telle
défense des inégalités n’est pas tant normative que factuelle, et Cohen juge que ce
principe est vide de contenu opérationnel.
Pour Rawls, une inégalité est justifiée lorsqu’elle améliore la situation des plus
défavorisés. Une interprétation relativement répandue énonce que les incitations
matérielles associées à l’inégalité économique exerceraient une influence positive sur
la motivation productive. Un tel argument est une interprétation possible du
principe de différence, et il peut être utilisé pour justifier une diminution des impôts
pour les plus riches. Le raisonnement se décompose de la manière suivante. La
prémisse normative majeure énonce que les inégalités économiques sont justifiées
lorsqu’elles bénéficient aux personnes défavorisées. La prémisse factuelle mineure
énonce que lorsque les impôts sont plus faibles, alors les plus riches – considérés par
définition comme les plus talentueux – sont plus productifs, et les plus pauvres ont
une meilleure situation matérielle. Par conséquent, une politique publique visant à
améliorer la situation des plus pauvres devrait diminuer les impôts des personnes les
plus riches, cette situation étant plus favorable à ceux-là que dans une société plus
égale. Le principe de différence peut ainsi être utilisé pour justifier une diminution
des impôts pour les catégories les plus favorisées, au sens où celles-ci seraient
incitées à améliorer leur productivité. Ainsi, une plus grande somme serait
disponible pour la redistribution, et des opportunités d’emploi s’ouvriraient aux plus
pauvres. Des incitations porteuses d’inégalités seraient alors justifiées en ce qu’elles
amélioreraient la situation des personnes défavorisées. Une politique telle que celles
92 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

mises en œuvre par les gouvernements britannique et américain au début des années
1980 pourrait alors reposer sur le principe de différence70. Toutefois, cet argument
repose sur l’hypothèse du caractère égoïste des préférences et d’un comportement
stratégique de la part des personnes riches dotées des caractéristiques permettant
l’obtention d’un revenu élevé. L’inégalité n’est nécessaire que si ces personnes
décident de produire moins en cas de diminution des inégalités. Or, ce qui semble
être une défense normative de l’inégalité, est en réalité une défense factuelle. Rawls
ne démontre pas que l’inégalité porteuse d’incitation est juste, il se contente
d’affirmer qu’elle est inévitable. Un premier élément de critique est une question de
définition : Rawls désigne les personnes les plus favorisées comme les personnes
talentueuses. Or, le talent n’équivaut pas à la capacité d’obtenir un revenu
relativement élevé. La seule affirmation valable énonce que ces personnes sont dotées
d’une situation telle qu’elles peuvent exiger un revenu plus élevé, et qu’elles font
varier leur productivité autour de ce revenu. Pourtant, il est possible d’affirmer que
leur position résulte de circonstances aléatoires, ce qui est contraire à l’hypothèse
rawlsienne selon laquelle les opportunités sont les mêmes pour tous. « L’argument
incitation en défense de l’inégalité représente une application déformée du principe de
différence » (Cohen, 1999, p. 257)

Principe de différence et comportement individuel

L’absence de l’individu dans la structure de base rawlsienne, telle que la fait


apparaître la critique de Cohen, ne suppose pas pour autant son absence du modèle
explicatif. À la lecture des travaux de Cohen, il est possible d’établir des liens entre la
défense du principe de différence et l’intégration de l’individu à l’analyse. Malgré
l’implicite, la pratique de la solidarité n’est pas présupposée par le principe de
différence), et la lecture de ce principe repose sur le statut accordé aux individus ;
pour Cohen, il exige une culture de la justice.
Contrairement à ce que laisse entendre Rawls, le principe de différence n’est
pas nécessairement compatible avec un comportement de solidarité. Une critique
porte sur la prémisse factuelle mineure de l’argument, qui conduit à la conclusion
selon laquelle les riches seraient plus productifs s’ils payaient moins d’impôts. Une
telle affirmation n’est pas justifiée ; il est nécessaire de dégager les raisons pour
lesquelles les riches, même en faisant l’hypothèse qu’ils correspondent aux
talentueux, seraient plus productifs en payant moins d’impôts. Ce que font les
personnes dépend des raisons pour lesquelles elles le font. Soit leur capacité de
travail sera accrue, soit leur volonté au travail sera renforcée. Dans la première
hypothèse, cela signifierait que les riches doivent consommer plus physiquement
pour être plus productifs. C’est peu vraisemblable. En réalité, ce qui est modifié est
leur alternative coût-bénéfice. Dans la seconde hypothèse, une diminution d’impôt

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
70 Notons que de telles politiques sont également encouragées par les travaux libertariens de Nozick.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 93

pour les riches aurait pour effet d’atténuer leur réticence au travail. Or, le bien-être
n’est pas uniquement une question matérielle, et il n’est pas la seule chose à laquelle
il est rationnel de s’intéresser. Ainsi, la disparition d’une inégalité monétaire pourrait
conduire les individus à lui substituer une autre inégalité. Elle pourrait être en
termes de statut, telle que décrite par Roemer (1982), et il peut exister tout un
ensemble de motivations non monétaires. Reste que l’argument incitation, s’il est
présenté par les plus riches comme un comportement coopératif, est avant tout une
preuve de manque de solidarité à l’égard des membres d’une même communauté, ce
qui conduit à nier l’hypothèse de fraternité présentée par John Rawls. Si les membres
d’une société acceptaient le principe de différence, aucune incitation ne serait
nécessaire.
Il est possible d’avoir plusieurs lectures du principe de différence, selon le rôle
accordé aux intentions individuelles. Avec une lecture stricte, qui est celle de Rawls,
les inégalités ne sont nécessaires que lorsqu’elles existent indépendamment des
intentions individuelles. Comme nous l’avons analysé précédemment, les impératifs
catégoriques rawlsiens font référence aux structures institutionnelles, et non aux
comportements individuels. En revanche, une lecture plus large, celle de Cohen, tient
compte de nécessités relatives à ces comportements. L’affirmation selon laquelle
l’existence d’une inégalité ne peut améliorer la situation des plus pauvres que sous
l’hypothèse de comportement maximisateur des plus riches résulte d’une lecture
large du principe de différence. Une lecture stricte repose implicitement sur
l’hypothèse selon laquelle les personnes sont attachées à une conception de la justice
articulée par le principe de différence, puisque « chacun accepte et sait que les autres
acceptent également les mêmes principes essentiels de droit et de justice […], affirme ces
principes de justice et agit au quotidien selon eux » (Rawls, 1980, p. 521). Une telle
conception doit alors agir sur la motivation des citoyens. Le soutien mutuel entre
personnes est un aspect nécessaire du principe de différence.
Pour Cohen (1992, p. 314), « la justice est elle-même un compromis ou un équilibre
entre l’intérêt individuel et les revendications d’égalité ». C’est en ce sens que le principe
de différence exige une culture de la justice, une philosophie. Cohen est « convaincu
qu’en général, une société juste est impossible sans une [philosophie] » (Idem, p. 315). La
conjonction entre défense des intérêts individuels et effectivité de la justice sociale ne
serait que fortuite. Une philosophie égalitaire rendrait ainsi inutile l’exigence de
porter un intérêt conscient aux personnes défavorisées, puisqu’il correspondrait à
une internalisation de cet intérêt. Une telle approche se présente comme un substitut
à la position d’indifférence mutuelle postulée dans la position originelle. D’une part,
rien ne dit que dans le cadre de leurs interactions, les personnes choisiraient un tel
comportement. D’autre part, l’indifférence mutuelle est incompatible avec les valeurs
de fraternité défendues par Rawls. Par conséquent, la lecture large préconisée par
Cohen est plus prudente que celle de Rawls, mais elle ne s’appuie pas
fondamentalement sur la justice, et exige des comportements individuels justes.
94 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Rawls doit alors abandonner soit les incitations à l’exercice du talent des plus riches,
soit les idéaux de fraternité. Cohen « pense qu’il vaut la peine de conserver les idéaux »
(Idem, p. 322).

Conclusion
Dans un contexte de domination utilitariste, Rawls a pris l’initiative d’un débat sur
l’égalité, en offrant un cadre d’analyse, et en proposant les biens premiers comme
critère à égaliser pour parvenir à une justice équitable, comme représentation du
bien-être social et mesure de la performance. Dworkin, estimant que des biens
premiers n’accordent pas une importance satisfaisante aux responsabilités
individuelles, a proposé le critère de ressources. Sen, quant à lui, s’est positionné
dans une situation intermédiaire ou transcendante, en proposant la notion de
capabilité. Ainsi, de Rawls à Sen, la sophistication du débat sur la nature de l’objet à
égaliser est allée croissante pour parvenir, avec les capabilités, à un critère intégrant
de multiples dimensions du bien-être, jusqu’à l’épanouissement individuel, ouvrant
ainsi la possibilité de construire des théories de la justice dépassant l’opposition entre
’égalité et liberté. En outre, la question du rôle des comportements individuels, ainsi
celle la cohérence logique du principe de différence, très largement abordés dans les
travaux de Gerald A. Cohen interrogent la pertinence de l’appareil théorique des
théories de la justice et leur offrent un éclaircissement supplémentaire.

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96 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Des inégalités justes

Michel HERLAND71
CEREGMIA, Université des Antilles et de la Guyane

« Il est manifestement contre la Loi de la Nature, de quelque


manière qu’on la définisse, qu’un enfant commande à un
vieillard, qu’un imbécile conduise un homme sage, et qu’une
poignée de gens regorge de superfluités, tandis que la multitude
affamée manque du nécessaire » (J.-J. Rousseau, 1755).

Les inégalités sont partout dans notre monde. On les juge en général très
différemment suivant qu’on se situe d’un côté ou l’autre de la balance. Celui qui est
installé sur le plateau le plus lourd ne trouve rien à redire à sa situation, par contre
celui qui est relégué sur le plateau le plus léger crie à l’injustice. C’est ainsi que l’on
voit des riches profiter de leur fortune sans aucune vergogne, trouvant tous les
arguments nécessaire pour la justifier : ils – ou leurs parents – ont travaillé dur, ils
donnent du travail à de nombreuses personnes qui, sans eux, se trouveraient
démunies, sans parler de ceux qui se suffisent du constat que les riches sont aimés –
voir le succès de la presse « people »72. Les pauvres, pourtant, se plaignent de leur
sort, ce qui signifie qu’ils ne considèrent pas qu’il soit mérité.

Une expérience de pensée


La principale difficulté, dès qu’on parle des inégalités, consiste à sortir de
l’affrontement des points de vue antagonistes. Car on a toujours un bon motif de
justifier telle ou telle inégalité, ne serait-ce que la divine Providence. Pour illustrer
cette difficulté, considérons l’exemple suivant adapté d’Amartya Sen. Dans
l’introduction de son livre, l’Idée de justice, il propose une expérience de pensée
mettant en scène trois enfants, Anne, Bob et Carla qui se disputent la propriété d’une
flûte73. Propriété et non simple possession, il s’agit donc bien pour chaque
protagoniste d’invoquer un argument de droit (ou de justice). Nous complétons
l’exemple de Sen en ajoutant deux autres enfants, Joseph et Zorba. Joseph détient
déjà la flûte lorsqu’il se présente devant les trois autres enfants. Ces derniers lui

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
71 Michel.Herland@martinique.univ-ag.fr.
72 Ce dernier argument, pour ridicule qu’il puisse paraître à première vue, n’est peut-être pas le
moindre. Que les riches soient ou non aimés des pauvres, il est un fait que les seconds ne contestent
guère la prééminence des premiers. Cf. Smith (1759) et Herland (2011).
73 Sen (2009), p. 38-40.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 97

contestent immédiatement une possession qu’ils estiment tous les trois injustes. « Elle
est à moi, affirme pourtant Joseph, puisque je l’ai trouvée ; elle trainait sur le chemin et je l’ai
ramassée ». Anne prend alors la parole : « Non, elle est à moi parce que je suis la seule à
pouvoir en jouer ». Elle est immédiatement coupée par Bob : « Non, c’est à moi qu’elle
revient parce que mes parents sont pauvres, je n’ai contrairement à vous aucun jouet,
donnez-la moi ». Enfin Carla se fait entendre : « La flûte m’appartient parce que c’est moi
qui l’ai fabriquée, comment oseriez-vous me priver du fruit de mon travail ? » L’histoire
s’arrêterait là si Zorba, à ce moment, ne faisait pas irruption. Plus costaud que les
autres, il se précipite sur Joseph, lui arrache la flûte et déclare : « Cette flûte est la
mienne ; je vous la prêterai peut-être si vous reconnaissez que je suis le plus fort ». Cette
petite expérience est significative. Chacun peut vérifier que les arguments des uns et
des autres peuvent être considérés comme valides suivant les circonstances. Un
trésor – un gisement, une invention, etc. – appartient, dans certaines conditions, à
celui qui l’a découvert (Joseph). On ne va pas priver d’un instrument de musique la
seule personne qui est capable d’en jouer (Anne). Le pauvre est bénéficiaire de
l’assistance publique ou de la charité privée (Bob). Le principe de la propriété de
chacun sur le fruit de son travail (Carla) est commun aussi bien aux libéraux qu’aux
socialistes. Le dernier exemple, qui met en avant le droit du plus fort, paraîtra peut-
être moins acceptable du point de vue de la justice mais il n’en est rien. Il correspond
peu ou prou à la fable de Hobbes dans le Leviathan (Herland, 2010). Alors que les
quatre premiers protagonistes sont tous sûrs de leur bon droit, l’intervention de
Zorba leur permet de résoudre un conflit insoluble. Il est donc tout à fait
envisageable qu’ils acceptent de légitimer la dictature de Zorba.

Question de méthode
Les expériences de pensée comme celle à laquelle on vient de se livrer sont
l’instrument privilégié de la philosophie morale. Elle est déjà présente dans la « règle
d’or ». Que signifie en effet l’acceptation de cette règle – « ne pas faire aux autres ce que
je ne voudrais pas qu’on me fasse à moi-même » – sinon que je me substitue par la pensée
à l’autre que je m’apprête à maltraiter, ce qui doit m’empêcher de malfaire ?
L’impératif catégorique de Kant suppose la même démarche. Avant de décider si une
maxime est juste, j’imagine quelles seraient ses conséquences si tout monde
l’adoptait. Enfin, pour ne pas multiplier les exemples, lorsque Rawls nous demande
de nous placer sous le « voile d’ignorance » pour choisir les principes de justice, il
nous demande explicitement de nous mettre à la place de n’importe quel autre
membre du groupe auquel nous appartenons74.

Cette manière de se mettre à la place d’une autre personne pour comprendre


sa situation (et ses arguments) avant de décider comment je dois me comporter à son

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
74 Ce qui n’empêche pas Rawls de poser que l’individu représentatif – celui qui envisage les
différentes positions dans lesquelles il pourrait se retrouver – se comporte de façon purement égoïste.
98 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

égard, suppose que je sois de bonne volonté. En d’autres termes, on ne peut pas
discuter de morale si l’on n’est pas un être moral. A priori on se trouve en face d’une
impossibilité logique : comment puis-je savoir si je suis un être moral sans connaître
préalablement les règles de la morale ? De fait, la contradiction est réelle. Il ne suffit
pas d’être capable de se mettre à la place de l’autre pour être moral, encore faut-il le
faire avec bienveillance – ce qu’Adam Smith appelle la « sympathie ». Il serait absurde
de nier qu’il existe des êtres authentiquement pervers qui sont tout à fait capables de
se mettre à la place de l’autre mais qui prennent plaisir à imaginer ses souffrances.
Au contraire, un être doué de la capacité morale ne peut pas imaginer les souffrances
de l’autre sans souffrir lui-même.

Pour raisonner sur la morale, il est vivement recommandé de ne pas être


partie prenante dans la décision. De même que les riches trouvent facilement des
justifications à leur richesse, les colonisateurs en ont autant pour justifier leurs
conquêtes, ou les pauvres s’ils se font voleurs. D’où une autre condition,
l’impartialité – qui se trouvait également chez Smith – pour raisonner valablement en
morale. Il est évidemment très difficile de se montrer impartial dans les questions de
morale, puisqu’il s’agit d’aboutir aux principes qui commanderont mon
comportement. La technique de l’expérience de pensée peut néanmoins y aider. Je ne
suis pas moi-même intéressé par la flûte ; je dois être capable d’entendre les
arguments en présence sans m’impliquer personnellement, et de décider lequel
retenir. Sauf que ça n’est pas si simple. La rapide présentation, ci-dessus, des divers
arguments a montré qu’ils étaient tous valables à un titre ou à un autre. On admet
communément que la découverte (Joseph), le talent (Anne), la pauvreté (Bob), le
travail (Carla) et même la supériorité physique75 (Zorba) donnent des droits. Or il n’y
a qu’une flûte, donc le partage sera nécessairement inégal.

Question de domaine
En faisant intervenir deux enfants supplémentaires dans l’exemple de Sen, on
n’est pas arrivé tout à fait au bout des revendications qui peuvent s’exprimer plus ou
moins légitimement à propos de la flûte. On devrait encore s’interroger sur les droits
des absents. On pourrait introduire à ce stade un enfant nommé Boubacar qui vit très
loin des autres, sur un autre continent, et qui ne possède pas déjà une flûte. Peut-être
même est-il beaucoup plus démuni encore que Bob. Faut-il faire comme s’il n’existait
pas et lui dénier a priori tout droit sur la flûte sous prétexte qu’il ne peut pas venir la
revendiquer en personne ? Cette question est loin d’être théorique ou abstraite
puisqu’elle recouvre celle du droit des pays les plus pauvres à l’aide internationale.
On ne l’abordera cependant pas ici, afin de ne pas surcharger l’analyse des inégalités

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
75Pour ne pas revenir sur l’exemple – complexe – de Hobbes et du contrat passé avec un dictateur, on
peut songer simplement aux concours ou aux matchs sportifs qui couronnent les plus forts dans leur
discipline.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 99

justes, qui est déjà suffisamment complexe lorsqu’on les envisage dans le cadre d’un
seul pays76. Se restreindre à un pays présente par ailleurs l’avantage pour l’analyse
de déboucher sur des recommandations politiques directement applicables. Faute
d’un gouvernement mondial, les besoins des peuples les plus démunis sont
abandonnés à la générosité des pays nantis. Alors que dans un pays comme le nôtre,
les droits des pauvres peuvent se voir reconnus dans des lois d’application
immédiate… même si leur mise en œuvre se heurte souvent à des résistances, que
l’on songe à la loi sur le logement « opposable » (en raison de l’insuffisance
persistante de l’offre de logements adaptés) ou même au RSA (qui n’est pas demandé
par tous ceux qui y auraient droit).

Par la suite, nous commencerons par examiner les deux principales raisons qui
justifient le maintien de certaines inégalités : (i) Les inégalités sont justes parce
qu’elles sont naturelles ; (ii) les inégalités sont justes parce qu’elles permettent
d’atteindre un objectif qui est lui-même juste. Avant de tenter d’apporter des
réponses concrètes à notre question : quelles sont les inégalités justes ?

Des inégalités justes parce que naturelles


De même que certaines heures de la journée sont éclairées par le soleil et d’autres
plongées dans l’ombre, certains hommes sont abonnés à la clarté et d’autres à
l’obscurité. À prendre au sens propre (les aveugles existent !) et au sens
métaphorique. Présentée ainsi, la thèse qui prétend justifier les inégalités par la
nature paraît irrémédiablement choquante. Nous savons instinctivement qu’un
aveugle doit être aidé lorsqu’il veut traverser une rue, par exemple. Ce sens du
devoir qui est ancré en nous est tout aussi naturel que la cécité ; il prouve que si l’on
ne peut pas rendre la vie à un aveugle, il a droit à des compensations ; cela signifie,
d’une certaine manière, que nous considérons que le sort de l’aveugle – bien qu’il soit
naturel – est injuste. Cet exemple invite à revenir une dernière fois sur notre position
en tant que juge de ce qui est juste ou injuste. Elle suppose évidemment que nous
soyons doués du sens moral : nous ne prendrons aucun plaisir et même nous ne
serons pas indifférents au spectacle de l’aveugle qui s’est fait écraser parce qu’il s’est
lancé tout seul au milieu de la circulation et nous aurons des remords si – placés en
position de lui prêter assistance – nous nous sommes abstenus. Quant au sens
métaphorique que l’on peut donner à cet exemple, nous convenons également que
chacun, riche ou pauvre, a droit aux lumières de l’instruction. Nous voyons bien, en
même temps, que nos devoirs envers l’aveugle – tels du moins que nous les
percevons instinctivement – sont limités. Nous n’attendrions pas indéfiniment,
postés à un carrefour dangereux, qu’un aveugle se présente. De même nous
refuserions, au-delà d’un certain seuil, de payer pour l’éducation des plus pauvres.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
76Nous l’avons traitée dans Herland (2007) qui contient une critique et une amplification des droits
des pays les plus pauvres tels qu’ils leur sont reconnus dans Rawls (1999). Voir aussi Herland (2008-a).
100 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Des caractéristiques individuelles différentes

Afin de mieux comprendre comment se pose la question des inégalités naturelles, il


peut-être utile de recourir aux instruments de l’économiste. Deux individus
quelconques ont des caractéristiques différentes du point de vue de la production des
richesses. Par exemple, le premier est très productif (il produit beaucoup en
fournissant peu de travail) et il est en même temps un gros travailleur (il préfère le
travail au loisir). À l’inverse, le second est peu porté à l’effort et ces derniers ne
portent guère de fruits. Deux individus avec des caractéristiques aussi opposées
atteindront naturellement des résultats très inégaux : le premier produira beaucoup
et le second fort peu. Sur cet exemple le zèle et la productivité sont corrélés. Ce n’est
pas toujours le cas. Dans l’exemple inaugural de Sen, Carla est pleine de zèle pour
fabriquer une flûte mais quand il s’agit de produire de la musique, il vaut mieux faire
confiance à Anne. Ainsi, même lorsqu’on s’en tient à ce simple aspect des inégalités
qui est celui de la production des richesses, on tombe sur la question de savoir s’il
vaut mieux récompenser l’effort (Carla) ou le talent (Anne). Dans les sociétés
humaines on préfère récompenser le talent : à travail égal (voire inférieur) les
vedettes du football les mieux payées peuvent gagner jusqu’à deux ou trois mille fois
plus que les smicards. Chez les animaux évolués il en va de même, le mâle doté du
plus beau plumage, ou du plus beau ramage aura davantage de femelles ou de
meilleures femelles que les autres. Il est donc naturel que les meilleurs aient plus ou
mieux que les autres mais est-ce juste ? Ce problème est au cœur de la réflexion des
quelques penseurs qui ont réfléchi sérieusement aux arguments en faveur de
l’égalitarisme.

Peut-on justifier l’égalité ?

Le point de départ de ces défenseurs de l’égalité des droits est encore « naturaliste »
(ils considèrent eux aussi la nature humaine) mais plutôt que de s’intéresser aux
qualités des humains, ils mettent en avant leurs besoins. En première analyse, en effet,
les besoins sont (au moins grossièrement) égaux. Manger, boire, se mouvoir,
procréer, cultiver son corps et son esprit, se reposer, etc. : tous les humains se
ressemblent à cet égard ; ils doivent satisfaire ces besoins élémentaires pour vivre
une vie digne de ce nom. Parmi les premiers propagandistes de cette thèse, on peut
citer par exemple La Boétie. Dans le Discours sur la servitude volontaire, il affirme que
tous les hommes ont été « dessinés sur le même modèle » : « Cette bonne mère [la
nature] nous a donné à tous la terre pour demeure, nous a tous logés, en quelque sorte, en
même maison, nous a tous dessinés à même modèle afin que chacun se pût mirer et quasi-
reconnaître l’un dans l’autre » (La Boétie, 1576, p. 22, n.s.).

Le jeune Proudhon, celui du Premier Mémoire sur la propriété, fondait lui aussi
« l’égalité des droits » sur « l’égalité des besoins » (Proudhon, 1840, p. 134). Partant
de là, la société juste devait faire à tous « part égale des biens, sous la condition égale
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 101

du travail » (ibid., p. 265), quitte à contraindre ceux qui n’auraient pas un goût
suffisant pour le travail. Proudhon admettait donc que les courbes des graphiques
précédents (à droite) qui traduisent le penchant de chacun pour le travail, puissent
différer largement d’un individu à l’autre. En égalitariste conséquent, il en déduisait,
dans la lignée des premiers auteurs communistes comme More et Campanella
(Herland, 2006), que le travail forcé était la conséquence inéluctable de l’égalité des
revenus : « Le fainéant, le débauché, qui, sans accomplir aucune tâche sociale, jouit comme
un autre des produits de la société, doit être poursuivi comme voleur et parasite. Nous nous
devons à nous-mêmes de ne lui donner rien ; mais puisque néanmoins il faut qu’il vive, de le
mettre en surveillance et de le contraindre au travail » (Proudhon, 1840, p. 265, n.s.).

L’inégalité des talents

Reste l’inégalité des talents, celle qui est illustrée sur les graphiques ci-dessus à
gauche. Proudhon ne négligeait pas cet aspect de la question à laquelle il apporte
d’ailleurs des réponses diverses. Pour les tâches « indifférenciées » que tout un
chacun, ou presque, peut réaliser, quoique avec une efficacité inégale, il proposait de
fixer la quantité à produire, chacun y consacrant un temps plus ou moins long en
fonction de sa dextérité, son expérience, etc.77. La question est plus délicate quand on
considère les tâches qui exigent des compétences particulières. Or, Proudhon le
reconnaissait lui-même, « cette variété de degré dans les mêmes facultés, cette
prédominance de talents pour certains travaux, est le fondement même de notre
société » (ibid., p. 269). Comment concilier dans ce cas l’inégalité des capacités
contributives avec l’égalité des capacités consommatrices ? Non seulement Proudhon
croit possible une telle conciliation mais il décrit précisément en quoi elle consiste :
« Le sentiment social prend alors, selon les rapports des personnes, un nouveau caractère :
dans le fort, c’est le plaisir de la générosité ; entre égaux, c’est la franche et cordiale amitié ;
dans le faible, c’est le bonheur de l’admiration et de la reconnaissance » (ibid., p. 270). La
solution proudhonienne repose donc en dernière analyse sur l’abnégation des
meilleurs : « L’homme supérieur par la force, le talent ou le courage, sait qu’il se doit tout
entier à la société, sans laquelle il n’est et ne peut rien ; il sait qu’en le traitant comme le
dernier de ses membres, la société est quitte envers lui. Mais il ne saurait en même temps
méconnaître l’excellence de ses facultés ; il ne peut échapper à la conscience de sa force et de sa
grandeur : et c’est par l’hommage volontaire qu’il fait alors de lui-même à l’humanité, c’est en

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77Cf. Herland (2008b). Dans un atelier d’imprimerie, tous les typographes n’ont pas la même dextérité
pour assembler les caractères, certains travaillent plus vite que d’autres. Nous sommes ici dans le
cadre d’une entreprise capitaliste où les ouvriers sont payés à la tâche. Il n’y est a priori pas question
d’égalité. De fait, s’il y assez d’ouvrage pour tout le monde, « chacun est libre de s’abandonner à son
ardeur, et de déployer la puissance de ses facultés : alors celui qui fait plus gagne plus, celui qui fait moins gagne
moins ». Par contre, lorsque le travail se fait rare, les ouvriers se le partagent à égalité de telle sorte que
chacun reçoive la même paye. Le seul avantage des travailleurs les plus adroits (les plus rapides) est
alors de travailler moins longtemps que les autres pour le même salaire. Proudhon voit dans cet
exemple de « justice distributive » appliquée au travail une illustration de sa propre conception de la
justice (ibid., p. 163).
102 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

s’avouant l’instrument de la nature, qui seule doit être en lui glorifiée et bénie… que l’homme
se distingue et s’élève » (ibid.)

Proudhon reprend ici au présent une thèse qui se trouvait déjà chez un Pierre
Leroux et même, bien avant, chez La Boétie (Herland, 2008b). Proudhon, cependant,
va nettement plus loin que ses devanciers. Il ne se contente pas d’une pétition de
principe ; il propose une explication : « l’homme supérieur se doit tout entier à la
société sans laquelle il n’est et ne peut rien ». L’homme est un animal social ; aussi fort et
talentueux soit-il, il ne peut pas survivre autrement que dans des conditions
misérables (celle de l’ermite ou de Robinson) sans coopérer avec ses frères humains.
Dans le Premier Mémoire Proudhon prend l’exemple des grenadiers qui tirent
l’obélisque de Louxor sur la place de la Concorde. 200 grenadiers qui tirent ensemble
déplacent l’obélisque. 200 grenadiers tirant successivement ne le feront pas bouger
d’un pouce. 1 + 1 ne font pas nécessairement 278. L’humanité n’aurait pas accompli
tout ce qu’elle a accompli sans la force collective, sans la coopération.

Cela est vrai pour n’importe quel représentant de notre espèce, mais le cas du
talentueux est particulier. D’abord, ce qu’on appelle talent individuel est pour une
grande part le résultat d’un apprentissage qui fut coûteux pour la société. Le sujet
talentueux est donc endetté envers elle. Même s’il n’est pas altruiste au point
d’apporter à la société l’intégralité du fruit de ses efforts, il a au moins ce devoir
élémentaire de rendre ce qu’on lui a prêté. Mais que doit-il au-delà ? Pour répondre,
on peut comparer deux talents très différents à la fois dans leur contenu et dans les
bénéfices qu’ils apportent à leurs détenteurs. Certains, par exemple, sont adroits avec
leurs pieds et sont champions de football. D’autres sont doués pour écrire des vers et
publient des plaquettes à compte d’auteur, tout en enseignant pour gagner de quoi
vivre. Les revenus des premiers peuvent atteindre plusieurs millions d’euros par an,
ceux des seconds quelques milliers. L’utilité sociale des footballeurs est-elle
supérieure à celle des poètes ? Pour les libéraux cela ne fait aucun doute : si les
footballeurs sont capables de monnayer leurs services à un prix plus élevé que les
poètes, ils sont de facto plus « utiles ». Mais il ne s’agit que d’une définition –
purement économique – de l’utile. En réalité, les gains exorbitants des footballeurs ne
sont pas plus justifiés (plus « justes ») que ceux des émirs du pétrole. Dans les deux
cas, il s’agit d’une rente. Le pétrole est rare, le talent de champion de foot aussi
(toujours par rapport à la demande qui se manifeste sur le marché). Mais le
footballeur ne travaille pas davantage que le professeur-poète : il n’a pas davantage
de « mérite » ; il a simplement la chance de posséder un talent plus prisé sur le
marché. Proudhon poussait-il le raisonnement jusque-ici quand il écrivait que
l’individu ne peut rien sans la société ? Voulait-il dire précisément que seule la

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
78« Deux cent grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor (sic) sur sa base ; suppose-t-on
qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme
des salaires eût été la même » (Proudhon, 1840, p. 155).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 103

société est capable de reconnaître les mérites de l’individu, c’est-à-dire de donner un


prix aux produits de ses facultés ? Cela n’est pas certain. Que veut-il dire exactement
quand il ajoute que « l’homme supérieur… ne saurait méconnaître l’excellence de ses
facultés » ? Proudhon était-il conscient que l’excellence, ici, n’a rien d’une essence,
qu’elle est plutôt le résultat d’un hasard bienheureux ? Peut-être lorsqu’on lit, dans le
Premier mémoire, que les talents sont moins inégaux que différents (« l’inégalité des
talents… n’est que la spécialité des talents », 1840, p. 228).

Egalité des besoins ?

La thèse égalitariste, on l’a vu, se fonde sur l’égalité des besoins, qui est postulée
plutôt que démontrée. Les économistes partent du postulat inverse. Dans l’exemple
présenté plus haut, les comportements différents d’arbitrage entre le travail et le
loisir correspondent à une intensité des besoins très différente selon les individus.
Pour les économistes, en effet – autre postulat – les individus sont rationnels79. Dès
lors, si le premier individu préfère travailler davantage que le second, c’est parce
qu’il a plus de besoins, c’est-à-dire plus précisément qu’il souhaite accéder à
davantage des biens acquis grâce au revenu fourni par le travail. Les autres besoins
qui sont satisfaits gratuitement sont pris en compte, pour leur part, par
l’intermédiaire de la variable loisir. Dès lors, à partir du moment où l’on accepte que
les fonctions d’utilité individuelles sont différentes, l’égalité n’est ni optimale ni juste.

Convaincus pour leur part que les besoins sont identiques, les égalitaristes ne
varient pas moins sur la marge de liberté qu’on peut laisser aux individus dans leurs
choix de consommateurs. Les utopistes de la Renaissance ne cachaient pas leur
intention normative. Ils se considéraient en droit de dire ce qui était bon pour les
humains (cultiver son esprit) et ce qui ne l’était pas (vivre dans le luxe). En
conséquence, ils entendaient restreindre la production des biens matériels et dégager
le plus de temps possible pour ce qui comptait vraiment à leurs yeux, l’otium des
Latins, le temps consacré à l’étude ou à la méditation. Chacun devait disposer
uniquement des mêmes biens matériels (vêtements d’uniforme, repas pris en
commun, logements identiques, …) et donner en échange à la collectivité le même
temps de travail. Bien qu’égalitariste, le premier Proudhon n’allait pas tout à fait à
cette extrémité. Il permettait que la durée du travail varie en fonction de la
productivité individuelle80 et il restait dans le cadre d’une économie monétaire où les
revenus étaient versés en monnaie, ce qui laissait au consommateur la latitude de
choisir entre des biens différents. Cependant, dans la mesure où il fixait un revenu
égal pour tous, il interdisait lui aussi, en pratique, toute différenciation véritable des
genres de vie. Il est en effet impossible dans un tel système d’arbitrer entre ou bien

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
79La science économique est souvent définie comme la science des choix rationnels.
80Là où elle était facilement mesurable, comme pour les compositeurs dans les imprimeries, et dans le
cas de rareté de l’emploi disponible (cf. supra).
104 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

beaucoup de travail et de biens matériels81, ou bien beaucoup de loisirs et peu de


biens matériels. Dès que l’on accepte de tenir compte de l’inégalité des besoins entre
individus, imposer l’égalité des consommations devient contraire à la justice. C’est
pourquoi le slogan marxiste s’énonce : « de chacun selon ses capacités, à chacun
selon ses besoins ». Simplement, comme Marx lui-même a pris soin de le préciser,
pour rendre un tel programme possible, il faut être capable de satisfaire n’importe
quel besoin d’un individu sans nuire aux autres. Cela suppose l’abolition de la rareté,
une perspective qui, pour l’heure, loin de se rapprocher de nous s’en éloigne82.

L’autocensure des désirs

L’opposition entre les égalitaristes et les économistes porte donc in fine sur la
question de savoir si les fonctions d’utilité sont suffisamment proches ou non. Il est
malheureusement impossible de trancher en toute certitude, d’une part parce que les
agents économiques, lorsqu’on les interroge, ne révèlent pas, en général, leurs
préférences, d’autre part et surtout parce qu’on ne possède pas d’échelle commune
pour mesurer les utilités individuelles83. Cependant, même si nous pouvions mesurer
les fonctions d’utilité, cela ne trancherait pas la question, car il peut y avoir un écart
entre les besoins tels que nous les ressentons, les exprimons et nos besoins réels. La
réponse apparaît donc suspendue à une question et une seule : les hommes ont-ils
vraiment les mêmes besoins ? Celle-ci, on l’a vu, peut être tranchée de manière
normative. Si l’on refuse d’adopter ce parti (qui peut s’arroger le droit de savoir
mieux que les autres où est leur intérêt ?84), on peut quand même constater que nous
nous autocensurons nous-mêmes en matière de désirs : nous les limitons en fonction
de nos possibilités. Le Français moyen, en général, n’ambitionne pas de posséder un
yacht de luxe ; il est content quand il a acheté une voiture de… moyenne gamme.
Mais cette irruption de la nécessité85 ne prouve rien, sinon que les humains ont
tendance à se comporter de manière rationnelle (à quoi bon désirer des biens que je
sais inaccessibles et dont la privation – si je les désirais – me rendrait malheureux).
On ne saurait sous-estimer l’influence de l’omniprésence des biens de luxe dans les
médias populaires (demeures de rêve, voitures puissantes aux lignes racées, yachts
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
81 « Matériel » est ici opposé à « spirituel ».
82 « Dans une phase supérieure de la société communiste,… quand, avec l’épanouissement individuel des
individus, les forces productives se seront accrues, et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront
avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la
société pourra écrire sur ses bannières : ‘ De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins’ » (Marx,
1875, p. 1420).
83 Les utilités individuelles ne sont ni mesurables ni comparables. C’est pour cette raison que les

économistes ont abandonné l’économie du bien-être benthamienne (qui suppose l’additivité des
utilités « cardinales ») au profit de l’économie du bien être parétienne qui se contente de connaître les
préférences (on parle alors d’utilités « ordinales » : je préfère ceci à cela sans pouvoir dire de combien).
84 John Stuart Mill, un auteur rangé parmi les libéraux, s’arroge néanmoins ce droit. Cf. L’Utilitarisme

(1860), Herland (2006), lettre 9 et ci-après.


85 Rappelons que Freud (1930) distinguait, à côté de la pulsion de plaisir (Éros) et de la pulsion de

mort (Thanatos), la nécessité (Ananké). Nos comportements sont alors expliqués comme le résultat de
ces trois forces (cf. Herland, 2011).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 105

cossus ou maxi-voiliers à la carène effilée, vacances dans des endroits paradisiaques).


Nous sommes soumis au bombardement constant de ce modèle de consommation.
Comment ne pas admettre que l’immense majorité des humains se précipiterait sur
touts ces bienfaits si l’occasion lui en était donnée ? Il y a deux manières
d’homogénéiser les fonctions d’utilité. La première est celle des premiers
communistes, comme More, qui enferment les citoyens sur une île et leur imposent
un seul mode de vie (spartiate, en l’occurrence). Faute de connaître autre chose, on
peut penser que les citoyens l’accepteront (à peu près) unanimement86. La seconde
consiste à mettre sous les yeux un seul modèle de consommation. Même s’il n’est pas
atteignable par le plus grand nombre, il lui servira d’idéal. Telle est la situation que
nous vivons aujourd’hui. Dès lors, on peut penser qu’il ne serait pas injuste
d’instaurer l’égalité des revenus. Ce serait le meilleur moyen d’éviter les frustrations
de tous ceux pour lesquels l’idéal restera toujours inaccessible.

La critique de Sen

Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, est l’économiste qui a le
plus apporté à nos conceptions de la justice. Il fonde ses propositions – dont nous
aurons à parler plus tard – sur une critique de la théorie économique du bien-être et
plus précisément des fonctions d’utilité. Il conteste que l’objectif de la justice sociale
puisse se résumer à maximiser l’utilité des plus défavorisés sur la base de ses
préférences existantes, en mettant en avant un argument distinct de celui que nous
venons de présenter. Il souligne que l’évaluation de son utilité par un individu est
limitée, en pratique, par la situation concrète qui est la sienne. Par exemple, une
femme vivant dans une société traditionnelle où l’excision est considérée comme une
pratique normale, ne sera pas en mesure de remettre en cause cette pratique, dont
elle est pourtant objectivement victime. En d’autres termes, cette femme pourra
s’estimer entièrement satisfaite de son sort si elle réunit les caractéristiques de la
réussite propres à la société dans laquelle elle vit (statut social, etc.), simplement
parce qu’elle n’est pas capable d’imaginer autre chose. Le point de vue de Sen peut-
être jugé paternaliste (il sait mieux que la femme en question ce qui est bon pour
elle) ; il peut néanmoins être accepté sur la base d’un raisonnement développé par
John Stuart Mill, dans un autre contexte : Aucune femme en mesure de choisir
librement n’accepterait l’excision (pour elle ou sa fille) ; le point de vue de celle qui
n’a pas, par ignorance, la liberté de choix ne saurait donc être retenu. On doit l’aider
à penser autrement (Mill, 1860). Sen a développé à plusieurs reprises cet argument à
propos de la femme indienne dans ses écrits, par exemple dans son dernier livre,
L’Idée de justice : « Dans l’Inde traditionnaliste, l’acceptation docile et sans douleur par les
femmes de leur soumission a cédé la place, au fil des décennies, à un ‘mécontentement créatif’
et à l’exigence d’un changement social… Le fait même de se demander pourquoi les femmes

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86 À condition toutefois que la dictature ne dégénère pas en un système inutilement cruel.
106 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

admettaient passivement leur condition, sans se plaindre ni créer de problèmes, a beaucoup


contribué à ce changement » (Sen, 2009, p. 334).

Des inégalités justes parce qu’utiles


Si l’égalité des revenus n’existe pas, c’est qu’elle est contraire au système capitaliste,
un système qui, faut-il le préciser, n’a pas ou n’a plus de concurrent et dont
l’immense majorité des humains semble vouloir s’accommoder (Herland, 2011). La
principale raison qui explique le succès planétaire de ce système réside dans sa
capacité à produire de plus en plus de richesses. Des richesses qui profitent peu ou
prou à tous, même si c’est dans des proportions très différentes. Le capitalisme est
libéral ; il libère les initiatives. Mais les inégalités constituent un moteur essentiel de
la production. Je veux gagner plus pour consommer autant que mon voisin plus
riche que moi, donc je travaille plus et je produis plus.

La liberté

Faute de disposer de cette incitation au travail que constituent les inégalités, les
égalitaristes ont dû accepter un système dictatorial : le travail obligatoire pour tous.
Certains d’entre eux étaient parfaitement conscients que le fait de garantir à chacun
un niveau de vie uniforme n’incitait pas à faire du zèle. Par exemple Charles
Germain, babouviste, s’interrogeait sur la manière de répondre à l’objection la plus
courante à l’égard de tout système égalitaire, « à savoir qu’il détruit le commerce et
l’industrie et qu’il encourage la fainéantise ». Sa réponse pose comme inéluctable
l’instauration d’un système totalitaire : « Comment la plier au travail cette masse,
comment l’amener à ne pas rester oisive ou à ne pas gaspiller ses forces dans les futilités ?
Selon moi, rien de plus facile : elle cédera au besoin, à l’impérieuse nécessité, ou bien encore on
saura la contraindre de vivre heureuse… Les individus qui refusent d’être heureux sont des
êtres dangereux, parce que quiconque ne coopère pas au bonheur commun y porte atteinte »87.
Une société juste peut-elle être totalitaire ? La réponse est évidemment non. Nous
chérissons tous la liberté. Certes, cette dernière ne sera jamais totale mais nous
n’aimons pas être embrigadés de force, sans pouvoir choisir ni le contenu de notre
travail, ni son rythme, ni sa durée. Mais la liberté que nous laisse le capitalisme n’est-
elle pas illusoire ? Le chômeur qui se présente tous les matins sur la place du village
dans l’espoir qu’un patron voudra bien l’embaucher pour la journée est-il plus libre
que le travailleur soviétique ? Et l’ouvrier à la chaîne ? Il n’est pas plus maître du
contenu de son travail, de son rythme et de sa durée qu’un esclave. Il faut bien
admettre que le capitalisme dans toute sa brutalité ne respecte pas la liberté d’un
grand nombre de ses serviteurs. A ce stade on ne peut rien conclure de plus que la
liberté n’est pas la justice, mais que la justice n’existe pas sans la liberté.

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87 Lettre de Ch. Germain à Babeuf datée du 5 thermidor an III in Dommanget (1970, p. 312). On
trouvera des extraits plus complets de cette lettre dans Herland (2008-b).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 107

L’optimum

La théorie pure du capitalisme a été présentée par Léon Walras. Sous certaines
conditions, il a montré que la concurrence permettait d’aboutir à un maximum de
satisfaction pour chaque individu. Un ouvrier, par exemple, qui se présente sur le
marché du travail choisira l’emploi qui lui convient le mieux en fonction, d’une part,
de ses capacités (y compris son aptitude à l’effort) et des rémunérations proposées et,
d’autre part, de ses besoins (qui sont influencés par le prix des biens). Toute
modification d’une variable du système aura des répercussions sur l’ensemble des
autres. Dans un tel système, celui qui travaille plus et mieux gagne plus et consomme
plus. Donner autoritairement le même salaire à tout le monde en échange de la même
durée de travail dissuaderait celui qui souhaite travailler plus longtemps, ou faire
preuve de plus de zèle, ou développer ses compétences, ce qui, à l’évidence
l’empêcherait de maximiser sa satisfaction. Maximiser les satisfactions individuelles,
c’est maximiser leur somme, c’est-à-dire satisfaire le critère utilitariste. Or celui-ci
s’accommode d’inégalités considérables. Car celui qui n’a rien à offrir, parce qu’il est
tout simplement incapable de travailler, parce qu’il souffre de handicaps physiques
et mentaux très lourds, par exemple, ne gagnera rien. Il est donc condamné à mort à
moins de tomber sur quelque âme charitable. Mais la charité est une faveur accordée
à titre individuel à tel ou tel, elle est distincte de la justice qui est affaire de droits.

La théorie du capitalisme concurrentiel n’aboutit donc à la maximisation du bien-


être global qu’au prix de la misère la plus effroyable de certains. Déjà pour cette
raison, l’objectif utilitariste ne peut donc être considéré comme juste. Il y a plus. La
justification libérale des inégalités repose sur une conception particulière du
« mérite » : que celui qui produit plus gagne plus. Ou bien, dans le domaine sportif,
que celui qui court le plus vite remporte la médaille. Cet exemple montre mieux
qu’un autre, peut-être, que les gains, quels qu’ils soient, n’ont pas grand-chose à voir
avec la justice. Car celui qui court le plus vite le doit certes, pour une part, à la
rigueur de son entraînement, mais il le doit surtout à ses qualités physiques innées.
Ne peut-on pas en dire autant du monde du travail ? L’individu des figures 2 est
maladroit (figure de gauche) et paresseux (figure de droite) : il n’y est sans doute
pour rien. Cependant l’éducation – comme l’entraînement pour le sportif – pourra
sans aucun doute améliorer ses performances. L’utilitarisme ne saurait donc faire
l’impasse sur l’égalité des chances.

L’égalité des chances

Les différences entre les individus sont en partie innées et en partie acquises.
Comme il paraît impossible de lutter contre les inégalités innées88, on appelle
« égalité des chances » la situation dans laquelle seules les différences liées à un

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88 Voir cependant Herland (2006), lettre 10 et infra.
108 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

héritage acquis seraient gommées89. Cela supposerait que les bébés humains qui
sortent tout nu du ventre de leur mère leur soient immédiatement retirés et qu’ils
soient tous élevés exactement de la même manière dans des institutions publiques.
Pendant leurs études, différentes en fonction de leurs capacités innées90, ils ne
seraient pas davantage en contact avec leur famille et leur milieu social. À l’issue de
leurs études, on les lancerait dans le monde munis des connaissances qu’ils auraient
réussi à acquérir et d’un capital financier, le même pour tous. Tout autre héritage que
celui-ci serait rigoureusement interdit. L’égalité des chances suppose donc
l’abolition de la famille. Exactement ce que prévoyait Platon, dans la République, pour
sa cité idéale. Les enfants des « gardiens » (guerriers, hommes ou femmes) leur sont
enlevés dès la naissance et conduits au « bercail » où ils sont pris en charge par des
nourrices. Lorsqu’ils sont rendus aux gardiens, leurs mères ne peuvent plus les
reconnaître et ils sont élevés tous ensemble91. Platon réservait cette organisation très
particulière à la seule classe des gardiens, c’est-à-dire à des êtres d’élite qui sont prêts
à sacrifier leur vie pour la cité sans discuter. Il n’imaginait pas qu’un tel modèle
puisse s’appliquer à tous les humains. Un tel exemple permet de comprendre
pourquoi l’égalité des chances demeure un slogan sans grande portée : nous ne
sommes tout simplement pas capables d’en accepter toutes les conséquences
concrètes.

Cela ne signifie pas qu’il ne faille pas intervenir sur les mécanismes de la
reproduction sociale. Les défenseurs les plus convaincants du libéralisme ne
dissimulent pas qu’une liberté sans frein aboutirait à des inégalités insupportables et
proposent d’agir à la fois sur le plan de l’éducation et sur celui de l’héritage, dans le
but de parvenir non à une parfaite égalité des chances, jugée inatteignable dans le
cadre libéral, du moins à une inégalité des chances aussi faible qu’il est possible sans
attenter de manière insupportable aux libertés individuelles92. John Stuart Mill est un
bon exemple de ce courant de pensée. Il proposait de limiter la somme qu’un seul
individu pouvait hériter à un niveau tel qu’il lui soit impossible de vivre décemment
sans travailler (Mill, 1848). L’égalité des chances ne considère que les avantages
acquis. Les avantages ou plutôt les désavantages innés ne peuvent pas être pris en
compte. On peut éduquer une oreille à la musique, on ne peut pas faire que le même
morceau soit reçu de la même manière par deux individus différents. Même si l’on
imposait les mêmes consommations à tout le monde (par exemple l’assistance aux
concerts), on ne sortirait pas de cet état de fait. C’est une chose en effet de dire que les
fonctions d’utilité ne sont probablement pas très différentes et de dire qu’elles sont

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
89 Rawls appelle « égalité équitable des chances » cette égalité des chances au sens restreint : « Dans
toutes les parties de la société, ceux qui sont doués ou motivés de la même manière doivent avoir à peu près les
mêmes perspectives d’éducation et de réussite » (Rawls, 2001, p. 71).
90 Le dogme du collège unique n’a rien à voir avec l’égalité des chances.
91 Les gardiens vivent en communauté totale.
92 Cette conception de l’égalité des chances est donc différente de « l’égalité équitable des chances » de

Rawls.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 109

semblables. De même, la meilleure éducation musicale du monde ne réussira pas à


faire que deux individus pris au hasard soient capables de produire des morceaux de
la même qualité. Ce qui vaut pour la musique vaut pour d’autres qualités, en
particulier celles qui peuvent servir à s’enrichir. Cela signifie que même si l’on était
capable d’instaurer une parfaite égalité des chances (au sens de l’acquis), il resterait
toutes les différences liées à l’inné. La différence entre système égalitaire dictatorial et
système libéral revient donc à celle-ci : dans le premier cas les consommations et les
contributions individuelles à la production sont quantitativement égales mais
qualitativement inégales ; dans le second cas, elles sont inégales à la fois
qualitativement et quantitativement.

Le maximin

Deux inconvénients essentiels interdisent de viser l’égalité. Elle entraîne le


totalitarisme et elle détruit la principale motivation à la base d’une production
abondante : la garantie que je profiterai des produits de mon propre travail. La
démocratie libérale n’est pas l’exacte opposée de la dictature égalitaire : la
concurrence est régulée, des impôts sont prélevés, etc. Les inégalités sont
omniprésentes mais elles sont encadrées. Les inégalités sont considérées comme
justes lorsqu’elles satisfont l’objectif de justice qui a été retenu. Selon Rawls, les
inégalités sont justes si elles sont à l’avantage des plus défavorisés. En d’autres
termes, un système concurrentiel qui permet l’accroissement du niveau de vie
général, y compris celui des plus défavorisés n’est pas injuste. Cela réclame quelques
éclaircissements.

Le principe de différence – Théorie et pratique

Considérons par exemple le tableau ci-dessous qui distingue trois situations hypothétiques I, II, III et
trois individus A, B, C. Les chiffres du tableau représentent des indicateurs de bien-être. M est le
niveau de bien-être moyen correspondant à chaque option.

A B C M
I 10 11 12 11
II 10 15 20 15
III 9 20 31 20

Le critère utilitariste exige de privilégier l’hypothèse III qui correspond à la meilleure moyenne
(comme au meilleur total). Le principe rawlsien de différence conduit à privilégier l’hypothèse II et
non pas l’hypothèse I. En effet le principe de différence s’interprète de manière « lexicographique ».
Comme le plus défavorisé est dans la même situation en I qu’en II93, on choisit entre I et II en
considérant l’individu B qui se situe juste au-dessus de A. B étant mieux traité en II qu’en I, c’est donc
l’hypothèse II qui sera retenue. Par contre, un égalitariste privilégierait la première hypothèse, celle où
les écarts entre les individus sont les plus faibles. Ce tableau fait tout de suite apparaître que le
principe de Rawls peut difficilement être appliqué de manière aveugle. Retenir la situation III plutôt
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
93Ce qui suppose qu’il n’est pas jaloux des deux autres. Il lui est indifférent que B ait 11 ou 15, ou que
C ait 12 ou 20 (hypothèse dite d’ « absence d’envie »).
110 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

que la II permettrait d’augmenter de 33 % l’indicateur moyen (comme celui de B) et de 55 % celui de C


alors que le bien-être de A serait seulement diminué de 10 %. La remarque précédente conduit à
penser qu’une société juste ne s’arrêterait pas, en réalité, sur la situation II ! Car les individus B et C
auraient un intérêt évident à compenser la baisse de 10 % subie par A du fait du passage de II à III,
sous la forme, par exemple, d’un transfert monétaire. La solution définitive devrait donc plutôt se
situer entre les hypothèses II et III, avec un niveau supérieur à 10 pour B et des niveaux compris entre
15 et 20 pour B, 20 et 31 pour C.

Selon la plupart des théories modernes de la justice, l’indicateur de bien-être


ne saurait se confondre avec le revenu monétaire. Pour s’en tenir à Rawls, il
commence par définir les « biens premiers », comme ceux « que tout homme
rationnel est censé désirer » (1971, § 11, p. 93), Il établit ensuite une hiérarchie entre
trois principes de justice. Le principe de liberté pose que la société juste doit garantir à
tous ses membres les « libertés de base » (politique, d’opinion, de religion,
d’association, la propriété de soi-même). Le principe d’égalité équitable des chances
concerne la liberté de se déplacer et de choisir une occupation94. Enfin le principe de
différence s’applique à la répartition des autres biens premiers, à savoir le pouvoir et
les prérogatives associées, le revenu et la richesse (considérés comme les moyens de
« réaliser une vaste gamme de fins ») et enfin « les bases sociales du respect de soi-
même »95, c’est-à-dire « les conditions sociales permettant à chacun de voir sa valeur
reconnue par les autres et par lui-même » (Arnsperger, Van Parisje, 2003, p. 62)96.

C’est donc en considérant leur incidence au niveau de ces autres biens premiers
que l’on peut décider si des inégalités sont justes ou non. Notons cependant que,
conscient que l’égalité des chances ne serait jamais parfaitement atteinte, Rawls
propose de lui appliquer également la règle du maximin – « Une inégalité des chances
doit améliorer les chances de ceux qui en ont le moins » (1971, § 46, p. 241) – ce qui ouvre
la voie à la discrimination positive. Pour en rester aux biens couverts par le principe
de différence, leur pluralité est source de difficultés. Comment, par exemple,
identifier le plus défavorisé ? Le « clochard céleste » qui ne possède ni reconnaissance
par les autres, ni revenu ni richesse, qui vit de la mendicité mais qui possède en lui
une capacité créatrice exceptionnelle et qui en est conscient, est-il plus ou moins
défavorisé que l’ouvrier pauvre, enchaîné à son travail mais qui dispose d’un confort
minimum et d’une certaine reconnaissance sociale ? Autre difficulté : comment
décider en cas de conflit entre les biens ? Faut-il distribuer un revenu au clochard

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
94 Cette égalité équitable des chances a peu de chances d’être atteinte dans la mesure où Rawls refuse
de toucher à la famille (1971, § 77), à laquelle il reconnaît toujours la responsabilité « (d’)élever les
enfants et (de) s’en occuper, afin d’assurer leur développement physique et leur éducation morale » (2003, p.
222).
95 Cette répartition des biens premiers entre les trois principes ne se laisse pas deviner facilement dans

la Théorie de la justice. Elle est présentée plus clairement dans Rawls (2001) § 17-2. Sur la définition du
respect de soi même, voir Rawls (1971) § 67, qui contient une digression intéressante sur le caractère
désirable des vertus.
96 Il existe d’autres biens premiers, comme la santé, la vigueur, l’intelligence, la détermination qui

n’entrent pas dans la théorie rawlsienne de la justice, car ils se rattachent à l’inné.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 111

sans rien exiger de lui, quitte à renforcer le mépris des autres à son égard, ou exiger
de lui une contrepartie sous forme de travail, c’est-à-dire attenter à sa liberté de
choisir une occupation ? Bien que Rawls précise à plusieurs reprises que les bases
sociales du respect de soi-même sont particulièrement importantes97, comme le libre
choix d’une occupation bénéficie de la priorité du second principe sur le troisième, sa
théorie semble imposer d’aider le clochard sans contrepartie. Mais ce n’est pas si
simple car une telle position risque de multiplier le nombre de ceux qui vivent au
crochet de la société, ce qui nous fait retomber sur le problème des incitations. Aussi
Rawls a-t-il fini par admettre que nul n’avait le droit d’exiger de la société de
l’entretenir sans rien faire98.

La chose se complique encore davantage si, au lieu de se contenter d’observer la


situation des plus défavorisés, on s’intéresse, comme le propose Rawls, aux
potentialités qui leur sont ouvertes, plus précisément aux « attentes (raisonnables) de
biens primaires que forment les citoyens pour leur vie entière »99. Pour rendre le principe
de différence opérationnel, Rawls est alors conduit, dans la Théorie de la justice, à
réduire les biens premiers à prendre en considération, en laissant de côté les bases du
respect de soi-même et en se concentrant sur les droits et les prérogatives de
l’autorité, les revenus et la richesse. Même ainsi, il est obligé de conclure qu’il faudra
faire confiance à une estimation intuitive (1971, § 15, p. 124). C’est pourquoi, sans
doute, lorsqu’il éprouve le besoin, trente ans plus tard, de reformuler sa théorie, il en
vient à assimiler les plus défavorisés aux membres de « la classe de revenu (n.s.) dont
les attentes sont les plus faibles » (2001, § 17.3, p. 90-91)… Si Rawls refuse théoriquement
d’identifier les plus défavorisés aux plus pauvres, c’est pourtant la solution à laquelle
il semble se rallier pratiquement (ibid., n. 26). Et c’est pourquoi la garantie d’un revenu
minimun fait partie des rares propositions concrètes dont il présente une analyse
quelque peu détaillée. Son montant, précise-t-il, ne doit pas dépasser un niveau tel
que les impôts nécessaires pour son financement deviennent « injustes », ce qui est le
cas, suivant le principe de différence, lorsque « les perspectives des plus désavantagés
dans la génération actuelle cessent d’être améliorées et commencent à s’assombrir » (1971, §
44, p. 326)100.

Liberté et capabilités

Le problème de la justice sociale consiste à trouver le meilleur équilibre, ou un


équilibre acceptable entre la liberté et l’égalité. On ne peut pas en effet être libre et
égal. La démonstration en a été déjà faite : l’égalitarisme conduit au totalitarisme.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
97 « le bien premier peut-être le plus important est le respect de soi-même » (Rawls, 1971, § 67, p. 479).
98 Sauf handicap majeur, évidemment. La position modifiée, qui se fonde sur l’exemple devenu célèbre
du « surfeur de Malibu », figure dans Rawls (1993).
99 Rawls (2001, § 17, p. 90) « Raisonnables », c’est-à-dire en tenant compte aussi bien des capacités

innées que de la situation sociale présente.


100 A quoi s’ajoute l’obligation de respecter le principe de juste épargne (destiné à faire valoir les droits

des générations futures).


112 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Chez Rawls, la solution consiste à proclamer intangibles les seules « libertés de


base ». (Celles-ci n’englobent pas, par exemple, la liberté de détenir des moyens de
production, ce qui ouvre la possibilité, chez cet auteur, d’un régime socialiste libéral,
à côté de ce qu’il appelle la « démocratie des propriétaires » - 1971, § 42). Amartya
Sen est le principal concurrent de Rawls dans le champ des théories de la justice
sociale. Dans son dernier livre déjà cité, L’Idée de justice,101 il distingue radicalement
son approche de celle de Rawls, qu’il qualifie « d’institutionnalisme transcendantal ».
Plutôt que de se concentrer sur la définition du dispositif le plus juste, Sen entend
privilégier une approche comparative, concrète, et la recherche des « critères
permettant de dire si une option est moins injuste qu’une autre » (2009, p. 30).

A l’examen, cependant, les deux approches n’apparaissent pas inconciliables.


Sen se focalise sur les « capabilités » des individus, c'est-à-dire sur leurs « possibilités
réelles » (ibid., p. 284). Les exemples de capabilités proposés par Sen (« être bien nourri
et ne pas mourir prématurément, pouvoir participer à la vie de la communauté ou acquérir les
compétences nécessaires à ses ambitions professionnelles », ibid., p. 286) entrent sans
difficulté dans la liste des biens premiers de Rawls. En pratique, la différence entre
Rawls et Sen n’est donc pas aussi sensible que le second le prétend, néanmoins il a
indéniablement raison d’insister sur le fait « que les moyens d’une vie humaine
satisfaisante ne sont pas en eux-mêmes les fins du bien-vivre » (ibid., p. 288). Du point de
vue de la justice, à carences alimentaires égales, la situation d’un protestataire qui a
entamé volontairement une grève de la faim est entièrement différente de celle de
l’indigent du tiers-monde qui est en train de mourir par suite de la famine. Le
premier conserve la possibilité de manger à sa faim (la capabilité de se nourrir
correctement), ce qui n’est pas le cas du second. Chez Rawls, on l’a vu, le revenu par
tête est en pratique la principale variable qui permet de repérer les plus défavorisés.
Sen attire justement l’attention sur les imperfections de cet indicateur. Il explique, par
exemple, que le revenu est mesuré au niveau d’une famille entière et que de ce fait la
manière dont il est réparti entre tous les membres de la famille importe : « Si une part
disproportionnée du revenu familial sert à promouvoir les intérêts de certains au détriment
des autres (si, par exemple, les garçons sont systématiquement préférés aux filles dans
l’allocation des ressources), la valeur totale de ce revenu ne suffira pas à prendre la juste
mesure de l’ampleur des privations des membres négligés de la famille (en l’occurrence les
filles) » (Sen, 2009, p. 314).

De même, porter une trop grande attention au revenu risque de faire oublier que
l’augmentation de ce dernier n’est pas l’unique, voire le meilleur moyen d’améliorer
la situation des plus défavorisés. On aura beau augmenter indéfiniment les
allocations versées aux personnes souffrant des handicaps les plus lourds, un grand

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
101Ce livre reprend l’essentiel des écrits précédents de Sen en matière de justice sociale et, plus
précisément, concernant les inégalités, Sen (1973 et (1992).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 113

nombre d’ « accomplissements »102 qui contribuent au bonheur des êtres humains


leur resteront toujours interdits. Cela signifie qu’il faut offrir aux handicapés, en plus
des allocations qui leur sont évidemment nécessaires pour survivre, des capabilités
dont ils sont a priori privés. On a débattu récemment en France de la possibilité de
leur offrir des services sexuels : voilà exactement ce qu’une approche par les
capabilités légitime immédiatement. Suivant la même logique, Sen explique que le
meilleur moyen d’alléger le sort des handicapés est de faire en sorte qu’ils soient les
moins nombreux possibles. La malnutrition des mères, la sous-alimentation des
enfants sont des causes de handicap, la pollution de l’eau est à l’origine de certaines
cécités, d’autres handicaps sont la conséquence de maladies comme la poliomyélite,
la rougeole, le sida, ou des accidents de la route et du travail, ou encore des mines
antipersonnelles et des guerres civiles, etc. La prévention des handicaps est plus
importante encore que la compensation des handicaps existants, et même si Sen ne
va pas jusqu’à prendre parti clairement en faveur de « l’eugénisme négatif », c’est-à-
dire l’élimination des enfants malformés avant ou après leur naissance103 – ou de
l’euthanasie des personnes qui demandent à mourir parce que la vie leur est devenue
insupportable – son approche n’en fournit pas moins de solides arguments en faveur
de telles pratiques.

Des approches normatives

Une théorie de la justice n’est pas sociologique mais morale. Elle est donc fatalement
normative. Cela est autant vrai pour Sen que pour Rawls et les autres représentants
de la philosophie morale. Pour être valables les principes de justice doivent avoir une
portée générale, or les expériences de pensée présentées en introduction montrent
que des principes raisonnables confrontés à une situation concrète peuvent aboutir à
des conclusions contradictoires. Le moraliste, dans ce cas, est obligé d’inventer une
solution ad hoc. On a vu plus haut comment, face à la contradiction entre l’impératif
de respecter le libre choix de l’emploi de son temps par un individu quelconque et
l’impératif de lui assurer un revenu suffisant, Rawls a dû en rabattre sur la liberté de
choix, pourtant prioritaire selon sa théorie de la justice104. Sen accorde, lui aussi, à la
liberté de choisir sa vie une place essentielle. La capabilité globale d’un individu est
la somme des ensembles de ses accomplissements (combinés105) possibles dans tous
les domaines. Les inégalités ne le dérangent pas tant que tous jouissent des
capabilités jugées par lui essentielles. La politique sociale consiste donc pour lui à
garantir à chacun ces capabilités minimales. On s’attendrait donc à trouver chez Sen
une liste claire des capabilités indispensables. Or il se refuse à dresser une telle liste.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
102 Au sens de Sen, une action concrète réalisée.
103 Sur la différence entre eugénisme négatif et positif et les arguments en faveur de l’un ou l’autre, cf.
Herland (2006), lettre 10 et infra.
104 Une justification ad hoc de cette entorse à la hiérarchie de ses principes est élaborée sur la base d’un

raisonnement économique (cf. Rawls, 1993).


105 Sen (2009, p. 286).
114 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Certes, on comprend que cette liste puisse différer selon les cultures et selon les
époques. N’empêche qu’une liste concernant les pays occidentaux, en particulier,
nous aiderait grandement106.

En refusant de dresser lui-même une liste, Sen affirme son rejet d’un
normativisme qu’il considère, à tort ou à raison, comme stérile107. Mais on ne s’en
débarrasse pas aussi facilement. Sen condamne, on l’a vu, les pratiques
traditionnelles comme l’infibulation et l’excision et il conclut là-dessus que, faute de
pouvoir y mettre fin dans les pays où elles sont encore largement répandues, on doit
les interdire autoritairement dans les pays d’immigration comme le nôtre « en raison
de la perte de liberté qu’elles représentent pour les victimes » (2009, p. 291). Ainsi Sen se
met à la place des femmes en question – ce qui est conforme à l’attitude morale – et il
considère que si ces femmes étaient libres de choisir elles refuseraient une tradition
« odieuse et tyrannique » (ibid.). Sans doute, mais où s’arrête ce genre de
raisonnement ? Que faire lorsqu’une personne décide en toute connaissance de cause
d’adopter un comportement contraire à sa liberté du point de vue de l’observateur
extérieur ? Un exemple typique, dans notre pays, est celui de certaines « Françaises
de souche » récemment converties à l’islam, qui décident de se dissimuler
entièrement sous un voile parce qu’elles voient dans cette pratique une manifestation
essentielle de leur foi. Ces néophytes ne peuvent pas être considérées comme non
informées sur les libertés accessibles aux femmes au XXIe siècle. Et le port du voile
intégral est difficilement assimilable aux mutilations génitales. Dans ces conditions,
n’est-il pas fallacieux de légiférer contre le voile intégral au nom de la liberté ou de la
dignité humaine, puisque cette législation a pour résultat de réduire deux capabilités
des femmes en question : la liberté de pratiquer sa foi et celle de se vêtir comme on
l’entend ? L’intolérance de la majorité de la population française à l’égard de l’islam
en général et de ses manifestations les plus voyantes en particulier n’a-t-elle pas
compté davantage dans l’adoption de cette loi que le souci de la liberté des
femmes108 ?
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
106 A défaut de Sen lui-même, une de ses disciples, Martha Nussbaum a établi une liste de onze
« capacités fonctionnelles de base » qui permet effectivement de mieux cerner les contours d’une politique
sociale fondée sur les capabilités. Elle est reproduite dans Herland (2006, p. 218).
107 Cela lui permet de passer outre à toutes les difficultés qui sont soulevées par la concurrence entre

les capabilités. Comment décider quel est le meilleur de deux états possibles qui favorisent deux
capabilités différentes, sachant qu’elles sont « non commensurables » ? La position de Sen, là-dessus,
revient à considérer que la décision s’imposera d’elle-même dans la plupart des situations concrètes
(Sen, 2009, p. 292 sq.). Ce problème rejoint celui de la non-mesurabilité et de la non-comparativité des
utilités.
108 Une société juste est tolérante. Une loi qui exprime simplement l’intolérance de la majorité de la

population est donc injuste. La question, néanmoins, est plus complexe car toutes les femmes voilées
ne sont pas des néoconverties évoluées. Beaucoup se voilent par obéissance à la tradition ou à leur
mari… En outre l’idée même qu’un individu évolué puisse adopter une religion quelle qu’elle soit et
la pratiquer avec une ostentation proche du fanatisme risque de paraître contradictoire à certains
observateurs. Rawls, qui a réfléchi lui aussi aux restrictions qu’il convient d’apporter aux libertés
individuelles dans une démocratie pluraliste, conclut par exemple qu’il convient de limiter
autoritairement les pratiques sectaires (Rawls, 1993 ; 2001, § 47.4).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 115

Des inégalités justes : propositions

Le fait que les théories de la justice adoptent nécessairement une attitude


normative et même, souvent, paternaliste indique que l’on ne répondra jamais de
façon entièrement satisfaisante à la question des inégalités justes. Cela n’empêche pas
de tenter de lui apporter quelques réponses. Il convient pour cela de se placer au
préalable dans la position d’un individu moral, qui a le souci des autres et un désir
sincère d’améliorer le sort des plus malheureux. Ceci fait, on peut soumettre les
réponses au respect de quatre principes directeurs :
- L’existence des inégalités est inévitable en raison de la présence des différences
innées qui ne peuvent pas être compensées. Une politique raisonnable ne saurait
viser l’impossible. Une politique de justice sociale ne saurait donc viser la
suppression de toutes les inégalités.
- Les inégalités vont de pair avec la liberté. Les humains sont attachés à leur liberté.
Certaines inégalités sont nécessaires pour préserver un degré de liberté suffisant,
donc elles sont justes.
- La richesse est un bien. Certaines inégalités sont nécessaires pour maintenir une
incitation suffisante chez les producteurs de richesses, donc elles sont justes.
- La situation des plus défavorisés est celle qui importe le plus pour la justice sociale.
Les inégalités qui permettent d’améliorer le sort des plus défavorisés sont justes.

On doit également préciser que l’on entend par inégalités :


- les inégalités naturelles non entièrement compensables (handicaps et dons
exceptionnels),
- les inégalités « actuelles », mesurées dans les divers domaines pertinents : savoir,
culture, revenu, richesse, emploi, relations sociales, pouvoir, honneur, etc.,
- les inégalités des chances d’atteindre un certain niveau de satisfaction dans les
différents domaines.

Nous les prendrons dans l’ordre inverse de celui qui précède.

Les inégalités des chances

Nous savons déjà qu’instaurer une égalité des chances véritable entre des individus
disposant des mêmes caractéristiques innées supposerait de supprimer la famille.
Rien ne dit que cela sera éternellement impossible mais, en attendant, il faut accepter
que les chances demeurent inégales. L’inégalité des chances pourra cependant être
considérée comme juste si on agit efficacement sur deux points :

- L’école est sans nul doute le meilleur creuset où peuvent se fondre les futurs
citoyens. La formation des maîtres du premier degré est à cet égard capitale. Ils
doivent être à la fois parfaitement compétents pour enseigner les connaissances de
116 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

base109 et se plier à l’obligation de faire réussir chaque élève au mieux de ses


capacités. L’objectif d’une éducation nationale doit être en effet de pousser chaque
élève aussi loin qu’il le peut. Pour y parvenir, elle doit appliquer avec détermination
la discrimination positive, depuis l’école primaire jusqu’à l’université, au profit de
ceux qui souffrent de handicaps tant naturels que sociaux.

- L’école ne suffira pas à rapprocher de manière significative les chances des uns et
des autres sans une limitation drastique de l’héritage. Comment comparer en effet les
possibilités offertes au privilégié qui se trouve, par les hasards de la naissance,
titulaire d’une fortune qui lui permettra, s’il le souhaite, de vivre sans travailler, avec
celles du reste de la population obligé de gagner sa vie à la sueur de son front ? Et
sans aller aussi loin, celui qui, dans la France d’aujourd’hui, reçoit un logement en
héritage, ou une aide substantielle pour l’acquérir, se trouve dans une situation très
favorisée par rapport à celui qui n’a pas un tel avantage. Tant que l’on n’acceptera
pas de fixer des droits de succession très élevés, et même confiscatoires au-delà d’un
certain montant, il sera inutile de parler d’égalité des chances.

Dans une société comme la nôtre la reproduction sociale ne s’appuie pas


seulement sur les différences de fortunes et d’éducation ; les relations familiales,
l’appartenance à tel ou telle association d’anciens élèves ou à des réseaux plus ou
moins occultes comme la franc-maçonnerie y contribuent aussi pour un grande part.
Inversement, celui qui appartient à une catégorie dévalorisée socialement (comme
certains immigrés) subit une discrimination à l’embauche. La réduction de l’inégalité
des chances passe donc aussi par l’extension la plus large possible des recrutements
par concours anonymes.

Les inégalités « actuelles »

La plupart des observateurs s’accordent à reconnaître que la révolution néo-


libérale a entraîné des inégalités de revenu et de richesse qui sont désormais
insupportables. Il est clair que lorsqu’un patron gagne 1000 fois plus que le salarié au
bas de l’échelle dans son entreprise, ou que le revenu d’une vedette du football peut
être jusqu’à 2000 fois plus élevé que celui d’un spectateur de ce sport, on a dépassé
les limites de la décence110. Cela ne dit pas toutefois quel devrait être l’écart
maximum compatible avec une répartition juste. D’après le troisième des quatre
principes énoncés plus haut, l’écart doit être juste suffisant pour ne pas décourager la

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
109 Ce qui ne requiert pas cinq années d’études théoriques et spécialisées après le baccalauréat, comme
c’est le cas en France, mais une parfaite maîtrise des techniques d’apprentissage de la lecture, de
l’écriture et du calcul. On trouvera dans Herland (2006, lettre 11) davantage de propositions sur la
réforme de l’enseignement et plus généralement sur les progrès qui pourraient être facilement réalisés
dans notre société en matière de justice.
110 Le revenu annuel total (y compris le « sponsoring ») d’un Messi est évalué à plus de 30 millions

d’euros. Il faudrait à peu près 2000 ans, soit vingt siècles, à un smicard pour gagner autant que Messi
en un an !
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 117

production. On conçoit que cet écart n’a pas besoin d’être bien considérable pour
remplir son but. Dans un pays comme le Vietnam d’Ho-chi-Minh, par exemple, qui
n’avait pas trop dérivé par rapport à l’idéal communiste, les leaders étaient
récompensés par une maison, une datcha et une voiture de fonction, une bonne et un
chauffeur, un salaire leur permettant de manger un peu mieux que le reste de la
population. Là s’arrêtaient leurs avantages. Cela n’empêchait pas de se disputer pour
obtenir ces places. Car l’important, en réalité, n’est pas l’ampleur de l’écart mais
l’existence d’un écart. Dans l’exemple vietnamien, on peut évaluer le rapport entre le
revenu de la nomenklatura et celui du « bo doï » de base entre 10 et 20. On dira peut-
être que l’exemple est très mal choisi puisque le régime communiste a fini par
s’effondrer au Vietnam. A quoi l’on répondra qu’il ne s’est pas effondré parce que
l’écart des revenus était insuffisant mais parce que le communisme décourageait
pour d’autres raisons la production des richesses (Herland, 1999). Même si cet
exemple n’est pas directement transposable, l’économie libérale pourrait sans doute
très bien continuer à fonctionner avec des écarts aussi réduits111. On n’aura garde
d’oublier, par ailleurs, que la question de l’incitation à produire se pose dans des
termes particuliers aujourd’hui où l’avenir de la planète est menacée par une
production excessive par rapport aux ressources disponibles.

En combinant droits de succession élevés et resserrement de l’échelle des revenus,


l’inégalité des fortunes serait automatiquement restreinte. Cela signifie, entre autre,
que la propriété des entreprises capitalistes serait bien plus dispersée qu’elle ne l’est
aujourd’hui. Il existe d’autres moyens que les rétributions monétaires pour
récompenser la réussite individuelle. Une société juste valoriserait davantage les
distinctions honorifiques que matérielles. L’émulation se porterait sur ces
distinctions plutôt que sur l’accumulation des signes extérieurs de richesse.

Une inégalité particulièrement sensible est celle qui concerne l’accès à l’emploi. Les
différences de conditions de vie mais aussi de statut social entre le chômeur de
longue durée et celui qui bénéficie d’une garantie de l’emploi sont considérables.
Une société juste devrait rendre effectif le droit au travail. Si le fait de bénéficier de
l’assurance chômage parce qu’on est temporairement sans emploi n’a rien d’anormal
dans la perspective d’une société capitaliste libérale (qui réclame une certaine
flexibilité du marché du travail), il n’en va pas de même lorsqu’on se trouve contraint
de vivre durablement dans la précarité, simplement parce qu’il n’y pas assez
d’emplois pour tout le monde. Lorsqu’on reste dans le cadre national112 qui est le
seul pertinent au niveau des politiques qui peuvent être mises en place, la solution
d’un tel problème ne saurait faire l’économie de l’interruption ou de la réduction
drastique de l’immigration de travail. Selon Rawls, par exemple, le droit d’immigrer
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
111 Dans le film d’Alain Cavalier, Pater, sorti en 2011, un président de la République nomme un
premier ministre avec pour mission de réduire l’écart maximum des revenus de 1 à 15. Un chiffre
cohérent avec l’exemple du Vietnam communiste.
112 Ou, pour la France, européen.
118 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

dans le pays de son choix ne fait pas partie des libertés de base, contrairement au
droit d’émigrer113. Par ailleurs, si le droit effectif au travail est un bienfait pour tous
ceux qui désespèrent de trouver un emploi, il devient un devoir pénible pour ceux
qui s’accommodaient du revenu d’une assistance perpétuelle complétée par du
travail non déclaré. Instaurer le plein-emploi effectif au nom de la justice implique
donc, pour certains, du travail forcé. C’est en considération de cet argument que les
libertariens de gauche définissent la « liberté réelle » (Van Parijs, 1995) comme la
possibilité, si on le désire, de vivre sur un « dividende social », sans avoir à accomplir
un travail en échange. Telle n’est pas la position de quelqu’un comme Rawls, on l’a
vu, et il nous semble, pour notre part, que la maxime « pas de droit sans devoir »
s’applique ici sans contestation possible. D’un point de vue pratique, il est clair, pour
finir, que le droit effectif au travail ne se fera pas sans partage du travail. Ici, comme
presque toujours, la réduction des inégalités s’avèrera donc coûteuse pour les plus
favorisés (en l’occurrence ceux qui possèdent un emploi) dont les revenus devront
diminuer114. Encore ne faut-il pas oublier la contrepartie réelle de ce sacrifice :
l’augmentation du temps disponible pour le loisir.

Les inégalités naturelles

Les inégalités naturelles sont de deux sortes. Certaines peuvent être aisément
compensées, y compris par le marché. Si je ne suis pas naturellement doué pour la
musique, je n’irai pas chercher un emploi de musicien mais un emploi plus adapté à
mes aptitudes. Certes, le marché n’est pas à lui seul une institution juste puisqu’il
récompense très inégalement les talents différents. Cependant, s’il existe par ailleurs
une politique pour empêcher l’émergence d’inégalités de revenu insupportables du
point de vue de la justice, on peut considérer le cas de ces inégalités naturelles-là
comme réglé de manière à peu près satisfaisante. Les handicaps de productivité et de
zèle (figures 1 et 2) sont traités de la même manière. En se confrontant au marché,
l’individu 1 gagnera davantage que l’individu 2 mais l’inégalité des revenus restera
dans une limite acceptable. Ici encore, il ne faut pas oublier que s’il travaille moins
que le premier, le second individu aura des compensations sous forme de loisir. On
n’en dira pas autant des handicaps les plus lourds. Rawls, par exemple, ne s’intéresse
a priori qu’à des « personnes libres et égales », autrement dit à « des membres
pleinement coopérants » de la société (2001, § 7.6). Il est clair qu’un arriéré mental ou
quelqu’un qui est condamné à rester à perpétuité sur son lit d’handicapé ne
correspondent pas à cette définition. Dès lors, il n’est pas prévu de lui appliquer les
principes de justice, même si l’on doit, certes, lui porter assistance dans toute la
mesure du possible. Sen, par contre, nous invite à prendre toute la mesure de ces
handicaps, à ne pas nous focaliser sur les comparaisons en termes de revenu mais
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
113 Le pays d’origine du migrant étant d’ailleurs en droit d’exiger le remboursement des dépenses qu’il
a consacrées à le former (cf. Rawls, 1999).
114 Ce n’est en effet qu’en période de très forte croissance qu’on peut améliorer sensiblement le revenu

des plus défavorisés sans baisser les autres revenus.


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 119

bien sur les possibilités (capabilités) globales des individus : « un invalide riche peut
souffrir de plus de restrictions qu’un pauvre sans handicap physique » (2009, p. 310).
Il nous indique également qu’il convient d’agir d’abord pour prévenir l’apparition
des handicaps, avant de penser à combler les handicaps existants. Puisqu’il est clair
que certains handicaps ne seront jamais comblés de manière satisfaisante. Nous nous
heurtons ici en effet à une barrière infranchissable de la justice sociale : certains
humains sont condamnés à des conditions de vie qui les retranchent de la
communauté des humains.

Ces inégalités sont injustes et le resteront, au moins jusqu’à ce que les progrès
de la génétique permettent de programmer des enfants vierges de toute tare. Il ne
restera plus alors que les personnes handicapées à la suite d’un accident et que la
médecine sera impuissante à guérir. Faut-il préciser que lorsque la programmation
génétique sera devenue possible, les parents – s’il y a encore des parents, ou sinon
ceux qui seront responsables des décisions en matière de naissance – ne
demanderont pas seulement des enfants normaux mais des enfants doués. Si cette
perspective se vérifie, on assistera alors à une égalisation par le haut des capacités
innées et, de ce fait, à la disparition de la principale cause des inégalités. Il est vrai
que le projet d’un « eugénisme positif », puisque c’est de cela qu’il s’agit, n’est pas
considéré comme politiquement correct de nos jours. Il a pourtant ses défenseurs,
comme le philosophe Peter Sloterdijk (1999). L’avenir dira ce qu’il adviendra115.

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in Proudhon, une philosophie du travail, Actes du colloque de la Société P.-J. Proudhon, Paris, 19 janvier
2008, EHESS et Société P.-J. Proudhon, Paris.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
115Ce qui lui a valu une attaque en règle de la part d’Habermas (2001). Sur les tenants et les
aboutissants de cette controverse, cf. Herland (2006), lettre 10.
120 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 121

2e PARTIE

MESURE ET
INDICATEURS
DES INEGALITES
ET DE LA PAUVRETE
122 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 123

Intégrer la question environnementale dans la mesure


des inégalités : clés éthiques et méthodologies
économiques

Alexandre BERTHE
Université Montesquieu – Bordeaux IV,
GREThA – Groupe de Recherche en Economie Théorique et Appliquée

Face à l’épuisement des ressources et la dégradation des milieux naturels, la


qualité environnementale est devenue un élément essentiel de la détermination des
politiques publiques à travers le prisme du développement durable.
L’environnement naturel – que nous définirons ici comme : l’ensemble des éléments
du milieu naturel qui interagissent avec l’homme – est considéré à la fois dans les
limites qu’il impose à l’efficacité économique (externalités environnementales) mais
aussi dans son rôle clé pour assurer la durabilité de notre monde. Le premier élément
associé à l’inégalité face à l’environnement se situe donc dans le cadre de l’état du
milieu naturel transmis aux générations futures. Néanmoins, dans cette
communication, nous concentrerons notre propos sur un aspect moins traité dans la
littérature, c’est-à-dire la répartition inégalitaire de l’environnement au sein d’une
même génération. Cet aspect des inégalités sociales face à l’environnement a connu
son origine dans le courant hygiéniste au XIXe siècle et dans le mouvement reconnu
sous le terme d’« environnemental justice » aux Etats-Unis dans les années 1970
mettant en évidence la stigmatisation des minorités ethniques dans l’exposition aux
risques environnementaux. Malgré l’importante littérature sur les relations
statistiques entre pauvreté, minorités ethniques et qualité de l’environnement, ces
études ne s’incluent que rarement dans la littérature classique sur les théories de la
justice et sur la mesure normative des inégalités sociales. De même pour les théories
de la justice, alors qu’elles s’attardent fortement sur la question environnementale
dans la perspective intergénérationnelle, elles ne font qu’effleurer les questions de la
répartition spatiale et sociale de l’environnement naturel116.
Après avoir présenté ce que nous définissons comme étant l’environnement naturel
et choisi un terme approprié aux questions de sa répartition, nous essaierons de
décrire une relation juste à l’environnement et une répartition juste de celui-ci. Par la
suite, des méthodologies économiques de constructions d’indicateurs des inégalités
seront présentées ; nous finirons par identifier succinctement les enjeux de la prise en
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
116 Nous reviendrons plus longuement par la suite sur la définition des éléments naturels considérés.
124 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

compte des inégalités intergénérationnelles dans la justice environnementale à un


instant donné. Pour ce travail, nous utiliserons comme définition de base des
inégalités environnementales : « inégalités sociales entre des entités humaines dues à des
éléments de l’environnement ».

Fondements éthiques des inégalités environnementales


L’objectif de cette partie est de fournir des bases morales à la définition d’une
répartition égalitaire de l’environnement naturel. Deux étapes sont nécessaires pour
ceci : identifier les éléments de l’environnement naturel concernés par les questions
de justice et étudier l’applicabilité de différents principes de justice dans ce contexte.
Enfin, nous identifierons les particularités des pays riches dans le traitement de ces
problématiques.

Environnement naturel : c’est-à-dire ?

Cet article ne traite pas spécifiquement de la définition de l’environnement naturel.


Néanmoins, pour établir une justice environnementale ou écologique explicitant une
répartition juste de l’environnement naturel, il semble essentiel de définir le sujet
d’étude. La question en revient donc à se demander : quels biens considérer lorsque
l’on s’intéresse à une relation de justice par rapport à l’environnement naturel ?
Dans la théorie rawlsienne, les biens sociaux premiers sont considérés comme les
éléments essentiels de la justice comme équité. Ces biens possèdent deux
caractéristiques particulières. Premièrement, ces biens ont un caractère premier, c’est-
à-dire qu’ils correspondent à : « tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera
quelques soient ses autres désirs » (Rawls, 2009). Il est à noter dès ici que le caractère
premier d’un bien environnemental est lié à des questions de seuil. Ainsi, un
polluant peut devenir dangereux seulement à partir d’un certain seuil.
Aussi, l’analyse doit s’attarder sur l’échelle des biens pris en compte ; de l’air pur
doit être considéré différemment d’air non pollué par un polluant particulier.
Deuxièmement, le caractère social du bien en opposition aux biens naturels
intervient dans la perception rawlsienne de la justice. Un bien social est un bien qui
est directement sous le contrôle de la structure de base de la société. A ce niveau, les
biens et services environnementaux sont en général naturels. En revanche, le
maintien d’une qualité de l’environnement, l’accès à certaines ressources ou encore
l’appropriation de certaines ressources sont décidées par la structure de la société.
Ainsi, la vie d’individus près d’une faille sismique peut paraître comme un mal
environnemental purement naturel. Cependant, la connaissance actuelle des séismes
(bien que l’on ne puisse pas prédire la survenue des séismes, nous connaissons assez
précisément les zones sismiques à risque) rend l’habitat près de ces zones fortement
défini par la société sur le long terme. De même, l’existence d’eau potable peut-être
permise par des mécanismes naturels mais sa distribution est fortement influencée
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 125

par l’agir des autorités publiques ou d’intervenants privés. Ainsi, nous nous
intéresserons ici aux inégalités dans l’accès et l’appropriation de biens et services
environnementaux ainsi qu’à l’influence de l’homme sur la qualité de
l’environnement.
Deux particularités de l’environnement par rapport aux autres biens et services sont
importantes. Tout d’abord, il existe différentes théories concernant la
substituabilité117 du capital naturel118 avec les autres types de capitaux. Aussi, la
réalité de l’aspect naturel et les implications sur son évaluation sont une particularité
de la production de biens et services issus du capital naturel. Pour notre part, nous
nous intéresserons en premier lieu aux biens sociaux premiers relatifs à
l’environnement afin de définir simplement des premiers arguments pour décrire
une justice envers les biens environnementaux. Les autres biens environnementaux
seront également intégrés en fonction de leur importance dans les problématiques
des pays riches.

Théories de la justice et répartition de l’environnement

Après ces précisions, il est maintenant important de considérer les différentes


théories de la justice permettant d’appréhender les biens environnementaux. La
question cruciale dans cet article est de passer de disparités environnementales
normativement neutres (A n’a pas accès au même environnement que B), voire
d’inégalités purement descriptives (A a moins accès à l’environnement que B) vers la
définition d’inégalités fondées normativement (A a moins accès à l’environnement
que B ce qui ne respecte pas la justice « distributive »). Cette précision est importante
puisque comme le décrit Kölm (2006) : « étant donné deux distributions quelconques, je
peux pratiquement toujours prouver que l’une est plus inégalitaire que l’autre, ou le
contraire, avec des raisons qui seront toutes deux convaincantes en soi. Cela signifie que de
telles comparaisons [comparaison d’inégalité entre distributions] sont absurdes tant qu’il n’a
pas été suffisamment spécifié le type ou les propriétés des inégalités considérées »119.

Deux premières approches antagonistes dans la littérature

- Une compensation monétaire parfaite


Dans ce cadre théorique, comme le précise Pearce (2006) : « des niveaux de pollutions
plus élevés peuvent être connectés avec des bénéfices associés – par exemple, des valeurs de
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
117 Pour de plus amples informations sur ce concept : cf. Neumayer, 2011.
118 Le terme de « capital naturel » est utilisé ici. Néanmoins, ce terme peut porter à confusion pour deux
raisons. La plupart de mon propos ne s’attarde pas sur les quelques lieux purement « naturel »
existant sur Terre (Ellis et al., 2010). Finalement, chaque élément évoqué ici est pour une part produit
par l’Homme. D’autre part, le terme capital naturel n’est pas en soi ce qui doit être réparti entre les
individus mais plus les biens et services qu’il génère. Voir pour une classification par exemple : De
Groot et al., 2002 qui évoque trois éléments différents : « ecosystem functions, goods and services ».
119 Traduction de l’auteur.
126 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

propriétés plus faibles – qui compense ces groupes pour des risques environnementaux plus
élevés »120. Dans une société où l’accès à l’environnement naturel par les individus
serait parfaitement assuré par un marché, tous les individus pourraient choisir la
qualité environnementale qu’ils souhaitent en en acquittant le prix. Si dans cette
même société, les revenus et le patrimoine financier des individus sont considérés
comme justement répartis, alors évoquer des inégalités écologiques injustes semble
incohérent. En effet, dans ce contexte, chaque individu est libre de se procurer la
quantité de biens environnementaux qu’il souhaite avec comme seule contrainte, sa
contrainte budgétaire. Dans ce cas, la seule question importante est celle de la juste
distribution du revenu.

- Un égalitarisme environnemental strict

Bien que le présentant David W. Pearce ne défend pas le principe précédent, il


exprime au contraire deux jugements moraux sur l’environnement : « une situation
sans risques environnementaux est juste, mais cela ne peut pas être obtenu empiriquement.
Une autre plus faible et plus réaliste : des groupes de revenus différents devraient être exposés
à un niveau de risque non nul identique ou similaire, le risque devrait être dans un certain
sens acceptable »121. A l’opposé des éléments exposés dans la partie précédente, le
revenu n’est plus du tout intégré dans la réflexion. Bien qu’il faille expliciter ce que
signifie « identique ou similaire », David W. Pearce propose dans ce point un strict
égalitarisme au regard de l’environnement. Au contraire de l’argument précédent, la
possibilité d’acheter une qualité environnementale meilleure est inéquitable. David
W. Pearce exprime dans son second jugement moral un seuil de risque
environnemental, en-dessous duquel la présence d’individus est jugée inacceptable.
Ce seuil n’est pas articulé avec la question de l’inégalité puisqu’il ne propose pas
d’arbitrage entre le problème de la pauvreté relative (« niveau de risque non nul
identique ou similaire ») et la question de la pauvreté absolue (« le risque devrait être
dans un certain sens acceptable »).
Ce cadre théorique est celui utilisé dans la plupart de la littérature sur les inégalités
environnementales. Les études statistiques sur ce sujet (Bowen, 2002) cherchent en
général à établir une corrélation entre une certaine forme d’environnement et le
revenu. Par suite, si une relation positive existe entre ces deux éléments, la situation
est jugée inacceptable ou injuste. Ce cadre de pensée est-il suffisant et satisfaisant ?

Limites de ces approches et apports philosophiques

Ces deux cadres théoriques sont aux extrema des conceptions de la justice
distributive envers les biens environnementaux. Chacun de ces deux cadres
possèdent de nombreuses limites. Tout d’abord, la question de la substituabilité est
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
120 Traduction de l’auteur.
121 Traduction de l’auteur.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 127

ici essentielle dans la compréhension des différences entre ces deux façons de
percevoir les inégalités écologiques. En effet, dans le premier cadre, d’éventuelles
complémentarités entre le capital naturel et d’autres capitaux ne sont pas pris en
compte. Le deuxième cadre, quant-à-lui, n’envisage aucune substituabilité entre les
différents types de capitaux pour la production de biens et services valorisables par
les individus. Ainsi, avant toute définition de justice au sujet des biens
environnementaux, il semble nécessaire d’identifier quels capitaux naturels sont
substituables avec d’autres formes de capitaux (humain ou manufacturé). Une
littérature existe déjà sur ces éléments (Neumayer, 2011) et s’est largement
développée notamment face à l’importance de cette substituabilité dans les
considérations sur le développement durable. Par ailleurs, les questions d’inégalités
de pouvoir et de l’impossibilité d’acheter une certaine qualité environnementale est
occultée dans le premier cas. Pourtant, des études statistiques ont révélé l’existence
d’une corrélation à revenu égal entre pollution et appartenance à une minorité
ethnique. Dans ce cas, à moins de considérer que les minorités ethniques souhaitent
moins d’environnement que les autres, ce qui est difficilement acceptable, il est alors
possible de dire que l’environnement ne se répartit pas uniquement suivant la
volonté des individus et leurs revenus.
Ces deux cadres de justice par rapport aux biens environnementaux n’intègrent pas
non plus la question de l’efficacité dans la réduction des inégalités. En effet, pour le
second cadre par exemple, souhaiter réduire uniquement les inégalités
environnementales même si cela s’avère très couteux n’est pas nécessairement
efficace. Les individus pourraient ainsi préférer une compensation monétaire
beaucoup plus faible à l’amélioration de la qualité environnementale.
Face à ces problèmes, nous présenterons d’abord l’intérêt de l’approche rawlsienne
dans la description plus adéquate des questions d’inégalités en termes
d’environnement. Notons aussi que les cadres théoriques évoqués par la suite, bien
que ne s’intéressant pas à une même variable (biens premiers sociaux, capabilités,
opportunités) présentent ce que l’on peut appeler « une préférence pour l’égalité ». Dans
tous les cas comme le décrit Sen (2000), ces théories de la justice sont basées sur une
conception de l’égalité d’une « variable focale », variable sur laquelle la répartition doit
être analysée et la justice distributive mise en place. Outre une fondation éthique
difficilement identifiable dans les deux cadres théoriques précédents, l’identification
d’une variable focale pertinente est a priori inexistante. En effet, ces deux cadres, en
s’attachant pour le premier à la répartition des revenus et pour le second à la
répartition uniquement de l’environnement, semblent ne pas se fonder suffisamment
sur une variable cohérente pour une compréhension normative des inégalités
environnementales. Ainsi, une répartition inégale de la qualité environnementale
pourrait se justifier normativement par la volonté d’égaliser une autre variable jugée
plus adéquate.
128 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

- L’égalitarisme Rawlsien

La justice distributive chez Rawls (2009) se base sur la distinction entre les biens
sociaux premiers (soumis à la justice comme équité) et les autres. Bien qu’il n’évoque
pas dans son œuvre les biens et services environnementaux, certains de ces biens
s’intègrent dans la première catégorie. Cet ajout au cadre initialement défini par
Rawls122 n’est pas unique puisque de nombreux auteurs en éthique de la santé
ajoutent la protection au niveau de la santé comme un bien premier social. Certains
auteurs discutent aussi de l’opportunité d’intégrer des biens environnementaux
comme Dobson par exemple (Dobson, 1998). Dans ce cas, si certains éléments
environnementaux sont considérés comme des biens sociaux premiers dans la théorie
rawlsienne, leur juste répartition doit alors respecter le principe de différence qui a,
la plupart du temps, été compris comme un maximin par les économistes. Ainsi,
pour paraphraser Rawls, les inégalités économiques et sociales dont font partie les
inégalités environnementales dans le cas des biens sociaux premiers devraient être au bénéfice
des plus désavantagés. Cette position est néanmoins souvent perçue comme trop
extrême puisqu’elle entraine une dictature du plus mal loti, des améliorations comme
un leximin sont proposées par divers auteurs. Dans ce contexte, il faut donc
maximiser le minimum des vecteurs de biens sociaux premiers.
Max(min(vecteur de biens sociaux premiers))
Néanmoins, ce principe ne doit pas remettre en cause la juste égalité des chances qui
est placée lexicalement en amont dans le cas de la théorie rawlsienne. Ce principe
affirme que « les inégalités économiques et sociales doivent être telles qu’elles soient
attachées à des fonctions et à des positions ouvertes à tous conformément au principe
de la juste égalité des chances ». Dans ce cas, l’accès aux biens premiers sociaux
environnementaux devrait être possible pour tous. Le principe de droit égal au
système le plus étendu de liberté, principe premier chez Rawls, interdirait, quant-à-
lui, toute dictature environnementale qui placerait la protection de l’environnement
comme bien premier parmi tous, et comme principe supérieur à tous les autres.
Tous les biens environnementaux ne peuvent être considérés comme des biens
sociaux premiers. De plus, il est à noter que d’autres auteurs (Daniels, 1985)
souhaitent limiter le nombre de biens sociaux premiers au sein de la théorie
rawlsienne. Dans ce cas, il est possible de se demander comment les éléments
environnementaux peuvent être intégrés dans les questions de justice sociale sans
retomber à l’extrémité d’une justice qui ne tiendrait compte que des inégalités de

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
122Rawls définit deux principes de justice : « Premier principe. Chaque personne doit avoir un droit égal au
système total le plus étendu de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système pour tous.
Second principe. Les inégalités économiques et sociales doivent être : a) au plus grand bénéfice des plus
désavantagés, dans la limite d’un juste principe d’épargne b) attachés à des fonctions et à des positions ouvertes
à tous conformément au principe de la juste (fair) égalités des chances » (Rawls, 2009). Il évoque ensuite des
règles de priorité entre et à l’intérieur de ces principes.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 129

revenus. Enfin, il faut définir, si des éléments de l’environnement spécifiques ne


peuvent en aucun cas s’inclure dans une théorie de la justice.

Le cas des pays du Nord, quelles questions d’inégalités écologiques ?

Dans la partie précédente, nous nous sommes attardés principalement sur la


considération de biens environnementaux sociaux premiers dans le cadre de Rawls
mais ce cadre d’analyse est-il suffisant si l’on considère les problématiques des pays
riches ?

Quels biens environnementaux importants dans les pays du Nord ?

Dans les pays du Nord, des problématiques environnementales semblent


aujourd’hui résolues. Certains biens premiers sociaux (accès à l’eau, protection contre
les catastrophes naturelles) bien que n’étant pas assurés nécessairement pour tous ne
sont plus les seules problématiques présentent aujourd’hui dans ces pays. Les
problématiques de pollutions, et de préservation d’aménités plus secondaires comme
les parcs naturels par exemple sont aussi importantes dans la considération de l’accès
à l’environnement par les individus. Nous nous attarderons donc ici sur la
préservation des biens environnementaux sociaux secondaires. Dans ce cadre, les
réponses apportées sont beaucoup moins simples que dans la partie précédente. De
plus, les questions de seuil de dangerosité, d’effets retardés ou accumulatifs ou
encore de synergie entre polluants complexifient la justice face à ces biens.Aussi,
nous laisserons à la marge la question de l’appropriation actuelle du vivant par
certains groupes privés qui pourrait aussi être analysé par le prisme des inégalités
environnementales.

Quelles théories de la justice pour aller plus loin que Rawls ?

Une première spécificité des biens secondaires est qu’ils peuvent être onéreux et
préférés seulement par certains individus. Le maintien d’une forêt par exemple coûte
relativement cher alors que certains individus ne valorisent pas, en tout cas
directement, la présence de ces lieux. Dans ce cas, la prise en compte des préférences
des individus semble essentielle puisqu’ils ne s’intéressent pas tous à ce type de
biens. Deux cadres éthiques proposant des éléments différents du cadre rawlsien
peuvent être utilisés. La question de l’égalité des opportunités123 est aujourd’hui
centrale dans la plupart des théories de la justice comme le précise Roemer (2002) :
« la conception de la justice la plus universellement soutenue dans les sociétés avancées est

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
123De manière générale, selon Clément et al. (2006), il existe trois justifications pour l’égalisation des
opportunités : la valeur intrinsèque de la liberté, la réflexion sur la métrique pertinente pour comparer
les individus (choix de la « variable focale »), la neutralité du décideur social par rapport aux valeurs
que les individus peuvent privilégier.
130 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

probablement celle de l’égalité des opportunités »124. Il est donc important de s’intéresser
plus en profondeur à l’intégration de ce concept dans la justice envers
l’environnement. Ainsi, on pourrait considérer l’environnement comme une
circonstance qui ne doit pas influencer les opportunités des individus de manière
plus globale. Cette considération simple semble endiguée par la double implication
suivante : un meilleur environnement peut entrainer de meilleures opportunités
sociales mais aussi de meilleures opportunités sociales peuvent entrainer un meilleur
environnement. Il serait possible de travailler sur les opportunités d’accès à
l’environnement. Néanmoins, en résolvant les questions de distributions dans le cas
de l’environnement, on élude des compensations éventuellement moins coûteuses
pour la société. Ces perspectives de justice seraient donc à conserver pour
l’évaluation de biens essentiels à la vie qui ne sont pas spécifiques aux pays riches.
Sen, quant-à-lui, est aussi intéressé par l’étude d’autres éléments que le revenu et
évoque même de manière directe l’environnement naturel. Ainsi, il déclare dans son
annexe de On economic inequality coécrite avec James Foster (1973) : « le revenu est
seulement un facteur parmi de nombreux autres qui influencent les opportunités réelles dont
les individus jouissent. Par exemple, la personne A peut être plus riche que la B en termes de
revenus, et être tout de même plus démunie que B si une partie importante de ce revenu est
utilisée pour des soins médicaux nécessités pour traiter une maladie chronique. Les
opportunités réelles sont substantiellement influencées par les différences de circonstances
individuelles […] et aussi par les disparités de l’environnement naturel ou social (conditions
épidémiologiques, pollutions, fréquence du crime local) »125. Face à cela, Sen (2000) propose
de ne plus s’attarder seulement sur les revenus mais sur les capabilités : « la
plausibilité de l’évaluation de l’égalité en termes de capabilités est en soi une bonne raison de
s’opposer à toute revendication inconditionnelle de l’égalité dans d’autres espaces ». Malgré
tout, Sen n’accepte pas l’existence d’une liste objective d’éléments de valeur de la
théorie qu’il développe sur laquelle nous pourrions nous appuyer. Pour trouver une
liste de capabilités centrales, il est nécessaire de s’attarder sur une auteure proche de
Sen : Martha Nussbaum (2001). Pour cette auteure, sous un seuil déterminé de
capabilités la vie humaine n’a plus sa place. A partir de ces considérations, l’auteure
établit une liste de capabilités centrales qu’elle considère comme transculturelle.
Cette liste intègre des éléments environnementaux. Par exemple, la première
capabilité développée est la possibilité d’avoir les moyens de vivre jusqu’à la fin une
vie de longueur normale. Cette capabilité est large mais l’on sait néanmoins que sans
élément de l’environnement (air pur, eau potable) cette capabilité est irréalisable. Elle
évoque aussi directement la santé et, plus étonnamment, la possibilité de vivre avec
d’autres espèces vivantes. Cette dernière capabilité centrale semble plus difficilement
intégrable dans une liste de biens premiers chez Rawls, même si Nussbaum semble
poser cet élément comme étant valorisé par tous.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
124 Traduction de l’auteur.
125 Traduction de l’auteur.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 131

Bien qu’intéressante ces théories ne répondent pas en totalité aux problématiques des
pays riches. Intégrer la question intergénérationnelle pourrait permettre de résoudre
certaines impasses pour ces pays. En effet, ne connaissant pas les préférences des
générations futures ni même certains de leurs besoins premiers, une partie du capital
naturel devrait être protégé dans un objectif de justice intergénérationnelle comme le
défend Barry (1997). Cette préservation à long terme pourrait faciliter dans certains
cas la fourniture de biens environnementaux pour les générations actuelles. La
préservation d’un paysage naturelle est par exemple concernée. En effet, si l’on
protège ce paysage pour les générations futures, il le sera de facto pour les générations
présentes.

Conclusion

Dans cette partie, nous avons étudié des règles de justice distributive concernant
l’accès à des biens environnementaux. Ainsi, les biens sociaux premiers de Rawls, les
opportunités de Roemer, ainsi que les capabilités semblent intégrer une part de
l’environnement naturel dans leurs cadres de justice. Néanmoins, même s’il semble
important d’intégrer l’environnement dans la lecture des inégalités, une étude pure
de l’inégalité par rapport aux biens environnementaux laisse de côté les notions
d’efficacité, de substituabilité et de préférences. Une analyse conjointe d’inégalités
environnementales et économiques pourrait donc être intéressantes. Il est dès lors
nécessaire d’identifier les outils nous permettant ce type d’approches.

Méthodologie économique pour la mesure des inégalités


environnementales
Des méthodes existent en économie pour étudier les inégalités d’un point de vue
normatif, certaines de ces méthodes s’adaptent aux problématiques
environnementales. Outre les approches welfaristes, d’autres littératures analysant
les inégalités d’éducation par des études d’opportunités au sens de Roemer peuvent
s’avérer intéressantes.

Etudes statistiques sur les inégalités environnementales

La littérature qui traite des inégalités en termes d’environnement sans point de vue
normatif est très fournie et a été synthétisée en 2000 par Bowen. Bowen dénombre 42
études de ce type en 2000 dont 12 qualifiées de bonne qualité scientifique. Dans cette
littérature, les variables environnementales prises en compte représentent
généralement des éléments environnementaux ayant potentiellement un impact
négatif sur la santé des individus (déchets toxiques, pollution de l’air…). Certaines
études cherchent à retracer l’intégralité du lien entre les maladies, l’environnement
de mauvaise qualité et d’éventuelles injustices environnementales (Lavaine, 2010).
132 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Malgré la rigueur de ces études, la complexité de ce double lien affaiblit les


conclusions qui peuvent être tirées. Les variables tierces sont de deux grandes
catégories différentes : des variables économiques quantifiables (type revenu ou
dépenses) et l’ethnicité. Ainsi, ces études cherchent de manière plus ou moins
élaborée (comme le montre Bowen, 2000) à tracer un lien entre environnement
dégradé et pauvreté ou appartenance à des minorités ethniques. Certains auteurs
utilisent cette variable tierce comme proxy pour accéder à des inégalités de pouvoir
entre individus (Boyce, 2008).
Trois éléments essentiels sont à retenir à partir de l’analyse de ces études. Tout
d’abord, ces travaux sont basés sur des méthodes très différentes : simple corrélation,
t-tests, approche spatiale. Aussi, certaines de ces études prennent en compte dans la
qualification d’inéquitable la formation historique des inégalités (Baden, Coursey,
2002) et ne considèrent pas les mêmes inégalités environnementales. Enfin, ces
études utilisent des échelles différentes dans l’appréhension de ces questions (aires
délimités par les zip-codes, quartiers). Très peu d’études atteignent l’échelle du
ménage, ce qui semble provenir du manque de données, plutôt que de choix
méthodologiques ou éthiques. Cette perte de précision a certainement des
conséquences importantes sur l’analyse des inégalités. Toute agrégation – et déjà
celle passant de l’individu au ménage comme le révèle Nussbaum (2001) – change
l’information et les conclusions possibles.
Malgré la diversité des études, aucune n’intègre à ma connaissance clairement le
point de vue éthique des individus ou d’un planificateur pour appréhender les
inégalités environnementales, socio-économiques, ou combinées. De plus, ces études
ne permettent pas de comparer deux situations sociales, comme pourrait le permettre
un critère de dominance ou un indicateur multidimensionnel des inégalités.
Ainsi, nous allons présenter des indicateurs et des critères de dominance basés sur
une axiomatique normative. Nous essaierons d’intégrer des critères
multidimensionnels pour éviter de statuer sur l’équité d’une distribution de
l’environnement sans intégrer une variable économique. En effet, il est très difficile
de caractériser une situation juste au niveau environnemental sans intégrer une
certaine substituabilité avec d’autres formes de capitaux. Le risque est sinon de
perdre en efficacité dans la réduction des inégalités.
Notre but ici est donc d’identifier des iniquités qui ne sont pas totalement captées par
la variable « revenu » et qui pourraient être captées par la variable environnementale.
Ainsi, le premier pas est d’étudier d’éventuelles corrélations entre données
économiques, sociales et environnementales pour s’assurer qu’une variable ne
recouvre pas l’intégralité de la problématique de la justice distributive. Dans le cas
contraire, il semble important de comprendre comment l’iniquité face à
l’environnement s’exprime dans la population. En effet, si la variable
environnementale est trop fortement corrélée à une variable plus simple comme la
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 133

variable revenu, il semble alors inutile de compliquer les études sur les inégalités. La
question devient alors, en l’absence de relations simples entre diverses variables
économiques, sociales et environnementales ; comment les enjeux de justice
distributive peuvent-ils s’exprimer ?

L’étude axiomatisée des inégalités par une approche welfariste

Dans le but d’évaluer des distributions trois choix principaux sont essentiels : le
choix de la variable focale, le choix de la procédure d’évaluation sociale et le choix du
groupe de référence ou l’unité d’analyse. Nous nous intéresserons principalement ici
à la seconde question, et reviendrons parfois sur la première question bien qu’elle ait
été en partie traitée dans la première partie. Pour la troisième question, nous restons
ici sur une unité d’analyse individuelle.
L’approche welfariste des inégalités se construit autour d’un point de vue
paternaliste avec un observateur éthique qui évalue les différentes allocations de
biens. Pour cela, cet observateur évalue les utilités des différents individus, puis
construit le classement des états sociaux à partir des utilités individuelles.

Perspectives multidimensionnelles de l’analyse des inégalités

Tout d’abord, il est possible d’envisager des études multidimensionnelles des


inégalités environnementales. Dans ce cadre, nous considérons un bien économique,
en général le revenu et un ou d’autres biens. Des travaux de Gravel et al. (2009)
s’attardent par exemple sur l’étude multidimensionnelle du revenu disponible et
d’un bien public régional. La question principale à résoudre avant de mettre en place
ces études des inégalités est : l’inégalité jointe entre inégalités environnementales et
économiques représente-elle plus que la somme des deux inégalités ou l’une
n’englobe-t-elle pas intégralement l’autre ?
Deux raisons décrites par Atkinson et Bourguignon (1982) peuvent alors nous faire
utiliser ces méthodes multidimensionnelles. Nous ne pouvons pas nécessairement
effectuer une agrégation par le marché ou nous pouvons vouloir sortir de
l’hypothèse welfariste selon laquelle l’évaluation sociale est basée seulement sur
l’utilité individuelle et ainsi permettre l’utilisation d’autres informations.
Si l’étude multidimensionnelle s’avère intéressante, alors deux littératures sont
envisageables suivant la réponse apportée à la question suivante : la variable
environnementale est-elle cardinale ou au minimum cardinalisable ? Si la réponse à
cette question s’avère positive, l’approche welfariste produit par la comparaison de
biens-êtres sociaux une comparaison de distributions de plusieurs biens. Il est alors
possible de travailler sur les inégalités bidimensionnelles en envisageant des
transferts sur les deux variables. Atkinson et Bourguignon (1982) déterminent des
permutations favorables de biens.
134 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

D’autres méthodes (Bourguignon, 1989) développent une axiomatique des inégalités


pour étudier les inégalités de revenus en prenant en compte une variable ordinale
(méthodologie développée à la base pour prendre en compte la taille du ménage). La
variable sur laquelle les inégalités sont calculées est seulement la variable « revenu ».
La production d’indicateurs des inégalités ou de critères de dominance est alors
possible, il ne reste qu’à choisir entre un classement partiel ou total des différents
états sociaux comme dans le cas d’inégalités unidimensionnelles (Weynmark, 2006).
La définition de la fonction d’utilité qui prend en compte les deux biens peut laisser
transparaître des éléments différents sur les inégalités. En effet, des restrictions
pourraient être apportées sur les classes de fonctions d’utilité choisies, en particulier
avec la spécificité de la substituabilité entre revenu et environnement.

Analyse unidimensionnelle de l’environnement

Une autre méthode beaucoup moins développée existe et consiste à étudier la


variable environnementale choisie indépendamment de toute autre. Dans cette
littérature, on peut noter les travaux d’Allison et Foster (2004) qui mettent en avant
l’utilisation d’une variable de santé ordinale pour établir un critère d’inégalité.
Cette méthode n’est intéressante que dans le cas d’un bien essentiel à la vie. En effet,
dans le cas contraire, il semble illusoire de vouloir caractériser les inégalités entre les
individus en s’appuyant uniquement sur une variable environnementale.
Pour la suite, nous allons présenter une méthode non welfariste d’analyse des
inégalités environnementales. Le premier point à noter est que les instruments des
méthodes précédemment citées peuvent aussi être perçus dans un cadre non
welfariste. En effet, dès que l’on modifie Ui, la fonction d’utilité d’un individu i, en U,
la fonction d’utilité pour tous les individus, la variable U unique supprime la
subjectivité individuelle de l’utilité en intégrant la fonction d’utilité construite par un
observateur impartial. N’étant pas différente pour chaque individu, la fonction U
peut représenter alors une fonction différente de celle de l’utilité. Le planificateur
choisit alors comment chaque individu valorise les biens sans référence à l’utilité.
L’étude des inégalités se recentre sur une « social evaluation function » autre que la
« social welfare function ».

L’égalité des opportunités : une approche intéressante ?

Dans une approche de macrojustice126, l’inégalité des opportunités est souvent


étudiée par la considération du niveau de vie obtenu par les individus suivant
différentes circonstances. Dans ce cadre, on considérerait l’environnement comme
une circonstance qui ne devrait pas modifier la répartition des niveaux de vie.
Néanmoins, ceci semble a priori difficile étant donné la complexité de la relation
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
126 « Basic rights of a society and the resulting global distributive justice » (Kölm, 2002).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 135

entre niveau de vie et la qualité environnementale du milieu de vie. Au niveau de la


mésojustice127, on peut prendre pour exemple les travaux de Waltenberg (2006), qui
se basent sur ces méthodes pour établir des inégalités d’opportunités par rapport au
système éducatif. Néanmoins, il est beaucoup plus difficile de justifier ce type de
méthodologie dans le cadre de l’environnement qui n’est pas une des bases de la
compréhension de l’opportunité. Dans le cas de l’éducation (Gamboa, Waltenberg,
2011), les auteurs étudient la réussite scolaire en posant comme circonstances le
genre, le niveau d’éducation des parents et le type d’école (publique, privée).
Si ce cadre théorique – c’est-à-dire la considération d’inégalités d’opportunités dans
un cadre de mésojustice – peut être adaptable à l’environnement, plusieurs
circonstances pourraient être prises en compte (revenu, classe sociale, habitat en ville
ou rural s’il est considéré comme contraint…). Dans ce cadre théorique, l’effort n’est
pas une variable en soi mais correspond au classement des individus dans leur type.
Une variable « effort environnemental » exogène pourrait peut-être être intégrée avec
la considération de déchets émis ou d’autres polluants dont les individus sont
responsables. Ce travail permettrait de reprendre la différence entre inégalités
écologiques et inégalités environnementales, c’est-à-dire de différencier les inégalités
causées par des pollutions subies et celles causées par des pollutions générées128.
L’analyse par le critère du « maximin » rawlsien est la dernière méthode qui pourrait
être proposée. Néanmoins si l’on considère une seule variable, les trois littératures
précédemment évoquées sont très proches. En effet, comme le montre Waltenberg
(2006), dans le cas de l’utilitarisme le processus d’agrégation se fera comme si l’on
considérait un nombre de type129 égal au nombre d’individu (n), dans le cas du
maximin un seul type sera utilisé, et dans le cas de l’égalité des opportunités un
nombre de type compris entre 2 et n-1.

Conclusion
Dans ce texte, nous avons présenté les problématiques importantes pour l’étude des
inégalités environnementales et leur intégration dans une analyse plus globale des
inégalités. Tout d’abord en appuyant notre propos sur les pays riches, nous avons
essayé de proposer des cadres de justice distributive pour l’analyse des inégalités en
termes environnementaux. Bien que le cadre rawlsien semble intéressant, nous avons
montré ces limites pour l’étude des problématiques des pays riches. Par la suite, nous
avons présenté les méthodologies économiques utiles pour l’analyse de ces
inégalités. Dans cette partie, il est important de voir que des méthodologies basées

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
127 « issues which are specific but widespread, important both intrinsically and in volume, and which elicit
policies that can affect almost everybody » (Kölm, 2002).
128 Pour plus d’information sur ce sujet, voir Emelianoff (2008).
129 Un type englobe tous les individus concernés par les mêmes circonstances.
136 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

sur l’utilisation de plusieurs dimensions sont certainement à privilégier. En effet,


l’étude de l’inégalité environnementale, bien qu’à notre avis importante, ne peut se
baser que très rarement sur une analyse unidimensionnelle. Une analyse de la justice
distributive ne peut sans doute se faire qu’en associant à ces études une variable
monétaire telle que le revenu disponible ou les dépenses.
Beaucoup de pistes restent à étudier à la suite de ce travail. L’une très importante
semble-t-il est l’impossibilité de laisser de coté la question de la durabilité et de
l’équité intergénérationnelle lorsque l’on s’attarde à la question de l’environnement
naturel. Baumgartner et Glotzbach (Forthcoming) donne des premières intuitions sur
ce sujet en étudiant dans différents contextes des hypothèses de rivalité, de
facilitation ou d’indépendance entre les objectifs de justice intragénérationnels et
intergénérationnels. Toutes les études des inégalités environnementales
intragénérationnelle devraient donc prendre en compte l’impact de la répartition de
l’environnement naturel sur la conservation du capital naturel pour les générations
futures. Bien que la surexploitation d’une ressource puisse améliorer l’équité
intragénérationnelle, elle ne peut pas être toujours préconisée et un arbitrage est à
réaliser avec les enjeux intergénérationnels.

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138 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Inégalités et pauvreté :
état des lieux en France et en Auvergne

Hélène LANGIN
INSEE Auvergne

Il n’existe pas de définition consensuelle de la pauvreté au sein des


communautés scientifiques ou des pouvoirs publics. Est privilégiée ici une des
approches possibles permettant une analyse de la pauvreté dans les pays riches.
Cette approche est mise en exergue car elle est préconisée au niveau international par
Eurostat et au niveau national par l’Observatoire national de la pauvreté et de
l’exclusion sociale (ONPES) et qu’en outre elle rend possible une mesure de la
pauvreté aux niveaux régional et départemental.
Tout d’abord, sont rappelés les concepts et les outils statistiques utilisés pour
identifier la pauvreté monétaire en fonction du seuil de pauvreté. Ensuite est dressé
un constat pour la France en 2009 avec une présentation de l’évolution récente de la
pauvreté entre 2008 et 2009. Enfin sont exposés les résultats sur l’ensemble du
territoire métropolitain pour conclure par un zoom sur la situation auvergnate.
La pauvreté en Auvergne concerne avant tout les familles monoparentales
mais frappe plus souvent qu’au niveau national les personnes isolées. Elle est plus
élevée qu’en France. Ceci s’explique principalement par la faiblesse du revenu
disponible des Auvergnats liée à celle des salaires et des revenus de transfert
(retraites et prestations sociales). Toutefois, compte tenu d’une distribution des
niveaux de vie moins inégalitaire en Auvergne l’exclusion des personnes démunies
est moins forte.

Une définition de la pauvreté pour une mesure localisée en


France

Qu’est ce que la pauvreté ?

La pauvreté est un concept difficile à cerner. Compte tenu de ses multiples


dimensions, il n’existe pas de définition consensuelle de la pauvreté, que ce soit
parmi les économistes, les sociologues ou les responsables administratifs et
politiques. La définition « officielle » retenue ici est celle de l’Union européenne et
date de 1975. Elle considère comme pauvres « les personnes ou familles dont les
ressources sont si limitées qu’elles les excluent d’un minimum acceptable de mode de vie dans
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 139

l’État membre dans lequel elles vivent130 ». La pauvreté se définit ainsi par un ensemble
de "manques" comparativement au niveau de vie considéré comme "normal" par la
société, manque dans l'accès à certains biens de consommation, manque dans l'accès
à un logement décent, manque dans l'accès à la culture, manque dans l'accès aux
vacances, etc. Cette définition apparaît peu appropriée pour en déduire une mesure
statistique. Il convient toutefois d’en retenir trois éléments :
- la pauvreté est un phénomène multidimensionnel ;
- la pauvreté est une notion relative à la perception que les individus ont des
conditions d’existences jugées indispensables ;
- pour établir une mesure statistique de la pauvreté dans nos économies riches la
définition de la pauvreté est, avant tout, conventionnelle.
Retenir en ce domaine une convention suppose deux choix : privilégier une
approche, monétaire ou non, pour délimiter la pauvreté puis définir un seuil ou une
norme permettant de l’évaluer.
- Les approches monétaires de la pauvreté sont avant tout quantitatives. Elles
nécessitent de mesurer la valeur soit du revenu soit de la consommation pour
estimer le niveau de vie et la pauvreté. La préférence est le plus souvent donnée au
revenu. Schématiquement les approches non monétaires rassemblent des approches
dites « objectives » et « subjectives ». Les premières reposent sur une analyse des
conditions de vie. Elles évaluent le degré de privation des agents économiques par
rapport à certains éléments constitutifs du bien-être (alimentation, logement,
habillement, santé, éducation, relations sociales, sentiment de sécurité…)131. Les
secondes s’appuient sur la perception qu’ont les intéressés de leur situation. Elles
sont fortement dépendantes des méthodes de recueil de l’information.
- Ensuite, pour une approche donnée, mesurer la pauvreté implique la définition
d'un seuil ou de normes. Le seuil peut être relatif ou absolu. L’Amérique du Nord
(États-Unis et Canada) privilégie la définition d’un seuil absolu. La France et
l’Europe retiennent une référence relative.
Au sein de l’Europe une des définitions « statistiques » privilégiées repose sur une
approche monétaire et relative de la pauvreté. Il s’agit d’un éclairage partiel du
phénomène restreint à sa composante monétaire. Il ignore notamment certains
aspects majeurs du « vécu » des situations de pauvreté tels les sentiments de
précarité, de discrimination, d’injustice, etc. La pauvreté monétaire relative se définit
ainsi : « Est considérée comme pauvre toute personne dont le niveau de vie est inférieur à un
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
130 75/458/EEC du 22 juillet 1975. Council Decision of 22 July 1975 concerning a programme of pilot
schemes and studies to combat poverty.
131 En France, l’indicateur de pauvreté en condition de vie donne annuellement le pourcentage des

ménages qui connaissent au moins 8 restrictions sur 27 répertoriées, regroupées en 4 items :


restrictions de consommation, insuffisance de ressources, retard de paiement, difficultés de logement.
Il identifie 13,3 % des ménages pauvres en condition de vie en 2010.
140 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

certain seuil, le seuil de pauvreté ». Cette approche, bien que restrictive, est la seule qui
permette une mesure de la pauvreté au niveau local, départemental et régional,
articulée et cohérente avec les mesures retenues par Eurostat. Elle répond aussi à une
des préconisations du rapport du Conseil National de l’Information Statistique de
mars 2007 sur les « Niveaux de vie et inégalités sociales » qui recommandait la
diffusion régulière d’« informations aux niveaux départemental et régional concernant les
niveaux de vie et la pauvreté132 ». Enfin, elle s’intègre dans le Tableau de bord133 établit
par l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) qui
retient onze indicateurs « centraux »134 pour rendre compte des principales
dimensions de la pauvreté en France.

Mesure de la pauvreté

Pour construire cette mesure statistique de la pauvreté monétaire on peut adopter


une démarche en trois temps :
- comptabiliser l’ensemble des ressources des ménages : revenus d’activité, financiers
et transferts sociaux pour définir leur revenu après redistribution ;
- tenir compte de la composition du ménage (unités de consommation) pour définir
son niveau de vie ;
- calculer le seuil de pauvreté, identifier le nombre de personnes vivant sous ce seuil,
qualifier la pauvreté : mesurer sa fréquence et son intensité.

Le revenu disponible

Le revenu disponible d’un ménage regroupe l’ensemble des ressources dont il


dispose pour consommer et épargner. Il s’agit d’un revenu après redistribution. À
partir du revenu primaire (salaires, revenus non salariaux, revenus financiers et
immobiliers) il s’en déduit en soustrayant les impôts directs et les cotisations sociales
et en ajoutant les prestations sociales. Le revenu disponible d'un ménage intègre
toutes les ressources des différentes personnes qui le composent.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
132 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », p. 64.
133 Cf. ONPES Rapport 2007-2008 « Une pauvreté globalement stable, mais dont l’intensité s’aggrave »,
p. 26.
134 Les 11 indicateurs centraux composant le Tableau de bord de l’ONPES sont les suivants :

- deux indicateurs de pauvreté monétaire qui déterminent les personnes dont les niveaux de vie sont
inférieurs à un montant donné dit seuil de pauvreté ;
- un indicateur d'intensité de la pauvreté qui permet d'apprécier l'écart relatif entre le seuil de
pauvreté et le revenu médian des personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté ;
- des indicateurs de pauvreté en condition de vie qui mesurent l'absence ou la difficulté d'accès à des
biens ou à des consommations d'usage ordinaire ;
- des indicateurs de pauvreté mesurés par les minima sociaux qui permettent de connaître le nombre
de personnes bénéficiaires d'une aide dont l'objectif est de lutter contre la pauvreté ;
- des indicateurs permettant de rendre compte de privations en matière d'accès aux droits
fondamentaux ;
- un indicateur d'inégalité de revenus.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 141

En 2007, le Rapport du CNIS « Niveaux de vie et inégalités sociales » formulait


des préconisations pour améliorer la mesure des inégalités de revenus et la pauvreté.
Plusieurs d’entre elles s’adressaient directement aux enquêtes sur les revenus fiscaux
(ERF) réalisées par l’Insee qui permettaient de mesurer les disparités de revenus, de
niveaux de vie et la pauvreté monétaire. Les premières attentes portaient sur une
meilleure prise en compte des prestations sociales135 et des revenus du patrimoine
financier et immobilier136 dans cette source, les autres visaient une diffusion régulière
de ces informations aux niveaux départementaux et régionaux137. Depuis 2008, les
enquêtes « Revenus fiscaux et sociaux » (Encadré 1) qui font suite aux enquêtes
« Revenus fiscaux » intègrent les modifications méthodologiques répondant à ces
recommandations138. Le dispositif des « revenus disponibles localisés » prolonge
cette mesure aux niveaux régional et départemental (Encadré 2).
Le revenu disponible « monétaire » des ménages évalué par l’Insee regroupe
ainsi les revenus déclarés au fisc (revenus d’activité, retraites et pensions, indemnités
de chômage et certains revenus du patrimoine), les revenus financiers non déclarés
(produits d’assurance-vie, PEA, produits des livrets exonérés PEP, CEL, PEL) et les
prestations sociales versées par les organismes de sécurité sociale gestionnaires, nets
d’impôts directs (impôt sur le revenu et taxe d’habitation) et des prélèvements
sociaux (contribution sociale généralisée, CSG et contribution au remboursement de
la dette sociale, CRDS). Les salaires perçus en rémunération des heures ou jours
supplémentaires et des heures complémentaires effectuées à partir du 1er octobre
2007 et non imposables sont inclus dans le calcul du revenu disponible « monétaire »
à compter de cette date.
Ce revenu disponible « monétaire » correspond à une approche
microéconomique du revenu des ménages. Parallèlement, l’Insee publie des
données macroéconomiques relatives au revenu disponible brut défini par la
Comptabilité nationale. Elles sont la référence pour les évaluations nationales et
comparaisons internationales. Elles ne sont pas directement comparables aux
données de l’approche microéconomique, ni en niveau ni en évolution. Le concept de
revenu disponible brut macroéconomique inclut, outre les ressources monétaires des
ménages, des ressources en nature (loyers imputés aux propriétaires occupant leur
logement, consommation des jardins familiaux pour les ménages ruraux…) et
comptabilise également des prestations en nature perçues par les ménages (services
non marchands individualisables de santé et d’éducation). Ces revenus et prestations
non monétaires ne sont pas inclus dans l’évaluation du revenu disponible de
l’enquête « RFS » et du dispositif « RDL ».

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135 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 34, p. 66.
136 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 26, p. 65.
137 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », proposition 21, p. 64.
138 Cf. L. Auzet, L. Goutard, É. Raynaud (2009) « Les nouvelles mesures des revenus dans les enquêtes

RFS ».
142 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Encadré 1 : L'enquête « Revenus fiscaux et sociaux » (ERFS)

L'enquête « Revenus fiscaux et sociaux » (ERFS) fournit une approche du revenu disponible monétaire
des ménages. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête, puisqu'une partie des données
recueillies n’est pas collectée par voie d’enquête mais par exploitation de sources administratives pour
un échantillon représentatif de l’ensemble de la population.

Annuellement l'enquête « Revenus fiscaux et sociaux » s’appuie sur un échantillon représentatif


d’environ 36 000 ménages extraits de l’échantillon de l’Enquête emploi en continu (EEC). Elle consiste
en un appariement statistique du fichier de l'enquête Emploi en continu (données du 4e trimestre de
l'année N) avec les fichiers fiscaux de l’année N transmis par la direction générale des Finances
publiques (DGFiP) et les données sur les prestations perçues au cours de l'année N par les ménages,
données collectées auprès de trois organismes de sécurité sociale à savoir la caisse nationale des
allocations familiales (CNAF), la caisse nationale de l'assurance vieillesse (CNAV) et la caisse centrale
de la mutualité sociale agricole (CCMSA). Puis les composantes du revenu pour lesquelles n’existent
pas de sources statistiques directes sont estimées par des modèles économétriques.

L’appariement de fichiers se réalise en trois temps.

- Le premier consiste en un appariement statistique du fichier de l'enquête Emploi en continu (EEC) et


des fichiers de l’impôt sur le revenu (les déclarations de revenus de l’année N remplies en mars N+1 et
de la taxe d’habitation au premier janvier N+1). L'appariement consiste à retrouver les déclarations
fiscales des individus interrogés dans le cadre de l'EEC du 4e trimestre. Ainsi, la Direction générale des
finances publiques (DGFiP) transmet à l'Insee un fichier contenant l'ensemble des éléments de taxation
du foyer fiscal à l'impôt sur le revenu (déclaration n° 2042) ainsi qu'un fichier contenant l'ensemble
des données relatives à la taxe d'habitation.
- Dans un second temps, les données des individus de l’enquête Emploi en continu qui ont été
appariées avec les fichiers fiscaux, sont complétées par des statistiques mises à disposition par les
organismes sociaux concernant les prestations versées (prestations familiales, prestations logement et
minima sociaux) à chaque allocataire l’année N par la caisse nationale d’allocations familiales (CNAF)
et la caisse nationale de la mutualité sociale agricole (CCMSA), et les droits versés en N+1 par la caisse
nationale de l’assurance vieillesse (CNAV).

Par ailleurs, le recours aux fichiers des organismes gestionnaires permet d’intégrer dans l’enquête
ERFS des ménages, non retrouvés dans le fichier fiscal, qui jusque-là sont exclus du champ de
l’enquête car considérés comme non-répondants alors qu’ils sont globalement plus pauvres que
l’ensemble des ménages (1,2 % de l’échantillon).

- Dans un troisième temps, les informations sur les revenus non fournies par les sources fiscales et les
statistiques des organismes d’assurance sociale sont complétées par des estimations réalisées par
l'Insee sur la base de simulations économétriques.
Depuis l’estimation des revenus disponibles de 2005, sont estimés des revenus financiers exonérés
d’impôt sur le revenu ou soumis à prélèvement libératoire. Ainsi, depuis cette date, ont été inclus dans
le revenu disponible des ménages mesuré dans les ERFS les intérêts annuels générés par certains
produits financiers totalement exonérés d’impôt : livrets Jeunes, livrets d’épargne populaire (LEP),
comptes d’épargne logement (CEL), plans d’épargne logement (PEL) et autres livrets défiscalisés
(livret A, livret Bleu et livret pour le développement durable). Deux autres types de produits
financiers sont concernés : les plans d’épargne en actions (PEA), dont les revenus sont exonérés
d’impôt sous certaines conditions, et l’ensemble des assurances-vie plans d’épargne populaire (PEP) et
bons de capitalisation, qui ne sont imposables que lors du rachat ou du dénouement du contrat.

La détention puis le montant des revenus de l’ensemble de ces produits sont estimés sur la base de
l’enquête Patrimoine de l’année concernée (2004 pour les revenus disponibles 2005) en tenant compte
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 143

de la législation fiscale en vigueur chaque année et sur la base des caractéristiques des produits
financiers estimés. Cette troisième étape est indispensable pour passer du concept de revenu déclaré
(ou revenu fiscal) à des concepts de revenus économiques (revenu disponible, niveau de vie, etc.). Par
ailleurs, cette enquête, comme toutes les enquêtes par sondage, fait l'objet de corrections des non-
réponses et d'un redressement afin d'être représentative au niveau de la France métropolitaine.

L'ERFS permet in fine l'analyse des revenus disponibles suivant des critères socio-démographiques
connus par l'enquête Emploi : catégorie socioprofessionnelle et âge des personnes composant le
ménage, statut d'activité de ces personnes, taille du ménage.

Source : méthodologie et concepts de revenus de l’Enquête Revenus fiscaux et sociaux / ERFS


disponible à l’adresse : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=sources/ope-enq-
erfs.htm

Les unités de consommation (UC)

Les dépenses d'un ménage ne sont pas strictement proportionnelles au nombre de


personnes le composant grâce à des économies d'échelle issues de la mise en
commun de certains biens, notamment le partage du même logement et des charges
afférentes ainsi que des biens qui l’équipent. Aussi, pour comparer les niveaux de vie
d'individus vivant dans des ménages de taille ou de composition différentes, est
utilisée une mesure du revenu par équivalent-adulte ou par unité de consommation,
à l'aide d'une « échelle d'équivalence ». Cette échelle d’équivalence donne un poids à
chaque individu vivant dans un même ménage, l’ensemble de ces pondérations
définit le nombre d’unités de consommation composant le ménage.
L'échelle actuellement la plus utilisée est l’« échelle de l'OCDE modifiée ». Elle
consiste à décompter une unité de consommation (UC) pour le premier adulte du
ménage, puis 0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans ou plus, et enfin 0,3 UC
pour les enfants de moins de 14 ans.
Ce qui correspond pour des ménages de composition différente à :
- pour un ménage d’une personne : 1 UC ;
- pour une famille monoparentale avec un enfant de moins (plus) de 14 ans : 1,3 (1,5)
UC ;
- pour un couple sans enfant : 1,5 UC ;
- pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans : 2,1 UC ; etc.
Le rapport du CNIS sur les niveaux de vie et les inégalités sociales précise que « d’un
point de vue théorique, (…) il est difficile de justifier le choix d’une échelle à partir des divers
modèles économiques existants. D’un point de vue empirique, le choix de l’échelle a peu
d’impact sur l’évolution des indicateurs agrégés de niveaux de vie « monétaires ». Elle en a en
revanche sur le niveau des indicateurs et leur décomposition selon la composition des
ménages139 ».
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139 Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », p. 17.
144 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Encadré 2 : Le dispositif « Revenus disponibles localisés » (RDL)

Le dispositif des Revenus disponibles localisés (RDL) permet le calcul des revenus disponibles
monétaires des ménages aux niveaux départemental et régional, sur le champ des « ménages fiscaux »
défini par l’enquête RFS. Sont ainsi exclus de l’enquête140 les personnes vivant en foyers d'étudiants,
services de moyen ou long séjour, établissements sociaux de court séjour, casernes, communautés
(dont religieuses) et habitations mobiles (y compris mariniers et sans-abri). L’Insee met ainsi à
disposition un ensemble d’indicateurs sur les revenus après redistribution comparable à celui calculé
au niveau national par la source ERFS.

Les données de base de la source RDL sont celles du revenu déclaré par les foyers français à
l’administration fiscale (dite source fiscale).

L’exploitation de la source RDL a été réalisée pour la première fois à partir des revenus de l’année
2004 déclarés en 2005 et de la taxe d’habitation au 1er janvier 2005. Le dispositif RDL traite ainsi,
annuellement les données de l’exhaustif des déclarations fiscales mises à la disposition de l’Insee par
la Direction générale des finances publiques (DGFiP). Elles concernent, en 2009, plus de 26 millions de
ménages fiscaux.

Les différents impôts directs payés par les ménages (impôt sur le revenu, taxe d'habitation) sont
connus par la source fiscale. Les prestations sociales sont imputées à partir de la composition familiale
et des revenus, selon des méthodes économétriques cohérentes avec celles utilisées au niveau national
pour l’enquête des Revenus fiscaux et sociaux. Les imputations sont effectuées au niveau des
départements. Le nombre d’allocataires et les montants imputés sont ensuite confrontés aux données
fournies par les caisses d’allocations familiales (CAF). Les revenus financiers qui ne sont pas déclarés
sont estimés à partir des résultats de l’enquête Patrimoine. Enfin, un ensemble de contrôles est mené
pour s’assurer de la cohérence avec l’enquête nationale des Revenus fiscaux et sociaux. La recherche
de cohérence avec les déciles de niveaux de vie et le taux de pauvreté diffusés au niveau national a
conduit à mettre en place des procédures de calage. Comme la source ERFS le dispositif RDL permet
l'analyse des revenus disponibles selon la catégorie socioprofessionnelle et l’âge des personnes
composant le ménage, le statut d'activité de ces personnes, et la taille du ménage.

Source : méthodologie et concepts de revenus du dispositif « revenus disponibles localisés » (RDL)


disponible à l’adresse : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?page=sources/ope-adm-
revenus-disponibles-localises.htm

Le niveau de vie

Le niveau de vie d'une personne se calcule en rapportant le revenu disponible


du ménage auquel elle appartient au nombre d'unités de consommation de ce
ménage. Le ménage est défini comme l'ensemble des personnes partageant le même
logement. La présence d’enfants dans un ménage joue fortement sur le niveau de vie
de ses membres. Le niveau de vie baisse en présence d’enfants puisque ceux-ci
n’apportent pas de revenus tout en consommant une partie des ressources du
ménage. Toutes les personnes d'un ménage ont donc par définition le même niveau
de vie. À cette restriction près, le concept de niveau de vie permet une approche
individuelle de la pauvreté.

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140 En 2009, en Auvergne 2 % de la population sont ainsi exclus du champ de cette enquête.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 145

Le niveau de vie est défini en fonction de l’ensemble des ressources du


ménage. Les salaires en représentent en général une part importante. « Ils constituent
à ce titre une dimension essentielle des inégalités sociales, même si (…) les disparités de
salaire ne se traduisent pas directement en inégalités de niveau de vie. (…)En effet depuis
1996 alors que les inégalités salariales s’accroissent, en partie en raison d’une plus grande
précarité de l’emploi, les inégalités de niveau de vie restent, elles, globalement stables jusqu’en
2006141 » pour s’accroître avec la crise. En 2009, le niveau de vie médian annuel
s’élève en France à 19 080 euros. Autrement dit un français sur deux a un niveau de
vie inférieur à 1 590 euros par mois. C'est de manière équivalente le niveau de vie au-
dessus duquel se situent 50 % des Français.

Graphique 1 : Évolution du niveau de vie médian depuis 1970


Niveau de vie médian depuis 1970 (€ constants)

19 000
Euros constants

17 000

15 000

13 000

11 000

9 000
1970 1973 1976 1979 1982 1985 1988 1991 1994 1997 2000 2003 2006 2009

Niveau de vie médian (€ constants)

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu


déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Sources : Insee-DGI, enquêtes revenus fiscaux de 1970 à 1990,
Enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées 1996 à 2004,
Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2009.

Depuis 1970, le niveau de vie médian individuel en termes réels (mesuré en


euros constants) a régulièrement augmenté (Graphique 1). Cette hausse a été
particulièrement marquée dans les années soixante-dix (de plus de 4 % par an en
moyenne). Entre 1997 et 2002, cette croissance des niveaux de vie a continué mais
moins fortement (2,2 % par an en moyenne). Elle a profité aux moins aisés142, mais de
façon moins marquée qu’en début de période. Entre 2002 et 2005, le ralentissement
économique et la remontée du chômage expliquent en partie le ralentissement de la
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141Cf. CNIS Rapport 2007 « Niveaux de vie et inégalités sociales », p. 37.
142 Dans l’analyse des inégalités de revenus et de pauvreté entre 1996 et 2008, P. Lombardo,
N. Missègue, É. Seguin et M. Tomasini précisent que sur cette période, « les inégalités de niveau de vie
évoluent peu. Cependant jusqu’en 2004, celles-ci se réduisaient sous l’effet d’une hausse plus marquée
des niveaux de vie situés au bas de la distribution, malgré une hausse concomitante du poids du haut
de la distribution. Depuis 2004, elles ont plutôt tendance à augmenter en raison d’une hausse du poids du haut
de la distribution principalement sous l’effet de la dynamique des revenus du patrimoine dont disposent les
personnes les plus aisées ».
146 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

croissance du niveau de vie. Entre 2005 et 2008, le niveau de vie médian progresse de
1,8 % en moyenne annuelle mais suite à la crise sa croissance n’est plus que de 0,4 %
entre 2008 et 2009.

Calculs du seuil, du taux et de l’intensité de la pauvreté

Le seuil de pauvreté

Le seuil de pauvreté est défini à 60 % de la médiane des niveaux de vie. La


médiane est retenue, de préférence à la moyenne, pour calculer ce seuil
principalement car elle n'est pas tirée artificiellement vers le haut par les niveaux de
vie très élevés d'un très petit nombre d'individus. Elle est pour cette raison
généralement supérieure à la médiane. Par ailleurs l’incertitude qui affecte les
valeurs extrêmes des niveaux de vie, en particulier les valeurs élevées, se reporte sur
la moyenne mais n’affecte pas la médiane. Ce seuil « à 60 % de la médiane des
niveaux de vie » a été adopté par l’Europe en décembre 2001. Pour l’Union
européenne ce taux de 60 % du niveau de vie médian définit un seuil de risque de
pauvreté. La mesure de la pauvreté effectuée par rapport à ce seuil est une mesure
relative c’est-à-dire reflétant les inégalités des revenus, et non une mesure
« absolue » de la pauvreté (basée sur un seuil de pauvreté défini en référence à un
panier de biens et dont la valeur est indexée sur l’évolution des prix). En effet, si le
niveau de vie de chaque Français double, le nombre de personnes considérées
comme pauvres reste inchangé. Cette mesure, relative dans le temps, l’est aussi dans
l’espace. Ainsi, pour une année donnée au sein de l’Union européenne, en 2008 par
exemple, le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian, évalué en standard de
pouvoir d’achat d’euros, est de 159 euros mensuels en Roumanie et de 326 euros en
Pologne, contre 967 euros au Royaume-Uni et 811 euros en France143.
La France privilégie le seuil de 60 % du niveau de vie médian. Néanmoins l’Insee
publie également des taux de pauvreté à 40 % et 50 % de la médiane des niveaux de
vie. En 2009 en France, le seuil de pauvreté à 60 % de la médiane du niveau de vie
est de 954 euros mensuels. Ainsi, une personne est considérée comme « pauvre » si
son niveau de vie est inférieur à 954 euros par mois. Ce seuil correspond, en termes
de revenu disponible mensuel par ménage, à :
- 954 euros pour un ménage d’une personne (UC = 1) ;
- 1 431 euros pour un couple sans enfant (UC = 1,5) ;
- 1 717 euros pour un couple avec un enfant de moins de 14 ans (UC = 1,8).
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143Pour éliminer les différences de niveaux de vie liées à l’existence de monnaies nationales différentes
au sein de l’Union européenne, ces seuils sont calculés en fonction des parités de pouvoirs d’achat
(PPA). La parité de pouvoir d'achat (PPA) est un taux de conversion monétaire qui permet d'exprimer
dans une unité commune les pouvoirs d'achat des différentes monnaies. Ce taux exprime le rapport
entre la quantité d'unités monétaires nécessaire dans des pays différents pour se procurer le même
« panier » de biens et de services.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 147

Les différentes enquêtes sur les revenus fiscaux et sociaux rendent possibles des
analyses de la pauvreté notamment selon l’âge et le statut d'activité. Depuis le début
des années soixante-dix, les caractéristiques de la pauvreté se sont modifiées.
Touchant en début de période principalement le monde agricole et les retraités, celle-
ci frappe actuellement plus les ouvriers et les jeunes. Cette évolution est à rapprocher
tout d’abord des revalorisations du minimum vieillesse entre 1970 et 1984 puis de
l’arrivée à l’âge de la cessation d’activité de générations qui bénéficient de montants
de retraites plus élevés compte tenu d’une durée de cotisations plus longue et enfin
d’un chômage présent de façon récurrente et qui touche de plus en plus les jeunes en
début de vie active.

Fréquence et intensité de la pauvreté monétaire144

La fréquence de la pauvreté est mesurée par le taux de pauvreté. Il se définit par le


nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté rapporté à la
population. Le taux de pauvreté est exprimé en pourcentage. En 2009, il s’élève en
France à 13,5 %. Comme évoqué précédemment, la pauvreté mesurée par ce taux est
relative. Autrement dit sans réduction des inégalités de l’ensemble de la répartition
des revenus le taux de pauvreté monétaire relatif ne diminue pas significativement.
En outre la pauvreté recouvre a priori des réalités très différentes selon que les
personnes en situation précaire ont un niveau de vie plus ou moins proche du seuil.
L'analyse de la pauvreté centrée sur l’évolution du taux de pauvreté doit être
complétée en tenant compte de la distribution des niveaux de vie au sein des
personnes les plus démunies, c’est-à-dire compte tenu de son intensité. Les
indicateurs d'intensité de la pauvreté mesurent l'écart entre le niveau de vie des
personnes démunies et le seuil de pauvreté. Cet écart peut être mesuré en valeur
absolue ou relative. En valeur absolue l’intensité de la pauvreté ou écart de pauvreté
indique le montant de transfert qu’il faudrait verser à chaque personne145 dont les
revenus sont modestes pour que toutes disposent d’un niveau de vie égal au seuil de
pauvreté. L'indicateur privilégié dans l’Union européenne par Eurostat et en France
par l’ONSEP est l'intensité en termes d'écart relatif entre le revenu médian des
personnes pauvres et le seuil de pauvreté. Il est mesuré en pourcentage du seuil de
pauvreté. Si cet écart s'accroît, de plus en plus de personnes en situation précaire ont
des niveaux de vie éloignés du seuil de pauvreté. À noter en outre que l’intensité de
la pauvreté ainsi mesurée est moins sensible à l’évolution du seuil que ne l’est le taux
de pauvreté.

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144 Pour une présentation détaillée de ces indicateurs cf. M. Cohen-Solal, C. Loisy (2001) « pauvreté et
transferts sociaux en Europe ».
145 Au correctif près d’unité de consommation.
148 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Pour être plus précise la mesure de la pauvreté pourrait en outre inclure une
mesure de l’inégalité de la distribution des revenus parmi les personnes pauvres.
En effet l’intensité de la pauvreté peut rester identique pour différentes dispersions
de revenus des plus démunis autour de la même moyenne.
L’inégalité de distribution des revenus parmi les personnes pauvres peut se
mesurer par l’indice de concentration de Gini. L'indice (ou coefficient) de Gini est un
indicateur synthétique d'inégalités de revenus ou de niveaux de vie. Il varie entre 0 et
1. Il est égal à 0 dans une situation d'égalité parfaite où tous les revenus ou niveaux
de vie seraient égaux. À l'autre extrême, il est égal à 1 dans une situation la plus
inégalitaire possible, celle où tous les revenus ou niveaux de vie sauf un seraient
nuls. Entre 0 et 1, l'inégalité est d'autant plus forte que l'indice de Gini est élevé. Une
baisse de l'indice de Gini observée entre deux dates indique une diminution globale
des inégalités. À l’inverse, une élévation de l'indice reflète une augmentation globale
des inégalités.
La combinaison de ces trois indicateurs permet d’approcher la pauvreté telle
qu’elle est définie par l’économiste Amartya Sen. En effet l’indice de pauvreté de
Sen146 est un indicateur synthétique qui prend en compte simultanément le taux de
pauvreté, l’intensité de la pauvreté et les inégalités de répartition des revenus parmi
les personnes en situation précaire, il peut s’écrire :
S = T*[I + (1-I)*G]
avec : T = taux de pauvreté ; I = Intensité relative de la pauvreté ;
G = indice de Gini mesuré sur les revenus des personnes pauvres.
L’indice de pauvreté de Sen a été utilisé dans les analyses de revenu, pauvreté et
exclusion sociale réalisées pour le compte de la Communauté européenne en 2002147.
Alors qu’il était stable en France entre 1984 et 1996, le taux de pauvreté décroît
jusqu’en 2004 (Graphique 2). La bonne conjoncture économique sur cette période, et
notamment la baisse du chômage amorcée en 1997 y contribuent. Après 2004, le taux
de pauvreté se stabilise autour de 13 %, sa fréquence se relevant depuis la crise.
L’évolution de l’intensité de la pauvreté se distingue de celle de sa fréquence.
Entre 1996 et 2002, le niveau de vie médian de la population pauvre s'est rapproché
du seuil de pauvreté à 60 % : l'écart était de 16,6 % en 2002, pour 19,2 % en 1996. Au
cours des années 2000, après une relative stabilité entre 2003 et 2006, l’intensité de la
pauvreté s’accroît et retrouve en 2009 le niveau du milieu des années quatre-vingt-
dix (19 %).

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146 Cf. CE (2003) « deuxième rapport sur le revenu, la pauvreté et l’exclusion sociale » p. 151.
147 Cf. CE (2003) « deuxième rapport sur le revenu, la pauvreté et l’exclusion sociale » p. 39 - 40.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 149

Graphique 2 : Évolution de la pauvreté depuis 1996

Fréquence et intensité de la pauvreté monétaire


en France entre 1996 et 2009

20

18

% 16

14

12
1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009

Taux de pauvreté (en %) Intensité de la pauvreté (en %)

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu


déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Sources : Insee-DGI, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux rétropolées 1996 à 2004,
Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2005 à 2009.

L’évolution de l’intensité de la pauvreté se distingue de celle de sa fréquence.


Entre 1996 et 2002, le niveau de vie médian de la population pauvre s'est rapproché
du seuil de pauvreté à 60 % : l'écart était de 16,6 % en 2002, pour 19,2 % en 1996. Au
cours des années 2000, après une relative stabilité entre 2003 et 2006, l’intensité de la
pauvreté s’accroît et retrouve en 2009 le niveau du milieu des années quatre-vingt-
dix (19 %).

État des lieux en 2009 : la situation en France et en Auvergne

Le constat en France

En 2009, en France, 8,2 millions de personnes vivent en dessous du seuil de


pauvreté qui s’établit à 954 euros par mois (tableau 1). La pauvreté concerne 13,5 %
de la population. La moitié des personnes pauvres a un niveau de vie inférieur à
773 euros mensuel soit un écart de 19 % au seuil de pauvreté. En comparaison pour
une personne seule, les minima sociaux maximum148 s’échelonnent entre 320 euros et
633 euros par mois à une exception près l’allocation équivalent retraite dont le

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148 Au 1er janvier 2009 en métropole, la DREES recensait les minima sociaux en vigueur suivants : les
allocations du minimum vieillesse (ASV : allocation supplémentaire vieillesse et ASPA : allocation de
solidarité aux personnes âgées) ; l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), l’allocation aux adultes
handicapés (AAH), l’allocation de parent isolé (API), l’allocation veuvage (AV), l’allocation de
solidarité spécifique (ASS) qui s’adresse aux chômeurs, le revenu minimum d’insertion (RMI),
l’allocation équivalent retraite de remplacement (AER), l’allocation temporaire d’attente (ATA)
réservée aux personnes en difficulté sociale (demandeurs d’asile, apatrides, anciens détenus...).
150 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

montant maximum peut atteindre 983 euros mensuels149. Le revenu de solidarité


active socle150, entré en application à partir du 1er juin 2009, s’élève à 455 euros.

Tableau 1 : Indicateurs de pauvreté monétaire en France entre 2006 et 2009

seuil à 60 % de la médiane 2006 2007 2008 2009

Nombre de personnes pauvres (en milliers) 7 828 8 035 7 836 8 173

Taux de pauvreté (en %) 13,1 13,4 13,0 13,5

Seuil de pauvreté (euros 2009/mois) 915 935 950 954

Niveau de vie médian des personnes pauvres (euros 2009/mois) 750 765 774 773

Intensité de la pauvreté (en %) 18,0 18,2 18,5 19,0

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Sources : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2006 à 2009.

Les personnes vivant au sein d’une famille monoparentale sont particulièrement


frappées par la pauvreté (Tableau 4). Près d’un tiers d’entre elles est pauvre, soit une
proportion 2,3 fois plus élevée que dans l’ensemble de la population. Les familles
nombreuses sont également plus exposées : parmi les personnes vivant au sein d’un
couple avec au moins trois enfants, plus d’une sur cinq est confrontée à la pauvreté
en 2009. Les couples avec un ou deux enfants sont moins affectés par la pauvreté. Ce
sont les personnes vivant en couple mais sans enfant qui ont le taux de pauvreté le
plus bas, à 6,7 %. En revanche les personnes seules sont plus touchées que la
moyenne par la pauvreté : elles ne bénéficient pas des économies d’échelle que
procure la vie à deux, ni de l’opportunité d’un revenu supplémentaire apporté par le
conjoint.

L’évolution de la pauvreté entre 2008 et 2009

Entre 2008 et 2009 le taux de pauvreté augmente de 0,5 point. Il retrouve ainsi un
niveau équivalent à celui de 2007. L’intensité de la pauvreté s’élève de 0,5 point. De
plus en plus de personnes pauvres ont des niveaux de vie mensuels éloignés du seuil
de pauvreté (954 €/mois). L’augmentation du nombre de personnes pauvres est à
rapprocher de la hausse du chômage induite par la crise (tableau 2). L’ONSEP
précise ainsi que la crise « a plutôt aggravé des situations de vulnérabilité préexistantes,
notamment du fait du fonctionnement du marché du travail et des systèmes redistributifs.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
149 Le montant maximum de l'allocation équivalent retraite (AER) est de 982,46 euros mensuels en
2009. L’ouverture des droits à cette allocation est supprimée à compter du 1er janvier 2010.
150 Le RSA est une prestation « hybride », assurant à la fois une fonction de minimum social (RSA

socle) et de complément de revenu pour des travailleurs vivant dans des foyers aux revenus modestes
(RSA activité). En métropole le RSA est entré en vigueur le 1er juin 2009, dans les départements
d’outre-mer le 1er janvier 2011. À ces dates, il s’est substitué au RMI et à l’API.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 151

(…) La revalorisation de certains minima sociaux (…) qui correspond à la reconnaissance du


décalage croissant entre le niveau de ces minima et le seuil de pauvreté, n’a pas été
suffisamment forte pour enrayer le développement du noyau dur de la pauvreté. (…) Les
revalorisations (...) ont en effet clairement amélioré la situation des personnes isolées ou âgées
(en majorité inactives) alors que la situation relative des actifs, notamment jeunes ou parents
d’enfants, s’est plutôt détériorée. Cela tient au fait que le RSA socle ouvert à des actifs sans
emploi n’a pas amélioré le sort de ses bénéficiaires au regard des prestations auxquelles il s’est
substitué, le RMI et l’API151 ».

Tableau 2 : Indicateurs de pauvreté en France selon le statut d'activité en 2008 et 2009


Nombre de personnes Taux de pauvreté Intensité de la pauvreté
pauvres (milliers) ( %) ( %)

2008 2009 2008 2009 2008 2009

Actifs de 18 ans ou + 2 635 2 796 9,5 10,1 20,6 20,2

Actifs occupés 1 863 1 866 7,3 7,4 18,2 18,4

Salariés 1 445 1 394 6,3 6,3 15,8 15,5

Indépendants 418 472 15,3 16,9 29,1 27,1

Chômeurs 772 930 35,8 34,7 27,2 23,2

Inactifs de 18 ans ou + 2 873 2 990 15,1 15,5 17,2 17,7

Étudiants 324 351 18,1 20,3 19,1 21,9

Retraités 1 283 1 308 9,9 9,9 13,0 11,9

Autres inactifs 1 266 1 331 29,3 30,3 21,4 22,6

Enfants de - de 18 ans 2 328 2 387 17,3 17,7 18,3 19,0

Ensemble de la 7 836 8 173 13,0 13,5 18,5 19,0


population

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Sources : Insee-DGFiP-Cnaf-Cnav-CCMSA, enquêtes Revenus fiscaux et sociaux 2008 et 2009.

« En 2009, 10,1 % des actifs ayant au moins 18 ans sont pauvres, soit 2,8 millions de
personnes. Même si le taux de pauvreté des chômeurs diminue de 1,1 point par rapport à
2008 et celui des personnes occupant un emploi reste relativement stable, la situation s’est
dégradée pour l’ensemble des actifs puisque la proportion de pauvres parmi ces derniers était
de 9,5 % en 2008. La forte augmentation du nombre de chômeurs qui figurent parmi les
personnes les plus fortement touchées par la pauvreté, explique cette évolution. Néanmoins,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
151 Cf. « Synthèse de la contribution de l’ONPES au regard du troisième rapport du gouvernement sur
le suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en cinq ans » du 5 décembre 2011, p. 2.
152 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

en 2009, le taux de pauvreté baisse pour les chômeurs. Le contour de cette population s’est
modifié avec la crise. Les chômeurs de 2009 sont plus âgés et plus qualifiés que les chômeurs
de 2008. Le montant de leur allocation-chômage est plus élevé. Par ailleurs, les chômeurs
ayant connu des périodes d’emploi ont pu bénéficier pour la première fois du complément de
revenu induit par le RSA.
Au sein des personnes occupant un emploi, ce sont les non-salariés qui sont touchés
par la hausse de la pauvreté : leur taux de pauvreté passe de 15,3 % à 16,9 % entre 2008
et 2009. D’une manière générale, les crises ont un impact plus fort sur leur niveau de vie que
pour les autres actifs en emploi du fait d’une plus grande sensibilité de leurs revenus à la
conjoncture économique. En euros constants, le niveau de vie médian des non-salariés recule
de 0,8 % alors que celui des salariés augmente de 1,4 %.
Le niveau de vie médian des retraités augmente de 1,3 % en euros constants en 2009. Leur
taux de pauvreté est stable, à 9,9 % 152 ».

Des situations localement contrastées

Les taux de pauvreté sont les plus élevés en Corse153, Languedoc-Roussillon et Nord-
Pas-de-Calais (supérieurs à 18,5 %) puis en Provence-Alpes-Côte d’Azur, Limousin,
Champagne-Ardenne, Picardie, Auvergne et Midi Pyrénées (supérieurs à 14 %). Les
régions les moins exposées à la pauvreté sont la Bretagne, les Pays de la Loire,
l’Alsace, le Centre et Rhône-Alpes (taux de pauvreté inférieurs à 12 %). Les taux de
pauvreté s’échelonnent ainsi de 11,2 % en Bretagne et Pays de la Loire à 19,3 % en
Corse. Les écarts entre départements sont plus importants (carte 1). Le taux de
pauvreté varie ainsi de 7,4 % dans les Yvelines à 22,7 % en Seine-Saint-Denis. La
région parisienne concentre les disparités les plus grandes. Néanmoins, des zones
géographiques relativement homogènes se dessinent en fonction des caractéristiques
de la pauvreté. Les départements les plus concernés sont ceux du nord, du sud et
du Massif Central. Les départements de l’ouest apparaissent comme les plus
préservés. Le chômage, le poids des inactifs, les différences de catégories sociales ou
de structure familiale sont les principales raisons de ces disparités.
Dans des départements âgés et ruraux du Massif central et d’une partie des
Pyrénées, les seniors sont les plus touchés par la pauvreté (carte 2). La faiblesse des
retraites qui se répercute sur les niveaux de vie explique pour partie cette situation.
D’après l’enquête de la DREES sur les allocataires du minimum vieillesse en 2009,
dans ces départements la proportion des bénéficiaires parmi la population de plus de
60 ans dépasse 4 % contre 3,6 % en moyenne nationale.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
152 Cf. P. Lombardo, É. Seguin, M. Tomasini (2011) « Les niveaux de vie en 2009 » p. 3.
153 Les deux régions de Corse ont été regroupées pour n’en constituer qu’une seule dans cette analyse.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 153

Carte 1 : Taux de pauvreté départementaux en 2009

16,2 % ou plus
de 13,5 % à moins de 16,2 %
de 11,9 % à moins de 13,5 %
moins de 11,9 %

©IGN Insee 2012


Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc

est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.

Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

Dans des départements âgés et ruraux du Massif central et d’une partie des
Pyrénées, les seniors sont les plus touchés par la pauvreté (Carte 2). La faiblesse des
retraites qui se répercute sur les niveaux de vie explique pour partie cette situation.
D’après l’enquête de la DREES sur les allocataires du minimum vieillesse en 2009,
dans ces départements la proportion des bénéficiaires parmi la population de plus de
60 ans dépasse 4 % contre 3,6 % en moyenne nationale.
Dans le nord, les Ardennes et la Seine-Saint-Denis ainsi que dans les départements
de la façade méditerranéenne, allant des Pyrénées-Orientales en Bouches-du-Rhône,
le poids des prestations dans le revenu disponible (carte 3) permet de mettre en
évidence une pauvreté qui touche davantage les familles et les jeunes. Les situations
de précarité sont relativement plus fréquentes (chômage élevé, notamment celui de
longue durée, enfants vivant dans une famille où aucun adulte ne travaille, familles
monoparentales pauvres…). Ces départements conjuguent un fort taux de pauvreté
avec une intensité de la pauvreté élevée. Ils accueillent plus fréquemment des
populations bénéficiant du RMI, de l’API ou du RSA.
Enfin dans quelques départements toutes les populations sont frappées plus
fréquemment par la pauvreté qu’au niveau national. Ainsi, dans l’Ariège, l’Aude, la
Creuse, le Lot-et-Garonne et la Corse les situations de précarité liées au chômage, à la
précarité de l’emploi et à la faiblesse des retraites sont relativement plus fréquentes.
Les bénéficiaires des différents minima sociaux y sont plus présents.
154 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Cette cartographie des taux de pauvreté départementaux rejoint celle des


aides sociales à l’insertion et aux personnes âgées en département154.
Carte 2 : Carte 3 :

Taux de pauvreté des 65 ans Part des prestations sociales dans le


revenu disponible moyen des
ou plus en 2009
ménages en 2009

13,9 % ou plus!
de 10,4 % à moins de13,9%! 4,8 % ou plus
de 8,2 % à moins de 10,4 %!
de 4,0 % à moins de 4,8 %
moins de 8,2 %!
de 3,5 % à moins de 4,0 %
moins de 3,5 %

©IGN Insee 2012


Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

Zoom sur l’Auvergne


Avec un revenu disponible médian de 2 212 euros par mois et par ménage
l’Auvergne se situe parmi les quatre régions françaises (incluant Limousin, Corse et
Languedoc-Roussillon) dans lesquelles ce revenu est le plus faible. Cependant avec
un niveau de vie médian de 1 524 euros mensuel l’Auvergne acquiert 4 places dans le
classement des régions. Les Auvergnats occupent alors une position plus favorable
que celle des résidents du Nord-Pas-de-Calais, de la Basse-Normandie, de Poitou-
Charentes et de Champagne-Ardenne. L’Auvergne fait ainsi partie des huit régions
métropolitaines où le taux de pauvreté est le plus important. En 2009, 14 % des
Auvergnats, vivent sous le seuil de pauvreté, contre 13,5 % en moyenne nationale
(tableau 3).

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Cf. M. Mansuy, S. Lacroix (2011) « Aides sociales à l’insertion et aux personnes âgées : les situations
154

contrastées des départements ».


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 155

Tableau 3 : Indicateurs de pauvreté en Auvergne en 2009

Seuil à 60 % de la médiane Allier Cantal Haute- Puy Auvergne France


Loire
-de- métro-
Dôme politaine

Nombre de personnes pauvres (en 51 24 31 78 184 8 173


milliers)

Taux de pauvreté (en %) 15,0 16,9 14,2 12,7 14,0 13,5

Niveau de vie médian des personnes 786 779 784 778 781 773
pauvres (euros 2009/mois)

Intensité de la pauvreté (en %) 17,6 18,4 17,8 18,5 18,1 19,0

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

Cette fréquence plus forte de la pauvreté s’explique principalement par la faiblesse


du revenu disponible.
- Tout d’abord la structure de l’appareil productif, avec une sur représentation dans
l’industrie et l’agriculture, induit une rémunération du travail moyenne plus faible
qu’au niveau national. Quelle que soit la catégorie sociale, les salaires nets annuels
moyens auvergnats perçus par les actifs, du privé et du public, sont moins élevés
qu’au niveau national. Cet écart atteint 2,8 % et 4,3 % pour les ouvriers,
respectivement qualifiés et non qualifiés, 1,1 % et 1,5 % pour les employés et
professions intermédiaires et 2,4 % pour les cadres.
- En second lieu, la structure de la population plus âgée en Auvergne qu’en France
augmente la part des retraites dans les revenus perçus. Cette caractéristique
démographique minimise également le montant du revenu disponible. En outre la
sur représentation du monde rural chez les seniors minore aussi leur niveau de vie
étant donné la faiblesse du montant des retraites agricoles.
- Enfin la part des prestations sociales dans le revenu disponible est parmi les plus
faibles au sein des régions. Le poids des prestations familiales est tiré à la baisse par
un taux de fécondité peu élevé (1,85 enfant par femme contre 2 enfants en France en
2009). Cette baisse n’est pas compensée par la perception des minima vieillesse plus
fréquente qu’au niveau national.
Toutefois le niveau de vie médian des Auvergnats vivant sous le seuil de pauvreté est plus
élevé (781 euros/mois) que son équivalent métropolitain (773 euros/mois). La distribution
des niveaux de vie, et des revenus disponibles dont elle se déduit, est moins
inégalitaire en Auvergne qu’en France.
156 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Au sein des départements auvergnats, le Puy-de-Dôme est proche de la moyenne


nationale avec un taux de pauvreté de 12,7 %. La fréquence de la pauvreté est plus
importante dans les trois autres départements. Le Cantal est particulièrement
touché : la pauvreté concerne 16,9 % de la population. Bien que la fréquence de la
pauvreté soit plus faible dans le Puy-de-Dôme que dans les autres départements
auvergnats, son intensité est équivalente à celle enregistrée dans le Cantal (18,4 %).
Dans l’Allier et la Haute-Loire elle est près d’un point plus faible (respectivement
17,6 % et 17,8 %). La pauvreté de l’Auvergne tient essentiellement à son caractère
rural155.
La pauvreté frappe plus fortement les familles monoparentales et les personnes isolées
En Auvergne comme en France, ce sont les familles monoparentales qui sont les plus
affectées (tableau 4), et ce, d’autant plus que le nombre d’enfants à charge est
important. En Auvergne, 31 % des familles monoparentales, soit près d’une sur trois,
vivent sous le seuil de pauvreté. Ce taux est plus élevé que celui enregistré en France
(29,8 %).
Graphique 3 : Taux de pauvreté et taille du ménage en 2009

Taux de pauvreté selon la taille du ménage (en % )

4 personnes et plus

3 personnes

2 personnes

1 personne

0,0 5,0 10,0 15,0 20,0 25,0


%

France métropolitaine Auvergne

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu


déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

En outre, l’Auvergne est une des régions où la pauvreté des personnes seules est la
plus élevée (Graphique 3). Ainsi, 20,3 % des personnes isolées sont exposées à la
pauvreté en Auvergne contre 16,9 % en France. La situation des hommes seuls est
plus précaire que celle des femmes isolées. D’après l’Échantillon Inter régimes de
Retraités produit par la DREES, les montants des retraites perçus en Auvergne sont
sensiblement plus bas que la moyenne nationale. La région se situe ainsi dans les
dernières positions avec un montant moyen de retraites proche de ceux de Midi-
Pyrénées, Poitou-Charentes ou Pays de la Loire.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
155 Cf. A. Mespoulhès (2009) « une pauvreté plus marquée en Auvergne ».
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 157

Tableau 4 : Taux de pauvreté selon la composition du ménage en 2009 (en %)

Type de ménage Famille Homme Femme Couple Couple


monoparentale seul seule avec sans
enfant(s) enfant

Allier 35.3 20.7 19.7 13.1 8,0

Cantal 30.6 25.0 24.3 14.3 12.1

Haute-Loire 31.4 22.1 22.2 11.7 9.1

Puy-de-Dôme 28.5 19.3 18.4 10.5 6.7

Auvergne 31.0 20.7 19.9 11.7 8.1

France métropolitaine 29.8 17.2 16.7 11.7 6.7

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

Les couples sans enfant156 apparaissent comme les plus protégés, puisqu’ils sont
confrontés à la pauvreté seulement 8 fois sur 100. Les couples avec un ou plusieurs
enfants sont moins souvent sous le seuil de pauvreté que l’ensemble des ménages,
avec un taux de pauvreté de 11,7 % (identique au taux national). Néanmoins, plus
une famille accueille des enfants plus la probabilité qu’elle soit confrontée à la
pauvreté augmente. Ainsi on enregistre plus qu’un doublement de la fréquence de la
pauvreté entre les couples avec un ou deux enfants et ceux avec 3 enfants ou plus.

Jeunes et personnes âgées les plus touchés par la pauvreté

Par définition, un enfant sera pauvre s’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est
inférieur au seuil de pauvreté. La présence ou non d’enfant dans un ménage
influence considérablement le niveau de vie de ses membres. Le niveau de vie baisse
en présence d’enfants. En conséquence, les jeunes et surtout les mineurs, sont les plus
menacés par la pauvreté. Toutefois, en Auvergne, les enfants, quel que soit leur âge,
sont moins souvent exposés à la pauvreté qu’en France. Les écarts entre les taux de
pauvreté sont d’environ un point en faveur des enfants auvergnats (respectivement
15,6 % et 16,5 % pour les enfants de moins de 5 ans). Néanmoins, en Auvergne,
18,5 % des moins de 20 ans vivent sous le seuil de pauvreté, contre 14 % tous âges
confondus (tableau 5). Dans l’Allier cette fréquence est la plus forte. Les situations de
précarité concernent dans une proportion équivalente les jeunes adultes en recherche
d’insertion. Leur situation apparaît toutefois moins favorable qu’en France. En outre,
les personnes de plus de 65 ans sont beaucoup plus souvent affectées par la pauvreté
en Auvergne qu’en métropole (12,5 % contre 9,5 %). Alors qu’en France, la fréquence
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
156Par couple sans enfant, il faut entendre « sans enfant à charge », la plupart de ces couples ont en
effet des enfants en âge d’avoir quitté le domicile familial.
158 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

de la pauvreté tend à diminuer avec l’âge, en Auvergne le taux de pauvreté des


seniors est supérieur à celui des actifs.

Tableau 5 : Taux de pauvreté par âge en 2009 en Auvergne (en %)

Tranche d’âge 0-19ans 20-24 25-29 ans 30-64 ans 65 ans et


ans plus

Allier 21.7 20.4 14.3 13.7 11.2

Cantal 20.0 18.3 12.7 15.0 19.0

Haute-Loire 17.4 17.1 11.7 12.3 15.0

Puy-de-Dôme 17.0 18.9 12.7 11.0 10.5

Auvergne 18.5 18.9 12.9 12.3 12.5

France métropolitaine 18.8 18.1 12.6 11.9 9.5

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu déclaré au fisc est
positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.

C’est surtout dans le Cantal et la Haute-Loire que la pauvreté des personnes âgées
est importante : elle concerne respectivement 19 % et 15 % de la population.
- Cette plus grande fragilité financière des seniors repose en premier lieu sur la
structure de la population en Auvergne. Plus d’un auvergnat sur 10 est âgé d’au
moins 75 ans (11 %) contre 9 % dans la population française. Ainsi, l’écart du taux de
pauvreté des plus de 65 ans entre l’Auvergne et la France s’explique avant tout par
une pauvreté plus marquée aux grands âges (plus de 75 ans) et plus fréquente en
Auvergne (+ 4,2 points par rapport au niveau national).

Graphique 4 : Taux de pauvreté et âge du référent fiscal en 2009


Taux de pauvreté selon l'âge du référent du ménage (en % )

75 ans et plus
de 60 à 74 ans
de 50 à 59 ans
de 40 à 49 ans
de 30 à 39 ans
moins de 30 ans

0,0 5,0 10,0 15,0 20,0 25,0

France métropolitaine Auvergne

Champ : France métropolitaine, personnes vivant dans un ménage dont le revenu


déclaré au fisc est positif ou nul et dont la personne de référence n'est pas étudiante.
Source : Insee-Revenus disponibles localisés 2009.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 159

- Cette plus grande fragilité financière des seniors reflète également la prépondérance
des retraités relevant du régime agricole, qui perçoivent de plus faibles retraites et
pensions de réversion. En Auvergne, les anciens exploitants agricoles représentent
encore 18 % de la population des retraités contre 11 % au niveau national. En
corollaire la proportion des bénéficiaires du minimum vieillesse atteint parmi la
population de plus de 60 ans 3,9 % dans l’Allier et la Haute-Loire et 4,7 % dans le
Cantal en 2009. Au niveau national ce taux n’est que de 3,6 %.

Conclusion
En Auvergne la pauvreté est plus élevée qu’au niveau national (14 % contre 13,5 %).
Elle concerne avant tout les familles monoparentales (31 %) mais frappe plus souvent
les personnes isolées et âgées qu’au niveau national (+ 3 points). C’est surtout dans le
Cantal (19 %) et la Haute-Loire (15 %) que la pauvreté des personnes âgées est
importante. Les jeunes sont les plus touchés dans l’Allier (21,7 %) et le Cantal
(20,0 %). Ces situations s’expliquent par la faiblesse du revenu disponible auvergnat
liée à celle des salaires et des retraites. Pour ces dernières la structure de la
population plus âgée et la part encore importante des retraités du monde agricole
sont autant d’éléments minorant. En outre la faiblesse des prestations sociales dans
les revenus de transferts, à rapprocher d’un taux de fécondité peu élevé dans la
région, contribue également à minimiser les niveaux de vie. Toutefois, compte tenu
d’une distribution des revenus et des niveaux de vie moins inégalitaire en Auvergne
qu’en France, l’exclusion des personnes démunies est moins forte. L’intensité de la
pauvreté atteint 18,1 % contre 19 % au niveau national.

Références bibliographiques
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enquêtes Revenus fiscaux et sociaux » - Les revenus et le patrimoine des ménages - Insee Références - mai.
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160 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

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méthodologique, novembre, disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources
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localisés » / RDL », disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/default.asp?
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janvier, disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources/pdf/
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INSEE (2010), « Les concepts du dispositif Revenus disponibles localisés », Note méthodologique, janvier
disponible à l’adresse internet : http://www.insee.fr/fr/methodes/sources/pdf/concepts_RDL.pdf
LOMBARDO P., SEGUIN E., TOMASINI M. (2011), « Les niveaux de vie en 2009 » Insee Première
n° 1365 - août 2011.
LOMBARDO Philippe, MISSÈGUE Nathalie, SEGUIN Éric, TOMASINI Magda (2011) « Inégalités de
niveau de vie et pauvreté de 1996 à 2008 » - Les revenus et le patrimoine des ménages - Insee Références -
mai.
MANSUY M., LACROIX S. (2011), « Aides sociales à l’insertion et aux personnes âgées : les situations
contrastées des départements » - Insee Première n° 1346.
MESPOULHÈS A. (2009), « une pauvreté plus marquée en Auvergne », Insee Auvergne « La lettre »
n° 55 - octobre.
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Parlement sur le suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en cinq ans », La lettre de
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ONPES Le rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 2009-2010 -
« Bilan de 10 ans d'observation de la pauvreté et de l'exclusion sociale à l'heure de la crise » - La
Documentation française - mars 2010.
ONPES (2009), Le rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale 2007-2008 -
« Une pauvreté globalement stable, mais dont l’intensité s’aggrave », La Documentation française -
septembre.
VIGNON J. (2011), Synthèse de la contribution de l’ONPES au regard du troisième rapport du gouvernement
sur le suivi de l’objectif de baisse d’un tiers de la pauvreté en cinq ans, 5 décembre.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 161

L’indice de Pauvreté Humaine :


Une évaluation pour La Réunion

Michaël GOUJON, François HERMET


CERDI, Université d’Auvergne ; CEMOI, Université de La Réunion

Fin février 2012, La Réunion a connu une manifestation des transporteurs routiers
contre la hausse du prix du carburant, suivie par des protestations contre la vie
chère, et quelques nuits d’émeutes dans les centres urbains, menées par des jeunes
durement frappés par le chômage. Pour tenter d’apaiser les tensions, les autorités ont
été poussées à établir des négociations entre acteurs de la vie économique et
consommateurs afin de constituer une liste d’une soixantaine de produits de
première nécessité pour lesquels il y aurait une baisse des prix (négociée et/ou
subventionnée). Cette liste s’ajoute aux 252 produits « COSPAR » censés couvrir
depuis 2009 les besoins les plus élémentaires de la vie quotidienne.157 Ces
évènements sociaux sont révélateurs de l’exaspération d’une partie de la population
de ce Département d’Outre-Mer (DOM) frappée par les inégalités et la pauvreté,
alors qu’elle appartient à un espace national parmi les plus développés au monde.
L’objectif de l’exercice présenté ici est double : d’une part l’évaluation synthétique du
niveau de la pauvreté au sein de ce DOM et d’autre part, la comparaison des
inégalités territoriales en termes de pauvreté au sein d’un même espace national
riche, entre cette région ultrapériphérique et sa Métropole.
La notion de pauvreté retenue ici ne se limite pas à son expression partielle de
« pauvreté monétaire », telle que l’on la trouve par exemple dans les publications
annuelles de l’INSEE-Réunion (Tableau Economique de La Réunion). Elle prend en
compte d’autres types de privations, en l’occurrence celles définies par le Programme
des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Cet organisme a construit
depuis les années 1990, avec une certaine reconnaissance internationale, des
indicateurs synthétiques permettant de comparer les niveaux de développement des
pays et territoires indépendants dans le monde. Le plus connu de ces indicateurs est
l’Indice de Développement Humain (IDH) qui est une mesure synthétique des
niveaux de santé, d’éducation et de richesse monétaire. Suivant un certain nombre de
travaux d’application de ces indicateurs au niveau régional, Goujon (2008, 2009) et
Goujon et Hermet (2012) ont calculé le niveau d’Indice de Développement Humain
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
157Le COSPAR Collectif d’Organisations Syndicales, Politiques et Associatives de La Réunion, avait
alors négocié et signé avec l’Etat et les représentants de la grande distribution un accord sur une liste
des produits devant connaitre une baisse de prix.
162 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

pour La Réunion, permettant d’évaluer le retard de développement de l’île par


rapport à sa métropole (voir Tableau 1). Dans ce classement IDH du PNUD, La
Réunion se place ainsi virtuellement aux alentours de la 40ème place mondiale (au
niveau de pays tels que l’Estonie, la Pologne, la Slovaquie ou la Hongrie), la France
occupant la 8ème place.
Malgré l’avancée qu’il constitue par rapport à l’indicateur du PIB par habitant, une
critique souvent adressée à l’IDH est sa mesure moyenne du développement humain
au sens où il ne prend pas en compte les inégalités au sein de la population du pays
ou du territoire évalué. Un autre indicateur de développement construit par le
PNUD, l’Indice de Pauvreté Humaine (IPH), évalue en revanche l’étendue de la
pauvreté qui est fonction à la fois du niveau de développement mais également du
niveau des inégalités. Ainsi, à un niveau d’IDH donné, plus un pays est inégalitaire,
plus la part des pauvres ou des exclus dans la population est importante et plus
l’IPH est dégradé. Nous nous proposons donc ici de calculer cet indicateur pour La
Réunion, afin d’obtenir une mesure synthétique du niveau de la pauvreté dans cette
région, et ainsi de permettre une comparaison avec le niveau de la France tel qu’il est
évalué par le PNUD.
Tableau 1 : IDH et ses composantes, La Réunion et France, 2005-2007

La Réunion France

valeur Indice valeur Indice

(R) PIB par habitant ($PPA) 15400 0,84 30390 0,95

(V) Espérance de Vie (années) 77 0,87 81 0,93

(E) Education (1/3.S+2/3.A) 0,91 0,98

(S) taux de scolarisation (%) 84 0,84 95 0,95

(A) taux d’alphabétisme (%) 95 0,95 99 0,99

IDH (R+V+E)/3 0,87 0,95

Rang (sur 180 pays et territoires) 40 8

Notes : $PPA : dollar parité des pouvoirs d’achat. L’indice correspond à une transformation min-max
de chaque variable, il est compris entre 0 et 1. Sources : Goujon et Hermet (2012)

Une présentation de l’Indice de Pauvreté Humaine


L’Indice de Pauvreté Humaine (IPH) du PNUD a pour objectif de synthétiser dans
un indicateur unique les multiples facettes de la pauvreté humaine. Sa méthodologie
de construction, basée sur l’agrégation de quelques composantes ou variables, est
similaire à celle de l’IDH (figure 1).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 163

Le principe de construction

De même que le « développement humain » ne se réduit pas à la seule évaluation du


niveau du revenu moyen par habitant, le concept de « pauvreté humaine » ne se
résume pas à l’insuffisance du revenu monétaire. Le concept de développement et de
pauvreté est bien sûr plus complexe que ce que permet de mesurer l’IDH ou l’IPH à
travers un nombre limité de dimensions et de variables. Cependant, les variables
retenues sont des mesures acceptées des principaux aspects du développement et de
la pauvreté et sont très liées à la satisfaction des besoins essentiels comme
l’alimentation, le logement, l’hygiène et les soins médicaux, le savoir, les capacités
sociales. De plus, le nombre de variables doit demeurer limité pour que l’indicateur
synthétique reste compréhensible et acceptable et fasse l’objet d’une utilisation dans
le débat public. La reconnaissance internationale de ces indicateurs du PNUD semble
prouver qu’ils rassemblent suffisamment d’informations tout en restant
compréhensibles.

Figure 1 : Composantes des indicateurs du PNUD

Source : Rapport sur le développement humain 2009, Note technique.


164 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Les deux versions de l’IPH


Alors que l’IDH mesure les niveaux atteints dans les dimensions santé, éducation et
moyens économiques, l’IPH mesure les insuffisances ou les privations dans ces
dimensions.158 Cependant, alors que l’IDH est mesuré de la même façon pour tous les
pays, le PNUD considère que les aspects de la pauvreté, et par conséquent ses
différentes dimensions et la façon de les mesurer, sont différentes entre les pays en
développement et les pays développés. Cette distinction mène à deux versions de
l’IPH : l’IPH-1 pour les pays en développement et l’IPH-2 pour les pays développés
(figure 1). Dans les dimensions santé et éducation les différences entre l’IPH-1 et
l’IPH-2 se résument à des questions de seuils ou de niveaux : probabilité de décéder
avant un certain âge, 40 ans pour l’IPH-1 et 60 ans pour l’IPH-2, niveau
d’analphabétisme pour l’IPH-1 et d’illettrisme pour l’IPH-2.159 Dans la dimension des
moyens économiques en revanche, les différences sont plus notables. Pour l’IPH-1, il
est retenu une notion de pauvreté absolue mesurée par des éléments physiques :
l’accès à l’eau potable et l’insuffisance pondérale des enfants. Pour l’IPH-2, c’est
plutôt une notion de pauvreté monétaire relative qui est retenue et mesurée sur la
base de la distribution des revenus, le seuil de pauvreté monétaire étant égal à la
moitié de la médiane des revenus (par tête). Il est également ajouté à cette dimension
celle de l’exclusion du marché du travail, mesurée par le taux de chômage de longue
durée.
Depuis 2010, l’IPH a été remplacé par l’Indice de Pauvreté Multidimensionnelle
dans les Rapports du PNUD (Voir Alkire, 2011, pour une présentation des principes
et limites de cet indicateur). Le manque de données d’enquêtes nécessaires à la
mesure des nombreuses dimensions de ce nouvel indice ne nous permet cependant
pas de le calculer pour La Réunion. Le niveau d’IPH évalué ici pour La Réunion est
l’IPH-2. En effet, même si ce territoire accuse un certain retard de développement par
rapport à la moyenne nationale, son niveau d’IDH le maintient dans la catégorie des
pays ou territoires développés. Nous souhaitons par ailleurs comparer le degré de
pauvreté de La Réunion à celui de la France métropolitaine, et ce dernier est
naturellement évalué par le PNUD sur la base de l’IPH-2.

Le calcul de l’IPH-2

Le calcul de l’IPH-2 repose sur une formule d’agrégation qui est une moyenne des
valeurs cubiques des variables (tableau 2 pour la définition exacte de chaque
variable) :
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
158 C’est pourquoi plus l’IDH est élevé, plus le niveau de développement est grand, tandis que plus
l’IPH est élevé, l’étendue de la pauvreté est plus grande.
159 Pour le PNUD, l’analphabétisme est l’incapacité de comprendre, lire et écrire un texte court tandis

que l’illettrisme est défini comme un apprentissage imparfait de la lecture et de l’écriture. La question
du type et des seuils de compétences testées est donc cruciale, et la difficulté vient du fait qu’ils
peuvent différer entre les pays et les organismes qui évaluent ces compétences.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 165

1 1
&1 #α &1 #3
( )
IPH2 = $ D α + I α + C α + P α ! , avec α = 3, soit IPH2 = $ D 3 + I 3 + C 3 + P 3 ! ( )
%4 " %4 "
avec : D : probabilité de décéder avant 60 ans,
I : taux d’illettrisme,
C : taux de chômage de longue durée
P : taux de pauvreté monétaire.
D’un point de vue méthodologique, l’IPH-2 semble accorder la même pondération de
base aux quatre dimensions retenues. Cette formule a cependant pour effet
d’augmenter le poids des variables présentant des niveaux élevés (ie des
composantes où les pays présentent de faibles performances), et donc de pénaliser les
pays négligeant l’un ou l’autre des domaines. La substituabilité entre les différentes
dimensions, une critique souvent adressée à l’IDH (qui repose sur une moyenne
simple) est de ce fait limitée pour l’IPH.160 Enfin, contrairement à l’IDH, les
différentes variables ne sont pas soumises à un calcul de normalisation min-max, car
elles s’expriment en pourcentage et sont par conséquent déjà normalisées entre 0 et
100. Le calcul de l’IPH est sur ce point plus transparent.
Tableau 2 : Les composantes de l’IPH-2, version 2009

Dimensions Indicateurs Définition de l’indicateur


1. Santé, Probabilité à la Complément à 100 de la probabilité de survie à 60 ans, plus
longévité naissance de décéder communément utilisée (ou pourcentage de survivants à 60
avant 60 ans (2005- ans pour une année donnée), parfois calculée sur une cohorte
2010) de 5 ans.
2. Savoir, Taux d’illettrisme Proportion de la population adulte âgée de 16 à 65 ans se
éducation des adultes âgés de classant au niveau 1 de compréhension concernant les textes
16 à 65 ans suivis, tel que défini dans l’Enquête internationale sur
(1994-2003) l’alphabétisation des adultes (difficultés à comprendre un
texte suivi)
3. Niveau de Taux de pauvreté Pourcentage de la population vivant en deçà du seuil de
vie monétaire pauvreté monétaire, équivalent à 50 % du revenu médian
(2000-2005) disponible des ménages corrigé selon la racine carrée du
nombre de personnes dans le ménage.
4. Exclusion Taux de chômage de Pourcentage de la population active âgée de 15 ans et plus
sociale longue durée sans emploi depuis plus de douze mois (chômage au sens du
(2007) BIT c’est à dire en retenant trois critères : 1) le fait d’être
totalement sans emploi, 2) d’être disponible pour travailler et
3) de rechercher activement un travail.
Sources : PNUD, Rapport Mondial sur le Développement Humain 2009

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
160La valeur de α a une incidence importante sur l’IPH. Si α =1, l’IPH est la moyenne simple de ses
dimensions. Lorsque α augmente, une pondération plus importante est donnée à la dimension la plus
défavorable. La valeur α = 3 est jugée par le PNUD comme étant la plus « équilibrée ». Ce choix est
donc totalement subjectif. Pour une analyse détaillée de la formule mathématique de l’IPH, se reporter
à Anand et Sen (1997) et à la fiche technique figurant dans le Rapport Mondial sur le Développement
Humain. Gadray et al (2006) dans son étude sur le Nord-Pas de Calais propose une formule de calcul
simplifiée de l’IPH, utilisant la moyenne simple, qu’il considère comme plus transparente.
166 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Le PNUD calcule l’IPH-2 pour une trentaine de pays (voir Tableau 3), les données
couvrant la période fin des années 1990 – années 2000. On constate que pour ce
groupe de pays les rangs IPH ne correspondent pas aux rangs IDH, révélant des
différences notables en termes d’inégalités entre ces pays développés. Sans surprise,
les pays du Nord de l’Europe, dotés d’un système de protection sociale fort, arrivent
en tête du classement avec des taux d’IPH particulièrement faibles (moins de 10%).
Les pays anglo-saxons en revanche ont tendance à être rétrogradés dans le
classement IPH par rapport au classement IDH. La France quant à elle se maintient
au huitième rang mondial, le même rang qu’elle obtient pour l’IDH.

51 pays développés et émergents.

35

30
y = -104,07Ln(x) + 463,68
R2 = 0,9621
25

20
y = -1,433x + 122,11
R2 = 0,9591
15

10

5
60 65 70 75 80 85

Notes : Espérance de vie (en abscisse, en années) et probabilité de décéder avant 60


ans (en ordonnées, en %). Sources : PNUD, et calculs des auteurs

A partir de l’espérance de vie qui est de 76 ans à La Réunion, cette relation nous
permet d’obtenir une prédiction de la probabilité de décéder avant 60 ans. Cette
dernière est respectivement de 13,0% (log-linéaire) et de 13,2% (linéaire), ce qui situe
La Réunion au même niveau que les pays ayant un niveau d’IDH comparable
(Pologne, Slovaquie…).

Taux d’illettrisme en 1994-2003

Le taux d’illettrisme est défini par le PNUD comme « la proportion des adultes de 16
à 65 ans ayant des difficultés à comprendre un texte suivi, c'est-à-dire se situant au
niveau 1 de compréhension défini dans l’Enquête Internationale sur
l’Alphabétisation des Adultes (EIAA) ». La France ne fournit pas de données
correspondant à cette définition. Les données relatives à la France sur l’illettrisme
proviennent de l’enquête Information et Vie Quotidienne (IVQ) de l’INSEE qui
s’intéresse à un échantillon de population à peu près comparable (18 à 65 ans).
L’illettrisme y est défini comme une « situation face à l’écrit des personnes qui, bien
qu’ayant suivi une scolarité en français pendant au moins cinq années, ne
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 167

parviennent pas, seules et avec le seul recours de l’écrit, à comprendre efficacement


un texte écrit portant sur des situations de la vie quotidienne, et/ou ne parviennent
pas à transmettre efficacement un message par écrit ». Selon l’INSEE, le taux
d’illettrisme correspondant à cette définition serait d’environ 10% de la population
de 18 à 65 ans en France. Cependant, ce protocole d’enquête et de mesure de l’INSEE
a été jugé suffisamment différent du protocole EIAA par le PNUD pour que celui-ci
n’utilise pas les évaluations de l’INSEE. Ainsi, pour la France, le PNUD utilise la
moyenne simple des pays proches pour lesquels on dispose de données, donnant une
estimation de 16,4% (soit un coefficient d’amplification d’environ 1,5 par rapport à
l’estimation de l’INSEE).
Pour La Réunion, selon l’INSEE (2008), le taux d’illettrisme serait de l’ordre de 20%,
ce qui est deux fois plus important qu’en métropole. Souhaitant comparer le niveau
de La Réunion à celui de la France tel qu’il est publié par le PNUD, nous faisons le
choix de garder le coefficient d’amplification d’environ 1,5 entre l’estimation de
l’INSEE et le chiffre utilisé par le PNUD pour la France. Le taux d’illettrisme à La
Réunion au sens du PNUD serait donc d’environ 30%, ce qui place La Réunion parmi
les pays présentant les moins bonnes performances selon le PNUD, même si elle reste
en meilleure position que l’Italie par exemple (47% d’illettrisme).

Le taux de chômage de longue durée dans la population active en 2007

Le PNUD utilise des données de l’OCDE sur le chômage de longue durée et sur la
population active, qui correspondent aux définitions du Bureau International du
Travail (BIT). Le chômage est la situation de « toutes les personnes au-dessus d’un
âge donné (15 ans) qui n’occupent pas un emploi rémunéré ou ne travaillent pas à
leur propre compte, mais sont disponibles pour travailler et ont pris des mesures
spécifiques en vue de la recherche d’un emploi rémunéré ou de travailler à leur
propre compte ». Le chômage de longue durée est la situation de « chômage d’une
durée de plus de 12 mois ». Pour 2007, selon cette définition la France connaissait un
taux de chômage de longue durée de 3,1% de la population active.
L’enquête emploi menée au niveau régional par l’INSEE répond aux exigences du
BIT, en dénombrant à la fois la population active et le nombre de personnes à la
recherche d’un emploi, et le rapport entre les deux (le taux de chômage au sens du
BIT). Cependant, les données publiées par l’INSEE ne fournissent pas le taux de
chômage de longue durée au sens du BIT pour les régions. En revanche, les données
administratives de Pôle Emploi sur les demandeurs d’emplois enregistrés en fin de
mois (DEFM) fournissent un enregistrement du chômage de longue durée, mais elles
ne correspondent pas aux critères du BIT et ne permettent pas de comparaisons
internationales directes entre les régions. Pour faire face à cette difficulté, nous
adoptons la méthodologie employée dans l’étude sur le Nord-Pas-de-Calais (Gadray,
2006) consistant à supposer que la déformation observée entre les données de
168 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

l’enquête emploi et les données Pôle Emploi est la même au niveau national et
régional.161 Ainsi, on suppose que la part du chômage de longue durée dans le
chômage au sens du BIT est semblable à celle constatée dans les DEFM.
Pour La Réunion, on utilise par conséquent les données de l’enquête emploi de
l’INSEE qui se déroule au cours du deuxième trimestre de chaque année et les
données sur les DEFM (enregistrées au 31 décembre pour les données annuelles).
Selon l’INSEE, c’est le nombre de DEFM de catégorie A qui s’approche le plus de la
définition et donc de l’estimation INSEE / BIT.162 Le Tableau 4 rassemble les données
relatives à ces différentes définitions (Source : INSEE-TER).
Tableau 4 : Chômage au sens du BIT et demandeurs d’emploi 2005-2010, La Réunion

2005 2006 2007 2008 2009 2010

Nombre de chômeurs au sens du BIT 75100 78500 89000 98500

Taux de chômage au sens du BIT (%) 31,3 29,1 24,4 24,4 27,3 28,9

Nombre de demandeurs emploi (DEFM 86400 77500 72100 81600 101200 113200
catégorie A)

Nombre de demandeurs d’emploi (DEFM 36400 36100 29800 30700 47100 61800
catégorie A) de longue durée

Taux de demande d’emploi de longue 42,1 46,6 41,3 37,6 46,5 54,6
durée (dans les DEFM catégorie A) (%)

Estimation taux de chômage longue durée au 13,2 13,6 10,1 9,2 12,7 15,8
sens du BIT (%)

Sources : Chômage au sens du BIT, INSEE, enquêtes emploi annuelles DOM (situation au 2ème trimestre) et
DEFM Demandeurs d’emploi de catégorie A, Pôle Emploi (données brutes au 31 décembre). Calculs des auteurs.

Pour La Réunion en 2007, la part des chômeurs de longue durée dans les
demandeurs d’emploi de catégorie A est d’environ 41%. Appliqué au taux de
chômage au sens du BIT (24,4%), les chômeurs de longue durée représenteraient
alors environ 10% de la population active. Ce niveau est bien plus important que
celui de la France (3,1%) et ceux des autres pays pour lesquels le PNUD fournit des
données (entre 0 et 8%) en 2007. Il est de plus minimal comparé à la situation de La
Réunion sur la période 2005-2010 (le taux de chômage de longue durée est d’environ
12,5% sur cette période). Le chômage de longue durée, et la situation d’exclusion
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
161 Gadrey et al (2006) vérifient que cette méthodologie appliquée à la France entière fournit des
résultats similaires à ceux du PNUD.
162 Demandeur d'emploi (source : INSEE-TER 2011) : personne inscrite en fin de mois à Pôle emploi.

Depuis février 2009, les demandeurs d’emploi sont classifiés en cinq catégories (de A à E). La nouvelle
catégorie A comprend les demandeurs d’emploi sans emploi tenus de faire des actes positifs de
recherche d’emploi. Elle est équivalente au regroupement des anciennes catégories 1, 2 et 3 hors
activité réduite. Certains demandeurs d’emploi ne sont pas chômeurs au sens du BIT et, inversement,
certains chômeurs au sens du BIT ne sont pas inscrits à Pôle emploi. Selon l’enquête Emploi réalisée
annuellement par l’INSEE, environ 11 % des chômeurs au sens du BIT ne sont pas inscrits à Pôle
emploi. Ils effectuent cependant d’autres types de démarches.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 169

sociale qui l’accompagne, est donc une dimension importante de la pauvreté


humaine à La Réunion.

Pourcentage de la population vivant en dessous du seuil de pauvreté


monétaire en 2000-2005

Dans le calcul de l’IPH-2, la pauvreté monétaire répond une définition relative de la


pauvreté où le seuil de pauvreté est défini non pas en termes d’insuffisance dans la
couverture de besoins fondamentaux, mais comme une proportion fixe du revenu
moyen de la population. Ce seuil est égal à 50 % du revenu disponible médian par
unité de consommation (revenu des ménages divisé par la racine carrée du nombre
de personnes dans le ménage pour obtenir un équivalent par unité de
consommation). Les données utilisées au niveau international par le PNUD peuvent
être assez hétérogènes, mais pour la France c’est essentiellement l’enquête sur les
revenus fiscaux des ménages de l’INSEE qui est utilisée. Pour la France, la proportion
de pauvres est estimée à 7,3% sur la période 2000-2005 par le PNUD, ce qui
correspond aux évaluations de l’INSEE sur cette période. Le manque de données
relatives aux revenus fiscaux au niveau des régions a conduit les auteurs des travaux
sur le Nord-Pas-de-Calais et l’Ile-de-France à utiliser d’autres sources d’informations,
comme les données relatives aux prestations sociales fournies par la CAF et l’INSEE
(nombres de bénéficiaires des minima sociaux ou du RMI....).
Pour La Réunion, les statistiques publiées par l’INSEE-TER révèlent une inégalité ou
disparité des revenus plus forte qu’en métropole (voir Annexe). La région se
caractérise en effet par un revenu net annuel moyen déclaré (ie tout type de revenus
confondus) équivalent au 2/3 de la moyenne nationale (Tableau 5). De plus, environ
les trois quarts des foyers fiscaux comptabilisés sont non-imposables (contre la moitié
au niveau national) et ces foyers présentent un revenu plus faible que la moyenne
nationale. A l’inverse, le revenu des ménages réunionnais soumis à l’impôt atteint un
niveau nettement supérieur à celui observé pour la France entière.163
L’INSEE-TER fournit des données pour les années 2000 sur les revenus fiscaux
déclarés des ménages par unité de consommation 164, mais qui n’intègrent pas les
prestations sociales. L’INSEE-TER présente également des données sur le revenu

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
163 La Réunion présente des inégalités fortes par catégories socioprofessionnelles. C’est l’une des
régions affichant les rémunérations salariales nettes annuelles moyennes les plus élevées pour les
professions intermédiaires (6ème position régionale en 2007) et les cadres (7ème rang); tandis que le
salaire moyen des employés et celui des ouvriers font partie des plus faibles (respectivement 20ème et
25ème position) selon l’IEDOM (2010).
164 Ou « équivalent adulte », avec prise en compte du nombre d’individus composant le ménage, ce

qui correspond à peu de chose près à la correction du PNUD par la division par la racine carré du
nombre de personnes composant le ménage. Le nombre d’unité de consommation (UC) est calculé à
l’aide d’une échelle d’équivalence qui affecte un poids à chaque individu du ménage. L’échelle
d’équivalence la plus utilisée est celle de "l’OCDE modifiée" qui attribue 1 UC au premier adulte du
ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans.
170 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

disponible brut des ménages (RDB), incluant les prestations sociales, mais
uniquement par habitant et non par unité de consommation, ce qui ne correspond
pas à la définition du PNUD. Ce n’est seulement qu’à partir de l’année 2008 (INSEE-
TER 2011) que le RDB est présenté par unité de consommation, alors que nous
devons comparer ces données à celle utilisées par le PNUD pour la période 2000-
2005. Cependant, l’évolution relative du RDB par habitant de La Réunion par rapport
à la France étant très lente (voir Tableau 5), on peut supposer que les données sur le
RDB par unité de consommation de l’année 2008 peuvent être utilisées pour
représenter les niveaux de pauvreté relative du début de la décennie.
Tableau 5 : Revenu disponible des ménages par an par habitant, en Euro
2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

Réunion 10906 11418 11792 12435 13052 13709 14278

France 16481 16807 17434 17888 18609 19457 20012

Réunion / France 66% 68% 68% 70% 70% 70% 71%

Source : INSEE-TER 2010

Le tableau 6 présente les données de l’INSEE-TER 2011 sur les déciles de niveaux de
vie (basé sur le RDB par unité de consommation) et les calculs de taux de pauvreté au
sens de l’INSEE pour l’année 2008. Alors que l’INSEE considère un seuil de pauvreté
égal à 60% du revenu médian, le PNUD utilise un seuil de 50%. On doit donc se
servir de la distribution par déciles pour retrouver le taux de pauvreté au sens du
PNUD.
Tableau 6 : Niveaux de vie, inégalités et taux de pauvreté monétaire à La Réunion en 2008
Déciles de niveau de vie (€/mois) La Réunion France Métropolitaine
D1 480 830
D2 610 1040
D3 690 1210
D4 790 1370
D5 920 1520
D6 1100 1680
D7 1320 1890
D8 1740 2180
D9 2520 2760
Seuil de pauvreté INSEE 911 911
(60% revenu médian métropole)
Taux de pauvreté INSEE (%) 49 13
Seuil de pauvreté PNUD 760 760
(50% revenu médian métropole)
Taux de pauvreté PNUD (%) 40 <10
Notes : Niveau de vie : revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation
du ménage. Déciles : les neuf déciles séparent la distribution des niveaux de vie en 10 parts égales. Le
niveau de vie médian correspond au cinquième décile, au dessous duquel se situent les 50% les plus
modestes de la population. Seuil de pauvreté : il correspond à 50 ou 60% du niveau de vie médian. Un
individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur
au seuil de pauvreté. Source : INSEE – TER 2011 et calculs d’auteurs.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 171

Le seuil de 50% du revenu médian correspond à 460€ pour La Réunion et 760€ pour
la Métropole. En retenant le premier seuil, le taux de pauvreté à La Réunion serait
inférieur à 10% puisque le niveau de 460€ se situe en deçà du 1er décile (480€). En
retenant le second seuil, à l’instar de l’INSEE, le niveau de pauvreté au sens du
PNUD pour La Réunion serait d’environ 40% puisque le seuil de 50% du revenu
médian de la Métropole (760€) se situe légèrement en dessous du 4ème décile de
revenu de La Réunion (790€).165 Cette estimation est très proche de celle qui peut être
faite par exemple à partir de la couverture de la population par les minima sociaux
qui tous sont inférieurs au seuil de 760€ en 2008 (RMI, ASPA, API…). En effet, sur les
années 2000, environ 35% de la population réunionnaise était bénéficiaire, en étant
allocataires ou ayants droits, des minima sociaux (calculs à partir des données
INSEE-TER).

Le niveau de l’IPH-2 pour La Réunion

Le tableau 7 récapitule les résultats pour La Réunion des estimations des différentes
variables entrant dans la définition de l’IPH-2, et rappelle les données du PNUD
pour la France. En appliquant la formule de calcul, le niveau IPH-2 à La Réunion
serait égal à 29% contre 11% pour la France.
Tableau 7 : Niveau IPH-2 et des composantes, La Réunion et France
En % Réunion France

Probabilité de décéder avant 60 ans (2005-2010) 13 7,7

Taux d’illettrisme des adultes (1994-2003) 30 16,4

Taux de chômage de longue durée (2007) 10 3,1

Taux de pauvreté monétaire (2000-2005) 40 7,3

IPH2 28,6 11,0

Rang (sur 25 pays) 25 8

Sources : PNUD et auteurs

Même si le retard de La Réunion est sensible sur les quatre dimensions, ce niveau
élevé de la pauvreté mesurée par l’IPH-2 est dû en bonne partie au fort taux de
pauvreté monétaire (tout comme la faiblesse de l’IDH de La Réunion est expliquée
principalement par un niveau faible de PIB par tête, voir Goujon et Hermet, 2012).
En se référant par ailleurs au tableau 3, on constate que le niveau d’IPH-2 place La
Réunion aux derniers rangs du classement du PNUD sur 25 pays, soit à la hauteur
du Mexique (IPH-2 = 28%) et de l’Italie (IPH-2 = 30%), et surtout loin derrière les
autres pays (situés dans une fourchette IPH-2 comprise entre 6% et 16%). On peut
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
165Par interpolation linéaire, en faisant l’hypothèse que la distribution est linéaire dans le quatrième
décile, 760€ correspond à un taux de pauvreté de 39,6%.
172 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

également relever que des pays proches de La Réunion en termes d’IDH (Pologne,
Slovaquie, Hongrie) ont des niveaux nettement plus faibles de pauvreté humaine
(environ 13%), suggérant que les inégalités sont nettement moins fortes dans ces pays
au développement humain comparable à celui de La Réunion (Tableau 8).
La comparaison de ces indicateurs montre que la proportion de Réunionnais vivant
dans des conditions de dénuement est significativement plus élevée que dans
d’autres pays appartenant au même niveau de développement. Les disparités au sein
de ce département français sont donc particulièrement marquées quand on les
compare à celles de territoires équivalents en termes de développement humain.

Tableau 8 : Comparaison des PIB par habitant, niveaux IPH et IDH entre La Réunion et
des pays à niveau d’IDH comparable.

PIB par hab Rang IDH Rang IPH Niveau IPH-2

Rép. Tchèque 24 100 36 11 11,2

La Réunion 15 400 40 25 28,6

Pologne 16 000 41 19 12,8

Slovaquie 20 100 42 16 12,4

Hongrie 18 800 43 20 13,2

Notes : PIB par habitant en dollar PPA et rang IDH 2007 sur 180 pays, Rang et valeur IPH tels que publiés
dans le Rapport sur le Développement Humain 2009 sur 25 pays. Pour La Réunion, PIB par habitant 2005 et
rang IDH 2005-2007, Goujon et Hermet (2012). Sources : PNUD et calculs des auteurs.

Conclusion
L’exercice présenté ici fournit une évaluation synthétique du niveau de pauvreté
humaine pour La Réunion suivant la méthodologie utilisée par le PNUD. On offre
ainsi la possibilité de comparer le niveau de pauvreté de ce DOM à la moyenne
nationale française, mais aussi à celle d’autres pays, en particulier ceux ayant des
pays de niveaux de développement humain comparable (Pologne, Hongrie…). La
faible couverture géographique de l’IPH-2 dans les publications du PNUD limite
cependant la portée de cet outil. On est ainsi dans l’impossibilité par exemple de
comparer l’étendue de la pauvreté de La Réunion par rapport à ses voisins
géographiques immédiats, notamment les autres économies insulaires de la région
Océan Indien (Maurice, Seychelles…). Ces derniers présentant des niveaux de
développement plus faibles, leur degré de pauvreté est évalué par le PNUD suivant
la version de l’IPH réservée aux pays en développement (IPH-1). S’agissant par
ailleurs de l’autre DOM de la région, Mayotte, se pose clairement la question du
choix de la version de l’IPH pour évaluer l’étendue de la pauvreté au sein de ce
récent département français. Avec l’équivalent d’une 100ème place sur l’échelle de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 173

l’IDH, Mayotte présente en effet de loin le niveau de développement humain le plus


faible de l’Union Européenne (Goujon et Hermet, 2012). En se référant aux normes
du PNUD, ce résultat impose logiquement l’utilisation de l’IPH-1 comme indicateur
de pauvreté. Ce choix exclut néanmoins de facto toute comparaison de la pauvreté
mahoraise avec celle de La Réunion ou de la France continentale où seule l’IPH-2 est
évaluée. Au final, le champ de comparaison de l’IPH étant restreint, l’intérêt de
reprendre intégralement la formule utilisée par le PNUD s'avère limité s’agissant
notamment d’une comparaison entre les DOM et la France métropolitaine. Dans un
travail ultérieur, il serait davantage pertinent de se focaliser sur une étude de la
pauvreté qui ne couvrirait que les régions françaises (DOM inclus). Tout en
conservant l’intérêt d’un indicateur multidimensionnel de type IPH, on pourrait ainsi
utiliser pleinement les données nationales (chômage de longue durée de l’ANPE,
taux d’illettrisme de l’INSEE…) sans avoir à les modifier pour les rendre compatibles
aux standards internationaux. L’indicateur de pauvreté obtenu permettrait alors des
comparaisons pertinentes entre les DOM et les autres régions de France.
Enfin, depuis 2010, l’IPH a été remplacé dans les publications du PNUD par
l’Indicateur de pauvreté multidimensionnelle (voir Alkire, 2011), dont il s’agirait
d’évaluer les possibilités de calcul pour les DOM.

Références bibliographiques
ANAND S., SEN A. (1997),Concepts of Human Development and Poverty: A Multidimensional Perspective,
New York: UNDP.
ALKIRE S. (2011), « Mesurer la pauvreté multidimensionnelle : les limites », Revue d’Economie du
Développement, vol 25, p. 61-104.
BOUTAUD A. (2007), « Les indices synthétiques du PNUD en région Ile-de-France », Etude pour le
MIPES - Conseil Régional Ile-de-France.
GADRAY J., RUYTERS C., LAFFUT M. (2006), « Des indicateurs régionaux de développement humain
dans le Nord-Pas-de-Calais et en Wallonie », Etude pour le Conseil Régional Nord-Pas-de-Calais.
GOUJON M. (2008), « L'indice de Développement Humain : Une évaluation pour La Réunion »,
Région et Développement n°27, p225-244.
GOUJON M. (2009), « L'indice de Développement Humain de La Réunion: des progrès depuis 20 ans
mais un retard persistant », INSEE-Economie de La Réunion n°134, p.32-36 et une version plus détaillée
dans CERDI-Etudes et Documents 2009.05.
GOUJON M., HERMET F. (2012), « L'indice de Développement Humain : Une évaluation pour
Mayotte », Région et Développement, n°36.
IEDOM (2010), Réunion – Rapport annuel 2009, Paris.
INSEE-Réunion (2008), « Compétences à l'écrit, en calcul, à l'oral », INSEE partenaires n°2, Octobre.
INSEE-Réunion, Tableau Economique de La Réunion (INSEE-TER)
PNUD (2009), Rapport Mondial sur le Développement Humain. New York : UNDP.
174 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

ANNEXE : Niveau de vie, inégalité et pauvreté monétaires, La Réunion, 2008.


Extrait de INSEE – Tableau Economique de La Réunion 2011
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 175

3e PARTIE

FORMES ET
EXPRESSIONS
DES INEGALITES
ET DE LA PAUVRETE
176 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 177

Création d’entreprises, pauvreté, inégalités :


de la société salariale à la société entrepreneuriale

Sophie BOUTILLIER, Dimitri UZINIDIS


Clersé (UMR 8019), Réseau de recherche sur l’innovation
Université du Littoral-Côte d’Opale/Lille Nord de France

La création d’entreprises est devenue depuis une trentaine d’années, la pierre


angulaire des politiques publiques des pays développés. Elle doit à la fois permettre
de créer des emplois, d’innover, lutter contre la pauvreté, réduire les inégalités
sociales, restructurer les régions en déclin etc. Le paradigme de la société
entrepreneuriale tend ainsi à se substituer à celui de l’économie salariale, qui s’est
développée principalement depuis le début des années 1950 jusque la fin des années
1970. Cependant, la création d’entreprise est par nature risquée, tout le monde ne
devient pas Rockefeller ou Zuckerberg. Créer son entreprise, pour des milliers
d’entrepreneurs hier et aujourd’hui, c’est simplement créer son emploi. Quelles sont
les caractéristiques majeures de cette société entrepreneuriale ? Comment se
distingue-t-elle de la société salariale qui l’a précédé ?
Bien qu'au cœur de la dynamique du capitalisme, l'entrepreneur a relativement peu
intéressé les économistes, privilégiant depuis Adam Smith une analyse
macroéconomique. Trois économistes-clés ont jalonné la théorie de l'entrepreneur, y
apportant chacun un mot-clé : R. Cantillon (prise de risque dans un contexte
d'incertitude), J.-B. Say (innovation) et J. A. Schumpeter (innovation et évolution
économique). Le contexte historique dans lequel ces théories ont été fondées est
primordial. Pour Cantillon (début du 18e siècle), la révolution industrielle en est à ses
balbutiements. Pour Say (début du 19e siècle), l'industrialisation a pris sa vitesse de
croisière pour devenir la norme du développement économique, tout au moins pour
une partie du monde. Enfin, l'analyse de Schumpeter est primordiale à deux titres,
d'une part parce qu'elle retient délibérément l'entrepreneur comme le moteur du
capitalisme, d'autre part parce qu'elle relie l'évolution du capitalisme à la disparition
de l'entrepreneur (développement des grandes entreprises) (Boutillier, Uzunidis,
1995, 1999, 2008, 2009). L’analyse de Schumpeter constitue une transition d’un
capitalisme relativement concurrentiel où l’individu prime sur l’organisation, à un
capitalisme managérial dominé par de grandes entreprises
A la fin du 20e siècle cependant, les faits semblent donner tort à Schumpeter
puisque non seulement le capitalisme n'a pas disparu (il a même triomphé du
socialisme), mais il devient ce qu'il n'était plus : entrepreneurial. La thèse
178 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

d’Audretsch (2007) sur la société entrepreneuriale est riche d'enseignements à ce


sujet. Contrairement à ce qu'affirmaient Galbraith (1968) et Chandler (1977), l'avenir
n'appartient pas qu'aux grandes entreprises. Depuis la fin des années 1970, de petites
entreprises innovantes sont nées dans des industries nouvelles dont Apple et
Microsoft sont très certainement les emblèmes majeurs. Certes l'hypothèse
d'atomicité du marché, chère aux économistes marginalistes, n'est pas vérifiée, mais
les gouvernements ont cherché depuis le début des années 1980 à soutenir la création
d'entreprises. L'économie des pays développés (et en développement) reste
cependant largement dépende de grandes entreprises à l'organisation mondialisée en
réseau. A l'entrepreneur héroïque de la révolution industrielle s'est substitué un
entrepreneur socialisé. Le premier a émergé de la société féodale et a construit de
nouvelles normes économiques. Le second est l'entrepreneur dont la fonction
économique est définie entre la politique économique des Etats d'une part et les
stratégies de développement des grandes entreprises d'autre part.
Quelles sont les caractéristiques majeures de cette société entrepreneuriale en
formation ? Quels sont les caractéristiques qui la distinguent de la société salariale
qui s'imposent avec le capitalisme managérial (les dirigeants des grandes entreprises
– les managers – devenant eux-mêmes des salariés) ? Pour tenter d'apporter des
réponses concrètes, nous nous baserons sur l'exemple de l'économie française qui à
l'image d'autres pays européens cherche depuis ces trente dernières années à
favoriser le développement de l'entrepreneuriat. Dans une économie libéralisée
(remise en cause des politiques keynésiennes des années 1950-1970), la création d'un
cadre juridique (loi d'initiative économique – 2003 ; loi de modernisation économique
– 2008 qui est à l'origine notamment du statut de l'auto-entrepreneur) propice à
l'entrepreneuriat a pour fonction d'innover, de créer des emplois ou encore de
redynamiser des régions (ou des villes) en déclin économique. Loin de l’idéal-type de
l’entrepreneur faiseur d’empires industriels et commerciaux, la majorité des
entreprises ainsi sont des entreprises de petites dimensions qui contribuent à créer de
nouvelles inégalités économiques et sociales.

De la société des entrepreneurs à la société entrepreneuriale


Nous concentrons notre analyse sur trois économistes-clés qui ont chacun à leur
façon ont contribué à construire la théorie de l’entrepreneur. Le premier en mettant
l’accent sur le risque, le deuxième sur l’innovation et le troisième en combinant les
éléments des deux premiers dans une dynamique historique. Ces trois auteurs
contribuent par leurs écrits à tracer un idéal-type que nous nommons l’entrepreneur
héroïque comme défini ci-dessus. Dans un second temps, nous concentrons notre
propos sur des économistes (Galbraith, Chandler, Piore et Sabel, Audretsch, Aldrich)
qui par leurs écrits ont défini un autre idèle-type : l’entrepreneur socialisé, également
défini dans l’introduction. Ces deux idéaux-types de l’entrepreneur correspondent à
deux phases distinctes du capitalisme. La première correspond à la phase première
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 179

de l’industrialisation au 19e siècle, la seconde au redéveloppement de


l’entrepreneuriat à partir des années 1980, période marquée par le re-développement
du marché, après la période des trente glorieuses marquées par le retrait relatif du
marché (Boutillier, Uzunidis, 1995, 1999, 2006, 2009, 2010, 2011).

La phase clé de l'industrialisation

Richard Cantillon, risque et incertitude


Proche de la physiocratie, Richard Cantillon (1697-1735) est aussi critique. Mais, s’il
partage un aspect important de l’analyse physiocratique, les vertus du libre échange.
Dans ce contexte, l’entrepreneur occupe une place importante. Celui-ci se substitue à
l’ordre organisé des mercantilistes. L’entrepreneur se substitue ainsi au prince, grand
organisateur de l’ordre mercantiliste. Cantillon distingue deux types d’agents
économiques : les gens « à gages certains » et « à gages incertains ». Il classe
l’entrepreneur dans la deuxième catégorie. Celui-ci prend des risques en s’engageant
vis-à-vis d’un tiers de façon ferme, sans garantie sur la solvabilité de son client ou de
son commanditaire. Sans fortune, l’entrepreneur, grâce à ses projets, fait cependant
progresser l’économie, mais la société se méfie de lui et le rejette.
Cantillon fut lui-même un entrepreneur, voire un aventurier. Il s'associa avec John
Law. Il mourut dans des conditions obscures. Mais si l’économie est la science des
affaires, aux dires de Schumpeter (1983), Cantillon fut très certainement un grand
économiste car il accumula une fortune considérable, précisément grâce à sa capacité
à prendre des risques aussi bien dans les affaires que dans le jeu. Son œuvre
principale, Essai sur la nature du commerce en général, ne fut publiée qu’en 1755, soit
plusieurs années après sa mort. Dans son œuvre, l’entrepreneur se substitue à la
main invisible de Smith (Murphy, 1997, p 179 et suivantes), en tant que « catalyseur de
la production et des échanges » (Murphy, 1997, p. 186).
Cantillon n' pas la primauté de cette idée. Il a été précédé dans sa tâche par d’illustres
auteurs. En 1675, Jacques Savary publie Le parfait négociant, véritable best-seller du
droit des marchands. Mais, l'ouvrage s'apparente davantage à un code du commerce
qu'à un manuel d'économie politique. Cantillon donne à l'entrepreneur une
dimension nouvelle en conceptualisant son comportement (Murphy, 1997, p.186). Il
distingue deux types d’économie, une économie centralisée (symbolisée par un
grand domaine administré de type féodal) et l’économie de marché. Dans le premier
système, la richesse est concentrée entre les mains des propriétaires terriens, dans le
nouveau ce sont les entrepreneurs qui concentrent la richesse. L’entrepreneur a pour
tâche d’identifier les demandes et de diriger la production pour les satisfaire. Il
prend des risques et va en éclaireur pour trouver les activités potentiellement
rentables.
180 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Jean Baptiste Say, science, industrie et innovation

Jean-Baptiste Say (1767-1823) s’inscrit dans la continuité de Cantillon. Il eut une


courte expérience du métier d’entrepreneur et exerça plusieurs métiers économiste,
ministre et journaliste. Il obtient la première chaire d’économie au Collègue de
France et au Conservatoire national des arts et métiers, et fut ministre des finances
sous le premier empire. Adapte des idées de Smith, qu'il cherche à populariser en
France, il publie en 1803 son Traité d’économie politique où il développe les avantages
de la libre entreprise et du marché. Ce traité fut mal accueilli par le pouvoir. Il ne put
publier une seconde édition ni exercer la profession de journaliste, il devint
entrepreneur en créant une entreprise de coton répondant aux critères de la
modernité de l’époque. L’entreprise prospéra très rapidement. Très certainement à
partir du fruit de ses certitudes théoriques et de son expérience entrepreneuriale, Say
définit le « métier de l’entrepreneur » :
1. L’entrepreneur agit pour son propre compte. Mais, entrepreneur et chef
d’entreprise ne sont pas tout à fait synonymes. L’entrepreneur n’a pas forcément
recours au travail d’autrui. Il monte une affaire principalement dans un souci
d’indépendance ;
2. Il peut exercer différentes professions : horloger, cultivateur, teinturier, etc. ;
3. Il est un intermédiaire entre le travail d’exécution de l’ouvrier et le travail de
recherche du savant. Say distingue ainsi trois « sortes d’opérations industrielles » :
« les recherches du savant », les « applications de l’entrepreneur » et l’ « exécution de
l’ouvrier » : « (…) cet art d’application, qui forme une partie essentielle de la production, est
l’occupation d’une classe d’hommes que nous appelons entrepreneurs d’industrie » (Say cité
par Boutillier, Uzunidis, 1995, p.17) ;
4. Il est « l’agent principal de la production. Les autres opérations sont bien indispensables
pour la création des produits ; mais c’est l’entrepreneur qui les met en œuvre, qui leur donne
une impulsion utile, qui en tire des valeurs » (Say cité par Boutillier, Uzunidis, 1995, p.
18) ;
5. Son travail est productif au même titre que celui du savant et de l’ouvrier, sous-
entendu : ses revenus (parfois exceptionnels) ne sont pas le fait de la spoliation ;
6. L’entrepreneur doit être doté par la providence d’une « capacité de jugement » :
« c’est lui qui juge des besoins et surtout des moyens de les satisfaire, et qui compose le but
avec des moyens (…) ». La réunion de ces qualités en un seul individu n’est pas
courante, car « ce genre de travail exige des qualités morales dont la réunion est peu
commune » (Idem) ;
7. L’entrepreneur organise, planifie la production, et en supporte tous les risques.
Mais, « il n’en est pas ainsi des agents secondaires qu’il emploie », « (…) un commis,
un ouvrier reçoivent leur traitement, leur salaire, soit que l’entreprise gagne ou bien qu’elle
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 181

perde » (idem) ;
8. Les profits ne sont pas le « fruit de la spoliation », car leur réalisation dépend
d’un grand nombre d’aléa que l’entrepreneur ne peut maîtriser. Il supporte toutes les
conséquences de la banqueroute.
L’entrepreneur a « la tête habituée au calcul » pour qu’il « puisse comparer les frais
de production avec la valeur que le produit aura lorsqu’il sera mis en vente ». Say,
comme plus tard Schumpeter, met l’accent sur la capacité d’innovation de
l’entrepreneur. Pour surmonter les multiples obstacles qui se dressent devant lui, il
ne peut s’en remettre à la routine. Il doit sans cesse inventer, c’est-à-dire avoir le
« talent d’imaginer tout à la fois les meilleures spéculations et les meilleurs moyens
de les réaliser ». Cependant, Say désespérait de trouver un entrepreneur français
correspondant à cet idéal-type.

Joseph Alois Schumpeter, l’entrepreneur et l'avenir incertain du capitalisme

Au début du 20e siècle, Schumpeter (1883-1950) développe son analyse pour palier
les lacunes du modèle walrasien (qu’il admire cependant), incapable d’expliquer le
progrès technique, la croissance ou même les crises économiques. L'entrepreneur
schumpetérien introduit l'idée de mouvement. Schumpeter définit l’entrepreneur
comme l’agent économique qui innove. Son comportement n'est pas guidé par le
calcul économique. A l'image de ce que fut l'existence même de Cantillon,
l'entrepreneur schumpétérien est un joueur. Il assume dans ces conditions à la fois la
réussite et la faillite. L’entrepreneur est le moteur de la « destruction créatrice » : « le
capitalisme, répétons-le, constitue, de par sa nature, un type ou une méthode de
transformation économique et, non seulement, il n’est jamais stationnaire, mais il ne pourrait
jamais le devenir » (Schumpeter, 1979, p. 115-116). Puis, il explique que « l’impulsion
fondamentale qui met et maintient en mouvement la machine capitaliste est imprimée par les
nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes de production et de transport, les
nouveaux marchés, les nouveaux types d’organisation industrielle – tous ces éléments créés
par l’initiative capitaliste » (Schumpeter, 1979, p. 116). Il nomme ce processus
évolutionniste propre au capitaliste, le processus de destruction créatrice : « ce
processus de Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme : c’est en
elle que consiste, en dernière analyse, le capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré
mal gré, s’y adapter » (Schumpeter, 1979, p. 116-117).
Le mobile de l’entrepreneur schumpetérien réside dans le défi, le changement, le jeu.
Son objectif est d’aller contre l’ordre économique établi. L’entrepreneur est ainsi
instrumentalisé pour expliquer la dynamique du capitalisme ou « l’évolution
économique ». L’idée majeure que nous retenons est celle de l’innovation par
opportunisme. L’innovation ne se limite pas pour Schumpeter à la création d’un
nouveau bien ou encore par l’introduction de la machine dans les ateliers.
L’innovation est, grossièrement, ce qui permet à l’entrepreneur d’accroître son chiffre
182 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

d’affaires et sa position dominante sur le marché. Aussi, bien que l’entrepreneur ne


soit pas résolument certain de l’effet de sa trouvaille, elle peut devenir (en cas de
réussite) un moyen de lui conférer provisoirement (en raison des rapports de
concurrence) une position de monopole. Par le pouvoir de l’innovation,
l’entrepreneur délimite son propre marché, il fixe ses propres règles, afin de maîtriser
l’incertitude propre au fonctionnement du marché. Les mobiles humains ne sont
jamais strictement individuels, mais s’inscrivent toujours dans une réalité sociale et
historique. En d’autres termes, l’entrepreneur investit dans tel ou tel secteur
d’activité parce que l’état de l’économie, de la société, des sciences et des techniques
le lui permet, et en apportant ainsi des solutions aux problèmes posés.
L’entrepreneur schumpétérien est l’agent économique qui réalise de « nouvelles
combinaisons de facteurs de production » qui sont autant d’opportunités
d’investissement (Schumpeter, 1935, p. 329-336). Elles se manifestent sous de
multiples formes166. Ces nouvelles combinaisons s’apparentent presque aux
pratiques dénoncées par Marshall, selon lequel les hommes d’affaires détournent les
progrès de la science pour donner de façon artificielle aux choses une apparence
nouvelle. Schumpeter décrit l’entrepreneur par petites touches, partagé entre
l’individualisme méthodologique et l’approche institutionnaliste :
1. Son indépendance est limitée en raison des rapports de concurrence, par
conséquent d’incertitude ;
2. L’exécution des nouvelles combinaisons est « difficile et accessible seulement à des
personnes de qualité déterminées ». Seules quelques personnes « ont les aptitudes
voulues pour être chefs dans une telle situation » ;
3. Etre entrepreneur ne signifie pas toujours avoir des « relations durables avec une
exploitation individuelle ». On n’est pas entrepreneur à vie ;
4. Etre entrepreneur ne se résume pas à combiner les facteurs de production, activité
qui peut (paradoxalement ?) devenir routinière. Mais, seul l’entrepreneur réalise de
nouvelles combinaisons de facteurs de production. Gérer la production au quotidien
s’inscrit dans une routine. Ce n’est pas la fonction de l’entrepreneur. « (…) à nos
yeux, quelqu’un n’est en principe entrepreneur que s’il exécute de nouvelles
combinaisons ; aussi perd-t-il ce caractère s’il continue d’exploiter selon un circuit
l’entreprise considérée » ;
5. L’entrepreneur relie le monde de la technique et celui de l’économie en réalisant
ses nouvelles combinaisons de facteurs de production. La réalisation de cet objectif
est risquée. C’est pour cela qu’elle intéresse l’entrepreneur ;

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
166Fabrication de nouveaux biens ; introduction d’une méthode de production nouvelle d’une branche
de production vers une autre ; ouverture de nouveaux débouchés ; conquête d’une nouvelle source de
matière première ou de produits semi-ouvrés ; réalisation d’une nouvelle organisation (ex. apparition
d’un monopole).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 183

6. La recherche du profit est secondaire, bien qu’elle ne soit pas dédaignée par
l’entrepreneur. Il est une espèce de joueur pour qui la joie de créer l’emporte sur la
recherche intrinsèque du gain. Mais, si le profit ne fait que couronner le succès des
nouvelles combinaisons, il est aussi l’expression de la valeur de la contribution de
l’entrepreneur à la production, comme le salaire pour le travailleur ;
7. C’est un calculateur génial car il peut prévoir mieux que les autres l’évolution de la
demande ;
8. Il a du charisme et de l’autorité. « L’importance de l’autorité n’est pas absente, il s’agit
souvent de surmonter des résistances locales, de conquérir des « relations » et de faire
supporter des épreuves de poids » (Schumpeter, 1935, p. 127).
9. L’entrepreneur peut être un chef, un chef d’entreprise. Mais, le terme de chef ne
fait pas de l’entrepreneur l’équivalent d’un chef militaire. L’entrepreneur ne se
distingue pas par des qualités spécifiques : « la tâche de chef est très spéciale : celui
qui peut la résoudre, n’a pas besoin d’être sous d’autres rapports ni intelligent, ni
intéressant, cultivé, ni d’occuper en aucun sens une ‘situation élevée’ ; il peut même
sembler ridicule dans les positions sociales où son succès l’amène par la suite. Par
son essence, mais aussi par son histoire (ce qui ne coïncide pas nécessairement) il est
hors de son bureau typiquement un parvenu, il est sans tradition, aussi est-il souvent
incertain, il s’adapte anxieux, bref il est tout sauf un chef. Il est le révolutionnaire de
l’économie – et le pionnier involontaire de la révolution sociale et politique – ses
propres collègues le renient, quand ils sont d’un pas en avance sur lui, si bien qu’il
n’est pas reçu parfois dans le milieu des industriels établis » (Schumpeter, 1935, p.
128). En remettant en question les pratiques industrielles établies, l’entrepreneur va
donc à l’encontre de la routine. Il a à la fois un comportement déviant tant sur le plan
économique que social.
10. Diriger une entreprise industrielle ou commerciale ne fait d'un individu un
entrepreneur. « Non seulement des paysans, des manœuvres, des personnes de profession
libérale – que l'on l'y inclut parfois – mais aussi des « fabricants », des « industriels » ou des
« commerçants » - que l'on y inclut toujours – ne sont pas nécessairement des
entrepreneurs » (Schumpeter, 1935, p. 107).
11. Un inventeur n'est pas forcément un entrepreneur, et inversement. « La fonction
d'inventeur ou de technicien en général, et celle de l'entrepreneur ne coïncident pas »
(Schumpeter, 1935, p. 126).
Nombre d’économistes ont tenté de rechercher dans l’économie des entrepreneurs
schumpétériens. L’entrepreneur schumpetérien manque de consistance. On ne peut
trouver un individu qui l’incarne de façon durable. Pour Perroux (1965), Henry Ford
n’est devenu un entrepreneur que lorsqu’il créa le « model T ». Pour Schumpeter,
être entrepreneur, ce n’est pas une profession, surtout un état durable. Est-ce ce que J.
K. Galbraith voulait affirmer lorsqu’il écrivait que l’on peut comparer l’existence du
grand entrepreneur à l’aspis meblifera mâle qui accomplit l’acte de création au prix de
184 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

sa propre existence ? La condition d’entrepreneur n’est pas permanente. L’existence


de l’entrepreneur est par conséquent précaire et incertaine, à l’image du capitalisme,
instable par nature.
Le lien entre « innovation », « entrepreneur » et « évolution économique » est réalisé
par l’idée d’une arrivée groupée des entrepreneurs dans un marché porteur. Ce
phénomène est pour Schumpeter le début d’un cycle long d’expansion. Les
entrepreneurs pionniers jouent un rôle essentiel car ils « suppriment les obstacles pour
les autres non seulement dans la branche de production où ils apparaissent, mais aussi,
conformément à la nature des obstacles, ils les suppriment ipso facto dans les autres branches
de la production ; l’exemple agit de lui-même ; beaucoup de conquêtes faites dans une branche
servent aussi à d’autres branches, comme c’est le cas pour l’ouverture d’un marché,
abstraction faite de circonstances d’une importance secondaire qui apparaissent bientôt :
hausse des prix, etc.… C’est ainsi que l’action des premiers chefs dépasse la sphère immédiate
de leur influence, et que la troupe des entrepreneurs augmente encore plus que ce ne serait le
cas autrement ; ainsi l’économie nationale est entraînée plus vite et plus complètement qu’on
pourrait penser dans le processus de réorganisation, qui constitue la période d’essor »
(Schumpeter, 1935, p. 331).
L’entrepreneur est l’agent du changement. Il révolutionne (le mot est fort) l’économie
en remettant en cause les routines économiques établies. Immatériel, il ne s’incarne
pas dans un individu, car c’est une fonction économique, celle de l’innovation. Dans
ces conditions, cette dynamique entrepreneuriale perdure dans le capitalisme
managérial, et se métamorphose sous d’autres formes dans la société
entrepreneuriale qui se dessine depuis les années 1990-2000.

Le capitalisme managérial : de l'entrepreneur en haillons à


l'entrepreneur socialisé

Le capitalisme managérial émerge à partir de la fin du 19e siècle. A partir de cette


période, la taille des entreprises augmente. Propriété et gestion du capital sont
séparées. L’entrepreneur-gestionnaire devient un salarié. L’actionnaire-propriétaire
contribue au financement de l’entreprise. D’un autre côté, la petite entreprise est
perçue comme une espèce en voie de disparition. Aux dires de Galbraith, il apparaît
comme un perdant qui n’a aucun point commun avec l’entrepreneur héroïque
mythifié par Schumpeter. Cependant, à partir de la fin des années 1970,
l’entrepreneur renait dans les faits et la théorie économiques. Nombre d’articles et
d’ouvrages (Landström, Lohrke, 2010) sont publiés sur le sujet, tandis que
l’entrepreneuriat fait l’objet de l’attention des politiques.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 185

Le triomphe de la technostructure
La question du poids dominant des grandes entreprises et de la socialisation de la
propriété du capital dans l’économie des pays industrialisés prend une place
croissante dans les débats dès les années 1930. Le contexte de la crise économique et
le chômage qui en découle y est certainement pour beaucoup. Au début des années
1930, Berle et Means (1932) démontrent que le capitalisme américain n’est plus un
capitalisme d’entrepreneurs, mais managérial (et Schumpeter s’inscrit bien sûr dans
ce contexte). Les grandes entreprises ne sont plus dirigées par des individus mais par
une bureaucratie. La technostructure s’est substituée à l’entrepreneur : environ 2000
individus étaient administrateurs des 200 plus grandes sociétés américaines en 1930.
Les entreprises américaines sont quasiment devenues, selon les dires de Berle et
Means, des « institutions sociales ». L’entreprise n’est plus une propriété
individuelle, mais collective. Quelles sont les conséquences qui découlent de ce
constat ? Des masses de capitaux de plus en plus importantes peuvent être
mobilisées, un plus grand nombre de salariés également. La production industrielle
et le développement des techniques franchissent un nouveau pas. Grâce à la société
anonyme, le pouvoir de création du capitalisme est décuplé.
Les propos de Berle et Means corroborent ceux de Marx quelques décennies
auparavant : « Le monde se passerait encore du système des voies ferrées, par exemple, s’il
eût fallu attendre le moment où les capitaux individuels se fussent assez arrondis par
l’accumulation pour être en état de se charger d’une telle besogne. La centralisation du capital
au moyen des sociétés par actions y a pourvu, pour ainsi dire, en un tour de main » (Marx,
1976, tome 1, p. 448). La société anonyme a décuplé le pouvoir producteur du
capitalisme. Galbraith le reconnaît lui-même ! L’économie se déploie de façon
intégrée. La socialisation de la propriété du capital renforce celle de la production et
inversement. Alors que la mécanisation de la production a scellé la séparation entre
le travail de conception et le travail de fabrication, la société anonyme apporte au
capitalisme une énergie nouvelle. L’activité économique est pensée à tous les
échelons de la production, indépendamment des individus qui en constituent les
rouages. Quelle marge d’action reste-il dans ces conditions à l’entrepreneur
individuel ? Quelle est la place de l’initiative individuelle ? La question est d’autant
plus insolite dans une société qui a fait de l’individualisme l’une de ses valeurs
dominantes. Galbraith pose de façon récurrente cette question fondamentale.
Le pouvoir économique et financier a donc été transféré des individus vers des
organisations. Quelles sont les raisons de cette évolution ? Galbraith distingue quatre
raisons majeures qui proviennent des exigences techniques de l’industrie moderne :
1. Besoin de connaissances très spécialisées de haut niveau : le développement
industriel s’appuie sur des connaissances de haut niveau très spécialisées qu’un seul
individu ne peut maîtriser. Galbraith souligne sur ce point que « le vrai succès de la
science et de la technologie modernes consiste à prendre des hommes ordinaires, à les informer
186 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

minutieusement, puis au moyen d’une organisation appropriée, à faire en sorte que leurs
connaissances se combinent avec celles d’autres hommes spécialisés, mais également
ordinaires. Cela dispense du besoin de génies. Le résultat est moins exaltant, mais beaucoup
plus prévisible » (p. 102).
2. Besoin de contrôler le processus industriel : ce deuxième facteur d’explication
dérive également de la technologie avancée et de ses conséquences financières, mais
aussi et plus directement du besoin de planification qui résulte et implique un
contrôle strict du processus.
3. Besoin de coordination des tâches : « il faut rassembler les talents sur un objectif
commun » (p. 104). La grande entreprise a besoin de prévoir en raison de la masse de
capitaux qu’elle brasse. Elle doit prévoir ses besoins (en matières premières, produits
semi-finis et autres) et organiser le marché, d’où la planification.
4. Besoin de contrôler la demande : ce sont les consommateurs, qui en achetant
les produits de la grande entreprise, alimentent ses profits. Les grandes entreprises
ne cherchent pas à répondre aux besoins des consommateurs, mais elles les créent de
manière artificielle par le biais de la publicité.
Le lien de parenté intellectuelle est manifeste avec la théorie du travailleur collectif
de Marx qui est formé par « (…) la combinaison d’un grand nombre d’ouvriers parcellaires
qui constitue le mécanisme spécifique de la période manufacturière. Les diverses opérations
que le producteur d’une marchandise exécute tour à tour et qui se confondent dans l’ensemble
de son travail, exigent, pour ainsi dire, qu’il ait plus d’une corde à son arc. Dans l’une, il doit
déployer plus d’habileté, dans l’autre plus de force, dans une troisième plus d’attention, etc.,
et le même individu ne possède pas toutes ces facultés à un degré égal » (Marx, 1976, livre 1,
p. 254). La grande entreprise doit planifier son activité, décider des choix du
consommateur et de ce qu’il va payer pour les satisfaire. Elle doit également prévoir
ses besoins en matières premières, en main-d’œuvre… Comment les acquérir et les
rendre compatibles avec le prix qu’elle va recevoir avec le produit qu’elle
commercialise d’autant qu’elle a investi des capitaux très importants en matériels,
machines et dépenses de recherche-développement ? En bref, elle doit exercer son
contrôle sur ce qu’elle vend et sur ce qu’elle achète, en d’autres termes remplacer le
marché par la planification. La firme élimine le marché par l’intégration verticale, en
prenant le contrôle de sa source de ravitaillement ou de son débouché. « Des
transactions qui étaient sujettes à négociations sur les prix et les quantités sont ainsi
remplacées par un transfert dans le cadre de l’unité planificatrice » (p. 67). C’est un moyen
de combattre l’incertitude du marché bien que celle-ci ne soit pas éliminée, car ainsi
la firme remplace une « grande incertitude incontrôlable » par des « incertitudes plus
réduites » (p. 67). Les relations entre les grandes firmes sont devenues contractuelles
précisément pour cette raison : combattre l’incertitude. L’aléa des mécanismes de
l’offre et de la demande s’en trouve ainsi minimisé. Le fameux article de Coase (1987)
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 187

sur la nature de la firme le montre clairement dans une espèce de dialectique entre
l’entreprise et le marché.
Alors que le chemin de fer a été l’industrie motrice du 19e siècle, la conquête
spatiale marque le siècle suivant. Mais, ce n’est pas un individu de génie qui a rendu
possibles des vols lunaires, mais une bureaucratie. L’entrepreneur idéalisé par Say ou
Schumpeter (dans Théorie de l’évolution économique) n’est plus. L’entreprise – répétons-
le – n’est plus dirigée par un seul individu remettant du même coup en cause le
principe de la maximisation du profit selon le principe du calcul économique
individualiste (l’entrepreneur maximise son profit et le consommateur son utilité). Le
capital d’une entreprise n’est plus la propriété d’un seul individu ou d’une famille. Il
est réparti entre une pléthore d’actionnaires, qui ne participent pas à la gestion de
l’entreprise, qui n’ont aucune influence sur ses choix économiques.

Le « capitalisme flexible » ou l'échec du capitalisme managérial

Ces grandes entités ne peuvent être rentables qu’en exploitant des marchés en
constante expansion. Les grandes entreprises américaines qui avaient au lendemain
de la seconde guerre mondiale favorisé cette évolution sont confrontées à de
nouveaux concurrents, d’abord européens puis asiatiques. Des signes manifestent de
crise apparaissent dès la fin des années 1960. Le chômage augmente dans des
proportions considérables. En 1973, Schumacher publie Small is beautiful, puis au
début des années 1980, Piore et Sabel, Les chemins de la prospérité, ouvrage dans lequel
ils développent la thèse du capitalisme flexible, soit une espèce d’actualisation de la
thèse de Marshall. Quelques exemples de réussite spectaculaire au début des années
1980 contribuèrent à alimenter Légende de l’entrepreneur (Boutillier, Uzunidis, 1999).
Progressivement, la petite entreprise prend sa place dans le champ de l’économie
industrielle. Comment fonctionne-t-elle ? Quel est le secret de sa longévité ? Quelles
sont ses caractéristiques ? L’idée selon laquelle la petite entreprise n’est pas un
modèle réduit de la grande entreprise s’impose et son étude est tout aussi pertinente
au regard de la dynamique du capitalisme que celle de la grande entreprise. Dans
l’introduction d’un ouvrage, devenu depuis longtemps un ouvrage de référence, La
petite entreprise, publié en 1988, Julien et Marchesnay expliquent que la grande
entreprise correspond à une sorte d’idéal-type alors que la petite entreprise existe
sous des formes très diverses. Ils ajoutent à juste titre que l’origine de la grande
entreprise réside dans la volonté des hommes « pour lutter contre la complexité de leur
environnement » (Julien, Marchesnay, 1988, p. 24), alors que la petit entreprise est une
« invention des hommes destinée à s’adapter à la complexité d’un environnement largement
subi » (idem). En bref, la petite entreprise fait l’objet de toutes les attentions de la part
d’universitaires européens, américains, japonais… En 1982, Jaeger publie un ouvrage
pionnier en la matière (et que nous avons à plusieurs reprises utilisé dans le cadre de
notre analyse), Artisanat et capitalisme, l’envers de la roue de l’histoire. L’un des intérêts
188 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

de son analyse est qu’elle s’inscrit dans le cadre marxiste comme son titre le laisse
sous-entendre. Elle débute son introduction par une phrase extraite d’un des
ouvrages clés de l’économiste marxiste Rosa Luxembourg, L’accumulation du capital,
dont la première édition remonte à 1913 : « personne n’ignore qu’un pays dominé
exclusivement par la production capitaliste et peuplé uniquement de capitalistes et de salariés
n’existe pas encore et n’a jusqu’à présent, jamais existé nulle part » (Rosa Luxembourg cité
par Jaeger, 1982, p. 11).
Cette intrusion de la petite entreprise dans le champ de l’économie industrielle est
concomitante avec le retour de l’entrepreneur comme acteur économique de premier
plan. Depuis le début des années 1980, les analyses de Cantillon, Say et Schumpeter
sont actualisées, réinterprétées dans un environnement économique et social qui a
priori laisse peu de place à l’initiative individuelle.

La société entrepreneuriale : flexibilité et créativité ?

Pendant les années 2000, Audretsch (2006, 2007 ; voir aussi Facchini, 2007 ; Facchini,
Konning, 2008) pronostique la transformation radicale du capitalisme, celui-ci
devenant entrepreneurial et non plus managérial. Il ne s’agissait pas cependant pour
Audretsch d’imaginer un monde de petites entreprises, mais d’envisager
l’épanouissement d’une nouvelle organisation économique et sociale laissant plus de
place à l’initiative individuelle et à l’imagination, tout en mettant l’accent sur la
dynamique de petites entreprises innovantes. Aussi, le rôle de l’Etat a changé
puisqu’il s’agit de créer des conditions favorables à l’épanouissement de l’initiative
individuelle et de l’esprit d’entreprise. Pour Audrestsch, à l'image de Mises, tout le
monde est susceptibles d'être entrepreneurs, car tous sont des « spéculateurs par
nécessité » (Mises, 2004, p. 150). Ce n'est pas une qualité qui est réservée à quelques
élus, dans le sens où que l'on soit entrepreneur, salarié ou consommateur, tous ont
un comportement rationnel et maximisateur.
Audretsch (2007) discute la réalité actuelle du capitalisme managérial galbraithien et
conteste en substance le rôle que Galbraith laisse à l’entrepreneur, sorte de figure en
décomposition. Pour Audretsch, l’entrepreneur joue (encore et toujours) un rôle clé
dans la dynamique du capitalisme en matière d’innovation, en osmose avec Say et
Schumpeter. Il oppose le capitalisme des années 1945-1970 au capitalisme
contemporain, et distingue d'une part le taylorisme et le fordisme de la grande
entreprise, la production de masse et le développement de l'emploi salarié, d'autre
part ce qu'il nomme la société entrepreneuriale qui, dans un contexte international
marqué par la remise en cause des rapports concurrentiels (industrialisation d’une
vaste partie du monde, montée de la Chine, du Brésil et de l’Inde), se caractérise par
la création d'une pléthore de petites entreprises innovantes. Les créateurs de ces
nouvelles entreprises tirent profit des opportunités d'investissement (au sens
kirznerien du terme) (Kirzner, 2005) que les autres entrepreneurs n'ont pas détecté.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 189

La société qui apparaît progressivement à partir de la fin des années 1970 est plus
créative et permissive. La globalisation n'a pas entraîné la disparition des petites
entreprises, au contraire (comme en témoigne le phénomène des start-up dans
maints secteurs d’activité), pour deux raisons majeures qui ont trait d'une part au
déclin des grandes entreprises, d'autre part à l'émergence de l'économie de la
connaissance :
1. les grandes entreprises (c'est-à-dire les entreprises de plus de 500 salariés)
présentes dans les industries manufacturières traditionnelles ont perdu de leur
compétitivité dans les pays industriels (où les salaires sont élevés) ;
2. les petites entreprises se sont en revanche développées dans de nouveaux
secteurs d'activité grâce à l'émergence de technologies nouvelles.
Les grandes entreprises ne sont donc pas appelées à disparaître, pour laisser place à
des entreprises de plus petite taille, car les conditions d’entrée sur un marché
diffèrent selon le secteur d’activité (plus ou moins intensif en capital et/ou en
savoirs). Audretsch souligne bien que les grandes entreprises sont plus innovantes
que les petites, car les premières possèdent de grands laboratoires et consacrent des
moyens financiers et humains importants pour la recherche-développement. Mais, si
cette affirmation est vérifiée globalement, le constat n'est pas le même selon le secteur
d'activité. Les petites entreprises ont lancé des innovations significatives dans
l'industrie informatique ou celle des instruments de contrôle. En revanche, les
grandes entreprises de l'industrie pharmaceutique et de l'aéronautique sont
particulièrement innovantes. Pourtant, des entreprises ne faisant pas ou peu de
recherche-développement, sont parfois innovantes. Comment expliquer que de
petites entreprises innovent sans budget de recherche-développement, alors que ce
sont les grandes entreprises qui y consacrent des moyens importants ? Quels sont les
mécanismes qui permettent ces « débordements de connaissance » à partir de la
source produisant la connaissance que ce soit de grandes entreprises ou des
universités ? Audretsch critique l'analyse couramment admise selon laquelle les
entreprises sont insérées dans des réseaux d'alliance leur permettant d'internaliser la
connaissance extérieure à la firme. Selon cette approche, la petite firme existe de
façon exogène, car sa taille l'empêche de générer suffisamment de moyens financiers
pour créer des connaissances. Elle est donc amenée à chercher d'autres moyens pour
produire de la connaissance, d'où l'importance des réseaux d'alliance. Dans le même
ordre d’idées, les travaux sur le rôle des réseaux sociaux et la formation
d’opportunités dans les affaires montrent, s’il n’était nécessaire, que la création d’une
entreprise n’est pas le fait d’un individu isolé, mais un acte social. L’entrepreneur est
un agent socialisé.
Audretsch remet en question l'idée selon laquelle l'entreprise (petite) est exogène et
suppose que c'est la connaissance qui est exogène. La connaissance nouvelle et ayant
potentiellement de la valeur n'existe pas de façon abstraite, elle est incorporée dans
190 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

des individus (individuellement ou en tant que groupe). Cette connaissance est


incertaine et son transfert implique des coûts de transaction élevés. Il compare sur ce
point l'économie managériale et l'économie entrepreneuriale. Dans l'économie
managériale, l'innovation radicale amorce de nouvelles industries. Le coût de
l'innovation radicale est très élevé, comparé à celui de l'innovation incrémentale.
Dans ces conditions, il est coûteux pour une grande entreprise de diffuser sur le plan
géographique de nouvelles connaissances pour les appliquer économiquement.
Aussi puisque le coût de l'innovation incrémentale est plus faible que celui de
l'innovation radicale les entreprises ont intérêt à conserver la même trajectoire
technologique. En revanche, dans la société entrepreneuriale, l'innovation radicale
conduit au développement de nouvelles trajectoires technologiques. Dans les pays
industrialisés, l'activité économique est essentiellement concentrée dans les nouvelles
industries. L'entrepreneur joue ici un rôle très important en tant que le lien entre les
effets de débordement et la commercialisation de connaissances et d'idées nouvelles.
L’intérêt majeur des travaux d’Audretesch est de montrer que les petites entreprises
ont un rôle de facilititateur de l’innovation et de créativité. Elles se développent grâce
aux « débordements de connaissance ». En ce sens, il montre qu'en dépit de
l'existence d'entrepreneurs que l'on peut identifier comme innovateurs, la production
de connaissances et les conséquences que cela suppose en termes de création
d'entreprise, est un processus éminemment social. Il existe une espèce de réserves
d’idées scientifiques qui n’attendent que d’être en quelque sorte fécondées par
l’entrepreneur. Mais, les petites entreprises ne sont pas toutes des entreprises
innovantes.

La théorie évolutionniste de l’entrepreneur : forces de changement et inertie

La théorie évolutionniste de l’entrepreneur (Aldrich, 2011) trace une analyse qui


cherche à synthétiser les approches micro et macro économiques : l’entrepreneur est
perçu comme un agent économique individuel qui est inséré dans un environnement
économique et social donné. Est-ce ainsi le moyen de contourner l’immatérialité de la
fonction entrepreneuriale, car les entrepreneurs ne constituent pas un groupe
homogène. Certains entrepreneurs innovent, d’autres se contentent d’imiter, de
reproduire des routines. D’autres, enfin, entreprennent, comme solution en dernier
ressort. Pour les économistes évolutionnistes, la question est de savoir comment les
entrepreneurs utilisent les ressources dont ils disposent pour survivre dans un
environnement économique en perpétuel changement. Comment des arrangements
organisationnels (stratégies de coopération) sont réalisés entre les entrepreneurs pour
survivre dans un contexte difficile, et comment les stratégies gagnantes sont imitées
par d’autres entrepreneurs. En ce sens, deux types d'entrepreneurs peuvent être
identifiés : les innovateurs (ceux qui contribuent au changement) et les reproducteurs
(ou les imitateurs). Ces derniers contribuant à diffuser les innovations. D'où la
distinction entre « innovation » et « reproduction ». Les reproducteurs contribuent à
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 191

la création de routines. Les activités qu’ils développent sont très proches de celles de
leurs prédécesseurs. Les innovateurs en revanche développent des routes et des
savoirs qui sont de façon significative différents de ceux des entrepreneurs qui les
ont précédés. Mais, la plupart des entrepreneurs reproduisent des routines existantes
et ne sont pas des innovateurs. A cela s’ajoute le fait que toutes les entreprises créées
ne vont pas survivre. Certaines feront faillite. Cela signifie que des routines et des
compétences vont également disparaître. Le fait de distinguer ainsi les entrepreneurs
innovateurs des reproducteurs contribue très largement à relativiser le mythe d’un
entrepreneur qui par définition serait un entrepreneur innovateur, voire
révolutionnaire au sens technologique de terme. Or, c’est précisément ce que l’on
observe depuis plusieurs années dans de nombreux pays. La création d’entreprise
répond en premier lieu au besoin de créer son emploi dans une économie qui est
devenue beaucoup moins performante en matière de création d’emplois salariés.
Cet aspect du problème est également manifeste lorsque les évolutionnistes abordent
la question de l’hétérogénéité de l’entrepreneuriat. Car, si l’on parle de
l’entrepreneur de manière générique (et par conséquent sur la fonction
entrepreneuriale), l’accent est mis sur l’hétérogénéité du groupe que l’on nomme
« les entrepreneurs ». Ces entrepreneurs sont dotés d’une rationalité procédurale.
Quand les agents économiques ne sont pas en possession de toutes les informations
dont ils ont besoin, ils ne peuvent trouver la solution optimale. Ils doivent rechercher
l’information et s’arrêteront lorsqu’ils auront trouvé une solution qui satisfait leurs
besoins. L’information n’est pas donnée et doit être recherchée. Pour y parvenir ils
doivent mobiliser des ressources. Dans ces conditions, le comportement des agents
économiques est le produit de l’équation suivante : ressources + but + information.
L’accent est également mis sur le capital humain des entrepreneurs. Quelles sont
leurs connaissances, les qualifications, les compétences qu’ils maitrisent ? C’est grâce
à ce capital humain qu’ils pourront acquérir les ressources dont ils ont besoin. Grâce
à leur réseau de relations sociales, ils auront aussi accès à des ressources (en
connaissances, financières, etc.) et à des informations qu’ils ne possèdent pas.
L’entrepreneur, avant d’être individuel, est un agent social. Il en va ainsi tout
particulièrement du processus grâce auquel l’individu acquiert de nouvelles
connaissances à la fois par les institutions telles que l’école ou l’université, mais aussi
la famille ou l’entreprise. On peut ainsi distinguer deux sortes de capital social, celui
qui est hérité de la famille et celui qui est développé par l’individu lui-même. Sur ce
point toutes les familles ne sont pas dotées des mêmes ressources. Parfois, la famille
peut être un handicap pour réussir. Mais, le rôle du capital social en matière
d’innovation entrepreneuriale n’est pas tranché. Le capital social peut-il être
considéré comme une réponse pour innover, ou bien sont-ce les dotations originales
en ressources sociales qui déterminent la capacité d’innovation d’un entrepreneur
donné ?
192 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

La théorie évolutionniste de l’entrepreneur tend à démystifier la théorie de


l’entrepreneur innovateur tel qu’il peut apparaître sous la plume d’économistes
libéraux qui présentent l’entrepreneur comme un individu qui serait poussé par une
envie irrésistible de se lancer dans les affaires par esprit d’indépendance. Mais, s’agit-
il vraiment d’une tendance nouvelle alors que depuis des siècles la création d’un
petit commerce ou d’un petit atelier constituait pour nombre d’individus le moyen
par lequel ils pouvaient subvenir à leur existence et à celui de leur famille.
L’entrepreneur en haillons évoqué par Galbraith n’a rien perdu de son actualité.

La société entrepreneuriale, de la théorie aux faits


Dans le cadre de cette seconde partie, notre objectif est de faire état d’un ensemble de
transformations majeures touchant le capitalisme au regard des travaux des
différents auteurs présentés dans la première partie de ce texte. Nous avons repris
l’idée de la société entrepreneuriale d’Audretsch pour la replacer dans une
dynamique historique (Boutillier, Uzunidis, 2010). La transition de la société
salariale à la société entrepreneuriale passe dans un premier temps par la définition
d’un nouveau cadre juridique susceptible de faciliter la création d’entreprise. Il s’agit
non seulement de faciliter la création d’entreprise sur le plan administratif, mais
aussi le passage de l’état de salarié à celui d’entrepreneur et inversement. Toutes les
individus sont susceptibles de devenir entrepreneurs : jeunes ou âgés, diplômes ou
non diplômés, hommes ou femmes, y compris les fonctionnaires, etc. Le statut
d’auto-entrepreneur, récemment créé en France, va dans ce sens. Quelles sont les
conséquences de ces mesures ? Comment a évolué la création d’entreprise en France
récemment ? Avec quelles ressources ces entreprises sont-elles créées ? Quelles sont
les raisons qui conduisent ces individus à créer leur entreprise ?

Créer un cadre juridique propice à l'entrepreneuriat

De la société salariale à la société entrepreneuriale

Dans le tableau ci-dessous, nous avons schématiquement présenté les


caractéristiques de la société salariale et de la société entrepreneuriale. La première
s'est développée à partir des années 1950 dans les pays industrialisés (Europe
occidentale, Etats-Unis, Japon) et a commencé à péricliter à partir de la fin des années
1970. La seconde est en train de se développer depuis cette période. Pour caractériser
ces deux périodes, nous avons retenus 12 indicateurs : la croissance économique,
l'organisation de la production industrielle et servicielle, le salariat, l'emploi, le
chômage, l'organisation du travail, la mécanisation du travail, la production, la
consommation, la réglementation publique, le rôle respectif de l'Etat et du marché, et
enfin l'entrepreneuriat et les petites entreprises. Notre objectif n'est pas de décrire
finement ces deux sociétés, nous nous limiterons à ces idéaux-types que nous serons
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 193

amenés à détailler au moyen d'exemples que nous développerons dans les pages qui
vont suivre (tableau 1). Ce que nous voulons avant tout souligner c'est le
développement de l'entrepreneuriat que nous constatons depuis plusieurs années
s'inscrit dans un changement de paradigme sociétal. La société entrepreneuriale est
beaucoup plus incertaine. L’insécurité sociale est élevée (importance du chômage et
de la précarité de l’emploi). Mais, la contrepartie de cette insécurité sociale réside-elle
dans une capacité créative plus importante ?

Tableau 1 : De la société salariale à la société entrepreneuriale

Indicateurs Société salariale Société entrepreneuriale


1950- fin années 1970 depuis le début des années
1980
Croissance économique Rapide Lente - récession
Organisation de la production Grande entreprise concentrée Entreprise-réseau
industrielle et servicielle faible développement de la sous- développement de la sous-
traitance traitance au niveau
international
Salariat En croissance Stabilisé
Emploi Stable (CDI) Précaire (CDD, emploi
intérimaire)
Chômage Faible et de courte durée Important et de longue
durée
Organisation du travail OST - Fordisme Toyotisme – juste à temps
Mécanisation du travail machines-outils/chaîne de Robotisation -
montage informatisation
Production Production de masse Production différenciée -
créativité
Consommation De masse de biens industriels Services liés aux NTIC
standardisés
Régulation publique Etat Social Etat libéral
Marché / secteur public Encadrement du marché / Libéralisation des marchés
importance du secteur public et privatisation des
entreprises publiques
Entrepreneuriat et petites En régression En croissance
entreprises

Source : Boutillier, Uzunidis, 2012.

A partir de ce cadre, le rôle et la place de l’entrepreneur dans l’économie et la société


des pays industrialisés changent. L’entrepreneur de la société salariale est celui que
Galbraith décrit dans Le Nouvel état industriel (1968), soit une espèce de « perdant » en
bleu de travail, sans charisme. En revanche, l’entrepreneur de la société
entrepreneuriale est dynamique, jeune et imaginatif. Ce sont ces jeunes
entrepreneurs qui depuis le début des années 1980 ont contribué à créer de nouvelles
activités. Ce qui cependant ne conduit pas à la disparition des grandes entreprises,
mais à leur recomposition (tableau 2).
194 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Tableau 2 : Société salariale / Société entrepreneuriale : deux profils d’entrepreneur

Consommation de masse = Production de masse


Société salariale Concentration industrielle
Entrepreneur = survivance d’un passé révolu
Consommation de masse = production de masse
Société entrepreneuriale Entreprise réseau
Entrepreneur = amortisseur des aléas du marché en innovant
et créant des emplois
Source : Boutillier, Uzunidis, 2009.

Mesurer l’entrepreneuriat et le climat des affaires

Depuis la fin des années 1990, de nouveaux indicateurs économiques ont été créés
pour évaluer l’ampleur de l’activité entrepreneuriale mais aussi la qualité du climat
des affaires dont le dynamisme entrepreneuriale dépend. Avec quelle facilité, un
individu peut-il créer une entreprise ? Quelle est la procédure administrative à
suivre ? Comment trouver les capitaux nécessaires au démarrage du projet ? Soit un
ensemble de conditions qui sont appréciées dans le cadre de l’indicateur de la
Banque mondiale « Doing business ». Les indicateurs du Global Entrepreneurship
monitor et de l’OCDE (« Mesuring entrepreneurship ») tendent en revanche
d’évaluer l’ampleur et la qualité de l’activité entrepreneuriale, mais également
l’attitude des individus face au risque de la création d’entreprise. A titre indicatif, et
de façon tout à fait arbitraire, nous avons relevé ces indicateurs pour la France, le
Royaume Uni et les Etats-Unis. Nous constaterons qu’en dépit d’un climat des
affaires relativement bon (la France est bien notée sur ce point par la Banque
mondiale, en particulier depuis la loi d’initiative économique), la société française est
peu encline à prendre des risques. L’activité entrepreneuriale y reste peu développée
par rapport au Royaume Uni ou aux Etats-Unis. Ce résultat n’est pas surprenant. Il
correspond à l’image que nous pouvons avoir de la situation entrepreneuriale de ces
trois pays. Il existe à présent des indicateurs pour le valider scientifiquement. Nous
constaterons que l’aversion des Français pour le risque lié à la création d’entreprise
est très forte. Et, si depuis ces vingt dernières années les conditions du
désengagement de l’Etat sont bien établies, le créateur d’entreprise agit « par défaut »
plutôt que « par opportunité ».
La Banque mondiale établit depuis 2004 tous les ans un classement international (183
pays) pour évaluer le climat des affaires de chaque économie. La création
d’entreprise est l’un des indicateurs, mais pas l’unique. Les rédacteurs du rapport
2010 soulignent que 2009 a été une année exceptionnelle en termes de réformes : 287
réformes dans 131 pays, soit une augmentation de 20% par rapport à 2008. La
création d’entreprise a été l’un des objectifs principaux des réformateurs. La majorité
des ces réformes a concerné les pays en développement et en transition qui sont en
phase de libéralisation. L’indicateur « Doing Business » comprend les items suivants :
Création d’entreprise, Octroi de permis de construire, Embauche des travailleurs,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 195

Transfert de propriété, Obtention de prêts, Protection des investisseurs, Paiement des


impôts, Commerce transfrontalier, Exécution des contrats et Fermeture des
entreprises. Il s’agit d’évaluer la flexibilité du marché. Est-il facile d’embaucher et de
licencier ? De conclure un contrat commercial ? Le droit de propriété est-il protégé ?
Etc.
S’agissant plus particulièrement de la « création d’entreprise », l’indicateur intègre
les informations suivantes : nombre de procédures, durée (en jours), coût (en % du
revenu par habitant - RNB) et capital minimum versé (en % du RNB par habitant). Le
tableau 3 ne présente pas de surprise. Les Etats-Unis apparaissent toujours comme le
pays de la libre entreprise et de l’initiative individuelle. La France, contrairement aux
autres pays, se manifeste par une singularité : le classement en termes de création
d’entreprise est meilleur qu’en termes de climat des affaires global. Ce classement
traduit les efforts particuliers réalisés par l’Etat français depuis ces vingt dernières
années pour faciliter la création d’entreprise.

Tableau 3 : Classement Doing Business en 2012 pour quelques pays

Doing business Doing business


Classement global Classement pour la création d’entreprise
France 29ème 25ème
Etats-Unis 4 13
Royaume-Uni 7 19
Japon 20 107
Allemagne 19 98
Chine 91 151
Source : Doing Business, rapport 2012. http://www.doingbusiness.org/

Le Global Entrepreneurship Monitor (GEM) ou projet de suivi global de


l’entrepreneuriat a été créé en 1999 pour étudier les relations complexes entre
l’entrepreneuriat et la croissance économique. L’étude GEM s’appuie sur trois
sources principales de données empiriques : (1) une enquête téléphonique auprès
d’un échantillon représentatif d’au moins 2000 personnes âgées entre 18 et 64 ans
dans les 42 pays associés au projet ; (2) des entretiens avec 36 experts en
entrepreneuriat dans chaque pays et (3) un ensemble de données nationales
standardisées produites par des organisations internationales (OCDE, Banque
mondiale, FMI, BIT). Dix conditions ont été arrêtées par le GEM : protection de la
propriété intellectuelle, transfert de RD, infrastructure physique, programmes
gouvernementaux en entrepreneuriat, enseignement et formation (post secondaire),
politique du gouvernement (législation, charge fiscale), soutien aux entreprises à fort
potentiel de croissance, accès au financement, politique du gouvernement (prise en
compte de l’entrepreneuriat, normes socioculturelles, ouverture du marché interne,
enseignement et formation (primaire et secondaire) et création d’entreprise par les
femmes.
196 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Le GEM définit l’entrepreneuriat comme le processus qui consiste à identifier,


évaluer et exploiter des opportunités d’affaires. L’exploitation d’opportunités
conduit le plus souvent à la création d’une nouvelle entreprise. Il reste toutefois
difficile de préciser à partir de quel moment une nouvelle entreprise existe : lorsque
la raison sociale est inscrite au registre du commerce ? Quand le business plan a été
arrêté ? Lorsque la première vente a eu lieu ? On peut cependant considérer que le
processus de création d’entreprise passe par deux phases : (1) émergence du projet,
les ressources sont rassemblées et les équipes se forment, et (2) démarrage :
l’entreprise commence à vendre ses produits et à se faire connaître sur le marché.
L’entrepreneuriat ne se limite pas à la création d’entreprise.
Pour prendre en compte l’ensemble du phénomène entrepreneurial, l’étude GEM
intègre les variables suivantes :
1. les entrepreneurs dans des entreprises émergentes : personnes travaillant sur
des projets de création d’entreprise en gestation (rédaction du business plan,
développement du prototype, dépôt d’un brevet, recherche de capitaux, contrats
avec des clients potentiels),
2. les entrepreneurs dans des entreprises nouvelles : propriétaires dirigeants
d’entreprise qui ont payé des salaires depuis moins trois ans et demi au moment de
l’enquête,
3. taux d’activité entrepreneuriale (TAE) : entrepreneurs émergents +
entrepreneurs nouveaux (indicateur de l’activité économique au sens large),
4. entrepreneurs dans des entreprises établies : propriétaires dirigeants
d’entreprise ont payé des salaires depuis plus trois ans et demi au moment de
l’enquête : travailleurs indépendants travaillant seul à son compte, patron de PME,
propriétaires dirigeants d’entreprises familiales.
Les rédacteurs du rapport ont mis en évidence une relation négative entre le PIB par
habitant et l’activité entrepreneuriale pour les pays à faible et moyen revenu. Cette
relation est largement positive dans les pays à haut revenu (Etats-Unis : 7,6% ;
France : 5,8%). Le développement économique des pays pauvres résulte plus
d’économies d’échelle, de gros projets d’infrastructure et d’emplois fournis par les
grandes entreprises. Ce n’est qu’après avoir atteint un certain seuil de
développement que les effets positifs de l’entrepreneuriat se font sentir. Ce qui
pourrait expliquer le taux élevé de la Chine (tableau 4).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 197

Tableau 4 : Taux d’activité entrepreneuriale (TAE) : nombre d’entrepreneurs émergents et


nouveaux en pourcentage du nombre total d’adultes âgés de 18 à 64 ans en 2010

Pays Taux d’activité entrepreneuriale


France 5,8 %
Japon 3,3 %
Royaume-Uni 6,4 %
Etats-Unis 7,6 %
Chine 14,4 %
Source : GEM, Executive rapport 2011, p. 24.
http://www.gemconsortium.org/download/1326191251967/GEM%20GLOBAL%20REPORT%202010rev.pdf

Excepté le Japon, la France est a priori le pays où le taux d’activité entrepreneuriale


est le plus faible167. A priori, créer un cadre propice à la création d’entreprise est
insuffisant pour promouvoir l’entrepreneuriat. Pourtant, depuis la fin des années
1990, l’Etat français a fait preuve d’un fort dynamisme législatif sur ce point.

Des lois tous azimuts : la loi d'initiative économique (2003), la loi de


modernisation économique (2008) et la loi Allègre (1999)

Depuis la fin des années 1990168, trois grands textes de lois ont été promulgués pour
promouvoir l’entrepreneuriat en France (tableau 5). Le premier, par ordre
chronologique, est spécifique à l’entrepreneuriat scientifique (loi de 1999 sur
l’innovation et la recherche), le deuxième a pour objectif majeur de faciliter la
création d’entreprise (loi pour l’initiative économique de 2003) et la troisième est
notamment à l’origine du statut de l’auto-entrepreneur (loi de modernisation de
l’économie de 2008). Il ne s’agit pas de détailler chacun de ces textes de lois, mais de
mettre l’accent sur un processus qui a débuté depuis la fin des années 1990 et qui vise
à assouplir le cadre administratif de la création d’entreprise en France. Toutes les
catégories de la population peuvent être concernées : les salariés, les hommes et les
femmes, les jeunes et les personnes âgées, les diplômés ou non diplômés, les
chômeurs ou les salariés. Un ensemble de dispositions a été prévu. La loi de 2003
d’initiative économique constitue une étape importante dans ce processus puisque
d’une part elle vise à alléger la procédure administrative de création, mais aussi et
surtout en supprimant le principe d’un montant de capital minimum pour créer une
SARL. La loi de 2008 de modernisation économique va dans le même sens en créant
le statut de l’auto-entrepreneur. La création d’une auto-entreprise est ouverte à tous,
que l’on soit salarié ou demandeur d’emploi, étudiant ou même fonctionnaire, qu’il
s’agisse d’une activité principale ou complémentaire. Le chiffre d’affaires ne doit pas
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
167 Ce résulte est validé par le baromètre de l’entrepreneuriat d’Enst & Young pour 2011 selon lequel
seulement 24% des entrepreneurs interrogés (sur plus d’un millier) pensent que la France est un pays
dont la culture encourage l’initiative et la création, très loin dernier l’Inde (98%), la Chine (92%), les
Etats-Unis (88%), l’Allemagne (78%), le Royaume Uni (76%) et le Japon (55%) (Les échos, 18/10/2011).
168 La volonté visant à promouvoir l’entrepreneuriat ou tout au moins à protéger les petites entreprises

est bien antérieure à cette période : loi Royer en 1973, suppression de la patente en 1977 remplacée par
la taxe professionnelle.
198 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

être supérieur à 80 000 euros HT pour une activité d’achat/revente, de vente à


consommer sur place et de prestation d’hébergement ou de 32 000 euros HT pour les
prestations de services. La procédure de création est très simple. Elle se fait par voie
électronique. L’auto-entrepreneur reçoit un numéro SIREN.

Tableau 5 : Trois grandes lois en faveur de l’entrepreneuriat en France

Lois Objets
Loi sur l'innovation et la • Mobilité des hommes et femmes de la recherche vers l'entreprise :
recherche du 12/07/1999 créer une entreprise, être consultant, participer au capital d'une
entrepris, siéger dans le conseil d'administration d'une entreprise.
• collaborations entre la recherche publique et les entreprises
• cadre fiscal pour les entreprises innovantes le cadre juridique pour
les entreprises innovantes
Loi pour l'initiative • Faire de la création d'entreprise un acte accessible à tous, rapide et
économique 1/8/2003 simple (la loi ne fixe plus de capital minimum pour créer une SARL ;
allègement des procédures administrative ; déclaration de la création
d’entreprise par voie électronique, etc.)
• faciliter la transaction entre le statut de salarié et celui
d'entrepreneur
• financer l'initiative économique (un salarié qui crée ou reprend
une entreprise a le droit de conserver en parallèle son emploi salarié ;
il peut aussi recourir à un congé pendant lequel son contrat de travail
est suspendu
• accompagner socialement les projets
• faciliter le développement et la transmission des entreprises
Loi de modernisation de • Mesures relatives au statut de l'entrepreneur individuel : nouveau
l'économie du 4/08/2008 régime simplifié « micro-social », instauration du versement
libératoire de l'impôt sur le revenu pour les « micro-entrepreneurs »
• mesures favorisant la création et le développement des PME
• mesures simplifiant le fonctionnement des PME
• mesures favorisant la reprise, la transmission, le « rebond »

L'entrepreneur socialisé ou l’entrepreneur à tout faire ?

La création d’entreprise tend à devenir la réponse pour un ensemble de maux


sociaux et économiques : la création d’activité en premier lieu, la création d’emplois
(et en premier lieu celui de l’entrepreneur lui-même lorsqu’il est lui-même l’unique
salarié de l’entreprise), la reconversion de régions en déclin (où le taux de chômage
est largement supérieur à la moyenne nationale) ou encore l’innovation, etc.
Cependant, l’emploi salarié devient également plus précaire.

Créer des emplois et en premier lieu le sien

Dans le cadre d’une étude récente relative à l’évolution de l’emploi en France depuis
le début des années 1960, l’INSEE (Marchand, 2010) en comparant la situation
actuelle avec celle qui prévalait au début des années 1960, affirmait que l’emploi
apparaissait aujourd’hui comme « éclaté » à plusieurs niveaux : celui des statuts et
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 199

des situations d’activité entre emploi et chômage, des durées et rythmes de travail,
des modes de rémunération ou des unités productives. Entre 1990169 et 2007, la part
des emplois temporaires dans l’emploi salarié est passée de 10 à 15%. Le rédacteur de
l’étude met l’accent sur la multiplication des statuts et sur la transformation du
rapport salarial. Jusqu’aux années 1930, le salariat augmente. Il concerne en premier
lieu les actifs non agricoles. Après la seconde guerre mondiale, on observe la quasi
disparition de la paysannerie et le déclin des petits entrepreneurs, artisans et petits
commerçants. Le taux de salariat passe de 56% au début du 20e siècle à environ 90% à
l’heure actuelle. L’emploi indépendant résiste dans certains secteurs (en particulier
dans les services marchands et le bâtiment). L’auteur parle du regain des
indépendants depuis ces dernières années comme le signe d’une adaptation à al
crise, tant pour les individus en quête d’emplois que pour les grandes entreprises qui
externalisent leurs activités périphériques en recourant à la sous-traitance.
La précarisation de l’emploi se reflète dans le développement d’un entrepreneuriat
tout aussi précaire. A l’heure actuelle, la majorité des entreprises sont des entreprises
imitatrices (ou des entrepreneurs imitateurs qui s’appuient sur des routines établies)
pour reprendre à notre compte le vocable des économistes évolutionnistes. Elles sont
créées par une seule personne selon l’INSEE170. En 2010, plus de 94% des entreprises
créées (y compris les auto-entreprises) le sont sans salarié, depuis le début des années
2000, cette proportion est en augmentation. Et, moins de 4% sont créées avec un ou
deux salariés. Seulement 1% des entreprises sont créées avec 10 salariés ou plus. Ces
nouveaux entrepreneurs ont majoritairement une formation technique, mais nous
observons aussi des différences importantes entre les hommes et les femmes : 19%
(femmes) ou 27,4% (hommes) des nouveaux créateurs ont un CAP ou un BEP171,
environ 10% (femmes et hommes) ont un Bac technique. Les femmes qui créent une
entreprise sont relativement plus diplômées que les hommes (9% des femmes ont un
BAC général contre 6,5% des hommes). 45,4% des femmes ont un diplôme supérieur
au BAC, contre 34% pout les hommes. De même, plus de 18% des femmes qui ont
créé leur entreprise en 2006 étaient sans activité contre seulement 8,5% des hommes.
Le taux relativement fort d’entreprises créées par des femmes, en fonction du niveau
de diplôme, est-il la contrepartie des difficultés auxquelles les femmes sont
confrontées pour accéder au marché du travail ? Toutefois, quel que soit le sexe ou le
niveau de diplôme, la principale motivation de la création d’entreprise est l’emploi.
Selon l’INSEE, 64% des créateurs avaient en 2010 pour objectif de créer leur propre
emploi (contre 61% en 2006 date de la précédente enquête)172.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
169 Il s’agit des données du recensement de 2007. C’est en 1990 que la question de l’emploi temporaire
a été posée lors du recensement.
170 http://www.insee.fr
171 CAP : Certificat d’aptitude professionnelle ; BEP : Brevet d’études professionnelles.
172 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=sine2010
200 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Les enquêtes de l’INSEE auprès des créateurs d’entreprise montrent clairement


l’impact du chômage (24% des réponses), en dépit des arguments positifs, comme
l’indépendance (plus de 60%). Est-ce que cela traduit le rejet du salariat ? (tableau 6)

Tableau 6 : Principales raisons ayant poussé à la création d’entreprise en France

Principales raisons ayant poussé à la création d’entreprise (1) Pourcentage


Etre indépendant 60,7
Goût d’entreprendre et désir d’affronter de nouveaux défis 44,2
Perspective d’augmenter mes revenus 26, 6
Opportunité de création 22,6
Idée nouvelle de produit, de service ou de marché 14,3
Exemples réussis d’entrepreneurs dans l’entourage 8,6
Sans emploi, a choisi de créer son entreprise 20,0
Sans emploi, y a été contraint 4,0
Seule possibilité pour exercer ma profession 7,8

(1) Les créateurs d’entreprise pouvaient indiquer jusque trois raisons différentes.
Source : INSEE, enquête Sine, 2010, interrogation 2010.
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112

L’innovation n’est pas la raison principale de la création d’entreprise (14,3% des


réponses). Les raisons économiques sont au contraire largement mises en avant.
Toujours selon l’INSEE (Kerjosse, 2007), les nouveaux créateurs en 2006 sont plus
nombreux qu’en 2002 à créer leur entreprise pour créer leur propre emploi. Nous
avons vu qu’en 2010, la tendance s’est encore accentuée. En 2006, 113 000 chômeurs
ont créé leur entreprise, soit 40% des créateurs. Cette proportion a augmenté de 6
points entre 2002 et 2006. Parmi les créateurs d’entreprise en 2006, le nombre de
chômeurs a augmenté de 40 000 par rapport à 2002. Les chômeurs depuis moins d’un
an sont plus nombreux que les chômeurs depuis plus d’un an. Mais, l’écart s’est
réduit en 2002 et 2006, sans doute en raison du durcissement de l’indemnisation du
chômage depuis 2004173. De plus, parmi les chômeurs créateurs d’entrepris, 70%
(contre 50% en 2002) ont bénéficié de l’aide aux chômeurs créateurs ou repreneurs
d’entreprises (ACCRE) qui les exonèrent de charges sociales pendant un an. Mais,
l’écart se réduit entre les deux dates. Par ailleurs, l’enquête de 2010 montre, le niveau
de diplôme des créateurs d’entreprises augmente. En 2010, 43% d’entre eux
possèdent au moins un diplôme universitaire du premier cycle (contre 37% en
2006)174.
Entre les enquêtes de 2006 et de 2010 de l’INSEE, on constate cependant que les
créateurs sont de plus en plus fréquemment accompagnés, 28% seulement ont monté
leur projet seul (contre 30% en 2006). Mais, c’est fréquemment une personne de la
famille ou de l’entourage personnel qui apporte son soutien (29%). 22% ont reçu
l’aide de leur conjoint. Deux créateurs sur trois n’ont suivi aucune formation175.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
173 Depuis le 1/1/2004, la durée de l’indemnisation a été réduite (de 30 à 23 mois).
174 http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112
175 http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=0&ref_id=NATCCF09112
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 201

Par ailleurs, l’enquête SINE de l’INSEE pour 2009176 met en évidence un ensemble
d’inégalités très fortes en matière de création et de pérennité d’entreprise. S’agissant
d’entreprises créées en 2006 que :
1. Plus le créateur investit initialement plus l’entreprise est pérenne : les
entreprises créées en 2006 avec au moins 80 000 euros d’investissement sont 2,1 fois
plus souvent actives en 2009 que celles créées avec moins de 2000 euros. Or, 54% des
entrepreneurs ont investi moins de 8000 euros et seulement 8% au moins 80 000
euros ;
2. Les entreprises créées par des personnes âgées de moins de 30 ans et par des
chômeurs cessent leur activité plus rapidement ;
3. Plus le créateur est diplômé, meilleures sont ses chances de survie de son
entreprise. 71% des entreprises en 2006 par des diplômés de l’enseignement
supérieur sont toujours actives en 2009, contre seulement 58% des entreprises créées
par des non-diplômés.
4. Cependant le dispositif d’aide aux chômeurs créateurs d’entreprise semble
remplir son objectif puisque les entreprises aidées sont presque aussi pérennes que
les autres. Certes, oui, mais une étude du CEE (Désiage, Duhautois, Redor, 2011)
montre que les aides pour les chômeurs créateurs d’entreprise ne touchent pas en
priorité les plus démunis.
Depuis 2009 et la promulgation du statut de l’auto-entrepreneur, la création d’une
(auto)entreprise apparaît plus que jamais comme une voie pour échapper au
chômage. En 2010, la motivation principale pour 44% des auto-entrepreneurs était de
créer son propre emploi. Avant de créer 30% des auto-entrepreneurs étaient au
chômage (18% depuis moins d’un an et 12% depuis plus d’un an)177.
Cependant, en 2005, selon l’INSEE (Boutillier, Uzunidis, 2009), une entreprise sur 20
fait partie d’un groupe, français ou étranger. Plus de la moitié des salariés des
entreprises (soit 6,5 millions) y travaillent. Les entreprises des groupes produisent
plus de 60% de la valeur ajoutée, détiennent la majeure partie des immobilisations et
80% des actifs nets. Les groupes sont constitués d’un ensemble d’entreprises dont ils
sont propriétaires, mais exercent aussi leur pouvoir sur un grand nombre de petites
(le tiers des PME françaises vit dans le sillage des grandes). Celles-ci trouvent leur
place dans ce vaste espace créé par les groupes (sous-traitants, franchisés,
fournisseurs, transporteurs, etc.). Le groupe offre des opportunités de création de
nouvelles entreprises lorsque, par exemple, pour des raisons de réduction des coûts,
il externalise certaines de ses fonctions (maintenance, nettoyage, traitement de
données, construction, etc.) ; il devient aussi leur bourreau lorsque la conjoncture est
mauvaise. Selon une étude plus récente de l’INSEE (Cottet, 2010), les salariés du

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
176 http://www.insee.fr/fr/publications-et-services/irweb.asp?id=sine2009.
177 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?ref_id=autoentr2010
202 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

secteur privé travaillent aujourd’hui dans des entreprises plus grandes qu’il y a
trente ans. Ces entreprises englobent une ou plusieurs sociétés (et forment des
groupes, qui englobent elles-mêmes un ou plusieurs établissements. Le rédacteur de
l’étude souligne un fait d’importance au regard de notre étude : mais si les
entreprises, centres de décision et des orientations stratégiques, ont grandi au fil du
temps, ce n’est pas le cas des établissements qui sont désormais plus petits. Les
entreprises ont donc grandi en rassemblant de plus en plus d’établissements. Est-ce
cette recomposition des grandes entreprises, à travers des réseaux de sous-traitance,
que l’on peut nommer « société entrepreneuriale » ?

Redynamiser des territoires en déclin

En dehors des mesures visant à promouvoir la création d’entreprises, dans le cadre


d’une politique d’aménagement du territoire, des mesures ont également été arrêtées
depuis ces dix dernières années pour stimuler l’innovation en favorisant les
synergies entre les entreprises (quelle que soit leur taille) et les institutions de la
recherche scientifique (en premier lieu les universités). Le Comité interministériel
d’aménagement et de développement du territoire (CIADT) du 14 septembre 2004 a
défini une nouvelle stratégie industrielle fondée sur le développement de pôles de
compétitivité. Les comités des 12 juillet 2005 et du 6 mars 2007 ont labélisé 71 pôles
de compétitivité. Une nouvelle vague de labellisation de six pôles dans le domaine
des écotechnologies (dont le pôle pour la valorisation des déchets dans le Nord-Pas
de Calais) et de délabialisation de six autres pôles est intervenue le 11 mai 2010.
Depuis une vingtaine d’années, les économistes et les pouvoir publics se penchent
sur « l’économie locale », comme niveau géographique et économique d’organisation
de la production, et, par conséquent, d’émergence d’entrepreneurs, de nouvelles
activités, de nouveaux biens et services, de nouveaux emplois, de nouveaux
revenus... L’économie locale est devenue digne d’intérêt depuis la mise en œuvre des
politiques de décentralisation, d’aménagement du territoire et de responsabilisation
économique des collectivités territoriales. Elle est caractérisée par un ensemble de
relations entre tous les acteurs, privés et publics, du territoire ; la nature, la densité et
l’intensité de ces relations donnent un avantage spécifique à l’économie locale.
Exemple, les « milieux innovateurs » en France. La Délégation à l’aménagement du
territoire et l’action régionale a entrepris à partir de 1998 des actions de recensement
et de promotion des systèmes productifs locaux et des districts industriels pour les
transformer, plus récemment, en pôles de compétitivité. Ceux-ci sont des
combinaisons sur un espace géographique donné d’entreprises, de centres de
formation et d’unités de recherche publiques ou privées, engagés dans une démarche
partenariale destinée à dégager des synergies autour de projets communs au
caractère innovant178 (aéronautique et espace en Aquitaine, pharmacie à Lyon, santé

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
178Site web du gouvernement, http://www.competitivite.gouv.fr
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 203

à Paris, systèmes de sécurité à Nice, agro-ressources en Champagne, etc.). La création


d’entreprises innovantes de haute technologie, essaimées par les laboratoires de
recherche régionaux, est un des objectifs capitaux de la démarche de régionalisation
de l’innovation. Ce dispositif avait pour but cependant non pas de redynamiser les
régions en déclin, mais de promouvoir l’innovation à partir d’un pôle existant.
La nouvelle économie géographique (Bellone, Maupertus, 2000 ; Crozet, Lafourcade,
2009) a cherché à déterminer les critères de localisation des entreprises, mettant en
avant des régions qui se caractérisent par un fort dynamisme économique et
entrepreneurial. Trois grands déterminants sont généralement privilégiés : accès au
marché, coûts de production (travail, capital, subventions diverses) et les externalités
technologiques. Dans ce processus, l’entrepreneur joue, en règle générale, un rôle
fondamental. Ainsi Baldwin et Krugman (2004) estiment que la création d’une
nouvelle variété de biens différenciés nécessite l’emploi d’un entrepreneur dont la
rémunération constitue un coût de production. Cet entrepreneur est parfaitement
mobile (contrairement aux salariés peu qualifiés), d’où le nom de « footloose
entrepreneur » (ou « entrepreneur libre ») donné à ce modèle. Chaque entrepreneur
rejoint la région qui lui offre le niveau de revenu net d’impôt le plus élevé pour y
créer une nouvelle variété de bien (Forslid, Ottaviano, 2003 ; Pflüger, Südekum,
2008). D’une manière générale, un lien étroit est établi entre le territoire, le
dynamisme entrepreneurial et le développement économique (Audretsch et
Feldmam, 1996 ; Acs, 2002 ; Benko et Lipietz, 2000 ; Claval, 2008 ; Julien, 2004 ; Rallet
et Torre, 2005 ; Veltz, 1993).
Les raisons de la richesse des régions sont multiples : positionnement géographique,
histoire, ressources naturelles et humaines, présence de grandes entreprises
innovantes, de centres de recherche et de petites entreprises innovantes. L’étude des
clusters et autres pôles technologiques dans différentes parties du monde a mis en
évidence les synergies qui opèrent entre milieux innovateurs et acteurs économiques
(Laperche et Uzunidis, 2011 ; Zimmermann, 2008). Mais, le développement territorial
ne se décrète pas. S’il semble assez facile ex post de mettre en avant les relations
synergiques qui ont favorisé le développement d’un territoire donné, il nous paraît
plus difficile d’identifier les blocages et freins. Les travaux traitant de la
« dépendance de sentier » ont cependant permis des blocages susceptibles d’influer
sur le développement d’un territoire. La notion d’encastrement social des institutions
est en effet riche d’enseignements (Laperche, Uzunidis, 2011). Les blocages ne
résident pas par exemple dans le manque de ressources naturelles, mais dans des
structures sociales inadéquates qui favorisent une reproduction économique à
l’identique. Les individus ne cherchent pas à innover. Ils reproduisent des
comportements acquis. En combinant l’analyse du territoire et le concept de capital
social, Bourdieu (1980), Coleman (1988, 1990), Putman1993, 1995) et Granovetter
(2000, 2003, 2006) soulignent que le capital social peut dans certains cas avoir des
effets négatifs en freinant le changement et en favorisant la conformité (Portes,
204 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Landoldt, 1996). Un degré élevé d’encastrement social peut provoquer le déclin des
régions (Grabher, 1993 ; Laperche, Uzunidis, 2011). La théorie évolutionniste (Nelson
et Winter, 1982), que nous avons appliquée plus haut à l’entrepreneuriat, a pour
objet l’étude des comportements des agents économiques en fonction de processus
d’apprentissage et de coordination en vertu de procédures de tâtonnement. Certaines
régions auraient ainsi des difficultés pour s’orienter vers de nouvelles activités. Dans
ces conditions, une région dont le développement économique s’est appuyé pendant
plusieurs décennies sur la grande industrie et le salariat sera confrontée à
d’importantes rigidités pour assurer sa reconversion dans de nouvelles activités. Ces
rigidités sont tant qu’économiques (en termes de ressources financières), en capital
humain (ressources en savoirs et compétences) que culturel (du salariat à
l’entrepreneuriat).
Nombre d’études montrent que les individus ne créent pas une entreprise dans une
région donnée parce que celle-ci se singularise par son dynamisme entrepreneurial
ou parce qu’elle concentre des ressources importantes dans différents domaines,
mais plus simplement parce qu’ils y sont nés ou encore ils y résident. Ce constat nous
conduit à mettre l’accent sur des facteurs économiques, démographiques et sociaux
plus variés : poids des obligations familiales, coût et difficulté de la mobilité
géographique, valorisation d’un réseau de relations sociales construit depuis
l’enfance (relations de voisinage, professionnelles, amicales ou familiales) (Barthe,
Beslay, Grossetti, 2008 ; Bourdeau-Lepage, Huriot, 2009 ; De Barros et Zalc, 2007 ;
Moulaert, Mehmood, 2008 ; Reix, 2008). La proximité géographique s’inscrit dans une
proximité cognitive et sociale, dans une proximité organisée par les individus eux-
mêmes en fonction des objectifs qu’ils se sont donnés (Zimmermann, 2008).
L’entrepreneur crée son entreprise sur le territoire où il dispose d’un réseau de
relations sociales qu’il contrôle, contribuant du même coup à réduire l’incertitude
propre à l’économie dans laquelle il est inséré.
La majorité de ces futurs entrepreneurs créeront, peut-être, leur entreprise dans la
région (voire dans la ville) où ils sont nés et/ou ils résident. Au-delà des
caractéristiques objectives (géographiques, économiques, sociales, administratives,
etc.) d'un territoire, celui-ci se caractérise aussi par une dimension subjective relative
au vécu (Reix, 2008) des individus qui le peuplent. La dimension vécue du territoire
transparait dans un réseau de relations sociales (familiales, professionnelles,
amicales, de voisinage, etc.) tissées entre les individus, construit souvent depuis
l’enfance. Pourtant, on constate que la grande majorité de ces futurs créateurs n’est
pas issue d’une famille d’entrepreneur (et ont été salariés avant de créer cette
entreprise), mais aussi que la famille contribue très chichement au financement de
cette création. Ces futurs entrepreneurs sont d'origine sociale modeste. Ils sont
généralement issus d’un milieu social défavorisé (ouvrier ou employé, souvent en
situation de demandeur d’emploi au moment de la création). Leurs familles ne sont
ni en situation d’apporter des conseils sur le plan managérial, ni celui de bailleurs de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 205

fonds. L’ensemble de ces théories tend à montrer qu’il existe une relation forte entre
les entreprises et le territoire. Mais, l’exercice devient beaucoup plus difficile lorsqu’il
s’agit de passer de stade de l’analyse à celui de la définition de mesures de politiques
économiques pour relancer l’activité économique d’un territoire donné. Ainsi les
pôles de compétitivité ont réuni des entreprises et des centres de recherche existants.
Ce ne sont pas des créations d’entreprises. Pourtant, la création d’entreprises est
généralement perçue comme le moyen grâce auquel il est possible de redynamiser un
territoire en récession. La question est d’autant plus difficile quand il s’agit de
régions qui sur plusieurs décennies se sont développées grâce à l’emploi salarié et
aux grandes entreprises (création des pôles industriels des années 1960/1970). A
l’heure actuelle, les ambitions des responsables des collectivités territoriales sont
beaucoup plus modestes. L’accent est mis sur la création d’entreprises, et comme
nous l’avons souligné plus haut sur la création d’au moins un emploi, celui de
l’entrepreneur. Mais, ces petites entreprises travaillent avec un petit nombre de
clients (généralement moins de 10) (Kerjosse, 2007).

Innover !

Il est difficile d’évaluer la capacité des petites entreprises (entreprises de moins de 10


salariés) à innover. Les statistiques sont peu nombreuses. En règle générale, ne sont
prises en considération que les entreprises d’au moins 20 salariés (c’est le cas par
exemple des statistiques du SESSI). Pourtant, la question du dynamisme des petites
entreprises en matière d’innovation est un sujet qui a maintes fois été traité. Nous y
avons fait référence dans la première partie de ce texte au regard de la théorie de
l’entrepreneur. L’entrepreneur a été depuis Say qualifié d’innovateur, change du
changement technologique, économique et social en allant contre les routines
établies. A l’heure actuelle, quelques réussites spectaculaires depuis les années 1980
(Apple, Microsoft, Google, Facebook, etc.) tentent à montrer que de grandes
entreprises ont d’abord été de petites entreprises créées dans … un garage ou une
chambre d’étudiants. Cependant au-delà ce ces quelques exemples spectaculaires, le
lien entre petites entreprises et innovation ne va pas forcément de soi. Nous avons pu
le constater dans le cadre des pages précédentes, qu’il s’agisse des résultats issus des
enquêtes de l’INSEE réalisées au niveau national. L’on peut presque se demander si
créer son emploi ne constitue pas à l’heure actuelle une forme d’innovation dans la
mesure où l’entreprise ainsi créée doit avant tout perdurer.
Notre objectif n’est pas ici de faire le bilan des innovations ayant été créée par de
petites entreprises, mais plutôt de mettre l’accent sur deux phénomènes qui se sont
développé depuis ces vingt dernières années : d’une part la restructuration des
grandes entreprises autour de leur métier de base, ce qui les a conduites à
externaliser une grande partie de leur activité considérée comme secondaire. D’autre
part, le fait que l’on assiste à la création de petites entreprises dans des activités de
services (garde des enfants, soins de personnes âgées, éducation, etc.), en réponse à la
206 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

démission de l’Etat et/ou des collectivités territoriales dans ces domaines (voir par
exemple le développement d’entreprises de services pour les particuliers). Le rapport
d’OSEO sur les PME 2011 (OSEO, 2011, p. 85-95) est riche d’enseignements. Il montre
que les entreprises innovantes ne sont forcément des entreprises de petite taille
(parmi les PME) et surtout que le nombre d’entreprises innovantes est en régression.
Pour 2010, les rédacteurs du rapport mettent en avant les faits suivants relatifs à
l’innovation179 dans les PME :
1. Baisse de 11% entre 2009 et 2010 en matière de création d’entreprises
innovantes toute taille confondue,
2. Augmentation de l’âge des entreprises innovantes : une PME sur 2 se situe
entre 10 et 26 ans (contre 8 et 23 ans en 2009),
3. Les unités de petite taille (les micros entreprises, soit des entreprises de moins
de 10 salariés) se concentrent essentiellement dans les activités spécialisées,
scientifiques, l’informatique et la communication,
4. Augmentation du nombre de création de micro-entreprises en informatique
(logiciel, multimédia, services en RD,
5. Prédominance des micro-entreprises de 1 à 3 ans s’explique par un effectif
médian de 1 personne au démarrage de l’activité et de 3 salariés en deuxième et
troisième année de création,
6. l’âge médian des entreprises recensées comme innovantes est de 14 ans. Ce
sont donc des entreprises matures qui innovent pour prendre ou conserver une
avance technologique sur ses concurrents. Au priori, le nombre d’entreprises créées
pour mettre en œuvre un projet d’innovation est relativement faible.

Conclusion
La société entrepreneuriale qui se dessine depuis ces trente dernières années reste
une société où l’emploi salarié reste dominant. Dans les pays industrialisés, plus de
80% de la population active est salariée. Cependant, on observe également à la fois
une précarisation de l’emploi salarié (CDD et emploi intérimaire), mais également

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
179 Une entreprise innovante est définie par OSEO selon les critères suivants : elles ont bénéficié au
cours de l’année étudiée d’un versement de la part d’OSEO au titre d’une aide à l’innovation de
l’année ou précédemment accordée ; elles ont obtenu en 2010 de l’octroi d’un prêt ou d’une garantie
OSEO au titre de leur projet d’innovation ou de leur activité générale si elles sont innovantes par
ailleurs ; elles ont obtenu en 2010 la qualification « entreprise innovante » au titre des Fonds communs
de placement dans l’innovation délivrée par OSEO ; elles ont mobilisé auprès d’OSEO en 2010 une
créance sur le Crédit Impôt recherche. Ces situations reflètent leur engagement dans un processus
d’innovation au cours de l’année considérée. Leurs projets d’innovation couvrent la recherche de
nouveaux produits, procédés ou services que changements d’organisation, de méthodes de vente…
Ces projets peuvent donc aussi bien déboucher sur des premières nationales ou internationales que
sur une nouveauté au niveau de l’entreprise (OSEO, 2011, p. 94).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 207

l’apparition de nouveaux statuts comme celui de l’auto-entrepreneur, qui constitue


dans certains cas une espèce de statut hybride entre le salariat et le statut
d’entrepreneur, quand il permet par exemple à des salariés d’obtenir par ce moyen
un complément de rémunération. L’objectif de ce texte a été de tracer les contours de
la société entrepreneuriale en devenir, en tentant de l’illustrer avec des exemples pris
sur le terrain, suite à des travaux de recherche réalisés dans l’agglomération
dunkerquois depuis quelques années dans le cadre universitaire. Les phénomènes
entrepreneuriaux qui s’y passent ne résument pas tout ce qui se passe ailleurs. Mais,
ils constituent une illustration grandeur nature des modalités de transition de la
société salariale à la société entrepreneuriale.

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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 209

La flexibilité des marchés du travail à l’épreuve de la


crise : plus de travailleurs pauvres ?

Bruno LAMOTTE , Cécile MASSIT


Centre de Recherche en Economie de Grenoble, Université Pierre Mendès France

La crise de 2008-2009 a eu des impacts très forts sur l’emploi en particulier en


Europe. Les inégalités sociales déjà en augmentation depuis la fin des années 70 se
sont accentuées. Se pose la question de la performance économique au détriment de
la solidarité sociale. Pourtant, selon les modes de fonctionnement du marché du
travail, certains pays semblent avoir mieux résisté à la crise.
Après un cadrage macroéconomique sur quatre pays étudiés ici, Allemagne,
Espagne, Italie, France, nous proposons dans cette communication de revenir sur la
montée de la précarité dans l’emploi à partir, d’une part, d’une analyse des
mécanismes de flexibilisation des marchés du travail à l’œuvre depuis les années 80
dans ces quatre pays européens, voire de dérégulation pour certains d’entre eux, et
d’autre part, d’indicateurs relatifs à l’emploi. Nous tenterons de mettre en avant les
différences d’effets de la crise sur l’emploi dans les quatre pays et les régulations qui
se développent. Nous mettrons l’accent sur la montée de la précarité dans l’emploi
au fil de l’âge et l’institutionnalisation de l’emploi atypique. La montée de la
précarité est en effet préoccupante : elle ne concerne pas uniquement des marginaux
mais se situe au cœur du système productif (Rigaudiat, 2007). Une nouvelle situation
sociale a été créée dans la plupart des pays européens, celle du travailleur pauvre
assisté, en lien en grande partie au développement de la flexibilité du marché du
travail. « Une sorte d’entrée dans ce qu’on appelle le précariat, un statut durable en
deçà de l’emploi » (Paugam, 2010). Par exemple la mise en place du RSA en France
ou de la réforme Hartz IV en Allemagne risquent d’enfermer une partie du salariat
dans la pauvreté.
Cette réflexion a été nourrie par la conduite de deux programmes de recherche, le
premier démarré en 2007 sur la précarité et les nouvelles formes d’emploi, le second
en 2009 sur la sécurisation des parcours professionnels et le dialogue social,
programmes qui ont bénéficié du soutien financier de la DIRECCTE en Rhône-Alpes,
du conseil régional Rhône-Alpes et du Fonds Social Européen. Nous nous
appuierons également sur une revue de littérature.
210 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Cadrage macroéconomique
En travaillant sur l’évolution de l’emploi en Allemagne, Espagne, France, Italie, nous
travaillons sur les quatre pays dont la population active occupée est la plus élevée de
la zone euro (en 2009, 38,1 millions d’actifs en Allemagne, 18,7 millions en Espagne,
25,5 millions en France, et 22,6 millions en Italie. C’est plus de la moitié de l’emploi
dans la zone selon les données Eurostat, enquêtes sur les forces de travail, 2011).
Entre 1993 et le début de la récession, les quatre pays traversent une période de
croissance du volume de l’emploi. Cette croissance s’interrompt en 2009, le
retournement est général mais très différencié selon les pays. Ce recul de l’emploi en
2009 est limité compte tenu de l’ampleur du recul du PIB. L’emploi rebondit en
Allemagne, en Espagne et en France en 2010. Le recul de 2009 est précédé en 2008
d’un ralentissement de la croissance du PIB dans les quatre pays.
Nous choisissons donc d’étudier ici une période relativement homogène allant de
1996 à 2007 puis les mouvements annuels de 2008, 2009 et 2010. Nous dégageons
d’abord quelques tendances macroéconomiques de la phase de croissance et de la
récession puis nous analysons la tendance pour l’emploi en lien avec cette évolution
de l’activité.

L’approche par la demande de la croissance dans la zone euro

L’approche par la demande du PIB de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France et de


l’Italie (AEFI par la suite) permet de développer une analyse du dynamisme de
l’activité en dégageant le bénéfice qu’en retire la consommation des ménages (CFM),
le dynamisme de la production de biens collectifs (Consommation finale des
administrations publiques CFAP), l’évolution de l’investissement (FBCF et variation
des stocks) et le rôle des exportations et importations que nous isolerons pour
améliorer la vision que l’on peut avoir du rôle du solde extérieur.

Graphique n° 1 : AEFI, Approche par la demande

4,50
4,00
3,50
3,00
2,50 Ital i e096!07
Esp096!07
2,00
Al l 096!07
1,50
FR0096!07
1,00
0,50
0,00
!0,50 CFM CF0AP FBCF VAR0ST EXP IMP PIB
TOTAL
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 211

La période 1994-2007 étant un ensemble assez unifié nous proposons la comparaison


des caractéristiques nationales dans un graphique de synthèse tiré de la base de
données macroéconomique de l’OCDE et partiellement résumées dans l’annexe
statistique des perspectives économiques (Numéro de juin 2011 pour ce texte, la
version de décembre 2011 comporte des inflexions mineures).
Par commodité, nous travaillons sur des données en valeur de 1996 pour les poids
des composantes de la demande et sur les moyennes géométriques des variations en
volume de 1997 à 2007 des agrégats. Dans les graphiques nous conservons le signe
positif pour la valeur des importations qui contribuent bien sûr de façon négative à
l’évolution du PIB.

Tableau n° 1 : Contributions à la croissance en % moyennes annuelles


Italie 96-07 Esp 96-07 All 96-07 FR 96-07
CFM TOTAL 0,93 2,35 0,55 1,48
CF AP 0,30 0,82 0,17 0,33
FBCF 0,49 1,38 0,30 0,69
VAR ST -0,03 -0,10 0,14 0,07
EXP 0,74 1,50 2,05 1,17
IMP 0,95 2,14 1,56 1,39
PIB 1,49 3,82 1,64 2,35

Les quatre pays présentent des différences macroéconomiques accentuées du point


de vue du dynamisme de l’économie et ses ressorts dans la demande. Ils partagent
une grande ouverture économique et donc un poids déterminant des exportations et
des importations dans leur dynamique économique, désormais de niveau
comparable au rôle de la consommation des ménages nationaux.

Pour cette période l’Espagne connait la croissance la plus dynamique du point de


vue de la demande intérieure mais sa position extérieure est d’ores et déjà négative.
La France connait un moment assez dynamique notamment au regard de la
consommation des ménages, mais le solde extérieur d’abord positif fléchit en cours
de période et ressort négatif sur l’ensemble de la période. Bien moins dynamiques,
l’Italie et l’Allemagne connaissent des périodes bien différentes. Le solde extérieur
joue positivement pour l’Allemagne et dans ce pays l’ensemble de la demande
intérieure est littéralement compressé. Au contraire, l’Italie a une position extérieure
dégradée alors que la consommation des ménages, la production de biens collectifs et
l’investissement gardent un dynamisme. Le groupe AEFI traverse cette période avec
de meilleures évolutions que le Japon mais un moins grand dynamisme que les Etats-
Unis, la Suède ou la Corée du Sud en restant dans le périmètre des pays OCDE. A
partir de 2008, le groupe AEFI se différencie encore plus nettement.
212 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Graphique n° 2 : Contributions annuelles 08-09-10


Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 213

Partout les récessions sont sévères en 2009, l’Italie étant déjà touchée par un recul du
PIB en 2008. L’activité rebondit en 2010, sauf en Espagne. En 2009, la récession est
liée au recul de l’investissement, des stocks et des exportations, la diminution des
importations ayant un effet inverse sur la production nationale. En Espagne, le recul
de l’investissement dure trois ans, en Italie la récession s’installe plus tôt qu’ailleurs
car la consommation fléchit immédiatement ; En Allemagne, la reprise est vigoureuse
en 2010. La consommation des ménages et la production de biens collectifs jouent
plutôt un rôle stabilisateur dans l’ensemble. En Italie et en Espagne l’impact de la
consommation des administrations publiques s’inverse dès 2010, l’effort est bien
marqué en Allemagne sur les trois ans et plutôt concentré sur 2009 en France.
Quelles relations avec l’emploi ? L’évolution de l’emploi est nettement positive de
1996 à 2007 dans les pays du groupe, le repli de 2009 est limité au regard de
l’ampleur de la récession économique.

Emploi et activité

Pour introduire une analyse sur l’évolution de l’emploi, nous proposons tout d’abord
un développement sur l’élasticité emploi de la croissance. Toujours à partir de la base
de données sur la population active de l’OCDE, nous mettons en rapport l’évolution
de l’emploi total au sens de l’OCDE et l’évolution de l’activité nationale mesurée par
le PIB (L’élasticité est la variation annuelle de l’emploi divisée par la variation
annuelle du PIB en volume). On obtient ainsi une mesure de la richesse de la
croissance en emploi, c'est-à-dire la proportion dans laquelle un point de croissance
permet une création d’emploi, proportion le plus souvent inférieure à 1 compte tenu
des gains de productivité, relativement faibles par rapport aux autres pays OCDE,
mais positifs dans les pays AEFI sauf en 2008-2009. Ce calcul est très sensible,
notamment en cas de valeur proche de 0 pour la variation du PIB. Nous procédons
donc à des calculs de valeurs moyennes sur plusieurs années en écartant les années,
plutôt rares, de stagnation du PIB et en centrant cette analyse sur la période 1996-
2007 en vue de caractériser cette période de croissance. Pour les pays AEFI, on
dégage assez nettement deux sous-périodes, avec une inflexion aux alentours de
2001-2002.
En respectant l’ordre alphabétique de présentation des pays:
- L’Allemagne est caractérisée par une élasticité de 0,47 sur la période avec deux
moments très différents : très faible élasticité (0,15) de 1997 à 2001 et après
deux années de quasi croissance zéro, très forte élasticité entre 2004 et 2007
(0,74). La croissance restant assez faible en 2004 et 2005, les réformes du
marché du travail analysées plus loin jouent un rôle essentiel dans la
régulation de l’emploi.
- L’Espagne est un cas assez rare d’élasticité de l’emploi supérieure à 1 pendant
10 ans : d’abord une valeur de 1,02 de 1997 à 2001 puis une valeur de 1,15 de
214 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

2002 à 2007. La croissance de l’emploi est plus que proportionnelle à la


croissance du PIB. La variation de l’indicateur général utilisé par l’OCDE pour
la productivité (productivité du travail pour l’ensemble de l’économie) est en
général proche de 0 dans la première période.
- La France connait sur la période 1997-2007 une élasticité presque égale à celle
de l’Allemagne mais l’évolution y est inverse. D’une valeur de 0,59 de 1997 à
2003, elle passe à une valeur de 0,35 de 2004 à 2007. Les réformes du marché
du travail ont eu un rôle moins positif dans cette période.
- En Italie, l’ensemble de la période connait une élasticité presque égale à
l’unité, mais là aussi deux périodes sont bien marquées. La première va de
1997 à 2001, l’élasticité est plus faible avec une valeur de 0,68. La deuxième
entre 2002 et 2007 présente une élasticité de 1,27, ou 0, 85 si on écarte
prudemment les années 2002 et 2003 qui sont des années de rupture. En tout
cas, on assiste à une progression très nette de l’indicateur.
Il se dégage donc une opposition de ce point de vue, l’Allemagne et la France ayant
des élasticités plutôt faibles (mais pas supérieures aux valeurs atteintes en Suède, au
Japon, aux Etats-Unis…), l’Italie et surtout l’Espagne étant caractérisées par des
valeurs plus élevées, très supérieures à celles des autres pays de l’OCDE et
croissantes jusqu’en 2007. Comme il s’agit d’emploi au sens d’un nombre de
personnes ayant travaillé ne serait-ce qu’une heure dans la période de l’enquête, on
peut soupçonner que la qualité de ces emplois pose un problème discuté ci-dessous.
En pratique, l’emploi a très mal résisté en Espagne lors de la récession de 2009, un
peu mieux en Italie et en France, et nettement mieux en Allemagne (Espagne -6,76%,
Italie -1,62 %, France -1,2% et Allemagne -0,18%). Il s’ensuit une valeur d’élasticité
quasiment nulle pour l’Allemagne en 2009 et très forte de nouveau en Espagne selon
les calculs de Karamessini (2011).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 215

On peut être ainsi tenté d’analyser l’élasticité de l’emploi comme une sorte de courbe
en cloche : des valeurs faibles comme celles rencontrées au Japon posent un
problème, mais des valeurs élevées comme celles présentées pour l’Italie ou
l’Espagne en posent également. Ces évolutions générales sont liées aux évolutions
des modèles sociaux dans les quatre pays étudiés.

Flexibilisation des marchés du travail, une comparaison entre


l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et la France

1994-2007 : Flexibilité et montée de la précarité

Avant la crise, la flexicurité était au centre des débats sur le marché du travail, le
modèle danois étant la référence. Au Danemark180, la notion de « flexicurité » a été
pour la première fois mentionnée dans une publication de 1999 du Ministère du
travail (Arbejdsministeriet). Dès lors, « l’intérêt se focalise sur ce qui est maintenant
connu sous le nom de triangle d’or (Madsen, 2006), notion qui englobe la facilité des
entreprises à embaucher et à licencier, une compensation de salaire élevée en cas de chômage
et une politique active du marché du travail centrée sur la reconversion et la formation
continue » (Sondergard, 2008).
Sur cette base, « l'Union européenne souhaite mettre en œuvre une politique de
modernisation du droit du travail dans chaque Etat membre afin d'insuffler une nouvelle
dynamique de l'emploi et de la croissance dans l'Union » (Garabiol, 2007, p. 1). Les
notions de flexibilité et de sécurité sont au cœur de cette modernisation. La
Commission européenne souhaiterait instaurer la flexisécurité comme socle commun
du marché du travail européen en veillant à concilier la flexibilité au sein des
entreprises et la sécurité des salariés. En effet, pour la Commission européenne, la
croissance dépend de la capacité de réactivité du marché. De la même façon que la
barrière douanière est un obstacle aux échanges, les barrières réglementaires qui
segmentent le marché de l'emploi, et opposeraient les « insiders », qui bénéficient
d'un niveau élevé de protection dans l'emploi aux « outsiders », qui se voient
appliquer des conditions de travail nettement plus précaires, formeraient un obstacle
au dynamisme du marché de l'emploi. Si le coût d'un licenciement est élevé, les
entreprises ont souvent des réticences à embaucher un salarié sur un contrat à durée
indéterminée. Ce mécanisme ne favorise pas la mobilité des facteurs travail et capital
et serait ainsi un obstacle à la croissance (Garabiol, 2007).
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
180Le modèle danois de flexicurité repose sur six piliers : centralisation des organismes de l'emploi et
de l'aide sociale sous un seul ministère ; code du travail très allégé, très peu d'interventions de l'État
dans la législation ; licenciement très facile pour les entreprises ; dialogue social développé entre
patronat et syndicats puissants ; Prise en charge des salariés par l'État en cas de chômage dans des
conditions avantageuses ; fortes incitations à reprendre un emploi pour le chômeur (obligations de
formation, suivi, sanctions financières...).
216 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Cependant, il existe une grande variété de mises en œuvre de la flexicurité selon les
pays, la réglementation du travail y étant très diverse. Les modèles sociaux étant
différenciés en Europe, il n’est pas surprenant de distinguer différents modèles de
flexicurité. Les conceptions différentes du système de protection sociale ont en effet
permis de mettre en avant d’abord trois modèles sociaux : un régime social
démocrate dans les pays scandinaves, un régime libéral dans les pays anglo-saxons,
un régime conservateur-corporatiste dans les pays de l’Europe continentale (Esping
Andersen, 1990). Puis, dès 1992, un quatrième modèle émerge, le régime
méditerranéen dans les pays de l’Europe du Sud, dans lequel il existe un faible
niveau de transferts sociaux mais relativement compensé par les réseaux familiaux
(Leibfried, 1992 ; Fererra, 1996). Si on ajoute les différences de compromis politiques
et de systèmes de relations professionnelles, il n’est pas surprenant que la mise en
place de la flexicurité comme nouveau socle du modèle social européen ait emprunté
des voies différentes selon les pays. On retrouve donc dans les typologies proposées
notamment une conception continentale181 et une conception anglaise182 de la
flexicurité (Gaudu, 2010).
Entre les quatre pays analysés, nous montrerons que la mise en œuvre de la politique
de flexibilisation des marchés du travail est effectivement différenciée selon les pays
du groupe continental (France et Allemagne) et du groupe méditerranéen (Italie et
Espagne). Elle a été plus poussée en Espagne et en Italie qu’en Allemagne et en
France. En parallèle, les pratiques de sécurisation de l’emploi, qui normalement
étaient le pendant du processus de flexibilisation des marchés ont été négligées,
entraînant une montée très forte de la précarité dans l’emploi. En croisant ces deux
axes, nous mettrons en avant deux combinaisons de la flexibilité et de la sécurité ou
de l’insécurité.

Groupe 1 : Espagne et Italie qui combinent flexibilité et insécurité

L’Espagne et l’Italie sont marquées par un processus de libéralisation du marché du


travail caractérisée par une érosion du contrat permanent qui s’est traduit par une
flexibilisation des normes d’emploi. Dans ces deux pays, l’Etat a joué un rôle clé dans
ce processus en utilisant la voie législative.
Dès les années 84, l’Espagne a mis en place des mesures de libéralisation du marché
du travail visant à réduire un chômage persistant. Le gouvernement favorise tout
d’abord les emplois temporaires et le travail à temps partiel puis, dès 1994, une

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
181 Dans cette conception, la société doit donner au salarié une place dans le groupe à partir de
différents ingrédients : un fort degré de réglementation du marché du travail, un financement élevé
des périodes de transitions, des outils financier et juridique pour sécuriser les parcours.
182 Elle consiste à armer les individus sur le marché du travail. L’Etat libéral doit les aider. Quatre

éléments le permettent : une formation professionnelle très développée, un service de placement


efficace, une politique de lutte contre les discriminations très volontariste, une assurance chômage
minimaliste.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 217

nouvelle législation introduit une libéralisation de l’embauche183, l’assouplissement


des conditions d’utilisation de la main-d’œuvre avec l’annualisation du temps de
travail, l’assouplissement des conditions de licenciements (IRES, 2000). Ainsi, à partir
de 1994 et jusqu’en 2007, l’Espagne a connu une forte croissance qui s’est traduite par
une augmentation de l’emploi184, mais avec en parallèle une montée du taux de
précarité. Cela se répercute dans l’évolution des élasticités mentionnée
précédemment.
Ce changement sera vivement contesté par les organisations syndicales (CCOO et
UGT). En 1997, un accord interprofessionnel sur la stabilité de l’emploi est signé. Le
compromis est une plus grande souplesse dans les conditions de licenciements des
salariés à emplois stables contre une moins forte utilisation des contrats temporaires
et une stabilisation des emplois précaires. De 2001 à 2006, de nouvelles réformes du
marché du travail ont cherché à limiter l’utilisation des contrats temporaires.
L’accord national pour l’amélioration de la croissance et de l’emploi signé le 9 mai
2006 interdit les successions injustifiées des contrats temporaires, il préserve la
sécurité des travailleurs et accorde plus de flexibilité aux employeurs185. Pourtant
l’Espagne reste la première utilisatrice des contrats temporaires en Europe. Si on
prend l’exemple des CDD, 25,4% des salariés espagnols en 2009 étaient en CDD186,
14,5 % des salariés allemands, 13,5 % des salariés français, 12,5 % des salariés italiens.
De plus, en Espagne, il y a une forte assimilation entre contrats temporaires et
précarité et le caractère temporaire est un élément central des relations entre les
acteurs sociaux (Miguélez, Prieto, 2008). Le problème est que les emplois temporaires
sont aussi des emplois où les conditions de travail et de rémunération sont
mauvaises. Le salaire minimum est à 580 euros et 34% de la population a un salaire
inférieur à 1000 euros (22% des hommes, 51% des femmes). La faiblesse de l’aide
sociale rend les situations plus difficiles. Les organisations syndicales ont lancé une
campagne syndicale « POSA’T A 1000 € », sur le thème « pas de salaire en dessous de
1000 euros ». L’affiliation des travailleurs en contrats précaires est très limitée et la
défense de leurs intérêts est difficile.
L’Italie est entrée plus tardivement dans le processus de flexibilisation du marché du
travail mais de façon très marquée (loi Treu de 1997 et Loi Biaggi de 2003). Cette

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
183 Fin du monopole de placement du service public de l’emploi, légalisation des entreprises de travail
temporaire.
184 « L’emploi s’est accru entre 1994 et 2007 de plus de 8 millions de personnes, soit 67 % » (Toharia, 2008, p.

15).
185 Depuis le 1er juillet 2006, date à laquelle la réforme est entrée en vigueur, tout travailleur qui

enchaîne au moins deux CDD alors qu’il occupe le même poste de travail pendant au moins 24 mois
durant les 30 derniers mois pourra requalifier son contrat temporaire en CDI. Si, de son côté,
l’employeur a transformé un emploi temporaire en emploi stable avant la fin 2006, il aura bénéficié
d’une bonification (entre 800 et 1 200 e par an) sur les cotisations sociales attachées à cet emploi,
pendant trois ans.
186 Ils étaient 29,3 % en 2008. La baisse s’explique par la crise, les salariés en CDD étant les premiers

touchés.
218 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

tendance est articulée à une forte insécurité professionnelle avec notamment un


développement important des activités occasionnelles et quasi indépendantes. Cette
politique visait à favoriser l’insertion de publics en difficulté et à lutter contre le
travail au noir, mais le recours à ces formes d’emploi a favorisé la flexibilité dans les
rapports sociaux, notamment dans les régions riches du Nord de l’Italie, plus que la
lutte contre le chômage des catégories en difficulté (Dufour C., Hege A., 2005). Il y a
une croissance importante du nombre de contrats atypiques, sans garantie sur la
durée et sur le revenu minimal dont l’impact est visible sur les élasticités. On trouve
ainsi les contrats de collaboration sur projet où les personnes ont un statut de
collaborateurs indépendants à durée déterminée (durée du projet). Ces contrats
renouvelables de façon illimitée mêlent les contraintes du salariat et du travail
indépendant mais s’affranchissent de toutes les règles du droit du travail. Ils sont
utilisés notamment par les centres d’appel et les entreprises de services à la personne.
Dans la gamme des dispositifs introduisant de la flexibilité, on trouve aussi les
contrats de coopération occasionnelle, contrats de travail indépendant de manière
occasionnelle et à durée déterminée (maximum 30 jours par an pour moins de 5000
€). Il existe des formes d’association en participation, où la personne a une
participation aux gains et aux pertes. Enfin, on trouve les contrats par interim
(contrat sur 24 mois maximum).
Depuis 1998, les trois syndicats italiens CGIL (Confederazione Generale del Lavoro),
CISL (Confederazione Italia Sindacati Lavoratori) et UIL (Unione Italiana del Lavoro)
luttent contre le développement de ces nouvelles formes d’emplois mais ces
travailleurs qui ont des contrats instables sont par définition difficiles à organiser et
affilier.

Groupe 2 : France et Allemagne qui combinent flexibilité et sécurité relative


L’Allemagne et la France sont entrées dans le processus de libéralisation du marché
du travail de manière moins prononcée mais surtout avec une insécurité moins forte.
En Allemagne, la réforme du marché du travail initiée par les lois Hartz (I à IV) de
2002 à 2005187 a introduit une flexibilisation du marché du travail et une
transformation profonde dans l’organisation de la protection sociale avec en
particulier une réduction du niveau des prestations et de leur durée, un
durcissement des conditions d’accès à l’allocation chômage (Veil, 2005 ; Giraud.,
Lechevalier, 2008). La flexibilité a été notamment été introduite par des modifications
sur le périmètre du droit du travail applicable. « Dans les entreprises de moins de dix

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
187Fin 2002 : les lois Hartz I et II sont principalement des lois d’activation et de transformation du
service public de l’emploi ; 1er janvier 2003 : la loi Hartz III instaure une nouvelle forme de pilotage,
une gestion par objectifs avec contrôle des résultats à travers la transformation de l’office fédéral du
travail en agence fédérale du travail doté d’un siège national et de structures régionales et locales ; 1er
janvier 2005 : la loi Hartz IV introduit une rupture dans le système d’indemnisation du chômage avec,
notamment, la fusion de l’aide sociale et de l’aide aux chômeurs en une allocation chômage II soumise
à condition de recherche active d’emploi.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 219

salariés, les nouveaux embauchés ne bénéficient plus dorénavant des règles strictes de
protection contre le licenciement abusif. Ils sont soumis aux règles de licenciement dites
simplifiées. Il leur est notamment proposé d'accepter une prime en échange de l'abandon de
toute poursuite devant les tribunaux. Par ailleurs, dans les entreprises de plus de dix salariés,
la durée minimale de travail pour acquérir cette protection a été relevée à six mois. De plus,
une réforme du recours aux contrats d'intérim permet de transformer le contrat d'intérim en
CDD s'il est possible de synchroniser la durée du contrat de travail et la durée de la mission
dans l'entreprise utilisatrice » (Garabiol, 2007, p.6).
Le fort développement des mini jobs où le salaire mensuel ne peut dépasser 400 € par
mois est révélateur de cette tendance qui durcit la définition des emplois acceptables
et introduit une précarisation des emplois. Par ailleurs, une pression à la baisse des
salaires en général s’instaure, situation d’autant plus grave qu’en Allemagne, il n’y a
pas de salaire minimum interprofessionnel, un niveau minimum est fixé dans les
conventions collectives de branche. Le salaire moyen se situe entre 9 et 10 € de
l’heure, mais de plus en plus de personnes gagnent entre 3 et 4 € de l’heure. Les
salaires minimums fixés par la convention collective apparaissent maintenant comme
une protection insuffisante. Cette question de l’instauration d’un salaire minimum
fait débat en Allemagne et l’opinion outre-Rhin y est de plus en plus favorable : un
salaire minimum viendrait compenser l’affaiblissement du système de négociation
collective. Surtout il permettrait de stopper cette pression à la baisse des salaires
(Bosch, 2009). Les syndicats revendiquent notamment qu’après 3 mois de travail
dans un même emploi, on ne puisse pas être payé moins de 7 ou 8 euros de l’heure.
Le processus de flexibilisation du marché du travail en Allemagne a, comme en Italie
et en Espagne, introduit de l’insécurité mais de manière moins systématique. La
gamme d’emploi précaire est moins étendue et la qualité du système de formation
professionnelle permet à une grande partie de la jeunesse d’échapper aux formes
d’emploi atypiques. On atteint d’ailleurs des niveaux élevés d’élasticité bien plus
tard qu’en Italie et en Espagne.
Le phénomène de libéralisation du marché du travail est moins marqué en France
que dans les 3 autres pays. La France est en effet caractérisée par un mode de
fonctionnement du marché du travail plutôt rigide avec des dispositifs de régulation
nombreux et complexes (IRES, 2000). Cependant, elle n’a pas échappé au
développement des contrats dit atypiques et elle a mis en place une politique
d’inclusion active avec des pressions pour le retour à l’emploi (auto-entrepreneur,
RSA...). Le Revenu de Solidarité Active entré en vigueur le 1er juin 2009 en France
métropolitaine188 est un dispositif incitant le retour à l’emploi mais qui risque
d’enfermer les personnes dans des emplois de faible qualité et souvent à temps
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188Le RSA peut être versé à des personnes qui travaillent déjà et dont les revenus sont limités. Son
montant dépend à la fois de la situation familiale et des revenus du travail. Il peut être soumis à
l’obligation d’entreprendre des actions favorisant une meilleure insertion professionnelle et sociale. Il
remplace le revenu minimum d’insertion (RMI), l’allocation de parent isolé (API) et certaines aides
forfaitaires temporaires comme la prime de retour à l’emploi.
220 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

partiel. « Les employeurs recourent de façon croissante aux emplois précaires (CDD, intérim)
sur lesquels ils reportent la flexibilité créant par là un marché du travail dual » (Gautié,
2006, p. 93). Dès 2004, des orientations déréglementatrices se sont développées. Le
rapport Cahuc-Kramarz (2005) a mis en avant ce problème d’inégalité lié à la césure
CDD-CDI et à la réglementation des licenciements économiques189. Il s’agissait de
supprimer les CDD et de déréglementer les licenciements pour motif économique
dans le seul contrat de travail à durée indéterminée. Le contrat de travail unique n’a
pas été mis en place, les partenaires sociaux ont refusé. La loi de modernisation du
marché du travail 190 a également instauré un principe de flexisécurité à la française.
La loi consacre le principe que le CDI demeure le contrat de travail par défaut mais
modifie le droit du travail sur l’exécution et la rupture du contrat de
travail (allongement des périodes d'essai et autorisation de leur renouvellement sous
couvert d'accord de branche, création pour les ingénieurs et cadres d’un « contrat de
mission » d'une durée minimum de 18 mois et maximum de 36 mois, rupture
conventionnelle du contrat). Avec cette loi, les occasions de rupture sans
licenciement économique risquent d’être multipliées et les licenciements facilités. De
leur côté, les salariés ont obtenu des indemnités de licenciement plus importantes, le
maintien partiel de leurs droits (droits à la formation notamment) en cas de chômage,
etc. Le problème est que certaines dispositions relèvent du règlement, d'autres de
futures négociations professionnelles comme l’augmentation de l'indemnisation
chômage pour les jeunes, la création d'un bilan d'étape professionnel, l’amélioration
de l'orientation des droits et de leur transférabilité. Les négociations seront donc
déterminantes pour arriver à une véritable sécurisation professionnelle, ainsi que le
respect par le gouvernement de l'équilibre entre déréglementation et sécurisation. En
2009, un Accord National Interprofessionnel vient compléter les dispositions de 2008
et amène une nouvelle loi sur la formation professionnelle instituant le fonds
paritaire de sécurisation des parcours professionnels. Par rapport aux autres pays les
dispositions sont un peu plus tardives : la réduction du temps de travail et les
emplois jeunes soutiennent une élasticité assez élevée jusqu’en 2002 puis il suit une
période moins riche en changement jusqu’en 2008-2009. La défiscalisation des heures
supplémentaires a probablement ralenti la progression de l’élasticité emploi.
Face à la montée de la flexibilité, les inégalités sociales ont explosé dans les quatre
pays étudiés. Cependant, le degré d’insécurité dans l’emploi est moins marqué dans
le deuxième groupe de pays. Dans un second point, nous proposons de revenir sur la
montée de la précarité dans l’emploi et l’institutionnalisation de l’emploi atypique
dans les quatre pays et d’observer l’impact de la crise. Nous chercherons à voir
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
189 Le licenciement économique est accompagné de procédures de reclassement formellement
exigeantes mais souvent contournées au détriment des salariés les plus fragiles et les moins informés
(Cahuc, Kramarz, 2005, p. 13).
190 LOI n° 2008-596 du 25 juin 2008 qui suit l’accord national interprofessionnel (ANI) signé le 21

janvier 2008 par trois organisations patronales (MEDEF, CGPME, UPA) et quatre des cinq syndicats
représentatifs au niveau national (CFDT, FO, CFTC, CFE-CGC).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 221

comment chaque pays a réagi, si les spécificités se renforcent ou au contraire tendent


à s’amenuiser.

B/ Impact de la crise sur la dynamique de flexibilisation des marchés de travail

La crise de 2009 a entrainé une très grave détérioration de l’emploi dans la plupart
des pays européens en frappant les personnes déjà les plus fragiles dans leur relation
à l’emploi. L’impact de la crise a été variable d’un pays à l’autre en fonction du
fonctionnement des marchés du travail et de l’intervention étatique conduite. Nous
verrons que les marchés du travail les plus flexibles n’ont pas mieux résisté à la crise.
Nous avons assisté, dans chaque pays à un enracinement des inégalités et une
aggravation de la précarité, le chômage touchant les catégories les plus vulnérables.
La crise en Espagne est de ce point de vue d’une gravité extrême. À l’exception de
l’Allemagne, les pays que nous étudions ont enregistré depuis le début de la crise
économique et financière des destructions d’emploi d’une ampleur inédite, allant de
1,6 % pour la France à un effondrement sans précédent de près de 7 % pour
l’Espagne (voir point I). Le classement des quatre pays opéré avant la crise ne semble
plus pertinent, les modalités d’ajustement choisies par les acteurs dans la gestion de
l’emploi ont renforcé les spécificités nationales et ont davantage différencié les quatre
pays. Si le terme de flexicurité a disparu momentanément des discours politiques,
les pratiques d’ajustement face à la crise s’inspirent des mécanismes de flexibilisation
du marché du travail191 (Seifert, Tangian, 2008), soit interne à travers des réductions
du temps de travail et du niveau de rémunération comme en Allemagne, soit externe
par une réduction du nombre d’emploi comme en Espagne, la France et l’Italie
mettant en œuvre plus modérément un mixte des deux stratégies.
Les tableaux suivants permettent d’analyser les situations de groupes cibles (femmes,
jeunes et seniors) et mettent en avant des moments critiques au fil de l’âge avant et
après la crise. Eurostat fournit quelques indicateurs pertinents, homogènes et
disponibles pour les quatre pays qui permettent d’approcher la précarité dans
l’emploi192.

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191 Une différenciation s’opère entre flexibilité interne et externe (Atkinson, 1984). A travers la
première on désigne un ensemble de stratégies variées qui autorisent une mise en œuvre adaptée de la
force de travail en fonction de conditions changeantes de la demande, sans appel au marché du travail
externe. On inclut dans ces mesures l’adaptation par la durée du travail (flexibilité numérique), par le
revenu (flexibilité monétaire), par l’organisation du travail et de la qualification (flexibilité
fonctionnelle) Par rapport à elle, la flexibilité externe se fonde essentiellement sur l’adaptation «
traditionnelle » du nombre de salariés (par licenciements et embauches), puis de façon croissante sur
l’emploi à durée déterminée ou intérimaire ainsi que sur les sociétés « de transferts ».
192 Nous avons précisé cette notion de précarité dans 2010, « De nouveaux dialogues dans de

nouveaux espaces, aperçu européen », in D. Degrave, D. Desmette, E. Mangez, M. Nyssens, P. Reman,


Transformations et innovations économiques et sociales en Europe : quelles sorties de crise ? Regards
interdisciplinaires, Presses Universitaires de Louvain, p. 449-484.
222 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Tableau n°2 : Taux d’emploi en 2008 et 2010

Taux taux taux


d'emploi d'emploi d'emploi
des jeunes femmes homme taux d'emploi des seniors
2008 2010 2008 2010 2008 2010 2008 2010
UE (27 pays) 37,6 35,2 59,1 58,2 72,8 70,1 45,6 46,3
Allemagne 46,9 46,2 65,4 66,1 75,9 76 53,8 57,7
Espagne 36 28 54,9 52,3 73,5 64,7 45,6 43,6
France 32,2 31,4 60,4 59,9 69,6 68,3 38,2 39,7
Italie 24,4 21,7 47,2 46,1 70,3 67,7 34,4 36,6

Source : Eurostat 2011

Tableau n°3 : Taux de chômage en 2008 et 2010

Taux de taux de taux de


chômage chômage chômage
des jeunes des femmes des hommes taux de chômage Longue durée
2008 2010 2008 2010 2008 2010 2008 2010
UE (27 pays) 15,8 21,1 7,6 9,6 6,7 9,7 2,6 3,9
Allemagne 10,6 9,9 7,7 6,6 7,4 7,5 4 3,4
Espagne 24,6 41,6 13 20,5 10,1 19,7 2 7,3
France 19,3 23,7 8,4 10,2 7,3 9,4 2,9 3,9
Italie 21,2 27,8 8,5 9,7 5,5 7,6 3,1 4,1

Source : Eurostat 2011

Tableau n° 4 : jeunes ayant quitté prématurément l'Education et la formation

jeunes ayant quitté prématurément l'éducation et la formation*


2008 2010
UE (27 pays) 14,9 14,1
Allemagne 11,8 11,9
Espagne 31,9 28,4
France 11,9 12,8
Italie 19,7 18,8
Source : Eurostat 2011
*% de la pop (18-24 ans) ne suivant ni études ni formation et dont le niveau d'études ne dépasse pas
l'enseignement secondaire inférieur.

La France, l’Italie et l’Espagne montrent des taux de chômage des jeunes élevés,
contrairement à l’Allemagne qui bénéficie d’un système de formation professionnelle
performant en termes d’insertion professionnelle193. Les modes de transition de
l’école à l’emploi sont très différents d’un pays à l’autre (alternance, durée des
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
193En comparaison internationale, pour les taux de chômage des jeunes, comme pour les taux
d’emploi, il est important de garder à l’esprit les différences de classement des jeunes selon les pays,
tantôt dans la population active (apprentissage, contrats d’alternance) tantôt dans les inactifs (statut
scolaire).
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 223

études, cumul emploi-études …) et ont un impact sur les taux de chômage (Dayan,
Harfi, 2011). Le taux de chômage des jeunes en Allemagne est proche de celui du
reste de la population active. La crise de 2009 a alourdi cette tendance surtout en
Espagne (+ 17 points entre 2008 et 2010). On peut cependant remarquer que
concernant l’Espagne, la crise a eu pour effet de réduire le taux de sortie précoce du
système éducatif. En effet, en 2008, 31,9 % de jeunes âgés de 18 à 24 ans sortent du
système éducatif sans dépasser le niveau secondaire inférieur194, ils sont 28,4% en
2010. L’école est une filière d’attente, un refuge compte tenu du fort taux de chômage
actuel. Le marché du travail espagnol comporte une dimension très paradoxale : le
taux de chômage des jeunes est très largement au-dessus de la moyenne européenne
et des trois autres pays étudiés, les jeunes sortent très tôt du système éducatif mais
leur taux d’emploi est relativement bon. Cela donne un signal fort sur la qualité des
emplois trouvé. Sandrine Morel dans un article publié dans le Monde du 26 août,
montrait que le manque de perspectives d’avenir pour les jeunes espagnols se
traduisait par des départs massifs : « 27 000 départs d’Espagne au 1er semestre 2011. En
2009, le solde migratoire des citoyens espagnols est devenu négatif ». Le mouvement des
indignés témoigne de cette situation.
L’Allemagne, quant à elle, semble peu affectée par la crise. Elle a même réduit le taux
de chômage de longue durée, qui était son point faible. La rigidité du marché du
travail, le montant et la durée des prestations chômage étaient souvent invoquées
pour expliquer ce taux important de chômage structurel (Capet, 2004). Jusqu’à une
période récente, il y avait peu d’emploi à bas salaire. L’incitation à travailler qui
dépend du rapport entre rémunération et prestations de chômage est resté
longtemps faible, favorisant la trappe à l’inactivité. La dérégulation du marché du
travail introduite par les réformes Hartz qui se traduit par une flexibilité et une
mobilité contrainte accrues, une diminution de la protection des salariés commencent
à se traduire dans les statistiques. L’ajustement à la crise et la sauvegarde de l’emploi
se sont opérées par le recours au chômage partiel et à la flexibilité interne : baisse du
temps de travail et des rémunérations. « Les mesures de chômage partiel ont fait l’objet
d’une mobilisation spectaculaire en Allemagne, où elles concernaient 1,53 millions de salariés
en juin 2009 » avec une prise en charge de l’Etat importante195 (Erhel, 2010, p. 11). La
liquidation des Compte Epargne Temps a également joué un rôle majeur dans la
stabilisation de l’emploi durant la crise.
Mais, la stabilité de l’emploi se fait au prix d’une précarité accrue pour un grand
nombre de salariés et les mécanismes de régulation utilisés ne peuvent pas l’être sur
du long terme, au risque d’une explosion sociale. L’Allemagne devient une société à
deux vitesses, la dernière législation du travail ayant institutionnalisé la précarité et
segmenté le marché du travail. « C’est le pays développé où les inégalités et la pauvreté
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
11,8 % en France ; 19,7 % en Italie ; 11,8% en Allemagne.
194
19560% du salaire normal pour les heures non travaillées, 67% pour les salariés avec un enfant à
charge.
224 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

ont le plus progressé : 20% de travailleurs pauvres, des retraités obligés de retourner
travailler pour compléter leurs maigres pensions, des mini-jobs, des petits boulots payés 1
euro de l'heure » (Meillassoux, 2011). Les réformes Hartz et la libéralisation du marché
du travail ont entrainé le passage du statut de chômeur à celui de travailleur pauvre.
Si l’Allemagne affiche le chiffre historique de 3 millions de chômeurs, il ne faut pas
oublier le fait qu’il y ait 9 millions de précaires dans ce pays.
En ce qui concerne la France, les tableaux 2 et 3 montrent que les statistiques de
l’emploi se sont dégradées pour toutes les catégories en France, sauf pour les seniors.
Au contraire, la croissance du taux d’emploi des 55-64 ans a repris. La France est
souvent montrée du doigt pour ses mauvais résultats concernant le chômage des
jeunes. Même la situation est contrastée, les jeunes les plus diplômés étant moins
touchés, la crise a aggravé leur situation. Il existe une sensibilité particulière de
l’emploi des jeunes au retournement de conjoncture (Dayan, Harfi, 2011). Ils sont les
premiers touchés en cas de ralentissement économique car ils ont souvent des
contrats précaires, intérim ou CDD et donc plus faciles à licencier. Face à la
dégradation du marché du travail, la France a eu recours à la flexibilité interne, mais
de manière plus modérée qu’en Allemagne, et la croissance des salaires, bien que
ralentie, est restée positive (Cochard, Cornillau, Heyer, 2010). Fin 2008, début 2009, le
dispositif du chômage partiel a été réformé pour renforcer son rôle en allongeant la
durée légale et en augmentant le niveau d’indemnisation196. Cependant l’étude
conduite par O. Calavrezo, R. Duhautois et E. Walkowiak (2009) montre que le
recours au chômage partiel ne réduit pas les licenciements économiques mais semble
être un annonciateur, l’utilisation du chômage partiel étant l’ultime solution avant les
licenciements économiques.
La montée du chômage, la précarisation des emplois (interim, temps partiel,
alternance emploi/chômage) conduit à une inquiétante augmentation de la catégorie
des travailleurs pauvres en France. Dans la statistique européenne, le seuil de
pauvreté est calculé à 60% du revenu médian197, soit 954 € par mois en 2009. Avec cet
outil, en France, 13 % des français, après transferts sociaux, sont en dessous de ce
revenu médian (1 français sur 8 est pauvre). Selon Jacques Rigaudiat (2007), nous
sommes dans un nouvel ordre prolétaire dans lequel la précarité ne concerne pas que
des marginaux mais se situe au cœur du système productif. Le sociologue Serge
Paugam (2010) explique qu’un nouveau statut a été créé, celui du travailleur pauvre
assisté. L’auteur précise qu’en France, « la transformation récente du revenu minimum
d’insertion (RMI) en revenu de solidarité active (RSA) renforce cette représentation de la
pauvreté » (Paugam, op. cit., p. 12). En effet, cette politique pousse les individus à
travailler même pour un petit revenu en le cumulant avec une allocation d’assistance
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
196 La durée maximale de mise au chômage partiel par salarié est passée de quatre à six semaines
consécutives. Du point de vue du financement l’employeur verse désormais au salarié au minimum 60
% de leur rémunération brute (50 % avant la reforme) avec un montant minimum de 6,84 euros de
l’heure (4,42 euros avant la réforme).
197 En France ce calcul est fait avec 50 % du revenu médian soit 795 euros en 2009.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 225

et risque de les inscrire dans un régime de sous-salariat chronique. Ce statut participe


à un « mode généralisé de mise au travail des plus pauvres dans les segments les plus
dégradés du marché de l’emploi, sans leur offrir de perspectives réelles de formation ou de
promotion » (Paugam, op. cit., p. 13).
Les données sur l’Italie (tableaux 2 et 3), notamment en ce qui concerne le taux
d’emploi des femmes et des jeunes peuvent être reliées avec le modèle familial italien
dans lequel les femmes restent au foyer et les jeunes italiens demeurent longtemps
dans le foyer parental. Le tableau révèle que l’Italie est en difficulté aux deux âges
extrêmes. En ce qui concerne les jeunes, la formation initiale joue un rôle faible dans
l’insertion sur le marché du travail, l’accès à l’emploi est difficile et l’insertion
professionnelle est un processus long (Couppié, Mansuy, 2000). En ce qui concerne la
faiblesse du taux d’emploi des seniors en Italie, il faut souligner que l’âge légal de
départ à la retraite est bas. Le gouvernement a porté l’âge légal de départ de 57 à 58
ans en 2008 avec 35 années de cotisation, puis à 60 ans en 2011 avec 36 années
cotisées. La crise a fortement touché les jeunes et impacté le taux de chômage (+6,6
points entre 2008 et 2010). L’importance des contrats atypiques permet des
ajustements rapides du volume d’emploi. L’Italie a un très grand nombre de
travailleurs sous contrats précaires, de travailleurs pseudo-indépendants pouvant
être licenciés immédiatement sans aucun coût. En ce qui concerne les emplois plus
stables, l’Italie a également développé comme l’Allemagne un ajustement du temps
de travail d’une grande ampleur : « le temps de travail y a chuté de près de 4 % (5 % dans
l’industrie) essentiellement suite au développement du chômage partiel » (Cochard,
Cornilleau, Heyer, 2010, p.189).
L’ensemble de ces réflexions montrent que dans les quatre pays, le processus de
flexibilisation des marchés du travail a entraîné une segmentation accrue du marché
du travail avec une marginalisation croissante d’une frange du salariat. La mise en
œuvre du modèle de flexisécurité est remise en cause par la crise. Une des visées du
modèle qui était de réduire la fragmentation du marché du travail entre les salariés
permanents et les précaires n'a pas résisté à la récession : les premières victimes ont
été les travailleurs temporaires et la segmentation du marché du travail s’est
aggravée.

Conclusion
La dégradation des conditions de l’emploi dans la plupart des pays européens
entraine un risque de pauvreté accru. Actuellement, les leviers pour protéger
l’emploi, le développement de la flexibilité interne notamment ne sont pas viables à
long terme. La crainte est que les plans d'austérité annoncés partout risquent
d’aggraver les inégalités. On peut s’interroger sur les arbitrages entre compétitivité
et modèle social. Les modèles sociaux sont pris dans la « guerre
économique » (Askenazy, 2010). Dans la stratégie Europe 2020, l’Union européenne a
226 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

réaffirmé dans son agenda social sa volonté de renforcer le modèle de la flexicurité


qui vise à améliorer simultanément la flexibilité et la sécurité sur le marché du
travail. Mais dans ce processus, l’implication des partenaires sociaux devra être
élevée dans les territoires pour garantir une sécurisation des parcours professionnels
face à la libéralisation des marchés du travail et la diminution de la protection sociale
des activités du travail.

Références bibliographiques

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228 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Inégalités de revenus au Canada


entre immigrants et natifs

Cécile BATISSE, Nong ZHU


CERDI, Université d’Auvergne, INRS-UCS, Université du Québec

De nombreux débats entourent aujourd’hui la question de l’intégration des immigrés


dans les sociétés occidentales. Un problème persistant et important est cependant
relégué au second plan, celui de la situation désavantageuse à laquelle sont
confrontés bon nombre d’immigrés sur le marché du travail. Or, la pauvreté et/ou la
déqualification qui touche des immigrés pourtant très qualifiés peut avoir une
influence très dommageable sur la cohésion d’une société.
Au Canada, environ une personne sur cinq est née à l’étranger et il est peu probable
que cette proportion diminue dans les années à venir. Le Canada, comme de
nombreux pays développés, est en effet engagé dans un processus de vieillissement
de sa population, induit par l’effet combiné de taux de natalité plus faibles et d’un
allongement continu de l’espérance de vie. Les autorités ont donc anticipé un besoin
de main-d’œuvre face à la stagnation de la population active, l’apparition de
probables pénuries sectorielles et la montée du nombre de personnes dépendantes.
Le Canada maintient donc des niveaux d’immigration élevés. Au cours de la dernière
décennie (2000-2009), ce pays a admis en moyenne plus de 241 000 immigrants par
année. À cet objectif démographique quantitatif est venu se greffer la visée d’un
contrôle également qualitatif des flux d’entrées198. Un système de quotas permet en
effet d’assurer une meilleure adéquation entre l’offre de main-d’œuvre étrangère et
certains besoins précis de l’économie canadienne. De plus, la sélection d’entrants
qualifiés, non seulement accroît la force de travail, mais surtout s’accompagne d’une
augmentation du capital humain, de « profils prometteurs » dans l’économie. Or,
malgré l’importance que revêt la politique d’immigration pour le Canada, les
données statistiques les plus récentes tracent un portrait plutôt problématique de la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
198 Depuis la fin des années 1970, la politique canadienne vise trois objectifs (correspondant à trois
catégories d’admission): réunir les familles, accueillir les réfugiés, et promouvoir le développement
économique par la sélection de travailleurs qualifiés. Les requérants principaux admis en tant que
travailleurs qualifiés (catégorie des « immigrants indépendants ») font l’objet d’une évaluation basée
sur un système de points. Selon cette formule, une grille de sélection accorde des points pour certains
critères. Les critères de sélection reposent en partie sur le potentiel en capital humain : l’instruction, la
formation, la compétence et l’expérience professionnelle, l’emploi projeté. S’ajoutent à cela des
caractéristiques personnelles comme l’âge, la connaissance des langues usuelles d’usage, les séjours
passés au Canada, la présence de famille proche, le nombre d’enfants à charge et l’autonomie
financière.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 229

situation économique des immigrés. La population immigrante canadienne semble


en effet surreprésentée dans le bas de l’échelle des revenus et les cohortes récentes
connaissent une détérioration de leur situation économique en comparaison avec
celle de leurs homologues nés au Canada et des immigrants précédents (Picot et
Sweetman, 2005 ; Picot et al., 2007). Une partie de cette détérioration s’explique par la
récession économique subie par le Canada au début des années 1990. Celle-ci s’est
traduite par une détérioration sur le marché du travail des nouveaux actifs en
général, dont font partie également les immigrants (Frenette et Morissette, 2003 ;
Aydemir et Skuterud, 2005). Plusieurs travaux cependant ont montré qu’il existe une
différence de revenu entre immigrants et natifs, et cela, à caractéristiques
individuelles égales (Kazamipur et Halli, 2000a ; 2000b). D’autres facteurs expliquent
ces différences. Outre la discrimination, l’immigration peut ainsi entraîner pour
l’individu une perte de rendement de son capital humain, sa formation ou ses
expériences professionnelles antérieures acquises à l’étranger lui étant difficilement
reconnues, sans compter qu’il peut aussi ne pas maîtriser parfaitement la langue du
pays de destination. En l’occurrence, l’augmentation du nombre d’immigrants au
Canada s’est faite en parallèle avec un changement important quant aux pays
sources. Si au cours du quart de siècle séparant l’après-guerre à 1970, 63 % des
immigrants étaient originaires du Royaume-Uni (27 %), des Etats-Unis (9 %), d’Italie
(13 %), d’Allemagne (9 %) et des Pays-Bas (5 %), depuis, le centre géographique de
l’immigration canadienne est passé de l’Europe du Nord et du Sud à l’Asie de l’Est et
du Sud. Ces dernières années, les immigrants proviennent ainsi essentiellement
d’une dizaine de pays asiatiques, dont la Chine, l’Inde, les Philippines et le Pakistan
représentent respectivement 14 %, 11 %, 7 % et 5 % de la population immigrante
(Citoyenneté et immigration Canada, 2010). Il se peut donc que les immigrants
originaires de ces nouvelles régions supportent un coût d’ajustement et d’acquisition
du capital humain spécifique au Canada (langue, culture, qualifications) plus
important que les immigrants occidentaux, et rencontrent plus de difficultés à faire
reconnaitre les diplômes et expériences acquises dans leur pays d’origine, et à
connaître le marché de l’emploi local, ce qui se répercute sur le rythme auquel le
nouvel immigrant s’intègre au pays d’accueil (Chiswick et Miller, 2003 ; 2007). Cette
situation s’observe alors même que la proportion d’immigrants admis en vertu du
volet économique de la politique d’immigration a augmenté et que les requérants
principaux admis dans la catégorie économique sont de plus en plus scolarisés199. Au
recensement de 2006, la proportion de diplômés universitaires parmi les immigrants
récents était ainsi deux fois plus élevée que celle des natifs.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
199En 2001, 42% des « nouveaux » immigrants adultes (arrivés au pays au cours des cinq années
précédentes) avaient un diplôme universitaire; 54% d’entre eux (pourcentage record) avaient été
admis à titre d’immigrants de la catégorie de l’« immigration économique » (contre seulement 31%
dans la catégorie du regroupement familial). Vingt ans auparavant, la situation était tout autre : en
1981, seulement 19% des nouveaux immigrants étaient diplômés; en outre, au début des années 1980,
seulement 37% des immigrants entraient dans la catégorie de l’immigration économique, contre 43%
dans la catégorie du regroupement familial (Picot, 2008).
230 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Examiner cette situation et comprendre les mécanismes à l’œuvre dans la persistance


de « trappes à inégalités » entre natifs et immigrants, en cerner les causes apparait
fondamental. A partir des données des recensements de 1996 et 2006, nous étudions
les facteurs qui influent sur les revenus des natifs et des immigrés au Canada. À
l’instar de la majorité des études cherchant à expliquer les écarts de revenus entre
individus possédant des caractéristiques différentes, notre étude se fonde sur le cadre
conceptuel de la théorie du capital humain. Selon cette approche, le revenu est
fonction de facteurs tels que l’âge, le niveau d’éducation, l’habileté linguistique.
Nous portons une attention particulière à l’effet de l’éducation sur le revenu des
immigrants, l’une des caractéristiques les plus importantes de la théorie du capital
humain et également un des principaux critères de sélection des travailleurs qualifiés
au Canada.
Notre analyse se compose en trois parties. Dans un premier temps, une analyse
descriptive des deux groupes de population permet de définir les catégories pour
chacune des variables indépendantes et de comparer la composition de chaque
population. Dans un deuxième temps, nous identifions les déterminants du revenu
de chacune des populations. Nous utilisons ensuite la méthode de décomposition de
Blinder-Oaxaca (Blinder, 1973 ; Oaxaca, 1973 ; Oaxaca et Ransom, 1994) pour mesurer
les sources de l’écart de revenu entre natifs et immigrants, avant de conclure.

Caractéristiques générales des natifs et des immigrants


Nous exploitons les fichiers de microdonnées à grande diffusion (FMGD) des
recensements de 1996 et 2006. Ces deux bases de données reprennent respectivement
des données fondées sur un échantillon de 2,8 % et 2,7 % de la population recensée.
Nous utilisons les fichiers des particuliers. Les revenus rapportés concernent l’année
précédant celle du recensement. Notre objectif est d’analyser les variations par
rapport au revenu de deux groupes de populations : natifs et immigrants originaires
des nouveaux bassins d’immigration (autres que les Etats-Unis et l’Europe). Les
structures par âge des trois populations à l’étude sont bien différentes et les taux
d’emploi sont plus faibles aux deux extrémités de la période d’activité, il convient
donc de contrôler pour cet effet. À l’instar de nombreuses études antérieures
(Bonikowska et al., 2011 ; Frenette, 2002 ; etc.), nous limitons l’échantillon aux
personnes dont l’âge est supérieur à 25 ans et inférieur à 54 ans. La plus grande
partie des inégalités de revenu s’explique aujourd’hui par l’inégalité des revenus du
travail eux-mêmes. Or, avant l’âge de 25 ans, ceux qui poursuivent des études
universitaires ont encore des revenus précaires ou provisoires, et passé l’âge de 54
ans, certains travailleurs commencent à sortir du marché du travail. Nous avons ainsi
considéré que les personnes âgées de 25 à 54 ans étaient les plus susceptibles d’être
des participants assidus au marché du travail. Une autre raison justifiant ce choix est
liée à la structure par âge différenciée des populations native et immigrante. Cette
dernière est plus centrée sur le groupe d’âge des 30 à 50 ans. La restriction de
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 231

l’échantillon aux personnes âgées de 25 à 54 ans rend les deux populations plus
comparables.
Tableau 1 – Description de l’échantillon (valeur moyenne)

Immigrants en
provenance des pays
autres que les États-Unis
Natifs et l’Europe
1995 2005 1995 2005
Revenu réel (dollars canadiens) 26930 37962 21701 28619
Homme (%) 51,4 49,7 50,8 47,7
Groupe d’âge (%)
25-29 ans 16,2 15,3 15,6 12,1
30-34 ans 19,3 14,8 19,0 15,9
35-39 ans 20,0 15,4 19,6 19,3
40-44 ans 17,8 18,8 18,3 20,1
45-49 ans 15,3 19,0 16,3 17,7
50-54 ans 11,5 16,8 11,1 14,9
Plus haut certificat, diplôme ou grade (%)
Aucun diplôme 24,3 13,7 23,8 12,3
Diplôme d'études secondaires 23,8 24,8 21,2 20,9
Diplôme d'une école de métiers, collégial 34,6 40,3 29,6 31,1
Baccalauréat 11,8 14,4 16,5 22,1
Diplôme universitaire supérieur au baccalauréat 1,8 2,0 2,2 3,3
Diplôme en médecine 0,5 0,5 1,1 0,9
Maîtrise 2,7 3,5 4,5 7,5
Doctorat acquis 0,4 0,4 1,1 1,1
Langues officielles (%)
Unilingue anglais 63,9 64,3 80,1 80,2
Unilingue français 14,7 14,0 3,7 3,8
Anglais et français 21,4 21,7 10,8 11,2
Allophone 0,0 0,1 5,3 4,8
Profession (%)
Cadres 8,8 9,8 7,9 8,0
Professionnels 14,6 16,3 13,1 15,8
Personnel semi-professionnel et technique 5,5 8,0 4,3 6,7
Superviseurs 4,5 3,7 2,4 2,0
Personnel administratif et commis principaux 5,8 5,3 3,7 3,3
Personnel spécialisé de la vente et des services 4,1 3,6 4,7 3,8
Travailleurs spécialisés en artisanat et métiers 7,4 8,2 4,6 4,7
Personnel de bureau 10,4 9,3 10,2 8,6
Personnel intermédiaire de la vente et des services 9,8 8,9 9,5 8,9
Travailleurs manuels semi-spécialisés 10,0 8,7 12,7 11,5
Autre personnel de la vente et des services 5,9 5,2 8,3 7,4
Autres travailleurs manuels 3,1 2,9 3,4 3,4
Travail à plein temps ou à temps partiel (%)
Plein temps 74,0 77,4 70,2 70,5
Temps partiel 14,4 11,9 12,0 11,9
Type de ménage (%)
Une famille, couple marié 60,1 52,6 64,2 65,3
Une famille, couple vivant en union libre 13,0 18,2 3,1 4,4
Une famille, famille monoparentale 9,2 10,0 10,4 9,3
Plus d'une famille 1,6 2,4 11,6 11,4
Personne vivant seule 10,5 12,2 5,7 6,1
Deux personnes ou plus n'appartenant pas à une
famille de recensement 5,1 4,3 4,7 3,3
232 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Le tableau 1 compare les caractéristiques des deux populations à l’étude, c’est-à-dire


la population canadienne native et immigrée non américaine et non européenne âgée
de 25 à 54 ans en 1995 et 2005. On note qu’environ un sixième de la population à
l’étude est composée d’immigrants non occidentaux. Cela montre l’importance que
prend l’immigration récente en ce qui concerne la composition de la population
canadienne. Les deux populations sont composées à peu près en parts égales
d’hommes et de femmes.

Tableau 1 (suite)

Immigrants en
provenance des pays
autres que les États-Unis
Natifs et l’Europe
1995 2005 1995 2005
Principales sources de revenu de la famille (%)
Salaires 67,0 69,2 64,9 69,7
Indépendants 4,6 4,3 4,6 5,3
Revenus de transfert ou aucun revenu 8,4 6,2 11,8 10,1
Revenus de placements 0,7 0,8 2,6 1,3
Autre revenu 1,3 1,3 1,0 1,4
Région métropolitaine de recensement (%) 56,1 62,0 94,0 95,9
Lieu de résidence (%)
Provinces de l’Atlantique et des territoires 10,0 9,4 0,8 0,7
Québec 28,1 26,9 14,5 14,5
Ontario 32,7 33,6 53,5 54,4
Manitoba, Saskatchewan, Alberta 17,4 18,5 11,6 11,6
Colombie-Britannique 11,8 11,6 19,6 18,8

Nombre d’observations 272654 279389 36795 55789

Sources : Fichiers de microdonnées à grande diffusion (FMGD) des recensements de 1996 et 2006, Fichier des
particuliers, Statistique Canada, calculs et présentation des auteurs.

Le revenu moyen des immigrants originaires des nouveaux bassins


d’immigration est nettement plus faible que celui des natifs ; l’écart s’accentuant
entre 1995 et 2005. La littérature sur les inégalités que subissent les immigrants en
termes de revenus a souvent été abordée au Canada. Il est communément admis qu’il
existe des disparités de revenu entre la population immigrante, particulièrement les
immigrants originaires de pays autres que les bassins d’immigration traditionnels, et
la population native (Darity et al., 1996 ; 1997 ; Kazemipur et Halli, 2000a ; 2000b ;
2001a ; 2001b). Les causes avancées pour expliquer cette situation sont l’assimilation,
le capital humain, et la discrimination. L’assimilation renvoie à une théorie en vertu
de laquelle les immigrants connaissent à leur arrivée au Canada une situation
économique inférieure à celle des natifs, en partie attribuable à l’effet perturbateur de
la migration elle-même, mais aussi à la distance culturelle et linguistique de
l’immigrant par rapport à la société d’accueil et à l’absence de réseau. Selon cette
théorie, la situation économique des immigrants s’améliorait en fonction de la durée
de résidence au Canada à mesure que leur intégration linguistique et culturelle et
que leur réseau de contacts se développait. Effectivement, la situation économique
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 233

des immigrants des anciennes cohortes s’améliorait avec la durée de résidence au


Canada et surpassait même après un certain temps celle des natifs (Grant, 1999 ;
Heisler, 2000). Les résultats empiriques concernant le revenu des immigrants des
cohortes récentes ont remis en question la théorie de l’assimilation. La pauvreté
augmente de façon significative chez les immigrants originaires des pays non
occidentaux (Frenette et Morissette, 2003 ; Picot et al., 2007). D’un côté, il est possible
que les immigrants de ces régions n’aient pas les mêmes caractéristiques
personnelles, éducationnelles (connaissances, maitrise des langues officielles, qualité
de l’éducation reçue) et professionnelles que les natifs et les immigrants occidentaux,
ce qui affecteraient leur intégration et leur niveau de revenu. Ainsi, alors même que
les immigrants sont de plus en plus scolarisés, l’accumulation du capital humain
peut se heurter à plusieurs obstacles dont les plus sérieux sont la non-transférabilité
des compétences et connaissances acquises avant l’immigration, notamment lorsque
le système éducatif, la culture et le système légal diffèrent considérablement
(Chriswick et al., 2006). Dans ce cas, l’écart de revenu entre les groupes serait justifié.
D’un autre côté, il se peut que les immigrants ne reçoivent pas le même retour que
les natifs et/ou les immigrants occidentaux sur ces caractéristiques à cause d’un
traitement discriminatoire. Comme la détérioration du revenu des nouvelles cohortes
d’immigrants coïncide aussi avec les importants changements quant à l’origine
ethnique des immigrants, plusieurs auteurs ont mis en avant l’hypothèse que la
discrimination pouvait expliquer celle-ci. Ces études ont montré que les personnes
appartenant à un groupe de minorités visibles (Pendakur et Pendakur, 1998) ou
d’origines ethniques non européennes (Kazamipur et Halli, 2000a ; 2000b) obtenaient
des revenus plus faibles et étaient plus susceptibles de vivre sous le seuil de pauvreté
que les blancs ou ceux d’origines européennes.
Parallèlement à ce changement de pays d’origine, on note une augmentation
du niveau de scolarité. Dans les cohortes récentes, le niveau de scolarité est supérieur
non seulement à celui des immigrés en 1995, mais aussi à celui de la population née
au Canada. Les immigrants sont plus susceptibles de posséder un diplôme
universitaire. L’augmentation du niveau de scolarité est attribuable en grande partie
à la grille de sélection mise en place en 1996 au Canada, laquelle attribuait une cote
élevée au niveau de scolarité afin d’encourager l’entrée au pays de diplômés
universitaires. La sélection s’est éloignée ainsi des approches de microgestion qui
favorisaient une corrélation étroite entre les immigrés et les besoins à court terme du
marché du travail (Chicha et Charest, 2008). On remarque aussi que les natifs sont
plus nombreux que les immigrants à détenir un diplôme supérieur au secondaire,
mais inférieur au baccalauréat.
En ce qui a trait aux connaissances linguistiques, on remarque que les
tendances restent stables entre 1995 et 2005 pour les natifs et les immigrés ; la très
grande majorité de ces derniers étant unilingues en anglais, nettement plus que les
234 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

natifs (80 % contre 64 %), et seulement 3,7 % en français (contre 14 % pour les natifs).
Seuls 11 % des immigrés se déclarent bilingues, contre près de 22 % des natifs.
L’analyse des données des recensements révèle également que les deux groupes
présentent d’importantes différences dans leur distribution selon le secteur d’activité.
Les immigrants originaires des nouveaux bassins d’immigration sont surreprésentés
dans les catégories travailleurs manuels semi-spécialisés, autres personnels de la
vente et des services, des secteurs où les salaires sont souvent moins élevés, alors que
les natifs sont surreprésentés dans le secteur cadres, professionnels et superviseurs,
où les salaires sont plus élevés. Ces derniers sont également plus susceptibles que les
immigrés d’occuper un emploi à temps complet (77 % contre 70 %).
Le tableau 1 décompose les revenus de notre population à l’étude en termes
de salaires, revenus des travailleurs indépendants, revenus de transfert (retraites,
allocations familiales, allocations chômage, …) et revenus de patrimoine financier
(placements). Plus de 64 % du revenu total des ménages sont perçus sous forme de
salaires. Si l’on y ajoute les 4 % ou 5 % constitués par les revenus des indépendants,
on obtient près des trois quart du revenu total pour les revenus dits d’activité.
Ensuite, les revenus sociaux ne représentent qu’entre 8 % et 12 % du total des
revenus des ménages. Enfin, les revenus du patrimoine financier des ménages ne
représentent qu’entre 0,7 % et 2,6% de leur revenu total. Les revenus d’activité sont
donc la source de revenus largement prépondérante dans les revenus perçus par les
ménages qu’ils soient natifs ou immigrés. Il s’agit là d’une caractéristique générale de
la répartition des revenus dans tous les pays occidentaux (Atkinson et al., 1995).
Enfin, la distribution spatiale des immigrés et des natifs sur le territoire canadien est
différenciée. Plus de la moitié des immigrés sont installés dans la province de
l’Ontario et près de 19 % en Colombie Britannique, contre respectivement 26,9 % et
11,6 % pour les natifs. Dans ces deux provinces, l’usage de l’anglais domine, et
Toronto et Vancouver ont vu une arrivée importante d’immigrés d’origine asiatique
ces dernières années.
Ce bref descriptif de notre échantillon met en évidence une inégalité
significative sur plusieurs plans entre « nouveaux » immigrés et natifs, en particulier
au niveau des revenus. Celle-ci est observée en dépit du fait que la majorité des
immigrés qui s’établissent au Canada sont sélectionnés en fonction des compétences
professionnelles et des capacités d’adaptation. Nous examinerons dans la prochaine
section les facteurs explicatifs de l’inégalité de revenu.

Déterminants du revenu
Nous cherchons à mettre en évidence les facteurs déterminants le revenu entre
natifs et immigrants originaires des nouveaux bassins d’immigration. Le tableau 2
présente les résultats de régressions linéaires où la variable dépendante est le
logarithme du revenu annuel. Le revenu est expliqué par l’âge, le genre, le diplôme,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 235

la connaissance des langues officielles, le secteur d’activité, le temps d’activité (temps


plein ou temps partiel), les sources de revenu des ménages, la composition de la
famille, le fait de résider dans une région métropolitaine ainsi que le lieu de
résidence200. Les marchés du travail diffèrent en effet selon les régions, influençant
les conditions d’emploi des immigrants. Les travaux de Boudarbat et Boulet (2007)
ont notamment montré que les immigrants du Québec vivent des difficultés plus
prononcées sur le marché du travail que ceux de l’Ontario et de la Colombie-
Britannique.
En comparaison avec les femmes, de façon générale les hommes arrivent à
améliorer leur revenu, c’est particulièrement le cas pour les hommes natifs. La
situation s’inverse cependant pour les hommes immigrants en 2005. Le revenu
augmente avec l’âge pendant la période de vie active.
En ce qui concerne l’effet du niveau d’éducation sur le revenu, nous
constatons d’abord que, chez les natifs, détenir un diplôme d’études secondaires ou
plus favorise significativement le revenu par rapport à ceux qui ne possèdent aucun
diplôme. Ensuite, le rendement de l’éducation est plus important chez les natifs que
chez les immigrants quel que soit le niveau du diplôme. Par ailleurs, il semblerait
que pour les immigrés, la situation se soit détériorée entre 1995 et 2005, puisqu’en
2005, seul un diplôme en médecine permet d’améliorer le revenu par rapport au fait
de n’avoir aucun diplôme. La détention d’une maitrise a un effet négatif sur le
revenu par rapport au fait de ne détenir aucun diplôme en 2005. Tous les autres
diplômes n’ont aucun effet sur le revenu. Ce résultat a priori surprenant peut avoir
pour origine un faible degré de « transférabilité » de compétences des immigrants
originaires des nouveaux pays sources. D’autres facteurs sociaux, économiques et
institutionnels, comme la reconnaissance de diplômes étrangers, le dualisme ou la
segmentation du marché du travail, la discrimination, réduisent également fortement
le rendement de l’éducation chez les immigrés.
Nous retrouvons ici pour une part les résultats de Piché et al. (2002), qui notent
l’absence d’effet de facteurs tels que la durée de scolarité et la connaissance des
langues, sur le revenu des immigrés. D’après ces auteurs, les nouveaux arrivants
seraient en effet amenés à accepter des emplois sous-qualifiés, limitant l’influence de
compétences liées à leur capital humain dans le processus d’accès au marché du
travail.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
200 Les coefficients peuvent s’interpréter comme une augmentation (ou une diminution, si le coefficient
est négatif) relative du revenu pour ceux qui possèdent la caractéristique illustrée par rapport au
groupe de référence. Par exemple, un coefficient de 0,1 associé à une caractéristique donnée signifie
que ceux qui ont cette caractéristique obtiennent un revenu supérieur de 10% par rapport à ceux qui
ont la caractéristique du groupe de référence. Ces effets sont des effets nets, c'est-à-dire qu’il s’agit de
l’effet de cette variable sur le revenu une fois que l’on contrôle pour l’effet des autres variables
incluent dans le modèle de régression.
236 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Tableau 2 – Déterminants du revenu


Variable dépendante : logarithme du revenu
1995 2005
Immigrant Immigrant
Natifs s Natifs s
Homme 0,333*** 0,190*** 0,160*** -0,047***
(81,01) (15,94) (26,70) (-3,25)
Groupe d’âge (référence : 25-29 ans)
30-34 ans 0,199*** 0,227*** 0,222*** 0,296***
(33,36) (12,15) (23,16) (11,78)
35-39 ans 0,291*** 0,352*** 0,314*** 0,439***
(48,65) (18,83) (32,91) (18,10)
40-44 ans 0,335*** 0,400*** 0,357*** 0,471***
(54,21) (20,95) (38,98) (19,48)
45-49 ans 0,344*** 0,454*** 0,379*** 0,448***
(53,56) (22,97) (41,32) (18,02)
50-54 ans 0,390*** 0,419*** 0,376*** 0,344***
(55,77) (19,23) (39,66) (13,33)
Plus haut certificat, diplôme ou grade (référence : aucun)
Diplôme d'études secondaires 0,092*** -0,001 0,076*** 0,019
(17,46) (-0,07) (8,48) (0,79)
Diplôme d'une école de métiers, collégial 0,165*** 0,063*** 0,183*** 0,023
(32,73) (3,85) (21,27) (1,00)
Baccalauréat 0,272*** 0,077*** 0,327*** -0,018
(37,33) (3,94) (29,16) (-0,73)
Diplôme universitaire supérieur au baccalauréat 0,295*** 0,062 0,321*** -0,063
(20,47) (1,55) (15,61) (-1,50)
Diplôme en médecine 0,758*** 0,399*** 1,044*** 0,263***
(29,48) (7,27) (26,06) (3,63)
Maîtrise 0,354*** 0,177*** 0,430*** -0,074**
(29,05) (5,80) (25,38) (-2,29)
Doctorat acquis 0,378*** 0,231*** 0,479*** 0,039
(12,58) (4,14) (11,88) (0,57)
Langue officielle (référence : allophone)
Unilingue anglais 0,164* 0,177*** 0,380*** 0,256***
(1,88) (6,86) (3,27) (7,94)
Unilingue français 0,114 0,309*** 0,378*** 0,444***
(1,30) (7,40) (3,24) (8,59)
Anglais et français 0,181** 0,233*** 0,405*** 0,341***
(2,06) (7,09) (3,48) (8,34)
Profession (référence : personnes n'ayant pas travaillé)
Cadres 0,404*** 0,314*** 0,481*** 0,413***
(24,70) (7,55) (24,84) (9,72)
Professionnels 0,454*** 0,562*** 0,447*** 0,698***
(28,10) (13,95) (23,60) (17,55)
Personnel semi-professionnel et technique 0,260*** 0,324*** 0,154*** 0,303***
(15,36) (7,16) (7,85) (6,99)
Superviseurs 0,180*** 0,356*** 0,141*** 0,448***
(10,39) (6,99) (6,38) (7,68)
Personnel administratif et commis principaux 0,260*** 0,356*** 0,266*** 0,409***
(15,44) (7,68) (12,80) (8,08)
Personnel spécialisé de la vente et des services 0,146*** 0,048 0,168*** 0,043
(8,39) (1,10) (7,61) (0,89)
Travailleurs spécialisés en artisanat et métiers 0,194*** 0,240*** 0,171*** 0,279***
(11,74) (5,38) (8,66) (5,97)
Personnel de bureau 0,165*** 0,203*** 0,134*** 0,259***
(10,33) (5,08) (6,99) (6,25)
Personnel intermédiaire de la vente et des services -0,051*** -0,006 0,015 0,038
(-3,19) (-0,16) (0,78) (0,93)
Travailleurs manuels semi-spécialisés 0,075*** 0,088** 0,089*** 0,151***
(4,65) (2,24) (4,56) (3,75)
Autre personnel de la vente et des services -0,145*** -0,072* -0,165*** -0,043
(-8,82) (-1,80) (-8,09) (-1,04)
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 237

Autres travailleurs manuels -0,027 -0,132*** -0,077*** 0,034


(-1,52) (-2,85) (-3,35) (0,69)

Tableau 2 (suite)

1995 2005
Immigrant Immigrant
Natifs s Natifs s
Travail à plein temps ou à temps partiel (référence :
autres)
Plein temps 1,438*** 1,485*** 1,674*** 1,583***
(100,39) (42,80) (97,73) (45,62)
Temps partiel 0,672*** 0,754*** 0,875*** 0,768***
(45,17) (20,15) (47,61) (19,99)
Type de ménage (référence : plus d'une famille)
Une famille, couple marié -0,016 0,064*** -0,177*** -0,257***
(-1,28) (3,62) (-18,73) (-10,86)
Une famille, couple vivant en union libre -0,018 0,163*** -0,186*** -0,252***
(-1,34) (4,65) (-17,37) (-6,57)
Une famille, famille monoparentale 0,269*** 0,399*** -0,205*** -0,294***
(19,82) (16,51) (-10,78) (-9,92)
Personne vivant seule 0,355*** 0,359*** 0,360*** 0,243***
(25,32) (11,45) (26,68) (6,49)
Deux personnes ou plus n'appartenant pas à une
famille de recensement 0,218*** 0,244*** 0,115*** -0,050
(14,41) (7,45) (6,80) (-1,12)
Principales sources de revenu de la famille (référence :
revenus de transfert ou aucun revenu)
Salaires 0,452*** 0,393*** 0,701*** 0,621***
(67,49) (23,10) (64,13) (28,64)
Indépendants 0,309*** 0,281*** 0,570*** 0,473***
(29,35) (9,27) (34,49) (13,48)
Revenus de placements 0,363*** 0,374*** 0,816*** 0,743***
(16,54) (9,98) (26,35) (12,20)
Autre revenu 0,258*** 0,368*** 0,172*** 0,235***
(15,68) (6,61) (6,94) (4,00)
Région métropolitaine de recensement 0,087*** ,,, 0,060*** -0,090***
(22,43) (-0,02) (10,32) (-2,61)
Lieu de résidence (référence : provinces de l’Atlantique
et les territoires)
Québec 0,040*** 0,009 0,061*** 0,105
(4,50) (0,14) (4,58) (1,26)
Ontario 0,180*** 0,159*** 0,130*** 0,152*
(26,91) (2,59) (12,92) (1,89)
Manitoba, Saskatchewan, Alberta 0,008 -0,002 0,087*** 0,215***
(1,16) (-0,02) (8,13) (2,63)
Colombie-Britannique 0,128*** 0,072 0,025** 0,047
(16,41) (1,17) (2,17) (0,57)
Constante 7,204*** 7,031*** 6,943*** 7,240***
(81,44) (101,15) (59,34) (79,29)

R2 0,398 0,367 0,250 0,234


Nombre d’observations 272654 36795 279277 55631
Les t de student sont indiqués entre parenthèses. *** résultat significatif au seuil 0.01 ; ** résultat significatif au
seuil 0.05 ; * résultat significatif au seuil 0.10. « … » signifie que la valeur absolue est inférieure à 0.001.

Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.
238 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

La plupart des études mettent l’accent sur le fait que les compétences dans la
langue officielle du pays d’accueil constitue un facteur important de l’intégration des
immigrants, en particulier sur le marché du travail (Chiswick et Miller, 2001 ; 2003 ;
2007 ; Chiswick et al., 2006). Les immigrés qualifiés sont d’ailleurs sélectionnés au
Canada en fonction de leur connaissance du français et/ou de l’anglais. Par contre,
cette connaissance n’est pas exigée des conjoints ou enfants des immigrés, des
immigrés reçus au titre du regroupement familial ainsi que des réfugiés. La maîtrise
du français et/ou de l’anglais, améliore en effet significativement le revenu par
rapport aux allophones. L’impact est particulièrement important pour les immigrés.
Nous constatons que la productivité varie d’une profession à l’autre. Les
catégories « Cadres », « Professionnels », « Superviseurs » et « Personnel
administratif et commis principaux » se placent parmi les premières en termes d’effet
sur le revenu. Au contraire, l’effet des catégories « Personnel intermédiaire de la
vente et des services », « Travailleurs manuels semi-spécialisés », « Autres personnels
de la vente et des services » et « Autres travailleurs manuels », où sont surreprésentés
les immigrés, est relativement faible, lorsqu’il n’est pas négatif.
La nature de la principale source de revenu est un déterminant important du
revenu. Les salaires, les revenus des indépendants, ainsi que les revenus de
placements ont un effet significativement positif sur le revenu pour les natifs et les
immigrants. L’effet est plus important pour les natifs que pour les immigrés,
notamment en ce qui concerne les salaires et les revenus des travailleurs
indépendants, qui représentent nous l’avons vu, l’essentiel du revenu total.
L’effet du type de ménage varie selon le groupe et la catégorie. Le fait de
résider dans une région métropolitaine favorise le revenu des natifs, mais a un effet
négatif sur le revenu des immigrés. Enfin, afin de capturer l’effet du lieu de résidence
sur le revenu, nous introduisons quatre variables muettes indiquant respectivement
le Québec, l’Ontario, l’Alberta et la Colombie-Britannique, sur lesquelles se
concentrent la plupart des immigrants, en prenant les autres provinces comme
référence. En 2005, pour les immigrés, seuls ceux de l’Ontario et de l’Alberta gagnent
plus que les immigrés des autres provinces.

Décomposition de la différence de revenu


L’écart de revenu entre natifs et immigrants est statistiquement significatif et il y a
lieu de s’interroger sur les facteurs qui l’expliquent. D’un côté, il est possible que les
immigrants n’aient pas les mêmes caractéristiques personnelles, éducationnelles et
professionnelles que les natifs, ce qui affecteraient leur niveau de revenu. Dans ce
cas, l’écart entre les deux groupes serait justifié. D’un autre côté, il se peut que les
immigrants ne reçoivent pas le même retour que les natifs sur ces caractéristiques.
Par exemple, les employeurs peuvent avantager le revenu d’un natif par rapport à un
immigrant même si les deux travailleurs ont les mêmes caractéristiques. Par
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 239

conséquent, l’écart de revenu entre les immigrants et les natifs peut être expliqué
(i.e., dû à des différences dans les caractéristiques des deux groupes), comme il peut
être inexpliqué (i.e., dû au fait qu’un groupe est traité différemment par rapport à
l’autre). Pour déterminer la part de chacun, il est nécessaire de faire appel à des
méthodes de décomposition. C’est l’objectif de ce qui suit. Nous recourons à la
méthode de décomposition proposée par Oaxaca et Blinder (Blinder, 1973 ; Oaxaca,
1973). Celle-ci est largement appliquée à l’analyse de la différence de revenu entre
divers groupes de travailleurs (Oaxaca et Ransom, 1994), et en particulier entre les
immigrés (Liu et al., 2004 ; Swidinsky et Swindinsky, 2002 ; Zavodny, 2003).
Supposons qu’il y ait deux régimes de salaire, un pour les natifs, a, et un autre
pour les immigrants, b :
log y a ,i = β a X i + ε a ,i pour les natifs
(1)
log yb ,i = β b X i + ε b ,i pour les immigrants
(2)
où ya ,i et yb ,i sont respectivement les revenus des natifs et des immigrants ; X ai et
X bi sont des vecteurs qui caractérisent les attributs individuels.
L’écart de revenu entre les deux groupes peut être décomposé sous la forme
suivante :

log ~ya − log ~yb = βˆa ( X a − X b ) + (βˆa − βˆb ) X b


(3)
où ~
ya et ~
yb sont les moyennes géométriques du revenu estimé des deux groupes.
L’écart de revenu moyen géométrique est ainsi décomposé en deux parties : (i) la
partie due à la différence d’attributs entre les travailleurs des deux groupes,
βˆa ( X a − X b ) – l’effet des caractéristiques et, (ii) la partie due à la différence des
paramètres des équations de revenu, (βˆa − βˆb ) X b – l’effet du rendement des attributs
individuels, causé par des facteurs inobservables, dont la segmentation et une
possible discrimination sur le marché du travail. Avec les résultats d’estimation, nous
pouvons analyser la contribution de chaque variable indépendante à la différence de
revenu entre natifs et immigrants.
Le tableau 3 présente les résultats de cette décomposition. Il convient de
signaler que la décomposition détaillée des écarts expliqué et inexpliqué se heurte au
problème d’identification de la contribution des variables catégorielles (niveau de
scolarité, profession, province, etc.). Dans la pratique, ces variables sont transformées
en variables dichotomiques, chacune représentant une catégorie. Pour des raisons de
colinéarité, une de ces catégories devrait être omise. Or, le choix de cette catégorie de
référence affecte les résultats de la décomposition. Jann (2008) a proposé une solution
240 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

à ce problème et l’a intégrée à un module du logiciel Stata. Ce module (Oaxaca) est


utilisé dans nos analyses empiriques.
Tableau 3 – Décomposition de la différence de revenu entre natifs et immigrants en
provenance des pays autres que les États-Unis et l’Europe

1995 2005
Logarithme du revenu moyen (en logarithme) 9,771 9,993
Natifs 9,461 9,606
Immigrants
Différence de revenu entre natifs et immigrants (en logarithme) 0,310 0,387
(100,0) (100,0)
Effet total des caractéristiques 0,037 0,118
(12,0) (30,6)
Effet total du rendement 0,272 0,268
(88,0) (69,4)
Les t de student sont indiqués entre parenthèses.

Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.

Tout d’abord, les résultats montrent que la différence de revenu entre natifs et
immigrants est dominée par l’effet du rendement des caractéristiques. La partie
expliquée par la différence de caractéristiques individuelles des deux populations ne
représente que 12 % en 1995 et 30,6 % en 2005 de la différence de revenu. L’écart
restant est dit inexpliqué, car il serait observé même si les immigrants et les natifs
avaient les mêmes caractéristiques. En d’autres termes, le statut d’immigrant se
traduit par un traitement différencié en termes de revenu. Il s’agit à présent
d’identifier les variables qui contribuent le plus aux écarts expliqué et inexpliqué.
Comme le diplôme est associé positivement au niveau de revenu, il serait logique
que le groupe le plus diplômé soit celui qui en tire le plus d’avantage « expliqué ».
Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, toutes choses égales par ailleurs, le
diplôme des natifs est plus rentable que celui des nouveaux immigrants sur le
marché du travail. Nous illustrons les effets des caractéristiques et du rendement de
chaque catégorie de diplôme dans la figure 1 ci-dessous. Nous observons que l’effet
des caractéristiques est positif pour les diplômes inferieurs au baccalauréat
(catégories 1 et 2) et négatif pour les diplômes supérieurs, en particulier pour le
baccalauréat et la maîtrise. L’avantage que retirent les immigrants de leur scolarité
est nettement inférieur à celui des natifs. On peut noter également le traitement
nettement défavorable aux immigrants ayant des diplômes universitaires par rapport
aux Canadiens de naissance disposant des mêmes diplômes. Ceci reflèterait le
problème de reconnaissance des diplômes et le fait que les immigrants hautement
scolarisés sont confinés dans des emplois ne correspondant pas à leurs qualifications
professionnelles. Ces résultats viennent étayer les constats faits dans les parties
précédentes. De plus, la différence de rendement des diplômes entre natifs et
immigrants s’est élargie entre 1995 et 2005.
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 241

Figure 1 – Contribution des diplômes à la différence de revenu entre natifs et immigrants

.08
.06
.04
Effet
.02
0
-.02

1 2 3 4 5 6 7 1 2 3 4 5 6 7
1996 2006
Effet des caractéristiques Effet du rendement

Référence : aucun diplôme.


1 Diplôme d'études secondaires 5 Diplôme en médecine
2 Diplôme d'une école de métiers, collégial 6 Maîtrise
3 Baccalauréat 7 Doctorat acquis
4 Diplôme universitaire supérieur au
baccalauréat
Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.

L’autre facteur explicatif de la différence de revenu est la profession. La figure


2 illustre les effets des caractéristiques et du rendement de chaque profession. L’effet
des caractéristiques est significativement positif pour les catégories « Cadres »,
« Professionnels », « Personnel semi-professionnel et technique », « Superviseurs »,
« Personnel administratif et commis principaux » et « Travailleurs spécialisés en
artisanat et métiers », signifiant que les travailleurs natifs se répartissent plus entre
ces catégories qui s’inscrivent plutôt dans les professions en « col blanc ». En
revanche, les immigrants se concentrent davantage sur la catégorie « Travailleurs
manuels semi-spécialisés ». L’effet du rendement est positif pour les catégories
« Cadres » et « Personnel spécialisé de la vente et des services », mais négatifs pour la
plupart des autres catégories. Comme les personnes n'ayant pas travaillé sont le
groupe de référence, un effet négatif du rendement semble suggérer que l’écart de
revenu entre les personnes détenant un emploi et les personnes n'ayant pas travaillé
est plus important chez les immigrants que chez les natifs.
242 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Figure 2 – Contribution des professions à la différence de revenu entre natifs et immigrants

.02
0
Effet
-.02
-.04

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12
1996 2006
Effet des caractéristiques Effet du rendement

Référence : personnes n'ayant pas travaillé.

1 Cadres 7 Travailleurs spécialisés en artisanat et


métiers
2 Professionnels 8 Personnel de bureau
3 Personnel semi-professionnel et 9 Personnel intermédiaire de la vente et des
technique services
4 Superviseurs 10 Travailleurs manuels semi-spécialisés
5 Personnel administratif et commis 11 Autre personnel de la vente et des services
principaux
6 Personnel spécialisé de la vente et des 12 Autres travailleurs manuels
services
Sources : Fichiers de micro-données à grande diffusion (FMGD) du recensement de 1996 et 2006, Statistique
Canada, calculs et présentation des auteurs.

Conclusion
Selon le Rapport sur le développement dans le monde de 2006 (The World Bank,
2005), un des principes fondamentaux de la notion d’équité est « l’égalité des
chances, l’idée selon laquelle ce qu’une personne accomplit durant son existence doit
être fonction de ses capacités et de ses efforts plutôt que d’un contexte préétabli :
race, sexe, milieu familial et social, pays d’origine, etc. » L’altération de l’égalité des
chances peut prendre de multiples formes : discrimination à l’embauche, salariale,
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 243

dans la promotion, etc. Le principe d’égalité des droits pour tous est le seul à même
d’éviter une fragmentation sociale et l’émergence de sous-groupes défavorisés. Or,
cet article a mis en évidence le fait que comparativement aux natifs, les immigrés
issus des nouveaux bassins d’immigration se trouvent dans une situation
défavorable au Canada. Ils ont dans l’ensemble un revenu moyen significativement
inférieur au revenu moyen des natifs. La maîtrise parfois imparfaite de la langue, les
difficultés à faire reconnaître les diplômes acquis dans le pays d’origine renforcent
encore ce désavantage. Nos analyses montrent en effet que le niveau d’éducation des
immigrants est relativement élevé. Mais cela ne conduit pas à une meilleure situation
économique. C’est-à-dire que le rendement de l’éducation est faible chez les
immigrants originaires des nouveaux pays sources. Enfin, les résultats de la
décomposition de la différence de revenu montrent que l’écart de revenu entre les
natifs et les immigrés est dominé par l’effet du rendement des caractéristiques, à
savoir celui des facteurs inobservables, dont une segmentation et une possible
discrimination sur le marché du travail notamment.
Le vieillissement de la population et l’existence ponctuelle ou structurelle de
pénuries de main d’œuvre sont des phénomènes qui concernent la quasi-totalité des
pays développés. La politique d’immigration ne peut donc se départir d’une certaine
logique concurrentielle s’agissant du capital humain. Cependant, si une politique
d’immigration peut se permettre d’effectuer une sélection, une politique
d’intégration se doit de s’adresser à tous indifféremment. Par ailleurs, du degré de
réussite de la politique d’immigration et, plus particulièrement, des actions
d’intégration dépendent, pour une large part, la cohésion nationale.

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Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 245

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246 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Rationaliser un système redistributif complexe grâce à


l’allocation universelle

Marc de BASQUIAT
Université Paul Cézanne, Aix Marseille III, GREQAM

Une question politique et économique majeure est celle de la redistribution des


revenus. Notre étude fait l’inventaire de l’ensemble des mécanismes redistributifs, au
sens le plus large possible, actualisant et prolongeant l’étude de référence de
Bourguignon et Chiappori (1998). La forme générale de la proposition que nous
étudions conjugue deux mécanismes : la distribution à chacun d’un revenu invariant,
que nous nommons allocation universelle ; un prélèvement systématique,
proportionnel ou progressif, des revenus primaires. Nous étudions ainsi comment
une proposition d’allocation universelle peut se substituer à l’intégralité des
mécanismes redistributifs en vigueur pour l’année 2010 en France. Selon
Bourguignon et Chiappori (1998, p. 34) : « Pris dans son ensemble, le système actuel de
redistribution en France est complexe et peu flexible, est au total assez faiblement progressif,
l’est principalement grâce au volet prestations, et, dans une moindre mesure, aux tranches
supérieures de l’impôt sur le revenu, est inefficace, dans la mesure où il crée des taux
marginaux extrêmement élevés, à la fois au sommet et à la base de la pyramide des revenus,
est fortement biaisé à l’encontre des revenus du travail par rapport à ceux de l’épargne ». Les
points clés de l’analyse de leur analyse sont les suivants : (1) l’examen des
mécanismes dans leur globalité fait ressortir la forme générale d’un « S
redistributif» ; (2) les taux marginaux élevés pesant sur les bas revenus créent une
trappe de pauvreté ; (3) les taux marginaux élevés pesant sur les hauts revenus ont
un effet désincitatif, générant diverses conséquences négatives ; (4) les prélèvements
ont un effet dissuasif sur la demande de travail des entreprises, accroissant ainsi le
chômage.
Depuis ce constat posé en 1998, l’instauration du RSA a répondu à la nécessité de
supprimer la trappe à inactivité qui éloignait durablement de l’emploi les personnes
les plus fragiles. La diminution relative du produit de l’impôt sur le revenu (très
redistributif), remplacé peu à peu par la CSG (proportionnelle), est une autre
évolution notable.Ainsi, aux deux extrémités de l’échelle des revenus, la diminution
du taux marginal de prélèvement mis en œuvre par diverses réformes récentes
contribue à aplatir de plus en plus la fonction de redistribution moyenne qui se
rapproche de plus en plus d’une simple droite. Bourguignon et Chiappori (1998, p.
59) propose des voies de réformes s’apparentant à un impôt négatif, suivant des
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 247

caractéristiques affinées au fil d’une exploration systématique de plusieurs options


de calibrage. Ce texte précise qu’on « retrouve la même idée derrière les notions de «
revenu de base » ou « d’allocation universelle » qui mettent plus en avant le côté transfert du
dispositif que le côté prélèvement ». Pour la France, une proposition de référence est celle
de Stoléru (1974, p. 205) qui le définit ainsi : « L’impôt négatif consiste à mettre en place
un système unique qui fasse payer des impôts aux riches et distribue des allocations aux
pauvres ». La notion d’impôt négatif définit en fait une famille assez large de systèmes
redistributifs, caractérisés par un transfert fiscal des riches vers les pauvres. C’est
ainsi que Clerc (1999, p. 217) évoque trois formes que pourrait prendre sa proposition
d’un « vrai revenu social, capable de compléter ou de remplacer les revenus du travail ». Ce
peut être un revenu social garanti pour tous (également appelé revenu d’existence,
allocation universelle, revenu de base, revenu de citoyenneté, dividende social...), un
revenu complémentaire (qui se bornerait à compléter le revenu d’activité
professionnelle lorsque ce dernier se révèlerait insuffisant), ou encore un revenu
minimum pour ceux qui n’en ont pas assez.

L’allocation universelle
L’allocation universelle est distribuée à tous et le prélèvement est « positif » pour
tous. Elle est distribuée ex-ante, alors que l’impôt négatif est calculé et versé ex-post.
Clerc (1999, p. 222) dresse un tableau critique de l’allocation universelle. Elle
viendrait se substituer à « la partie la plus redistributrice des prestations sociales. Ce qui
reviendrait, au fond, à supprimer des revenus sociaux principalement perçus par des «
pauvres » (...) pour pouvoir distribuer à tous (donc aussi aux « riches ») un revenu égalitaire
». Cet argument semble faire abstraction du fait que le prélèvement finançant
l’allocation cible massivement les plus riches et rétablit ainsi l’équité du transfert.
Par ailleurs, Clerc (1999, p. 224) note que la mise en place de ce revenu universel
s’accompagnerait nécessairement d’une suppression, ou d’une baisse substantielle,
du salaire minimum. Ceci « explique le succès du revenu d’existence auprès des
économistes libéraux, qui y voient le moyen de libéraliser le marché du travail sans paupériser
trop ceux qui sont en bas de l’échelle des revenus. (...) Ce serait alors les salariés du « bas de
l’échelle » qui verraient leur pouvoir d’achat diminuer ». Cette crainte n’est en réalité pas
justifiée, étant donnée la possibilité (impérative, de fait) de paramétrer une
diminution du salaire minimum qui serait compensée par la perception de
l’allocation universelle.
Dans un article plus récent, Clerc (2010, p. 19) ajoute une troisième critique : « Le
revenu individuel ignore l’existence d’une solidarité interne au ménage susceptible de se
substituer à la solidarité de la collectivité. Surtout, un revenu individuel ne peut tenir compte
des économies d’échelle au sein du ménage, ce qui signifie que l’on verse le même montant non
seulement à celui ou celle qui gagne peu qu’à celui ou celle qui gagne beaucoup, mais aussi à
celui ou celle qui vit seul(e) comme à celui ou celle qui vit en famille, alors qu’il coûte
248 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

proportionnellement plus cher de vivre seul qu’à plusieurs». A cette objection,


Vanderborght et Van Parijs (2010, p. 42) opposent une série d’arguments : « Si le
niveau du revenu garanti dépend du niveau de vie du foyer fiscal, (...) les plus défavorisés
seront incités à se déclarer « isolés », même quand cela ne correspond pas à la réalité. (...) Les
contrôles administratifs devront donc être maintenus, voire renforcés. (...) Une prestation
individuelle (...) présenterait l’avantage d’éliminer le coût et les atteintes à la vie privée
induits par ces contrôles. (...) l’allocation universelle favoriserait en outre la vie commune,
l’une des conditions favorables à la sortie de la pauvreté, (...) et améliore la situation du
conjoint le plus vulnérable en lui assurant une allocation, sans discontinuité, quel que soit le
revenu global du ménage ».
Gamel (2004, p. 18) précise les avantages du mécanisme universel par rapport à
l’impôt négatif : « La relative convergence macroéconomique est à relativiser, lorsqu’on
prend en compte, sous un angle plus sociologique, la perception des deux mécanismes
redistributifs par leurs éventuels bénéficiaires. On peut alors distinguer jusqu’à cinq
avantages de l’allocation universelle, le premier résultant de l’individualisation du transfert,
les quatre autres de l’absence de déclaration préalable des ressources ».
Nous y ajoutons une considération pratique majeure : le versement de l’allocation
universelle ex-ante lui évite la difficulté de détermination de la période de référence
pour le calcul des ressources. L’expérience de mise en place du RSA a rappelé cet
écueil avec acuité, sans être néanmoins en mesure d’y répondre, partageant avec
l’impôt négatif la logique d’un calcul ex- post de l’allocation.
L’option d’un calcul annuel (à l’instar de la PPE) étant exclue, Hirsch (2008, p. 44)
pose la question très concrètement : « Il n’existe aucune solution idéale pour définir le
rythme de déclaration des ressources permettant de calculer le montant d’une prestation.
S’agissant du rSa, l’évaluation mensuelle des droits est une solution séduisante, car elle
présente l’avantage d’être plus réactive à la reprise d’activité. Elle lie clairementprestation et
activité, là où une liquidation trimestrielle conduit à reporter dans le temps la prise en compte
de cet événement pour le calcul des montants dus. A l’inverse, la liquidation mensuelle induit
une plus grande variabilité des droits aux prestations, là où la liquidation trimestrielle accroît
la stabilité des ressources. (...) Un dispositif de gestion efficace ne devrait pas imposer les
mêmes obligations déclaratives à ces différents publics : sans doute est-il possible de moduler
la fréquence d’actualisation des droits selon les caractéristiques des bénéficiaires. Par ailleurs,
on peut s’interroger sur la période de référence retenue pour le calcul des droits : doit-on
retenir le mois m, le mois précédent, la moyenne des trois derniers mois, une moyenne mobile,
etc. ? Cette question – liée bien entendu à la précédente se pose avec une acuité particulière
pour certaines catégories de bénéficiaires : les travailleurs indépendants, les travailleurs
saisonniers ».
Notre étude s’inscrit résolument dans la logique d’un versement ex-ante, qui
s’affranchit de ces contraintes insolubles. Quelques années après leur mise en place,
les limites inhérentes aux mécanismes ponctuels comme la PPE ou le RSA sont
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 249

patentes. L’objet du débat se porte de nouveau sur une approche plus globale de la
redistribution, sur la base d’une allocation universelle.
Fondé en 1986 à Louvain-la-Neuve (Belgique) par un rassemblement d’économistes
et de philosophes politiques, le Basic Income European Network a été renommé « Earth
Network » en 2004 pour s’élargir aux initiatives similaires existant dans les autres
continents. Vanderborght et Van PArijs (2005), membres éminents de ce réseau,
précisent la définition de l’allocation universelle en ces termes : « Revenu versé par une
communauté politique à tous ses membres, sur base individuelle, sans contrôle des ressources
ni exigence de contrepartie ».
La Revue du M.A.U.S.S a publié depuis sa fondation en 1981 les textes de nombreux
philosophes, économistes ou sociologues s’interrogeant sur la pertinence d’un
mécanisme d’allocation universelle. Citons en particulier Caillé (1987), Van Parijs
(1987, 1996), Ferry (1996) et Gorz (1987).
Citons Jean-Marc Ferry (1996, p. 76) : « L’idée ou l’intention philosophique n’est pas
seulement d’assurer un revenu d’existence. C’est encore moins de fonder une simple liberté
négative : celle qui consiste à ne pas être obligé de travailler. Son intention philosophique est
plutôt de former la liberté positive d’initier des activités socialement utiles, même si elles sont
faiblement rémunérées par le système économique, et, par là, de restaurer les capacités
autonomes d’insertion sociale. Autrement dit, il ne s’agit pas de se débarrasser des exclus, en
leur assurant matériellement le nécessaire (ce qui serait déjà un progrès), mais de restaurer
des perspectives pratiques, en les libérant de l’angoisse du lendemain ».
Michel Aglietta (1997, p. 474) conclut la postface de son ouvrage Régulations et crises
du capitalisme par une invitation à envisager l’instauration d’un « revenu minimum
garanti, moyen économique des droits inconditionnels du citoyen ». Il cite les vertus qu’il
trouve à ce schéma et donne quelques clés pour expliquer sa faisabilité : « Le temps est
venu d’un projet politique qui engage une réforme radicale de la redistribution. (...) C’est un
dispositif qui cherche à combiner l’efficacité économique et l’équité sociale. (...) L’avantage est
qu’il procède d’une conception universelle de la fiscalité incitant à l’emploi au lieu de le
décourager. (...) Il évite toute discrimination entre ceux qui sont assistés et ceux qui ne le sont
pas. (...) Il ne provoque pas de trappe à pauvreté. (...) Ce revenu est une aide aux individus et
non aux entreprises. Il corrige les inégalités résultant des grandes différences de salaires et
permet d’employer des travailleurs à faible qualification et basse productivité. Le mécanisme
de redistribution consiste à définir le montant d’un transfert forfaitaire sans condition de
ressource. Corrélativement, on détermine un impôt à taux uniforme et prélevé à la source sur
tous les revenus, quelle que soit leur nature ».
Les arguments en faveur d’un mécanisme d’allocation universelle ne manquent pas,
mais sont parfois contradictoires : certains cherchent à faciliter l’accès de tous à
l’emploi, d’autres prétendent libérer l’homme de l’impérative nécessité de travailler.
Le québécois Groulx (2005, p. 291) conclut : « On se trouve devant un paradoxe, où le
revenu universel est justifié à partir de cadres idéologiques opposés ; il devient capable
250 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

d’engendrer des avantages eux- mêmes opposés, sinon contradictoires ». Les divers auteurs
précités convergent cependant sur un certain nombre d’avantages en termes
d’efficacité et d’équité :
1. Suppression des trappes à inactivité et pauvreté
2. Une liberté réelle (attribution inconditionnelle)
3. Une équité visible (par sa simplicité)
4. Une simplification administrative majeure Ajoutons que depuis l’exode rural du
19ème siècle, la vie en autarcie n’est plus une option. La survie de l’immense majorité
de la population nécessite un revenu permettant au minimum de se nourrir et se
vêtir. L’accès au logement et au système de santé est une autre contrainte impérative.
Il s’agit ici de satisfaire les besoins physiologiques du premier niveau de la pyramide
de MASLOW, pour l’ensemble de la population d’un pays. L’autre évolution
majeure est l’éclatement des structures de solidarité familiales et locales. Dans
l’enchevêtrement de familles recomposées, l’échelle individuelle est la seule
permettant de satisfaire la nécessité vitale de chaque personne. C’est aussi le moyen
de protéger plus efficacement les personnes les plus vulnérables du ménage, souvent
les femmes.

La redistribution actuelle

Inventaire des dispositifs


Cet article concis ne permettant pas de décrire de façon exhaustive le système
redistributif français, nous rappellerons seulement qu’il est la résultante de très
nombreux dispositifs, souvent interdépendants.
Les prestations sociales rassemblent de nombreux mécanismes, à commencer par les
minima sociaux qui assurent un niveau minimal de ressources en fonction de
diverses catégories de la population, dans une logique béveridgienne. Y figurent les
prestations familiales, l’aide aux chômeurs et à diverses personnes en difficulté. Les
prestations bismarckiennes financées par des cotisations généralement prélevées sur
des salaires peuvent être considérées comme des revenus différés, que ce soit sous la
forme de prestations chômage, de congés maladie ou de maternité, de pensions de
retraite ou d’indemnités d’accident du travail.
La redistribution est également à l’œuvre dans l’administration publique de biens
tutélaires, pour lesquels les individus ne sont pas disposés à affecter spontanément
des ressources suffisantes. La santé, l’accueil des jeunes enfants, l’éducation, le
soutien aux personnes âgées et le logement sont cinq biens tutélaires qui intègrent
une composante redistributive importante.
Du côté des prélèvements, nous identifions les quatre grandes catégories : impôts sur
le revenu (IRPP, CSG...), impôts sur la consommation (TVA, TIPP, accises sur l’alcool
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 251

et le tabac...), cotisations sociales, prélèvements sur le capital (ISF, taxe foncière,


droits de succession...). Ces divers prélèvements ne sont pas équivalents au point de
vue de la redistributivité.
Enfin, divers dispositifs réglementaires interviennent de façon indirecte mais
conséquente dans la redistribution. L’existence d’un salaire minimum ainsi que les
exonérations de charges sur les bas salaires, y participent notablement.
De façon très globale, nous constatons que le système redistributif fait en réalité
cohabiter trois logiques distinctes : (i) une couverture universelle par des prestations
aussi élevées que possible budgétairement, à l’échelle du pays, pour tous, financées
par un prélèvement universel ; (ii) des prestations complémentaires, dans une
logique assurancielle, financées par des cotisations ; (iii) l’assistance sociale, réservée
aux personnes les plus fragiles, dans une logique compassionnelle.
L’allocation universelle relève de la première logique. La deuxième logique est
actuellement complexifiée par l’intrusion de nombreux mécanismes redistributifs ne
correspondant pas à un dispositif d’assurance. Nous verrons comment rationaliser
cela.La logique du troisième élément est complémentaire. Comment justifier
autrement le secours apporté aux handicapés, physiques ou mentaux, aux victimes
d’accidents ou d’agressions, aux mal logés, aux conjoints abandonnés, aux
surendettés qui savent qu’ils ne pourront jamais rembourser les crédits de notre
société de consommation ?

Mesurer la redistribution

L’analyse chiffrée de la redistribution nécessite l’utilisation d’un outil de micro-


simulation. Une difficulté majeure réside dans la préparation de l’échantillon
représentatif de la population cible. En effet, il est nécessaire de s’assurer que tous les
paramètres sur lesquels la réforme va agir sont accessibles dans l’échantillon. Le
simulateur disponible en ligne sur www.revolution-fiscale.fr depuis janvier 2011 est
un outil original, développé pour permettre la simulation de réformes fiscales
préconisées par Landais, Piketty et Saez (2011, A13), qui précisent : « La principale
nouveauté technique du simulateur est que nous prenons en compte la totalité des
prélèvements obligatoires (...) Il inclut également l’ensemble des revenus de transferts, qu’il
s’agisse des revenus de remplacement (pensions de retraites et allocations chômage) ou des
transferts purs (prestations familiales, minima sociaux, allocations logement). (...)
Techniquement, le simulateur repose sur des fichiers virtuels contenant environ 800.000
observations individuelles fictives et plusieurs centaines de variables (...) Les fichiers virtuels
reproduisent parfaitement la répartition des revenus par centile effectivement observée dans
les déclarations de revenus. (...) Techniquement, il n’existe d’ailleurs aucune autre façon de
programmer un tel simulateur fiscal : aucun fichier nominatif existant ne rassemble toutes les
variables dont nous avons besoin pour simuler l’ensemble des prélèvements obligatoires ».
252 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Nous avons nommé MAUF-MS (Modélisation de l’Allocation Universelle en France –


Micro-Simulation) l’adaptation du simulateur « révolution fiscale » répondant à nos
besoins. Il permet la microsimulation de l’ensemble du système socio-fiscal actuel et
de ses évolutions fondées sur le concept d’allocation universelle. Plusieurs
adaptations ont été nécessaires.
En premier lieu, la granularité choisie pour les calculs a été adaptée. L’entité
économique n’est plus la personne majeure mais le « foyer social », regroupant les
couples mariés, pacsés ou concubins ainsi que leurs enfants fiscalement à charge.
Notre étude porte alors sur un échantillon de 458.584 foyers sociaux. Ensuite, il a été
nécessaire de délimiter plus strictement la composante redistributive des charges
sociales. A ce titre, les cotisations sociales de la fonction publiques sont exclues, ne
participant pas réellement à la redistribution. Par ailleurs, quelques cotisations ont
été reclassifiées en non-contributives. Troisième difficulté majeure, les revenus du
patrimoine sont identifiés de façon très diverses par le simulateur « révolution fiscale
». Pour caler nos calculs, nous avons dû choisir une référence, en l’occurrence le TEE
2010 qui comptabilise 147,4 Md€ de revenus de la propriété pour les ménages.
Le rapprochement des divers agrégats calculés dans MAUF-MS avec la Comptabilité
Nationale montre un excellent niveau de cohérence.

UNE ALLOCATION UNIVERSELLE POUR LA FRANCE DES ANNEES 2010

Dans ce document synthétique, nous ne détaillons pas les choix d’implémentation que nous faisons
d’un mécanisme « AU » concret :
1. Un versement monétaire, en euro ;
2. Effectué automatiquement tous les mois ;
3. Du niveau de la redistribution moyenne actuelle ;
4. Modulé selon l’âge du bénéficiaire ;
5. A toute la population résidant légalement en France ;
6. Sauf décision de justice ;
7. De façon strictement individuelle, sans considération de la structure familiale ;
8. Sans aucun contrôle ex-ante des ressources de la personne ou de son entourage ;
9. Sans exiger aucune contrepartie d’aucune sorte de la part du bénéficiaire, si ce n’est le respect de la
loi ;
10. Financé par un prélèvement obligatoire auprès de la même population ;
11. Autant que possible prélevé à la source. La mise en place de l’allocation universelle s’accompagne
de nombreuses modifications de l’ensemble redistributif actuel. Financées par les cotisations sociales
accompagnant la rémunération du travail, les prestations contributives se limitent alors aux pensions
de retraite (calculées en fonction de la masse des cotisations préalables), à l’assurance chômage (servie
selon la durée de cotisation préalable), aux indemnités journalières versées en cas d’absence du travail
pour cause de maladie, maternité ou consécutive à un accident, aux pensions d’invalidité et aux rentes
d’accident du travail ou maladie professionnelle. La dissociation historique entre la protection sociale
et les prestations familiale est remplacée par le versement d’une allocation universelle dont le montant
dépend de l’âge du bénéficiaire. Dans la continuité de la redistribution actuelle, nous identifions AU1
comme l’allocation servie aux mineurs et AU2 celle versée aux adultes. Elles se substituent aux
mécanismes actuels selon le tableau ci-dessous. Le financement du système de santé (167 Md€ en
2010) est redirigé vers l’impôt. Plus précisément, la CSG est affectée intégralement à la santé, ce qui
nécessite de porter son taux à 12 % de l’ensemble des revenus. L’IRPP et l’IS disparaissent, remplacés
par la nouvelle fiscalité assurant la fonction redistributive en combinaison
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 253

L’impôt universel de redistribution du revenu


Le modèle proposé par ATKINSON (1995) est la première option que nous
modélisons pour la France des années 2010. L’AU se conjugue alors avec une
imposition proportionnelle (flat tax) de tous les revenus des ménages pour former ce
que nous nommons un « impôt universel de redistribution du revenu ». Un tel
mécanisme se définit avec un seul paramètre : le taux de prélèvement des revenus
(Tft). La contrainte d’équilibre de la redistribution fait que le montant individuel de
l’allocation universelle s’en déduit directement, en fonction de la masse des revenus
(Rt) et de la population cible. Le fait que le montant soit différencié selon l’âge
(mineurs vs majeurs) induit que :
AU1*Nmin +AU2*Nmaj =Rt *Tft
Nous calculons les montants moyens actuellement redistribués par adulte et par
mineur. Nous estimons ensuite le niveau de Rt pour 2010 avant de calculer le taux Tft
implicite moyen de la redistribution actuelle.
Les mécanismes redistributifs à l’égard des enfants sont regroupés en quatre
groupes. (i) Les prestations familiales (allocations familiales, complément familial,
allocation de rentrée scolaire, allocation de soutien familial). (ii) PAJE (allocation de
base, prime à la naissance). (iii) Majoration du RSA pour enfants à charge.
(iv) Quotient familial.
Ces mécanismes interviennent de façon très différente en fonction des fractiles de
revenus des parents. Le premier décile voit une redistribution renforcée par le
complément familial ajouté sous conditions de ressources à l’allocation familiale
forfaitaire, ainsi qu’un montant du RSA relevé en fonction du nombre d’enfants à
charge. Le quotient familial présente un caractère régressif, privilégiant très
nettement les familles aux revenus élevés. Le niveau moyen de la redistribution est
de 192 €/mois par enfant, ce qui constitue le montant proposé pour AU1. Une fois
mis de côté les dispositifs redistributifs spécifiques aux enfants ainsi que les aides au
logement, nous conservons un certain nombre de mécanismes redistributifs, pour
lesquels nous calculons les effets ramenés à chaque adulte du foyer social. Les
prélèvements sur le patrimoine (TF, ISF et DMTG) et la taxe d’habitation sont
également mis de côté pour l’instant. La fonction de redistribution est très proche
d’une droite. La régression linéaire donne une valeur à l’origine de 305 €/mois pour
une pente de 69,1 %. Nous déterminons ainsi la valeur d’AU2 que nous utilisons
dans notre première simulation. Cette fonction de redistribution moyenne est
trompeuse car elle fait la moyenne de situations très différentes : les personnes seules
de 18 à 25 ans ne bénéficient pas du RSA ; les personnes de plus de 65 ans, seules ou
en couples, voient un effet particulièrement marqué de l’ASPA sur les bas revenus et
du quotient conjugal sur les plus hauts.
254 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Les personnes âgées ayant un revenu primaire mensuel inférieur à 1000 euros
perdent à la réforme, ce qui justifie pleinement l’addition d’une aide du type de
l’APA, éventuellement renforcée. Comme nous l’avons vu, des prestations
compassionnelles seront toujours nécessaires pour traiter les situations
particulièrement difficiles: absence de logement, handicap, maladie, dépendance,
parent isolé, etc.
On peut également envisager un montant plus important pour AU2, permettant de
mieux protéger les personnes en difficulté, au prix d’un alourdissement du
prélèvement affecté à la redistribution. Ici, aucune démarche « technique » ne peut
dicter le montant adapté. C’est nécessairement un choix politique, où les
représentants de la nation doivent arbitrer avec sagesse entre des soucis légitimes et
opposés : protéger les personnes, préserver l’équilibre budgétaire, ne pas décourager
l’activité, etc. En attendant de pouvoir organiser un tel débat, considérons que le RSA
(hors forfait logement) donne un repère sur le niveau minimal généralement attendu.
Nous prenons l’hypothèse empirique suivante : AU1 vaut 192 € par mois et AU2 le
double, soit 384 € par mois. Après divers ajustements que nous ne détaillerons pas
ici, nous calculons pour l’année 2010 une assiette de revenus imposables à l’IURR de
1.347 Md€. Nous pouvons maintenant compléter l’équation budgétaire de l’IURR, en
considérant que la population résidente comptait 50,4 millions d’adultes et 15,9
millions de mineurs en 2010. L’équation précédente s’écrit alors (en M€) :
192*12*15,9 + 384*12*50,4 = 1.347.000 * Tft
Le taux de prélèvement Tft est de 20 %.
Deux ajustements importants sont encore nécessaires pour la définition de ce
système redistributif alternatif. En premier lieu, nous vérifions que les cotisations
sociales contributives couvrent effectivement les dépenses. Pour l’année 2010, la
micro-simulation nous permet de calculer une augmentation de 37,5% des cotisations
sociales contributives (retraite et chômage principalement), ce qui porte leur produit
de 160 Md€ à 220 Md€.

Une redistribution des patrimoines

Nous envisageons ici une reforme de quatre domaines dont les caractéristiques
redistributives actuelles ne sont pas satisfaisantes :
1. Les aides au logement
2. La fiscalité locale
• La fiscalité du patrimoine
• Le calcul des cotisations sociales contributives
La combinaison actuelle de la taxe foncière, des droits de mutation et de l’ISF est
d’autant plus critiquable qu’elle est opaque, qu’elle porte sur une estimation obsolète
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 255

des valeurs cadastrales (pour l’immobilier qui constitue les deux tiers des
patrimoines en France), qu’elle est l’objet de débats politiques récurrents.
L’option que nous simulons ici consiste à remplacer cet ensemble par une taxe
annuelle sur le patrimoine net de dette, nommé « taxe sur l’actif net » (TAN). Un tel
prélèvement existe aux Pays-Bas, au taux de 1,2 %. Nous utilisons un taux de 1 %
dans nos simulations, ce qui assure l’équilibre global du budget de la redistribution.
L’ensemble du patrimoine des ménages serait soumis à ce prélèvement annuel, sans
exception. Notons que la valorisation des patrimoines, majoritairement immobiliers,
nécessiterait le déploiement d’un effort administratif important de réactualisation
des valeurs locatives cadastrales, attendu depuis 1970. Par ailleurs, les diverses
exonérations (portant en particulier sur l’assiette de l’ISF) ne seraient pas reconduites
vers la TAN.
Les simulations réalisées avec MAUF-MS permettent d’identifier les gains ou pertes
moyens par fractile de revenu et de patrimoine. On repère par exemple que les foyers
sociaux du cinquième décile de revenu ne possédant aucun patrimoine gagnent en
moyenne 93 € par mois à la réforme, ce qui représente un gain de 4% par rapport à
leur revenu disponible actuel.
Au global, nous observons que selon l’axe « revenu », les perdants sont concentrés
sur les deux derniers déciles. C’est également le cas selon l’axe « patrimoine », la
matrice montrant une répartition plus contrastée, où les plus hauts patrimoines de
chaque fractile de revenu rassemblent les perdants. A l’extrême, les 1/1000 des plus
hauts revenus (165 k€/mois en moyenne) et patrimoines (30 M€ en moyenne)
perdent 10.694 €/mois, soit 9 % par rapport au système actuel.

Pour une redistribution simple, équitable et efficace


Le système redistributif que nous avons présenté au fil de ces quelques pages est
extrêmement simple, se limitant à quelques paramètres, décrit sans le tableau ci-
dessous (valeurs définies pour l’année 2010) :

Domaine Dépenses Recettes


Pensions de retraites, chômage Cotisations sociales sur le
ou invalidité. Indemnités travail (25% du salaire / 20%
journalières pour congé pour les non salariés)
maladie accident, maternité »,
parental. Maladies
Fonction assurantielle professionnelles, accidents du
travail.

Santé Soins de ville et hôpital CSG 12%

Fonction redistributive Allocation universelle IURR 20%


256 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Missions régaliennes,
éducation, interventions
Dépenses publiques générales diverses. Prestations
« compassionnelles »
Impôts sur la consommation,
TAN (1%), autres taxes

Capital collectif de la nation Gestion et charge de la dette


publique, investissements

Infrastructures et services
locaux. Aide sociale de
Biens publics locaux proximité (en nature). Redevances, taxe d’habitation et
transferts fiscaux

Cette proposition renforce la progressivité du système actuel, plus particulièrement


selon le niveau du patrimoine des ménages. Par ailleurs, elle élimine totalement les
trappes à inactivité, les taux de prélèvement étant strictement identiques sur toute
l’échelle des revenus. Les taux marginaux sont identiques aux taux moyens. Les
nombreuses inefficacités du système actuel sont éliminées. Enfin, ce système
supprime le biais actuel à l’encontre des revenus du travail par rapport à ceux du
patrimoine. Caractéristique fondamentale, cet ensemble redistributif des revenus et
des patrimoines conjugue quatre outils administrés totalement indépendamment
l’un de l’autre : (1) distribution systématique mensuelle d’AU1 et AU2, sans aucune
complexité administrative ; (2) prélèvement à la source de tous les revenus de l’IURR
et de la CSG-Santé ; (3) prélèvement annuel de la TAN sur déclaration de patrimoine
; (4) versement par les entreprises à l’URSAFF des cotisations sociales contributives.
Aucun rapprochement n’est nécessaire entre les quatre processus administratifs,
hormis pour justifier la déduction de la TAN des impôts IURR et CSG-Santé
acquittés l’année précédente sur les revenus du patrimoine immobilier, qui
pourraient certainement être pré-remplis par l’administration fiscale. Du point de
vue du citoyen, cet ensemble possède une vertu également peu ordinaire : il élimine
le risque de non recours par des personnes découragées ou honteuses d’entreprendre
des démarches administratives pour obtenir un revenu de subsistance. Dans le
même mouvement, il délégitime totalement les stratégies d’évitement fiscal, les plus
riches ne pouvant pas, en toute conscience, s’abstraire de prélèvements acquittés
également par les plus modestes. Là où les français tolèrent la fuite des plus hauts
patrimoines devant l’ISF, il serait plus difficile d’accepter l’égoïsme de fraudeurs à
l’IURR, à la CSG-Santé ou à la TAN, acquittés par tous les citoyens. Le niveau de
l’allocation universelle s’adapte naturellement en fonction de l’activité économique
du pays. Par exemple, si on fixe à 20 % le taux de prélèvement IURR, les hypothèses
économiques actuelles pour l’année 2012 portent les paramètres AU1 à 200 € et AU2
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 257

à 400 € par mois environ. Une fois le système redistributif simplifié en place,
l’alternance démocratique permet de l’ajuster progressivement, en respectant
l’équilibre budgétaire de la redistribution, par construction. Les montants AU1 et
AU2 utilisés dans notre simulation ont été définis avec l’objectif de se rapprocher au
maximum de la redistribution actuelle. Une fois les nouveaux dispositifs
redistributifs mis en place, rien n’interdit que la nation décide d’amplifier ses effets,
en augmentant les prélèvements et les montants redistribués. Seul l’exercice de la
démocratie permet de définir ces ajustements de façon pleinement légitime.
L’outillage MAUF-MS permet de tester toutes les hypothèses.

Références bibliographiques
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ATKINSON A.B. (1995), Public Economics in Action – The basic Income / Flat Tax Proposal, Oxford,
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VANDERBORGHT Y. & VAN PARIJS P. (2005) L’allocation universelle, La découverte, collection
Repères, thèses et débats.
258 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches
Inégalités et pauvreté dans les pays riches | 259

TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION :

Arnaud Diemer, Hervé Guillemin 1

PARTIE I : INEGALITES ET PAUVRETE A TRAVERS L’HISTOIRE DES FAITS ET


DES IDEES

Jérôme LALLEMENT, Université Paris Descartes


Entre Morale et Charité, la science économique et les pauvres, de Smith à Walras 15

Arnaud Diemer, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand


Inégalités et pauvreté, de Pareto à Galbraith, débats et controverses 39

Fabien Tarrit, Université Reims Champagne Ardenne


Les inégalités vues par Rawls, Dworkin, Sen et Cohen 72

Michel Herland, Université des Antilles et de la Guyane en Martinique


Des inégalités justes 96

PARTIE II : MESURE ET INDICATEURS DES INEGALITES ET DE LA PAUVRETE

Alexandre Berthe, Université Montesquieu, Bordeaux IV


Intégrer la question environnementale dans la mesure des inégalités 123

Hélène Langin, INSEE Auvergne


Inégalités et pauvreté, état des lieux en France et en Auvergne 138

Michaël Goujon, François Hermet, Universités d’Auvergne et de la Réunion


L’indice de Pauvreté Humaine : Une évaluation pour la Réunion 161

PARTIE III : FORMES ET EXPRESSIONS DES INEGALITES ET DE LA PAUVRETE

Sophie Boutiller, Dimitri Uzinidis, Université du Littoral – Côte d’Opale


Création d’entreprises, pauvreté, inégalités 177

Bruno Lamotte, Cécile Massit, UPMF Grenoble


La flexibilité ds marchés du travail à l’épreuve de la crise 209

Cécile Batisse, Nong Zhu, Universités d’Auvergne et du Québec


Inégalités de revenus au Canada 228

Marc de Basquiat, Université Paul Cézanne


Rationaliser un système redistributif 246

Table des matières 259


260 | Inégalités et pauvreté dans les pays riches

Dans la même collection

BORODAK D., DIEMER A., DOZOLME S. (2013), Heurs et malheurs du capitalisme,


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