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Études rurales

165-166 | 2003
Globalisation et résistances

Du travailleur au pauvre
La question sociale en Amérique latine

Denis Merklen

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/etudesrurales/8007
DOI : 10.4000/etudesrurales.8007
ISSN : 1777-537X

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 janvier 2003
Pagination : 171-196

Référence électronique
Denis Merklen, « Du travailleur au pauvre », Études rurales [En ligne], 165-166 | 2003, mis en ligne le 01
janvier 2005, consulté le 03 septembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/
etudesrurales/8007 ; DOI : 10.4000/etudesrurales.8007

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Du t ravailleur au pauvre. La quest ion sociale en Amérique lat ine

par Denis MERKLEN

| Édit ions de l’ EHESS | Ét udes r ur al es

2003/ 1-2 - N° 165-166


ISSN 0014-2182 | ISBN 2-7132-1807-1 | pages 171 à 196

Pour cit er cet art icle :


— Merklen D. , Du t ravailleur au pauvre. La quest ion sociale en Amérique lat ine, Ét udes r ur al es 2003/ 1-2, N° 165-166,
p. 171-196.

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DU TRAVAILLEUR Denis Merklen

AU PAUVRE
LA QUESTION SOCIALE
EN AMÉRIQUE LATINE*

Aussi bien dans la perspective des États et


des gouvernements que dans celle des orga-
nismes internationaux, la mise en place de
cette stratégie de lutte contre la pauvreté repré-
sente un choix politique majeur. Les politiques
sociales sont réorientées en fonction d’une
transnationalisation croissante des politiques
publiques. Une nouvelle optique théorique
dans les manières de concevoir et de concep-
tualiser les problèmes sociaux est le point de
départ de cette reconduction politique. En pre-
nant comme exemple l’Amérique latine, nous

A
U DÉBUT DU XXIe SIÈCLE un même proposons d’observer et d’analyser ces nouvel-
objectif réunit l’ensemble des orga- les directions conduites par les organisations
nismes internationaux depuis les transnationales qui font violence à une longue
Nations unies jusqu’aux principaux bailleurs tradition de traitement et de conceptualisation
de fonds, en passant par les gouvernements et de la question sociale.
par un bon nombre des plus puissantes ONG : Ce consensus autour de la lutte contre la
la lutte contre la pauvreté. Ainsi, pour les pauvreté s’inscrit dans un contexte marqué par
Nations unies, la période 1997-2006 est consa- de profondes mutations dans les sociétés latino-
crée à l’éradication de la pauvreté. « Notre rêve américaines. L’épuisement du modèle d’accu-
est un monde sans pauvreté », déclare pour sa mulation et de développement qui reposait sur
part la Banque mondiale. Pour l’UNESCO il une forte intervention de l’État et qui prévalait
n’est aujourd’hui d’enjeu plus important et plus dans tout le continent a favorisé ce qu’il est
fondamental pour la communauté internationa- convenu d’appeler les politiques du « consen-
le que le combat de ce « fléau persistant de sus de Washington » [Williamson 1996]. Ces
l’humanité » [BID 2000 ; BM 2000 ; ONU bouleversements ont déstabilisé les voies de
1995 ; PNUD 2000 ; UNESCO 2000]. Cette l’intégration et les formes de socialisation poli-
quasi unanimité a été renforcée en 1999 lorsque tique, principalement dans les couches popu-
la Banque mondiale et le Fonds monétaire laires. Au-delà d’importantes différences d’un
international ont lancé une initiative commune pays à l’autre, l’entrée dans le nouveau siècle
afin de mettre ce projet au centre des politiques est partout placée sous le signe de l’augmenta-
publiques transnationales. La force de cette tion du chômage, de la mise en question de la
initiative est d’autant plus importante qu’elle stabilité de l’emploi, de l’accroissement du tra-
conditionne le bénéfice d’une aide financière vail informel, de l’affaiblissement du rôle des
à l’élaboration d’un programme de lutte contre
la pauvreté (« Document stratégique de lutte * L’auteur remercie les commentaires de Daniel Bertaux,
contre la pauvreté ») [BM 2000]. Robert Castel et Silvia Sigal.

Études rurales, janvier-juin 2003, 165-166 : 171-196


Denis Merklen

syndicats, de la diminution de la présence de pauvreté en Amérique latine, nous essayerons


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l’État dans les domaines clés de la politique d’apporter une réponse à un certain nombre de
sociale, et des difficultés croissantes de l’école questions : comment s’inscrit le nouveau traite-
pour amener les jeunes vers le marché du travail ment de la question sociale en termes de pau-
et contribuer à leur promotion sociale. L’ap- vreté dans l’ensemble des transformations
pauvrissement et l’augmentation des inégalités socio-historiques touchant le continent ? Qu’est-
dans la distribution des revenus vont de pair ce que la notion de pauvreté met en lumière, et
avec les transformations des économies rurales qu’est-ce qu’elle empêche de voir2 ? Quelles ont
et induisent des changements importants dans été les conséquences de son utilisation dans la
les pratiques culturelles et politiques des cou- programmation des politiques publiques ?
ches populaires. Les Amériques latines se dis-
tinguent des autres régions du « Sud » moins par
1. Le coefficient de Gini mesure la distance existante
le niveau de pauvreté atteint dans leurs différen-
entre les plus hauts et les plus bas revenus. Le coeffi-
tes sociétés, que par la dynamique de décompo- cient varie en théorie entre 0, pour une distribution par-
sition sociale qui y gouverne depuis plus de faitement égalitaire, et 1 si tout le revenu est concentré
vingt ans. en une seule personne. Toutes les estimations montrent
Il paraît bien réducteur d’envisager cet que l’Amérique latine a la distribution des revenus la
ensemble complexe de transformations sous plus inégale du monde avec un Gini proche de 0,5 pour
l’ensemble des pays (contre 0,3 pour les pays dévelop-
l’angle de la pauvreté. Qui plus est, une telle pés et d’Europe de l’Est, 0,46 pour l’Afrique et entre
réorientation conceptuelle renverse les manières 0,34 et 0,4 pour l’ensemble de pays asiatiques). À l’in-
traditionnelles de penser le social en Amérique térieur de l’Amérique latine, l’Uruguay apparaît comme
latine. Malgré l’évolution récente vers une le champion de la bonne distribution avec un coefficient
conception « pluridimensionnelle », les études proche de 0,4, alors que le Brésil et le Paraguay rem-
portent le palmarès de l’inégalité des revenus avec des
concernant ces problèmes se focalisent sur l’aug- valeurs avoisinant 0,6. Le coefficient de Gini permet
mentation et l’intensification de la pauvreté, ou aussi d’observer les variations dans la distribution de la
bien sur les quantifications des degrés d’inégalité richesse d’un pays dans le temps. L’Argentine est sur
dans la distribution des revenus au moyen du une pente prononcée vers l’inégalité. Le pays passe de
coefficient de Gini1. C’est sous l’impérialisme valeurs proches de 0,3 dans les années soixante-dix à
presque 0,5 à la fin du XXe siècle. Les données ont été
théorique de la notion de pauvreté que travaillent
tirées de BID [2000].
les agences internationales telles que la Com-
mission économique pour l’Amérique latine des 2. Deux précisions. Premièrement, nous n’analyserons
Nations unies (CEPAL) ou l’UNICEF, ainsi que pas les différentes utilisations du mot pauvreté dans les
les médias, les sciences sociales, et les princi- sciences sociales en général ou sous un regard qui serait
paux bailleurs de fonds comme la Banque purement théorique. Pour une analyse des théories de la
pauvreté voir R. Ogien [1983]. En second lieu, les débats
mondiale ou la Banque interaméricaine de déve- méthodologiques concernant les techniques d’estimation
loppement (BID). de la pauvreté ne sont pas au centre de cet article. À pro-
Après une analyse des usages et de la genèse pos des débats méthodologiques en Amérique latine cf.
des principales méthodes de détermination de la J. Bolvinik [1999 et 2000] et A. Longhi [1996].
Du travailleur au pauvre

Nous faisons l’hypothèse que, en dehors de sont réglées et qu’une nouvelle problématique
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toute considération technique, les débats domine les débats, un deuxième glissement se
autour de la nature de la crise sociale en termes produit. Cette fois-ci, la catégorie se détache
de « pauvreté » et les dites « stratégies de lutte de ses déterminations méthodologiques et de
contre la pauvreté » doivent être considérés ses définitions théoriques pour revenir aux
comme la contribution des intellectuels à la eaux paisibles de la langue courante et retrou-
construction de nouveaux enjeux politiques. ver tous les contenus du sens commun. On se
Nous imposons ainsi un questionnement théo- met alors à combattre la pauvreté, celle-ci étant
rique afin de faire émerger la question poli- devenue une réalité évidente.
tique qui résonne en sourdine sous les orches-
trations de ces débats sur la pauvreté, sur la La question sociale redécouverte : pauvreté
meilleure façon de la mesurer, et, en dernière et paupérisation
instance, sur la manière la plus appropriée de Il faut bien admettre que le mot d’ordre de la
la combattre. Pauvreté est un mot maudit. Il lutte contre la pauvreté est largement justifié
opère comme un « obstacle épistémologique » par les données statistiques. En 1995 les
[Bachelard 1972] projetant une ombre épaisse niveaux de la pauvreté moyenne et de la pau-
sur des enjeux politiques qu’il empêche de vreté extrême étaient similaires à ceux enre-
voir. Dès lors, une dernière question s’impose : gistrés vingt ans auparavant et ils étaient très
quel est le rôle (politique) que les sciences supérieurs à ceux de 1980 [BID 1997]. Selon
sociales sont en train de jouer dans des conflits les chiffres de la Banque mondiale3, le nombre
concernant le sort des classes populaires ? de pauvres a augmenté de 20 % en Amérique
Or, pour que la problématique de la pau- latine entre 1989 et 1996 ; et dans une décennie
vreté soit capable de véhiculer des décisions de croissance économique la proportion de
strictement politiques sans le dire, et pour ceux qui vivent avec moins d’un dollar par
qu’elle puisse y embarquer les sciences socia- jour est restée stable : 15,3 % de la population
les, il lui faut jongler avec les notions. En effet, en 1987 et 15,6 en 1998. L’Argentine, pays de
nous verrons comment, avec la catégorie de catastrophe sociale, montre une progression
pauvreté, les sciences sociales vont contribuer étonnante de ces chiffres : en 1973, seulement
à la production d’un double glissement séman- 3 % de la population était sous le seuil de la
tique. Premièrement, selon les précisions tech- pauvreté selon la CEPAL ; en 2002 toutes les
niques avec lesquelles la catégorie de « pau- estimations situent cette proportion autour de
vreté » est définie par chaque organisme, il se 50 %. Sur l’autre rive du Río de la Plata, un
produit un déplacement dans les formes de autre ex-champion de l’équité présente une
considérer la question sociale qui en Amérique évolution similaire : un rapport officiel estime
latine se faisaient traditionnellement autour de
la figure du travailleur et non autour de celle 3. La Banque mondiale considère comme pauvres les
du pauvre. Or, une fois que les controverses personnes vivant avec moins de 2 dollars américains par
techniques autour du contenu de la catégorie jour. Pour les chiffres, cf. BM [2000].
Denis Merklen

que près d’un Uruguayen sur quatre est en situ- de la question sociale et du développement
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ation de pauvreté [Cámara de Representantes avait conduit à l’élaboration d’un certain nom-
2001]. bre d’outils théoriques, comme en témoignent
Ainsi, la paupérisation croissante et l’appa- les débats autour de la marginalité, la théorie de
rition de formes nouvelles de pauvreté sont la dépendance, les discussions sur la détério-
devenues des clichés parmi les plus courants ration des termes de l’échange ou les problé-
de la littérature. Dans ce contexte, bien que les matiques autour de l’économie informelle. Ce
chercheurs locaux aient joué un rôle important, changement de paradigme aura d’importantes
ce sont les organismes internationaux (BID, conséquences non seulement sur la planifi-
BM, CEPAL, PNUD, UNICEF) qui ont béné- cation et la mise en œuvre des politiques
ficié de la légitimité intellectuelle ainsi que publiques, et par conséquent, sur le compor-
des ressources économiques et de la capacité tement des acteurs collectifs mais aussi sur le
d’orienter les changements et les débats. Par développement des sciences sociales dont le
exemple, en 1996, la BID, la BM, la CEPAL et rôle politique est désormais de fournir une plé-
cinq gouvernements lancent un programme thore de consultants qui s’intègrent à l’État et
visant à « l’amélioration des études et de aux organismes internationaux dans la promo-
la mesure des conditions de vie en Amérique tion de la nouvelle perspective et l’élaboration
latine et les Caraïbes »4. Vingt trois millions de de ces stratégies de lutte contre la pauvreté.
dollars furent investis pour « produire une
information de haute qualité » nécessaire à la Seuil de pauvreté et besoins élémentaires
conception, et à la gestion de projets visant la Deux méthodes permettent de mesurer la pau-
réduction de la pauvreté et l’obtention d’une vreté : celle qui consiste à déterminer le seuil
plus grande justice sociale. de pauvreté (línea de pobreza – LP) et celle
La notion de pauvreté ayant acquis une posi- qui évalue les besoins de base insatisfaits
tion hégémonique, tous les débats tournent au- (necesidades básicas insatisfechas – NBI).
tour des différentes définitions du terme. Dans Actuellement la plupart des pays utilisent des
la majorité des cas la discussion ne concerne
que les aspects techniques ou méthodologiques 4. Le programme « Improvement of Surveys and the
de la mesure de la pauvreté ou du seuil à partir Measurement of Living Conditions in Latin America and
the Caribbean » (dit MECOVI par son sigle en espagnol)
duquel une population est considérée comme
comprenait dans sa première phase des études au niveau
pauvre, indigente, etc.5 régional et au niveau national dans 5 pays : l’Argentine,
C’est vers la fin des années soixante-dix que la Colombie, Le Salvador, le Paraguay et le Pérou.
l’on commence à parler de pauvreté alors que,
jusque là le traitement de la question sociale en 5. Nombreuses études sur la pauvreté prennent en compte
des « variables » comme la scolarité ou le chômage. Mais
Amérique latine utilisait des concepts qui reflé-
ces variables sont traitées comme des facteurs associés au
taient d’autres préoccupations intellectuelles phénomène de la pauvreté, c’est-à-dire que ces problèmes
et politiques. Dans ce continent caractérisé par sont déjà inscrits dans le cadre de la « nouvelle question
son indépendance intellectuelle, le traitement sociale ».
Du travailleur au pauvre

variations et des combinaisons de l’une et l’au- nous verrons plus loin, presque la totalité des
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tre approche6. Ouvrons une parenthèse afin de pays latino-américains suivent cette méthode
rappeler ce que les chiffres veulent dire. D’une du « seuil de pauvreté » (en espagnol, de la
part, quand un pourcentage de pauvreté est línea de pobreza) ou une variante de celle-ci8.
avancé, un glissement sémantique s’opère en On arrive à estimer soit le seuil de la pau-
vertu de la polysémie du terme à tel point que vreté « absolue », selon les considérations
le chiffre perd son sens, malgré les précisions d’Altimir [ibid. : 44], soit le seuil de pauvreté
techniques des statisticiens qui les produisent. tout court, équivalant « à des budgets de
D’autre part, « la statistique n’est pas un sim- consommation privée dont le montant est le
ple moyen d’observation mais contribue à pro- double de celui correspondant au budget mini-
duire son propre objet en construisant les faits mal d’alimentation ». De cette manière la quan-
qu’elle est sensée mesurer. Les formes qu’elle tité estimée suffisante pour faire face aux autres
crée, y comprises les plus abstraites, contri- besoins résulte de la proportion des dépenses
buent à définir les problèmes de l’époque » destinées à la nourriture dans la consommation
[Topalov 1994 : 270]. moyenne du groupe de ménages avec un niveau
En 1979 la CEPAL publie un important de revenus immédiatement supérieur au seuil
travail d’Oscar Altimir visant à déterminer la d’indigence. Les calculs de la CEPAL indi-
dimension de la pauvreté en Amérique latine quent donc que dans les pays latino-américains
[1979]. L’auteur cherchait à élaborer une ces ménages consacrent de 40 à 50 % de leur
méthode permettant de dessiner une ligne de budget aux besoins alimentaires, d’où il résulte
démarcation ou « seuil » de la pauvreté dans un seuil de pauvreté qui est le double de celui
onze pays du continent7. L’enjeu était d’impor- de l’indigence. Il s’obtient en multipliant la
tance, compte tenu de l’hétérogénéité des valeur des nourritures de base par un coeffi-
situations nationales. cient qui représente l’inverse des dépenses en
Selon la méthodologie élaborée par Altimir, nourriture des catégories à bas revenus. Les
on peut établir un premier seuil de « pauvreté
absolue » en conjugant un critère « absolu » 6. J. Bolvinik [1999 et 2000] fait une description
déterminant les besoins alimentaires de subsis- détaillée des variantes utilisées dans le continent.
tance, c’est-à-dire, les conditions de la repro-
7. Ces pays étaient l’Argentine, le Brésil, le Chili, la
duction biologique, et un critère « relatif » qui
Colombie, le Costa Rica, l’Équateur, le Honduras, le
prendrait en considération les spécificités des Mexique, le Pérou, l’Uruguay et le Venezuela.
traditions alimentaires de chaque pays. La
méthode proposée par Altimir résulte de l’ac- 8. Ce critère est employé dans tous les pays de
ceptation du caractère absolu des nécessités l’Amérique latine sauf au Mexique, où l’on utilise un
indice sur la base d’un ensemble prédéterminé de biens
(nutritionnelles) en tenant compte du caractère
considérés comme étant élémentaires. Actuellement, la
variable des moyens de répondre à de telles plupart des détails techniques de la « méthode Altimir »
sollicitations de l’organisme. C’est ainsi que la ont connu des modifications. Cela dit, aucune n’a modi-
CEPAL a réussi son pari. Pour des raisons que fié la méthode dans l’essentiel.
Denis Merklen

caractères absolu et relatif de la pauvreté se suivants : promiscuité, logement, salubrité, sco-


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combinent ainsi. Avec cette méthode, dans une larité et survie9.
société globalement pauvre comme la société Cette méthode est moins utilisée que celle
haïtienne le seuil de pauvreté tend à coïncider du seuil de pauvreté, entre autres parce qu’elle
avec le coût des aliments, par contre, dans une est beaucoup moins sensible aux variations
société où la part des frais de nourriture est conjoncturelles, notamment au niveau de la
moindre parce qu’on dépense dans d’autres relation revenus/prix. Cela est très important
biens et dans d’autres services, comme dans les dans des moments de réformes importantes ou
sociétés du Cône Sud, ce seuil a tendance à de crise, par exemple, lors des poussées infla-
s’accroître. tionnistes ou des crises financières, des pertes
Une autre méthode d’estimation de la pau- de postes de travail, de chute des salaires, etc.
vreté très répandue dans le continent latino- Or, précisément, l’extrême sensibilité du seuil
américain consiste à accompagner la technique de pauvreté aux fluctuations des prix est signa-
du seuil par une détermination des « besoins de lée comme l’un des points faibles de ce type
base insatisfaits », c’est-à-dire des NBI. Selon d’évaluations [Novaro et Perelman 1993],
cette formule seront considérés comme pauvres défaillance à laquelle échappe la méthode des
les foyers n’ayant pas accès à certains biens ou NBI capable de discriminer des conditions de
services liés à des « besoins de base », notam- « pauvreté structurelle » non dépendantes des
ment l’éducation et le logement. Plus simple variations des marchés. En effet, le taux de
en apparence que l’autre procédé, il suffit de scolarité, l’accès à l’assainissement ou le nom-
déterminer quels besoins seront considérés bre de foyers par logement ne présentent pas
comme basiques pour ensuite établir les limites de variations sur le court terme.
de leur satisfaction ou de leur insatisfaction. Il est clair que ces deux méthodes, qui sont
Par exemple le taux de scolarité des enfants ou les plus utilisées en Amérique latine, opèrent
le nombre de personnes par pièce dans chaque avec des définitions différentes de la pauvreté.
logement. Chacune permet de saisir une situation diffé-
L’estimation des NBI a trouvé en Argen- rente. Si le seuil de pauvreté est plus pertinent
tine l’une des premières applications avant pour observer des phénomènes de paupérisation,
d’être utilisée dans la plupart des États latino-
américains. La méthode voit le jour quand 9. Un seul des cinq indicateurs suffit à classer le foyer
l’organisme officiel qu’est l’Institut national comme pauvre : les ménages habitant à plus de 3 per-
des statistiques et des recensements publie en sonnes par pièce, habitant un logement inadapté, n’ayant
1984 la « Carte de la pauvreté en Argentine », aucun système d’évacuation des eaux usées ou d’aisan-
sur la base des données du recensement de ce, ayant un enfant n’allant pas à l’école, ou ayant un
taux de dépendance économique de 3 inactifs par per-
1980 [INDEC 1984]. Une cartographie très pré- sonne active (en foyers dont leur chef a un bas niveau de
cise et sophistiquée indique dans chaque district scolarisation). En 1992, le Comité [officiel] d’études sur
du pays le pourcentage de foyers ayant des la pauvreté modifia les indicateurs NBI et conclut à une
besoins de base insatisfaits selon les indicateurs réduction de la pauvreté en Argentine. Cf. CEPA [1992].
Du travailleur au pauvre

le calcul des NBI est plus efficace pour évaluer Quant au PNUD, il utilise trois indices dif-
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les situations de pauvreté historique ou férents, qui se rapprochent beaucoup de ceux
« structurelle ». L. Beccaria et P. Vinocur [1991] décrits pour les instituts des statistiques des
ont déterminé un ensemble de situations de pays latino-américains. En effet, le premier
pauvreté en utilisant un croisement des deux cherche à établir la limite des revenus néces-
méthodes. Ainsi, les individus et/ou les foyers saires pour parer aux besoins alimentaires de
dont le revenu est en dessous du seuil de pau- tout individu, ce qui permet de fixer le seuil de
vreté et qui présentent des besoins de base l’extrême pauvreté ; le deuxième indice évalue
insatisfaits seront classés comme faisant partie le seuil de la pauvreté générale donné par les
de la pauvreté structurelle, alors que ceux qui revenus nécessaires à la satisfaction des be-
ont des revenus en dessous du seuil mais qui soins essentiels non alimentaires (nous sommes
n’ont pas de besoins insatisfaits seront consi- là dans la même problématique de la LP de la
dérés comme des nouveaux pauvres. CEPAL, élaborée par Oscar Altimir). Avec le
Ces deux procédés relèvent de raison- troisième, le PNUD fixe un indice de la pau-
nements issus des sciences sociales latino- vreté humaine à partir de « manques » dans ce
américaines et leur utilisation continue à être qu’on considère « trois domaines essentiels de
majoritaire à l’heure de déterminer qui sont les la vie humaine » [1997 : 141] : longévité, édu-
pauvres. Or à partir des années quatre-vingt- cation et conditions de vie décentes. Bien que
dix, deux organismes internationaux ont com- plus large, ce dernier indice est proche de celui
mencé à mesurer la pauvreté dans tous les des NBI (il prend en compte le nombre de per-
continents dans le but de promouvoir des stra- sonnes risquant de décéder avant l’âge de
tégies pour la combattre à l’échelle planétaire. 40 ans, le nombre d’analphabètes, la proportion
La Banque mondiale et le Programme des d’individus sans eau potable, privés d’accès
nations unies pour le développement (PNUD) aux services de santé, les enfants souffrant de
élaborent alors chacun sa méthode ; l’une et malnutrition), car il met l’accent non pas sur les
l’autre seront appliquées dans les sociétés aspects monétaires de la pauvreté mais sur l’ac-
d’Amérique latine10. cès aux services publics.
La Banque mondiale établit donc ses Ce bref rappel des méthodes utilisées devrait
fameux seuils de 1 et 2 dollars par jour. Avec le nous aider à mieux comprendre de quoi parle-
seuil de un dollar par jour, elle cherche à tracer t-on lorsqu’on fait référence à la pauvreté. Ainsi,
la limite des revenus en dessous de laquelle la plupart des acteurs reconnaissent le caractère
s’établirait la pauvreté absolue, alors qu’en multidimensionnel du phénomène. La Banque
doublant le chiffre, la Banque se donne une mondiale qui a fortement été critiquée par le
marge de souplesse pour examiner la situation
des pays plus ou moins développés. On privi-
10. Nous ne présenterons ici qu’une description succincte
légiera, par exemple, le seuil de 1 dollar par des méthodes de la BM et du PNUD. Pour une analyse
jour pour l’Afrique sub-saharienne et celui de détaillée, voir E. Benicourt [2002] et J.-P. Cling,
2 dollars par jour pour l’Amérique latine. M. Razafindrakoto et F. Roubaud [2002].
Denis Merklen

caractère strictement monétaire de sa méthode, que ses avancées ont exercé sur les pays du
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fait actuellement état d’autres dimensions de Tiers-monde que par l’écho que ses progrès
la pauvreté, comme le « manque de parole » ont rencontré dans l’Occident industrialisé.
(voicelessness) ou le manque de pouvoir et L’élaboration des premières lois de couverture
d’autonomie (powerlessness) – bien que dans des risques du travail et des retraites a été mise
la pratique elle reste sur son premier critère, en place dans certains pays dès le début du
plus facile à quantifier [BM 2000 et 2001]. siècle, devançant parfois les États-Unis
Comment savoir alors de quoi on parle lorsque et l’Europe. C’est notamment le cas, certes
les gouvernements, les médias, les ONG ou exceptionnel, de l’Uruguay. Les réformes
encore les organisations internationales font sociales entamées par le président Batlle en
mention de la pauvreté dans une région ou 1903 sont extrêmement en avance pour l’épo-
mentionnent l’appauvrissement observé dans que : les syndicats ont ainsi obtenu l’interdic-
un pays ? tion du travail de nuit dans les boulangeries
En théorie, chaque institution définit avec ainsi que celle du travail des mineurs, la jour-
beaucoup de précision ce qu’elle veut dire et née de huit heures, un système de retraite, etc.
ce qu’elle quantifie, et, comme nous venons Des lois qui sont aussi favorables aux femmes,
de l’observer, tout le monde s’efforce de tenir concernant l’autorité parentale, le divorce ou
compte de la complexité du problème. Ce- les congés de maternité. D’autre part, ces
pendant, dès lors que le mot commence à mesures s’accompagnent de la création d’en-
circuler, la catégorie « pauvreté » décroche de treprises d’État (production et distribution d’é-
ses déterminations méthodologiques et penche lectricité, chemins de fer, frigorifiques), de la
tout naturellement vers des significations char- création de la Banque hypothécaire, de l’ins-
gées de connotations morales et religieuses tauration d’un enseignement public secondaire
contenues dans le mot même de pauvre. Et et universitaire ainsi que d’un système solide
c’est ainsi que se produit l’un des glissements de santé publique. « Cet ensemble de mesures
sémantiques dont souffre de manière incontrô- a fait de l’Uruguay une démocratie sociale
lée la problématique de la pauvreté. Or, pour unique sur le continent et même probablement
qu’il puisse opérer ce déplacement de sens, il dans le monde, modèle dont se rapprochèrent
faut que la catégorie de pauvreté réalise au pré- plus tard les régimes sociaux-démocrates
alable une première galipette. de Scandinavie, d’Allemagne et d’Autriche. »
[Touraine 1988 : 270] C’est aussi le cas du
La tradition sociale latino-américaine Chili et de l’Argentine, pays qui ont commencé
Contrairement à certaines idées acquises à implanter un régime de protection sociale dès
l’Amérique latine a une longue tradition dans les premières décennies du XXe siècle, et qui
le développement des systèmes de protection s’est consolidé dans les années quarante. Même
sociale et de normes de régulation des rapports dans les pays où l’extension des protections
de travail. Ce continent a joué un rôle impor- sociales et des régulations est moins impor-
tant en la matière, aussi bien par l’influence tante, ces systèmes sociaux avaient commencé
Du travailleur au pauvre

à couvrir les salariés des secteurs modernes et occupée dans l’économie formelle alors que
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formels de l’économie, notamment dans les 34 % travaillait pour l’agriculture traditionnelle.
grandes villes du Brésil, du Mexique, du Pour le Pérou ces proportions étaient respecti-
Venezuela ou de la Colombie. Cet ensemble vement de 41 % et de 38 %, et au Brésil un tiers
(hétérogène) de lois, d’institutions et de poli- des travailleurs étaient embauchés dans l’agri-
tiques régulatrices du social allait se répandre culture traditionnelle. Il est vrai que pour la plu-
(à des degrés différents) partout dans le conti- part des pays la sphère du social n’engloba
nent lors de l’installation des régimes popu- jamais les paysans et que dans les villes elle
listes, suite à la conjoncture de l’après-guerre. concernait surtout les travailleurs de l’économie
Lorsque l’intervention étatique en Amérique « formelle ». Cela n’empêche pas de voir que,
latine fonctionne comme l’un des moteurs de jusqu’aux années quatre-vingt, ce modèle orien-
l’économie et comme garante de la cohésion de tait les politiques et surtout qu’il était au centre
la société, la question sociale s’exprime selon des conflits sociaux.
une philosophie universaliste des droits inscrite L’évolution de ces systèmes de protection
généralement dans toutes les constitutions. sociale a été, répétons-le, hétérogène, que ce
Jusqu’aux années quatre-vingt, cette politique soit au niveau des pays et des régions, des pério-
eut pour résultat l’extension du système éduca- des de progrès ou de stagnation, ou de l’inten-
tif, de la couverture publique de santé, des sys- sité de la couverture. Cela dit, d’un point de vue
tèmes de protection sociale gérés par les syndi- général les années quatre-vingt marquent un
cats ou par l’État, des retraites, de la protection double tournant. En premier lieu, à partir de
aux familles, du logement, favorisant le déve- cette date tous les systèmes de protection so-
loppement du travail salarié. Évidemment la ciale du continent souffrent d’une dynamique
couverture réelle de ces systèmes connut des régressive sur tous les plans. Cette régression
niveaux très variés, faisant l’objet de disparités est principalement due au poids insupportable
importantes à l’intérieur de chaque pays et met- des difficultés financières [BID 1991], et à la
tant souvent en cause la prétendue universalité désagrégation tant du modèle d’accumulation
des droits. Cette variabilité répondait notam- que des pactes de solidarité qui jadis les ren-
ment au niveau de consolidation du salariat qui daient possibles. En second lieu, à partir des
couvrait en 1970 plus de 72 % de la population années quatre-vingt-dix, les politiques sociales
active en Argentine, au Chili et en Uruguay, en Amérique latine font l’objet de nouvelles
entre 60 et 70 % en Colombie et à Costa Rica, orientations. Ainsi, afin de faire la guerre à la
mais moins de 60 % au Mexique et à peine pauvreté, de trouver des remèdes aux effets de
52 % au Brésil [Thorp 1998 : 191]. l’« ajustement structurel » et en attendant la
Le salariat reste un phénomène à prédomi- reprise et l’assainissement de l’économie, on
nance urbaine et son poids est relativement réoriente les politiques sociales sur la base de la
moindre dans les pays avec une population ru- « focalisation », de la « décentralisation » et
rale importante. Ainsi à cette époque, seule de l’abandon des prétentions d’universalité
27 % de la population active de la Bolivie était [Faundez 1998]. Les États latino-américains
Denis Merklen

infirment ainsi une tradition selon laquelle la de l’ensemble de ces organismes est de con-
....
180
question sociale était pensée en relation avec le sidérer la pauvreté comme « la » dimension
travail. privilégiée de la question sociale.
On assiste donc à la production d’un
Des raisons pour un changement de consensus par le biais d’un accord explicite
perspective entre la recherche scientifique, les organismes
L’étude d’Altimir publiée par la CEPAL en internationaux et les États. Trois facteurs y
1979 a eu un impact très important, et a in- concourent : (a) la relation étroite entre les
fluencé en particulier les instituts publics de États et les organismes internationaux de crédit,
statistiques de chaque pays ainsi que de nom- (b) la remise en cause des perspectives théo-
breux centres d’investigation qui se sont lancés riques qui privilégiaient les conflits de travail et
dans des études sur la pauvreté. Par son appar- la classe ouvrière dans l’analyse de la question
tenance aux Nations unies et par son prestige sociale, ainsi que l’abandon des classes socia-
intellectuel, la CEPAL occupe une position im- les comme constitutives de la société, (c) le
portante aussi bien dans les décisions politiques changement « sociétal » marqué par le déclin
des États que dans la sphère académique, pour de l’influence des syndicats et de l’État face à
tout ce qui se réfère à la mesure de la pauvreté. d’autres acteurs politiques et économiques.
La méthode proposée par ses experts est d’em-
blée acceptée par la plupart des gouverne- LA RELATION ÉTROITE DES ÉTATS AVEC LES ORGA-

ments, lorsqu’il s’agit non seulement d’établir NISMES INTERNATIONAUX DE CRÉDIT

des diagnostics concernant la situation, mais C’est durant les années cinquante qui ont eu lieu
aussi de planifier l’action sociale. En plus, la en Amérique latine les premières interventions
CEPAL n’est pas seule mais partage ses orien- des « nouveaux » organismes internationaux,
tations avec tous les organismes internationaux notamment du Fonds monétaire international.
pour qui la question sociale est une affaire de Ces interventions prônent déjà des mesures qui
pauvreté. C’est le cas notamment des trois prin- auront des effets pervers sur les niveaux de vie
cipales institutions de crédit en Amérique des catégories populaires. Afin de réduire les
latine, la BID, la BM et le FMI. Ces organisa- déséquilibres économiques, le FMI plaide pour
tions ont mis au point leurs propres méthodes la réduction des dépenses publiques. Cela se tra-
pour déterminer le seuil de pauvreté, ce qui en- duit par une diminution des salaires (à l’époque,
traîne parfois des différences importantes dans les dépenses publiques étaient composées à
la comptabilisation du nombre de pauvres par 80 % de dépenses salariales)11. En général, pour
pays. Ainsi, la BM propose un seuil de deux les organismes de crédit le « bien-être » n’était
dollars par jour et par personne, ce qui aligne
les études sur l’Amérique latine sur celles qui
11. Ces premières interventions du FMI sont analysées
traitent des autres régions du monde. Mais il par R. Thorp, qui affirme que « les économies latino-
n’y a aucune différence de fond concernant la américaines ont été utilisées principalement comme
conceptualisation des problèmes. La position terrain d’essai » [1998 : 185 sq.].
Du travailleur au pauvre

pas un point de départ ni une orientation privi- l’État. Cette situation devient paradoxale à par-
....
181
légiée des politiques publiques mais découlait tir de la seconde période Menem (1994-1999)
du développement économique et de la mo- lorsque le pays est impuissant pour sortir de la
dernisation de la société. Ainsi la promotion « convertibilité » (un peso argentin équivaut à
sociale a été souvent reportée à une étape ulté- un dollar) ; elle ne fera que s’aggraver avec le
rieure, une fois l’économie assainie. gouvernement de Fernando de la Rúa (1999-
Si les interventions des organismes de crédit 2001). De telles tensions sont devenues cou-
dans la politique interne des États sont visibles rantes dans tout le continent dès lors que les
dès les années cinquante, elles deviendront plus États ont demandé une aide financière pour
importantes dans les années soixante-dix et résoudre les situations de crise et se sont ap-
massives à partir des années quatre-vingt. Deux puyés sur ces organismes en rejetant toute ten-
conditions expliquent l’augmentation de ces tative sérieuse d’opposition aux programmes
interventions. Dans un premier temps, les diri- de stabilisation ou de réformes d’inspiration
geants politiques prennent conscience du fait libérale. Après la crise financière qui a ébranlé
que le modèle de développement centré sur le Sud-Est asiatique en 1997, le Brésil à son
l’État et le marché intérieur est épuisé et ils per- tour connaît de grandes difficultés depuis
çoivent ce modèle comme la cause des conflits 1999 ; puis, c’est l’Argentine à la fin de 2000,
qui menacent l’ordre social12. avec la mise en place par le FMI du « blindage
Dans un deuxième temps la crise de la dette financier », ou de l’Uruguay, en 2002, lorsque
extérieure des années quatre-vingt laisse les la BID vient sauver ce pays de la fuite de capi-
États latino-américains dans une situation de taux. Mais la dépendance des États à l’égard de
dépendance financière qui induit le recours de ces organisations est plus visible encore lors
plus en plus fréquent des gouvernements à de des crises politiques : en Équateur avec l’inter-
tels organismes. En Argentine leur influence vention de la BID à l’issue du soulèvement des
devient décisive à partir de la dictature de 1976, Indiens et du coup d’État qui s’ensuivit, en
et plus particulièrement lorsqu’ils se consti- 1999-2000 ; en Argentine, après décembre
tuent en véritables acteurs du système politique
sous les gouvernements de Raúl Alfonsín et de
Carlos Menem. Sous la présidence d’Alfonsín, 12. Deux remarques sont nécessaires. D’une part, il faut
prendre en compte qu’en règle générale les économies
ces organismes internationaux interviennent
latino-américaines ont suivi deux modèles de développe-
déjà dans les conflits entre négociateurs ment initiés à la sortie de la grande crise de 1930 : une
gouvernementaux et groupes sociaux. Dès le première stratégie de substitution des importations, dite
premier gouvernement de Carlos Menem « nationale-populiste » dans les années 1940-1950 ; et
(1989-1994), ils participent directement dans une deuxième stratégie conduite par les courants dits
« développementistes », dominants dans les années
la prise des décisions. Dans un contexte d’ex-
1950-1970. D’autre part, il faut rappeler que la crise du
trême faiblesse étatique, ils donnent au gouver- modèle endogène est étroitement liée à la vague de
nement la marge d’autonomie indispensable, putschs militaires qui a déferlé sur le continent durant les
en se substituant dans une certaine mesure à années soixante-dix.
Denis Merklen

2001, lorsque le FMI refusa de coopérer avec le une affaire de politique sociale et non de poli-
....
182
gouvernement, ce qui provoqua une grave crise tique économique. L’État aura la responsa-
institutionnelle ; enfin, lorsque cet organisme bilité des politiques sociales à condition de
échelonne l’aide financière en deux étapes, maintenir la séparation entre économie et so-
avant et après l’élection présidentielle, en fonc- ciété et surtout de ne pas faire intervenir la
tion de l’engagement du candidat de gauche question sociale dans les décisions de poli-
Lula da Silva. tique économique.
Les missions des organismes internatio- À la fin des années quatre-vingt-dix un
naux de crédit ne sont pas connues uniquement changement important s’opère dans l’attitude
des ministres d’économie ; elles ne concernent des organismes internationaux de crédit,
pas seulement les décisions « macroécono- notamment la BID et la BM. Il est désormais
miques » concernant le contrôle de l’inflation, évident que vingt ans « d’ajustement struc-
le déficit fiscal ou la réduction des dépenses de turel » et de « réformes » n’ont pas apporté
l’État. Depuis les années quatre-vingt, d’autres d’amélioration de la situation sociale, bien
missions viennent aussi orienter le travail des au contraire. Car même lorsqu’elle était au
fonctionnaires et des techniciens de plusieurs rendez-vous (comme en Argentine entre 1991
champs d’intervention de l’État, de l’éduca- et 1996), la croissance ne s’est réalisée qu’au
tion à la police, en passant par les politiques prix de la destruction des anciens modèles d’in-
sociales13. Mais dans la mesure où une bonne tégration sociale. On concède alors qu’il ne
partie des politiques publiques se définit par le suffit pas « d’assainir » les économies, et aussi
dialogue avec ces organismes, les travaux des bien la BID que la BM décident d’intervenir
« missions » occupent une bonne place dans dans le social. Comment ? En multipliant les
les médias, et s’intégrent par ce moyen au efforts pour « lutter contre la pauvreté ». C’est
débat public. la raison pour laquelle le président de la BID,
Cette proximité étroite entre les États et les
organismes internationaux de crédit qui parta- 13. Nous avons nous-même eu l’occasion de participer à
gent les mêmes conceptions libérales est lourde trois reprises dans la planification de politiques publiques
de conséquences. La question sociale est dis- avec le soutien des organismes internationaux de crédit. Il
jointe de l’économie, qui fonctionne selon ses s’agit des programmes « Justicia social » et « Desarrollo
urbano », du ministère de l’Action sociale, et du projet
propres lois afin de libérer toutes ses potentia- d’accès à l’eau potable et à l’assainissement dans le
lités. Dès lors l’économie n’est plus une affaire Grand Buenos Aires, du gouvernement de la Province de
de société mais d’entreprise. La réduction des Buenos Aires. Financées à 50 % par des crédits interna-
problèmes sociaux à la paupérisation, sera ainsi tionaux, ces politiques dépendaient des décisions que les
la conséquence de la reprise économique et des organismes (BID et BM) prenaient souvent lors des
« missions ». Pour le cas du programme de développe-
interventions gouvernementales qui doivent
ment urbain, par exemple, la BID conditionnait l’attribu-
alors faire face aux effets « pervers » ou « col- tion du prêt (destiné à des infrastructures comme les
latéraux » de l’ajustement et des réformes. Une égouts) au fait que la municipalité en question mette en
fois la séparation acceptée, la pauvreté devient œuvre un « plan d’ajustement ».
Du travailleur au pauvre

Enrique Iglesias, trouvait « très significatif » en latino-américaines ont certainement donné aux
....
183
1993 qu’un « forum sur la réforme sociale et la sciences sociales du continent ses lettres de
pauvreté » fut organisé par cette institution. noblesse. C’est le cas de la très riche polémique
Selon ses propres paroles, « it is highly signi- autour de la « marginalité », conduite dans
ficant that the Forum on Social Reform and sa version culturaliste-moderniste par Gino
Poverty should be held here in Washington, Germani [1980] et dans sa version marxiste par
and that it takes place at the Bank. It is perhaps José Nun [1969] ou Aníbal Quijano, ou encore
a sign of things to come » [1993 : 83]. Ce « très le cas de la « théorie de la dépendance » de
significatif » est susceptible d’au moins deux Fernando H. Cardoso et Enzo Faletto [1971]15.
lectures. D’une part on y voit un changement Ces contributions ont exercé une influence im-
d’attitude de ces organismes de crédit, qui com- portante sur les pays du Tiers-Monde dans les
mencent à réagir face à la pauvreté. D’autre part années cinquante, soixante et soixante-dix. On
le rôle moteur qu’ils jouent dans la conceptuali- peut mentionner encore la théorie de la « dété-
sation et le traitement de la question sociale est rioration des termes de l’échange » de Raúl
mis en évidence. Prebish ou les réflexions de Hernando de Soto
[1987] sur l’économie informelle. Ces analyses
LE PROBLÈME DES CLASSES SOCIALES qui mettaient l’accent sur les conflits du travail
Les sciences sociales latino-américaines, héri- et sur les classes ouvrière et paysanne, dont le
tières des théories classiques élaborées en Eu- célèbre rapport de Bialet Massé [1904] est un
rope à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, exemple précoce, et probablement le premier
ont construit leur réflexion et leurs débats à antécédent16, n’étaient pas du seul ressort de la
partir d’une conception de la société comme recherche scientifique : elles faisaient partie des
étant constituée par un ensemble de classes représentations courantes dans les médias, elles
sociales dans le cadre d’un État-nation. Comme étaient intégrées dans les discours des partis
en Europe, cette élaboration intellectuelle a
suscité de nombreux conflits et controverses,
sans que l’existence de classes sociales fut mise 14. L. Boltanski et È. Chiapello font une analyse géné-
en doute14. Au-delà de l’influence des courants rale de la mise en cause des classes sociales dans les
de la sociologie européenne, la spécificité des représentations de la société comme l’un des problèmes
concernant la perte de capacité critique de la sociologie
situations nationales a inspiré un travail de
[1999 : 376 sq.].
théorisation abondante et originale en Amé-
rique latine. Cela s’explique notamment par 15. Pour suivre les débats sur la marginalité, cf. D. Fassin
l’importance des populations paysannes d’ori- [1996] et D. Merklen [1998].
gine indienne et leur urbanisation croissante,
16. Pour répondre à une commande gouvernementale
ainsi que par la présence de « couches margi-
datée de 1904, l’ingénieur espagnol J. Bialet Massé réa-
nales » en milieu urbain. lise un Informe sobre el estado de la clase obrera [1985].
Les conceptualisations et les débats théo- Cet impressionnant rapport devait servir de base à la
riques autour des singularités des sociétés rédaction de la loi sur le travail en Argentine.
Denis Merklen

politiques et se reflétaient dans les sujets abordés rie. Face à la « crise des paradigmes », l’illusion
....
184
couramment par la littérature17. empiriste a un effet rassurant. Chaque fois que
Ces conceptions du social sont aujourd’hui l’on peut montrer le taux d’indigence d’un pays
tombées dans l’oubli et ne subsistent que ou l’évolution de la courbe des nouveaux pau-
comme matière, de plus en plus rare d’ailleurs, vres, les sociologues trouvent un repos aux nuits
des cursus universitaires. Leur abandon au d’insomnie provoquées par l’effondrement de
profit d’une nouvelle problématique en termes leurs vieilles théories. D’autant plus que le
de pauvreté n’obéit pas à un dépassement de scientifique peut, données à l’appui, répondre
ces idées par des propositions plus adéquates, aux sollicitations des hommes d’État sans faire
mais au fait qu’elles sont inscrites dans un appel à des conceptualisations déjà remisées
temps qu’« il vaut mieux oublier ». Ce chan- dans les archives.
gement de cap résulte des transformations Une fois que le « seuil de pauvreté » a été
touchant l’ensemble de la société. En effet, défini, tout le monde peut comprendre ce que si-
comme le signale Christian Topalov [op. cit.], gnifie être pauvre. Or le traitement de la question
une histoire sociale des idées doit placer les sociale en termes de pauvreté est une perspective
représentations au sein des conflits sociaux et limitée qui remplace un déficit théorique. Im-
des pratiques qu’elles contribuent à définir. puissantes face aux changements, les sciences
Dans ce sens les représentations en termes de sociales ont simplement abandonné les vieilles
classes des sociétés latino-américaines sont conceptions du social. Beaucoup de chercheurs
apparues avec la consolidation des classes tra- en connaissent les raisons : perte des capacités
vailleuses à la suite de l’industrialisation visant explicatives des anciens paradigmes et inadé-
à la substitution des importations, et avec la quation au nouveau contexte politique, mais ils
montée des mouvements national-populaires. préfèrent faire la sourde oreille sur les consé-
Quand ces conditions historiques sont épuisées, quences théoriques d’un tel choix puisqu’ils ne
les représentations qui les sous-tendent devien- maîtrisent pas les instruments pour combler le
nent obsolètes. vide conceptuel.
La substitution de la notion de pauvreté aux De surcroît, au niveau politique, ce change-
représentations des classes ne s’opère pas uni- ment coïncide avec la crise du modèle fondé
quement dans le domaine des sciences sociales, sur le développement (desarrollismo). Ce cou-
quoique les changements à l’intérieur de celles- rant important nourrit toute l’Amérique latine
ci aient eu une importance non négligeable. À entière pendant près de trois décennies à partir
partir des années quatre-vingt, on assiste à un des années cinquante, aussi bien ses gouverne-
foisonnement de diagnostics portant sur la pau- ments que ses intellectuels, et inspira la création
vreté ; ceux-ci ne relèvent pas d’une nouvelle
élaboration théorique mais du perfectionnement
17. L’autre grande contribution intellectuelle provenant du
des techniques d’enquête et notamment des sta- « Nouveau Monde » a été apportée sans doute par l’his-
tistiques. Ainsi un surplus d’information et de toire, à propos des analyses sur le processus de conquête
données vient combler le vide laissé par la théo- et de colonisation espagnole et portugaise.
Du travailleur au pauvre

d’organismes internationaux comme la Banque latino-américaines ont en commun d’avoir mis


....
185
interaméricaine de développement ou la fin aux régimes national-populistes instaurés
CEPAL. Pour les desarrollistas le progrès pendant la période qui a suivi la Seconde guerre
social découlait de l’industrialisation et de la mondiale, et considérés comme la source de
modernisation de l’agriculture. Le projet de tous les conflits sociaux. Ces régimes avaient
développement prenait appui sur une alliance subordonné l’économie à la politique, situation
capital-travail, orientée par les techniciens et les qui favorisa la superposition des identités socia-
planificateurs de l’État18. Aujourd’hui resurgis- les et politiques, ainsi que l’incorporation des
sent les réminiscences de ce modèle dans les ins- organisations sociales à l’État, ce qui réduisit
titutions internationales sous la forme d’un débat leur indépendance. Les travailleurs entrèrent
portant sur les moyens d’agir devant la pauvreté. dans une configuration sociétale qui leur exi-
Doit-on aider les pauvres ou inclure la lutte geait une participation active, ce qui renforçait
contre la pauvreté dans un programme plus vaste les organisations syndicales de type corporatiste
de développement? [Cavarozzi 2000]. Ces catégories populaires
Nous reviendrons sur cette question, mais s’intégrèrent à la société en tant que peuple tra-
notons pour l’instant que c’est par l’analyse vailleur par le biais de la nation. Ce qui explique
d’un double processus historique que nous que le conflit social évoqué par les discours
pouvons à présent commencer à comprendre le populistes l’est toujours en termes de conflit
glissement sémantique par lequel les sciences national, où s’affrontent le peuple, substance de
sociales appellent aujourd’hui pauvres ceux la nation, et ses ennemis.
mêmes qu’elles appelaient hier des travailleurs. Les populismes latino-américains ont échoué
Il nous reste encore un troisième aspect à en raison du ralentissement de la croissance éco-
signaler. nomique, ce qui a exacerbé les tensions sociales
et provoqué une poussée politique extrémiste.
LE CHANGEMENT « SOCIÉTAL » La vague de coups d’État des années soixante-
Les pays latino-américains ont devancé les dix marque un tournant. À partir de là on peut
courants reaganiens et thatcheriens dans l’appli- suivre la désarticulation du modèle d’intégration
cation des modèles néo-libéraux et la désarti- sociale instauré dès l’après-guerre. Le principal
culation des anciens modèles de développement objectif des gouvernements militaires est alors
économique. Les dictatures militaires qui ont de déraciner les traditions populistes, avec l’am-
pris le pouvoir au cours des années soixante-dix bition de changer la structure de la société à
(le Brésil en 1968, le Chili et l’Uruguay en 1973,
l’Argentine en 1976), se sont attaquées avec 18. Les courants « développementistes » s’épuisent en
virulence au démantèlement de l’ancienne raison de leur incapacité à contrôler les conflits sociaux ;
cela est paradoxal parce que la situation sociale était à
société et ont appliqué, souvent avec moins de
tout point de vue bien meilleure que celle qu’on trouve
succès mais avec la même fermeté, des pro- aujourd’hui sous les régimes d’inspiration néolibérale,
grammes néo-libéraux. Au-delà d’importantes régimes sous lesquels on ne constate pas (encore ?) de
différences, les dernières dictatures militaires conflits trop importants.
Denis Merklen

partir de l’État. Les militaires mettent ainsi à « Désormais, on ne parlait plus tant de libérali-
....
186
l’œuvre de redoutables essais de transformation sation que de réforme, et surtout de réforme
volontariste de la société, et de son rapport avec structurelle. » [Thorp op. cit. : 249] L’heure des
l’État, afin de mettre un terme à la dynamique privatisations était venue.
conflictuelle inaugurée et consolidée dans les Les réformes ont eu pour principal effet de
décennies précédentes et qui, d’après eux, a mettre fin à l’intervention de l’État sur l’éco-
plongé la société dans le chaos. Afin de mettre nomie, de désamorcer les systèmes de protec-
un terme au « désordre », il faut modifier les tion sociale et de désarticuler l’intervention des
conditions qui ont permis aux catégories popu- syndicats dans l’architecture de l’État. Il est
laires de se constituer en une classe laborieuse. surprenant de voir que dans un pays comme
Pour ce faire la fin de la participation organisée l’Argentine où l’héritage de l’époque populiste
des individus au sein de l’État en tant que était pourtant l’un des plus forts, le modèle libé-
travailleurs devient une nécessité. Commence ral s’est imposé et les catégories populaires, qui
alors une transformation irrévocable, non seule- avaient mis un demi-siècle à se constituer en
ment de l’État, mais aussi des relations sociales classe laborieuse et peuple travailleur, sont de-
fondamentales, des acteurs collectifs et d’une venues des pauvres en l’espace de ces dernières
partie importante des principes régulateurs de la vingt-cinq années. C’est aussi le cas des ou-
vie sociale19. vriers, des mineurs ou des paysans en Bolivie,
Une révolution s’amorce donc par le haut. au Chili, au Pérou et partout dans le continent.
Or elle n’allait s’accomplir qu’au fil des an-
nées quatre-vingt et quatre-vingt-dix avec la 19. Il n’est pas inutile de rappeler que cette mouvance
mise en œuvre des politiques du consensus de dite aperturista, c’est-à-dire d’ouverture des marchés par
Washington. Ces politiques se fondent, comme réduction des taxes douanières, a touché un bon nombre
de pays avant les débats autour de la globalisation. En
on le sait, sur la réduction des dépenses de
outre, la question de la différence entre les pays doit être
l’État, sur la libéralisation de l’économie, sur signalée : le moment, la forme et l’intensité des réformes
l’ouverture des marchés, sur les privatisations, néolibérales (ouverture des marchés, réduction de l’État
sur la flexibilité des rapports dans le monde du et privatisation des entreprises publiques, flexibilisation
travail, sur la diminution du coût de la main- du rapport salarial, etc.), ont présenté des différences
d’œuvre et du secteur public, ainsi que sur la importantes d’un pays à l’autre ; par exemple, entre
l’Argentine et le Brésil ou le Mexique ; ou des différen-
création de conditions plus favorables au déve- ces au niveau de l’impact du même modèle, par exemple
loppement du secteur financier. Dans un entre le Chili et l’Argentine. Pour un certain nombre de
premier temps, les politiques des années quatre- pays comme le Mexique, ces transformations par le haut
vingt se sont concentrées sur l’orthodoxie finan- n’ont pas été l’œuvre des militaires au pouvoir. Ce qui
cière, la libéralisation et l’ouverture aux marchés n’enlève rien au fait que les élites étaient convaincues de
l’épuisement du modèle de développement endogène et
internationaux, et la réduction de la taille de
qu’elles ont agi en conséquence. À strictement parler,
l’État et de son rôle vis-à-vis de l’économie. l’analyse devrait rendre compte du processus dans
Dans un second temps, les années quatre-vingt- chaque pays, ce qui va au-delà des possibilités de cet
dix montrent un changement de terminologie. article.
Du travailleur au pauvre

Des pauvres donc perçus davantage comme disparaîtra avec la croissance économique et
....
187
faisant l’objet de l’assistance que comme parti- que le seul rôle des politiques sociales est d’at-
cipant à la production de la richesse ou à ténuer les effets négatifs de l’assainissement
la construction de la destinée nationale. Le économique. Cette conception sous-tend l’idéo-
changement structurel se manifeste alors par logie de nombreux programmes d’assistance de
une mutation des identités collectives renforcée la région, notamment dans les années quatre-
par un phénomène de « classification ». C’est vingt21. La CEPAL incarnerait une perspective
le troisième support du grand glissement contraire, préconisant une approche politique
sémantique. intégrée qui tiendrait compte à la fois de la
question sociale et de la politique économique
Les conséquences de la nouvelle concep- afin d’augmenter les capacités institutionnelles
tualisation en termes de pauvreté de l’État. Une deuxième controverse met face à
Dans les années quatre-vingt l’ensemble des face deux types de politiques, l’une, ciblée sur
pays latino-américains sont plongés dans un les différentes catégories et populations, et
débat concernant les politiques sociales. La l’autre, universaliste, plus proche des idées tra-
progression des chiffres mettait déjà en évi- ditionnelles sur les droits sociaux et la sécurité
dence la paupérisation croissante. Il était alors sociale.
question de la manière d’y remédier. Les prin- Finalement on assiste à un important dépla-
cipales attitudes dans ce débat dépendent des cement du rôle des différents acteurs chargés de
positions que chaque acteur occupe à l’égard
des transformations sociales ainsi que de la 20. Nous suivons ici en partie la présentation faite par
considération des moyens les plus efficaces G. Kessler [1998 : 50 sq.].
pour faire face aux nouveaux problèmes de
21. On pourrait objecter à notre présentation que le dis-
société. Deux positions s’affrontent : celles qui
cours de la BM a beaucoup évolué, notamment dans le
s’inscrivent dans la tradition latino-américaine dernier rapport 2000-2001 [2000]. En effet, la BM a
et plaident pour une « stratégie de dévelop- avancé dans sa conceptualisation de la pauvreté, tant
pement », et celles qui prônent la « lutte contre dans le sens du diagnostic que de celui des recomman-
la pauvreté ». Ces différentes orientations peu- dations, à partir des nombreuses critiques qui lui ont été
vent se résumer en une série d’oppositions20. adressées depuis la publication du rapport 1990. Il est
donc vrai que le discours de la BM est devenu plus com-
Une première ligne de partage s’opère entre plexe et qu’il traduit de nombreux conflits, même au sein
ceux qui considèrent que les politiques sociales de l’institution – dont l’épisode le plus connu est la
ne doivent être qu’un complément des poli- démission de son économiste en chef, J. Stiglitz, chargé
tiques économiques d’ajustement et ceux qui de la rédaction du rapport 2000-2001. Cependant, le dis-
pensent que les politiques publiques forment cours produit est tributaire d’une extrême confusion
catégorielle, donnant l’impression qu’il avance dans tou-
un ensemble intégré et qu’on ne peut pas sépa- tes les directions sur le plan discursif, mais dont les
rer les politiques sociales des politiques éco- applications pratiques des catégories comme les voice-
nomiques. La Banque mondiale soutient la less ou les powerless cités auparavant seront difficiles à
première position, en considérant que la pauvreté trouver [Cling et al. 2002].
Denis Merklen

mettre en place les politiques sociales. Ce nou- alors à une multiplication de programmes cen-
....
188
veau processus s’accompagne d’un plus grand trés sur les pauvres urbains ou ruraux, sur les
poids des ONG et des associations d’habitants, femmes, sur l’enfance, sur la jeunesse et sur le
en dépit d’un retrait de l’État et d’une forte troisième âge, ou encore sur les Indiens ou les
diminution du rôle des syndicats. Les nouvel- handicapés. Ainsi, la fragmentation institution-
les orientations des politiques sociales vers la nelle découle des thématiques des programmes :
participation et la focalisation ouvrent une voie la lutte contre le sida ou la drogue, l’amélio-
importante à la participation des organisations ration de l’habitat des bidonvilles, l’assistance
locales, tant au niveau des communautés rura- alimentaire, le planning familial, le soutien
les que des organisations de quartier. accordé aux communautés rurales.
Au-delà des débats, et dans le cadre de la En ce qui concerne la « décentralisation »,
« lutte contre la pauvreté », il s’opère d’abord deux phénomènes s’amorcent. D’une part, le
une « modernisation » qui définit une nouvelle transfert des responsabilités vers l’échelle
forme institutionnelle du « social »22. Tout locale de gouvernement. Les municipalités
d’abord la plupart des réformes ont visé à obte- deviennent ainsi les nouveaux protagonistes des
nir une participation du secteur privé dans le politiques sociales au sein de l’État, au détriment
fonctionnement des services sociaux. L’État va des ministères ou des instances centrales. Ce
ainsi centrer son action sur les populations dont programme accompagne la focalisation, puisque
les ressources ne leur permettent pas de faire les politiques sociales ne doivent pas avoir un
face aux coûts des services privatisés de santé caractère universel. Il s’agit d’aider ceux qui
ou de scolarisation, par exemple. Ensuite, ce sont en situation de détresse et pour cela il faut
mouvement modernisateur propose une réo- être près du terrain. D’autre part, la totalité des
rientation des politiques. Il s’agit désormais documents, des colloques et des déclarations
d’abandonner les prétentions universalistes provenant des experts ou des décideurs prônent
pour focaliser les actions sur les catégories de une augmentation de la participation sociale
pauvres les plus affectées par les difficultés. sous forme spécifique : l’implication à l’échelle
Pour cela, ce mouvement doit s’accompagner locale des populations définies comme cible. Il
d’une décentralisation des responsabilités de n’est jamais question de renforcer le rôle des
l’État central au bénéfice des municipalités. syndicats puisque, on le sait, cela comporterait
L’objectif affiché est l’efficacité des politiques des effets immédiats sur l’économie, d’autant
tant en termes de coûts que d’impact. plus que la question sociale n’est plus l’affaire
des travailleurs et de leurs organisations.
Focalisation et décentralisation : la mise en
œuvre des politiques
22. On trouve une analyse des différents programmes
La « focalisation » consiste à cibler les poli-
créés en Argentine, Brésil, Chili et Mexique in
tiques sociales sur les différents groupes à A. Faundez [1998]. Voir aussi l’impressionnant recueil
assister et sur les divers types de problèmes d’opinions et de recommandations, allant dans ce sens,
sociaux associés à la pauvreté. On a affaire organisé par la BID et le PNUD [1993].
Du travailleur au pauvre

Il y a effectivement une cohérence entre salaire moyen de 130 dollars (les salaires ne
....
189
l’affirmation de la « complexité » de la pau- peuvent pas dépasser les 200 dollars)24. « Le
vreté, son caractère « multidimensionnel » et la projet vise les plus pauvres du pays, incluant les
multiplicité de ses causes. On invoque à juste personnes non qualifiées. Le dispositif est sim-
titre la diversité de contextes géographiques, ple : les payes du Programme “Trabajar” sont
économiques, politiques ou culturels pour ren- suffisamment basses pour n’attirer que ceux qui
dre compte du caractère hétérogène du phéno- n’envisagent que des petits travau. » La BM
mène. Mais la conséquence de ce constat est la précise que « le plus important critère pour
démultiplication de la pauvreté en une infinité qu’un projet soit approuvé est le niveau de pau-
de problèmes qui méritent chacun des solu- vreté de son implantation » [BM 2000 : 145].
tions spécifiques. D’où l’intérêt de donner Le PROMIN (1993-2003) est un programme de
l’initiative aux habitants, seuls connaisseurs de protection de la petite enfance dans le domaine
leur réalité. On renonce ainsi à traiter le social de la santé et de la nutrition qui compte aussi
en termes d’une question fondamentale qui avec la participation du PNUD et de l’UNICEF.
serait le dénominateur commun de situations Il a pour objectif la construction de dispensaires,
diverses. garderies et cantines, ainsi que la promotion de
Un bon exemple de politiques issues d’ini- plans de vaccination. Dans les deux program-
tiatives menées par des organismes interna- mes (pour un coût total de 2,63 milliards de dol-
tionaux pour lutter contre la pauvreté est fourni lars, dont 30 % apporté par la BM), on vise
par la Banque mondiale. Dans son livre intitulé des catégories particulières de population,
Our Dream. A World Free of Poverty, la BM avec un mécanisme décentralisé intégrant les
présente ses initiatives dans dix-huit pays, dont gouvernements locaux et la participation des
cinq latino-américains : l’Argentine, la Bolivie, intéressés. Les deux dispositifs sont conçus sous
la Colombie, le Pérou et le Salvador [2000]23. la bannière de la « lutte contre la pauvreté », y
Deux programmes concernent l’Argentine : compris dans le cas de « Trabajar » qui est un
« Trabajar » (travailler) et PROMIN. Après programme d’aide aux chômeurs. Comme on
l’explosion du chômage qui atteint 18 % de la l’a vu, les salariés de l’Argentine (qui avec ses
population active en 1995 et plus de 40 % de 8970 dollars de PIB par habitant en 2000, selon
travailleurs dans l’économie informelle, le gou-
vernement et la BM se décident à mettre
23. D’autres exemples nombreux de programmes de lutte
en œuvre le Programme « Trabajar ». Il s’agit contre la pauvreté en Amérique latine sont décrits dans
d’un programme d’emploi temporaire où l’on un recueil publié par le BID [Lustig ed. 2001].
finance la main-d’œuvre et les matériaux pour
des travaux d’intérêt collectif tels la construc- 24. Au moment de l’édition de ce document, un peso
argentin équivalait à un dollar américain. Depuis 2002,
tion de centres de santé et de cantines commu-
1 dollar = 3 pesos, et les plans « trabajar » ont été rebap-
nautaires ou la réparation de sièges associatifs. tisés et reformulés : ils s’appellent « Planes jefes y jefas
Entre 1997 et 1999, 650 000 emplois tempo- de hogar » et les montants perçus sont de 120 dollars
raires (entre 3 et 6 mois) ont été créés, avec un (40 US dollars).
Denis Merklen

les données de la BM, n’était pas un pays pau- et très endettés, il est très improbable que l’on
....
190
vre) constituaient les deux tiers de la population puisse lire dans un document de ce type que sou-
il y a vingt cinq ans tandis qu’aujourd’hui ils ne vent les conditions de production de la richesse
sont qu’une minorité (proche de 40 % selon les et celles de production de la pauvreté sont étroi-
estimations). Pourquoi s’obstine-t-on à y voir tement liées.
un problème de pauvreté et non pas un pro- Dans son analyse sur les politiques de lutte
blème de rapports de travail ? La BM précise contre la pauvreté, Else Oyen souligne que ces
qu’en échange de l’aide fournie, elle a obtenu initiatives ont pour caractéristique commune de
« des nombreux gouvernement locaux qu’ils ne jamais avancer là où un conflit peut émerger.
utilisent leurs propres ressources pour promou- En effet, que l’on veuille ou pas, la réduction de
voir le modèle PROMIN à d’autres zones » la pauvreté signifie la modification des hiérar-
[ibid. : 142]. chies sociales établies sur la base d’une distri-
En Bolivie la BM soutient la Fondation de bution donnée de la richesse. Évidemment, la
la plus grande compagnie minière du pays, Inti transformation de ces relations sociales signifie
Raymi, pour la construction de centres de inévitablement la modification de ces relations
santé, de 500 pompes manuelles d’eau, d’éco- de pouvoir. Comme le dit cet auteur, « on voit
les et de centres de santé dans la région d’Oruro mal comment la répartition plus équitable des
[ibid. : 129-135]. Un autre exemple est celui du richesses et des revenus […] serait conforme
Pérou avec un programme de réduction de la aux intérêts de ceux qui disposent d’une fortune
pauvreté dans une zone rurale de haute monta- ou des revenus élevés. De ce fait, les écarts de
gne. Le projet intitulé « Sierra natural resources revenus se sont creusés dans la plupart des pays
management and poverty alleviation project » et les gens très riches sont devenus les idoles du
(1996-2002, coût total 93 millions de dollars), a jour » [1999 : 527-533]. On pourrait ajouter,
été mis en œuvre dans sept des départements comme le souligne J-P. Cling dans son analyse
les plus pauvres du pays et il vise à la conser- sur le discours de la Banque mondiale, que le
vation des ressources naturelles et à l’augmen- problème des hiérarchies sociales se pose tant
tation des revenus de 75 000 familles « avec sur le plan national que sur le plan transnational.
une approche participative » [ibid. : 85-91]. De ce point de vue, les différentes analyses
Nous pourrions citer tous les programmes de reconnaissent certes l’existence de pauvres et de
« lutte contre la pauvreté »25 présentés par la riches, ou des « élites », mais elles n’identifient
BM dans Our Dream et nous continuerons à voir jamais les dynamiques que les relient entre elles.
que malgré les efforts déployés, elle n’arrivera La focalisation et la localisation du regard nous
probablement pas à voir la réalisation de son
« rêve ». En effet, si dans ses derniers documents
25. Les autres projets en cours sont : « Educo », destiné
stratégiques la Banque mondiale reconnaît l’im-
à donner accès à l’école à des enfants des zones rura-
portance des aspects macroéconomiques et les au Salvador ; le Programme de dialogue national en
prend en compte des aspects comme la réduction Bolivie et le Programme d’assistance stratégique en
de la dette extérieure pour les pays très pauvres Colombie.
Du travailleur au pauvre

aident ainsi à voir de plus près la pauvreté dans et d’une évaluation chiffrée de la misère, se
....
191
laquelle se trouvent les paysans du Pérou, de la déploie une sociologie naïve, plate, éblouie par
Bolivie ou de l’Équateur, mais elles nous empê- l’impact des projecteurs illuminant le nombre
chent de regarder le lien que cette situation peut d’individus vivant en dessous du seuil de la
avoir avec des phénomènes comme la politique pauvreté.
agricole commune en Europe ou le monopole Chaque fois que les sciences sociales
des végétaux génétiquement modifiés. abordent la pauvreté, deux phénomènes s’en-
La décentralisation, la focalisation et la par- chaînent. En premier lieu, on oublie les dyna-
ticipation peuvent rendre aussi plus efficaces miques sociales et les rapports de pouvoir, sou-
les interventions. Mais elles ne dépassent pas vent à l’origine des questions sociales. Que ce
le domaine de l’assistance du moment qu’elles soit dans les débats, dans les colloques ou dans
ne forment pas partie d’une stratégie globale les publications, les sociologues commencent
d’action touchant aux dynamiques qui engen- à s’interdire de parler d’entreprise, de syndicat,
drent la paupérisation. de rapports de force, de conflits de pouvoir, de
relations transnationales, etc. Mais la question
Quelques connotations théoriques sociale ne peut être dissociée de la figure du
L’Amérique latine est la région du monde où la travailleur et l’on ne peut pas faire l’économie
distribution des revenus est la plus inégale d’une discussion des modalités de partici-
[BID 2000 ; Kliksberg ed. 1993, 1998]. Nul ne pation à la création de la richesse et de sa dis-
doute que les techniques actuelles d’évaluation tribution à l’intérieur de chaque société. Plus
de la pauvreté apportent des données d’une on fait la guerre à la pauvreté, plus on regarde
grande valeur pour les sciences sociales. Néan- les pauvres, et moins on travaille sur les dyna-
moins, il est nécessaire de se pencher sur les miques sociales étant à l’origine de la paupé-
conséquences d’une réflexion menée quasi risation. Dans le meilleur des cas, on cherche
exclusivement en termes de pauvreté. Le pro- à promouvoir les associations d’habitants et
blème de la disparité des revenus lié à celui de on parle alors de empowering the poor, ce qui
l’augmentation de la pauvreté est l’un des élé- se traduit souvent par une invitation pour les
ments les plus visibles de la question sociale ; miséreux à participer à la gestion de leur
ces deux problèmes constituent sans doute propre assistance. Ce n’est pas un problème
l’une des urgences du programme politique nouveau : cela a été le cas pour les politiques
latino-américain. Mais, soyons clairs, la « pau- nord-américaines de « guerre à la pauvreté »
vreté » n’est ni le seul ni le principal problème dans les années soixante-dix [Castel 1978], et
concernant la question sociale. Dans le c’est le cas pour l’Amérique latine ou pour les
contexte complexe des transformations du pay- actuelles stratégies du système des Nations
sage social en Amérique latine contemporaine, unies, toutefois que son assemblée générale
restreindre la réflexion à ce type d’analyses déclare : « the first United Nations decade for
conduit à se contenter d’une sociologie du visi- the eradication of poverty (1997-2006) »
ble. Sous couvert d’ingénierie méthodologique [1995]. Évidemment notre observation ne doit
Denis Merklen

pas servir de refuge à une critique stérile et Dans la perspective de la recherche socio-
....
192
inopérante. Mais la perspective globale que logique deux conditions d’ordre méthodolo-
nous réclamons ne peut être absente des problé- gique s’imposent. Premièrement, il faut mettre
matiques. La clef d’interprétation de la question en valeur les différentes manifestations histo-
sociale en Amérique latine est donnée par la riques de l’objet et son champ de variabilité.
déstructuration d’un modèle d’intégration, et En second lieu, il faut trouver les lignes de
par la mise en place d’un nouveau modèle de force qui donnent une unité à l’objet. Pour le
type néo-libéral. Avec l’oblitération des ques- cas français, on peut prendre pour exemple les
tions de société et du rapport à son passé, le « métamorphoses de la question sociale » ana-
continent perd sa mémoire politique. On oublie lysées par Robert Castel [1995]. L’importance
les tensions inhérentes à l’élimination de la pau- théorique de l’ouvrage résulte de la capacité de
vreté, on oublie les conflits que l’accès à la terre l’auteur à mettre en évidence l’évolution d’une
continue de provoquer dans le monde rural ou même problématique et ses transformations
ceux qui sont contenus dans l’histoire de la for- dans l’histoire ; et, à l’intérieur de cette évolu-
mation, jamais achevée, d’un monde du travail tion, de dégager les lignes de force constitutives
protégé. de la question sociale (notamment la distinc-
En outre, on évite même le mot conflit, tion valides/non-valides au travail). L’exemple
comme s’il était inconvenant. La « lutte contre est valable pour notre problématique latino-
la pauvreté » s’inscrit dans un modèle d’har- américaine.
monie où ne sont envisagées que des stratégies Or, dans notre cas, les situations de pauvreté
de type winner-winner, comme s’il n’y avait sont d’une telle hétérogénéité qu’il est difficile
pas de jeu, des règles du jeu et des perdants à de les envisager comme objet de recherche ou
côté des gagnants. Les stratégies d’intervention d’action publique. Quand ce qui fonde l’unité
sociale se bornent alors à des voeux imprati- prétendue de la pauvreté découle d’une mé-
cables comme l’« autonomisation des pauvres thode (comme celle du seuil de pauvreté), la
au niveau communautaire » ou la mise en place simplification occulte plus qu’elle ne montre.
de « moyens d’existence durables afin de sécu- Le pauvre peut être un paysan minifundiste, un
riser les pauvres dans leur environnement ». travailleur agricole saisonnier, un ouvrier mu-
Comme le dit E. Oyen [op. cit. : 531] : « Aux nicipal, l’habitant d’une occupation illégale, un
yeux de certains décideurs, c’est à ces premiè- immigré clandestin, un travailleur informel, un
res mesures que se réduit une politique en fa- vagabond. Pauvre est un Indien dans sa com-
veur des pauvres, lesquels, une fois dotés de munauté, et il le demeure lorsqu’il arrive en
ces ressources élémentaires, devraient voler de ville. Le pauvre peut être aussi un ouvrier des
leurs propres ailes. » Paradoxalement, ce dis- années cinquante et un jeune « surnuméraire »
cours sur l’importance du local et de la partici- des banlieues de la fin du siècle ; mais alors que
pation communautaire prend force dans le le premier est bien intégré, le second pense qu’il
contexte d’un monde globalisé et d’hyper- n’y a pas dans ce monde une place respectable
concentration de ressources en tout genre. pour lui. Seul le fait de disposer d’un faible
Du travailleur au pauvre

revenu est commun à tous ces pauvres. Mais mulation même le « problème » manque désor-
....
193
comment en sont-ils arrivés là ? Qu’est-ce qui mais de solution et l’on range la pauvreté tantôt
les rend pauvres ? Et, surtout, quelle en serait parmi les effets, tantôt parmi les causes.
l’issue pour ces gens-là ? Les solutions à leurs Si l’on cherche les lignes de force de la
situations respectives sont toutes différentes, notion de pauvreté, on n’en trouve que deux.
parce que les cadres relationnels qui sont asso- La première est celle du rapport des pauvres à
ciés à leur condition ne sont pas les mêmes. La l’assistance. À la suite de G. Simmel on consi-
diversité de ces situations ne peut être à l’ori- dère comme pauvres les populations ayant
gine des actions ni constituer un objet de re- besoin d’aide et la recevant parfois sous forme
cherche, c’est pourquoi la conceptualisation de d’assistance publique [1998]. Suivant cette
la question sociale demande un autre dénomi- définition, les pauvres ne peuvent pas consti-
nateur commun. tuer un collectif, sauf sous l’angle de la deman-
De surcroît, cette façon de traiter la nouvelle de de secours. Ils peuvent développer une
question sociale fait de la pauvreté une condi- « culture » résultant du partage des conditions
tion constitutive d’identités et d’actions. Mais de vie (comme c’est le cas dans les descrip-
en même temps, le pauvre est vu comme étant tions d’Oscar Lewis), bien qu’ils soient dans
un sujet social. C’est une double pirouette de la l’incapacité de constituer une force sociale en
pensée. Car si la pauvreté est condition, l’ho- tant que pauvres. Si cela était le cas, ils consti-
mogénéité de situation par rapport à l’accès aux tueraient une classe sociale mais alors ils pren-
biens et aux services (la condition de pauvreté) draient place dans un cadre relationnel.
n’a jamais suffi à déclencher une forme d’ac- L’autre grande ligne de force est donnée par
tion. « La pauvreté » ne donne pas lieu à la for- la territorialité de leur inscription sociale, ce
mation d’un acteur collectif, car « les pauvres » qui nous ramène au thème des organisations
ne constituent pas un sujet pour l’action sociale. communautaires. En effet, au centre des formes
Tout ceci explique pourquoi les programmes de solidarité entourant la figure du pauvre on
sociaux se voient poussés à la « focalisation », trouve toujours des associations ancrées dans
car malgré leur volonté de localisation et de un territoire précis. Tout d’abord parce que,
promotion de la participation, ces initiatives ne comme l’indique Castel, l’assistance a toujours
peuvent provenir que d’en haut et du dehors. des contours locaux et prend, en dernière
Par la seconde pirouette ce qui est de l’or- instance, un caractère de « protection rappro-
dre de la manifestation (la pauvreté) vient inté- chée » [Castel 1995 : 34-43]. En second lieu
grer le domaine du « substantiel ». On suppose parce que, en l’absence d’autres liens d’appar-
alors que la pauvreté est « la cause » des diffi- tenance et de solidarité de type sociétal, les
cultés d’un pays. Ainsi, « la pauvreté » serait la populations « pauvres » modèlent souvent leur
première difficulté de l’Amérique latine, de identité au sein d’une communauté locale, que
même que la Banque mondiale et les Nations ce soit le quartier, le bidonville, ou la commu-
unies s’accordent à trouver dans la pauvreté le nauté paysanne ou rurale. Ce deuxième aspect
principal problème du futur. Mais, dans sa for- est renforcé par le caractère « communautaire »
Denis Merklen

de l’assistance. Voilà l’une des raisons de la formation sociale dont ils sont issus. À partir de
....
194
« décentralisation » des politiques sociales. ce moment, parler de pauvres signifie d’abord
C’est-à-dire que la gestion de l’assistance s’in- se taire sur les thèmes centraux de la question
tègre dans les réseaux communautaires évitant sociale. C’est-à-dire sur les modalités de parti-
toute formulation de la solidarité en termes de cipation à la production et à la distribution de la
citoyenneté sociale, de droits. C’est ce que nous richesse, sur les formes de solidarité en jeu et
avons appelé « l’inscription territoriale » des surtout sur les hiérarchies sociales. Parler de
classes populaires [Merklen 2001]. pauvres, comme cela se fait en Amérique latine
Il suffit d’observer et de comparer le sys- depuis vingt ans, signifie ignorer les conflits
tème d’action qui s’articule autour de la lutte inhérents à toute possibilité d’élimination de la
contre la pauvreté avec celui qui s’est confor- pauvreté. Parler de pauvres revient à faire l’im-
mé autour la problématique du travail et du passe sur les formes de production et de repro-
développement. Il existe désormais un système duction du pouvoir, ainsi que sur les principales
triangulaire : des organismes internationaux (et lignes d’affrontements, qu’ils soient manifestes
des États) qui financent les actions d’ONG qui ou latents. Centrer l’attention et les efforts sur
viennent à leur tour en appui (empowerment) les pauvres et la guerre à la pauvreté implique
des habitants. Mais comment faire pour que de passer sous silence les dynamiques qui, dans
ce schéma ne devienne pas un « système » tou- l’économie tant que dans la politique, condui-
jours nécessaire et qu’il déclenche une évolu- sent de plus en plus d’individus à la misère.
tion charitable ? Dynamiques souvent suivies de décisions
Lorsque la société (c’est-à-dire les poli- visant à la désarticulation des forces collectives
tiques publiques, les agences internationales, que les gens ont mis des décennies à bâtir pour
les ONG, les sciences sociales, la littérature, la se protéger.
télévision ou les journaux) a déjà classé comme À force de décrire la pauvreté et de planifier
pauvres des catégories d’individus, ceux-là le son élimination, on a fini en Amérique latine
sont déjà un peu. Non parce qu’ils manquent par construire une nouvelle question sociale.
d’argent ou parce qu’ils meurent dans la mi- Regardez bien les textes et observez surtout les
sère, ce qui est vrai au demeurant ; mais parce programmes. Vous verrez que le mot travail y
qu’ils font l’objet de l’assistance. Ils devien- a disparu, vous vous apercevrez qu’il n’est
dront des individus définis par l’appartenance à jamais question de travailleurs et de leurs
la situation partagée (la pauvreté), ils ne s’or- droits. Nous voulons tout juste signaler que la
ganiseront que sur des principes de solidarité catégorisation proposée contient déjà une défi-
locale, ils se comporteront comme s’ils ne par- nition et une restriction des enjeux possibles.
ticipaient pas à la dynamique constitutive de la Est-ce bien ce que nous voulons ?
Du travailleur au pauvre

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Résumé Abstract
Denis Merklen, Du travailleur au pauvre. La question Denis Merklen, From Workers to the Poor: The Social
sociale en Amérique latine Question in Latin America
Les politiques qui se fondent sur la lutte contre la pauvreté Policies for fighting against poverty are a matter of a sur-
réunissent l’ensemble des acteurs internationaux dans un prising consensus among international actors. They have
consensus surprenant. Elles sont le produit d’un glisse- come out of a shift in theory that takes workers to be the
ment théorique qui transforme le travailleur en pauvre. Par poor. Owing to this conceptual shift, the social sciences are
ce déplacement conceptuel, les sciences sociales contri- formulating a new political issue. The origins of this
buent à la construction d’un nouvel enjeu politique. Cet conception of poverty in Latin America are examined by
article retrace la genèse de la notion de pauvreté telle drawing attention to the meaning of this new approach to
qu’elle s’est implantée sur le continent en soulignant la social questions. The relation of the social sciences to
signification de cette nouvelle façon d’aborder la question international organizations are analyzed as well as the
sociale. L’auteur analyse également le rapport des sciences prospects of the fight against poverty and the impasses to
sociales aux organisations internationales, les perspectives which it leads in research and action.
ouvertes par la lutte contre la pauvreté, ainsi que les im-
passes qui en résultent aussi bien pour la recherche que
pour l’action.

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