L’ÉCOLE

PRATIQUE
DES HAUTES L’ÉCOLE
ÉTUDES INVENTION,
ÉRUDITION,
INNOVATION PRATIQUE
DES HAUTES
DE 1868 À NOS JOURS L’ÉCOLE
PRATIQUE
C réée en 1868 par Victor Duruy, ministre de l’Instruction
publique de Napoléon III, l’École pratique des Hautes Études DES HAUTES

ÉTUDES ÉRUDITION,
a traité depuis ses origines des disciplines extrêmement variées,
et parfois très rares, tout en mettant l’accent sur la méthode ÉTUDES
expérimentale, que ce soit dans les laboratoires des disciplines INVENTION,
scientifiques dites exactes ou dans les séminaires (« conférences »)
des sciences appelées aujourd’hui humaines et sociales.
ÉRUDITION,
INNOVATION
DE 1868 À NOS JOURS
INVENTION,
En cent cinquante ans, l’École pratique des Hautes Études a vu défiler
une remarquable série de savants qui en ont fait une institution

INNOVATION
d’apprentissage appuyée sur un dynamisme exceptionnel  : ainsi
Sous la direction de
Émile Benveniste, Claude Bernard, Marcellin Berthelot, Alfred Binet, Patrick Henriet
Michel Bréal, Paul Broca, George Dumézil, Étienne Gilson, Sylvain
Lévi, Claude Lévi-Strauss, Gaston Maspero, Gabriel Monod, Gaston DE 1868 À NOS JOURS
Paris, Louis Pasteur, Ferdinand de Saussure, Germaine Tillion, etc.
Sans en être toujours consciente, l’Université a progressivement
adopté des méthodes, ainsi celle du séminaire, qui ont d’abord
été mises au point, pour la France, à l’EPHE. Cet ouvrage retrace
l’histoire extraordinairement riche d’un projet d’enseignement
combiné à un idéal scientifique élevé qui n’a que peu d’équivalents
dans le monde.

978-2-7572-1326-1 45 €
Renée Koch Piettre
COMPARATISME
ET ANTHROPOLOGIE
Page précédente et page 580
Fig. 1 | Léon de Rosny (1837-1914) en 1897,
dans son cabinet de travail de l’avenue Duquesne.
Photo prise à l’occasion de sa troisième réélection
à la présidence de l’Alliance scientifique
universelle. Parution dans D. Marceron, Pensées
extraites des ouvrages de Léon de Rosny, Paris,
1897. On se reportera, pour un décryptage
approfondi de cette étonnante mise en scène,
au remarquable commentaire de Fabre-Muller,
Leboulleux et Rothstein (2014), p. 179-180.
Derrière Léon de Rosny, la svastika lévogyre,
symbole d’amour, et le bouddha Amitābha, qui
avait « promis de ne pas entrer au nirvana tant
que tous les êtres n’y seraient pas », un texte du
philosophe taoïste chinois Tchang Tseu (ive siècle
avant J.-C.), ou encore une carte de l’Amérique
(America antiqua). Sur la table devant lui,
Léon de Rosny a placé entre autres un moulin
à prières tibétain, un bouddha et un crucifix.
Devant la table, des livres portant sur l’Amérique
précolombienne (à la verticale) et sur l’Orient
(à l’horizontale), ainsi qu’un bassin cultuel
tripode. L’idéal syncrétique de Léon de Rosny,
qui avait développé la doctrine du « bouddhisme
éclectique », ne connaissait pas de frontières.
Ci-contre
Fig. 2 | Léon de Rosny (1837-1914) dans sa
bibliothèque, avec ses boîtes pleines de fiches.
1 Voir les campagnes politico-médiatiques que mena
le promoteur français d’un enseignement laïcisé des
religions, Maurice Vernes, dans Cabanel (2016).
2 Réville, A. (1881 ; 1883-1889) ; Réville, J. (1909).
578 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
L a création d’une École pratique des Hautes Études regroupant des disciplines
rares, auxquelles on n’accède qu’en plus d’études plus générales, autorisait les
échanges sur la base de formations initiales partagées et de recherches croisées.
Mais l’ambition comparatiste comme telle, accompagnant l’exploration des grands
empires coloniaux, était inscrite dans le projet encyclopédique d’étude historique
et critique des religions du monde qui motiva en Europe l’institutionnalisation des
sciences laïcisées des religions et notamment, en France, stimulée par Maurice
Vernes, la fondation de la section des Sciences religieuses à l’EPHE1. On sait qu’Al-
bert Réville, ex-pasteur de la mouvance libérale, qui fut son premier président de
février 1886 à sa mort en 1906, avait eu à honorer dès 1880 la chaire d’« Histoire
des religions » que l’appui de Renan lui avait permis d’inaugurer au Collège de
France : après des Prolégomènes (1881), lui qui n’était spécialiste que du christia-
nisme publia donc, pour répondre à cet intitulé, une Histoire des religions en quatre
volumes (1883-1889). Dans cette synthèse forcément généraliste, il se faisait tour à
tour vulgarisateur des « religions des peuples non civilisés », des religions des Amé-
rindiens et de « la religion chinoise », premiers paliers de ce qu’il envisageait – selon
l’expression de son fils Jean Réville, qui fut son collègue à l’EPHE et qui lui succéda
brièvement au Collège de France (1906-1908) – comme des « phases successives
de l’histoire des religions » orientées vers une progressive prise de conscience de
l’homme par lui-même2 : il dessinait là le chapitre qui lui était le moins familier du
programme même des enseignements qu’il allait promouvoir dans la future section.
De son côté, Alfred Loisy avait donné de 1901 à 1904 à la section des Sciences reli-
gieuses un cours libre qui porta d’abord sur « Les rapports de la Bible et de l’assyrio-
logie » ; de 1924 à 1927, il avait encore assuré la direction d’études sur les religions
d’Israël et des Sémites occidentaux ; mais c’est sur la chaire d’Histoire des religions
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 579

Fig. 1 | Voir légende double page précédente.
3 Loisy (1920), voir Koch Piettre (2007).
4 Cela s’explique aussi, bien entendu, par la diffusion plus
large des enseignements du Collège.
5 Fabre-Muller et al. (2014), 301-307.
6 Ses travaux embrassaient aussi la géographie et les
sciences naturelles. « Quand on apprend qu’il écrivit aussi
sur l’écriture maya, les lacs finlandais, le cactus raquette
algérien, on ne cherche pas plus loin et on le classe parmi
les amateurs touche-à-tout. Malheureusement on ne va
pas y voir de plus près », écrit le japonisant François Macé
dans sa préface à l’ouvrage de réhabilitation consacré
à Léon de Rosny par ses arrière-petits-enfants :
Fabre-Muller et al. (2014), 16. Voir aussi dans l’Annuaire
de la section des Sciences religieuses le « Rapport
sommaire » de l’exercice 1907-1908, 39 (départ de Léon
de Rosny et duplication de sa chaire), et dans celui
de l’exercice 1913-1914 la notice nécrologique évoquant
la carrière de Léon de Rosny, 62-64.
7 Constant (1824-1831) ; Creuzer (1810-1812) ;
Müller (1898-1903) ; Tylor (1871) ; Reinach (1909) ;
Frazer (1890-1915).
580 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
au Collège de France (1909-1932) qu’il s’était à son tour évertué à embrasser toutes
les religions du monde, à partir de la notion de « sacrifice » qu’il comprenait comme
un acte rituel de renoncement d’où devait progressivement émerger une morale du
don de soi en faveur d’une humanité meilleure3. Il est donc piquant de constater
qu’aux mains de trois militants de la laïcité venus du christianisme, la réalisation
individuelle de l’ambition comparatiste la plus large sur la question des religions eut
d’abord pour théâtre le Collège de France4.
Paradoxalement, le seul qui en ce temps-là s’y soit essayé à la « Cinquième » échoua
dans sa candidature au Collège : il s’agit de Léon de Rosny (1937-1914), directeur
adjoint (30 janvier 1886) puis directeur d’études (de février 1903 à novembre 1907)
pour les « Religions de l’Extrême-Orient et de l’Amérique indienne » (ces dernières
enseignées plus particulièrement par Georges Raynaud dès 1894). Léon de Rosny
avait par ailleurs occupé pendant quatre décennies la chaire de Japonais de l’École
des Langues orientales tout en publiant des textes chinois, en s’intéressant aux
« Mœurs des Aïno, insulaires de Yéso et des Kouriles » comme aux « Vierges mères
de l’Orient », en étudiant «  L’écriture hiératique de l’Amérique centrale », en mul-
tipliant les fondations – une Société d’Ethnographie, une Société américaine de
France, le Congrès international des Orientalistes, le Congrès des Américanistes,
puis le Congrès des Sciences religieuses, voire une Alliance scientifique universelle.
La donation qu’il fit de son impressionnante bibliothèque à la Bibliothèque muni-
cipale de Lille, dans un souci de démocratisation des sciences, avec notamment
d’inestimables fonds japonais et chinois, a été récemment rappelée5. Pourtant, à
force d’ignorer les frontières disciplinaires, ce prodige d’érudition autodidacte parut
dériver hors du champ scientifique, allant jusqu’à militer pour un «  bouddhisme
éclectique » qui suscita dans le public autant d’engouement que de critiques et ne
manqua pas d’embarrasser les administrateurs des deux écoles où il professait de
manière toujours plus irrégulière6. Il reste que ses travaux d’Hercule ne cessaient
d’accompagner la noble conviction que les langues sont partout un fait culturel,
que l’humanité est une malgré sa bigarrure, et qu’en dépit de la supériorité de la
civilisation européenne (à l’instar de ses contemporains, il l’admettait comme une
évidence) le classement des peuples sur l’échelle de l’évolution selon des critères
d’anthropologie physique est dénué de tout fondement. Ses Premières notions
d’Ethnographie générale (1885) étaient en avance sur les préjugés de son temps au
sujet de groupes humains que la section des Sciences religieuses allait longtemps
étudier sous l’intitulé « Religions des peuples non civilisés ».
Entre naufrage et isolement, dominée d’avance par des réalisations monumentales
plus anciennes (Constant, Creuzer) ou contemporaines (Max Müller, Tylor, Salomon
Reinach, Frazer)7, l’ambition comparatiste serait restée sans lendemain à l’EPHE,
remplacée par des revues pluridisciplinaires8, des manuels9 et bientôt par la parti-
cipation à ces entreprises collectives que sont les dictionnaires et les encyclopédies
des religions10, et la question de son objet – l’homme, en l’occurrence comme ani-
mal symbolique – restait de la sorte posée11, si des approches latérales n’avaient su
renouveler le regard.
ÉPISTÉMOLOGIES
Au tome II d’un ouvrage au titre provocant, Sciences et Pataphysique. Comment la
linguistique vint à Paris. De Michel Bréal à Ferdinand de Saussure12, on peut lire
sur un mode divertissant la préhistoire et la première génération d’un courant intel-
lectuel qui trouva un terrain d’élection à l’École pratique des Hautes Études13. Se
déployant de la linguistique comparée à la mythologie comparée et à l’anthropolo-
gie comparative, ce courant se diffusa à l’EPHE comme par capillarité, dans de mul-
tiples disciplines en quête d’épistémologie, des plus classiques aux plus neuves, les
érigeant en sciences rigoureuses et fortifiant ainsi de son exigence les recherches sur
une bonne partie des cultures du monde, de la préhistoire à nos jours. Encore ce cou-
rant n’aurait-il pu gagner l’audience dont il jouit aujourd’hui encore s’il n’avait sus-
cité, au-delà du champ linguistique originel, une poignée d’hommes capables d’en
dominer assez les leçons pour orienter vers des terrains nouveaux des synthèses
personnelles tout aussi décisives et redistribuer généreusement les savoirs reçus,
sans se laisser enfermer dans les bastions universitaires.
Ces terrains nouveaux, réunis à des titres divers dans une anthropologie comparée, 8  La

Revue de l’histoire des religions, créée par Maurice
Vernes en 1880 ; la Revue d’histoire et de littérature
peuvent être classés sous trois mots : mythes, sociétés et systèmes (symboliques). religieuses, fondée par Alfred Loisy en 1896.
Plaçons en premier lieu sous cette enseigne deux directeurs d’études qui connurent 9  Voir Chantepie de la Saussaye (1904).
10 Citons Gorce et Mortier (1944-1951) ; Puech (1970) ;
les honneurs du Collège de France et de l’Académie française14 : Georges Dumézil Baladier (1988).
11 En dehors de l’anthropologie physique, qui s’orienta
(1898-1986), comme isolé par le gigantisme de son œuvre, attaché en sa jeunesse sinistrement vers l’eugénisme avec Alexis Carrel
lycéenne à Michel Bréal (1832-1915)15, en qui l’on peut supposer que le futur et son best-seller, L’Homme, cet inconnu, ou encore
de la psychophysiologie (ainsi le tutélaire Henri Piéron).
théoricien des trois fonctions trouvait déjà réunies la sémantique et les études 12 Décimo (2014).
mythologiques  ; et la haute figure de Claude Lévi-Strauss (1908-2009), ancrant 13 La part de la IVe section de l’EPHE dans
ce développement est désormais bien mise en relief
ses Structures élémentaires de la parenté et ses Mythologiques dans la linguis- dans Trautmann-Waller (2017).
tique générale, celle d’abord de Saussure dont il avait trouvé écho chez son ami 14 Lévi-Strauss, à la demande du récipiendaire, prononça
le discours de réception de Dumézil à l’Académie française.
du Cercle de Prague implanté aux États-Unis, Roman Jakobson (1896-1982), ou 15 Voir l’entretien avec Georges Dumézil dans Bonnet
chez son futur collègue à l’EPHE et au Collège de France, Émile Benveniste (1902- et Pralon (1981), 16.
16 C’est du reste Michel Bréal qui avait invité Ferdinand
1976). Dumézil et Lévi-Strauss offraient l’un et l’autre au plus ancien initiateur de la de Saussure à le suppléer à l’EPHE : tâche à laquelle
discipline qui allait l’inspirer une postérité tardive, des décennies après l’enseigne- le Genevois, tout jeune encore, s’était dévoué de 1881
à 1891, enseignant en Sorbonne le gotique, le vieux
ment dispensé par ce maître à l’EPHE16. De Saussure à Benveniste, la linguistique haut-allemand, le lituanien et des éléments généraux
de linguistique comparée. Voir, outre les livraisons
générale se nouait étroitement aux études de linguistique historique qui délimi- correspondantes de l’Annuaire de l’EPHE, la synthèse
tèrent le champ d’exercice indo-européen des travaux de Dumézil. On ne se bornait de Benveniste (1964).
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 581
 dernier, lui-même proche de l’école de sociologie, exerça une influence détermi-
nante aussi bien sur la carrière de Dumézil (« Je lui dois tout »)17 que sur Lévi-Strauss
(par ses travaux sur les échanges matrimoniaux en Chine) ;
– et enfin, intéressant précisément la section des Sciences religieuses, l’histoire des
religions abordée sous l’angle d’une anthropologie historique  ; nous venons de
voir que, entre James G. Frazer (1854-1941), Salomon Reinach (1858-1932) et tant
d’autres, l’anthropologie avait encouragé en Europe les plus vastes synthèses, mais
elle demeurait enracinée dans l’altérité polythéiste des études anciennes (antiqui-
tés égyptiennes, assyriennes, classiques, celtiques, germaniques...), qui en furent
fécondées18 en même temps qu’elles offraient au regard anthropologique un « ter-
rain » bien exploré par de multiples sciences devenant du même coup leurs « auxi-
liaires », de l’épigraphie à la papyrologie, à la numismatique, etc.
Ces courants confluent dans l’histoire de la chaire des « Religions des peuples non
civilisés » dont hérita et que transforma Lévi-Strauss : en faisant retour sur la carrière
de Marcel Mauss, on n’oubliera pas son prédécesseur Léon Marillier, ni son « jumeau
de travail » Henri Hubert, ni son successeur Maurice Leenhardt, non plus que la mul-
tiplication des chaires de sociologie, d’anthropologie et d’ethnologie que permit la
création de la VIe section en 1948. Nous ne pourrons accorder qu’un clin d’œil aux
entreprises comparatistes, en partie contemporaines de celles de Lévi-Strauss et de
Dumézil, menées à partir des ateliers du Centre Louis Gernet. Il s’y glissait un autre
courant encore, celui de la psychologie historique d’Ignace Meyerson (1888-1893),
lequel témoignait, dans une quasi-clandestinité, de la solidarité entre les sections de
Fig. 3 | Henri Hubert et son ami Marcel Mauss. l’EPHE apparemment les plus distantes l’une de l’autre.

pas pour autant à un entre-soi parisien. Les linguistes qui se rencontraient en Sor-
bonne, escalier E, dialoguaient aussi par l’intermédiaire de savants éloignés : de
Jakobson, qui instruisit Lévi-Strauss à New York, au prince Troubetzkoï, qui avait
précédé Dumézil dans l’étude des langues caucasiennes, le Cercle de Prague avait
ainsi profondément contribué, sur des terrains disjoints, à la formation des deux
savants.
Pour déterminer ces amples carrières, trois autres courants se mêlaient aux études
linguistiques :
– la « sociologie », telle du moins que Marcel Mauss (1872-1950) l’avait déployée
dans la section de Sciences religieuses ou à l’Institut d’Ethnologie (fondé en
1925) ;
– l’orientalisme, tel qu’on pouvait dès le temps de Mauss s’en instruire à l’EPHE entre
les conférences d’Israël Lévi (judaïsme talmudique), de l’abbé Quentin (cours libres
d’assyriologie), de l’indianiste Sylvain Lévi ou de du sinologue Marcel Granet ; ce
UN MONDE INDO-EUROPÉEN ?
Les études de linguistique indo-européenne sont l’une des plus fortes traditions de
l’EPHE. Pour l’année 2017-2018, le programme en ligne d’un master en « linguis-
tique indo-européenne et typologie » le souligne avec force :
« L’EPHE est le seul endroit au monde dans lequel sont réunis autant de spécia-
listes des langues indo-européennes [...] une tradition qui remonte à la fonda-
tion même de la section des Sciences historiques et philologiques en 1868. »
Il s’agira ainsi d’initier « aux systèmes spécifiques de langues génétiquement appa-
rentées mais très éloignées dans le temps et l’espace : du gaulois au tokharien des
confins chinois, du grec mycénien du IIe millénaire avant J.-C. au lituanien des caté-
chismes protestants »19.
Ce vaste champ de la linguistique historique devint à l’EPHE le creuset de la linguis-
tique générale autant que de la linguistique comparée. Ferdinand de Saussure y
avait enseigné la grammaire comparée de 1881 (il n’avait que vingt-quatre ans) à
17 Voir l’inscription gravée sur l’épée d’académicien
de Georges Dumézil : Franz Bopp, Max Müller, Michel
Bréal, Marcel Mauss, Sylvain Lévi, Marcel Granet, Émile
Benveniste duxerunt : en-dehors des deux fondateurs
germaniques des études indo-européennes,
on remarque cinq directeurs d’études de l’EPHE,
la plupart également unis entre eux par des liens
multiples.
18 Ainsi Jules Toutain (chaire des « Religions de la Grèce
et de Rome », 1903-1934) avait traduit en français
Le Rameau d’or de Frazer.
19 https://www.ephe.fr/formations/master/master-etudes-
europeennes-mediterraneennes-et-asiatiques-eema/
linguistique-indo-europeenne-et-typologie (consulté
le 14 janvier 2018).

582 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 583


20 Voir Benveniste (1964).
21 Trautmann-Waller (2017).
22 Demoule (2017). Le titre n’est pas sans rappeler un
ouvrage de M. Detienne qui fit bien moins de bruit
mais ne touchait pas aux études indo-européennes :
Detienne (2008), voir Detienne (2010).
23 Outre la quasi-totalité des travaux de Dumézil, dont
Dumézil (1966), voir surtout le célèbre ouvrage de
Benveniste (1969).
24 Demoule (2017), 123-155 ; voir Ferembach (1980).
Broca fonda également en 1867 au sein de la Faculté
de Médecine un laboratoire d’Anthropologie, intégré
l’année suivante à la toute nouvelle EPHE : voir
supra, 225 sq.
25 Mauss (2013), 79 (préfigurant les thèses de Pierre
Clastres ?).
584 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
1891, bien avant son fameux Cours de linguistique générale professé à Genève20.
Un ouvrage collectif récent 21 fait état de ce que ces études d’une part devaient à la
science allemande, d’autre part apportèrent aux sciences humaines, notamment à la
IVe section de l’EPHE.
Le titre d’un autre ouvrage, aussi polémique qu’érudit, semble jeter le doute sur
leur validité : le livre Mais où sont passés les Indo-Européens ? 22 s’attaque en effet
à ce que certains avatars anthropologiques et finalement idéologiques des études
indo-européennes ont pu comporter d’inquiétant et conforter de politiques délé-
tères. Accordons-lui qu’une ambiguïté existe, au sein même de la linguistique
indo-européenne, entre une approche structurale abstraite des faits de langue, et
la présomption qu’il exista bien un « domaine », des « populations », sinon même
une « civilisation » ou une « nation » indo-européenne – et, l’expression se traduisant
en allemand par indo-germanisch, on voit jusqu’où l’histoire a pu conduire dans le
public une telle présomption. Or l’orientation allait de soi, dès lors que le fonction-
nement le plus abstrait des lois phonétiques et de la grammaire (ainsi Saussure)
débouchait sur des racines, évoquant par définition une généalogie, et des lois de
formation de mots (Antoine Meillet) eux-mêmes chargés d’une sémantique (une
discipline qu’illustra Michel Bréal), qui ouvrait la voie à des formes de pensée expri-
mées dans des mythes, des langues et des institutions toujours observables dans
les temps historiques (Dumézil, Benveniste)23, voire contemporains. Il n’y aurait
eu nul mal à cela, si l’anthropologie physique ne s’en était mêlée : aussi la critique
concerne-t-elle en particulier les débats sur les « races » européennes, jusqu’à l’entre-
deux-guerres, de la Société d’Anthropologie de Paris créée par le médecin Paul
Broca24. Dès lors que l’on rapproche les deux registres, d’anthropologie physique
(avec ses errements) et de linguistique, la traque des formulations supposées com-
promettantes chez nos plus grands savants ne pouvait manquer de rapporter gros,
et l’on n’aurait pas de mal à en étendre la liste. Qu’en dit par exemple Marcel Mauss
dans son ouvrage inachevé La Nation ?
« Et on peut dire que tous les Indo-Européens à leur entrée dans l’histoire sont
déjà des sociétés de cet ordre [scil. « intégrées »]. Il y avait chez eux, sinon partout,
la réalité, du moins la possibilité, d’un pouvoir central, , imperium. »
Il y avait donc bien eu des Indo-Européens – c’est le nom le plus générique dont
on puisse désigner les hommes de l’aire et de l’époque concernées –, aux yeux de
Mauss la question de leur existence ne se posait évidemment pas. Il ne s’agit pas de
race pour autant. Mauss emploie le terme « sociétés » et n’évoque ici les Indo-Euro-
péens qu’au passage, sans leur accorder nul privilège, entre la Chine et l’Amérique
précolombienne, parlant de sociétés toutes également « intégrées » ou proches de
l’être, opposées à des sociétés « à base de clans »25.
Georges Dumézil fut sans doute celui qui poussa le plus loin l’hypothèse indo-euro-
péenne26. Il dut sa carrière à Sylvain Lévi, indianiste, et à Marcel Granet, sinologue
proche de Durkheim et de Mauss. Ce dernier adressait à la conférence de son col-
lègue de nombreux élèves de l’Institut d’Ethnologie. Il y avait là en 1939 Denise
Paulme (dont l’ouvrage La Mère dévorante transposa plus tard en Afrique une
thématique inaugurée par Roger Caillois, le futur fonctionnaire de l’UNESCO, à la
même conférence de Dumézil deux années plus tôt), son mari l’ethnomusicologue
André Schaeffner, son amie la linguiste africaniste Deborah Lifchitz, qui disparut à
Auschwitz, et sans doute Michel Leiris, dont le nom apparaît plus tard, ou encore,
au lendemain de la guerre, Geneviève Griaule ; mais aussi l’assyriologue Éléna Cas-
sin, qui fut l’épouse de Jacques Vernant et la belle-sœur de Jean-Pierre Vernant. Des
linguistes étaient bien entendu présents aussi : une autre auditrice d’avant-guerre,
Marie-Louise Sjoestedt (1900-1940), celtologue, élève de Joseph Vendryes et bien-
tôt directrice d’études à l’EPHE, était d’origine suédoise par son père. Son suicide, fin
1940, suscita l’année suivante un volume d’hommages auquel Dumézil et Benve-
niste prêtèrent leur participation émue27.
Après la guerre, le public de Dumézil ainsi décimé, d’ordinaire en fort petit nombre et
peut-être prévenu par un parfum de scandale, devient aussi plus largement antiqui-
sant malgré l’hostilité des latinistes d’alors, autant que sporadiquement indianiste, Fig. 4 | En 1949, Georges Dumézil préface
celtisant ou germaniste. On découvre ainsi les noms de Francis Vian, qui repéra des le Traité d’histoire des religions de Mircea Eliade,
qui avait donné grâce à lui une série
restes d’idéologie trifonctionnelle dans la légende argienne, ou de Clémence Ram- de conférences en Ve section après la Seconde
noux, qui sut lire une logique dans le fouillis des listes de divinités de la Théogonie Guerre mondiale. Dumézil a également revu
et corrigé la traduction, « pour la plus grande
d’Hésiode. Cette dernière auditrice avait découvert les ouvrages de Dumézil, sous partie, du roumain ».
l’Occupation, à la bibliothèque du Musée de l’Homme. Après 1944, écrit-elle, « oh !
le bon souvenir : quand on travaillait à trois, avec Mircea Eliade, et une vieille dame
venue se réchauffer le corps et l’intelligence28 ». L’encombrant Mircea Eliade, arrivé à 26 Voir sur sa carrière Malamoud et Scheid (1986) ; Éribon
Paris en 1945, est mentionné en effet à la conférence de Dumézil des années 1946- (1992).
27 Benveniste (1941). Marie-Louise Sjoestedt avait mis fin
1947 et 1947-1948, et le maître accueille comme un collègue ce « professeur d’his- à ses jours le 26 décembre 1940 juste après son second
toire des religions à l’Université de Bucarest », qui présenta « trois exposés sur la mariage, avec Louis Renou, son collègue indianiste,
ami proche de Benveniste (voir Benveniste [1966]),
structure de la pensée mythique » et dont il accepta de préfacer le Traité d’histoire qui venait d’être arrêté par les Allemands. Voir, outre
des religions, où l’histoire, à vrai dire, est fort évanescente. Lucien Gerschel fut sans la courte biographie par Louis Renou dans Renou et
al. (1941), 3-11, un paragraphe de Tatsukawa (1997),
doute le témoin le plus fidèle : il contribua à valider la trifonctionnalité indo-euro- la notice nécrologique par Vendryes (1948) et une
péenne en l’appliquant à la saga germanique, et œuvra ainsi à la diffusion de la notice par Pierre-Yves Lambert dans le Dictionary of Irish
Biography (http://dib.cambridge.org).
théorie dumézilienne notamment aux États-Unis29, où Dumézil fut appelé en 1968. 28 Ramnoux (1981), 102.
Marcel Detienne enfin apparaît dans l’Annuaire parmi les « auditeurs assidus » des 29 Voir Gerschel (1960) et (1957). C’est à partir des notes
prises par Gerschel au Collège de France que Benveniste
années 1960, avec Georges Charachidzé ou le japonisant Atsuhiko Yoshida30. put rédiger son Vocabulaire des institutions indo-
européennes.
Il arriva même que Dumézil dût renoncer à un sujet préparé pour sa conférence, 30 L’ensemble des indications sur le public de Dumézil est
faute d’un public compétent  : «  On a dû renoncer à l’étude de textes relatifs à tiré des Annuaires de la section des Sciences religieuses.
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 585

Fig. 5 | Georges Dumézil, Mitra-Varuna. Essai
sur deux représentations indo-européennes
de la souveraineté (Bibliothèque de l’École des
Hautes Études, Sciences religieuses, LVI), 1940.
Dumézil donnera trois autres volumes
à la collection des Hautes Études, Sciences
religieuses (tomes LXII, LXVI et LXVIII).
31 Dumézil (1960).
32 Smith et Sperber (1971), 573.
l’épopée narte : aucun auditeur n’était préparé à suivre ces explications. » La ques-
tion donna pourtant lieu au beau chapitre de Mythe et épopée  I sur «  Les trois
familles » de l’épopée narte, dans le Caucase du Nord. Et, par un ricochet inattendu,
c’est un accroc constaté par Dumézil à la hiérarchie trifonctionnelle attendue des
« Trois “Trésors des ancêtres” dans l’épopée narte »31 qui amena deux épigones plus
proches de Lévi-Strauss, Pierre Smith et Dan Sperber, à rectifier l’analyse du maître
pour rétablir la bonne hiérarchie et conforter ainsi la théorie en la coiffant d’une
archithéorie mythologique sur les transformations propres à la structure du mythe.
Ces transformations permettent précisément de faire fonctionner la structure  :
« d’une façon générale, les aspects d’une fonction ont tendance à s’opposer entre
eux comme les deux autres fonctions, et même... d’une certaine manière, ils sont le
produit de cette opération32 ».
Tout a été dit sur le maître mot de l’enseignement de Dumézil : la trifonctionnalité.
Dans l’ensemble du monde indo-européen se retrouverait, enfoui dans la mémoire
mythique, encore repérable en littérature, structurant les rites et les institutions, un
même schéma mental opposant les fonctions sacerdotale (une fonction bifrons  :
sacré et souveraineté), guerrière et productrice : ainsi la première triade capitoline
associant Jupiter, Mars et Quirinus. Cette idéologie revêtait une expression toujours
différenciée d’un peuple et d’une époque à l’autre : son repérage passait non par
une réduction au même, mais par le détail de textes, voire de documents oraux tou-
jours neufs qui, par ce truchement, s’ouvraient à une lecture compréhensive autant
que comparative. Dumézil pouvait dès lors faire passer son auditoire, d’une année à
l’autre, voire dans la même année, de Rome aux théologies védique et avestique, puis
au dieu scandinave Heimdallr ; ou étudier en bloc « les dossiers des divinités, héros
et héroïnes (indiens, iraniens, grecs, italiques, celtiques) à titulature triple, à activité
trifonctionnelle », préfigurant ainsi les travaux toujours contemporains sur la logique
des groupements panthéoniques. Et enfin éprouver à la marge la solidité de la thèse
indo-européaniste, en critiquant à mesure les ouvrages nouveaux (ainsi, dans l’An-
nuaire de 1955, deux articles de Jan de Vries sur le dieu Baldr et le héros Starkadhr
et un ouvrage d’Angelo Brelich sur les origines de Rome) et en interrogeant des don-
nées supposées exogènes, comme les emprunts lapons dans le folklore scandinave.
Quoi qu’il en soit des Indo-Européens et de la trifonctionnalité, la lecture de Georges
Dumézil reste une fête pour l’intelligence et un trésor documentaire.
Ainsi, la tradition des études linguistiques indo-européennes fut à l’EPHE le plus
puissant vecteur du comparatisme en général, unissant l’Inde aux Celtes dans un
mariage plus heureux que celui, si tragique, de Louis Renou et de Marie-Louise
Sjoestedt. Elle seule peut rendre compte de carrières qui, en toute rigueur scienti-
fique, pouvaient se déployer d’un bord à l’autre de l’Eurasie.
SOCIOLOGIE ET ANTHROPOLOGIE À L’EPHE
Un second courant, prompt à tirer profit des enquêtes du premier, introduisit un
autre élargissement du compas comparatif. Henri Hubert en est un bon exemple.
Ce « jumeau de travail » de Marcel Mauss a pu se destiner d’abord à l’orientalisme
en étudiant à l’EPHE l’assyriologie et le judaïsme talmudique et rabbinique, en par-
ticipant également en 1902 au Congrès des études d’Extrême-Orient à Hanoï, alors
même qu’il était devenu en 1901 maître de conférences de l’EPHE sur les « Reli-
gions primitives de l’Europe », enseignant l’histoire des Celtes et des Germains. Or,
il collaborait avec zèle à l’Année sociologique de Durkheim, dont il peut être tenu
pour un des fondateurs, et dans le même temps travailla d’arrache-pied, aux côtés
de Salomon Reinach, à la conservation des antiquités nationales du musée de Saint-
Germain-en-Laye : ainsi en contact étroit avec l’archéologie celtique, il cherchait à y
mettre en œuvre une « ethnographie du passé » en invitant à l’intelligence de l’his-
toire des techniques par la confrontation des objets exposés dans ce qui resta son
chef-d’œuvre inachevé, la salle de Mars, qui devint ainsi la « salle d’archéologie com-
parée des cinq continents » du musée33. Il mourut à l’âge de cinquante-quatre ans,
épuisé de labeur. Son imposant fichier de plus de dix-huit mille fiches, témoignant
d’une « ambition totalisante », fut récupéré par Mauss, qui put ainsi veiller à l’édition
posthume de plusieurs ouvrages de son ami et faire bénéficier ses épigones d’un
outil exceptionnel. Mauss le déposa là où il travaillait, à l’Institut d’Ethnologie, ce qui
explique sa localisation actuelle au Muséum national d’Histoire naturelle34.
Sociologie, archéologie, ethnographie : si la première dénomination, où l’on repère
plutôt aujourd’hui une anthropologie sociale (expression de Lévi-Strauss), témoigne
aussi de l’orientation politique – socialisme, dreyfusisme – de ses représentants, ces
trois disciplines avançaient de concert avec les études indo-européennes et orienta-
listes, et même celles-ci les appelaient. Il fallait bien comprendre les usages primitifs
dont la langue comme l’archéologie livraient les traces, et quelle meilleure méthode
pour y parvenir que de les comparer avec les usages – survivances  ? – exotiques
directement observables dans les colonies ?
C’est pourtant une autre approche qui présida à la première entrée de l’étude des
« religions des peuples non civilisés » à l’EPHE : la psychologie.
La carrière et le milieu protestant des premiers promoteurs de la section des Sciences
religieuses les prédisposaient à rechercher le religieux dans les mouvements de
l’âme et les émotions intimes autant qu’à vouloir en mesurer l’évolution aux pro-
grès de la morale et de la raison : l’anthropologue Edward B. Tylor en avait proposé
des stades successifs, et le poète et folkloriste Andrew Lang avait collecté des sur-
vivances du plus vieux fonds de croyances dans le folklore européen. À la même 33 Voir Bert et al. (1915).
époque en Amérique, héritage lointain de Swedenborg, William James élaborait 34 Bert (1915).

586 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 587


35 Voir Tylor (1871) ; Lang (1887), ouvrage dont Marillier
publia la traduction en 1896 ; James (1902).
36 Voir Le Maléfan et Sommer (en ligne, consulté
le 6 janvier 2018) et Le Maléfan (2005), consulté
en ligne, notamment § 18.
37 Le Maléfan (2005), § 10, citant Le Braz (1902), 60.
38 Mauss (1902a ; 1902b).
39 Marillier (1900).
588 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
son pragmatisme qui admettait certains effets réels et observables des croyances
même irrationnelles et des vécus dont veut témoigner la parapsychologie35. C’est
dans un tel contexte que Léon Marillier fut appelé à être, au titre d’une maîtrise de
conférences, le premier titulaire de la chaire de « Religion des peuples non civilisés »,
prévue par Albert Réville mais pour laquelle on n’avait pas trouvé immédiatement
d’occupant potentiel. Une fonction qu’il put exercer de janvier 1890 à septembre
1901, date de sa mort tragique au lendemain d’un naufrage en Bretagne dont il
fut le seul survivant et qui avait emporté, avec un grand nombre de ses proches,
son épouse Jeanne née Le Braz, sœur du poète breton Anatole Le Braz, auteur d’un
recueil de croyances bretonnes sur la mort. Agrégé de philosophie, ancré, par sa
mère qui descendait de Madame Roland, dans un milieu intellectuel républicain
et dreyfusard, Marillier s’était fait connaître en 1887 par un cours à la Faculté de
Théologie protestante de Paris puis recruter en 1888 pour une conférence libre à la
« Cinquième », où il parla notamment d’animisme et de culte des morts. Cependant,
il avait étudié aussi la biologie et la médecine, assisté aux présentations de malades
à Sainte-Anne, et sa curiosité principale semble l’avoir dirigé vers des recherches
scrupuleuses sur la psychologie des hallucinations chez les personnes supposées
saines d’esprit (ses enquêtes statistiques visaient systématiquement des intellec-
tuels ou des notables) : fallait-il admettre la vérité de certains témoignages ou ne
parler que de coïncidences, voire de « croyances expectantes », ce à quoi il préférait
se tenir36 ? Il co-dirigea avec Jean Réville la Revue de l’histoire des religions, mais il
fonda aussi deux revues de psychologie et collabora aux congrès internationaux de
l’une et l’autre discipline. Dans le même temps, « il se consacrait sans compter à des
œuvres de justice et de progrès social, de fraternité entre les peuples37 ». Mauss, qui
avait été son élève et qui lui succéda, lui consacra dans sa première conférence un
hommage publié dans la Revue de l’histoire des religions, mais simultanément une
critique en règle dans L’Année sociologique38.
La critique porte sur le long article « Religion » publié par Marillier dans la Grande
Encyclopédie39. Mauss reconnaît le soin inédit avec lequel Marillier rassemble de
manière personnelle les acquis de la science des religions. Mais ses observations
dessinent ensuite en négatif sa propre théorie. Faut-il en effet tenir pour premier le
sentiment religieux individuel, pour secondaire le caractère social des rites et des
dogmes ? Il y a là non de la science, dit Mauss, mais « un résidu théologique », une
vue « sentimentaliste » empruntée aux protestants (pour les avoir beaucoup fréquen-
tés, Marillier ne les avait pourtant pas rejoints). Or c’était là « proclamer un postulat
qui rend impossible la science qu’il s’agit de fonder ». À la rigueur, poursuit Mauss, on
aurait pu dès lors se replier sur l’étude de la psychologie expérimentale, mais Maril-
lier paraît justement nier que le sentiment religieux puisse être défini et analysé.
Il décrit avec précision l’état mental du « sauvage », pour le rapporter pourtant à des
émotions aussi puissantes qu’inaccessibles. Il n’admet une efficacité de la tradition
collective que pour la forme de stabilisation qu’elle imprimerait à « la pensée capri-
cieuse », mais croit la « horde primitive » sans cohésion, alors même qu’il observe la
solidarité interne des clans de « sauvages » actuels. Il n’admet que des affects indi-
viduels, arguant de l’initiation, pourtant imposée par le groupe. Il propose certes
une évolution des croyances et du rite sacrificiel, jusqu’à la communion mystique,
mais il classe ensuite les religions entre « naturistes » et « éthiques », ces dernières
nécessairement fondées, à ses yeux, par des individus hors du commun. Enfin il tient
que la morale, de nature sociale, n’a pénétré que progressivement la religion, pure-
ment individuelle, et ne s’est imposée que dans les religions « éthiques ». Le résultat
actuel de cette évolution s’observerait dans une séparation radicale entre la religion,
pleinement intérieure, libre et débarrassée du fatras des rites et des préjugés, et la
morale d’autre part, pleinement sociale.
Pour Mauss au contraire, on constate partout la solidarité entre religion, droit et
mœurs, ainsi que le caractère social de toute religion, faite de croyances et de rites :
les affects qui la transformeraient devraient être eux-mêmes collectifs40.
Le destin de la chaire de « Religions des peuples non civilisés » allait osciller entre
les deux positions ainsi exposées, religion intérieure et religion fait social, jusqu’à
la date du changement d’intitulé que proposa Lévi-Strauss à partir de la quatrième
année de son enseignement en Sciences religieuses (l’intitulé devint alors, en 1954-
1955, « Religions comparées des peuples sans écriture ») : ce qui ne modifia rien à
sa posture conforme, toutes proportions gardées, à une appréhension sociale des
religions, ou plutôt des « systèmes culturels », prônée par Mauss, Durkheim et leurs
collègues de L’Année sociologique.
Malgré une carrière brillante qui ne fut en rien facile, Marcel Mauss n’avait pu trou-
ver à temps un successeur qui eût pu défendre et prolonger ses vues. Il avait eu la
douleur de voir mourir aux premières années de la Grande Guerre, outre un cousin
bien-aimé, fils d’Émile Durkheim, ses deux disciples les plus brillants, Robert Hertz
et Antoine Bianconi, tous deux normaliens et agrégés de philosophie. En 1927, il
perdait en Henri Hubert son plus proche ami et collaborateur. Il s’était fait un devoir
de publier et d’exposer leurs travaux, consacrant notamment plusieurs années de sa
conférence de l’EPHE aux recherches inachevées et novatrices d’ethnographie, sur 40 Ce débat s’est complexifié, mais il est toujours présent.
Voir par exemple Ingold (1996). Sur Marcel Mauss
des terrains que l’on aurait jusque-là attribués au folklore, de son ami Robert Hertz41. et l’extraordinaire fécondité posthume de son œuvre,
Les recherches de Mauss étaient purement livresques mais elles couvraient les cinq nous renonçons à lister la bibliographie, largement
diffusée.
continents, dans des relations directes avec les acteurs et la documentation pre- 41 Voir la rigueur de l’enquête ethnographique de Hertz
(1928) et (2015), jusque parmi les poilus des tranchées,
mière de l’ethnographie et des études orientales. Parmi ceux et celles qu’il formait auprès de qui il recueillit dictons et imitations de chants
au cours des années 1930 à l’Institut d’Ethnologie comme à l’EPHE, ainsi Germaine d’oiseaux. En général sur Robert Hertz, Parkin (1996).
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 589

42 Voir Krolick (1987). Le Canaque était un homo religiosus
comme un autre ! Notons la proximité de Leenhardt
avec Lévy-Bruhl (théorie de la « mentalité primitive »)
d’une part, d’autre part le « Cercle Quatrefages »
au sein duquel il projetait des synthèses comparatives,
sous les auspices d’un scientifique du siècle précédent,
Quatrefages de Bréau (1810-1892), qui entendait
soustraire l’homme à l’évolution des espèces animales :
voir Poirier (1954). Leenhardt eut pour gendre son
collègue islamisant Henry Corbin, qui s’intéressait aux
formes ésotériques de la spiritualité et de la philosophie
islamiques.
43 Lévi-Strauss (1954-1955). Comparer avec l’éloge
de Poirier (1954). Clifford (1992) présente Leenhardt
comme un précurseur sur les questions de l’hybridité
culturelle et du post-colonialisme qui dominèrent
la seconde moitié du siècle. Sur la réprobation des
amis de Leenhardt à l’égard des méthodes socio-
ethnologiques, et les obstacles que lui-même tenta
d’opposer à l’élection de Lévi-Strauss, voir Lévy (1978) ;
Guiart (1971), 208 et 243 ; Lévi-Strauss et Éribon
(1990), 81. Pour une position critique plus récente,
Bensa (2008).
44 La section des Sciences religieuses hérita en 1886
de ce titre de « Cinquième », mais son creuset
institutionnel était ailleurs, dans les facultés
de théologie qu’avait instaurées le Premier Empire
(et qui ne concurrencèrent jamais sérieusement les
séminaires catholiques). Voir supra, 107.
590 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
Dieterlen, Denise Paulme et Germaine Tillion, ces dernières n’entrèrent qu’après la
Seconde Guerre à l’EPHE, l’une à la « Cinquième », et les deux autres à la VIe section
que l’on peut tenir pour un de ses héritages posthumes au sein de l’EPHE. Germaine
Tillion avait encore vu Mauss, aux premières années de l’Occupation, coudre l’étoile
jaune sur son vêtement et refuser de s’exiler pour demeurer auprès de son épouse
malade. Lévi-Strauss lui-même ne le rencontra qu’après la guerre, alors qu’il n’était
plus que l’ombre de lui-même.
Le successeur en titre de Mauss, Maurice Leenhardt, arrivé sur sa chaire en 1942
aux heures noires de l’Occupation, quand Mauss, qu’il avait assisté sept ans dans
son enseignement, venait d’être écarté parce que juif, Leenhardt donc incarnait de
manière plus consensuelle une tradition humaniste et protestante de service de la
République dans l’œuvre missionnaire, laquelle lui avait permis d’approcher, mais
aussi d’acculturer, en trois séjours de quelque vingt ans au total, les Canaques des
environs de la station de Do Néva qu’il avait fondée en Nouvelle-Calédonie. S’il lui
avait fallu se former aux usages de ses hôtes ou voisins, ce qu’il appelait ses « huma-
nités canaques », c’était pourtant, en vivant avec eux et en étudiant leur langue, à leur
âme que le pasteur en lui cherchait à s’adresser. Doué d’empathie, il croyait pénétrer
ainsi un univers où le mythe configurait la vision du monde, l’organisation sociale
et l’identité de chacun, sans permettre pourtant à l’individu de se libérer de l’indif-
férenciation d’avec son environnement à laquelle l’assignaient ses propres créations
mentales. Il voyait d’autre part la colonisation brutale déchirer ce monde de commu-
nications affectives et le laisser exsangue : le christianisme, pensait-il, permettait de
reconstruire les personnes dans une relation nouvelle et libératrice avec la divinité
et de les faire accéder au statut de Do Kamo, de personne véritable. Ainsi, Leenhardt
n’avait que très partiellement retenu des leçons de Mauss le caractère social des
croyances « primitives » : le christianisme, précisément, en libérait l’individu. Le sau-
vage n’était qu’un homo religiosus comme un autre, accessible à la civilisation.
De façon caractéristique, Lévi-Strauss, imperméable à la phénoménologie42, dans
la notice nécrologique qu’il consacre à Maurice Leenhardt43, s’abstient de toute
allusion au contenu de ses travaux. Il se borne à lister des dates clés de sa carrière,
les institutions et les revues qu’il fonda, créa, dirigea, inspira, et enfin une série
d’articles et d’ouvrages.
On sait que la création d’une « VIe section » de l’École pratique des Hautes Études en
novembre 1947 prenait appui sur le précédent d’une première « Ve section » dédiée
aux sciences économiques, créée dès 1869 et aussitôt emportée dans la débâcle de
la guerre de 187044. C’est donc en une niche opportunément exhumée, entre-temps
rappelée par une démarche en elle-même inefficace, mais en tous points prémoni-
toire, de Marcel Mauss auprès de la Fondation Rockefeller, que, par deux très courts
textes ministériels – un décret de création et un arrêté d’organisation –, au lende-
main de la Seconde Guerre mondiale la section mort-née des Sciences économiques
renaît de ses cendres en se classant sixième et prend le nom de section des Sciences
économiques et sociales45. L’article 6 de l’arrêté précise qu’« à titre transitoire des
directeurs d’études de la section des Sciences historiques et philologiques et de la
section des Sciences religieuses pourront être chargés des fonctions » d’enseigne-
ment et siéger à l’Assemblée de section. Ainsi la VIe  section, se coulant dans les
premiers statuts de l’EPHE et leurs aménagement successifs, avec l’appui financier
des Fondations Ford et Rockefeller dans le cadre de la diplomatie états-unienne de
la guerre froide, empruntait au départ une partie de son potentiel scientifique aux
deux sections de sciences humaines déjà existantes ainsi qu’au CNRS ou à d’autres
établissements (les enseignants concernés devenant « cumulants » sur leur nouvelle
chaire, ce qui limitait le coût salarial) et contribuait à l’accroître dans des directions
jusque-là absentes ou confinées en des chaires dispersées. Il pouvait en résulter des
difficultés dans la cohérence des intitulés. Ainsi Lévi-Strauss, dans une lettre adres-
sée le 9 juin 1951 à son « cher secrétaire » de la nouvelle section, demande que son
poste de « cumulant » signalé sous le titre de « Civilisations primitives » soit mis en
harmonie avec celui de « Religions des peuples non civilisés » sur lequel il venait
d’être élu à la « Cinquième » : par respect pour la tradition déjà longue de cette der-
nière chaire, il suggère la modification de l’intitulé le plus récent en « Anthropologie
sociale », formulation qu’il maintiendra à son poste du Collège de France et pour
le laboratoire de recherches qu’il crée en 196046. Simultanément, les chaires de la
VIe section allaient très vite se multiplier47. Les disciplines rangées sous l’appellation
«  Sociologie et ethnologie » couvrent des aires culturelles comme l’Afrique noire, 45 Les deux textes officiels sont systématiquement
reproduits en tête des rapports annuels de cette section.
l’Amérique indienne, l’Arctique, la préhistoire indochinoise, d’autre part les muta- B. Mazon (1988), 26-68 (45-50 et renvoi aux archives
dans la note 90, 45 pour la démarche de Mauss)
tions des sociétés contemporaines, enfin, selon ce que la place parisienne offrait de récapitule les initiatives françaises et américaines
plus brillant au recrutement, des recherches originales comme l’« ethnopsychiatrie » en faveur de l’institutionnalisation des sciences
économiques (et parfois sociales) entre 1870
(Georges Devereux), la « psychologie comparative » (Ignace Meyerson), ou la « socio- et la Seconde Guerre mondiale.
logie des signes, symboles et représentations » (Roland Barthes). On doit à Germaine 46 Lévi-Strauss (1951), chemise « Braudel ».
47 Mazon (1988) dénombre 67 recrutements entre 1954
Tillion, recrutée en 1957, la distinction suivante entre les disciplines : et 1957. Au 1er janvier 1964, on compte 88 directeurs
« L’ethnographe, c’est quelqu’un qui étudie une société. L’ethnologue, c’est celui d’études, 3 directeurs d’études associés, 2 directeurs
d’études suppléants, 8 sous-directeurs d’études,
qui compare plusieurs sociétés, éventuellement voisines ou non voisines. Le 4 maîtres-assistants et 51 chargés de conférences parmi
sociologue, c’est quelqu’un qui étudie une institution ou plusieurs institutions lesquels Georges Dumézil, en poste à la « Cinquième »,
ou Jacques Lacan, lequel avait présenté en 1957
[...] L’anthropologue, c’est celui qui s’occupe de l’espèce humaine48. » sa candidature à une direction d’études à la
En parallèle mais plus lentement, tant par le maintien de l’héritage de Leenhardt VIe section... : le tout sans compter les « permanents »
affectés à chaque laboratoire et relevant éventuellement
que du fait de l’envergure des travaux de Lévi-Strauss, au cours de la seconde moitié – ainsi au laboratoire d’Anthropologie sociale – d’une
autre section de l’EPHE ou du Collège de France.
du xxe siècle une sorte de scissiparité des postes d’anthropologie s’observait progres- 48 http://www.fabriquedesens.net/A-voix-nue-avec-
sivement à la section des Sciences religieuses. Il y avait eu d’abord en 1948 l’élection Germaine-Tillion, consulté le 18 décembre 2017.
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 591

Fig. 6 | Jean-Pierre Vernant (à gauche)
et Claude Lévi-Strauss. Hommage à Jean-Pierre
Vernant (1987).
49 Et peut-être permettre l’élection de Pierre Métais,
qui échoua devant la candidature de Lévi-Strauss.
50 Germaine Dieterlen avait assuré une partie de la
suppléance de Maurice Leenhardt en 1947, aux côtés,
entre autres, de Claude Lévi-Strauss.
592 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
de Paul Lévy sur la chaire des « Religions malayo-polynésiennes », qui devait appuyer
celle de Leenhardt sur une aire géographique proche. Mais Paul Lévy ayant rapide-
ment réduit la voilure pour se limiter aux « Religions comparées de l’Asie du Sud-
Est »49, il devint possible de recruter un nouveau directeur d’études sur une chaire
des « Religions de l’Océanie » en 1956. La même année, l’Afrique noire entrait enfin
dans les intitulés de la « Cinquième », grâce à l’élection de Germaine Dieterlen (« Reli-
gions de l’Afrique noire », 1956 ; son successeur fut Michel Cartry, en 1972)50, dont
la chaire se dédoubla avec l’arrivée de Claude Tardits en 1964. En 1963, Évelyne Lot-
Falck, fille du grand médiéviste Ferdinand Lot, avait été élue directrice d’études pour
les « Religions de l’Asie septentrionale et de l’Arctique ». Sur les instances de Claude
Lévi-Strauss et de Germaine Dieterlen, un laboratoire audiovisuel fut créé par le
Conseil de la « Cinquième » et placé sous la direction de deux directeurs de recherche
au CNRS nommés directeurs de laboratoire à l’EPHE, Jean Rouch et Gilbert Rouget51
(Rouch avait assuré depuis 1960 une « conférence libre » de « Cinématographie des
rites »). Au départ de Claude Lévi-Strauss fin 1974, Pierre Clastres, d’abord chargé de
conférences, fut élu en 1975 directeur d’études sur une chaire intitulée « Religions et
sociétés indiennes de l’Amérique du Sud » qui coexista avec une maîtrise de confé-
rences en « Ethnologie religieuse des sociétés de la plaine et de la forêt (Amérique
du Sud) », intitulé ensuite modifié en « Religions et sociétés de l’Amérique indienne
dans la pensée européenne ». Le décès brutal de Pierre Clastres en 1977 entraîna
une première élection (« Religion des Indiens d’Amérique », 1978) remise en jeu par
une seconde, celle de Pierre Duviols (« Religions et sociétés de l’Amérique du Sud
[région andine] », 1979). Cependant, les « Religions primitives de l’Europe » avaient
disparu du programme après le départ de Jean Marx (directeur d’études de 1927 à
1956), successeur d’Henri Hubert, sans doute couvertes, d’une certaine manière, par Fig. 7 | Évelyne Lot-Falck (1918-1974)
l’envergure exceptionnelle des travaux de Dumézil. Elles ne réapparurent qu’actuali-
sées sous la forme d’une « Ethnologie religieuse de l’Europe » avec Julian Pitt-Rivers,
directeur d’études associé de 1979 à 1986 (il enseignait par ailleurs à l’EHESS). Les
« Religions de l’Asie du Sud-Est continentale et insulaire » étaient enfin représentées,
en 1981, par Solange Thierry.
Parmi tant d’arrivants, la notion de « système » et l’étude synchronique, héritées du
structuralisme de Claude Lévi-Strauss, avaient remplacé celle de « religion » dans l’his-
toire pour décrire tant les systèmes de parenté que les articulations mythiques ou les
agencements rituels. Il était désormais entendu que la question n’était pas celle de
la vie intérieure, mais celle des contraintes culturelles propres à l’univers physique
et mental des individus dans chaque société et de la manière d’en jouer, d’opérer
des permutations, des transformations, des renversements à l’intérieur du système
ou d’un système à l’autre. Dans l’intervalle, avec Jacques Lacan la psychanalyse elle-
même s’était emparée de la linguistique structurale et proposait des schémas, une
formalisation d’apparence quasi mathématique. Mais, si les africanistes s’étaient
dotés d’une revue intitulée Systèmes de pensée en Afrique noire, les approches
restaient loin d’être univoques. L’un des épigones du laboratoire d’Anthropologie
sociale, Pierre Clastres, s’en était détaché pour élaborer une théorie d’anthropologie
politique originale, au long de ses nombreux séjours parmi des tribus de l’Amazonie
ou du Chaco : les sociétés primitives le sont non par défaut mais pour se conserver
et résister à toute prise de pouvoir qui ne soit pas essentiellement symbolique. Elles
incarnent une opposition dynamique à l’instauration d’un État. On n’y hésite pas à
employer les plus grandes violences – ainsi les tortures initiatiques – pour préserver
cet équilibre. « Les sociétés primitives sont du côté du petit, du limité, du réduit, de
la scission permanente, du côté du multiple, tandis que les sociétés à État [...] sont 51 Voir la notice de Comolli (2012), 37.
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 593

52 Clastres (1975). Voir sur https://www.
survivalinternational.fr/actu/10266 l’incidence directe
de la préparation des jeux Olympiques de Rio (2016)
sur le taux de suicide d’une population Guarani, en
2013, le plus élevé du monde.
53 Ginésy (2009), 93, citant d’abord Deguy (1987).
54 Voir Detienne (2000).
55 La tombe de Marillier, et Tréguier dont est originaire
Renan, n’en sont pas loin. Pour un écho romancé, Launet
(2016).
594 ◆ ANTHROPOLOGIE RELIGIEUSE, COMPARATISME, FOLKLORE
du côté de la croissance, du côté de l’intégration, du côté de l’unification, du côté de la IIIe section, Meyerson était devenu le directeur du Journal de psychologie normale
l’Un52. » Et l’Un, c’est, pour Clastres, la servitude volontaire ou la mort. et pathologique et directeur adjoint du laboratoire de Psychologie physiologique :
« Cet homme, ces hommes ont disparu. Pendant des millénaires, ils ont vécu ; et, renonçant à interroger l’intériorité psychique, il recommandait une psychologie
en cinq siècles, l’“homme blanc” les a exterminés. Mais, quelque immense que historique fondée sur l’étude des œuvres et des productions humaines56. Accueilli
soit l’écart, regardez bien aussi ces Babin, ces Chicot, ces Régnier, ces paysans du enfin à la VIe section et poursuivant son enseignement à l’EHESS jusqu’aux dernières
Bocage normand dont parle Jeanne Favret-Saada : eux aussi ont disparu. Ils n’ont années de sa longue vie, il comptait parmi ses amis depuis le temps de la Résistance
pas été exterminés, mais, morts ou bien vivants encore, ils ont été, sont ou auront et ses auditeurs les plus attentifs le fondateur du Centre Gernet, l’helléniste Jean-
été effacés. Effacés dans leur identité, dans leur subjectivité, dans leurs plaisirs et Pierre Vernant57.
leurs peines, dans tout ce qui constituait pour eux un monde53. »
Indiquons un bilan d’étape : en 1985-1986, le personnel enseignant en poste à la
section des Sciences religieuses comptait ainsi huit anthropologues ou ethnolo-
gues : Michel Cartry et Claude Tardits pour l’Afrique noire, Roberte Hamayon pour
l’Asie septentrionale, Jacqueline Bolens et Pierre Duviols pour l’Amérique du Sud,
Julian Pitt-Rivers pour l’Europe (Jeanne Favret-Saada allait lui succéder dès 1986),
Solange Thierry pour l’Asie du Sud-Est, Hélène Puiseux en « Cinéma et mythologie
contemporaine ». Telle avait été, au sein de la « Cinquième », la fortune de la chaire
unique de Marillier et de Mauss sur les « Religions des peuples non civilisés ». L’on
avait découvert, entre-temps, qu’il n’existait pas de « non-civilisés », et du reste les
cultures des peuples autrefois crus tels s’étaient largement évanouies. Ajoutons
que la sociologie au sens contemporain de ce terme (comprenant la méthode
de l’observation participante, l’usage de l’outil statistique, les expertises dans les
débats de société), fortement représentée à la VIe section devenue EHESS, avait fait
son entrée à l’EPHE, avec la création d’une chaire d’« Histoire et sociologie des pro-
testantismes » en 1978.
Or, au même moment, le comparatisme, auquel les antiquisants en Sciences reli-
gieuses étaient ouverts depuis longtemps (ainsi, il arriva à l’helléniste Henri Jean-
maire d’avoir pour seul auditeur son collègue Jean Rouch), inventait au «  Centre
[Louis Gernet] de recherches comparées sur les sociétés anciennes » et dans divers
cénacles une méthode comparative nouvelle, fondée sur le travail volontaire, en
Références
Annuaires ; Baladier (1988) ; Bensa (2008) ; Benveniste (1941 ; 1964 ; 1966 ; 1969) ; Bert (2015) ; Bert et al.
commun, de spécialistes très divers (de l’ethnologie aux sociétés antiques en passant (2015) ; Bonnet et Pralon (1981) ; Cabanel (2016) ; Chantepie de la Saussaye (1904) ; Clastres (1975) ; Clifford
(1992) ; Comolli (2012) ; Constant (1824-1831) ; Creuzer (1810-1812) ; Décimo (2014) ; Deguy (1987) ; Demoule
par l’Inde, le Japon ou la Chine) définissant leurs sujets à mesure pour en extraire (2017) ; Detienne (2000 ; 2008 ; 2010) ; Dubois et al. (2016) ; Dumézil (1960 ; 1966 ; 1995) ; Éribon (1992) ;
des noyaux de « comparable »54. Fabre-Muller et al. (2014) ; Ferembach (1980) ; Fournier (1996 ; 2015) ; Frazer (1894-1915) ; Fruteau de Laclos
(2007) ; Gerschel (1957 ; 1960) ; Ginésy (2009) ; Ginzburg (1985) ; Gorce et Mortier (1944-1951) ; Guiart (1971) ;
Enfin, revanche détournée de Marillier et synthèse de la recherche historique et Hertz (1928 ; 2015) ; Ingold (1996) ; James (1902) ; Koch Piettre (2007) ; Krolick (1987) ; Lang (1887) ; Laplanche
anthropologique avec la psychophysiologie, un certain Ignace Meyerson avait été et al. (2007) ; Launet (2016) ; Le Braz (1902) ; Le Maléfan (2005) ; Le Maléfan et Sommer (2015) ; Lévi-Strauss
(1951 ; 1954-1955) ; Lévi-Strauss et Éribon (1990) ; Lévy (1978) ; Loisy (1920) ; Loyer (2015) ; Malamoud et Scheid
accueilli, à son arrivée à Paris, dans le cercle de la mère de Léon Marillier et de son (1986) ; Mauss (1902a ; 1902b ; 1909 ; 1947 ; 1950 ; 1968-1969 ; 2012 ; 2013) ; Marillier (1900) ; Mazon (1988) ;
compagnon l’historien Charles Seignobos, qui se rencontraient tous les étés, y Meyerson (19481) ; Momigliano (1983) ; Müller (1898-1903) ; Parkin (1996) ; Parot (1998) ; Pizzaroso (2008) ;
Poirier (1954) ; Puech (1970) ; Ramnoux (1981) ; Reinach, S. (1909) ; Renou et al. (1941) ; Réville, A. (1881 ; 1883-
56 Meyerson (19481). Voir par exemple Fruteau de Laclos
compris les Curie et les Joliot-Curie, dans une station bretonne, à la Pointe de l’Ar- 1889) ; Réville, J. (1909) ; Smith et Sperber (1971) ; Tatsukawa (1997) ; Trautmann-Waller (2017) ; Tylor (1871) ;
(2007) ; Pizzaro (2008).
Vendryes (1948) ; Vernant (1995 ; 2008).
couest, que l’on finit par appeler « Sorbonne-plage »55 ; introduit par Henri Piéron à 57 Vernant (1995).
COMPARATISME ET ANTHROPOLOGIE ◆ 595