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Writing in the wind – entretien avec Alain Damasio.

Propos recueillis par Mathieu Potte-Bonneville.

[Chapeau]

Points, guillemets, un large blanc, un point encore. Un peu plus bas, la même structure
typographique se répète, quelques syllabes discontinues s’immiscent, comme portées de très loin
vers une oreille intermittente ; d’autres encore, la troisième fois, forment verset (« à l’origine fut la
vitesse, le pur mouvement furtif, le « vent-foudre »...). L’ouverture de La Horde du contrevent,
deuxième roman d’Alain Damasio (qui reçut le Grand prix de l’imaginaire 2006, équivalent français
des plus prestigieuses récompenses de la SF américaine, le Hugo ou le Nebula) dévide les phrases et
l’intrigue dans les interstices d’une ponctuation qui en rythme le développement – cette même
ponctuation au moyen de laquelle un scribe, tout au long de l’ouvrage, tentera de noter les mille
inflexions du vent, arrachant aux bourrasques les feuillets d’une mémoire précaire. Cette inversion
de la hiérarchie attendue, cette manière pour les valeurs représentatives de se subordonner aux
signes qui, d’ordinaire, se limitent à en délimiter les séquences, marque d’emblée la singularité de
ce livre dans un genre trop souvent cantonné à produire des images : si ces dernières ici ne
manquent pas (chars à voile géants, combats de haut et de bas vol, structures ovoïdes impalpables
dont la traversée vous change à jamais, ponts de glace et montagnes), elles apparaissent comme
autant de cristallisations momentanées du mouvement même de l’écriture, de même que le monde
décrit par Damasio pourrait bien n’être qu’un caprice de l’air, une brusque viscosité des rafales qui
balaient continûment la surface de cette planète où un groupe d’équipiers s’acharne, après bien
d’autres hordes, à avancer à contre-courant vers les sources du vent. La horde, justement : une
communauté formée à même l’invivable, tâchant de l’habiter comme son propre pays ; moins des
personnages que des voix, ou des signes, dont l’alternance se trouve marquée à chacune de leurs
interventions par un symbole typographique ( Ω pour Golgoth, le brutal chef de meute, ¿’ pour
Caracole, l’étrange troubadour...), dans un semi-anonymat qui donne à l’ouvrage une structure
ouverte, pleine de courants d’air. On lit moins qu’on écoute, la tête penchée. Connaissance par les
souffles.

Peu de récits parviennent ainsi à faire monde en produisant une cohérence qui ne procède pas par
saturation. Moins encore réussissent à s’inscrire, du départ, sous une référence philosophique en
évitant l’écueil du « roman d’idées », forme où aujourd’hui la structure romanesque excuse toujours
un peu la faiblesse des idées, et où les prétentions intellectuelles tâchent de leur côté de discuper
l’indigence du roman – formule d’un alibi généralisé élevé au rang de genre littéraire, et dont
témoignerait le triste devenir d’un Maurice G. Dantec. Le plus étonnant, à lire La Horde du
contrevent, tient au sentiment d’une transposition minutieusement fidèle aux motifs deleuziens
(« on n’a pas de système, on n’a que des lignes et des mouvements ») ; mais d’une transposition
qui, d’investir un univers doté de sa consistance propre, projette le lecteur de Mille plateaux sur un
territoire aussi familier qu’inconnu, parce qu’il l’autorise à en arpenter « à nouveau » (en tous les
sens du terme) les méandres, les trouées, les accélerations et les surprises. Rédiger « au fil de la
plume » sonne souvent comme un méchant reproche, ici retourné en puissance d’écriture. Nous
avons souhaité demander à Alain Damasio comment on écrivait ainsi.

Genre. Une première chose frappe, à la lecture de La Horde : son appartenance


tranquillement assumée au genre de la science-fiction et/ou de la fantasy (cette distinction a-t-
elle un sens, ici ?), appartenance d’une évidence presque transparente, sans qu’il soit besoin ni
de conférer une sorte de supplément de dignité à ce que cette littérature peut avoir de
socialement illégitime (si l’écriture est très belle, elle n’est pas là pour "faire littéraire"), ni
d’en surjouer les codes pour montrer que l’on n’est pas dupe. Retrouver, dans ce contexte,
l’ombre de Deleuze a du coup quelque chose d’une forte surprise : car, si Deleuze a souvent
revendiqué le droit et le choix d’une littérature "mineure", il s’est tout de même prudemment
gardé d’en repousser les frontières très loin au-delà des grands textes (malgré une brève
incursion du côté de Lovecraft, ou une allusion à Frank Herbert... dans Mille plateaux) –
paradoxe dont le titre Kafka – une littérature mineure m’a toujours semblé l’illustration la
plus saisissante (en un sens, involontairement comique : Kafka, mineur, vous êtes sûr ?).
De là une première question, peut-être : comment s’est faite la rencontre, de ce désir
d’écriture inscrit dans l’horizon d’un genre, et de cet auteur qui me semble y avoir tout autant
discrètement résisté qu’explicitement invité ?

Je ne sais pas si Deleuze a été un gros lecteur de science-fiction mais il est sûr que le caractère
mineur de la science-fiction, par rapport à une littérature blanche perçue en France comme majeure,
répond bien à sa catégorisation. Il est très difficile de saisir pourquoi un philosophe vous inspire,
vous remue et lève des affects en vous alors qu’il ne cesse de produire du concept. La question est
d’ailleurs moins ce qu’il inspire, Deleuze, que ce qu’il respire et fait respirer. Dans nos corps, dans
nos cortex, en nous. C’est un foreur, Deleuze, un poinçonneur, un grand trouant. Tout ce qu’il
apporte aère et traverse. Et quand il est passé — une phrase suffit parfois — on se rend compte que
ça germe, qu’il a ensemencé, parce qu’une part du dehors d’où il tire sa pensée fertilise soudain là,
dans nos petits intérieurs…
Il me semble que sa remarque étrange sur les écrivains, lorsqu’il dit que ce sont précisément
ceux dont on dit qu’ils n’ont pas de style qui sont si puissants, est une forme d’autodéfinition
inconsciente du style propre de Deleuze. Lorsque je lis Deleuze, je suis touché par une forme très
discrète, très sobre, de lyrisme qui vient souvent d’une image modeste, contre-emphatique, ou d’un
bout d’histoire qui n’est jamais spectaculaire mais qui fait entrer quelque chose comme un trou d’air
dans la page. Deleuze, c’est le style inimitable de l’appel d’air, c’est un vent coulis sous la porte du
concept, qui vous fait frissonner, quand d’autres claque la porte ou lève des tiphons pour vous
convaincre. On le rencontre comme ça. Styliste autant que stylite.
Le lire me donne très souvent envie d’écrire parce que ses concepts arrivent toujours ouverts —
ouvert sur le chaos dont ils tirent la mobilité de sa pensée, ouverts sur un dehors dont tout écrivain
de Sf a besoin pour sortir un monde, et l’offrir. La SF, c’est une littérature de l’altérité,
viscéralement interfacée avec la part inconnue des êtres, avec les devenirs technologiques les plus
anhumains, c’est l’ubac de trop-humain, là où ça se passe, là où l’homme va percuter ce qui n’est
pas lui et se grandir avec, par cette confrontation. Deleuze est le penseur naturel de ces désirs de
dehors, de ces devenirs anhumains. Il était inévitable qu’il m’alimente. Pas vraiment moi : l’autre,
qui écrit.

Littéralité. Deuxième surprise (même si ces surprises demeurent encore sur le seuil du livre
lui-même – elles sont liées à l’écart entre ce que le lecteur qui ouvre La Horde peut attendre, et
ce qu’il trouve). Découvrir, en exergue, une citation de Deleuze amène souvent le lecteur
philosophe à tendre l’échine, tant cette référence fut souventes fois l’occasion d’embarrassants
malentendus, mobilisée comme caution théorique et comme signe de radicalité, la fiction elle-
même devenant alors prétexte pour des "romans d’idées" ou la présence des idées est censée
excuser la faiblesse du roman, et où la forme-roman vaut gage d’immunité pour la médiocrité,
voire l’indignité des idées – Dantec. La surprise est ici que, si Deleuze on retrouve (jusqu’à le
croiser au détour d’une fête tardive sur un navire fréole), c’est avant tout à titre de matrice
descriptive, la citation initiale ("on n’a que des lignes et des mouvements") jouant dans sa
simplicité comme source pour exposer un monde où, en effet, le mouvement est l’étoffe même
des êtres, ceux-ci tirant leurs déterminations et leur existence d’une certaine qualité de vent.
De là l’expérience troublante pour le lecteur de Deleuze d’être ici parfaitement chez soi, de
pouvoir contourner les débats sur "Deleuze et la science-fiction" pour ressaisir directement
Deleuze comme science-fiction, c’est-à-dire hypothèse de monde. D’où une double
interrogation : comment avez-vous "fait travailler" cette puissance descriptive, au départ et
au fur et à mesure de l’écriture du roman ? Et puis (question d’un autre genre) : que
répondriez-vous à ceux qui, du même coup, diraient que si Deleuze est si fécond pour la
science-fiction, c’est qu’il ne s’est jamais préoccupé d’autre chose, et qu’au fond sa
philosophie n’a rien à voir avec ce monde-ci, rien à dire ou à révéler sur lui ? Pour le dire
autrement : quels effets de vérité, de cet autre monde sur le nôtre ?

Chez Deleuze, comme chez tous les grands philosophes, une simple idée, parfois jetée à la va-
vite, en creux d’entretien, comme dans Pourparlers, inaboutie, non dépliée, surtout inaboutie, offre
pour un écrivain une tentation de monde. Sur la Horde, j’avais une ambition têtue, que je posais
ainsi : je voulais faire un roman qui réponde à la question : qu’est-ce qu’être vivant ? C’est pour
moi la question-nœud, le champ de force central, emmêlé, duquel part tout ce que je fais, ou essaie
de faire. Et la réponse que j’essayais de forger, avec mes ressources à moi — un style physique,
sonore et une narration épique, assez droite, brutale en un sens — c’était de dire : être en vie, c’est
être en mouvement, et c’est être lié.
Pour le lien, j’ai eu une vraie idée technique : celle de la polyphonie narrative en première
personne. Elle m’a permis de faire circuler le lecteur comme un 24 e hordier, en semi-errance, entre
les blocs subjectifs d’énonciation et de lui faire reconstituer ainsi, par son trajet, le tissage que
j’avais besoin qu’il éprouve vis-à-vis des personnages. Du face-à-face au parmi.
Mais pour le mouvement, je n’avais rien, rien d’autre que Bergson et Deleuze — et même pour
être tout à fait honnête : Bergson lu et restitué par Deleuze, passé par son filtre d’orpailleur dense.
J’avais cette idée, que Guattari et lui lancent, que la ligne de fuite est première. Que le
mouvement est premier et que tout ce qui se pose ou se prétend substance, essence, corps originel,
pouvoir établi, en découle, par ralentissement, coagulation ou fatigue. Je partais de la matière vent,
qui n’est au fond qu’une différence de potentiel entre des champs de pression, ou selon la
magnifique définition du mot, dont j’ai failli faire un titre : un « mouvement de l’atmosphère
ressenti au voisinage du sol ». Et ce vent, c’était la base d’une ontogénèse par le mouvement, qui
ouvre le livre. Donc oui, j’ai utilisé Deleuze comme matrice descriptive ici, très directement, en me
disant : si Deleuze dit vrai, alors un monde issu du vent pur est possible, posable, il est même
vivable. Vivable en soi, par le vif, et hors de soi comme contrainte extérieure qui dresse, élève. Il
suffisait de pousser la vision, de croire à sa vérité latente. « Seulement, on n’est jamais sûr d’être
assez fort ». Car Deleuze suggère et ouvre, quant en tant qu’écrivain, il faut réaliser, au sens fort,
rendre réel et opératoire pour le lecteur, vibrant et tactile, le concept. Et c’est très difficile, parce que
ça implique de créer. Il n’y a pas de transposition académique possible. Le concept ne se décline
pas. Il doit se réinventer en affect, en puissance d’affects, par la grâce des mots fluides. Et l’écriture
doit donner à sentir des percepts que le concept ne dessine qu’en ombre portée, par mégarde, ou
parce qu’aucun philosophe ne peut échapper à un moment ou à un autre à une image, une
métaphore, qu’il sème comme un peu de sang versé dans la conquête d’un sens neuf. Incroyable ce
que ce sang, lâché dans une terre meuble qui n’attend que ça, peut faire pousser chez un écrivain.

Pour répondre à ta deuxième question, que te dire ? Pour moi, Deleuze est le plus profondément
actuel de nos philosophes et le seul qui, quotidiennement, me serve à penser notre monde. Souvent,
je rêve qu’il soit là encore, qu’il me dise comment il penserait le jeu vidéo actuel, l’immersion,
Facebook et la socialité virtuelle, les technococons. Alors comment croire que sa philosophie n’ait
rien à voir avec ce monde-ci ? C’est évidemment l’inverse : elle le traverse de part en part et
l’architecture pour nous, elle nous le réticule et nous le réarticule, ce monde actuel, sans le figer,
pour qu’on s’en empare et qu’on poursuive à notre tour, avec les poutres en place, l’hétérogénèse
précaire qui nous le rend appropriable. C’est ça la présence-Deleuze.

La science-fiction demeure le genre spéculatif par excellence. La SF spécule sur un présent en


devenir, sur un présent qui file et qu’elle trace, au triple sens de la poursuite, du chemin et de
l’esquisse à main levée. Qui mieux que Deleuze peut l’aider dans cette mise en scène de la trace ?
En mots et en sons, en images et en récit ? Qui mieux que lui peut souffler des concepts
dynamiques, porteurs de monde, comme la déterritorialisation, la ritournelle, la machine de guerre
nomade, le plan d’immanence, le couple visage blanc-trou noir, les lignes de segmentarité dures et
souples, etc. Ces concepts sont souvent moins la description d’un passé ou d’un présent lisible que
d’un devenir, ou de ces fameuses forces terrifiantes de l’avenir qui viennent taper à la porte, dont il
impute à Kafka le génie d’avoir su les mettre en récit. C’est aussi le boulot de la SF, ça, pleinement.

Et pour finir, oui, il y a un effet de vérité qui en surgit, de cette mise à feu du concept, issu de
Deleuze et précipité dans la matière romanesque. Par exemple, le mouvement cesse d’être une
simple idée pour devenir dans la Horde un style de combat aérien, un mode de vie (les Obliques),
un ressenti, l’histoire d’un personnage comme Caracole, fait de boucles de vent fermées, qui lui
offre un pouvoir unique de métamorphose, une joie mutante, faseyante.

Forces et signes. Le livre est parcouru par deux lignes, au départ indépendantes : ligne des
forces et des flux, auquel il s’agit de s’affronter, qu’il s’agit de connaître et de différencier
(vous proposez une typologie de six formes de vent, auxquelles s’ajoutent deux, peut-être trois
formes mystiques, objet de la quête de la Horde) ; ligne des signes et des mots, ordonnés
autour du motif d’une certaine magie du langage (magie du troubadour de la troupe et de ses
inventions verbales, magie des formules qui distendent le temps, etc – il faudrait ici parler du
travail très particulier mené sur l’écriture). Ici revient peut-être l’hésitation de tout à l’heure
entre science-fiction et fantasy (la magie, comme pouvoir des mots, étant le signe distinctif de
cette dernière, là où la science-fiction s’affronterait à la matérialité des mondes ?). Or, l’un des
propos du roman me paraît être de récuser ce dualisme, de remonter jusqu’au point de la
séparation : contre l’irrationnalité ou la mystique des forces, inventer un système élaboré de
notation des vents en utilisant la ponctuation pour saisir leurs scansions et leurs variations
propres ; contre l’idéalisme des formules magiques, rapporter l’efficace du langage au jeu des
forces vis-à-vis desquels il constitue un plan spécifique, mais non disjoint. Il y a là un trait
deleuzien frappant – comme un pont tracé entre les questions posées dans Logique du sens
(réancrer le sens dans le corps) et celles de Mille plateaux (porter les inflexions mêmes des flux
au langage, en produire le lexique et la théorie). Mais il y a là, aussi, un enjeu pour
l’imaginaire contemporain, et un enjeu que j’aurais presque envie de qualifier de politique (si
l’on songe, par exemple, à l’imaginaire que développe la série des Harry Potter, où la magie
du langage est partout thématisée sans être jamais approfondie ou interrogée). Pourriez-vous
revenir sur la manière dont ces deux séries de motifs (physiques, magiques) se sont entrelacées
pour vous ?

Cette question est très belle parce qu’elle touche à l’origine et au cœur de ma tentative, s’agissant
de la Horde. Dans mon premier roman, La zone du dehors, très influencé par Foucault, je m’en
voulais d’avoir raté quelque chose, quelque chose que Deleuze ne m’aurait sans doute pas
pardonné : c’était d’avoir parler sur la révolution, d’en avoir forger un concept « futuriste » (baptisé
la Volte : une révolte qui n’a plus besoin de s’arquebouter contre un pouvoir pour jaillir), d’en avoir
fait des dizaines de discours au fil du roman, portés par les personnages, mais d’avoir été incapable
de volter le langage même, de lui donner une vraie motricité révolutionnaire, immanente, en
l’embarquant dans une syntaxe neuve, inouie.
J’avais été frappé, comme beaucoup j’imagine, par les mots de Deleuze sur Gherasim Luca,
quand il dit qu’il ne bégaie pas dans sa langue mais fait bégayer la langue. Comment révolter la
langue ? C’était ça l’enjeu, au fond, et c’était ça qu’après beaucoup d’autres, je ne suis pas parvenu
à faire. J’ai dit la volte, je n’ai pas su la parler.

Alors pour la Horde, j’avais cet axe en tête : ne pas parler du vent, ne pas décrire le vent — ne
pas m’en contenter tout au moins — mais retrouver, par la syntaxe, par le flux langagier primitif des
consonnes-voyelles, par le travail décalé sur plosives et fricatives, liquides et nasales, retrouver un
écoulement qui soit celui du vent, des vents. Travailler différents niveaux de fluidité, de viscosité,
jouer sur différents taux de granularité selon les narrateurs, par exemple en terme de charge
consonantique, afin qu’à travers chaque hordier, on sente une certaine qualité de vent, un certain
écoulement personnel qui nous parle de lui avant toute description, en dehors même de toute
description.
C’était une ambition terrible mais que je savais accessible parce que la lecture, l’acte même de
lire est physiquement un flux optique gauche-droite, haut-bas, et un flux sonore (subvocalisation),
extrêmement rythmique, comme le vent. Il suffisait de les penser liés, notamment par la
ponctuation, qui est l’opérateur même du rythme en littérature, comme la salve l’est en aérologie.
Ponctuer, c’est obstruer ou dévier un écoulement, et c’est une sensation première, presque
proprioceptive, chez un lecteur, et qui précède tout signifiant. Et souvent, en écrivant, j’imaginais le
déboulé des lettres et des syntagmes comme des bourrasques, les virgules comme des rochers, et ma
phrase comme une séquence de vent pur déferlant vers le lecteur avec sa couleur, sa chaleur et ses
sons.

Sur l’irrationnalité, la magie et la mystique, j’avoue que j’ai une répulsion naturelle pour ces
modes de rapport au monde, parce que je ne peux m’empêcher d’y deceler un symptôme de fatigue,
une défection. À ce titre, la fantasy souffre toujours cette suspicion d’être un art qui divertit mais ne
subvertit rien. Parce qu’elle n’implique pas un effort consistant pour penser le réel et ses fractures et
qu’elle colmate toutes les failles logiques avec du rêve et de la magie. Le très beau chapitre de
Deleuze sur « pour en finir avec le jugement » dans Critique et Clinique, en finir avec le rêve, voilà
encore quelque chose qui m’a énormément nourri.
Dans la fantasy, un thème m’intéresse toutefois : c’est la formule magique, l’incantation. Et
plutôt que d’en donner une énième version transcendante, mystique, divine ou divinatoire, j’ai
voulu dans la horde en revenir aux sources : à la phonologie même. À ce miracle d’une colonne
d’air qui sort des poumons, monte dans la trachée, passe à travers la glotte comme entre trois
rochers souples, et vient résonner dans la cavité buccale pour y être encore rythmé par la langue, les
lèvres, les dents et le palais, et enfin sortir dans l’espace libre comme train d’onde, puissance
vibratoire pure, impactante.
Et on oublie tellement ça : on s’en tient au sens des mots dits au lieu d’écouter le son, sa hauteur,
son intensité, sa portée. C’est de la physique pure, c’est du vent. Mais un vent bouclé, vibratoire,
qui produit des sensations profondes, à la façon d’un bol tibétain.

Les théories du langage n’apportent généralement rien aux écrivains parce qu’elles parlent de
l’aplomb quand il faut écrire à l’horizontal et s’en tenir au plan d’immanence des phonèmes, au
déboulé heurté de la syntaxe, à la ponctuation nue, pour pouvoir écrire directement de corps à corps,
j’aurais envie de dire de poumon à tympan, par la bouche. C’est Novarina qui en parle le plus
magnifiquement. La bouche, c’est la porte et la clé du corps, c’est le baiser, le langage et la
morsure, c’est surtout l’articulation du flux, qui nous sort du bestial.

Que ce soit un enjeu politique me semble naturel : les pouvoirs établis, les porte-paroles qui sont
nos porte-flingues modernes, ont tout intérêt à masquer la dimension physique du langage et son
efficace pour imputer l’effet des discours aux seuls signifiés véhiculés. Ils opèrent pourtant un
modelage direct des corps-tympans disponibles comme on l’a vu par exemple avec cette
métamorphose technique incroyable du roquet Sarkozy en labrador du verbe grave et rond. Une
conversion obtenue par un travail très précis avec ses coachs qui lui ont appris à reculer le point
d’articulation vers les molaires. Une élection se gagne à cette réassurance physiologique. La gravité
mâle rassurante contre l’oscillation un peu inquiétante des aigus. À nous, qui résistons par l’écriture
et le verbe, de prendre l’exacte mesure du combat sonore qui se mène et de forger les armes qui y
répondront. Ou plutôt : qui devanceront l’appel. Ça n’a rien de magique. Et c’est à l’opposé du rêve.

Personnages. Une autre proximité, un autre écho entre La Horde... et l’écriture de Deleuze,
tient à la façon dont l’individualité y est traitée. Dans le livre, alternent les voix des
personnages qui composent la Horde, personnages dont l’identité est indiquée par un signe
typographique renvoyant à une table proposée d’entrée de jeu – table qu’on se fatigue bien
entendu immédiatement de regarder, de sorte que la réidentification des protagonistes cède
rapidement le pas devant l’association d’un signe et d’un ton, ou d’une voix, faisant ainsi
l’économie de cette fiction d’intériorité que suscite toujours l’insistance sur le nom propre.
Ainsi la Horde est-elle une individualité, mais composée d’êtres multiples ; ainsi encore
chacun de ses membres se ramène à un signe – ces mêmes signes qui, par ailleurs, servent à
noter les inflexions du vent – ; ainsi enfin, Sov, Golgoth, Oroshi ou Caracole sont moins
acteurs de la pièce que points de vue singularisés par leur place ou leur compétence, l’intrigue
avançant en quelque sorte par la marqueterie des points de vue adoptés sur elles. Au passage,
se trace une diagonale inattendue entre l’éloge deleuzien des "personnages conceptuels" et la
logique des personnages de jeux de rôle, auxquels les membres de la Horde semblent
également emprunter. Que doivent ces choix d’écriture à la réflexion de Deleuze, et quels
points saillants de celle-ci vous sembleraient pertinents pour comprendre la manière dont on
peut faire fonctionner, aujourd’hui, cette si ancienne convention – le personnage de roman ?

Le personnage conceptuel, en roman, est un vrai piège parce qu’il devient souvent le crieur du
concept tandis qu’un concept réellement puissant doit être développé comme un rhizome et trouver
relance à partir de n’importe quel nœud romanesque : pas seulement les personnages, mais l’arrière-
plan, les sites, les espaces, les animaux, le végétal, la technologie, l’architecture… J’ai plus écouté
ici le Deleuze du rhizome et de la ritournelle pour construire mon univers et mes personnages. Là,
son apport est énorme. La ritournelle par exemple, c’est une leçon de consistance en pleine course.
Consolider, trouer, truffer, relier : comment la ritournelle territorialise le mouvement même propre
au vivant sans jamais en figer la puissance, comment elle préserve et crée de la vie sans jamais
cesser de la mettre en rapport avec le dehors qui la nourrit. Un tel concept a évidemment une portée
biologique et éthologique mais il est aussi incroyablement fécond pour construire un livre-univers
tel que la Horde.

Bien sûr, dans la Horde, il y a une singularisation de type jeu de rôle : elle est surtout là pour
éviter les effets de fusion inter-personnages, permettre une différenciation dynamique et des
tensions dramatiques. Mais l’essentiel est ailleurs : dans la circulation du lecteur, dans la trajectoire
qu’on lui imprime en l’empêchant de s’abriter dans une seule tête, un seul cœur, une seule boîte
subjective qui énoncerait comment l’histoire devrait être vécue. La polyphonie narrative, que
j’appelle pour mon compte polyphrénie (parce qu’elle opère comme une schizophrénie
démultipliée, une vraie prolifération des points de vue sur le récit), cette polyphrénie signifie qu’on
peut en finir, et avec la narrateur omniscient et avec le narrateur unique, si rassurant, qui impose sa
vision et nous monologue le monde.

« Il n’y a d’imagination que dans la technique » dit Deleuze dans Mille Plateaux et cette phrase
m’a toujours perturbé. Je crois pourtant que le seul vrai acte imaginatif de la horde, c’est une idée
technique : cette marqueterie subjective. Et si la Horde apporte narrativement quelque chose, c’est
là : dans sa façon d’éclater la convention du personnage de roman, non pas parce qu’il y aurait
plusieurs points de vue — des millions de romans l’ont fait — mais parce que cet éclatement est
proposé de façon extrêmement serrée, moléculaire, d’un paragraphe l’autre, si bien que j’arrive à
créer ce que suggère ce chapitre de Mille Plateaux, Un seul ou plusieurs loups ? : une meute
narrative, une bande, bref : une horde. Narré de la meute.

Il y aurait énormément à dire là dessus. À la fois parce que l’effet produit sur le lecteur est très
puissant en terme de motricité et de travail imaginaire : le lecteur est nécessairement actif quand le
point de vue qu’on lui offre change sans cesse, se contredit, zigzague. Le flux se coupe : il le
prolonge. Et c’est tout ça de gagner contre le divertissement, la lecture rêvasse, la manipulation
passive du consommateur culturel.
Mais aussi parce qu’en tant qu’écrivain, vous ne pouvez pas écrire en meute sans devenir meute,
et sans convoquer en vous tout ce qui fuit de votre égocentre fêlé : affects multiples, sensations
dissociées, couches de souvenirs, perceptions hétérogènes que vous allez redistribuer… Et que c’est
la meilleure façon de faire monde, que d’accepter et de faire fonctionner ce multiple en vous.
Peindre le monde sur soi et pas soi sur le monde, comme le dit si bien Deleuze.

Exaltation et ironie. Un très curieux balancement anime le livre. Si l’on considère qu’il est
globalement organisé autour de la figure classique de la quête (figure si importante en nos
temps warcraftiens !), cette figure est exploitée simultanément de deux façons. D’une part, la
quête est un support d’expérimentation, un fil narratif permettant de décrire un devenir,
essentiellement animé par ce qu’on pourrait appeler en termes deleuziens le dilemme de la
déterritorialisation ou du dehors : si la vie ne procède que de la déterritorialisation et du
dehors, l’un et l’autre sont également invivables (le vent lui-même vous soulève et vous
broie) ; mais il n’est pour autant de territoire ou de "dedans" sensés, supportables ou
respirables qu’à demeurer exposés au dehors, et ouverts sur la déterritorialisation – ce que le
roman décrit splendidement à travers un seul verbe, "contrer" (la Horde "contre" le vent en
remontant vers son amont), verbe qui dit l’obstacle et le contact, l’échine ployée et l’avancée,
l’impossible recherche d’une position vent de face. Premier aspect de la quête, donc, et celui-
là, parce qu’il oppose et relie la vie à ses formes, situe la quête dans l’horizon d’une remontée
vers la Vie même, postule un dehors pur : il y a un amont. En même temps, comme un
contrepoint, le livre raconte tout autre chose : l’effrayant dressage d’enfants éduqués dès le
plus jeune âge à la compétition pour savoir qui fera partie de la Horde, les intrigues et les
manoeuvres de ceux qui, dans les cités d’Aval, ont tout intérêt à ce que le mythe de la Horde
perdure ; la Quête, en bref, comme expression d’une morale profondément mystificatrice,
ordonnée à l’idée que la vie exige le sacrifice de soi et ne se conçoit que dans l’horizon d’un
But à atteindre. En bref, le grand Dehors comme idole creuse, comme ruse du dedans –
d’extrême-amont, il n’y a peut-être pas.
Cette ambiguïté-là me paraît passionnante et problématique à maints égards. Pour prendre
une comparaison, dans Dune, de F.Herbert (auquel le livre fait régulièrement penser), il y
avait d’un côté la civilisation engoncée dans ses rites et ses techniques de bataille
sophistiquées, de l’autre les Fremen parcourant l’espace lisse de la planète des sables : ici, les
deux aspects sont devenus comme indiscernables. Or (si l’on s’en tient à notre fil, c’est-à-dire
à ce que ce livre raconte avec Deleuze et de Deleuze), ce renversement permanent entre
expérimentation et démystification lève un lièvre : comment faire coexister le geste
démystificateur (disons, celui du Nietzsche et la philosophie) qui décèle, derrière les grands
horizons, les dominations qui en prennent prétexte, et la façon dont l’appel à
l’expérimentation reconstitue ou ressuscite un horizon, risque toujours d’ériger un Idéal (fut-
ce "la vie, la vraie"), voit l’expérience tourner en Quête au nom d’un But dit supérieur ?
(parenthèse : cette ambiguïté est, en un sens, au coeur du personnage de Golgoth, à la fois
pure force anonyme et effrayant "triomphe de la volonté", quelque part entre l’animal et le
skinhead !)

Aie ! Voilà une question-hydre, qui mord par toutes ses têtes et dont j’ai bien peur que la
réponse, la seule réponse intéressante, ne soit dans ce tome II de la Horde que je me refuse pour
l’instant à écrire (déficit de courage). Au fond, la Horde est un précipité Deleuzien tout simple, issu
d’une des plus fortes de ses images-concept : le plan d’immanence. Pendant longtemps, je n’ai vu
qu’une meute de 23 personnes remontant le vent dans un désert lisse, parcourant à pied les hautes
vitesses du Plan, arpentant la magnificence des lignes de force conceptuelle qui scintillaient au sol
comme des glyphes. Et pour moi, cette trajectoire, sans but, sans horizon d’attente, suffit parce
qu’elle ne manque de rien. Golgoth ne manque de rien. Il a juste besoin d’un sol pour continuer à
contrer et parfois, lorsqu’il lève la tête, d’une traceuse de métal rouillé qui remonte le vent à une
centaine de mètres devant lui et dont il sait qu’elle n’incarne rien sinon son combat réactivé et
l’immanence absolue de celui-ci.
Ce que je rêve du tome II de la Horde, c’est ça : un Sov qui va chercher à nouveau l’extrême-
amont en toute connaissance de cause, en sachant pertinemment que la terre est ronde et qui
embarque avec lui des racleurs qui ne sont d’aucune élite. Un Sov qui cherche désormais la
puissance de vivre dans les chrones, dans ce vent bouclé et local, métamorphique, qui fait monde, et
non plus dans le flux linéaire du grand dehors. N’interprétez jamais, expérimentez. Mais
expérimenter, c’est chercher, c’est être l’enfant des trois métamorphoses, le premier mobile, la force
qui crée — non plus celle qui démystifie ou qui aurait besoin de reconstituer un idéal pour avancer.

Sov, et toute la Horde avec lui, ne sont dans le tome I que des lions, pas des enfants : ils veulent.
Et même pour certains, ce ne sont encore que des chameaux qui doivent (Firost, Léarch, les
Dubka…). La découverte de l’Extrême-Amont est le seuil pour eux de la troisième métamorphose,
c’est pour Sov le grand moment de la démystification, qui prendra toute son ampleur au tome II.

Mais poser ça est un redoutable défi narratif : car au fond, ce ne sont pas les hordiers, c’est le
lecteur a besoin de la quête pour avancer. Il a besoin qu’on lui pose but et objectif, horizon et
obstacles. C’est particulièrement vrai en littérature de l’imaginaire, dans ce mode mineur de la
littérature où les codes du genre sont si prégnants. La seule solution, c’est de faire en sorte que la
démystification soit elle-même une quête, ou tout au moins une expérience immanente qui se
nourrit de ses propres découvertes, de son propre mouvement de dévoilement infini, comme elle l’a
été par exemple chez l’homme-Nietzsche.
Une démystification perpétuelle, qui serait son propre bois et son propre feu, c’est ça ? Oui. Est-
ce possible ? Oui, à partir du moment où l’on ne cherche pas une vérité ultime, un dévoilement
définitif, un dieu ou une parole de dieu, avec tout ce que cette attente trahit de fatigue, de besoin de
repos ou de réponses qui-font-du-bien. Et qu’à la place, on cherche très simplement à explorer la
profondeur du vivant polymorphe, ou la vitalité d’une matière-flux, dans toutes ses extensions. Par
exemple l’air, le vent, le langage.
D’où cette idée d’un Sov qui va explorer les glyphes, ces résidus hypervéloces des furvents, qui
font signe et trace et qui permettent surtout de traduire, de transcoder le vivant, de l’art écrit vers
l’être incarné et réciproquement, par le vif. Un Sov qui va écrire en glyphe pour qu’advienne à
nouveau sa horde, qui va expérimenter les chrones pour jouer avec la matière-temps, qui va
retrouver Aoi et vivre enfin d’amour.
Pour parler par image, c’est l’expérience du sanglier râcleur, arpenteur terrien de la forêt, contre
cette idéal scopique de l’aigle qui vole tellement haut qu’il ne peut lire le sol qu’en deux dimensions
— et qui prétend pourtant connaître tous les chemins.

Si Deleuze nous a appris quelque chose, c’est au moins ça : se méfier des universaux, réinvestir
le plan d’immanence avec ses pieds et ses pas, parce que les devenirs ne se tracent et ne se trouvent
qu’ainsi, dans un corps-à-corps avec le chaos riche. Ou tout autant : dans un tête-à-tête accepté avec
le dehors qui nous traverse et qui fera de notre écriture autre chose qu’une combinatoire de clichés.
Une seule règle ici : s’abriter aussi peu que possible — à une époque où les technococons n’ont
jamais été aussi épais. S’imposer de d’exposer, donc. Autant que faire se pourra…

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