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Henri Sée

(1864-1936)

La France
économique et sociale
e
au XVIII siècle
Troisième édition, 1946

Librairie Armand Colin, Paris.


Première édition : 1925

Un document produit en version numérique par Jean-Marc Simonet, bénévole,


Courriel : Jean-Marc_Simonet@uqac.ca

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Henri Sée 2
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Henri Sée 3
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marc Simonet, ancien pro-
fesseur des Universités, bénévole.
Courriel : Jean-Marc_Simonet@uqac.ca

À partir de :

Henri Sée
Historien français
(1864-1936)

La France économique et sociale


au XVIIIe siècle

Troisième édition, 1946

Librairie Armand Colin, Paris, (première


édition : 1925), 197 pages.

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vince de Québec, Canada
Henri Sée 4
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des Matières

Introduction.

Chapitre Premier. La propriété foncière. Sa répartition. La population


de la France.
La propriété des classes privilégiées. — La propriété paysanne. — La popu-
lation de la France. — L’infinie variété des poids et des mesures. — Ouvra-
ges à consulter.

Chapitre II. Les paysans et l’agriculture.


Les mainmortables. — Les diverses classes. Fermiers et métayers. — Les
journaliers et les domestiques. — Le régime seigneurial. — Portée du régi-
me et aggravation de l’exploitation seigneuriale. — La fiscalité royale. —
L’exploitation agricole. — L’industrie rurale. — Le mode de vie des
paysans. — Les crises et la misère. — Épidémies, mendicité et assistance.
— Les troubles agraires. — L’état moral. — L’enseignement. —
L’administration paroissiale. — La question paysanne et l’opinion publique.
— Importance prépondérante de la question paysanne. — Ouvrages à
consulter.

Chapitre III. Le clergé.


L’ordre du clergé. — Nombre des ecclésiastiques. — Les propriétés et la ri-
chesse du clergé. — Les charges du clergé. — Le haut clergé et la noblesse.
— Le clergé régulier.— Le haut clergé séculier. — Mode de vie du haut
clergé. — Les évêques administrateurs. — Le bas clergé. — La vie du bas
clergé d’après un contemporain. — Relations du bas clergé avec le haut
clergé. — Les ressentiments du bas clergé. — Les curés et les élections aux
États généraux. — Ouvrages à consulter.

Chapitre IV. La noblesse.


Les sources de la noblesse. — Les réformations de la noblesse. — Nombre
des nobles. — Les privilèges de la noblesse. — Plusieurs catégories dans la
noblesse. Les présentés à la cour. — La noblesse de cour. — Le train de vie
de la haute noblesse. — Les pensions royales. — Les conséquences de la
vie mondaine. — La noblesse provinciale. La diversité des conditions. —
La moyenne noblesse. — La noblesse pauvre. — La noblesse et les paysans.
— La noblesse et les idées nouvelles. — La noblesse et l’opinion publique.
Henri Sée 5
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

— Les nobles n’ont pas conscience de leurs intérêts collectifs. — Ouvrages


à consulter.

Chapitre V. Noblesse parlementaire et noblesse administrative.


Origines de la noblesse parlementaire. — Grandes familles parlementaires.
— Valeur personnelle des parlementaires. — Esprit conservateur des par-
lementaires. — Le rôle social des parlements. — La noblesse administrati-
ve. Les intendants. Les conseillers d’État. — Ouvrages à consulter.

Chapitre VI. La petite industrie. Les métiers et les corporations.


Prédominance de la petite industrie. — Les corporations. Métiers libres et
jurandes. — L’apprentissage. — Les compagnons. — L’accès à la maîtrise.
— L’administration de la communauté. Les jurés. — Les confréries. — Le
véritable rôle des communautés de métiers. — Hiérarchie légale des mé-
tiers. — Conséquences économiques du régime des jurandes. — Accentua-
tion de l’organisation corporative. — Ruine financière des corporations. —
Les projets de réforme. — La réforme de Turgot. — Ouvrages à consulter.

Chapitre VII. L’évolution commerciale au XVIIIe siècle.


Les voies de communication. — Les moyens de transport. — Décadence
des foires. Progrès du crédit. — Les tendances libérales de la politique
commerciale. Les traités de commerce. — Le commerce avec les pays
d’Europe. — Le commerce du Levant. — Le grand commerce maritime et
colonial. La compagnie des Indes. — Le commerce avec les Antilles. —
Les ports français au XVIIIe siècle, p. 122. — Grand épanouissement du
commerce au XVIIIe siècle. — Ouvrages à consulter.

Chapitre VIII. L’évolution industrielle au XVIIIe siècle.


Progrès de l’administration industrielle. — Les manufactures et leurs mo-
nopoles. — La réglementation. — Les progrès de l’industrie dans la premiè-
re moitié du XVIIIe siècle. — Les nouvelles doctrines économiques. — Af-
faiblissement du régime réglementaire. — Extension de l’industrie rurale.
— L’emprise du capitalisme commercial sur l’industrie. — Les origines de
la concentration industrielle. — Les progrès du machinisme. — Les mines
de houille, grandes exploitations capitalistes. — La petite industrie, toujours
prédominante. — Ouvrages à consulter.

Chapitre IX. Les classes ouvrières et marchandes.


I. Les artisans.
Leur mode de vie. — Leur condition n’est pas uniforme. — Artisans per-
dant leur indépendance économique.
Henri Sée 6
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

II. Les marchands, les négociants, les directeurs de manufactures.


Diversité des conditions. — Le mode de vie de la bourgeoisie commerçante.
III. Les compagnons.
Les diverses catégories. — Condition de vie. — L’organisation ouvrière.
Les compagnonnages. — Les grèves.— L’attitude des pouvoirs publics. —
Il n’y a pas encore de question ouvrière. — Ouvrages à consulter.

Chapitre X. Les gens de finances.


Les banquiers. — Les officiers des finances. — Les fermiers généraux. —
Rôle social des financiers. — La nouvelle génération des fermiers généraux.
— Ouvrages à consulter.

Chapitre XI. Haute et moyenne bourgeoisie.


Les professions libérales. — Bourgeois vivant noblement. — Les anoblis et
le patriarcat urbain. — Le train de vie. — La culture intellectuelle. — Sen-
timents révolutionnaires de la bourgeoisie. — Ouvrages à consulter.

Chapitre XII. La misère et l’assistance.


La misère dans les campagnes. — La misère dans les villes. — Impuissance
de la charité. — L’assistance de l’État. — Ouvrages à consulter.

Chapitre XIII. Les vœux des diverses classes sociales en 1789.


Accord des trois ordres. — Les dissentiments entre les ordres. — Dissenti-
ments parmi les privilégiés. — Les diverses classes du tiers état. — Les
vœux d’ordre économique. — Ouvrages à consulter.

Conclusion.

Bibliographie générale.
Appendice bibliographique.
Henri Sée 7
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Introduction

Si l’on veut vraiment comprendre le caractère de la société


contemporaine, il importe de se représenter la vie économique et so-
ciale de l’ancienne France et particulièrement de la France du XVIIIe
siècle. Rien n’est, en effet, plus instructif que la méthode comparative,
qui nous fait percevoir clairement les ressemblances et surtout les
contrastes.
Bien que cent cinquante ans seulement — c’est-à-dire une brève
période dans l’histoire de l’humanité — nous séparent de l’époque
que nous nous proposons de décrire, il semble, au premier abord, que
la France d’aujourd’hui ne ressemble que de très loin à la France de
Louis XVI. On se l’explique aisément : dans l’intervalle, l’ancien ré-
gime s’est écroulé, la Révolution a transformé toutes les institutions
politiques et sociales ; puis, une profonde révolution économique a
modifié, en France comme dans tout le monde civilisé, les conditions
de notre existence matérielle et de notre mode de vie.

I
Un fait nous apparaît tout d’abord, c’est que la Révolution a boule-
versé toutes les anciennes institutions juridiques. Dans la France du
e
XVIII siècle, les classes sociales, au sens où nous les entendons au-
jourd’hui, ne se manifestent que pour un observateur attentif aux réali-
tés de la vie économique. Ce sont les distinctions juridiques qui frap-
pent surtout quiconque n’observe que la surface des choses. On dis-
tingue essentiellement trois ordres : le clergé, la noblesse, le tiers état,
entre lesquels se dressent les barrières de privilèges séculaires.
Les privilèges du clergé et de la noblesse, tel est l’un des traits qui
caractérisent la société du XVIIIe siècle. Clergé et noblesse exercent un
droit prééminent sur toute la propriété foncière ; les droits seigneu-
Henri Sée 8
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

riaux de toutes sortes qu’ils imposent aux paysans, par qui le sol est
mis en valeur, constituent l’un de leurs principaux revenus. Clergé et
noblesse échappent aussi à la plupart des impôts, des charges fiscales,
qui retombent sur les classes populaires et contribuent à accroître leur
misère. Enfin, la plupart des fonctions de l’État sont l’apanage des
ordres privilégiés, de la noblesse surtout, et l’on comprend que l’une
des grandes revendications du tiers état, en 1789, ait été précisément
l’admission de tous à toutes les charges et fonctions.
Les fonctions ecclésiastiques, il est vrai, en théorie du moins, sem-
blent accessibles aux roturiers comme aux nobles. Mais, en réalité,
toutes les dignités du haut clergé, les sièges épiscopaux, les abbayes,
les riches bénéfices ecclésiastiques sont réservés — et de plus en plus
exclusivement, à mesure que l’on approche de la Révolution — aux
membres de la noblesse, et surtout de la noblesse de cour.
Les barrières juridiques, qui séparent les diverses classes, se dres-
sent même de plus en plus hautes, à mesure que l’ancien régime ap-
proche de son terme. On verra plus loin que le fossé se creuse, de plus
en plus profond, entre les nobles et les roturiers. La noblesse, bien que
continuant à se recruter dans la classe des enrichis, dans le monde de
la finance surtout, tend à devenir une caste fermée. Les réformations
de la noblesse, accomplies à l’époque de Louis XIV, bien qu’ayant été
surtout des mesures fiscales, ont retranché de la noblesse des familles
de récente extraction, surtout les familles qui continuent à se livrer au
commerce, ou les gentilshommes trop pauvres pour faire valoir leurs
droits.

II
Cependant, c’est au XVIIIe siècle que se préparent les profondes
transformations qui caractériseront l’époque contemporaine et change-
ront la face de tout le monde social. Le capitalisme, sous sa forme
commerciale du moins, apparaît déjà puissant, et voici qu’il commen-
ce à exercer une profonde emprise sur l’industrie elle-même. Les né-
gociants, « contrôlant » de plus en plus activement l’industrie rurale,
ouvrent la voie à la grande industrie capitaliste. Dans les métiers ur-
bains, dans les métiers textiles du moins, ils parviennent souvent aussi
à soumettre à leur domination économique les artisans, autrefois indé-
Henri Sée 9
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

pendants, à les transformer en salariés. L’ancienne organisation du


travail ne répond plus aux besoins nouveaux ; les corporations de mé-
tiers, à la fin du siècle, même après l’échec de la réforme de Turgot,
sont bien condamnées.
L’introduction du machinisme dans l’industrie, encore restreinte à
quelques fabrications, surtout aux filatures de coton, ainsi que la
concentration industrielle, qui se manifeste dans certains centres de
l’industrie drapière et dans la fabrication des toiles peintes, annoncent
aussi les temps nouveaux.
Mais ce n’est encore qu’un début. On vit encore, en grande partie,
sur les anciennes pratiques économiques. Malgré les progrès du réseau
routier, les voies de communication restent toujours insuffisantes ; les
moyens de transport se sont modifiés, mais ne se sont pas profondé-
ment transformés depuis le début des temps modernes. Le commerce
maritime fait de grands progrès au XVIIIe siècle, il accroît sensiblement
la richesse nationale, mais la navigation n’a guère changé depuis le
e
XVII siècle ; le tonnage reste faible et on n’a guère de bateaux dont la
capacité dépasse 400 ou 500 tonneaux.
N’est-ce pas encore un fait significatif que, dans la bourgeoisie de
la plupart des villes, la première place soit occupée par les hommes de
loi, avocats ou procureurs, ou encore par les gens de finance, em-
ployés de la ferme générale ou receveurs des impositions royales ?
C’est seulement dans les grands ports que les négociants jouent un
rôle de premier plan.
En un mot, pour qui considère l’évolution économique, la grande
transformation ne s’opérera qu’au siècle suivant ; la France de la mo-
narchie censitaire, jusqu’aux approches de 1848, conservera encore
bien des traits de la France de l’ancien régime.

III
Enfin, un caractère permanent de l’histoire économique et sociale
de la France se manifeste dans toute sa force au XVIIIe siècle : c’est la
persistance et l’affermissement de la propriété paysanne. Cette pro-
priété, on le sait, s’est peu à peu constituée au moyen âge, sous le
couvert des tenures vilaines. Le paysan, dès la fin du moyen âge, af-
Henri Sée 10
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

franchi totalement du servage dans la plupart des régions de la France,


est bien propriétaire de la terre qu’il cultive, puisqu’il la transmet à ses
héritiers ou peut la vendre, l’échanger. Seulement, cette propriété est
grevée des charges du régime seigneurial, lourdes surtout par suite des
pratiques et des abus de ce régime. On peut cependant se demander si
la persistance du régime seigneurial jusqu’à la Révolution n’a pas
contribué à la consolidation de la propriété paysanne, hypothèse ad-
missible si l’on considère qu’en Angleterre, où le régime seigneurial
est si affaibli dès la fin du moyen âge, la propriété paysanne finit par
être presque entièrement éliminée au profit de l’aristocratie foncière.
Quoi qu’il en soit, il suffira que la Révolution abolisse radicale-
ment le régime seigneurial pour que la propriété paysanne devienne
pleinement autonome. Ce n’est pas que tous les paysans soient pro-
priétaires ; il en est beaucoup qui n’ont que très peu de terre ou pas du
tout, qui constituent, par le fait même, un véritable prolétariat rural ;
mais ce n’est qu’une minorité parmi les habitants des campagnes. En
tout cas, le régime agraire de la France a un caractère profondément
original, qui distingue notre pays de la plupart des contrées de
l’Europe, si bien qu’à l’époque contemporaine, la France restera un
type de démocratie rurale ; dans l’Europe occidentale, elle sera le seul
grand État où l’équilibre ne sera pas rompu au profit du développe-
ment industriel. Voilà en quoi le présent se rattache étroitement au
passé.
La constitution de la propriété foncière, telle qu’elle existe au
e
XVIII siècle, nous explique aussi la raison pour laquelle, en France, les
progrès de l’agriculture ont été beaucoup plus lents que dans les
contrées où la grande propriété noble a éliminé la propriété paysanne.
La France est aussi le pays des petites exploitations. Les propriétaires,
nobles ou bourgeois, ne se livrent pas au faire-valoir direct ; ce sont
les paysans eux-mêmes qui cultivent tout le sol. Or, ils ont trop peu de
ressources pour réaliser de véritables améliorations agricoles ; ils s’en
tiennent aux pratiques anciennes, et ces pratiques ont encore pour ef-
fet le maintien des landes et prés, dont la jouissance collective est
considérée comme absolument nécessaire aux besoins des masses
paysannes. Les grands défrichements, malgré quelques notables ef-
forts, ne pourront s’exécuter ; on ne pourra qu’imparfaitement mettre
en valeur les terres incultes. En un mot, la nouvelle économie rurale
ne triomphera vraiment que dans la seconde moitié du XIXe siècle ;
Henri Sée 11
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

jusque vers 1840, l’agriculture française ressemblera encore beaucoup


à ce qu’elle était sous l’ancien régime.
On voit donc que la vie économique du XVIIIe siècle est destinée à
se prolonger au-delà de la Grande Révolution. Celle-ci aura surtout
pour effet l’abolition des privilèges juridiques, qui séparaient le tiers
état des ordres privilégiés. Cette abolition aura, d’ailleurs, sa répercus-
sion sur l’évolution économique elle-même ; elle contribuera, — mais
à un moindre degré que les progrès du capitalisme —, à opérer une
nouvelle répartition des classes sociales, fondée sur leur rôle écono-
mique. Remarquons, d’autre part, que l’application des sciences à
l’industrie, qui commence à se manifester au XVIIIe siècle, le triomphe
de la vapeur, en attendant celui de l’électricité, la révolution accom-
plie par les nouveaux moyens de transport (chemins de fer et naviga-
tion à vapeur) auront pour effet de reculer dans le passé le monde de
l’ancien régime, en bouleversant toutes les conditions de la vie maté-
rielle.
Voilà pourquoi le XVIIIe siècle peut paraître si lointain à nos
contemporains. Il est très proche de nous cependant, si nous considé-
rons que tout ce qui constitue la vie contemporaine trouve son origine
à cette époque. Puis, dans l’histoire de la France, dans l’histoire éco-
nomique et sociale surtout, il subsiste des traits permanents qui don-
nent à notre pays une physionomie toute spéciale, non moins que la
nature de son sol et sa configuration physique. Ainsi s’explique un
phénomène en apparence paradoxal : dans la contrée qui, à plusieurs
reprises, a donné le signal de la révolution à une grande partie de
l’Europe, le présent se rattache peut-être plus fortement encore au
passé que dans des pays dont l’attitude a été singulièrement plus
conservatrice.

IV
Quelques mots sont nécessaires pour justifier le plan que nous
avons suivi, et qui, au premier abord, pourrait surprendre le lecteur.
Le plus souvent, lorsque l’on trace le tableau de l’ancienne société
française, on adopte une classification d’ordre juridique ; on distingue
essentiellement les trois états : le clergé, la noblesse, qui sont les or-
Henri Sée 12
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

dres privilégiés, puis les roturiers que l’on englobe dans une seule ca-
tégorie, le tiers état.
Cette classification a le grave défaut de ne pas reposer sur la vie
économique, qui contribue plus que quoi que ce soit à déterminer la
condition des classes sociales. Considérons, par exemple, le tiers état ;
il comprend des classes profondément distinctes en réalité : la haute
bourgeoisie (hommes de loi, titulaires d’offices, gens de finance), les
négociants et marchands, les artisans et ouvriers, enfin les paysans.
Bien que les distinctions juridiques exercent encore une grande in-
fluence sur l’état social au XVIIIe siècle, il nous semble plus rationnel
d’édifier notre classification sur les diverses formes de la propriété, de
distinguer essentiellement les classes qui vivent de la propriété fonciè-
re, de l’économie rurale, et celles qui tirent leurs moyens d’existence
de l’économie urbaine, de la propriété mobilière, de l’activité com-
merciale et industrielle. Et, comme phénomènes économiques et faits
sociaux exercent les uns sur les autres une action réciproque, nous
étudierons toujours concurremment les deux ordres de questions, véri-
tablement inséparables.
Quand on traite un sujet dans lequel les recherches érudites sont
souvent encore à peine ébauchées, où le travail de synthèse semble
parfois encore prématuré, il faudrait pouvoir, à chaque pas, indiquer
ses références. Un ouvrage dans le genre de celui-ci ne le permettait
pas ; aussi avons-nous indiqué, pour chaque chapitre, les ouvrages es-
sentiels qui permettront aux lecteurs de s’initier peu à peu aux ques-
tions dont nous n’avons pu donner qu’un aperçu 1 .
Table des matières

1
Note sur la troisième édition :
Pour conserver à cet ouvrage toute sa valeur d’instrument de travail, nous
avons tenu à mettre au courant la bibliographie. Quand il n’a pas été possible,
pour des raisons typographiques, de compléter les bibliographies existantes,
nous les avons rejettées dans un appendice, comme on l’avait déjà fait pour la
2e édition en 1933. Cette mise au point a été faite par M. H. HAUSER.
Henri Sée 13
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre premier

LA PROPRIÉTÉ FONCIÈRE. SA RÉPARTITION.


LA POPULATION DE LA FRANCE.

Nous décrirons en premier lieu les classes qui vivent directement


de la propriété foncière, de la terre, soit qu’elles tirent leurs ressources
de leur travail agricole (les paysans), soit qu’elles vivent de
l’exploitation des paysans, ou, si l’on aime mieux, des revenus que les
cultivateurs sont obligés de fournir à ceux qui sont les propriétaires
éminents du sol : le clergé et la noblesse.
La première question qui se présente consiste donc à se rendre
compte de la répartition de la propriété entre ces trois classes sociales.
Sans doute, il ne saurait être question de statistiques précises ; on peut
seulement, grâce aux rôles d’impôts et notamment de vingtièmes,
comme l’a fait M. Loutchisky, grâce aussi aux nombreux terriers du
e
XVIII siècle, arriver à des évaluations approximatives, il est vrai, mais
qui ne laissent pas d’être instructives et de correspondre sensiblement
à la réalité des choses.
Le pourcentage, que l’on lira plus loin, n’a pas de valeur absolue ;
il pourra être critiqué dans le détail ; il pourra être modifié par de nou-
velles études. Cependant, comme il repose sur d’immenses dépouil-
lements de rôles d’impôts, dont M. Loutchisky n’a pu toujours donner
le détail, il semble légitime de l’adopter provisoirement ; il a, dans
l’ensemble, croyons-nous, une réelle valeur, en dépit des critiques
dont il a pu faire l’objet.

La propriété des classes privilégiées. — On voit que la no-


blesse possède une portion importante du sol, mais plus faible qu’on
ne le croit ordinairement. Dans son État des classes agricoles à la
Henri Sée 14
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

veille de la Révolution, Loutchisky aboutit aux conclusions suivantes :


dans l’Artois, la noblesse détient 29 % du territoire ; en Picardie, 33
% ; en Bourgogne, 35 % ; dans le Limousin, 15 % ; dans la Haute-
Auvergne, 11 % ; dans le Quercy, 15 % ; dans le Dauphiné, 12 % ;
dans les Landes, 22 % ; dans le Béarn, 20 % ; dans le pays toulousain,
28 % ; dans le Roussillon, 32 % ; dans l’Orléanais, environ 40 %.
Dans la Haute-Bretagne et en Normandie, et, d’une façon générale,
dans l’Ouest de la France, la propriété noble semble beaucoup plus
étendue que dans les autres régions ; elle joue un rôle des plus impor-
tants dans les environs de Paris et surtout à proximité de Versailles.
Contrairement à ce que l’on a longtemps pensé, le clergé possède
infiniment moins de terre que la noblesse. Le Nord de la France cons-
titue, à cet égard, une exception. Si, dans le Hainaut et le Cambrésis,
le clergé détient 40 % de la propriété, si, dans l’Artois, la propriété
ecclésiastique comprend un cinquième ou un quart du territoire, dans
le Laonnois, 29 %, et en Picardie, 18 %, par contre, plus on avance
vers l’Ouest ou vers le Midi, et plus la proportion devient faible :

En Bourgogne, 11 et 13 % ; dans le Berry, 19 % ; en Touraine, 10 % ; en Au-


vergne, 3,5 % ; en Bas-Limousin et en Quercy, 2 % ; dans le pays toulousain,
4 % ; dans le Roussillon, 2,5 % ; en Béarn, 1,5 % ; dans les Landes, 1 % ;
dans le pays de Rennes, 3,4 %.

Au total, on peut se ranger à l’opinion de M. G. Lecarpentier, qui


attribue au clergé, en moyenne, seulement 6 % du territoire de la
France. La richesse du clergé, on le verra plus loin, provient en grande
partie de ses propriétés urbaines et de la perception de la dîme.
Remarquons qu’une grande partie des biens nobles et ecclésiasti-
ques consiste en bois et en forêts, que cette propriété est, en général,
très morcelée, ce qui rend impossible toute grande exploitation agrico-
le, à la mode anglaise. Il n’est pas inutile d’indiquer, quand nous par-
lons de propriété noble ou ecclésiastique, que nous entendons uni-
quement ce que l’on appelle le domaine proche des seigneuries, qui
est le plus souvent loué à des fermiers ou à des métayers. Mais les
seigneurs exercent aussi un droit de propriété éminent sur les terres
qui dépendent de leurs fiefs et notamment sur les tenures paysannes,
Henri Sée 15
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

car, parmi celles-ci, il y en a fort peu qui soient en alleux, c’est-à-dire


qui soient pleinement autonomes.

La propriété paysanne. — Il n’en est pas moins vrai qu’on


doit considérer les tenures paysannes comme de véritables propriétés
héréditaires, puisqu’elles passent aux héritiers du tenancier ou peuvent
être cédées par lui ; elles sont seulement grevées de redevances et de
droits perçus par le seigneur. Les paysans possèdent donc une notable
partie du sol, mais dont la proportion varie très sensiblement d’une
région à l’autre. C’est dans les provinces de l’Ouest qu’elle semble
être la plus faible : en Normandie, en Bretagne, dans le Poitou, on
peut l’évaluer seulement à un cinquième ; dans le Nord, en Picardie,
en Artois, dans la région qui formera le département du Nord (Flan-
dre, Hainaut et Cambrésis), ainsi que dans l’Orléanais et en Bourgo-
gne, à un tiers ; dans le Languedoc, dans le Limousin, à 50 % ; en
Dauphiné, aux deux cinquièmes. Dans la seconde moitié du XVIIIe siè-
cle, la propriété paysanne, loin de diminuer, semble, en certaines ré-
gions, s’être accrue sensiblement : M. Loutchisky a pu le constater
pour la généralité de Soissons, où les paysans ont acquis quatre fois
plus de terre qu’ils n’en ont vendu, ainsi que pour le Limousin où, de
1779 à 1791, leur gain a été de 4 000 arpents. Il est vrai que, dans le
Nord, M. Lefebvre croit pouvoir établir que la propriété paysanne n’a
guère augmenté depuis 1770 ; seul, le nombre des propriétaires s’est
accru au XVIIIe siècle, sans doute par l’effet des successions. Quoi
qu’il en soit, comme les paysans constituent 90 % du nombre des pro-
priétaires, leurs propriétés sont souvent très petites ; le morcellement
de la propriété paysanne est un fait incontestable, et d’une très grande
portée.
Beaucoup de paysans ne détiennent que d’infimes parcelles de ter-
re, surtout dans le Nord de la France. M. G. Lefebvre établit que, dans
le Cambrésis, 60 à 70 % des occupants possèdent moins d’un hectare,
et un cinquième, moins de 5 hectares. Or, comme, pour vivre de la
culture de ses terres, il faut avoir au moins 5 hectares, la plupart des
paysans doivent s’occuper, soit comme fermiers — s’ils ont quelques
avances —, soit plus souvent encore comme travailleurs agricoles. En
Flandre, en Cambrésis, en Hainaut, comme en Artois, en Picardie, en
Normandie et, dans une certaine mesure, en Bretagne, il y a donc un
Henri Sée 16
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

véritable prolétariat rural, que le chômage ou la disette réduit à la mi-


sère, et qui est, au XVIIIe siècle, la grande source de la mendicité et du
vagabondage. Les propriétaires aisés et les gros fermiers ne consti-
tuent qu’une petite minorité des populations rurales, et c’est surtout
cette classe qui profitera, à l’époque de la Révolution, de l’abolition
du régime seigneurial et de la vente des biens nationaux.
Quant à la bourgeoisie, elle possède une portion de la propriété
foncière qui est loin d’être insignifiante, tout au moins dans les envi-
rons des villes, et surtout des grandes villes ; dans les environs de Pa-
ris, leur propriété effective est plus considérable encore. Dans le Nord,
par exemple, c’est 16 ou 17 % de la superficie que détiennent les
bourgeois.
Ce régime de la propriété foncière donne à la France du XVIIIe siè-
cle une physionomie toute particulière ; il la distingue notamment de
l’Angleterre, où la grande propriété noble a peu à peu éliminé la petite
propriété paysanne, grâce aux enclosures ; il la distingue aussi de la
plus grande partie de l’Europe centrale et surtout de l’Europe orienta-
le, où la grande propriété noble n’a cessé de s’étendre et de se fortifier
au cours des temps modernes. Ce phénomène a donné à la société
française un caractère original et a exercé une notable influence sur
toute son évolution historique.
L’évolution agraire de l’Angleterre, telle qu’elle se dessine depuis
la fin du moyen âge, peut sans doute nous faire comprendre les rai-
sons pour lesquelles la propriété paysanne s’est conservée et fortifiée
en France. En Grande-Bretagne, les progrès de l’industrie lainière ont
incité les seigneurs à transformer les terres de culture en pâturages, à
accroître leur domaine proche au moyen des enclosures. Et, en même
temps, la précarité plus grande des tenures que l’on observe dès le
moyen âge, ainsi que l’affaiblissement du régime seigneurial, ont faci-
lité cette transformation ; les lords n’ont pas intérêt à maintenir des
tenures paysannes qui ne leur rapportent que de faibles revenus. Enfin,
l’aristocratie, qui s’empare du pouvoir politique, à la suite des révolu-
tions du XVIIe siècle, a les mains libres pour s’emparer de toute la ter-
re. En France, rien de semblable. Le capitalisme commercial et indus-
triel a été plus tardif et moins intense. Les seigneurs sont de plus en
plus soumis à l’autorité du pouvoir royal, qui s’opposerait à de trop
graves empiétements ; puis, jouissant de droits seigneuriaux étendus et
Henri Sée 17
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

souvent lucratifs, ils n’ont pas intérêt à détruire le régime des tenures
paysannes, dépendant de leurs fiefs, de telle sorte que la petite pro-
priété paysanne doit peut-être sa persistance et ses progrès au maintien
du régime seigneurial. Et, lorsque la Révolution détruira ce régime,
elle deviendra pleinement autonome.

La population de la France. — Il est un autre élément dont il


est nécessaire de tenir compte, lorsqu’on étudie la vie économique et
sociale d’une époque, c’est la population ; il serait fort important de
connaître sa masse et sa densité, ainsi que le rapport de la population
urbaine à la population rurale. Malheureusement, en ce qui concerne
le XVIIIe siècle, nous ne possédons que des données bien insuffisantes,
des évaluations dénuées de valeur scientifique. Parfois, pour telle ou
telle région, certains documents nous donnent le nombre de feux ;
mais il est difficile de savoir si le mot feu désigne un ménage ou une
unité fiscale. Les évaluations données par les mémoires des inten-
dants, rédigés vers 1700, sont tout à fait approximatives. C’est seule-
ment à partir de 1770 que le gouvernement a fait faire des relevés des
mariages, naissances et décès d’après les registres paroissiaux. Turgot
se proposa même de créer une véritable statistique de la population.
C’est d’après ces « mouvements de la population » que Necker,
dans son Administration des finances (de 1784), estime la population
de la France à 24 millions d’habitants, que Calonne, dans l’État de la
population du royaume, présenté à l’Assemblée des notables, en 1787,
l’évalue à 23 millions. D’après ces documents, on voit que la popula-
tion totale des villes ne dépasse guère 2 millions, que la province ne
possède qu’une seule ville de plus de 100 000 habitants : Lyon
(135 000) ; les grands ports comptent parmi les villes les plus peu-
plées : tels, Marseille, Bordeaux, Nantes, Rouen. Mais la plupart des
centres urbains ont moins de 20 000 habitants ; des capitales de pro-
vince, comme Dijon et Grenoble, seraient considérées aujourd’hui
comme de fort petites villes, avec leurs 21 000 et 23 000 habitants.
Enfin, le mouvement de la population montre que celle-ci s’est accrue
sensiblement à la fin de l’ancien régime, excepté cependant en Breta-
gne. Un autre fait intéressant apparaît : une très forte natalité, mais
dont les effets sont contrebalancés par une grande mortalité générale,
qui s’explique par la fréquence des épidémies, et aussi par une énorme
Henri Sée 18
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

mortalité infantile. Quoi qu’il en soit, en 1789, la France est un des


pays les plus peuplés de l’Europe, beaucoup plus que l’Angleterre et
que l’Allemagne ; on s’explique ainsi, en partie, le rôle qu’elle joue à
cette époque.
A considérer les éléments mêmes de la population, on voit qu’elle
est assez stable. L’émigration n’existe guère. Il est vrai que la révoca-
tion de l’Édit de Nantes a fait fuir, à la fin du XVIIe siècle, peut-être
100 000 protestants, presque tous d’ailleurs habitants des villes et ap-
partenant aux classes industrielles et marchandes (les paysans hugue-
nots, convertis seulement en apparence, n’ont guère quitté le royau-
me). Mais, au XVIIIe siècle, à part quelques centaines de familles per-
cheronnes et mancelles, qui ont été coloniser le Canada, il n’y a pas
eu, à proprement parler, d’émigration. Quant à l’immigration des
étrangers, elle ne contribue pas à accroître sensiblement la popula-
tion : elle comprend surtout des Irlandais, fuyant les persécutions an-
glaises, des négociants hollandais ou hanséates. Elle a cependant une
importance économique assez notable : à Nantes, à Bordeaux, par
exemple, bien des familles de négociants proviennent de l’étranger. A
Marseille aussi, des familles grecques et arméniennes viennent accroî-
tre le contingent de la classe commerçante.

L’infinie variété des poids et des mesures. — Il nous faut


encore signaler un phénomène qui a pesé très fortement sur toute la
vie économique et sociale de l’ancien régime : c’est l’infinie variété
des poids et des mesures, dont nous avons de la peine à nous rendre
compte, depuis que la Révolution, en établissant le système métrique,
a fait au chaos succéder l’ordre et une admirable simplicité.
Les mesures de superficie étaient relativement simples. Cela ne
veut pas dire qu’elles ne fussent très variées, très diverses suivant les
régions. Les documents de l’époque mentionnent surtout l’arpent et le
journal. L’arpent était toujours subdivisé en 100 perches, mais la lon-
gueur de la perche était très variable, si bien que l’arpent de Paris
équivalait à 34 ares, celui de Poitou, à 42, celui des Eaux et Forêts, à
51. Le journal usité en Bretagne valait environ 48 ares. La boisselée
(proportionnée à la contenance d’un boisseau) pouvait valoir, dans
une même région, soit 15 ares, soit 10, soit même 7.
Henri Sée 19
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les mesures de capacité sont encore plus variées. La capacité du


boisseau, par exemple, dans une seule province comme le Poitou, peut
osciller de 65 à 10 litres. Chaque seigneurie, haute ou moyenne, a, en
effet, le droit « de poids, de mesures, d’étalonnage ». Chacune a aussi
intérêt, pour accroître ses rentes, à étendre la capacité de ses mesures.
Une lettre insérée dans les Affiches du Poitou, de 1775, déclare :

« J’oubliais de vous marquer que le boisseau de Civray ne devait peser


qu’environ 40 livres, qu’il n’avait que ce poids en 1709, et qu’il s’est succes-
sivement accru de trois à quatre livres ; on observe du reste des augmentations
analogues à Aulnay, Chiré, Beauvoir, etc. »

On verra plus loin à combien d’abus donne lieu cette incertitude


des mesures. Les multiples du boisseau (setier, muid, minot, charge,
etc.) connaissent la même variété. Le litre, la pinte, la barrique, la vel-
te ne sont pas plus fixés. Pour la mesure des étoffes, on se sert de
l’aune ; elle donne lieu aussi à beaucoup d’abus. Enfin, rien de varié
comme les poids usités avant la Révolution : la livre, l’once, etc. n’ont
nulle part exactement la même valeur. On comprend alors combien ce
système entrave toutes les transactions, et l’on s’explique aisément
que les écrivains du XVIIIe siècle, puis les cahiers des États Généraux
de 1789 aient réclamé l’unification des poids et mesures avec autant
d’insistance que l’unification des coutumes. La Révolution française
devait donner satisfaction à ce double vœu et établir un système si ra-
tionnel qu’il a servi de modèle à tous les pays civilisés.
Table des matières

Ouvrages à consulter

LOUTCHISKY, L’État des classes agricoles en France à la veille de la Révolution,


Paris, 1911.
— La Propriété paysanne en France à la veille de la Révolution, principalement
dans le Limousin, Paris, 1912.
— Quelques Remarques sur la vente des biens nationaux, 1914.
REBILLON A., La Situation économique du clergé à la veille de la Révolution dans
les districts de Rennes, Vitré et Fougères (Coll. des Doc. économiques de la
Révolution), 1913.
Henri Sée 20
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

SÉE H., Les Classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la Révolution, Paris,
1906.
— Esquisse d’une histoire du régime agraire en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles,
Paris, 1921.
LECARPENTIER G., La Vente des biens ecclésiastiques pendant la Révolution, Pa-
ris, 1908.
LEVASSEUR E., La Population française, t. I, 1889.
MATHOREZ, Les Etrangers en France, 2 vol. parus, Paris, 1921.
LEFEBVRE G., Les Paysans du Nord pendant la Révolution française, Lille, 1924.
BRUTAILS G.-A., Recherches sur l’équivalence des anciennes mesures de la Gi-
ronde, Bordeaux, 1912.
RAVEAU Paul, L’Agriculture et les classes paysannes dans le Haut-Poitou au XVIe
siècle, Paris, 1926.
FAVRE Adrien, Les Origines du système métrique, Paris, 1931.
SÉE H., Les Essais de statistiques démographiques en Bretagne à la fin de
l’Ancien régime (dans Etudes sur la vie économique en Bretagne, 1772-an III,
Paris, 1930).
LOUTCHISKY, Régime agraire et populations agricoles dans les environs de Paris,
à la veille de la Révolution (Revue d’Histoire moderne, 1933).

Table des matières


Henri Sée 21
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 2

LES PAYSANS ET L’AGRICULTURE.

Avant d’étudier les classes qui vivent de la propriété foncière, il


semblerait logique de décrire d’abord l’agriculture. Mais, à l’époque
qui nous occupe, c’est la condition juridique de ces classes qui est
l’un des facteurs essentiels de la production du sol. Les faibles progrès
de l’agriculture, sous l’ancien régime, s’expliquent, en grande partie,
par la situation qui est faite à la classe qui seule exploite le sol, aux
paysans. Nous commencerons donc par décrire la condition juridique
de la population agricole ; on comprendra mieux alors les raisons pour
lesquelles, avant la Révolution, il n’y a pas eu de transformation pro-
fonde de l’agriculture.
Les paysans français, dans les deux derniers siècles de l’ancien ré-
gime, semblent plus favorisés que leurs congénères du reste de
l’Europe, car ils sont, pour la plupart, personnellement libres et pro-
priétaires.

Les mainmortables. — Le servage ne s’est conservé que dans


quelques régions, dans celles précisément où il était le plus dense au
moyen âge, surtout dans le Nord-Est (Franche-Comté et Lorraine) et
aussi, mais en groupes moins compacts, dans quelques pays du centre
(Berry, Nivernais, Marche, Auvergne). Le nombre total des serfs,
semble-t-il, ne dépasse par un million.
D’ailleurs, ce sont moins des serfs, au sens du moyen âge, que des
mainmortables. On distingue la mainmorte personnelle et la mainmor-
te réelle, prédominante dans l’Est de la France. Dans le premier cas,
les enfants, s’ils n’habitent pas avec leurs parents, ne peuvent hériter
aucun de leurs biens, même mobiliers ; dans le second cas, le paysan
Henri Sée 22
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

n’est soumis à la mainmorte que pour les biens mainmortables qu’il


occupe (les choses se passent ainsi dans les bordelages du Nivernais).
Il est vrai que la mainmorte s’est conservée jusqu’à la Révolution,
en dépit de l’énergique campagne que Voltaire a entreprise en faveur
des serfs du Mont-Jura.
En 1779, Necker abolit bien la mainmorte sur le domaine royal, et,
dans tout le royaume, le droit de suite ; mais les seigneurs n’imitèrent
pas l’exemple que leur donnait le gouvernement. La mainmorte per-
sista donc jusqu’à la Révolution ; toutefois, elle ne constitue plus
qu’une exception ; l’immense majorité des paysans est personnelle-
ment libre.

Les diverses classes. Fermiers et métayers. — Les paysans dont


la personne est pleinement affranchie ne forment pas cependant une
classe uniforme, car ils ne possèdent pas tous la même quantité de ter-
re. Il en est qui peuvent vivre exclusivement de la culture de leurs
champs : ils constituent une sorte d’aristocratie paysanne, la classe des
laboureurs. Ce sont eux surtout qui arrondissent leurs terres, qui tirent
parti des afféagements, des défrichements, et qui, à l’époque de la Ré-
volution, profiteront de la vente des biens nationaux. Mais la plupart
des paysans ne possèdent pas une quantité de terre suffisante pour en
vivre. S’ils ont quelques avances, ils deviennent fermiers ou mé-
tayers ; les plus pauvres s’engagent comme journaliers ou domesti-
ques. Bien des paysans propriétaires joignent à la culture un métier
d’appoint, sont marchands, meuniers, aubergistes ou artisans (maçons,
charpentiers, tailleurs, tisserands surtout) ; ainsi s’explique l’extension
de l’industrie rurale. La classe des travailleurs agricoles, des journa-
liers, n’a jamais eu l’importance qu’elle a prise en Angleterre.
C’est que les grandes exploitations n’existent pas en France. Les
nobles ne font pas valoir eux-mêmes les terres de leur domaine pro-
che, ne les afferment pas non plus à des entrepreneurs capitalistes, à
des farmers, comme en Angleterre.
Ce sont des paysans qui cultivent, à titre de fermiers ou de mé-
tayers, l’immense majorité des terres appartenant aux classes privilé-
giées. Rien de variable comme l’étendue des exploitations agricoles. Il
Henri Sée 23
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

y en a qui comprennent une étendue équivalant à dix ou vingt hecta-


res ; mais il en est d’autres qui ne sont que des closeries, contenant
seulement quelques pièces de terre. Il y a donc des fermiers aisés, et
d’autres qui sont misérables. Mais on peut dire qu’en règle générale,
le morcellement des exploitations est tout aussi marqué que le morcel-
lement de la propriété.
Le bail à moitié fruits ou métayage — assez rare aujourd’hui —
semble, au XVIIIe siècle, le mode de location le plus répandu, surtout
dans les provinces les plus pauvres, où les paysans n’ont ni avances,
ni cheptel ; il est prédominant dans les pays du Centre et du Midi ; il
affecte environ la moitié des terres louées en Bretagne et en Lorraine.
Le métayer doit livrer au propriétaire, — qui lui a fait des avances de
semence et de cheptel —, la moitié de la récolte, quelquefois même
davantage dans le bail à détroit, tel qu’il est usité en Haute-Bretagne,
puisqu’à la redevance en nature se surajoute, en ce cas, une redevance
en argent. Le métayer est donc souvent misérable, comme le constate
Arthur Young, dans ses Voyages en France :

« Des tenanciers n’ayant guère à offrir que leurs bras sont bien plus à la merci
du propriétaire que s’ils avaient quelque richesse ; ils ne se contenteraient pas
dans leurs entreprises d’un profit moindre que l’intérêt de leur capital. »

Et A. Young déclare encore que beaucoup de métayers sont dans


une telle misère, qu’en attendant la prochaine récolte, ils doivent em-
prunter au propriétaire le pain dont ils ont besoin.
Les conditions faites aux fermiers paraissent sensiblement meilleu-
res. Leur bail, conclu pour trois, six ou neuf ans, leur impose le paye-
ment d’une somme d’argent fixe, à laquelle s’ajoutent, il est vrai, des
redevances en nature et surtout des corvées de charrois et même de
labours. Le fermage est prédominant dans le Nord de la France, où les
exploitations agricoles sont plus considérables qu’ailleurs : tel est le
cas de l’Artois, de la Picardie, du Vexin, de la Beauce. C’est aussi en
ces pays que souvent, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on opéra
la réunion des fermes. Ces réunions, très avantageuses pour les pro-
priétaires, dont elles augmentaient les revenus, eurent la conséquence
fâcheuse d’évincer bon nombre de fermiers, les moins aisés, et
d’accroître l’antagonisme entre les riches cultivateurs et les pauvres.
Henri Sée 24
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les cahiers de 1789 le montrent nettement. Ce qui aggrava encore la


condition des fermiers, ce fut la hausse très rapide du prix des fermes,
surtout dans la seconde moitié du siècle. Il est vrai que, dans la même
période, les prix des denrées s’élevèrent aussi ; mais ce n’était qu’une
compensation insuffisante, car, tandis que la hausse des prix n’était
que de 40 ou 50 %, les fermages souvent s’élevèrent de 100 % ; les
propriétaires parvinrent ainsi à accroître notablement leurs revenus.
Notons encore quelques modes de location particuliers à certaines
régions ; tel le domaine congéable, en Basse-Bretagne. Le domanier
est à la fois propriétaire et fermier. Tandis que le seigneur foncier est
propriétaire du fonds, le domanier est propriétaire des édifices et su-
perfices ; mais il est à la merci du foncier, qui peut le congédier, à
moins qu’il ne lui ait donné l’assurance de lui conserver sa tenure
pendant un certain espace de temps (généralement fixé à 9 ans) ; c’est
la baillée, pour laquelle le tenancier doit une commission souvent oné-
reuse. Le domanier est soumis encore non seulement à la rente conve-
nancière, plus élevée que la rente des autres tenures, mais aussi aux
charges seigneuriales et notamment à l’obligation de rendre aveu.
Dans les vignes du pays nantais, nous trouvons le mode de location
qu’on appelle complant ; le complanteur est propriétaire, non de la
terre, mais du plant de vigne ; si celui-ci disparaît, la tenure revient au
propriétaire. Citons encore, en Picardie, le droit de marché, d’après
lequel les fermiers se considèrent comme locataires perpétuels, et, en
Languedoc et en Dauphiné, les locatairies perpétuelles, qui assurent
aux tenanciers une sorte d’usufruit à perpétuité.

Les journaliers et les domestiques. — Les paysans, trop dépour-


vus de terre et d’avances, doivent s’engager comme travailleurs agri-
coles ou journaliers. Sans doute, cette classe est, en France, beaucoup
moins nombreuse qu’en Angleterre. Elle ne laisse pas cependant de
former une portion importante de la population agricole, surtout dans
des pays comme la Picardie, la Normandie orientale, la Bretagne : cer-
taines paroisses bretonnes, je l’ai montré ailleurs, contiennent une ma-
jorité de journaliers.
Les salaires des journaliers varient naturellement suivant les ré-
gions ; ils ne semblent pas être bien supérieurs à 7 ou 8 sous pour les
Henri Sée 25
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

hommes, 5 ou 6 sous pour les femmes. A la fin de l’ancien régime, ils


se sont élevés quelque peu, mais leur hausse a été, comme il arrive
d’ordinaire, beaucoup moins sensible que le coût de la vie. Ce sont
donc les journaliers qui sont le plus atteints par les crises, les disettes,
les épidémies, et ils forment le principal contingent des mendiants et
vagabonds, si nombreux dans les campagnes jusqu’à l’époque de la
Révolution.
Les domestiques, que l’on emploie surtout dans les fermes impor-
tantes, ont une situation moins précaire que les journaliers, puisqu’ils
sont loués à l’année, et qu’ils sont logés et nourris. Leurs salaires se
sont élevés assez sensiblement au cours du XVIIIe siècle. Les Souvenirs
d’un nonagénaire indiquent, pour la fin de l’ancien régime, les chif-
fres suivants de gages annuels, qui ne semblent pas exceptionnels :

Le premier garçon laboureur 84 à 90 livres


Le charretier 54 à 66 —
Les touche-bœufs 30 à 36 —
Le garçon d’écurie 60 à 66 —
Les servantes 24 à 33 —
et elles reçoivent, en outre, une ou deux paires de sabots et une ou deux aunes de
toile.

La nourriture des domestiques consiste surtout en pain, beurre, ga-


lettes ; on leur donne quelquefois du lard, rarement de la viande. Leur
boisson ordinaire, c’est l’eau, excepté dans les pays vignobles, où on
leur fournit de la piquette, faite avec du marc de raisins ou de pom-
mes.

Le régime seigneurial. — On ne saurait comprendre la situation


des paysans, si l’on ne déterminait pas le caractère du régime seigneu-
rial. Comme tenancier, comme sujet de la seigneurie, le paysan est
soumis à toutes les charges du régime seigneurial. C’est d’abord
l’obligation de rendre aveu à chaque mutation, sans compter l’aveu
général, auquel les vassaux sont tenus tous les dix, vingt ou trente ans.
Quant aux redevances, elles sont certainement moins lourdes qu’au
moyen âge. Les redevances personnelles se sont presque toutes trans-
formées en redevances réelles, ne portant que sur les tenures ; la taille
a presque complètement disparu. Les corvées se sont transformées le
Henri Sée 26
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

plus souvent en redevances pécuniaires, ou bien ne représentent plus


que quelques journées de travail par an.
Les redevances qui se sont le mieux maintenues, ce sont celles qui
portent sur la terre et sont perçues en argent ou en nature (cens ou ren-
tes). Comme, depuis plusieurs siècles, elles sont d’une fixité remar-
quable, les rentes en argent, par suite de la diminution de la valeur de
l’argent, sont réduites à peu de chose. Les rentes en nature — et no-
tamment le champart — constituent seules une charge appréciable.
Les droits de succession (rachat, acapte) ou de mutation (lods et ven-
tes) pèsent assez lourdement sur les tenures roturières. Les banalités
du moulin, du four et du pressoir constituent une obligation, gênante
et onéreuse. Les péages, les droits de marchés et de foires ralentissent
les transactions commerciales, entravent la vente des denrées agrico-
les. Le droit de chasse semble le plus odieux de tous les monopoles
seigneuriaux, car les meutes des nobles et le gibier de leurs garennes
ravagent les champs des cultivateurs : on s’en plaint unanimement
dans toute la France. Enfin, la justice seigneuriale, qui permet au sei-
gneur d’être juge et partie dans les procès relatifs aux droits qu’il
exerce sur ses tenanciers, est l’instrument indispensable de
l’exploitation seigneuriale. Nulle part la chose n’apparaît aussi nette-
ment qu’en Bretagne, où « fief » et justice se confondent. S’agit-il de
procès civils ou criminels : on se plaint généralement de la mauvaise
tenue des tribunaux seigneuriaux et aussi du grand nombre de juridic-
tions, superposées les unes aux autres, que doivent affronter les justi-
ciables.
Aux charges du régime seigneurial il faut joindre la dîme, qui, as-
sez souvent d’ailleurs, est devenue la propriété d’un seigneur laïque
(dîme inféodée). Elle prélève une portion importante de la récolte (un
dixième ou un treizième), et elle porte, non seulement sur les grains
(grosses dîmes), mais aussi sur le lin, le chanvre, les fèves, les fruits
(menues dîmes) ; elle enlève donc souvent au paysan une plus forte
part de son revenu que l’ensemble des rentes seigneuriales : par
exemple, dans le Bordelais, 14 %, tandis que les rentes seigneuriales
n’en représentent que 11 %. Notons, d’ailleurs, que les nobles se plai-
gnent presque aussi vivement de la dîme ecclésiastique que les
paysans ; on s’explique alors qu’on en ait décrété l’abolition dès le
début de la Révolution.
Henri Sée 27
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Il importe de remarquer que le régime seigneurial n’a pas eu la


même intensité dans toutes les régions de la France. Très rigoureux en
Bretagne, assez âpre en Lorraine, encore assez dur en Auvergne, dans
le pays d’Autun, dans la généralité de Bordeaux, il semble bien moins
lourd dans le Maine, en Normandie, en Champagne ; dans l’Orléanais,
en Angoumois, dans la Flandre maritime, il paraît encore plus atténué.

Portée du régime et aggravation de l’exploitation seigneuriale.


— Pour apprécier la portée du régime seigneurial, il faut tenir compte,
non seulement des charges elles-mêmes, mais encore des abus et des
vexations auxquels elles donnent lieu. Ainsi, les banalités ne sont si
insupportables qu’à cause des exactions des meuniers, qui exigent
plus que le taux ordinaire et trompent sur le poids de la farine. Pour la
reddition des aveux, on perçoit des sommes indues, et souvent on les
fait recommencer sous prétexte que les déclarations sont erronées ;
c’est ce qu’on appelle l’impunissement. A côté des corvées, on exige,
surtout en Bretagne, des corvées extraordinaires, qui se sont dévelop-
pées au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Quant aux rentes, ce qui ac-
croît leur lourdeur, c’est la façon dont elles sont perçues. La « solida-
rité des rentes » oblige les tenanciers à acquitter la quote-part des in-
solvables ; on exige des amendes pour tout retard dans le paiement ;
on laisse aussi les rentes s’arrérager pendant des quinze et vingt ans,
puis on en exige le paiement en bloc, ce qui cause une grande gêne au
paysan. La perception des rentes en nature provoque des abus encore
plus graves. Y a-t-il retard dans leur livraison : on doit les acquitter en
argent, à l’appréci, au prix du marché ; or, souvent les apprécis sont
fixés d’une façon arbitraire ; on prend le prix du marché au moment
où les grains se vendent le plus cher. Les tenanciers ont aussi à souf-
frir des fraudes sur les mesures qui servent à mesurer les grains et qui
sont extrêmement variables d’une localité à l’autre.
Il semble bien que les charges seigneuriales se soient aggravées à
la fin de l’ancien régime, qu’il se soit produit ce qu’on a appelé la
« réaction féodale ». Cette réaction ne se manifeste pas par la création
de droits nouveaux, mais bien par l’élévation arbitraire des droits exis-
tants et surtout par le rétablissement de droits tombés en désuétude.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on procède souvent à la réfec-
Henri Sée 28
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

tion des terriers, onéreuse pour les vassaux, qui se plaignent de


l’activité vexatoire et des exactions des « commissaires à terriers ».
On s’explique aisément la raison de la réaction seigneuriale, si l’on
songe que les seigneurs, ayant de plus en plus besoin de se procurer de
l’argent, s’efforcent de tirer tout ce qu’ils peuvent de leurs droits sei-
gneuriaux, comme de leurs fermages. En fait, les comptes seigneu-
riaux montrent que les revenus des propriétaires privilégiés se sont
notablement accrus dans les vingt dernières années de l’ancien régi-
me.
Voilà aussi la raison pour laquelle les seigneurs s’efforcent de met-
tre en valeur les parties encore improductives de leur propriété, por-
tent atteinte aux droits d’usage des paysans, tentent de leur enlever la
jouissance collective des bois, landes et terres vagues dont ils ont be-
soin pour l’affouage, pour l’engrais de leurs terres, pour la pâture de
leur bétail. Afin de restreindre les usages des habitants, les seigneurs
ont un moyen légal : conclure avec eux des traités de cantonnement ou
de triage, qui leur réservent les deux tiers ou le tiers des terres vagues,
traités qui se multiplient après 1750. Mais souvent aussi ils procèdent
par usurpation brutale, usant même de manœuvres frauduleuses. Les
terres, ainsi libérées des usages, sont afféagées par les seigneurs,
moyennant des « droits d’entrée » et des redevances. Ces afféage-
ments profitent aux bourgeois et aux paysans aisés, mais sont fort nui-
sibles aux pauvres, qui ne peuvent se passer des usages ; ils mettent
souvent aux prises, dans les campagnes, ces deux classes et les dres-
sent en deux camps hostiles. Partout on constate ces entreprises des
seigneurs, mais elles ont une grande intensité surtout dans les provin-
ces où le régime seigneurial reste fort, comme la Bretagne, dans les
régions forestières comme la Lorraine, ainsi que dans les pays de
montagnes, comme la Haute-Auvergne ou le Dauphiné, où abondent
les communaux. Toutes ces usurpations et tous ces abus sont
d’ailleurs favorisés par les Parlements, dont les membres possèdent
souvent d’importantes propriétés rurales (c’est le cas notamment en
Bretagne et en Dauphiné), et profitent de leur autorité pour imposer à
leurs vassaux des charges injustifiées.
Il y a donc eu, à la fin de l’ancien régime, aggravation de
l’exploitation seigneuriale. Bien qu’il s’agît surtout du rétablissement
de droits en désuétude et de l’exagération de pratiques abusives, les
Henri Sée 29
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

paysans étaient convaincus qu’ils étaient victimes de graves innova-


tions et qu’ils n’avaient jamais été aussi durement exploités. Ainsi
s’expliquent les revendications véhémentes qu’ils expriment dans les
cahiers de paroisses de 1789, comme dans les pétitions adressées au
Comité féodal de l’Assemblée constituante. Ainsi s’expliquent les
troubles agraires, qui, après le 14 juillet, accompagnent la
Grand’Peur, qui se manifesteront encore avec intensité en 1790 et
1791, et qui ne cesseront véritablement que lorsque la Convention au-
ra radicalement aboli le système seigneurial.

La fiscalité royale. — La fiscalité royale aggrave singulièrement


la condition des paysans. Ce sont eux seuls qui paient la taille, et mê-
me les nouveaux impôts (capitation et vingtièmes), auxquels les no-
bles doivent être soumis, retombent presque entièrement sur les popu-
lations rurales. Il faut se représenter aussi le système de répartition des
impôts, très défectueux, très injuste, ainsi que tous les vices du mode
de perception ; les notables des paroisses, chargés de cette perception,
sont obligés de payer la quote-part des défaillants.
Il serait intéressant de déterminer la portion du revenu prélevée par
l’impôt. Mais on n’a à cet égard que peu de données précises. Dans le
Bordelais, d’après M. Marion, les impôts prélèveraient 36 % du reve-
nu ; dans le Limousin, où la taille est tarifée, l’impôt absorbe un tiers
du revenu sur les bonnes terres et quatre cinquièmes sur les médio-
cres ; en Saintonge, le total des impôts équivaut au quart du prix de la
ferme.
Le franc-fief constitue aussi une lourde charge qui pèse sur les ter-
res nobles possédées par des propriétaires roturiers, car il enlève à ces
derniers une année de revenu tous les vingt ans, une année aussi à
chaque succession. N’oublions pas non plus les nouvelles prestations
datant du XVIIIe siècle : la corvée des grands chemins, au régime très
lourd, à la répartition injuste, qui ne porte que sur les paysans, bien
qu’ils ne se servent qu’assez peu des routes ; les logements des gens
de guerre et les charrois militaires ; enfin, la milice, qui n’est pas en
soi un service très lourd, mais qui ne pèse que sur les paysans et, en
vertu de son régime d’exemptions, sur les moins aisés d’entre eux.
Henri Sée 30
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Tous les contemporains sont frappés de la charge accablante que


les impôts infligent aux paysans.

L’exploitation agricole. — Peu de grandes propriétés ; prédomi-


nance des petites exploitations ; la culture entre les mains de paysans
peu aisés ; voilà des conditions peu favorables aux progrès de
l’agriculture. En fait, elle est généralement assez arriérée, surtout si on
la compare à l’agriculture anglaise.
Un trait caractéristique, c’est la grande quantité de terres incultes et
de landes qui subsistent, surtout en Bretagne, où elles occupent les
deux cinquièmes de la superficie, et dans les pays de montagnes,
comme le Roussillon, le Massif Central, les régions alpestres ; la pro-
portion, il est vrai, en est bien plus faible dans l’Ile-de-France, en Pi-
cardie, en Flandre, en Alsace. Les terres incultes jouent un rôle consi-
dérable dans l’économie rurale de l’époque : beaucoup de paysans,
qui n’ont pas de pâturage, envoient paître leur bétail sur les landes
communes et se servent de leurs produits pour la litière de leurs ani-
maux et surtout comme engrais.
Pour comprendre les pratiques agricoles de l’ancien régime, il faut,
comme le fait Marc Bloch en un récent ouvrage, distinguer les champs
ouverts, que l’on trouve surtout dans le Nord, l’Est et aussi le Midi de
la France, et le régime des enclos, prédominant dans tout l’Ouest bo-
cager, ainsi que dans le Massif Central. La première catégorie est ca-
ractérisée par un réseau très menu de parcelles, ce qui entraîne le mor-
cellement des biens, et, par suite, l’assolement forcé et la vaine pâture.
Ce qui distingue, au contraire, le régime des enclos, c’est que chaque
cultivateur est maître de son assolement et que la vaine pâture y est
inconnue.
Les procédés de culture restent très primitifs, et les progrès sont
très lents, excepté dans les régions les plus riches et les plus fertiles.
Les bâtiments d’exploitation sont mal aménagés ; l’attirail de culture
est insuffisant ; les instruments agricoles, très rudimentaires, ne sem-
blent guère supérieurs à ceux dont on usait au moyen âge. Aussi pres-
que partout la culture intensive est-elle inconnue. Le système de la
jachère est d’un usage constant, excepté en Flandre, en Alsace et dans
une partie de la Normandie. Même en Picardie, la terre se repose un
Henri Sée 31
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

an sur trois ; en Bretagne, la terre est laissée en jachère un an sur


deux, souvent même deux ans sur trois, et certaines terres « froides »
ne se labourent que tous les sept ou huit ans, ou même tous les vingt
ans. La prairie artificielle fait à peine son apparition.
Les paysans, menés par l’esprit de routine et disposant de peu de
capitaux, n’apportent pas grand soin à la culture ; ils ne labourent pas
assez profondément, ils sarclent les blés avec négligence, font des se-
mailles trop tardives et usent de mauvaise semence. Presque partout
on manque de bon fumier ; comme la ferme en fournit peu, on use
surtout de feuillage et de fougères qu’on laisse pourrir. Ainsi
s’explique le faible rendement des récoltes : il ne dépasse guère 5 ou 6
pour 1, en Bretagne, 3 ou 4 en Limousin, tandis qu’exceptionnel-
lement, en Flandre, il s’élève à 11.
Un autre trait caractéristique, c’est que, presque dans toute la Fran-
ce, le froment est considéré comme une culture de luxe et que le seigle
prédomine, à l’exception cependant du pays toulousain, de
l’Angoumois, de la zone côtière de la Bretagne. Sur les terres pauvres,
on cultive surtout le blé noir, qui fournit aux paysans leur principale
nourriture sous forme de galette. Dans le Centre et le Midi, le maïs
joue un grand rôle. Le lin et le chanvre sont des cultures plus répan-
dues qu’aujourd’hui, par suite de l’extension de l’industrie rurale et
domestique. Le gouvernement, craignant que la vigne ne prenne la
place des céréales, s’est efforcé, au cours du XVIIIe siècle, d’en res-
treindre la culture ; celle-ci cependant est florissante et rémunératrice
dans le Midi et surtout dans le Bas-Languedoc. Quant à l’exploitation
forestière, ruinée par une mauvaise administration, par les abus des
usagers, elle laisse fort à désirer, et le développement des forges, des
mines et surtout des fonderies accroît le déboisement, de plus en plus
inquiétant. L’élevage, qu’il s’agisse de l’espèce bovine ou de l’espèce
chevaline, reste très médiocre, bien que l’on constate un certain pro-
grès dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Incurie des grands propriétaires ; inertie des paysans, découragés
par les charges qui les accablent ; insuffisance des voies de communi-
cation et surtout mauvais état des chemins de traverse ; entraves au
commerce des denrées agricoles et à la liberté des cultures : autant de
raisons qui expliquent le faible développement de l’agriculture.
Henri Sée 32
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Il y a bien eu, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, des tentatives


d’améliorations agricoles, mais c’est presque exclusivement le gou-
vernement qui en a pris l’initiative.
Sous l’influence des économistes, et surtout des physiocrates,
l’agriculture devient l’une des préoccupations prédominantes de
l’administration royale, qui, à tout instant, envoie aux intendants des
mémoires et des instructions pour recommander de meilleurs procédés
de culture. Un premier comité d’agriculture est créé en 1761, et Ber-
tin, qui, de 1761 à 1783, apparaît comme un vrai ministre des affaires
économiques, prend toute une série de mesures tendant à accroître la
production du sol. Vers la fin de l’ancien régime, à la suite de la sé-
cheresse de 1785, on crée un Comité d’administration de
l’agriculture, qui comprend parmi ses membres des hommes très dis-
tingués, comme savants, comme agronomes, comme économistes, tels
que Lavoisier, le botaniste du Tillet, l’économiste Dupont de Ne-
mours, l’inspecteur des manufactures Lazowski, le duc de la Roche-
foucauld-Liancourt. Ces personnages se livrèrent à des enquêtes inté-
ressantes et rédigèrent des mémoires fort instructifs, mais l’activité du
Comité ne dura que deux ans, de 1785 à 1787.
Dès 1761, Bertin s’était appliqué à créer, dans chaque généralité,
une Société d’Agriculture (les États de Bretagne en avaient fondé une
dès 1757). Ces Sociétés se livrèrent à des enquêtes intéressantes, leurs
membres rédigèrent des mémoires, firent même des expériences ;
mais au bout de quelques années, elles entrèrent en sommeil et ne pu-
rent exercer une grande action sur les progrès de l’agriculture.
L’immense majorité des cultivateurs restait fidèle aux pratiques tradi-
tionnelles, surtout par manque de capitaux et d’avances. C’est seule-
ment dans les pays riches du Nord-Ouest que l’on constate des pro-
grès un peu sensibles : les prairies artificielles s’y développent, et on y
introduit de nouvelles cultures.
Il est vrai que, dans tout le royaume, on voit s’accroître la quantité
des terres productives. Les déclarations royales de 1764 et de 1766
encouragent par des exemptions d’impôts les dessèchements des ma-
rais et le défrichement des terres incultes. En fait, d’importants dessè-
chements sont entrepris en Picardie, en Normandie, en Bretagne, en
Vendée. On défriche un peu partout beaucoup de terres incultes. Ce-
pendant, à la veille de la Révolution, le plus gros de la besogne restait
Henri Sée 33
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

à accomplir. C’est que la masse de la population, ayant besoin pour


son usage des landes, se montrait hostile aux dessèchements et aux
défrichements, réfractaire aussi, pour la même raison, aux partages
des biens communaux, que le gouvernement s’efforçait d’encourager,
et qui furent, en fait, bien peu nombreux avant la Révolution, comme
on le voit notamment par les documents qu’a publiés Georges Bour-
gin.
Partages de communaux, défrichements et dessèchements ne sem-
blaient avantageux qu’aux grands propriétaires et aux paysans aisés.
Eux seuls aussi se montrèrent favorables aux efforts que tenta le gou-
vernement, pendant les vingt dernières années de l’ancien régime,
pour restreindre la vaine pâture et le droit de parcours, si nuisibles à
l’agriculture : on dut se contenter d’une série de mesures partielles,
applicables seulement aux régions où la réforme semblait la plus ur-
gente, et qui n’eurent pas d’ailleurs une pleine efficacité.
C’est qu’il eût fallu, en effet, opérer toute une redistribution des
terres, analogue au système des enclosures, qui, à ce moment même,
était pratiqué en Angleterre. Il n’y avait pas à y penser en France.

L’industrie rurale. — Un indice de l’insuffisance de la produc-


tion agricole, c’est encore, au XVIIe siècle et surtout au XVIIIe,
l’extension de l’industrie rurale, qui fournit un appoint important aux
moyens d’existence des cultivateurs. Tel est notamment le cas de la
Bretagne et du Bas-Maine. En Bretagne, l’industrie de la toile est ex-
clusivement rurale et domestique ; ceux qui s’y emploient, ce sont de
petits propriétaires, des fermiers (qui souvent font travailler leurs do-
mestiques), des journaliers qui fabriquent la toile pendant les mois de
chômage. Les salaires des tisserands sont fort médiocres et les profits
vont surtout aux fabricants, c’est-à-dire aux marchands qui recueillent
les produits fabriqués et avancent souvent la matière première.
Dans les régions où l’agriculture est plus prospère, comme la
Normandie orientale, la Picardie, la Flandre, les paysans qui prati-
quent l’industrie rurale sont ceux qui possèdent trop peu de terres pour
vivre de leur culture. Dans la Normandie orientale, le Parlement de
Rouen, dès 1722, nous montre les paysans abandonnant la culture de
la terre pour filer ou carder le coton, et il se plaint du dommage qui en
Henri Sée 34
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

résulte pour l’agriculture. Il n’est aucun village normand qui n’ait ses
fileuses et ses tisserands ; 180 000 personnes sont ainsi occupées par
la « manufacture » de Rouen.
La Picardie nous présente un spectacle à peu près analogue.
Dans ces dernières provinces, où l’industrie a, en quelque sorte, es-
saimé des villes vers les campagnes, l’artisan rural est plus étroite-
ment soumis qu’ailleurs à la classe des négociants, qui concentrent ses
produits et qui lui fournissent, non seulement la matière première,
mais même, en bien des cas, les métiers. Ici, l’industrie rurale se pré-
sente vraiment comme le premier stade de l’évolution qui aboutira au
triomphe de la grande industrie capitaliste. Dans les campagnes de la
Haute-Normandie, dans celles du pays de Troyes, les métiers de la
fabrication cotonnière nuisent gravement aux artisans et aux ouvriers
urbains, qui reprochent aux fabricants de les réduire à la misère. Grâ-
ce aux perfectionnements techniques, le métier de tisserand est à la
portée d’artisans peu habiles, sans éducation professionnelle, qui ne
touchent que de faibles salaires, ce qui incite encore davantage les né-
gociants à utiliser leur main-d’œuvre.

Le mode de vie des paysans. — L’existence matérielle du paysan


est encore assez misérable, même à la fin de l’ancien régime. Son ha-
bitation est tout à fait insuffisante. La plupart des maisons sont bâties
en torchis, couvertes de chaume ; une seule chambre basse, sans plan-
cher ; de petites fenêtres, sans vitres. En Bretagne, et surtout en Basse-
Bretagne, on a pu dire que le paysan vivait « dans l’eau et dans la
boue ». C’est là l’une des causes principales des épidémies, encore si
fréquentes. Cependant, comme aujourd’hui, les conditions de
l’habitation varient d’une région à l’autre. C’est dans le Nord de la
France que la maison paysanne semble le plus confortable.
D’ailleurs, il ne faut jamais manquer de distinguer les paysans ai-
sés et les pauvres, surtout lorsqu’on considère le mobilier et les vête-
ments. Chez les uns, c’est un mobilier simple, primitif, mais convena-
ble, une vaisselle suffisante, beaucoup de linge, une garde-robe assez
bien montée ; les pauvres, au contraire, peuvent à peine satisfaire les
besoins les plus rudimentaires. Chez les uns, l’inventaire après décès
(c’est notre principale source de renseignements) évalue parfois le
Henri Sée 35
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

mobilier à plus d’un millier de francs ; chez les autres, souvent il ne


l’estime qu’à 50 ou même 20 livres. Les pauvres ne disposent guère
que d’un ou deux coffres, d’une table, d’une huche, d’un banc, d’un lit
mal garni ; chez les paysans aisés, on trouve des lits bien garnis, des
armoires, toutes sortes d’ustensiles de ménage, des écuelles de bois et
de terre, de la faïence, des verres. Dans les vêtements, on constate
aussi une grande diversité : il en est de cossus et il en est de miséra-
bles. Les vêtements de travail sont presque toujours en toile ; beau-
coup de paysans n’ont que des sabots ou même, dans le Midi, mar-
chent pieds nus : les droits sur les cuirs rendent les souliers trop chers.
L’alimentation du paysan est presque toujours grossière, souvent
insuffisante. La viande n’apparaît que rarement sur sa table. Parfois, il
mange du lard ; excepté dans les pays où le vin est abondant, il ne boit
guère que de l’eau ; en Bretagne, il ne boit du cidre que dans les an-
nées d’abondance. Le fond de l’alimentation, c’est le pain, la soupe,
les laitages, le beurre ; jamais de pain de froment ; seulement du pain
de seigle ou d’avoine, souvent de mauvaise qualité ; dans les pays les
plus pauvres, la galette ou la bouillie de blé noir ou encore de châtai-
gne ou de maïs. Le froment et même le seigle servent surtout à acquit-
ter les redevances ou les fermages, sont vendus pour l’exportation,
lorsque celle-ci est autorisée. La culture de la pomme de terre, qui sera
une si précieuse ressource pour l’alimentation paysanne, n’est encore
pratiquée que dans de rares régions, dans les cantons fertiles comme
certaines parties de la côte bretonne.
Les vêtements sont souvent misérables ; la description de Besnard
dans ses Souvenirs d’un nonagénaire, semble bien correspondre à la
réalité :

« Les vêtements des paysans pauvres, — et presque tous l’étaient plus ou


moins —, étaient encore plus chétifs, car ils n’avaient que les mêmes pour
l’hiver et pour l’été, qu’ils fussent d’étoffe ou de toile ; et la paire de souliers
très épais et garnis de clous, qu’ils se procuraient vers l’époque du mariage,
devait, moyennant la ressource des sabots, servir tout le reste de la vie. »

Les femmes « portaient un manteau court de gros drap ou cadi


noir, auquel tenait un capuchon destiné à envelopper la tête et le cou
dans le cas de pluie ou de froid ». — Cette description correspond
bien aux renseignements que nous fournissent les inventaires.
Henri Sée 36
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les crises et la misère. — D’ailleurs, si l’on veut se rendre comp-


te du mode de vie des paysans, il faut toujours distinguer les époques
normales et les périodes de crises, provoquées par les guerres étrangè-
res et les mauvaises récoltes.
Au XVIIIe siècle, les crises ont été moins graves, sinon moins fré-
quentes qu’au XVIIe. Certaines provinces avaient supporté directement
le poids de la guerre : telles la Lorraine et la Bourgogne, qui subirent
des ravages terribles, surtout pendant la première moitié du XVIIe siè-
cle ; dans le pays dijonnais, comme le montre M. Gaston Roupnel, des
villages entiers sont dépeuplés, les champs redeviennent incultes.
Même sous le gouvernement personnel de Louis XIV, qu’on pro-
clame souvent si prospère, la misère sévit durement sur les campa-
gnes, dans toutes les régions de la France. Déjà, en 1675, Lesdiguiè-
res, gouverneur du Dauphiné, écrivait :

« Il est assuré, et je vous parle pour en être bien informé, que la plus grande
partie des habitants de cette province n’ont vécu pendant l’hiver que de glands
et de racines, et que présentement on les voit manger l’herbe des prés et
l’écorce des arbres. »

Après 1685, la misère ne fait que s’accroître. En 1687, Henri


d’Aguesseau et Antoine Lefèvre d’Ormesson, chargés d’une enquête
dans le Maine et l’Orléanais, déclarent :

« Il n’y a presque plus de laboureurs aisés ; il n’y a plus que de pauvres mé-
tayers qui n’ont rien ; il faut que les maîtres leur fournissent les bestiaux,
qu’ils leur avancent de quoi se nourrir, qu’ils payent leur taille, et qu’ils pren-
nent en payement toute la portion de leur récolte, laquelle même quelquefois
ne suffit pas... Les paysans vivent de pain fait avec du blé noir ; d’autres, qui
n’ont pas même du blé noir, vivent de racines de fougère bouillies avec de la
farine d’orge ou d’avoine et du sel... On les trouve couchés sur la paille ; point
d’habits que ceux qu’ils portent qui sont fort méchants ; point de meubles,
point de provisions pour la vie ; enfin, tout y marque la nécessité. »

Dès 1684, l’ambassadeur de Venise déclare : « J’ai vu de mes yeux


des terres, qui jadis comptaient 700 et 800 feux, réduites à moins de
30 par le continuel passage des gens de guerre. »
Henri Sée 37
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Dans les quinze dernières années du règne de Louis XIV, la détres-


se des campagnes ne fait que s’accroître ; c’est une véritable famine
qui désole la France, pendant l’hiver de 1709.
Il est nécessaire de rappeler ces faits pour montrer qu’il y a eu, à ce
point de vue, une indéniable amélioration dans les quatre-vingts der-
nières années de l’ancien régime : au XVIIIe siècle, le théâtre des hosti-
lités se trouve presque toujours au-delà des frontières, et il y a moins
de guerres qu’à l’époque du Grand Roi. Toutefois, on signale encore
des crises graves : en 1725, 1740, 1759, de 1766 à 1768, de 1772 à
1776, en 1784 et 1785, enfin, en 1789, les subsistances haussèrent de
prix dans d’énormes proportions ; en 1785, la sécheresse obligea les
cultivateurs à vendre une partie de leur bétail. En 1774 et en 1789,
bien des paysans durent se nourrir de navets, de laitage et même
d’herbes. En ces années de crises, la misère atteint surtout les journa-
liers, qui n’ont pour vivre que le travail de leurs bras.
Peut-être cependant ne faudrait-il pas pousser le tableau trop au
noir. Il y a des régions où l’agriculture est plus prospère (comme la
Flandre, la Picardie, la Normandie, la Beauce), où le paysan est plus à
son aise. On s’en rendra mieux compte quand de nouvelles monogra-
phies auront été élaborées. Mais, dès maintenant, on en a bien
l’impression quand on lit les Voyages en France, d’Arthur Young.
L’économiste anglais observe le contraste qui existe entre les diverses
régions ; il remarque l’aisance des contrées où la terre est cultivée sur-
tout par de petits propriétaires. Entrant d’Espagne en France, il admire
la prospérité du Roussillon :

« Ici, sans traverser un village, une barrière ou même une muraille, vous en-
trez dans un nouveau monde. Des misérables routes de la Catalogne, vous ar-
rivez sur une splendide chaussée, faite avec la solidité et la munificence qui
distinguent les grands chemins de France ; au lieu de lits de torrents, vous
avez des ponts bien bâtis ; et d’une région sauvage, déserte et pauvre, nous
nous trouvons transportés au milieu de la culture et du progrès. »

Tout compte fait, et dans l’ensemble, il paraît y avoir plus de bien-


être — tout relatif encore — dans les campagnes, surtout à partir de
1750. Cependant, le paysan, aux approches de la Révolution, a un sen-
timent plus vif de sa misère. C’est que peut-être, comme on l’a fine-
ment remarqué, « l’allégement même de sa misère lui fait paraître plus
Henri Sée 38
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

lourd le poids de ce qui reste ; peut-être est-il dégoûté du présent par


les idées et les espoirs nouveaux qui pénètrent dans les campagnes ».

Épidémies, mendicité et assistance. — Une conséquence de la


misère et des mauvaises conditions de vie, ce sont les épidémies, très
fréquentes, et qui, pour être moins terribles qu’au moyen âge, sem-
blent encore très meurtrières. La rougeole et surtout la variole, le ty-
phus et la fièvre typhoïde font des milliers de victimes : en 1741, en
Bretagne, on compta plus de 80 000 morts. Chose curieuse : les épi-
démies sont plus fréquentes et plus redoutables dans les campagnes
que dans les villes, comme le remarquent les médecins de l’époque, et
notamment le Dr Bagot, de Saint-Brieuc, dans ses Observations mé-
decinales. Et les paysans sont presque dénués de soins médicaux ;
c’est seulement à la fin de l’ancien régime que le gouvernement orga-
nise l’assistance médicale, distribuant des remèdes et instituant des
médecins des épidémies.
On comprend que la mendicité et le vagabondage soient de vérita-
bles fléaux, contre lesquels le gouvernement reste impuissant. C’est
surtout dans les campagnes que mendiants et vagabonds sont nom-
breux ; dans les époques de crises, beaucoup de journaliers, réduits à
la misère, accroissent la quantité de ces misérables ; beaucoup d’entre
eux se réfugient dans les villes, pensant y trouver plus de secours.
Mais les villes souffrent parfois autant de la misère que les campa-
gnes.
C’est que, contre la misère, la charité privée est impuissante.
L’assistance publique, en progrès dans les villes, est devenue, par
contre, de plus en plus insuffisante dans les campagnes. Hôpitaux et
aumôneries, autrefois assez nombreux, y ont peu à peu disparu ; pour
donner un exemple, dans les pays de Rennes, Fougères et Vitré, il ne
subsiste plus d’hôpitaux, à la fin de l’ancien régime, que dans 3 pa-
roisses sur 140. Pour nourrir les pauvres, on ne trouve, en général, que
de maigres fondations. Le clergé paroissial a pitié des misérables ;
mais souvent il a peu de ressources, et les riches abbayes ne
s’acquittent guère de leurs devoirs de charité. L’État se voit donc
obligé de s’occuper de l’assistance ; un effort sérieux a été tenté par
des ministres réformateurs comme Turgot et Necker ; on a créé des
Henri Sée 39
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

ateliers de charité pour faire subsister les pauvres, on a fondé des bu-
reaux d’aumônes. Mais, à la veille de la Révolution, l’œuvre
d’assistance n’a encore que peu de résultats efficaces et la question se
pose, tout à fait urgente, à l’Assemblée constituante, qui institue un
Comité de mendicité.

Les troubles agraires. — Les populations rurales le plus souvent


supportent passivement les charges qui pèsent sur elles. Chose curieu-
se, il n’y eut d’insurrections véritables que sous le règne de Louis
XIV, ce roi dont, prétend-on, l’autorité s’imposait si fortement, et pré-
cisément dans les années les plus prospères de ce règne. Les paysans
s’insurgent contre l’établissement d’impositions nouvelles ou contre
l’aggravation de contributions anciennes. Dès 1662, c’est le Boulon-
nais qui s’agite ; Louis XIV, en dépit des anciens privilèges, avait
voulu y imposer, comme il le dit dans ses Mémoires, « une très petite
somme », ce qui « produisit un mauvais effet » : 6 000 personnes pri-
rent les armes, et la révolte fut durement réprimée. En 1664, en Béarn
et en Bigorre, lorsque la gabelle y est introduite, éclatent des troubles
qui se prolongent pendant plusieurs années ; tout le pays se soulève.
Dans le Vivarais, en 1670, le bruit absurde se répandait qu’un édit
taxait la naissance des enfants, les habits et les chapeaux neufs. Toute
la campagne des environs d’Aubenas (une vingtaine de paroisses)
s’insurge sous la conduite d’Antoine du Roure.
Quand, au moment de la guerre de Hollande, Colbert dut créer de
nouveaux impôts (papier timbré, augmentation des gabelles, monopo-
le sur le tabac, etc.), les campagnes de la Guyenne s’agitent, en 1675,
et le gouvernement, pour réprimer l’insurrection, mobilise plus de 200
compagnies. Au même moment, et pour les mêmes raisons, une partie
de la Basse-Bretagne s’insurge. Un certain nombre de paroisses rédi-
gent ce que l’on a appelé le Code paysan, véritable programme de re-
vendications, qui annonce déjà les cahiers de 1789. L’insurrection
commence, en effet, à prendre le caractère d’une jacquerie qui
s’attaque à la noblesse. Comme nous le montre l’historien qui a
consacré une excellente étude à la révolte du papier timbré, M. Jean
Lemoine, la répression fut terrible : on ne faisait que pendre des
paysans révoltés, les troupes tuaient et volaient. Toutes ces insurrec-
tions semblent bien avoir été spontanées. Ainsi que l’a dit très juste-
Henri Sée 40
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

ment Ernest Lavisse, « entre ces « émotions », qui se produisent pour


les mêmes causes dans le même moment, il n’y a pas d’entente ; Bre-
tagne et Guyenne, Rennes et Bordeaux agissent chacun de son côté,
ne se connaissent pas ; les feux épars ne se sont pas réunis en un in-
cendie général ».
Il est intéressant de remarquer qu’au XVIIIe siècle, à une époque où
l’on considère qu’il y a décadence de l’autorité royale, on ne perçoit
aucune insurrection paysanne analogue aux troubles qui ont marqué le
règne du Grand Roi. Les campagnes restèrent généralement calmes,
soit que l’état économique fût meilleur qu’au XVIIe siècle, comme ten-
drait à le prouver l’accroissement très notable de la population, soit
que l’administration provinciale fût plus fortement organisée et que la
police fût plus sérieuse. C’est seulement à la veille de la Révolution
que des émeutes sont suscitées par la crainte de la famine, provoquées
par l’exportation des grains ; et cependant le gouvernement prend des
mesures pour prévenir les disettes ou en parer les effets, achetant des
grains, subventionnant les importateurs de blé, faisant des distribu-
tions de grains gratuites ou à bas prix. Des troubles agraires graves
n’éclateront qu’à l’époque révolutionnaire, au lendemain du 14 juillet,
puis après la nuit du 4 août, quand les paysans voudront obtenir
l’abolition du régime seigneurial abhorré, dont on leur a fait espérer la
suppression.

L’état moral. — Il est encore plus malaisé de se représenter la si-


tuation morale des paysans que leur vie matérielle. Comment détermi-
ner avec précision le caractère collectif d’une classe aussi nombreuse,
et dont la condition économique est loin d’être uniforme ?
Cependant, il apparaît clairement que ces hommes, si peu indépen-
dants, dont l’existence est souvent si misérable, qui sont si mal nourris
et dépourvus de tout bien-être, manquent souvent de courage au tra-
vail, d’énergie, d’initiative. C’est vrai surtout des pays pauvres com-
me la Bretagne. Et telle est l’impression générale des administrateurs
et des voyageurs qui ont parcouru cette province au XVIIIe siècle. A
entendre l’intendant des Gallois de la Tour, dans son mémoire de
1733, il est un assez grand nombre de régions où la population est in-
dustrieuse, ou tout au moins laborieuse ; mais ailleurs, et notamment
Henri Sée 41
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

dans les cantons les plus pauvres, les habitants sont « fainéants »,
ivrognes, grossiers, « sans industrie », négligent la culture et
l’élevage. Vers la fin de l’ancien régime, un observateur intelligent,
M. de Brémontier, note l’imprévoyance des paysans bretons :

« Le laboureur ne travaille que pour lui. Sa prévoyance ne va point au-delà de


son nécessaire ; il s’endort sur ses besoins futurs, et il s’en rapporte constam-
ment à une Providence toujours juste, qui le condamne souvent à des priva-
tions méritées par sa négligence ; alors il est au comble du malheur. »

La Révolution, en allégeant les charges des paysans qu’elle a déli-


vrés du régime seigneurial, en les faisant profiter de la vente des biens
nationaux, c’est-à-dire en accroissant leur propriété, contribuera à les
rendre actifs et énergiques ; Besnard, dans ses Souvenirs, en note un
exemple bien typique sur les terres de l’ancienne abbaye de Fonte-
vrault.
Souvent, la brutalité est un trait de caractère du paysan. Les do-
mestiques sont fréquemment maltraités. Les juges des régaires de
Tréguier, en Bretagne, déclarent que « le mépris des lois et l’insolence
de certains gros paysans de ce canton sont montés à un si haut degré,
qu’il n’est pas possible à un domestique de les servir sans courir à
chaque instant les risques d’être excédé de coups ou d’invectives, ou
les deux à la fois ». Les rixes sont fréquentes, qui mettent aux prises,
soit des individus, soit même les habitants de deux villages rivaux.
C’est la raison pour laquelle on redoute, en bien des régions, les fêtes
villageoises, les « assemblées », occasion de divertissements qui
aboutissent trop souvent à des bagarres. Cela est surtout vrai de pays
comme la Bretagne, où la population, dispersée dans des maisons ou
des hameaux isolés, est peu préparée à la vie sociale.
Ce qui d’ailleurs incite à la violence, c’est l’ivrognerie. Dans les
campagnes, on boit moins d’eau-de-vie que de nos jours ; ce que nous
appelons l’alcoolisme n’existe pas encore.
N’empêche que bien des cahiers de paroisses, en 1789, demandent
qu’on restreigne la quantité des cabarets, qui sont nombreux, non seu-
lement dans les villages, mais aussi le long des routes.
Henri Sée 42
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

L’enseignement. — On peut affirmer que la population des cam-


pagnes est très inculte et que la grande majorité des paysans ne sait ni
lire, ni écrire.
Sans doute, dans certaines régions, notamment dans l’Est et dans le
Nord, les écoles sont plus nombreuses. Mais ailleurs, et surtout dans
l’Ouest, beaucoup de paroisses ne possèdent pas d’écoles, et les écoles
de filles sont encore plus rares. Comme, le plus souvent, aucune fon-
dation n’assure l’entretien de l’école, c’est le curé ou son vicaire, en
bien des cas, qui fait la classe, plus ou moins régulièrement. Ce qu’il
faut dire, c’est que, l’enseignement dépendant de la charité privée (les
petites écoles sont dénommées souvent écoles de charité), cet ensei-
gnement est forcément précaire : des écoles restent fermées pendant
plusieurs années. D’ailleurs, il ne faut pas se faire d’illusion sur la
qualité de l’enseignement primaire ; il ne consiste guère que dans la
lecture, l’écriture et le catéchisme. Combien il laissait à désirer, c’est
ce que montrent, d’une façon indirecte, le projet attribué à Turgot par
le Mémoire sur les municipalités, rédigé par Dupont de Nemours, ain-
si que les beaux programmes d’éducation nationale, élaborés par les
assemblées révolutionnaires.
En tout cas, sans aucun doute, il y a énormément d’illettrés dans
les campagnes. Une preuve, entre beaucoup d’autres, c’est que les ca-
hiers de paroisses de 1789, notamment en Bretagne, ne portent, en gé-
néral, que très peu de signatures, et il est beaucoup de ces cahiers qui
déclarent que « tous ceux qui savent ont signé », ou encore que « le
plus grand nombre ne savent pas signer ». Le procès-verbal de
l’Assemblée de Pontivy de 1790 note que, « dans les municipalités de
campagne, les maires et officiers municipaux savent à peine écrire ».
Les signatures apposées sur les contrats de mariage qui nous ont été
conservés sont pour la plupart informes. Enfin, nombreux sont les ca-
hiers de 1789 qui demandent « un maître d’école dont les enfants ont
été privés jusqu’ici », qui réclament l’établissement de « bonnes éco-
les ».

L’administration paroissiale. — Cependant, on perçoit le pre-


mier germe d’une vie politique. Les paysans commencent à prendre
une conscience plus nette de leurs intérêts collectifs. Ils participent
Henri Sée 43
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

activement, en effet, à l’administration paroissiale. Il est vrai que


l’assemblée paroissiale, l’ensemble des habitants, perd de plus en plus
son autorité, au profit d’un corps restreint de notables, de ce qu’on
appelle en Bretagne le « général » de la paroisse. Le général ou
conseil de la paroisse comprend le seigneur, son sénéchal ou son pro-
cureur fiscal, le recteur, douze délibérants, les deux trésoriers ou mar-
guilliers en exercice. Les délibérants ne peuvent être choisis que par-
mi d’anciens trésoriers. La masse des habitants n’intervient que rare-
ment dans l’administration.
La paroisse a des officiers, qui exécutent les décisions du général ;
ce sont : les greffiers, les bedeaux et surtout les marguilliers ou tréso-
riers. Ces derniers, qui sont élus pour un an, administrent les fonds et
revenus de la paroisse, des confréries, des fondations, convoquent le
général, proposent l’ordre du jour de ses délibérations ; ils sont char-
gés aussi de l’entretien des enfants trouvés, de l’équipement des sol-
dats de la milice, de la gestion des revenus communaux et des taxes
extraordinaires. Ils ont une responsabilité financière. Leurs fonctions
sont donc pénibles, onéreuses, et l’on comprend que les paysans es-
saient de s’y soustraire le plus possible.
Les généraux de paroisses sont, à la fois, conseils de fabrique et
conseils municipaux ; ils ont donc à gérer une double administration :
celle de la fabrique, généralement assez prospère, car elle a un budget
bien défini, et celle du « gouvernement extérieur », presque toujours
déplorable, car les communautés de campagne, pour satisfaire à leurs
besoins temporels, n’ont ni budget, ni recettes régulières, rien que des
ressources transitoires, alimentées par des taxes extraordinaires et des
expédients ruineux.
Au XVIIIe siècle, l’administration temporelle de la paroisse se déve-
loppe et se complique, par le fait même des progrès de la fiscalité
royale : les fonctions d’assesseurs et de collecteurs des impôts devien-
nent de plus en plus lourdes ; on crée un syndic militaire pour assurer
le logement des gens de guerre, et un syndic de la corvée, assisté de
députés, qui dirige le service si pénible de la corvée.
D’ailleurs, les administrations paroissiales sont soumises étroite-
ment à la tutelle de l’État ; pour tout acte de la vie municipale,
l’autorisation du Gouvernement est indispensable ; les syndics sont
Henri Sée 44
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

véritablement les agents de l’intendant, qui dispose d’eux pour toutes


les besognes administratives. L’autorité du seigneur s’exerce aussi sur
les paroisses rurales ; n’est-ce pas l’un de ses officiers (sénéchal ou
procureur fiscal) qui préside les délibérations du général ? Toutefois,
au XVIIIe siècle, nous voyons les paroisses rurales se défendre assez
énergiquement contre les usurpations seigneuriales, protester vigou-
reusement contre les atteintes portées aux droits d’usage des habitants,
engager contre les propriétaires nobles de longs procès qui souvent les
endettent fort.
Le mouvement qui tendait à grossir les fonctions temporelles des
administrations paroissiales devait aboutir à la séparation définitive du
spirituel et du temporel. A cet égard, l’édit du 25 juin 1787, qui éta-
blit, dans les campagnes comme dans les villes, des municipalités or-
ganisées d’une façon uniforme, a vraiment une grande portée. Dans
chaque communauté, on établit un conseil, composé du seigneur, du
curé et de 3, 6 ou 9 membres élus, selon le nombre des feux. Ces
membres représentent bien l’assemblée paroissiale, car ils sont élus au
scrutin secret par tous les habitants payant au moins 10 livres
d’imposition foncière et personnelle. Les assemblées générales ne
sont plus guère, d’ailleurs, que des assemblées électorales. C’était une
véritable organisation municipale, au sens moderne du mot, qui était
créée.
Les paysans commencent donc à s’éveiller à la vie politique. Irrités
par la réaction seigneuriale, qui marque la fin de l’ancien régime, ils
ne craignent pas, en 1789, dans leurs cahiers de paroisse, de faire en-
tendre hautement leurs revendications. Et bientôt, par leurs pétitions,
puis par leurs violences (attaques de châteaux, brûlements d’archives),
ils forceront la main aux assemblées révolutionnaires, les obligeront à
abolir le régime seigneurial, à rendre pleinement autonomes leurs pro-
priétés.

La question paysanne et l’opinion publique. — La réforme édic-


tée par la Convention devait être radicale ; elle résolvait pour toujours
la question.
Mais l’agitation révolutionnaire fut préparée par un puissant mou-
vement d’opinion qui se manifeste surtout dans la seconde moitié du
Henri Sée 45
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

e
XVIII siècle. Les physiocrates considèrent que le régime seigneurial,
par toutes ses entraves vexatoires, est nuisible aux progrès de la pro-
duction agricole. Cependant, leurs revendications, à cet égard, ont un
caractère encore abstrait.
Mais voici que les rois de Sardaigne, par leurs édits de 1762, 1771,
1778, affranchissent les paysans savoyards de la mainmorte, ordon-
nent le rachat des droits seigneuriaux. Voltaire est encouragé ainsi à
mener plus activement encore sa campagne en faveur des serfs de
Franche-Comté. Dans un de ses mémoires, il rappelle que « le roi de
Sardaigne a affranchi toutes les terres de la Savoie de la mainmorte
réelle et personnelle ».
Puis, en 1776, paraît le célèbre pamphlet de Boncerf sur les In-
convénients des droits féodaux, secrètement encouragé par Turgot.
Malgré son extrême modération, puisqu’il ne demande le rachat obli-
gatoire que pour les successeurs des seigneurs actuels, il est condamné
par le Parlement de Paris. Voltaire adhère pleinement aux idées de
Boncerf et s’élève vigoureusement contre le Parlement, dénonce son
égoïsme :

« Proposer la suppression des droits féodaux, c’est encore attaquer particuliè-


rement les propriétés de Messieurs du Parlement, dont la plupart possèdent
des fiefs. Ces Messieurs sont donc personnellement intéressés à protéger, à dé-
fendre, à faire respecter les droits féodaux : c’est ici la cause de l’Église, de la
noblesse et de la robe. Ces trois ordres, trop souvent opposés l’un à l’autre,
doivent se réunir contre l’ennemi commun. L’Église excommuniera les au-
teurs qui prendront la défense du peuple, fera brûler auteurs et écrits ; et, par
ces moyens, ces écrits seront victorieusement réfutés. »

Jean-Jacques Rousseau, de son côté, a beaucoup fait pour rendre


populaire la cause des paysans. Dans la Nouvelle-Héloïse, qui a eu un
si grand succès, il ne cesse d’opposer au luxe factice de Paris les
mœurs simples et saines des campagnards. Saint-Preux, voyageant
dans le Valais, admire l’aisance et le bonheur des montagnards : « les
denrées y sont abondantes sans aucun débouché au dehors, sans
consommation de luxe au dedans, et sans que le cultivateur monta-
gnard, dont les travaux sont les plaisirs, devienne moins laborieux ».
Henri Sée 46
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Le véritable génie de la nation française, Rousseau le cherche, non


point à Paris, mais dans les provinces, dans les campagnes reculées.
Le sentiment de la nature, qu’il a tant contribué à répandre, attire
aussi l’attention des citadins sur les habitants des campagnes. Le ro-
man, le théâtre commencent à peindre, d’une façon tout idéaliste, un
peu fade et très fausse, il est vrai, les mœurs paysannes. Dans les
Contes de Florian, il n’est question que de bergers et de bergères. Ma-
rie-Antoinette, à Trianon, joue à la fermière. Sans attacher à ces mani-
festations d’un nouveau « snobisme », comme l’on dirait aujourd’hui,
plus d’importance qu’elles n’en méritent, il faut cependant reconnaître
qu’elles révèlent, dans une certaine mesure, les tendances d’une épo-
que.

Importance prépondérante de la question paysanne. — La


question paysanne devait, d’ailleurs, forcément se poser dans un pays
où, numériquement, la population des campagnes tient une si grande
place, dans une région où la grande industrie n’en est encore qu’à ses
débuts, où la production agricole prime toutes les autres. Vauban di-
sait déjà que « la vraie richesse d’un royaume consiste dans
l’abondance des denrées, dont l’usage est si nécessaire à la vie des
hommes qui ne sauraient s’en passer » ; il considérait aussi que la
grande ressource du pays, c’était sa population et surtout sa popula-
tion rurale. Au XVIIIe siècle, l’intérêt que les administrateurs éclairés,
comme les économistes, portent aux questions agricoles, attire
l’attention des contemporains sur la condition de la classe qui, seule,
se livre à la culture de la terre. En Angleterre, à la même époque, ce
sont les questions commerciales et industrielles qui passionnent sur-
tout l’opinion publique.
Table des matières

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages de Loutchisky, Sée, Lefebvre, cités au chapitre premier, et les
nombreuses éditions des cahiers de 1789 (publiés surtout dans la Coll. des
Doc. écon. de la Révolution) :
SION, Les Paysans de la Normandie Orientale, Paris, 1909.
Henri Sée 47
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

DEMANGEON A., La Picardie, Paris, 1906.


MUSSET R., Le Bas-Maine, Paris, 1917.
DE CALONNE A., La Vie agricole sous l’Ancien Régime dans le Nord de la Fran-
ce, 3e éd., 1920 (Mém. de la Soc. des Antiquaires de Picardie).
MARION M., État des classes rurales dans la généralité de Bordeaux, 1902.
SOULGÉ, Le Régime féodal de la propriété paysanne (dans le Forez), Paris, 1923.
GIFFARD A., La Justice seigneuriale en Bretagne, 1900.
AULARD, La Révolution française et le régime féodal, Paris, 1917.
SAGNAC Ph. et CARON Pierre, Les Comités des droits féodaux et de législation et
l’abolition du régime seigneurial (Coll. des Doc. économiques de la Révolu-
tion), 1906.
BRUCHET Max, L’Abolition du régime seigneurial en Savoie, (même collection),
1908.
LETACONNOUX J., Les Subsistances et le commerce des grains en Bretagne au
e
XVIII siècle, 1909.
AFANASSIEV, Le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, Paris, 1894.
TARLÉ, L’Industrie rurale en France à la fin de l’ancien régime, Paris, 1910.
LAUDE, Les Classes rurales en Artois à la fin de l’ancien régime, Lille, 1914.
BOURDAIS F. et DURAND R., L’Industrie et le commerce de la toile en Bretagne
sous l’ancien régime (Comité des travaux historiques, Sect, d’hist. moderne,
fasc. VII), 1922.
PORT Célestin, Souvenirs d’un nonagénaire, Fr.-Yves Besnard, Angers, 1880, 2
vol. in-8°.
BABEAU, La Vie rurale sous l’ancien régime, 2e éd., 1885.
BUSSIÈRE, La Révolution dans le Périgord (surtout le t. III), 1903.
SÉE H., La Vie économique et les classes sociales en France au XVIIIe siècle, Pa-
ris, 1924.
— Les Troubles agraires en Haute-Bretagne (1790-1791) (Bull. d’histoire éco-
nomique de la Révolution, 1919-1921), Paris, 1924.
Table des matières
Henri Sée 48
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 3

LE CLERGÉ.

L’ordre du clergé. — Le clergé, bien qu’il comprît les conditions


les plus diverses, constituait cependant un ordre bien défini, et même
le seul ordre qui existât réellement en France sous l’ancien régime. La
discipline particulière à laquelle tous ses membres sont soumis, le cé-
libat auquel ils sont astreints le distinguent du reste des sujets. Le
clergé a ses tribunaux particuliers, les officialités, qui, d’ailleurs, au
e
XVIII siècle, n’ont plus guère à juger que les causes purement spiri-
tuelles, résultant des sacrements, les infractions des ecclésiastiques à
la discipline, et aussi certains procès entre membres du clergé.
Seul, l’ordre du clergé est représenté auprès du roi par une assem-
blée, « l’assemblée du clergé ». Celle-ci a été instituée, au XVIe siècle,
dans un but fiscal, afin de lui faire voter la contribution que l’Église
de France devait donner au roi. Elle se tenait tous les dix ans, pour
renouveler l’octroi relatif aux décimes ordinaires, et tous les cinq ans
pour voter le « don gratuit ». Les députés à l’assemblée générale
étaient élus par les assemblées provinciales, qui se tenaient au chef-
lieu de chaque archevêché et qui se composaient des députés des dio-
cèses suffragants. L’assemblée provinciale désignait deux députés du
premier ordre (haut clergé) et deux députés du second (bas clergé) ;
mais c’était le premier ordre qui avait toute l’autorité. L’assemblée
générale, à partir de Louis XIV, accepta les demandes du roi sans faire
réellement d’opposition, bien qu’en réalité elle eût le droit d’élever ou
d’abaisser le chiffre du don ; elle répartissait ensuite entre les diocèses
la somme qu’ils devaient acquitter. Des bureaux diocésains répartis-
saient la contribution entre les membres du clergé.
Les assemblées générales s’occupent aussi de la « défense de la
foi », demandent l’appui du bras séculier contre les hérétiques, contre
Henri Sée 49
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

les protestants, condamnent les livres contraires à la religion, traitent


aussi toutes les questions concernant la discipline et l’organisation de
l’Église, le maintien de ses privilèges, l’instruction publique (surtout
après l’expulsion des Jésuites). On comprend alors l’intérêt que pré-
sentent pour l’histoire générale les Procès-Verbaux des assemblées du
clergé et les rapports de ses agents. L’assemblée désigne, en effet,
deux agents généraux, qui ont pour fonctions de défendre les intérêts
de l’ordre et de gérer son administration financière.
Le clergé exerce aussi, même au temporel, une grande autorité.
Seul, il est chargé de tenir les registres des baptêmes, mariages et dé-
cès (l’état-civil est aux mains de l’Église). Il exerce la haute main sur
l’instruction publique et la charité. Les assemblées paroissiales sont
étroitement subordonnées aux curés. Ce sont ces derniers qui notifient
les édits et publient en chaire un monitoire, chaque fois qu’un crime
est commis. En un mot, toute la société laïque dépend encore très
étroitement du pouvoir ecclésiastique.

Nombre des ecclésiastiques. — Cet ordre si puissant n’est pas très


nombreux. L’Almanach royal indique 135 évêchés et archevêchés,
34 658 cures. Mais on peut évaluer le nombre des curés et des vicaires
à 60 000 environ. Les prélats et chanoines de cathédrales sont 2 800,
les chanoines de collégiales, 5 600, sans compter 3 000 ecclésiastiques
sans bénéfices. Au total, 71 000 prêtres séculiers. Il est plus difficile
de déterminer le nombre des réguliers, des moines de toutes catégo-
ries. Il ne dépassait pas, semble-t-il, 60 000 et, à la fin de l’ancien ré-
gime, il a été sensiblement réduit.

Les propriétés et la richesse du clergé. — C’est cette petite quan-


tité des ecclésiastiques (environ 1,8 % de la population totale) qu’il
faut envisager quand on parle de la richesse du clergé. On sait déjà
que la propriété du clergé comprenait tout au plus 5 à 6 % du territoi-
re ; les revenus de cette propriété ne dépassaient pas 80 ou 100 mil-
lions. Les dîmes représentaient une somme plus considérable, environ
123 millions. Mais, on le verra plus loin, la répartition de cette fortune
était très inégale.
Henri Sée 50
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

D’ailleurs, à considérer même les plus riches établissements ecclé-


siastiques, — évêchés, chapitres, abbayes —, il ne s’agit presque ja-
mais de grands domaines d’un seul tenant. La propriété ecclésiastique
est, en général, très morcelée, se composant surtout de fermes isolées.
M. Rebillon, dans sa Situation économique du clergé dans les districts
de Rennes, Fougères et Vitré, l’a montré de la façon la plus claire. En
somme, la propriété rurale d’un évêché et d’un chapitre, comme ceux
de Rennes, semble fort peu de chose. Si l’évêque de Rennes a environ
60 000 livres de revenus, c’est qu’il touche le produit de nombreuses
dîmes. Quant aux abbayes et aux couvents, leur propriété urbaine est
plus importante que leur propriété rurale ; à Rennes, ces établisse-
ments possèdent une grande partie des immeubles et enserrent, pour
ainsi dire, toute la ville. Il semble bien que, dans toute la France, on
pourrait constater des faits analogues, même dans des régions comme
les pays du Nord, où le pourcentage de la propriété ecclésiastique est
plus fort qu’ailleurs.

Les charges du clergé. — Les charges, représentées par les déci-


mes et le don gratuit, semblent bien faibles en proportion de ces recet-
tes. Le décime ordinaire n’est guère que de 400 000 livres. Le don
gratuit, plus lourd, ne cessa de s’élever à la fin de l’ancien régime : 16
millions en 1773, 30 millions en 1780, 36 millions en 1782 ; en
moyenne, 5 400 000 livres par an. Mais le clergé, pour payer ces
sommes, contractait des emprunts. La dette, en 1784, s’élevait à 134
millions. Toutefois, le roi payait une partie des intérêts : 500 000 li-
vres jusqu’en 1780 ; puis, un million, et, à partir de 1782, 2 500 000
livres. D’autre part, le clergé était exempté de toute autre imposition,
même de la capitation et des vingtièmes auxquels était soumise, par-
tiellement au moins, la noblesse. Les contributions du clergé, déclare
Necker, sont « inférieures de 700 000 à 800 000 livres à celles dont il
serait tenu si, avec les mêmes privilèges que la noblesse, il était assu-
jetti aux formes ordinaires de la répartition ». C’est surtout au XVIIIe
siècle que l’État, pressé par le besoin d’argent, tenta de porter atteinte
aux immunités pécuniaires du clergé. Machault essaya de le soumettre
aux vingtièmes et s’attaqua d’abord au clergé étranger, c’est-à-dire au
clergé des provinces réputées étrangères, qui, n’étant pas représenté
aux assemblées, semblait devoir céder plus aisément aux exigences de
la fiscalité royale.
Henri Sée 51
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Le haut clergé et la noblesse. — Au XVIIe siècle, dans les rangs


du haut clergé, on trouve encore un certain nombre de roturiers, com-
me Huet, Fléchier, Bossuet. Au XVIIIe, au contraire, le haut personnel
se compose presque exclusivement de nobles. Les abbés — presque
tous sont à la nomination du roi — sont choisis presque exclusivement
dans les rangs de la noblesse. D’ailleurs, 850 abbayes, sur 1 100, sont
données, comme on dit, en commende, c’est-à-dire à un bénéficier qui
n’exerce pas la fonction et prend pour lui la moitié ou les deux tiers du
revenu de l’abbaye.
En un mot, la plupart des anciennes abbayes lucratives sont don-
nées à la faveur, et Taine, dans son Ancien régime, a pu dire assez jus-
tement : « J’ai compté quatre-vingt-trois abbayes d’hommes possé-
dées par des aumôniers, chapelains, précepteurs ou lecteurs du roi, de
la reine, des princes et princesses ; l’un d’eux, l’abbé de Vermont, a
80 000 livres de rente en bénéfices. »
Considérons les sièges diocésains : à la fin de l’ancien régime, ils
sont tous occupés par des nobles. Tandis qu’à l’époque de Louis XIV,
des roturiers, comme Bossuet, pouvaient faire de belles carrières ec-
clésiastiques, au XVIIIe siècle, un prêtre de grande valeur, l’abbé Beau-
vais, n’obtient qu’à grand’peine le misérable évêché de Senez, et, en
1789, comme le dit l’abbé Sicard, on ne trouve pas un seul évêque qui
soit de condition roturière. Parcourons les listes des évêques et arche-
vêques : on y voit éclater les noms des plus nobles et anciennes famil-
les de France, les Montmorency, Rohan, La Rochefoucauld, Cler-
mont-Tonnerre, Talleyrand-Périgord, si bien que les ecclésiastiques de
petite ou même de moyenne noblesse (tel Boisgelin) ne parviennent
pas sans peine aux sièges épiscopaux. Appartient-on à la haute no-
blesse, la carrière est toute tracée, rapide et triomphante : on devient
archevêque ou évêque de trente à quarante ans, et même un Luynes et
un Rohan ont été sacrés à vingt-six. Dans certaines familles, on voit
s’accumuler les dignités ecclésiastiques : Louis de Rohan, évêque de
Strasbourg, a succédé à son oncle ; à Rouen, à Beauvais, à Saintes,
siègent trois La Rochefoucauld. Ce sont là des bénéfices lucratifs ré-
servés aux cadets des grandes familles ; dès l’enfance, on les destine
aux grandes dignités de l’Église, on les tonsure, sans se préoccuper de
leur vocation ou de leurs aptitudes.
Henri Sée 52
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Le clergé régulier. — Il avait connu, dans la première moitié du


e
XVII siècle, sous l’influence de la contre-réforme, une époque de ré-
novation. Beaucoup de communautés sont alors créées : en 1602, les
frères de Saint-Jean-de-Dieu, voués aux soins des malades ; en 1606,
les Ursulines, destinées à l’enseignement ; en 1608, les Capucines ; en
1611, c’est la fondation par Pierre de Bérulle de la congrégation de
l’Oratoire pour l’instruction des prêtres. Peu de temps après, sont ins-
titués les Filles du Calvaire, les Visitandines, puis les Lazaristes ou
prêtres de la mission, les Eudistes, qui doivent se vouer à
l’enseignement ; en 1686 encore, Baptiste de la Salle crée la congré-
gation des Frères des écoles chrétiennes. Dans beaucoup de villes, il y
a un pullulement d’ordres religieux, qui possèdent de nombreux im-
meubles, souvent des quartiers entiers. A Dijon, par exemple, l’on
compte une vingtaine d’établissements religieux : l’abbaye Saint-
Etienne, l’abbaye Saint-Bénigne, la Sainte-Chapelle, la Chapelle-aux-
Riches, les Pères de l’Oratoire, les Jésuites, les Chartreux, les Corde-
liers, les Carmes, les Capucins, les Minimes, les Ursulines, les Visi-
tandines, les Bernardines, les Carmélites, les religieuses du Refuge,
les Dames de Saint-Julien, les Jacobines, la maison du Bon-Pasteur,
les Lazaristes, etc.
Mais, au XVIIIe siècle, et surtout dans la seconde moitié du siècle,
on constate une décadence progressive, surtout au point de vue moral.
Dans les anciens ordres contemplatifs ou mendiants, la discipline se
relâche singulièrement et le discrédit où on les tient rend leur recrute-
ment difficile. Les prélats eux-mêmes se montrent sévères pour les
moines. C’est ainsi que l’archevêque de Tours, Conzié, écrivit, en
1778 : « La race cordière (des Cordeliers) est en cette province dans
l’avilissement ; les évêques se plaignent de la conduite crapuleuse et
désordonnée de ces religieux. »
L’assemblée du clergé elle-même, en 1765, demanda une réforme
du clergé régulier. Le gouvernement, sans faire intervenir l’autorité
pontificale dans une question de police intérieure, constitua, en 1766,
une commission des réguliers, qui fonctionna jusqu’en 1789. Cette
commission supprima plusieurs congrégations, réunit souvent en un
seul établissement les moines dispersés dans plusieurs maisons, rédui-
sit le nombre des religieux de 26 000 à 17 000. De 1770 à 1789, le
Henri Sée 53
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

nombre des Bénédictins tomba de 6 434 à 4 300, celui des Francis-


cains, de 9 820 à 6 064. Cependant, le relâchement des mœurs subsis-
ta. Et il faut dire aussi que bien des moines étaient gagnés aux idées
nouvelles, lisaient les écrits des philosophes, s’imprégnaient de leur
doctrine ; c’est surtout parmi eux que se recrutera le clergé constitu-
tionnel, à l’époque de la Révolution.
La décadence est moins sensible dans les communautés nouvelles,
surtout dans les communautés de femmes, comme les sœurs de la
Charité, de la Sagesse, du Bon Pasteur, qui s’occupent d’œuvres
d’enseignement et surtout de charité. Ce sont aussi celles dont la situa-
tion matérielle est la moins prospère ; elles possèdent peu de biens-
fonds, seulement des rentes mobilières, et leurs principales ressources
leur sont fournies par des aumônes ou par l’entretien de pensionnaires.
Au contraire, les anciennes abbayes jouissent de revenus souvent
considérables.

Le haut clergé séculier. — Les évêques, en bien des cas, dispo-


sent d’un pouvoir temporel qui leur confère des dignités et des riches-
ses. On peut en citer un assez grand nombre qui détiennent
d’anciennes seigneuries ecclésiastiques. Ainsi, l’évêque de Stras-
bourg, prince-évêque de Strasbourg et landgrave d’Alsace, possède en
cette province de grands domaines qui lui rapportent environ 800 000
livres. L’archevêque de Cambrai est duc de Cambrai, et ses domaines
sont peuplés de 75 000 habitants. L’archevêque de Besançon, comme
l’évêque de Strasbourg, est prince d’empire.
Aux évêques et archevêques revient une bonne partie des revenus
du clergé. Sans doute, à en croire l’Almanach royal, certains diocèses
ne rapportent que quelques milliers de livres (ils sont aussi fort peu
étendus). La plupart des évêchés bretons auraient moins de 30 000
livres de revenus. Toutefois, il semble que les publications officielles
sous-estiment ces revenus. Quoi qu’il en soit, nombre d’évêchés va-
lent à leurs titulaires plus de 40 000 livres de revenus : celui de Ren-
nes, près de 60 000 ; Condom, 70 000 ; Verdun, 74 000 ; Beauvais,
96 000 ; Strasbourg, le plus opulent, 400 000. La plupart des archevê-
chés rapportent de 40 000 à 70 000 livres ; Rouen, 100 000 ; Albi,
120 000 ; Narbonne, 160 000 ; Paris, 200 000. D’ailleurs, les évêques
Henri Sée 54
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

possèdent presque tous des abbayes en commende, qui doublent, en


général, leur revenu, ou peu s’en faut. Ainsi, Bernis, archevêque
d’Albi, touche de ce chef 100 000 livres ; Dillon, archevêque de Nar-
bonne, 120 000 ; La Rochefoucauld, archevêque de Rouen, 130 000.
Il est vrai que les prélats sont astreints à payer d’assez nombreuses
pensions, ce qui diminue leurs revenus.
Les chapitres, qu’ils dépendent d’une cathédrale ou d’une collégia-
le, jouissent aussi de privilèges considérables ; beaucoup de chanoines
ont de riches prébendes, sans avoir à s’acquitter de lourdes fonctions.
Certains chapitres ne s’ouvraient qu’à des nobles, comme ceux de
Strasbourg et de Lyon. Les chapitres nobles de femmes, comme ceux
de Remiremont ou d’Épinal, n’astreignaient leurs titulaires qu’au céli-
bat temporaire et à l’assistance à quelques messes : « elles répudiaient
toutes les gênes religieuses, a-t-on dit, pour n’en garder que les avan-
tages matériels » ; c’étaient des « séminaires de filles à marier ». Les
privilèges excessifs des chapitres de toute catégorie constituaient l’un
des abus contre lesquels l’opinion se prononçait de plus en plus vive-
ment au cours du XVIIIe siècle.

Mode de vie du haut clergé. — Un assez grand nombre d’évêques


et d’archevêques mènent un grand train, tiennent table ouverte, ont
hôtel à Paris, fastueuse maison de campagne. C’est en grand seigneur
que vivait le cardinal de Brienne, dans son domaine de Brienne ; Dil-
lon, à Hautefontaine, en Picardie, menait une vie beaucoup plus amu-
sante qu’épiscopale ; on y chassait trois fois par semaine, on y jouait
la comédie. A Saverne, le cardinal de Rohan, évêque de Strasbourg,
donnait des fêtes magnifiques, recevant souvent des centaines d’hôtes.
Sans doute, un faste aussi considérable est plutôt exceptionnel.
Mais beaucoup de prélats ne s’acquittent que d’une façon fort tiède de
leurs fonctions. Ils résident souvent plutôt à Paris que dans leurs dio-
cèses ; en 1764, on constate dans la capitale la présence de plus de
quarante évêques, et il n’est guère de moment où on n’en compte une
vingtaine. Bien des prélats ne prêchent que rarement, n’administrent
les sacrements que de loin en loin, ne font presque jamais de visites
pastorales, et confient l’administration de leurs diocèses à des vicaires
généraux ou à des suffragants.
Henri Sée 55
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

On reproche aussi au haut clergé de ne s’acquitter que médiocre-


ment des obligations attachées à sa charge ou aux dîmes qu’il perçoit.
Il ne se soucie que médiocrement de l’entretien du culte et moins en-
core de ses devoirs de charité. Les gros décimateurs ne soulagent guè-
re les pauvres : le clergé paroissial le constate souvent et le déplore.
Cependant, vers la fin de l’ancien régime, des prélats se montrent plus
compatissants, font construire de leurs deniers des hôpitaux, se préoc-
cupent de la création de bureaux d’aumônes dans les campagnes. Mais
ce n’est, semble-t-il, qu’une minorité.
L’enseignement était à la charge du clergé, qui avait la haute main
sur les écoles publiques et privées, nommait les maîtres. Mais les éco-
les populaires étaient encore peu nombreuses, si on en excepte, jus-
qu’à un certain point, l’Est de la France. L’instruction y était fort mé-
diocre et, dans les campagnes, les illettrés constituaient la grande ma-
jorité de la population.
On ne s’étonnera donc pas que beaucoup de cahiers, en 1789, de-
mandent que les biens ecclésiastiques soient consacrés à l’assistance
et à l’enseignement, que les dîmes « soient rendues à leur destination
primitive ».

Les évêques administrateurs. — Cependant, vers la fin de


l’ancien régime, un certain nombre d’évêques s’intéressent à
l’administration temporelle de la région où se trouve leur siège épis-
copal. Dans les pays d’États, en Bretagne et plus encore dans le Lan-
guedoc, ils participent activement aux assemblées de la province. En
ce dernier pays, bien des évêques s’occupent de la construction des
routes, de la mise en valeur des terres incultes, de l’entretien des ca-
naux.
Un Champion de Cicé, d’abord comme évêque de Rodez, puis
comme archevêque de Bordeaux, se distingue par ses qualités
d’administrateur et se trouve tout désigné, à l’époque de la Consti-
tuante, pour devenir garde des sceaux. L’archevêque de Toulouse,
Loménie de Brienne, avait fait œuvre utile dans son diocèse avant de
devenir premier ministre aux derniers temps de la monarchie. Boisge-
lin, l’archevêque d’Aix, fut aussi un administrateur habile et jouit
d’une grande popularité en Provence, à la veille de la Révolution.
Henri Sée 56
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Champion de Cicé et Boisgelin représentent dans le haut clergé la


tendance libérale ; ils sont partisans de ce « gallicanisme épiscopal »,
qui pourra s’épanouir à l’époque napoléonienne, sous le régime du
Concordat ; ils formeront comme le lien entre le clergé d’ancien régi-
me et le clergé de la France contemporaine.
Un autre type d’évêque administrateur, mais assez différent de
Boisgelin et de Champion de Cicé, c’est J.-F. de la Marche, évêque de
Saint-Pol-de-Léon. Il joue un rôle considérable à toutes les sessions
des États de Bretagne, où il montre un talent remarquable de tacticien,
au grand profit de son ordre ; à plusieurs reprises, il s’efforce
d’atténuer les dissentiments qui s’élèvent entre la noblesse et le tiers
état, entre l’assemblée et le gouvernement royal ; à plusieurs sessions,
on le voit présider avec une grande compétence la commission des
finances. A la différence de Boisgelin et de Champion de Cicé, il ne
fréquente guère la Cour ; pendant vingt ans, il réside d’une façon
presque continue dans son diocèse ; il s’occupe en conscience de ses
devoirs épiscopaux, faisant régulièrement ses visites pastorales, veil-
lant aux progrès des études ecclésiastiques, à la formation des prêtres,
reconstituant, en grande partie de ses deniers, le collège de Saint-Pol-
de-Léon. Il se soucie beaucoup aussi de charité et essaie de créer de
nouveaux établissements d’assistance. Sans doute, le cas de Mgr de la
Marche n’est pas aussi exceptionnel qu’on pourrait le penser ; mais
les prélats, qui se sont acquittés sérieusement de leurs devoirs, ont
moins frappé les imaginations des contemporains que les brillants pré-
lats, dont le faste attirait les regards. Puis il ne sont pas gagnés par les
idées libérales, ils ne flattent pas l’opinion publique. Mgr de la Mar-
che n’a cessé de se dresser contre le nouvel ordre de choses, d’être
hostile à tout projet de réforme ; il sera l’un des plus ardents à repous-
ser la Constitution civile ; dans le monde des prêtres émigrés, à Lon-
dres, il représentera le parti des intransigeants, refusera de reconnaître
le Concordat et mourra farouchement dans l’exil.
Il ne faut pas, d’ailleurs, se faire illusion sur le libéralisme du haut
clergé ; il a protesté presque tout entier contre l’octroi de l’état civil
aux protestants ; s’il s’élève contre le despotisme, c’est qu’il sent ses
privilèges menacés par les ministres réformateurs. Même à la veille de
la Révolution, il se montre toujours aussi hautain à l’égard du bas
clergé.
Henri Sée 57
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Le bas clergé. — Le bas clergé était loin de former une classe uni-
forme. On y distinguait essentiellement les curés, les vicaires, les prê-
tres habitués.
Parmi les curés, il en est d’aisés, même de riches, surtout les curés
des villes, qui trouvent des ressources assurées dans le casuel. Mais
beaucoup ne jouissent que du revenu médiocre de quelques dîmes,
que leur laissent les gros décimateurs. Dans les districts de Rennes,
Fougères et Vitré, M. Rebillon a pu établir que 44 recteurs jouissaient
d’un revenu inférieur à 1 000 livres, 56 recevaient de 1 000 à 2 000
livres par an, 30, de 2 000 à 4 000 livres, 14 seulement, plus de 4 000
livres. Nombreux étaient les prêtres qui n’avaient pour vivre que leur
portion congrue. Fixée pour les curés à 300 livres par la déclaration de
1686, à 500 livres pour les curés, et à 200 pour les vicaires, en 1768,
cette portion congrue fut portée, pour les premiers à 750 livres, et à
300 livres pour les seconds, en 1786 ; mais le prix de la vie avait no-
tablement haussé à la fin de l’ancien régime. Les congruistes vivaient
misérablement.
Les vicaires, dont la plupart n’avaient aucun espoir d’obtenir une
cure, formaient un véritable prolétariat ecclésiastique, sur lequel le
plus souvent tombait toute la charge des fonctions paroissiales. Les
prêtres « habitués », vivant de quelques fondations, du produit de
quelques messes, étaient encore plus malheureux.
Le bas clergé, si mal rétribué, supporte une bonne partie des déci-
mes ordinaires et extraordinaires que l’ordre doit acquitter. Il y a la
plus grande inégalité dans la répartition, non seulement entre le haut et
le bas clergé, mais dans les rangs mêmes du bas clergé, bien que les
congruistes soient généralement ménagés.

La vie du bas clergé d’après un contemporain. — Un chanoine


de l’abbaye de Beauport, située dans le diocèse de Saint-Brieuc, nous
a laissé une description très vivante de la situation du bas clergé dans
cette partie de la Bretagne :

« Bien différentes des cures de Normandie, la plupart amplement dotées, les


Henri Sée 58
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

nôtres étaient généralement pauvres ou médiocres... Il y avait cependant des


curés décimateurs, mais en petit nombre, par comparaison aux congruistes, et
presque toujours dans de petites paroisses où la valeur de la dîme n’était sou-
vent que l’équivalent de la portion...
« Dans Tréguier, il se trouvait peut-être une dizaine de cures depuis 100 louis
jusqu’à 4 000 livres. Aussi étaient-elles réputées places de faveur et remplies
communément par des nobles ; on les nommait paroisses d’abbés que la Révo-
lution déposséda...
« Saint-Brieuc comptait peu de paroisses où la dîme et le casuel donnassent
mille écus au titulaire. On en nommait six ou sept, dont deux occupées par des
nobles et deux par des réguliers. Quelques-unes rapportaient 100 louis, 2 000
livres, d’autres de 1 500 à 1 800 livres et celles-ci étaient réputées très bonnes.
Les médiocres étaient de 1 200 à 1 500 l., et le plus grand nombre, de 1 000 à
1 200 l. Il en était même beaucoup au-dessous de ce même produit. Là où le
curé ne touchait que la congrue de 500 l., il fallait, pour doubler la somme,
qu’outre les 180 l. auxquelles montaient ses messes à 12 sols, il tirât 320 l. de
l’église, soit en tiers d’oblations, objet ordinairement peu considérable, soit en
baptêmes de 6 ou 8 sols, en mariages à 40 sols, en droits, sépultures et assis-
tance aux services fixés à 16 sols, ce qui dépendait de l’aisance et de la popu-
lation des paroisses.
« Tel était, avant la Révolution, le sort de nos curés et la perspective de leurs
vicaires. Heureux dans un concours où, après dix ou douze ans de service et
de bonne conduite, ils obtenaient une paroisse, il fallait commencer à s’établir
et à se meubler, à quoi suffisait à peine le produit de leurs épargnes. S’ils n’en
avaient pas, ils contractaient des dettes à payer sur le futur revenu. Des ne-
veux, des nièces, des parents arrivaient au presbytère, car un recteur était de
droit curé riche et l’appui naturel des siens. Aussi combien en voyait-on de
mal à l’aise, même en d’assez bonnes paroisses, à moins qu’ils n’eussent
beaucoup d’ordre et d’économie. »

Relations du bas clergé avec le haut clergé. — Le bas clergé ne


participe en aucune façon à l’administration de l’ordre. Dans les as-
semblées diocésaines réunies pour la répartition du décime, les prêtres
des paroisses ne figurent qu’à titre exceptionnel et jamais comme re-
présentants de leurs confrères. Dans les assemblées d’États, en Breta-
gne et en Languedoc, il ne participent pas à l’élection des députés du
clergé.
Les évêques ne montrent que bien rarement des égards aux curés
de leur diocèse ; ils estiment qu’ils sont d’une autre race qu’eux ; ils
ne les reçoivent jamais à leur table. Un évêque, qui cependant s’est
Henri Sée 59
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

montré fort aimable pour ses curés, déclare : « ils sont grossiers, mal-
propres, ignorants, et il faut bien aimer l’odeur empestée de l’ail pour
se plaire dans la société des médiateurs du ciel et de la terre ».

Les ressentiments du bas clergé. — Les curés, à la fin de l’ancien


régime, commencent à se révolter contre cette attitude de leurs évê-
ques et à comparer leur sort misérable avec l’opulence de leurs supé-
rieurs. Le curé de Marolles, en Normandie, en 1789, exprime bien les
sentiments de beaucoup de ses confrères :

« Nous, malheureux curés à portions congrues, nous, chargés communément


des plus fortes paroisses, nous, dont le sort fait crier jusqu’aux pierres et aux
chevrons de nos misérables presbytères, nous subissons des prélats qui fe-
raient encore faire par leurs gardes un procès au pauvre curé qui couperait
dans leurs bois un bâton, son seul soutien dans ses longues courses par tous
chemins... A leur passage, il est obligé de se jeter à tâtons le long d’un talus,
pour se garantir des pieds et des éclaboussures de leurs chevaux, comme aussi
des roues et peut-être du fouet d’un cocher insolent, puis, tout crotté, son ché-
tif bâton d’une main et son chapeau, tel quel, de l’autre, de saluer humblement
et rapidement, à travers la portière du char clos et doré, le hiérarque postiche
ronflant sur la laine du troupeau que le pauvre curé va paissant et dont il ne lui
laisse que la crotte et le suint. »

Les curés, à plusieurs reprises, osent s’assembler pour rédiger leurs


réclamations, pour demander notamment une augmentation de leur
portion congrue, comme le firent les curés de Provence et du Dauphi-
né, en 1779. C’est en vain que les évêques obtiennent du roi, en 1782,
une déclaration interdisant aux curés de s’assembler. Le bas clergé se
montre de plus en plus hostile au haut clergé, de plus en plus favora-
ble aux revendications du tiers état. Témoin la brochure qui parut à la
veille de la Révolution, et qui était intitulée : Les curés du Dauphiné à
leurs confrères les recteurs de Bretagne. On y pouvait lire ce passage
caractéristique :

« Les évêques sont les chefs de la hiérarchie ecclésiastique, mais, en matière


civile et politique, ils ne sont que des citoyens comme nous... Qu’ils nous lais-
sent le droit d’avoir des sentiments à nous... L’intérêt du peuple et celui des
curés sont inséparables. Si le peuple sort de l’oppression, les curés sortiront de
l’avilissement dans lequel le haut clergé les a plongés. »
Henri Sée 60
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les curés et les élections aux États Généraux. — Ces sentiments


devaient se faire jour au moment de la convocation des États Géné-
raux. Il ne s’est conservé, il est vrai, qu’assez peu de cahiers du bas
clergé ; les assemblées diocésaines, où dominait le haut clergé,
n’avaient nul intérêt à les garder. Il en subsiste cependant. Tels, ces
intéressants cahiers des curés du bailliage d’Auxerre, que M. Porée a
publiés. Tels, les cahiers du bas clergé breton, car si, en Bretagne, le
haut clergé devait, comme la noblesse, tenir son assemblée électorale
à part (à Saint-Brieuc), le bas clergé forma des assemblées diocésai-
nes, dans lesquelles il élut ses députés.
Voici, par exemple, les principales revendications du cahier du
diocèse de Rennes :

« Que l’on ne reconnaisse plus dans le clergé d’autres distinctions que celles
de la hiérarchie ; par là on verra disparaître une foule d’abus, qui frappent tous
les yeux et révoltent tous les esprits. »

Qu’on remédie aux abus qui se sont glissés dans l’élection des
évêques et la collation des bénéfices. Mais c’est surtout la question
des dîmes qui tient au cœur des curés du diocèse de Rennes :

« Que les dîmes, enlevées aux pasteurs et aux pauvres, leur soient enfin resti-
tuées, comme aux seuls qui puissent les posséder légitimement. »
Qu’on dédommage les « communautés régulières » par l’« union des bénéfi-
ces simples ». Surtout que l’on pourvoie au sort des recteurs congruistes. En
un mot, qu’on procède à une « plus égale répartition des biens ecclésiasti-
ques ».
Qu’on renonce à donner à la faveur les dignités ecclésiastiques : « Que les ca-
nonicats et dignités des cathédrales ne soient accordés à l’avenir qu’à ceux qui
auront blanchi dans les pénibles travaux du ministère. »
Le clergé du royaume devra renoncer à tous ses privilèges pécuniaires. Mais,
si on conserve les décimes, que leur rôle soit communiqué à tous les contri-
buables, car on ne peut refuser à ceux-ci « ni le droit, ni les moyens de juger
les opérations de ceux qui les représentent ».
Henri Sée 61
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

En ce qui concerne « les affaires civiles et politiques », le clergé du


diocèse de Rennes émet des vœux analogues à ceux du tiers état. Il
réclame la périodicité des États Généraux, la suppression des impôts
actuels, l’établissement d’une constitution, l’égalité des droits politi-
ques « sans distinction d’ordre », l’égalité de tous devant « les charges
publiques », proportionnellement aux facultés de chacun. Que la liber-
té individuelle des citoyens soit garantie, « mise à l’abri des lettres de
cachet et de tous ordres arbitraires ». Que l’on délivre aussi le com-
merce « de toutes les entraves de la fiscalité et du monopole ». Com-
me les cahiers des paysans, le clergé réclame l’établissement dans les
campagnes de sages-femmes instruites et capables. Enfin, il demande
que « pour régénérer le peuple français, on travaille à perfectionner
l’éducation, et dans les villes, et dans les campagnes ».
On comprend alors le rôle que doivent jouer les curés élus aux
États Généraux. Ce sont eux qui, en se séparant de l’ordre du clergé,
en se réunissant au tiers état, décideront du sort de la Révolution, as-
sureront le triomphe de l’Assemblée Nationale.
Table des matières

Ouvrages à consulter

Collection des procès-verbaux des assemblées du clergé de France depuis 1560,


1777-1780, 9 vol. in-fol.
CANS, L’Organisation financière du clergé, 1909.
MENTION, Documents relatifs aux relations du clergé et de la royauté de 1682 à
1789, 2 vol., 1893-1903.
TAINE H., L’Ancien Régime.
LAVISSE E., Histoire de France, t. IX.
REBILLON A., La Situation économique du clergé dans les districts de Rennes,
Fougères et Vitré, 1913 (Coll. Doc. écon. de la Révolution).
KERBIRIOU L. (Abbé), Jean-François de la Marche, évêque-comte de Léon (1729-
1806), Paris, 1924.
CHASSIN, Les Cahiers des curés, Paris, 1882.
MARION M., La Vente des biens nationaux, Paris, 1908.
DUBREUIL L., La Vente des biens nationaux dans les Côtes-du-Nord, Paris, 1913.
SICARD (Abbé), L’Ancien Clergé de France, 2 vol., 1893-1894.
Henri Sée 62
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

GÉRIN, La Commission des réguliers (Revue des Questions historiques, 1875-


1877).
MATHIEU (Cardinal), L’Ancien Régime dans tes provinces de Lorraine et Barrois,
2e éd., 1907.
LÉVY-SCHNEIDER, L’Application du Concordat par un prélat d’ancien régime,
Mgr Champion de Cicé, Paris, 1922.
LAVAQUERY (Abbé), Le Cardinal de Boisgelin, 2 vol., Paris, 1921.
LAVEILLE, Les Revenus du clergé breton avant la Révolution (Revue des ques-
tions historiques, oct. 1912).
SÉE H. et LESORT A., Cahiers de doléances de la sénéchaussée de Rennes, t. IV,
1912 (Coll. des Doc. écon. de la Révolution).
PORÉE Ch., Cahiers des curés et communautés ecclésiastiques du bailliage
d’Auxerre en 1789, Auxerre, 1927 (Coll. des Documents économiques de la
Révolution).
POCOUET DU HAUT-JUSSÉ B. (fils), La Vie temporelle des communautés de fem-
mes à Rennes au XVIIe et au XVIIIe siècles (Annales de Bretagne, t. XXXI et
XXXII).
DONAT Jean, Une Abbaye cistercienne et son budget au XVIIIe siècle, Toulouse,
1935.
DE VAISSIÈRE P., Les Curés de campagne de l’ancienne France, Paris, 1933, in-
8o .
GUILHAMON H., La Situation matérielle du Haut Clergé quercynois au moment de
la Révolution (Coll. des Documents économiques de la Révolution).

Table des matières


Henri Sée 63
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 4

LA NOBLESSE.

Les sources de la noblesse. — En théorie, le fondement de la no-


blesse, c’est la naissance. On est noble « de race », quand on peut fai-
re remonter sa noblesse à quatre générations nobles, au moins ; et un
gentilhomme est d’autant plus réputé qu’il peut compter un plus grand
nombre d’aïeux nobles.
Mais, en fait, la noblesse comprend une quantité plus ou moins
considérable d’anoblis. Et il en a toujours été ainsi. A l’origine de la
féodalité, l’homme qui a pu s’équiper, servir comme cavalier, quelle
que fût son origine, est devenu le vassal d’un chef de guerre. Ses ser-
vices ont été récompensés par l’octroi d’un fief. Les possesseurs de
fiefs ont alors prétendu former une classe fermée ; mais celle-ci devait
admettre dans ses rangs des acquéreurs de terres nobles, des hommes
qui avaient été anoblis par le prince ou par le roi.
Les lettres de noblesse, qu’on achète le plus souvent à prix
d’argent, sont devenues de plus en plus nombreuses à partir du XVIe
siècle ; sous Louis XIV, la « finance » à payer par l’anobli n’était que
de 6 000 livres ; et, comme le dit Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs,
« un nombre prodigieux de citoyens, banquiers, chirurgiens, mar-
chands, domestiques de princes, commis ont obtenu des lettres de no-
blesse » et ont fait souche de gentilshommes.
Il y a aussi nombre d’offices ou de charges de l’État qui confèrent
la noblesse héréditaire : telles, les charges de chancelier, de garde des
sceaux, de secrétaire d’État, de gouverneur, de commandant en chef,
de président de Cours souveraines. Les offices de la haute magistratu-
re ont fini par conférer la noblesse à leurs titulaires ; c’est ainsi qu’au
XVIIIe siècle, on ne trouve plus guère que des nobles parmi les mem-
Henri Sée 64
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

bres des Parlements, et la règle s’établit notamment au Parlement de


Bretagne, que les sièges des magistrats ne peuvent être conférés qu’à
des gentilshommes. Même des charges à peu près inutiles, comme cel-
les de secrétaires du roi, qui ne demandaient aucun travail, confé-
raient la noblesse, et elles étaient fort nombreuses, plus de 900, décla-
re Necker. Il est vrai qu’elles coûtaient 120 000 livres, mais elles per-
mettaient à tout roturier enrichi de pénétrer dans les rangs de la no-
blesse. Il en était de même des charges de bureau des finances, au
nombre de 740. Ajoutons que les offices municipaux, très nombreux,
conféraient, en général, la noblesse. La noblesse de robe, la noblesse
de cloche, d’abord distinctes de la noblesse d’épée, finissent par se
confondre avec elle.
Enfin, on peut devenir noble par l’acquisition d’une terre noble,
d’une seigneurie. La possession des droits seigneuriaux confère à la
longue la noblesse, bien que l’ordonnance de Blois, de mai 1579, l’ait
interdit. Mais, en fait, les roturiers prenaient les noms des fiefs qui
leur appartenaient et usurpaient peu à peu la noblesse.
Il y a eu, depuis le moyen âge, une accession plus ou moins lente
du tiers état à la noblesse. M. Mireur, dans son Tiers état à Dragui-
gnan, montre qu’en cette ville, vers 1789, sur 25 familles fieffées, 18
sortaient de la roture. Souvent, les marchands, quelquefois même les
plus riches des artisans, poussent leurs fils aux charges de judicature,
qui confèrent la noblesse. Parfois même, des fils de paysans aisés par-
viennent aux fonctions honorifiques. G. Roupnel, dans sa thèse si inté-
ressante sur les Populations du pays dijonnais, montre bien fortement
cet état d’instabilité des familles nobles.
L’ancienne noblesse militaire, puis la noblesse administrative du
XVe siècle disparaissent en grande partie ; elles sont presque entière-
ment remplacées par une noblesse nouvelle, en grande partie d’origine
parlementaire. Or, la plupart des hauts magistrats descendent de famil-
les de riches marchands de Dijon ou des villes de la province. Au XVe
siècle et au XVIe, les barrières entre les diverses classes sociales sont
bien plus fragiles qu’elles ne le seront à l’époque de Louis XIV ; de-
puis le XVIIe siècle, ces classes tendent de plus en plus à former des
castes fermées.
Henri Sée 65
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les réformations de la noblesse. — Il est vrai qu’à plusieurs re-


prises, le pouvoir royal essaya de sévir contre les « usurpateurs » de
noblesse, en faisant faire des réformations. Il y en eut au XVIe siècle, et
plus fréquemment encore au XVIIe, notamment sous le règne de Louis
XIV. Mais ce furent surtout des mesures fiscales. On raya des rangs
de la noblesse les gentilshommes qui dérogeaient, c’est-à-dire qui se
livraient au négoce, bien que Colbert leur eût accordé, en 1669, le
droit de se livrer au commerce maritime sans perdre leur qualité ; on
exclut aussi ceux que leur pauvreté empêchait de produire leurs titres
et de payer les droits que cette production comportait. Les magistrats,
qui composaient surtout les commissions de réformation, étaient, pour
la plupart, des membres des Parlements ; ils se montrèrent, notamment
en Bretagne, très complaisants à l’égard de leurs confrères et très durs
pour les juges des cours subalternes. Pendant ce temps, l’on continuait
à conférer, à prix d’argent, des lettres de noblesse. Les réformations
eurent surtout pour effet de rendre oisive la noblesse, qui ne pouvait
plus trouver qu’à l’armée d’occupation compatible avec sa dignité. Et
le fossé se creusa, plus profond, entre la noblesse et le tiers état. Telles
sont les conclusions qui se dégagent surtout d’une récente étude, très
approfondie, de M. Bourde de la Rogerie sur la réformation de la no-
blesse en Bretagne. A la fin de l’ancien régime, d’Hozier, par ses ver-
dicts sur les quartiers de noblesse, tient vraiment à sa merci tous ceux
qui aspirent à exercer une charge militaire.
En réalité, tous les hommes qui sont parvenus à une notable fortu-
ne arrivent à pénétrer dans les rangs de la noblesse, ce qui leur confère
des privilèges de toutes sortes, et surtout des privilèges pécuniaires.
Aussi Turgot, en 1776, a-t-il pu déclarer très justement que « le corps
des nobles », exempts des charges roturières, comprend « tout le corps
des riches », et que « la cause des privilégiés est devenue la cause du
riche contre le pauvre ». Tous ces nouveaux nobles, comme il arrive
toujours en pareil cas, tiennent encore plus à leurs droits, sont plus
entichés de leurs titres honorifiques que les nobles d’ancienne extrac-
tion.

Nombre des nobles. — Par tout ce qui précède, on peut compren-


dre aisément combien il est difficile de fixer le nombre des nobles
sous l’ancien régime. L’évaluation la plus vraisemblable, c’est celle
Henri Sée 66
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

de l’abbé Coyer dans sa Noblesse commerçante, de 1756, et du mar-


quis de Bouillé, dans ses Mémoires, qui déclarent qu’il y avait 80 000
familles nobles comprenant environ 400 000 individus. Mais on n’a
dressé aucune statistique, et, en l’état de nos connaissances, il est im-
possible de fixer véritablement un chiffre, comme on a pu le faire
pour l’ordre du clergé.

Les privilèges de la noblesse. — Ces privilèges sont nombreux et


importants. Tout d’abord, la plupart des nobles sont seigneurs de fiefs
et, à ce titre, qu’ils soient riches ou pauvres, ils jouissent des droits
seigneuriaux, dont on a décrit plus haut le caractère et la nature. Cer-
tains seigneurs, à peu près dépourvus de domaine proche, ne possè-
dent que ces droits pour vivre et les exigent avec d’autant plus
d’âpreté.
Aux droits seigneuriaux se rattachent les prééminences honorifi-
ques, telles que le droit de porter des armoiries, d’avoir un banc sei-
gneurial dans l’église paroissiale, des sépultures particulières ou en-
feux. Ces prééminences sont plus importantes qu’on ne se l’imagine
ordinairement ; elles suscitent bien des procès entre gentilshommes,
mécontentent les paroissiens, et on ne s’étonnera pas qu’à l’époque
révolutionnaire les troubles agraires aient souvent débuté par la des-
truction des bancs seigneuriaux, des armoiries, des girouettes seigneu-
riales, etc.
Plus importantes encore apparaissent les exemptions de charges
fiscales dont jouit la noblesse, c’est-à-dire de la taille, de la corvée des
grands chemins, du logement des gens de guerre, etc. Lorsque la
royauté, poussée par le besoin d’argent, créa de nouveau impôts, la
capitation et les vingtièmes, qui devaient peser sur tous les sujets, on
comprend les efforts tentés par les nobles pour s’en exempter, ou, tout
au moins, pour n’en acquitter qu’une part infime. En fait, il y eut un
rôle spécial de capitation pour les gentilshommes, et ceux-ci, en ce qui
concerne les vingtièmes, ne furent pas taxés proportionnellement à
leurs revenus, en dépit des vérifications des rôles, qui furent entrepri-
ses, surtout à la fin de l’ancien régime.
En matière de justice, les nobles ne doivent comparaître qu’aux
sièges des baillis et des sénéchaux, et, quand ils sont accusés d’un
Henri Sée 67
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

crime, ce sont les Parlements qui doivent juger leur cas. Condamnés à
mort, ils ont le privilège d’échapper à la pendaison : ils ne peuvent
être que « décollés ».
Enfin, c’est aux nobles, on le sait, que sont réservés les gros béné-
fices ecclésiastiques, les prélatures et aussi les hautes charges militai-
res. Dans beaucoup de familles nobles, on tonsurait les cadets et on
espérait que les bénéfices qui leur seraient conférés resteraient en leur
possession, même s’ils renonçaient à la carrière ecclésiastique.

Plusieurs catégories dans la noblesse. Les présentés à la cour.


— La noblesse ne forme pas, d’ailleurs, une classe homogène. Parmi
les gentilshommes, il y a des privilégiés. Ce sont d’abord ceux qui ont
été présentés au roi et à la reine.
« La présentation des hommes, dit M. Carré dans son livre sur la
Noblesse de France et l’opinion publique au XVIIIe siècle, consistait à
chasser avec le roi, à monter ses chevaux de chasse, à monter dans ses
carrosses. » La femme « admise en présentation » offrait ses joues au
roi, à la reine, au dauphin et aux princes. Vers la fin de l’ancien régi-
me, on comptait 4 000 familles présentées, représentant environ
20 000 personnes. Un règlement de 1760 essaya d’en limiter le nom-
bre en édictant que, pour être présenté, il fallait appartenir à une famil-
le remontant au-delà de l’an 1400. Mais, si on l’avait appliqué rigou-
reusement, plus d’un tiers des familles admises à la cour auraient dû
en être exclues. Louis XV lui-même décida donc, en 1774, que seule
la décision royale déciderait de la présentation.
En fait, sous Louis XVI, il y eut plus de présentations que jamais.
Beaucoup de gentilshommes de province sollicitèrent cet honneur ;
c’est ainsi que Chateaubriand, en 1787, fut présenté à Louis XVI ; il
raconte la scène d’une façon pittoresque dans ses Mémoires d’Outre-
tombe.
La présentation n’est pas seulement un honneur. Elle confère des
avantages considérables, notamment dans l’armée ; elle permet de
briguer les hautes charges militaires ; eût-on tout le mérite du monde,
on ne peut dépasser le grade de colonel si l’on n’a pas été présenté :
Henri Sée 68
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

« Un lieutenant d’infanterie du nom de Montfalcon, nous raconte M. Carré,


bien qu’il ait été remarqué par le maréchal de Ségur, n’arrive à rien, ou peu
s’en faut ; on le fait chevalier de Saint-Louis, major d’une petite garnison,
mais il s’arrête là, parce qu’il n’est pas « présenté ». Or, il découvre chez une
tante, aux environs de Nîmes, une liasse de parchemins établissant qu’il des-
cend de l’ancienne famille d’Adhémar ; il accourt à Paris, soumet les pièces à
Chérin, qui les déclare authentiques ; il est « présenté », devient colonel ; puis,
comme il est souple et fin, d’allures discrètes, avec des airs d’homme du mon-
de, il épouse une riche veuve, dame d’honneur de la Dauphine, et le voici mi-
nistre de Louis XVI à Bruxelles. »

On comprend alors que, sous Louis XVI, c’ait été une « fureur »,
parmi les gentilshommes de province, de se faire présenter. Chérin le
déclare nettement dans son livre, publié en 1788, sur La noblesse
considérée dans ses divers rapports : « On estime moins un noble par
ce qu’il vaut que par le nombre d’années de noblesse qu’il peut prou-
ver... Dans certaines sociétés, on se met sur le pied de ne recevoir que
des gens présentés et de fermer impitoyablement sa porte à de bons et
honnêtes gentilshommes. » Et c’est encore en 1781 qu’on décida de
n’admettre comme officiers que les nobles pouvant prouver quatre
quartiers de noblesse. On s’explique alors l’hostilité croissante de la
noblesse provinciale contre la noblesse de cour.

La noblesse de cour. — C’est, en effet, à la noblesse de cour que


vont les plus grands privilèges, les charges et les pensions lucratives.
Dans cette classe, les fortunes de 100 000 à 150 000 livres de rente
sont fréquentes, et il en est de bien plus considérables. Le duc
d’Orléans, petit-fils du Régent, avait, en 1753, trois millions de reve-
nus ; à l’époque de Louis XVI, la maison d’Orléans, unie à celle de
Penthièvre, jouissait d’environ 8 millions de rente. On estime les re-
venus de la maison de Condé, au XVIIIe siècle, à 1 500 000 livres, ceux
des Conti, à 600 000 livres. Les ducs de Bouillon et de Mortemart ont
500 000 livres de rente ; le duc de Chevreuse, 400 000 ; le duc de
Grammont, 300 000 ; le duc de la Trémoille, 200 000 ; le marquis de
Villette, 150 000. La noblesse de robe compte aussi de grandes fortu-
nes : les Le Pelletier de Saint-Fargeau avaient 600 000 livres de rente ;
le premier président d’Aligre était riche, dit-on, de 6 à 7 millions ; les
Henri Sée 69
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

d’Éprémesnil, Joly de Fleury, Hérault de Séchelles étaient aussi fort


opulents.
D’ailleurs, les familles de la haute noblesse redorent souvent leur
blason grâce aux fortunes des gens de finance, avec lesquels elles
contractent des alliances. Que l’on songe à la richesse d’un Samuel
Bernard (33 millions), d’un Bouret (42 millions), d’un Pâris de
Montmartel (100 millions), d’un Lenormand de Tournehem (20 mil-
lions). Non seulement les filles de financiers épousent des nobles,
mais souvent les financiers se font anoblir et font souche de gentils-
hommes.

Le train de vie de la haute noblesse. — Beaucoup de membres de


la haute noblesse mènent un train de vie fastueux, qui les ruine. Les
mémoires du temps nous montrent le luxe des habits et des robes, car
les vêtements des hommes rivalisent avec ceux des femmes en orne-
ments coûteux. On pense ce que peuvent valoir des habits de drap
d’argent et d’or, garnis de point d’Espagne. Des robes de bal sont
payées fréquemment 1 500, 2 000 livres. Et que dire des trousseaux
des mariées ? Celui de Mlle de la Briffe, fille du premier président au
Parlement de Bretagne, est estimé plus de 21 000 livres en 1781 ; ce-
lui de Mlle Billon, 45 000, en 1787 ; celui de Mlle de Mondragon,
100 000 livres, en 1784.
Les nobles de la cour tiennent à honneur d’avoir les plus beaux
chevaux, les carrosses les plus élégants, souvent tapissés de velours et
décorés de panneaux peints. Le luxe de la table est surtout l’apanage
des magistrats et des financiers. Il faut aussi une domesticité énorme :
il n’est pas rare de trouver, dans une maison noble, 30 ou 40 valets,
sans compter les femmes de chambre, les maîtres d’hôtel. Enfin, il est
de bon ton d’entretenir des maîtresses, à qui l’on donne des pensions
fastueuses, sans compter les cadeaux :

« Le prince de Soubise, dit l’acteur Fleury, ne se contentait pas de jeter l’or à


pleines mains sous les pas des reines de boudoir, — elles étaient une douzaine
—; comme il donnait à chacune le même état de maison, la même livrée, et un
équipage en quelque sorte uniforme, on disait, quand on voyait passer les voi-
tures de ses maîtresses : voici la maison Soubise ! »
Henri Sée 70
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Quand le président de Rieux, en 1743, congédie la Camargo, il lui


fait don de 120 000 livres.
Les réceptions de la vie mondaine n’entraînent pas moins de dé-
penses, qu’il s’agisse de dîner, de bals ou de représentations théâtra-
les, de chasses. Un souper où le prince de Soubise invite le roi, à
Saint-Ouen, en 1749, ne coûte pas moins de 200 000 livres. Choiseul,
à Paris, puis dans sa retraite de Chanteloup, tient table ouverte ; il re-
çoit tous les soirs, donne des soupers et des concerts ; son train de vie
est tel que ses 800 000 livres de rente ne lui suffisent pas. A Chantilly,
dans l’admirable domaine des Condé, ce sont, à tout instant, des fêtes
splendides.
La vie de château est, en effet, tout aussi dispendieuse que
l’existence parisienne. On a souvent décrit les splendeurs du château
de Sceaux, résidence de la duchesse du Maine, de Chambord, qui ap-
partint au maréchal de Saxe, du château de Pontchartrain, où Maure-
pas réunit une véritable cour, de Chanteloup. Non moins splendide est
le château de Brienne, où le comte de Brienne et son frère,
l’archevêque, donnent des fêtes splendides :

« On arrivait au château de Brienne, nous dit M. Henri Carré, par une longue
avenue bordée de tilleuls, de lilas et de gazons. Au rez-de-chaussée étaient les
pièces d’apparat, salle à manger pour quatre-vingts personnes, grand salon
donnant sur l’avenue et les jardins, salle de billard, bibliothèque à galeries cir-
culaires, cabinet d’histoire naturelle, cabinet de physique expérimentale, salle
de spectacle pouvant se transformer en salle de bal, si l’on mettait la scène au
niveau du parterre ; dans un souterrain, au-dessous, salle de bal pour la domes-
ticité. Au rez-de-chaussée encore, appartement de la comtesse. En avant du
château, du côté de la cour d’honneur, deux grands pavillons, divisés en ap-
partements. »

A Brunoy, près de Paris, le financier Pâris de Montmartel a dépen-


sé 10 millions ; à Méréville, en Beauce, le banquier de la Borde, pour
faire un parc « à l’anglaise », a englouti 14 millions.
Dans toutes ces résidences, et même dans des maisons des champs
moins fastueuses, ce ne sont que fêtes, représentations théâtrales,
chasses magnifiques. Le marquis de Mirabeau a pu dire justement,
dans son Ami des hommes, que, « par la vie qu’ils mènent dans leurs
Henri Sée 71
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

châteaux, les grands seigneurs ruinent les paysans et se ruinent eux-


mêmes ».
Les plus riches sont mangés de dettes. A leur mort, en 1740 et
1741, le duc de Bourbon et le prince de Carignan doivent chacun
5 millions. Vers 1750, le duc d’Antin doit 900 000 livres ; Choiseul,
en 1785, laisse 6 millions de dettes. Certains ne peuvent faire face à
leurs engagements et font des faillites retentissantes : tel, le prince de
Guéméné, qui doit plus de 32 millions. Et bien des magistrats pari-
siens, comme les premiers présidents de Mesmes et Maupeou, se sont
ruinés, parce qu’ils ont voulu vivre comme de grands seigneurs.

Les pensions royales. — On comprend alors que cette haute no-


blesse cherche à accroître ses revenus en quémandant des pensions.
Les princes du sang sont les premiers à en recevoir, et les plus fortes.
Le comte de Toulouse, qui a 1 700 000 livres de revenu, touche ce-
pendant 100 000 livres sur le Trésor. Le prince de Condé, dont on a vu
l’énorme fortune, reçoit 260 000 livres par an. Le duc de Chartres, fils
du duc d’Orléans, se fait donner, en 1747, une pension de 150 000 li-
vres. Sous le règne de Louis XVI, le comte d’Artois et le comte de
Provence, pour payer leurs dettes, reçoivent respectivement 37 et 29
millions.
Ne parlons pas des riches pensions qui sont attribuées aux anciens
ministres ; elles peuvent, à certains égards, être considérées comme la
récompense des services rendus. Mais il était moins légitime que
Mme de Pompadour fît accorder d’importantes pensions aux membres
de sa famille ou à ses amis, que le Roi conférât de riches dotations à
des filles de gens en crédit, lors de leur mariage. Les Noailles se font
accorder pensions sur pensions, sous le règne de Louis XV ; la mar-
quise de Lambert, riche de 4 millions, reçoit une pension de 5 000 li-
vres en 1745. Sous le règne de Louis XVI, l’amie de Marie-
Antoinette, la princesse de Lamballe, reçoit des sommes énormes,
traitements et pensions.
Les Polignac se montrèrent plus cupides encore. En 1779, le comte
de Mercy écrit à la mère de la reine, l’impératrice Marie-Thérèse :

« Depuis quatre ans, toute la famille des Polignac, sans aucun mérite envers
Henri Sée 72
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

l’État et par pure faveur, s’est déjà procuré, tant en grandes charges qu’en au-
tres bienfaits, près de 500 000 livres de revenus annuels. Toutes les familles
les plus méritantes se récrient contre le tort qu’elles éprouvent par une telle
dispensation de grâces... »

En fait, les Polignac se sont fait accorder 700 000 livres de pen-
sions, sans compter les gratifications.
Lorsqu’à l’époque de la Révolution, le Livre Rouge révélera le
chiffre énorme des pensions concédées aux courtisans, on comprend
que la haine contre l’ancien ordre de choses se soit accrue et que des
cris de colère aient été proférés contre cette aristocratie inutile, contre
ces parasites, dont le trésor royal payait les folles prodigalités.

Les conséquences de la vie mondaine. — Cependant, la vie mon-


daine, que favorisait le faste de la haute aristocratie, a eu indirecte-
ment des conséquences révolutionnaires. Elle a pour effet de rappro-
cher l’ancienne noblesse d’épée de la noblesse de robe et des finan-
ciers. Les gens de robe reçoivent les gens de cour. Le premier prési-
dent de Mesmes, les présidents Chauvelin et Le Pelletier tiennent ta-
ble ouverte, et les plus grands seigneurs figurent à leurs réceptions. Le
président Hénault, marié cependant avec une fille de « finance », est le
familier de la duchesse du Maine, fraie avec les Nivernais, les Bran-
cas, les Maurepas. Les Dufort de Cheverny — noblesse de robe — ont
des relations avec les personnes de la plus haute noblesse. Le monde
des financiers se mêle aussi de plus en plus à l’ancienne aristocratie :
on se presse aux réceptions du fermier général de la Popelinière, de
Mme d’Épernay, de Grimod de la Reynière. Les salons de l’aristocratie
d’argent groupent, tout à la fois, des nobles d’esprit libre et les écri-
vains illustres, les « philosophes », dont les idées vont exercer, au
e
XVIII siècle, une si grande influence sur toute la société française. Par
ses mœurs, par ses idées, une partie de la haute noblesse parisienne
commence à se « déclasser », précisément à l’époque où la hiérarchie
sociale semble plus stricte et plus rigide qu’elle ne l’a jamais été.

La noblesse provinciale. Diversité des conditions. — Si l’on


considère la noblesse non présentée, qui vit en province, on observe
Henri Sée 73
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

une grande diversité de conditions. C’est que l’étendue et


l’importance des propriétés seigneuriales varient à l’infini. Prenons
comme exemple la Bretagne. Certaines seigneuries englobent la plus
grande partie de plusieurs paroisses : telle, la baronnie de Sens, non
loin de Rennes, qui comprend, non seulement toute la paroisse de
Sens, mais encore la plus grande partie des paroisses de Vieuxvy et de
Romazy ; telle, la seigneurie de la Martinière et Montbarot, dont les
dépendances foisonnent dans toute la région située au Nord de Ren-
nes ; telle encore, la seigneurie de Saint-Brice, qui s’est formée par la
réunion de sept ou huit terres nobles, car il s’est produit, en certains
cas, une concentration de la propriété nobiliaire.
Les moyennes et les petites seigneuries sont infiniment plus nom-
breuses que les grandes. Il n’est pas rare d’en compter plusieurs par
paroisses. C’est ainsi que les paroisses de Tremblay et de Beaucé
comprennent, chacune, six terres nobles ; en Landéan, il y en a sept ;
en Carentoir, une quinzaine. On comprend que beaucoup de ces sei-
gneuries aient une étendue fort restreinte, ne possédant que deux ou
trois métairies. Certaines d’entre elles n’ont qu’un domaine proche
d’une vingtaine d’hectares.
Voilà pourquoi la condition économique des propriétaires nobles
varie à l’infini. Considérons, en prenant toujours comme exemple la
Bretagne, le chiffre des revenus de diverses seigneuries. Il est parfois
très élevé. Le marquisat de Romilley, la baronnie de Tiercent valent,
l’un et l’autre, 42 000 livres de rente ; le comte de la Villetehart a un
revenu de 36 000 livres, le marquis de Châteaugiron, de 124 000.
Mais bien plus nombreuses sont les seigneuries dont les revenus sont
inférieurs à 10 000 livres : la seigneurie de Launay-Quinart ne rappor-
te que 7 500 livres ; celle de Sion, 5 500 livres. Beaucoup d’autres ne
sont pas estimées à plus de 4 000 livres de revenu. Enfin, beaucoup de
petites seigneuries produisent à peine 1 000 livres : telle la seigneurie
de l’Espinaye, dont le domaine proche ne contient que 60 journaux
(moins de 30 hectares), et qui ne rapporte que 900 livres. On com-
prend qu’il y ait une petite noblesse nombreuse et souvent très misé-
rable. Peut-être le fait est-il plus frappant en Bretagne qu’ailleurs ;
mais partout il existe une noblesse pauvre, dont l’existence est très
pénible.
Henri Sée 74
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

La conséquence, c’est que, parmi les gentilshommes, les condi-


tions d’existence varient aussi à l’infini. On peut s’en rendre compte
avec précision par les inventaires après décès : les biens mobiliers du
marquis de Châteaugiron, en 1762, sont évalués à 112 828 livres, et
l’inventaire décrit l’installation luxueuse de ce personnage, tant à
Rennes qu’à la campagne. Les meubles du château du Gage ne sont
estimés qu’à 12 734 livres : ils sont confortables, mais simples. Par
contre, les manoirs des gentilshommes pauvres ne sont guère mieux
meublés que les maisons de paysans.

La moyenne noblesse. — Il y a donc, dans la province française,


une noblesse aisée, qui continue à résider sur ses terres, une partie de
l’année au moins, mais qui, le plus souvent, possède aussi des hôtels à
la ville. Beaucoup de ces nobles mènent une vie mondaine, qui rappel-
le un peu la vie de cour ou de salon des nobles parisiens. Il y a, pen-
dant l’hiver, dans les villes « capitales », à Strasbourg, à Dijon, à
Rennes, à Poitiers, à Bordeaux, à Toulouse, de brillantes réceptions,
que fréquentent les membres des Parlements, les officiers, les hauts
fonctionnaires. A Poitiers, dit Henri Carré, « la noblesse raffolait de
réunions et de fêtes ». Même dans les petites villes, il y a des « socié-
tés de noblesse » aussi gaies et aussi fastueuses que dans les grandes.
Pendant la belle saison, ce sont les plaisirs habituels de la vie de châ-
teau. Les parlementaires, qui constituent souvent la fraction la plus
aisée de la noblesse provinciale, se font remarquer par le luxe de leurs
réceptions. La mode est surtout aux repas plantureux ; au château de
Thorigny, en Dauphiné, chez les Lavalette, on consomme, en trois
mois, près de 4 000 livres de victuailles.
Toutefois, bien des nobles aisés ne quittent jamais leurs terres,
s’adonnant surtout à la chasse. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle,
certains gentilshommes, gagnés par la mode, s’occupent de la culture.
Tel, le marquis de Turbilly, dans son domaine de Volandry, en An-
jou : il défriche des landes, dessèche des marais, construit des che-
mins, mérite de devenir président de la Société d’agriculture de Paris.
Tel encore, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt, qui s’applique à
répandre les nouveaux procédés agricoles, ou, en Bretagne, le célèbre
La Chalotais et le président de la Bourdonnaye-Montluc. Mais, il faut
bien le dire, ces gentilshommes agriculteurs sont bien peu nombreux ;
Henri Sée 75
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

presque toujours, les propriétaires nobles ne s’occupent ni de la cultu-


re, ni de la gestion de leurs terres, qu’ils confient à leurs intendants.
Leur seule occupation, c’est, pendant leur jeunesse, de servir comme
officiers dans l’armée royale.

La noblesse pauvre. — Cependant, la noblesse pauvre est plus


nombreuse, semble-t-il, que la noblesse aisée. Elle vit misérablement
dans des manoirs qui tombent en ruine. On nous cite un gentilhomme
breton, le comte de Sensy, qui, avec un revenu de 1 200 livres, doit
nourrir sept enfants. En 1774, un certain Colas de la Baronnais de-
mande un secours au Roi : avec un revenu de 2 000 livres, il doit éle-
ver dix-sept enfants. M. P. de Vaissière, dans son livre sur les Gentils-
hommes campagnards de l’ancienne France, nous cite beaucoup
d’exemples analogues. Il remarque très justement que la misère des
gentilshommes campagnards est grande surtout dans les pays de cultu-
re pauvre, où prédomine le métayage : les propriétaires nobles subis-
sent le contrecoup des mauvaises récoltes et ils sont à peine plus à
l’aise que leurs métayers. L’un d’eux, M. de Couladère, qui vit sur sa
terre, près de Montauban, demande, en 1710, un secours au contrôleur
général. La récolte a manqué ; on n’aura pas de blé pour se nourrir et
pour faire les semailles, et il ajoute :

« Notre boulanger ne veut plus nous fournir du pain, voyant que nous n’avons
point de récoltes ; car celle qu’on pourra faire des millets ne suffira pas pour
vivre une année et faire subsister nos métayers..., et je m’estimerai heureux
d’avoir de ce pain, quoique je n’aie pas accoutumé d’en manger. »

Puis ne faut-il pas pourvoir à l’éducation des garçons, à


l’établissement des filles ? Les nobles ruinés ne mettent leur espoir
que dans la générosité du roi.
Il n’est pas étonnant que bien des nobles soient réduits à la condi-
tion des paysans ou bien sollicitent quelque petit emploi dans les fer-
mes et les gabelles. Il en est même qui deviennent porteurs de chaises,
muletiers. Dès 1713, le maréchal d’Harcourt, parlant de la Normandie,
écrivait au secrétaire d’État de la guerre :

« Je vois la pauvre noblesse de ce pays-ci en si pitoyable état que des gentils-


Henri Sée 76
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

hommes deviennent paysans pour n’avoir pas le moyen d’être élevés, ni


d’apprendre seulement à lire et à écrire ; que cette pauvreté les oblige à se ma-
rier avec une paysanne, pourvu qu’elle ait un arpent de terre à labourer. »

En 1789, à l’assemblée provinciale du Poitou, se sont présentés


sept gentilshommes, vêtus en paysans, et dont on a dû payer la dépen-
se à l’auberge ; ils ont raconté que leurs filles s’occupaient de la bas-
se-cour et gardaient les moutons dans les champs.
On comprend, en 1789, l’hostilité que la petite noblesse pauvre
manifeste aux nobles de cour, qui recueillent toutes les faveurs, les
sinécures lucratives, les charges militaires. On trouve comme l’écho
de leurs plaintes dans ces lignes que Brissot, en 1790, publiait dans le
Patriote français :

« S’il est un ordre de citoyens qui soit victime du despotisme et de


l’aristocratie des grands et des riches..., c’est la noblesse pauvre, cette nom-
breuse classe de gentilshommes cultivateurs, bornée par un préjugé gothique à
un seul état... Le tableau des vexations de tout genre auxquelles elle a été ex-
posée, dans l’état militaire, est un des plus révoltants qu’on puisse voir. »

Cette situation de la petite noblesse préoccupe assez vivement


l’opinion au cours du siècle. Certains écrivains — et notamment
l’abbé Coyer, dans sa Noblesse commerçante — préconisent, pour la
noblesse, l’activité industrielle et commerciale ; mais des gentils-
hommes pauvres pouvaient-ils s’y adonner ? En fait, si bon nombre de
nobles participent, comme concessionnaires ou actionnaires, à des
campagnes minières, ce sont surtout de grands seigneurs comme les
Croy, les Conti, les Charost, les Solages, les Chaulnes.

La noblesse et les paysans. — Si bien des gentilshommes sont


obligés de mener une vie si simple qu’ils ne se distinguent guère des
paysans, faut-il croire qu’ils considèrent ces derniers comme des
égaux ? En aucune façon. Les relations entre les seigneurs et leurs
paysans n’ont nullement ce caractère idyllique que Mme de la Roche-
jaquelein nous décrit dans ses Mémoires ; même dans le Bocage ven-
déen, n’y a-t-il eu jamais qu’un accord parfait entre ces deux classes ?
Il est permis d’en douter. Les gentilshommes pauvres, qui possèdent
Henri Sée 77
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

des droits seigneuriaux, ne sont-ils pas incités à les exercer de la façon


la plus rigoureuse ? Il faut bien vivre. La noblesse de cour, absente de
ses domaines, et dont le train de vie exige tant d’argent, se montre-t-
elle plus douce ? Au cours du XVIIIe siècle, la hausse des prix, le crois-
sant besoin d’argent ont certainement eu pour effet d’aggraver
l’exploitation seigneuriale : on l’a vu plus haut. C’est l’époque de la
réfection des terriers, l’époque où se multiplient les afféagements de
terres incultes, qui lèsent si manifestement les intérêts, les besoins de
la masse des paysans. Non que les gentilshommes soient naturelle-
ment des tyranneaux ; mais ce ne sont point des saints, ce ne sont
point, pour la plupart, des philanthropes, et ils considèrent que les
paysans sont d’une autre essence qu’eux-mêmes. En fait, les graves
troubles agraires, qui se sont produits à l’époque de la Révolution, la
façon dont les paysans se sont élevés contre le régime seigneurial
prouvent bien que la noblesse, en général, n’exerçait nullement cette
autorité bienfaisante et paternelle qu’on se plaît parfois à nous dépein-
dre.

La noblesse et les idées nouvelles. — Est-il vrai, comme on l’a dit


parfois, qu’aux approches de la Révolution, une bonne partie de la
noblesse ait été gagnée aux idées nouvelles de liberté et d’égalité, à ce
qu’on appelle les idées philosophiques ? Sans doute, dans la haute no-
blesse de Paris, un certain nombre de gentilshommes, qui fréquentent
les écrivains et les penseurs de l’époque, qui les rencontrent dans les
salons, ont été gagnés à des sentiments d’humanité et de justice. On
cite souvent ce passage bien significatif du comte de Ségur :

« Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil féodal de nos pères et de


leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridi-
cule... Nous nous sentions disposés à suivre avec enthousiasme les doctrines
philosophiques que professaient des littérateurs spirituels et hardis. Voltaire
entraînait nos esprits, Rousseau touchait nos cœurs ; nous sentions un secret
plaisir à les voir attaquer le vieil échafaudage, qui nous semblait gothique et
ridicule... Nous goûtions tout à la fois les avantages du patriciat et les dou-
ceurs d’une philosophie plébéienne. »

Mais les idées philosophiques n’ont fait des adeptes que dans une
infime minorité de la classe noble. Les gentilshommes, dans leur en-
Henri Sée 78
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

semble, songent avant tout à conserver intacts les privilèges de toutes


sortes dont ils jouissent. Les membres des Parlements ont bien expri-
mé, à maintes reprises, dans leurs remontrances, les idées et les senti-
ments de la classe à laquelle ils appartiennent. S’ils combattent ce
qu’ils appellent le despotisme, la tyrannie des agents de la royauté, les
impôts nouveaux, c’est qu’ils se sentent atteints dans leurs privilèges.
Ils en veulent surtout, vers la fin de l’ancien régime, aux ministres
éclairés, à Necker, et plus encore à Turgot, qui s’efforcent de réaliser
des réformes administratives et sociales tendant à diminuer les inéga-
lités. La noblesse déteste les intendants, qui sont les agents les plus
actifs et puissants d’un gouvernement dont elle redoute les tendances.
Si elle invoque la liberté, c’est qu’elle craint les progrès d’une égalité
dangereuse pour ses privilèges.
Voilà pourquoi la noblesse réclame des États Généraux, dans les-
quels elle espère faire triompher sa cause, et une Constitution qui ga-
rantira, pense-t-elle, ses privilèges. On comprend alors que, suivant le
mot de Mounier, tous les députés de la noblesse aient été « d’accord
sur ce point qu’ils n’avaient pas de constitution et que les États Géné-
raux devaient leur en procurer une ».

La noblesse et l’opinion publique. — L’opinion publique,


d’ailleurs, ne crut en aucune façon à ce libéralisme de la noblesse. De
plus en plus vivement, comme le montre M. Henri Carré dans son
précieux ouvrage sur La noblesse de France au XVIIIe siècle, elle se
prononçait contre les nobles. D’ailleurs, leur discrédit, quoi que pense
le savant historien, n’a pas surtout pour cause la décadence morale
d’une partie de ses membres, trop adonnés au jeu et aux femmes, les
scandales provoqués par les escroqueries et les violences de tel ou tel
gentilhomme ; mais ils apparaissent de plus en plus comme des para-
sites, ruineux pour le Trésor royal, comme des privilégiés qui lèsent
les intérêts de la nation tout entière.
Bien longtemps avant la Révolution, le marquis d’Argenson, dans
ses Pensées pour la réformation de l’État, déclarait que « la race des
grands seigneurs était complètement à détruire » :

« J’entends par grands seigneurs, ajoutait-il, des gens qui ont des dignités, des
Henri Sée 79
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

biens, des titres, des charges, des fonctions, qui, sans mérite, sans être à peine
des hommes, n’en sont pas moins grands, et qui, par cette raison, ne valent né-
cessairement jamais rien... Entendez ces gens-là et même tout le monde : on
vous dira que c’est le soutien de l’État, qu’il faut conserver ces beaux noms de
Montmorency, La Trémoille, etc. Je vois que l’on conserve une race de bons
chiens de chasse, quand ils sont bons, mais, quand ils dérogent, on les noie. »

En réalité, contre la noblesse se dressent unanimement toutes les


classes sociales que l’on englobe sous le nom de tiers état. Les
paysans se plaignent surtout du régime seigneurial et de ses abus les
plus flagrants. La bourgeoisie, de son côté, s’élève surtout contre les
exemptions d’impôts dont jouissent les nobles, contre leurs privilèges
en matière judiciaire ; elle prétend être admise, comme eux, sur un
pied d’égalité, à toutes les fonctions de l’État. Par ses capacités natu-
relles et par son instruction, n’est-elle pas tout naturellement désignée
pour administrer la chose publique ? Ne connaît-elle pas mieux que
les gentilshommes la législation ? Puis, son amour-propre a souffert
de maintes humiliations. Qu’on abolisse donc le droit d’armoiries,
tous les titres et toutes les « décorations » ; qu’on ferme les maisons
entretenues pour donner 1’« éducation » aux enfants de la noblesse
pauvre. Que les lois civiles et pénales ne distinguent plus entre nobles
et roturiers. Si vifs étaient les sentiments antinobiliaires qui animaient
les députés du Tiers aux États Généraux, que l’ambassadeur des États-
Unis, Gouverneur Morris, pouvait écrire en 1789 : « le courant contre
la noblesse est si fort que j’appréhende sa destruction ».

Les nobles n’ont pas conscience de leurs intérêts collectifs. —


Cependant, ce n’est pas l’hostilité de tout le tiers état qui constitue le
plus grand danger pour les nobles. Ce qu’il y a de plus grave, c’est
qu’ils ne se sentent pas solidaires les uns des autres. La petite noblesse
provinciale déteste plus la noblesse de cour que le tiers état lui-même.
Cet ordre privilégié se subdivise en un grand nombre de catégories
distinctes, que séparent des intérêts opposés. Les nobles ne constituent
pas une classe sociale, ayant conscience de ses intérêts collectifs. Ils
forment un amas assez incohérent de privilégiés, qui songent avant
tout à leurs intérêts de famille, à leurs intérêts personnels. Même lors-
qu’ils disposent d’une portion de l’autorité publique, ils ne savent pas
en user comme il conviendrait. La Bretagne, à cet égard, nous présen-
Henri Sée 80
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

te un cas tout à fait significatif. Aux États de cette province, c’est


l’ordre de la noblesse qui joue un rôle prépondérant. Il songe à défen-
dre ses intérêts contre les entreprises du gouvernement royal. S’il
conjuguait ses efforts avec le Parlement, exclusivement composé de
gentilshommes, il se rendrait bien redoutable. Mais l’entente n’a eu
lieu que très rarement. Le Parlement, de son côté, ne songe qu’à ses
privilèges particuliers ; il est animé surtout de l’esprit de corps, et
souvent il se trouve en conflit avec les États. Ainsi, les agents du pou-
voir royal profitent de cet état de choses pour triompher séparément
de deux adversaires, qui, réunis, pourraient bien souvent les mettre en
échec. Rien de plus instructif, à cet égard, que la thèse de M. Rebillon
sur les États de Bretagne au XVIIIe siècle.
Ce qui fait la supériorité des adversaires de la noblesse, des mem-
bres des diverses classes qui composent le tiers état, c’est qu’ils sen-
tent qu’ils ont contre les privilégiés des intérêts communs à défendre.
C’est en ce sens que le Tiers représente vraiment le peuple français, la
nation française. Voilà pourquoi la noblesse, malgré ses antiques pri-
vilèges, sa richesse, l’appui de la Cour, succombera fatalement dans la
lutte qui commence à s’engager en 1789.
Table des matières

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages, cités aux chapitres précédents, de Loutchisky, Lefebvre,


E. Lavisse, Soulgé, H. Sée, etc. :
CARRÉ Henri, La Noblesse de France et l’opinion publique au XVIIIe siècle, Paris,
Champion, 1920.
BOITEAU, État de la France en 1789, 2e éd., Paris, 1889.
ROUPNEL G., La Ville et la campagne au XVIIe siècle : étude sur les populations
du pays dijonnais, 1922.
DE VAISSIERE P., Gentilshommes campagnards de l’ancienne France, Paris,
1903, et Lettres d’aristocrates, Paris, 1907.
FERDINAND-DREYFUS, Un Gentilhomme d’autrefois, La Rochefoucauld-
Liancourt.
DE LOMÉNIE, Les Mirabeau, Paris, 1879, 2 vol.
SÉE H., Les Classes rurales en Bretagne du XVIe siècle à la Révolution, 1906.
Henri Sée 81
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

— Esquisse d’une histoire du régime agraire en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles,
1921.
MIREUR, Le Tiers État à Draguignan (Bull, de la Société des études scientifiques
et archéologiques de Draguignan, t. 27, an. 1908-1909).
DE RIBBE Ch., La Société provençale à la fin du moyen âge, Paris, 1902.
DU HALGOUET Hervé, Droits honorifiques et prééminences dans les Églises de
Bretagne (Mém. de la Société d’histoire de Bretagne, année 1923).
BOURDE DE LA ROGERIE H., Étude sur la réformation de la noblesse en Bretagne
(1688-1721) (même publication, année 1922).
Les droits féodaux, Instructions, Recueil de textes (Coll. Doc. civil de la Révolu-
tion), 1924.
CARRÉ Henri et DE MONSABERT R.-P., Correspondance de Mme de Médel, Poi-
tiers, 1931, in-8°.
LÉVY-BRUHL Henri, La Noblesse de France et le commerce à la fin de l’Ancien
Régime (Revue d’histoire moderne, 1933).
PAGÈS Georges, La Vénalité des offices dans l’ancienne France (Revue Histori-
que, mai-juin 1932).
Consulter les monographies de L. LACROCQ sur le Haut-Quercy, de G. HUBRECHT
sur Sedan, de G. RAMIÈRE DE FONTENIER sur le Lauraguais, de P. LEMERCIER
sur les justices seigneuriales dans la région parisienne, de Raoul BRIQUET sur
la Provence.
Henri Sée 82
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 5

NOBLESSE PARLEMENTAIRE ET
NOBLESSE ADMINISTRATIVE.

Un trait qui caractérise bien la société du XVIIIe siècle, c’est


l’existence d’une noblesse parlementaire et d’une noblesse adminis-
trative : phénomène qui présente, dans une certaine mesure, quelque
analogie avec le Tchin russe. Dans l’ancienne France, comme en Rus-
sie, la fonction anoblissait ; mais, chez nous, le passage des magistrats
et fonctionnaires dans les rangs de la noblesse s’opérait par une lente
ascension.

Origines de la noblesse parlementaire. — Au XVIIe siècle, les


magistrats des Cours souveraines, des Parlements, occupaient encore
une situation intermédiaire entre la bourgeoisie et la noblesse. Au
e
XVIII siècle, il y a fusion complète entre la noblesse d’épée et la no-
blesse de robe, surtout dans les Parlements de Rennes, Rouen et Gre-
noble, qui ont décidé de ne plus recevoir comme membres que des
nobles à quatre quartiers. C’est la vénalité des offices de judicature
qui a permis aux magistrats de s’élever ainsi à une situation privilé-
giée ; M. G. Pagès l’a montré avec beaucoup de force.
M. Roupnel, dans l’ouvrage que nous avons déjà cité, nous montre,
par quelques exemples significatifs, comment les familles parlemen-
taires se constituent de grands domaines nobles, qui consacrent leur
haute situation sociale. La famille Bouhier, en Bourgogne, de 1631 à
1730, acquiert de nombreux domaines dans la région voisine de la ca-
pitale bourguignonne, accapare des biens communaux, remet en vi-
gueur les anciens droits seigneuriaux de la seigneurie de Lantenay, de
sorte qu’au XVIIIe siècle, ses propriétés constituent « un des beaux en-
Henri Sée 83
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

sembles domaniaux de la province ». Les Minot de Mairetet, descen-


dants d’un marchand du XVIe siècle, après une lente ascension vers la
noblesse, acquièrent peu à peu un grand domaine et constituent, au
e
XVIII siècle, une puissante famille parlementaire de Dijon.

Grandes familles parlementaires. — On s’explique comment les


grandes familles parlementaires peuvent parfois éclipser la noblesse
d’épée ; tels, les d’Ormesson, les Joly de Fleury, les Lepelletier, les
Mole, les d’Aguesseau, les Séguier, les Pasquier, les Malesherbes. La
plupart sont puissamment riches : le premier président d’Aligre a
700 000 livres de revenus. Comme les offices se déprécient de plus en
plus au XVIIIe siècle, les riches bourgeois ne les recherchent plus, et la
noblesse parlementaire devient de plus en plus une caste fermée.
Elle s’allie avec la noblesse d’épée, bien qu’elle s’en distingue
souvent encore par les mœurs et les usages. Elle est, sinon plus austè-
re, du moins plus gourmée ; son luxe, souvent plus coûteux, semble
plus sobre. Elle se ressent encore de ses origines bourgeoises.

Valeur personnelle des parlementaires. — Que vaut ce person-


nel des Parlements ? Il est difficile de porter sur lui un jugement
d’ensemble. Souvent, les membres des cours exercent leurs fonctions
à un âge où ils ne possèdent ni l’instruction, ni la pratique nécessaires.
Dans les Universités, ils ont souvent acquis à prix d’argent un diplôme
qui ne prouve, en aucune façon, qu’ils aient étudié le droit ; l’enquête
faite par la corporation n’a aucune valeur réelle. En somme, beaucoup
de parlementaires sont ignorants ou incapables ; mais, dans les cours
de justice, il y a toujours un certain nombre d’hommes de mérite, voi-
re de personnages d’une grande valeur, comme La Chalotais. On peut
citer des érudits, comme Bouhier, des littérateurs distingués, comme
le président Hénault, le président de Brosses, un chimiste de premier
ordre, comme Guyton de Morveau.

Esprit conservateur des parlementaires. — Quoi qu’il en soit,


les membres des Parlements prétendent s’en tenir aux pratiques an-
ciennes. Ils ne veulent pas entendre parler de la diminution des frais
Henri Sée 84
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

de justice, de l’abolition des épices, de l’unification des coutumes. Ils


ne veulent rien changer à l’ancienne procédure criminelle, si inique,
qui entraîne tant d’erreurs judiciaires, au système barbare de la torture,
et ce fut seulement à la veille de la Révolution qu’on abolit la question
préalable et la question préliminaire (1780-1788).
Les parlementaires protestaient bien contre les lettres de cachet,
qu’ils considéraient comme une atteinte à leurs prérogatives judiciai-
res. Mais ils réprouvaient la liberté de la presse ; ils condamnaient et
faisaient brûler une foule d’ouvrages, comme irrespectueux des véri-
tés religieuses ou des institutions existantes. Ils combattirent la décla-
ration qui accordait l’état civil aux protestants.
Enfin, les Parlements se firent les défenseurs de tous les privilèges
sociaux et se dressèrent contre toutes les réformes qui s’efforçaient de
les atténuer. Turgot n’eut pas de pires adversaires, quand il voulut
supprimer la corvée en nature ou abolir les jurandes ; ils condamnè-
rent, on le sait, le livre de Boncerf, qui dénonçait l’injustice des droits
seigneuriaux, et l’on peut même penser que leur lutte contre le pou-
voir royal avait sa source dans leur esprit conservateur ; le « despo-
tisme royal » les gêna surtout quand des ministres réformateurs tentè-
rent d’améliorer les institutions existantes.
On comprend alors l’hostilité que manifestent aux Parlements les
« philosophes » et tous les esprits libres ; on s’explique les invectives
de Diderot et de Voltaire :

« Intolérant, bigot, stupide, dit le premier, conservant ses usages gothiques et


vandales..., ardent à se mêler de tout, de religion, de gouvernement, de police,
de finance, d’art et de sciences, et toujours brouillant tout d’après son igno-
rance, son intérêt et ses préjugés. »

Voltaire se distingue encore plus par sa haine contre les Parle-


ments. Il déplore leur rappel, en 1774 : « il était digne de notre nation
de singes de regarder nos assassins comme nos protecteurs ; nous
sommes des mouches qui prenons le parti des araignées ».
Cependant, parmi les membres des Parlements, il y a des esprits li-
bres et généreux, comme du Paty, des libéraux, comme Robert de
Saint-Vincent, même des radicaux, la « faction américaine », qui
Henri Sée 85
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

comprend Adrien Duport et Hérault de Séchelles. Ce sont ces hommes


qui ont contribué au prestige du Parlement ; c’est grâce à eux qu’on a
pu le considérer comme le défenseur de la liberté.

Le rôle social des Parlements. — Les Parlements représentaient


le passé plutôt que l’avenir, mais on ne peut contester qu’ils aient joué
un grand rôle social au XVIIIe siècle. Dans les villes qui servent de ré-
sidence aux cours, leurs membres tiennent le premier rang par leur
richesse et leur influence. Tout un monde d’hommes de loi, d’avocats,
de procureurs gravite autour d’eux. Des villes comme Rennes, Dijon,
Aix conservent encore leurs somptueux hôtels. Dans la campagne en-
vironnante, les plus beaux châteaux leur appartiennent ; ce sont de
puissants seigneurs et propriétaires fonciers, en Bretagne, que les Ca-
radeuc, les Châteaugiron, les Talhouët, que les Ornacieux et les Bérul-
le, en Dauphiné. Les villes parlementaires nous présentent l’un des
aspects intéressants de l’ancienne France.

La noblesse administrative. Les intendants. Les Conseillers


d’État. — Les hauts fonctionnaires, les membres du Conseil d’État,
les intendants forment aussi une véritable caste. En ce qui concerne
les intendants, nous n’avons pas à insister ici sur l’importance et
l’étendue de leurs fonctions, qui se sont encore accrues au XVIIIe siè-
cle, et qu’ils remplissent souvent avec zèle et intelligence. Mais il faut
dire que leur rôle social est considérable. Il forment souvent de vérita-
bles dynasties, comme les Amelot, les La Galaisière, les La Bourdon-
naye de Blossac, les Feydeau, et ils tiennent de près au monde parle-
mentaire, auquel souvent ils ont appartenu. Ils ont des traitements éle-
vés, variant de 20 000 à 40 000 livres. Beaucoup, comme Montyon,
comme les Blossac, ont une grande fortune personnelle. Cette situa-
tion sociale contribue à accroître leur indépendance administrative ;
ils ne suivent pas aveuglément les ordres des ministres ; ils font sou-
vent preuve d’initiative, comme Turgot dans le Limousin. De plus en
plus, vers la fin de l’ancien régime, ils s’occupent — et parfois avec
bonheur — des questions économiques. S’ils sont impopulaires, c’est
qu’ils se montrent hostiles aux tentatives de self government, notam-
Henri Sée 86
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

ment à l’institution des assemblées provinciales ; c’est qu’on voit en


eux les principaux agents du « despotisme ».
Les intendants tiennent étroitement au Conseil d’État, où ils ont
débuté comme maîtres des requêtes, et dont ils sont les commissaires
départis. Le Conseil d’État forme comme le centre de la noblesse ad-
ministrative ; c’est dans cette assemblée que se recrutent la plupart des
hauts fonctionnaires, des auxiliaires des ministres, souvent même les
ministres.

Table des matières

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages cités au chapitre IV :


FLAMMERMONT, Remontrances du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, 3 vol.,
1888-1898.
FLOQUET, Histoire du Parlement de Normandie, Rouen, 1840-1849, 7 vol.
SAULNIER, Le Parlement de Bretagne, 1908, 2 vol.
LE MOY A., Le Parlement de Bretagne et le pouvoir royal au XVIIIe siècle, 1909.
CARRÉ Henri, La Fin des Parlements, 1913.
DE LA CUISINE, Le Parlement de Bourgogne, Dijon, 1864, 3 vol.
ARDASCHEFF, Les Intendants en France sous le règne de Louis XVI, trad. fr.,
1909.
DUMAS F., La Généralité de Tours au XVIIIe siècle, 1894.
LHÉRITIER Michel, Tourny, 1920.
SEE Henri, L’Évolution de la pensée politique en France au XVIIIe siècle, Paris,
1925.
DELBEKE Francis, L’Action politique et sociale des avocats au XVIIIe siècle et leur
part dans la préparation de la Révolution française, Louvain et Paris, 1927,
in-8°.
BÉZARD Yvonne, Une Famille bourguignonne au XVIIIe siècle, Paris, 1930, in-8°.
(Les Loppin de Gémeaux, de la Chambre des Comptes et du Parlement de Di-
jon). Cf. Lettres du Président de Brosses à Ch. Loppin de Gémeaux (1757-
1771), Paris, 1929, in-8°.
SÉE H., Le Livre de raison d’un parlementaire breton au XVIIIe siècle (Annales
d’histoire économique et sociale, 1931).
RÉBILLON Armand, Les États de Bretagne de 1661 à 1789. Paris et Rennes, 1932.
Henri Sée 87
La France économique et sociale au XVIIIe siècle
Henri Sée 88
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 6

LA PETITE INDUSTRIE.
LES MÉTIERS ET LES CORPORATIONS.

Prédominance de la petite industrie. — Au XVIIIe siècle, malgré


les transformations économiques qui annoncent l’avènement de la
grande industrie (que l’on exposera plus loin), c’est le régime de la
petite industrie, des petites entreprises, qui reste prédominant. Cela est
vrai, non seulement de tous les métiers qui ont pour objet de pourvoir
aux besoins de l’alimentation, du vêtement, de la construction, etc.,
mais aussi des métiers de l’industrie textile, qui, plus tard, constitue-
ront le domaine de la grande industrie. On le verra, les établissements
« concentrés », même à la fin de l’ancien régime, restent l’exception.
En Poitou, écrit en 1747 un inspecteur des manufactures, « on compte
cinq cents fabricants, mais la plupart travaillent par eux-mêmes, de
sorte qu’il n’y a pas plus de cinquante maîtres qui fassent travailler
uniquement à façon » ; trente ans plus tard, on constatera, dans cette
province, à peu près la même organisation du travail.
Partout, en France, les tanneries, les verreries, les papeteries, à part
quelques grands établissements, les teintureries et blanchisseries sont
de petites exploitations, qui n’occupent que quelques ouvriers. Dans la
plupart des villes, les petits artisans travaillant seuls ou n’employant
qu’un seul compagnon sont en majorité. A Bordeaux, les compagnons
ne sont que quatre fois plus nombreux que les maîtres. A Paris, en
1791, si quelques fabriques d’étoffes emploient plusieurs centaines
d’ouvriers, la moyenne n’est cependant que de seize ouvriers par pa-
tron. A fortiori, dans les villes de second ou de troisième ordre, com-
me Rennes, les grands établissements industriels sont très rares.
Henri Sée 89
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les corporations. Métiers libres et jurandes. — C’est donc le


régime des métiers que nous avons d’abord à considérer. On distingue
les métiers libres et les jurandes.
Malgré les efforts du pouvoir royal, en dépit de l’édit de 1673, qui
renouvelait les édits de 1581 et de 1597, les métiers libres n’ont pas
tous été transformés en jurandes ; ils subsistent encore fort nombreux,
plus nombreux, au total, que les autres. Même lorsqu’ils aspirent à
cette transformation, ils se heurtent à l’opposition, soit des jurandes
existantes, soit des autorités municipales, qui invoquent l’intérêt pu-
blic.
La transformation du métier libre en jurande a pour effet : de dé-
terminer les règles de l’apprentissage ; de rendre le chef-d’œuvre
obligatoire ; de fixer les rapports entre les maîtres ; de créer des jurés.
Les métiers libres, d’ailleurs, ont aussi des règlements, mais qui sont
moins stricts que les statuts et dont l’application est contrôlée, non par
les jurés du métier, mais par l’autorité municipale ou seigneuriale.

L’apprentissage. — Dans les métiers libres, la durée de


l’apprentissage n’est pas fixée, le nombre des apprentis n’est pas limi-
té. Dans les métiers jurés, au contraire, le contrat d’apprentissage est
obligatoire et la durée en est déterminée par les statuts, variant, en gé-
néral, de quatre à huit ans. On fixe les droits et les devoirs respectifs
des maîtres et des apprentis. L’apprenti doit donner une pension pour
son entretien, et il s’engage à ne pas quitter son maître. Le maître, de
son côté, doit lui enseigner son métier « sans lui rien cacher », le nour-
rir et loger convenablement, le traiter avec douceur. Le nombre des
apprentis est limité par les statuts, le plus souvent à un ou deux ; ont
veut éviter ainsi qu’aucun maître ne puisse avoir d’avantage sur ses
confrères, et les compagnons tiennent aussi à cette règle, car ils crai-
gnent la concurrence des apprentis.
On voit bien clairement qu’au XVIIIe siècle, pas plus qu’aux épo-
ques antérieures, les apprentis ne sont pleinement assurés de jouir des
garanties que prétendaient leur assurer les statuts corporatifs et les
contrats d’apprentissage. Souvent, ils sont soumis à un travail exces-
sif, on les emploie comme domestiques, ils ont à endurer les brutalités
Henri Sée 90
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

des maîtres et des compagnons, si bien que les autorités publiques se


préoccupent de les protéger.

Les compagnons. — Pour devenir compagnon, deux conditions


sont nécessaires : il faut avoir été apprenti et il faut donner un droit
d’entrée. Les maîtres veulent se réserver l’embauchage de leurs ou-
vriers ; ils craignent que les compagnons ne s’en chargent eux-mêmes,
comme c’est le cas dans les métiers du tour de France.
Le compagnon est lié au maître par un contrat de louage, souvent
verbal, auquel il doit, en toute circonstance, rester fidèle. La discipline
est souvent très dure : l’ouvrier doit achever l’ouvrage qu’il a com-
mencé et ne pas quitter son maître sans lui avoir donné congé quinze
jours à l’avance.
En somme, il existe, en quelque sorte, un monopole collectif des
maîtres sur la main-d’œuvre ; il est défendu aux maîtres de débaucher
les compagnons d’un confrère. Il est défendu aussi aux ouvriers de
travailler pour leur compte, en chambre : les chambrelans sont comme
traqués par les communautés de métiers ; il en subsiste toujours ce-
pendant.
Au XVIIIe siècle, plus encore qu’aux époques antérieures, il est im-
possible à la plupart des compagnons de sortir de leur condition : c’est
surtout la conséquence de l’organisation légale des métiers.

L’accès à la maîtrise. — L’accès à la maîtrise devient, en effet, de


plus en plus difficile. Le chef-d’œuvre, absolument obligatoire, est
souvent très compliqué, très long à achever, par conséquent fort oné-
reux, en dépit des règles fixées par les ordonnances royales, sans
compter qu’il faut faire des présents aux maîtres chargés de le juger.
Puis, l’aspirant à la maîtrise doit payer des vacations aux maîtres
jurés, donner à la corporation une redevance, souvent fort élevée, et
qui s’accroît encore au XVIIIe siècle : chez les apothicaires de Paris,
elle s’élève à 1000 l., chez les limonadiers-distillateurs, à 800. De leur
côté, les pouvoirs municipaux, seigneuriaux, royaux exigent aussi des
droits de maîtrise de plus en plus élevés. Enfin, il faut compter avec
Henri Sée 91
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

les exactions et les abus des jurés, qui parfois se font donner par les
candidats des sommes indues.
Considérons, d’autre part, que les fils et gendres des maîtres sont
souvent dispensés complètement du chef-d’œuvre, ou n’ont à faire
qu’un demi chef-d’œuvre : que les droits auxquels ils sont soumis sont
réduits presque à rien. Aussi la maîtrise est-elle devenue presque en-
tièrement un monopole familial.

L’administration de la communauté. Les jurés. — Les corpora-


tions se réunissent à certaines époques déterminées, forment des as-
semblées électorales, tous les ans, et des assemblées d’affaires, envi-
ron tous les mois ; seulement, ces assemblées n’ont pas une grande
indépendance, car ce sont les pouvoirs publics qui déterminent leur
ordre du jour.
Toutefois, l’administration de la corporation se trouve entre les
mains des jurés, au nombre de quatre ou de deux, élus pour deux ans
par les maîtres. Leurs attributions sont très complexes : ils ont la poli-
ce du métier, le contrôle de la fabrication, examinant la qualité des
produits, vérifiant leur poids, inspectant les mesures et les instru-
ments, marquant les objets qui leur paraissent loyalement fabriqués ;
ils ont aussi la gestion des intérêts matériels, des finances de la com-
munauté. Ils se montrent très actifs, mais commettent souvent des
abus.

Les confréries. — A côté de la corporation, on trouve la confrérie,


qui souvent d’ailleurs se confond avec elle, mais dont le caractère est
uniquement religieux et charitable. La confrérie a une chapelle ou un
autel, où elle fait dire des messes, le jour de la fête patronale et aux
grandes fêtes de l’année ; elle fait célébrer les obsèques de ses mem-
bres. La confrérie a aussi pour fonction de donner des secours aux
confrères tombés dans la misère, aux veuves et aux orphelins, parfois
même aux compagnons. Mais elle s’intéresse beaucoup moins à ces
derniers. Les compagnons forment donc souvent des confréries sépa-
rées, des associations, des compagnonnages, qui leur permettent de
Henri Sée 92
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

s’entraider et de lutter contre les maîtres ; on le verra plus loin, d’une


façon plus précise.

Le véritable rôle des communautés de métiers. — Elles ont sur-


tout pour but de maintenir le monopole collectif des maîtres du même
métier. Elles s’efforcent aussi de diminuer entre eux les effets de la
concurrence, leur défendant d’avoir plus d’une boutique, s’opposant
aux accaparements, se préoccupant d’assurer à tous la matière premiè-
re dont ils ont besoin. Chacun des métiers forme un corps fermé en
lutte avec les autres corporations ; chacun s’efforce de maintenir ses
privilèges et son monopole, de se défendre contre les empiétements
d’une corporation voisine ou d’empiéter sur une autre. Aussi partout
voit-on des procès souvent interminables éclater entre cordonniers et
savetiers, tailleurs et fripiers. Les merciers sont sans cesse en conflit
avec toutes sortes de corporations, précisément parce qu’ils prétendent
vendre toutes sortes de marchandises. Les marchands drapiers font de
constants efforts pour se défendre contre la concurrence des merciers,
grossiers, tailleurs et joailliers, qui ne se font pas scrupule de vendre
des draps à leurs clients ; on le voit bien nettement à Nantes, pendant
tout le cours du XVIIIe siècle. Les corporations luttent aussi contre les
étrangers, contre les forains ; à Rennes, la communauté des mar-
chands prétend les obliger à ne vendre qu’en gros. Et aux forains on
assimile les marchands juifs, dont on redoute la concurrence.
D’ailleurs, en ce qui concerne les marchands, à côté de ceux qui
sont organisés en jurande, on trouve de nombreux petits marchands
qui échappent au régime corporatif, et aussi de gros négociants qui
parviennent plus facilement à maintenir leur indépendance, surtout
dans les grandes places de commerce. Ces négociants se trouvent sou-
vent en conflit avec des corporations d’artisans, par exemple, à Nan-
tes, avec les cloutiers, qui prétendent interdire l’importation des clous
étrangers ; les négociants assurent que ces derniers, d’accord avec les
maîtres de forges, se livrent à des pratiques condamnables.

Hiérarchie légale des métiers. — On trouve souvent, parmi les


métiers, une hiérarchie légale, qui procède presque toujours d’une hié-
rarchie économique, car certains métiers mènent plus aisément à
Henri Sée 93
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

l’aisance et même à la fortune. C’est ainsi qu’une ordonnance munici-


pale de Dijon, de janvier 1727, répartit les métiers en quatre classes.
Première classe : les imprimeurs, libraires, chirurgiens, apothicai-
res, merciers, drapiers, orfèvres, quincailliers, cartiers, boutonniers.
Deuxième classe : les métiers de l’alimentation (boulangers, bou-
chers, pâtissiers, charcutiers, cuisiniers, marchands de vin), les métiers
de la sellerie et des peaux, les cordonniers, les tapissiers.
Troisième classe : les métiers du métal et de l’ameublement.
Quatrième classe : les ouvriers du bâtiment, les savetiers, les ou-
vriers travaillant à façon (drapiers, ouvriers agricoles, etc.).
A Paris, au-dessus des autres communautés, se sont élevés les Six
Corps (drapiers, épiciers, merciers, pelletiers, bonnetiers, orfèvres),
qui exercent une prépondérance de plus en plus grande sur les autres
métiers.

Conséquences économiques du régime des jurandes. — Sans


doute, la surveillance et la réglementation ont eu parfois pour effet
d’empêcher les malfaçons, d’obtenir des produits de bonne qualité.
Mais, d’autre part, des fraudes et des négligences nombreuses se pro-
duisent, qui sont nuisibles au public, et que la concurrence pourrait
entraver. L’organisation des métiers favorise aussi l’esprit de routine,
l’hostilité contre toute innovation.
Si l’esprit de corps engendre parfois la dignité morale, accentue le
sentiment de la responsabilité, par contre, l’organisation corporative
produit de futiles querelles de préséance, le mépris des métiers les uns
pour les autres : du tanneur pour le corroyeur, du sergetier pour le car-
deur, de l’apothicaire pour l’épicier, etc.. L’organisation est démocra-
tique en un sens, puisqu’elle tend à établir l’égalité entre les maîtres,
l’égalité dans la médiocrité, mais elle a, d’autre part, un caractère aris-
tocratique, puisqu’elle tend à transformer les communautés en corps
fermés, inaccessibles aux compagnons. La communauté de métier
n’est, en aucune façon, l’association familiale où maîtres et compa-
gnons sont censés vivre côte à côte en parfaite harmonie ; elle ne dé-
fend que les intérêts des maîtres, et c’est un grossier contresens que de
Henri Sée 94
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

vouloir assimiler les corporations de l’ancien régime aux modernes


syndicats. Enfin, l’organisation du travail que représentent les juran-
des est de moins en moins d’accord avec les besoins économiques de
l’époque.

Accentuation de l’organisation corporative. — Tous les caractè-


res que nous venons de décrire s’accentuent de plus en plus au cours
du XVIIIe siècle. La royauté y contribue, lorsqu’elle s’efforce encore
une fois de soumettre tous les métiers au régime des jurandes, par son
arrêt du 23 août 1767, qui renouvelle l’édit de 1673. Elle favorise aus-
si la réforme, la révision des statuts, que demandent les communautés,
afin de rendre plus étroites la réglementation, plus strict leur monopo-
le, afin d’empêcher la concurrence ; elle y a intérêt, car elle touche un
droit pour chacune de ces réformations. Puis, l’autorité royale exerce
sur les communautés une tutelle plus étroite encore, surtout en matière
financière.
L’esprit routinier des corporations ne fait que s’exagérer. Elles sont
hostiles à toute innovation. En 1736, les boutonniers prétendent
s’opposer à la fabrication des boutons au métier. En 1756, le roi avait
autorisé Bedel à appliquer aux étoffes de coton un genre de teinture
bleue, dont il était l’inventeur ; il monta son industrie, mais, en 1763,
les grands teinturiers lui intentent un procès. Un chapelier de Paris,
Leprevost, fabrique des chapeaux mêlés de soie ; ses confrères ne ces-
sent de le persécuter ; en 1760, les jurés saisissent un grand nombre de
ses chapeaux et il lui faut quatre années pour obtenir l’autorisation de
continuer son commerce. Ainsi, à un moment où les besoins de la
production s’accroissaient, les communautés de métiers constituaient
une entrave à tout progrès industriel.

Ruine financière des corporations. — Les corporations sont en


butte à des difficultés financières de plus en plus graves. La cause es-
sentielle nous en apparaît clairement : ce sont les exigences croissan-
tes de la fiscalité royale, exigences qui se manifestent surtout à la suite
des guerres engagées par Louis XV.
Henri Sée 95
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Voici que, comme sous le règne de Louis XIV, on édicte des créa-
tions d’offices, en vue de rachats lucratifs. En 1745, on établit des
inspecteurs et contrôleurs des jurés, dont on autorise le rachat. Mais,
en fait, on ne put l’opérer que très difficilement ; les corporations ren-
naises, par exemple, ne pouvaient trouver les 194 000 livres exigées,
car elles étaient déjà ruinées par les rachats du commencement du siè-
cle ; dans le Roussillon, l’intendant déclare qu’il est impossible de re-
couvrer les sommes qu’imposerait le rachat, « quand même on dé-
pouillerait les gens de métiers de tous les meubles ou effets qu’ils
peuvent avoir dans leur maison ».
Le pouvoir royal crée aussi des lettres de maîtrise, bien moins
nombreuses, il est vrai, qu’au XVIIe siècle. En 1757, le roi avait promis
de n’en plus délivrer ; mais, en 1767, comme il avait besoin d’argent,
il créait 12 maîtrises par métier à Paris ; 8, dans les villes ayant une
cour supérieure ; 4, dans celles dotées d’un présidial ; 2, dans les au-
tres. Les communautés sont maintenant tellement endettées que sou-
vent elles ne rachètent plus les nouvelles maîtrises. Enfin, il faut noter
encore les dons, plus ou moins volontaires, comme les 514 000 livres
offertes par les Six Corps de Paris, en 1759, au lendemain de la défai-
te de Rosbach.
Les communautés de métiers sont toujours obérées par leurs dettes
anciennes, par les procès qu’elles doivent soutenir, par leurs frais
d’administration. Les emprunts accroissent les dépenses annuelles, et
il faut sans cesse en contracter de nouveaux pour payer les intérêts des
anciens. Il arrive un moment où les corporations ne peuvent se tirer
d’affaire qu’en ayant recours à des égails, à des contributions sur leurs
membres, à l’augmentation des droits de réception, etc... La ruine des
communautés rejaillit donc sur leurs membres, dont la situation éco-
nomique devient de plus en plus difficile, comme on peut s’en rendre
compte dans le Roussillon, à Rennes, ailleurs encore. Le gouverne-
ment se préoccupe donc, surtout après 1750, de la liquidation des det-
tes des communautés, et c’est cette question qui provoque précisément
les premiers projets de réformes.

Les projets de réformes. — De nombreux mémoires, surtout


après 1750, réclament la restriction des monopoles corporatifs ou
Henri Sée 96
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

même un complet régime de liberté. Le secrétaire d’État Bertin, en


1761, demande qu’on réduise le nombre des corporations en en fon-
dant plusieurs en une seule.
Profitant de l’arrivée de Turgot au pouvoir, les économistes enga-
gent une active campagne. Ils font paraître, en 1775, un mémoire de
Bigot de Sainte-Croix, Essai sur la liberté du commerce et de
l’industrie, qui expose fortement tous les défauts du régime corporatif
et qui demande la complète liberté du commerce et de l’industrie ; les
Six Corps, pour y répondre, font rédiger par Me Delacroix un long
mémoire, qui veut démontrer que la conservation des anciens privilè-
ges est une garantie pour le public.

La réforme de Turgot. — L’édit de 1776 procédait de tout le


mouvement d’idées antérieur. Dans le préambule, Turgot s’appliquait
à démontrer les effets désastreux du régime corporatif sur l’industrie,
les ouvriers, les consommateurs. Au droit royal il opposait le droit na-
turel et proclamait qu’on ne pouvait vendre le droit au travail, car ce
droit était « la propriété de tout homme », et cette propriété « la pre-
mière, la plus sacrée et la plus imprescriptible de toutes ». En consé-
quence, « il sera libre à toute personne, de quelque condition et qualité
qu’elle soit », d’exercer toute espèce de commerce et même d’en « ré-
unir plusieurs ». Les procès, ainsi que les malfaçons, seront jugés par
les officiers de police. Il est défendu aux maîtres et aux ouvriers « de
former aucune association ni assemblée entre eux, sous quelque pré-
texte que ce puisse être » ; toute confrérie est également supprimée.
Mais l’édit, qui se heurta d’ailleurs à une très vive opposition, n’a
pas été appliqué ; Turgot l’a entraîné dans sa chute. Cependant, on ne
rétablit pas intégralement l’ancien régime, comme le montre le nouvel
édit d’août 1776, qui est une sorte de compromis : certaines profes-
sions seront libres ; d’autres seront organisées en communautés, mais
on réunira ensemble plusieurs communautés similaires. L’édit d’août
ne concernait que Paris ; on essaya cependant d’en étendre les disposi-
tions à la province, mais cela ne se fit que très lentement et pénible-
ment ; dans la Flandre française, en Artois, en Bretagne, l’ancienne
organisation fut maintenue.
Henri Sée 97
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

En somme, malgré certaines améliorations dans le régime, la ques-


tion des corporations de métiers se posait toujours aussi fortement
lorsqu’éclata la Révolution. En 1789, beaucoup de cahiers se pronon-
cent pour leur suppression ; c’est qu’ils reflètent les sentiments de la
haute bourgeoisie, des professions libérales et des négociants ; au
contraire, les maîtres des métiers en demandent le maintien ; ainsi se
marque l’opposition des classes, dont on verra plus loin le caractère.
La Constituante ne fera que reprendre la mesure radicale de Turgot.

Table des matières

Ouvrages à consulter

Outre l’ouvrage de ROUPNEL, déjà cité au chapitre IV :


ACLOCQUE Geneviève, Les Corporations, l’industrie et le commerce à Chartres
du XIe siècle à la Révolution, Paris, 1917.
BOISSONNADE P., Étude sur l’organisation du travail en Poitou, 1899, 2 vol.in-8°.
BOURGEOIS Alfred, Les Métiers de Blois (Mém. de la Soc. des lettres et sciences
de Loir-et-Cher, 1891-1897), 2 vol. in-8°.
FOURNIER Joseph, Cahiers de doléances de la sénéchaussée de Marseille, 1908
(Coll. des Doc. écon. de la Révolution).
HAUSER Henri, Travailleurs et marchands de l’ancienne France, Paris, 1920. —
Notes sur l’organisation du travail en Bourgogne au XVIe et au XVIIe siècles
(Revue bourguignonne de l’Enseignement supérieur, 1904).
PIED, Les Anciens Corps de métiers de Nantes, Nantes, 1903.
REBILLON A., Les Anciennes Corporations ouvrières et marchandes de Rennes,
Rennes, 1902 (extr. des Annales de Bretagne).
Recueil des règlements généraux et particuliers concernant les manufactures du
royaume, 1730-1750, 7 vol.
VIDAL et DURU, Histoire de la corporation des marchands merciers, Paris, 1912.
LEVASSEUR Émile, Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France
avant 1789, 2e éd., 1901.
SÉE Henri, L’Évolution commerciale et industrielle de la France sous l’ancien
régime, Paris, 1925.
Henri Sée 98
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 7

L’ÉVOLUTION COMMERCIALE AU XVIIIE SIÈCLE.

Les progrès du commerce ont devancé et déterminé les progrès de


l’industrie. Or, on observe, au XVIIIe siècle, un développement remar-
quable du commerce, intérieur et surtout extérieur.

Les voies de communication. — Les diverses régions de la Fran-


ce tendent à sortir de leur isolement ; on sent le besoin de relations
plus actives, de communications moins rudimentaires.
Le réseau des routes se développe sensiblement, surtout dans la se-
conde moitié du siècle. Deux créations très importantes contribuent à
ces progrès : la fondation de l’école des ingénieurs des ponts et chaus-
sées, en 1747, et l’organisation du corps des ingénieurs (entre 1750 et
1754). Le budget des Ponts et Chaussées s’accroît sensiblement aussi,
s’élevant, vers la fin de l’ancien régime, à 7 millions de livres : il ne
sert d’ailleurs qu’aux travaux d’art et au traitement du personnel, car
les travaux de construction et d’entretien des routes se font au moyen
de la corvée des grands chemins. En 1788, on comptait 12 000 lieues
de routes construites et 12 000 lieues de routes tracées ou en construc-
tion. Les grandes routes, les routes royales, larges de 12 à 20 mètres,
rayonnent, en général, de Paris vers les extrémités du royaume,
conséquence naturelle de la centralisation. Le tracé du réseau routier
ressemble par sa configuration au réseau de nos chemins de fer : Pa-
ris-Strasbourg, Paris-Lyon-Marseille, Paris-Brest, Paris-Toulouse, Pa-
ris-Lille, voilà les routes essentielles. D’Est en Ouest, elles sont beau-
coup moins nombreuses. Il est visible qu’en exécutant ce réseau rou-
tier, on s’est préoccupé encore plus des intérêts stratégiques que des
intérêts commerciaux ; en Bretagne, c’est au début de la guerre de
Henri Sée 99
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Sept ans que le duc d’Aiguillon, obéissant à des préoccupations mili-


taires, pousse activement la construction des grands chemins, ce qui
mécontente fort les États de la province.
N’oublions pas, d’ailleurs, que ces routes étaient souvent en assez
mauvais état ; l’empierrement, auquel devait pourvoir le travail de la
corvée, était très défectueux ; cependant, vers la fin de l’ancien régi-
me, on voit se réaliser de notables améliorations, dont témoignent des
voyageurs comme Arthur Young. Mais partout en France les chemins
de traverse étaient impraticables.
La navigation intérieure était encore plus importante pour le com-
merce que les routes. C’est surtout après 1770 que l’État se préoccupa
activement de la navigation, la considéra comme un service public,
reprit les projets abandonnés après Colbert. Et encore s’agit-il moins
de la navigabilité des rivières, plutôt en régression, gênée par les mou-
lins et les péages, que de la construction de canaux. C’est surtout dans
le Nord que le travail fit le plus de progrès (tout un réseau fut ache-
vé) ; on ne fit que commencer les travaux du canal du Centre, du canal
de Bourgogne, du canal du Rhône au Rhin. Un mémoire des « entre-
preneurs de la voiture du sel pour la grande gabelle », de 1785, décla-
rait, non sans exagération, qu’à cause de tous les obstacles qui entra-
vaient la navigation, la « voiture » des marchandises par voie d’eau
était encore plus coûteuse que par voie de terre.

Les moyens de transport. — Malgré des progrès réels, ils appa-


raissent encore comme très imparfaits. Ce sont les messageries, af-
fermées à des traitants jusqu’en 1775, qui sont chargées du transport
des voyageurs. Les voitures publiques sont encore peu confortables,
surtout les fourgons et les carrosses ; les diligences sont mieux amé-
nagées ; quant aux chaises de poste, elles sont plus rapides, mais fort
chères. Sur les rivières, les coches d’eau n’ont, en général, que trois
départs par mois et leurs voyages sont interminables (il faut 18 à 20
jours pour aller de Paris à Rouen). Sur les routes, les diligences ne
font que deux lieues par heure, les carrosses, huit à dix lieues par jour.
Turgot établit partout, il est vrai, des diligences. Mais les départs res-
tent toujours rares (un ou deux par semaine, en Bretagne). Puis, les
Henri Sée 100
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

lignes transversales sont peu nombreuses. Les prix sont très élevés (13
sous et 7 sous par lieue dans les diligences).
Considérons maintenant la durée des voyages. Dans les soixante
premières années du XVIIIe siècle, elle est encore assez longue. Il y a, à
cet égard, un progrès assez notable à la fin de l’ancien régime. Il est
dû, en partie, aux efforts de Turgot, qui essaya d’améliorer le service
des diligences et messageries, en le détachant du bail des postes et en
le concédant, en régie, à un directeur concessionnaire. La réforme, il
est vrai, fut éphémère ; éphémère aussi la vogue des nouvelles voitu-
res, appelées turgotines. Cependant, à partir de 1776, les voyages par
diligences deviennent plus rapides : de Paris à Lyon, on ne met guère
plus que 5 jours (on en mettait 10 au XVIIe siècle) ; à Bordeaux, 6 ; à
Lille, 3 (au XVIIe, 4) ; à Marseille, 11. Les chaises de poste sont plus
rapides, mais pour en user il faut être vraiment riche.
On comprend que le service de la poste soit très défectueux, sur-
tout d’une ville de province à une autre. Il y a, en effet, très peu de
lignes transversales : de Lyon à Bordeaux, les lettres passent par Paris
et ne parviennent qu’au bout de huit jours ; de Rennes à Granville, il
en faut sept.
Les transports des marchandises, excepté pour les paquets de
moins de 50 livres, se font par le roulage, réservé à des entrepreneurs
particuliers. Il est très lent et fort coûteux, puisque les transports dou-
blent souvent les prix des marchandises. Par eau, les prix sont deux ou
trois fois moins élevés que par terre, mais on a à redouter les fraudes
et même les vols des bateliers, et la navigation est entravée par les
droits de péages, les moulins, etc.. Cependant les relations, au cours
du siècle, deviennent plus actives ; la preuve, c’est que le bail des pos-
tes, de 1 222 000 livres, en 1676, s’éleva à 8 800 000 livres, en 1777.
La difficulté des transports sur les routes ou sur les rivières nous fait
comprendre que l’on ait, plus que de nos jours, recours au cabotage,
dans toutes les provinces maritimes. Un armateur de Saint-Malo, Ma-
gon de la Balue, déclare, dans une de ses lettres, que, de cette ville, le
transport des marchandises par mer pour Nantes est beaucoup moins
coûteux que pour Rennes par voie de terre. Les ports étaient beaucoup
plus nombreux qu’aujourd’hui, et c’étaient souvent des « barques » de
50 à 100 tonneaux qui transportaient les marchandises de Bretagne à
Bordeaux ou à Bayonne, du Havre à Granville.
Henri Sée 101
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Notons encore que, pour la première fois, en 1783, furent créés des
paquebots royaux entre la métropole et les Antilles ; réservés aux pas-
sagers, aux lettres, aux objets précieux, ils partaient une fois par mois
pour les « îles d’Amérique », soit du Havre, soit de Bordeaux, huit
fois par an du Havre, pour les États-Unis, quatre fois pour Bourbon et
l’Île-de-France. C’était là une grande innovation.
On peut donc conclure qu’au XVIIIe siècle, il y eut un sérieux pro-
grès des voies de communication et des transports. Mais, à considérer
la révolution qui s’opérera à ce point de vue au siècle suivant, on voit
qu’en trente ans (de 1840 à 1870), la transformation sera infiniment
plus grande que celle qui s’est accomplie au cours des trois siècles
précédents.

Décadence des foires. Progrès du crédit. — Un indice très signi-


ficatif de l’évolution commerciale, c’est la décadence des grandes foi-
res, non seulement de celles de Paris (Saint-Germain, Lendit), mais
des foires de Lyon. Cependant, bien que moins internationales
qu’autrefois, celles de Beaucaire font toujours un gros chiffre
d’affaires, et celles de Caen et de Guibray sont encore actives.
En ce qui concerne le crédit privé, il ne semble pas qu’il y ait eu de
grandes transformations. La ruine du système de Law fit que l’on re-
nonça à la création d’une grande banque, semblable aux banques de
Londres ou d’Amsterdam. Les banques de Lyon n’avaient plus la
même importance qu’autrefois. Marseille, malgré l’activité de son
commerce, ne possédait pas de banques importantes et devait y sup-
pléer en ayant recours à des courtiers de commerce. Mais, à Paris, les
banques paraissent avoir augmenté en nombre et en importance, sans
compter qu’un peu partout les gens de finances se livrent à des opéra-
tions bancaires. Vers la fin de l’ancien régime, on sentit la nécessité
de créer des institutions de crédit, comme la Caisse d’escompte, fon-
dée par Turgot, en 1776, au capital de 15 millions de livres, et qui fut
ensuite porté à 100 millions. Mais la France, en ce qui concerne le
crédit, était beaucoup moins bien outillée que la Hollande et
l’Angleterre.
Henri Sée 102
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les tendances libérales de la politique commerciale. Les traités


de commerce. — Le commerce de la France a été favorisé par
l’activité des administrateurs qui constituaient le Conseil du commer-
ce et surtout par les tendances libérales, qui, dans la seconde moitié du
e
XVIII siècle, se manifestèrent dans la politique commerciale. Ce fut,
en grande partie, l’œuvre d’économistes comme Vincent de Gournay
(intendant du commerce de 1750 à 1758), et de ses disciples, comme
les Trudaine, l’œuvre aussi de l’école physiocratique, fondée par
Quesnay, qui combat la thèse mercantiliste et prétend qu’il y a entre
les diverses nations une véritable solidarité économique. Turgot et
Condillac se préoccupent, plus encore que les disciples de Quesnay,
de la liberté du commerce.
Les idées nouvelles se manifestent d’abord surtout dans la question
des grains, dont le commerce était très étroitement réglementé. En
1763, l’autorité royale autorisait le libre transport des grains d’une
province à l’autre et, en 1764, la libre exportation hors du royaume. Si
une réaction se manifesta en 1770, Turgot, en 1774, établit la liberté
du commerce des grains, et, après la réaction partielle qui suivit sa
chute, la déclaration du 17 juin 1787 établissait la libre circulation à
l’intérieur du royaume et l’exportation à l’étranger.
Il y a aussi tendance à la suppression des droits de douane exces-
sifs et prohibitifs, et on commence à vouloir conclure des traités de
commerce avec les puissances étrangères. On ne put réussir à négocier
avec l’Espagne, mais, en 1778, en même temps qu’un traité d’alliance,
un traité de commerce était signé avec les États-Unis naissants, sur le
pied de la « nation la plus favorisée ».
Plus important encore fut le traité de commerce conclu avec
l’Angleterre en 1786. Il mettait fin à la guerre commerciale, qui
n’avait jamais cessé depuis plus d’un siècle, car le traité de commerce
d’Utrecht, de 1713, n’avait jamais été exécuté ; seule, une active
contrebande apportait quelque remède à ce régime prohibitif. Le traité
de 1786 renouvelait presque toutes les stipulations de 1713, déclarait
que les vins de France ne paieraient pas de droits plus élevés que les
vins de Portugal, les batistes et linons, pas plus que les toiles de Hol-
lande, frappait les tissus de coton et la plupart des autres étoffes d’un
droit de 12 % ad valorem, mais ne stipulait rien pour les soieries, ce
qui causait un grand dommage à l’industrie française. Le traité, d’une
Henri Sée 103
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

façon générale, était beaucoup plus avantageux pour l’Angleterre que


pour la France, étant donné la supériorité de l’industrie anglaise, ser-
vie par les progrès du machinisme. L’accord de 1786 détermina en
France une crise industrielle très grave, qui affecta surtout les coton-
nades, la faïence, la quincaillerie et le cuir. Il n’est donc pas étonnant
qu’à l’époque de la Révolution, une réaction très vive se soit manifes-
tée contre la politique libérale de la fin de l’ancien régime.

Le commerce avec les pays d’Europe. — On constate un réel


progrès dans les relations commerciales de la France avec la plupart
des pays de l’Europe.
En ce qui concerne l’Espagne, on remarque, il est vrai, que dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, malgré le rapprochement politique de
1761, il s’est produit une décadence relative du commerce. Une or-
donnance du roi d’Espagne ferma même, en 1779, le marché espagnol
à certains de nos produits ; néanmoins, le commerce des toiles consti-
tuait encore un article important de nos relations avec l’Espagne, et les
exportations s’élevaient, en 1789, à 66 millions. Avec la Hollande non
plus, les transactions n’ont plus la même importance qu’au XVIIe siè-
cle. Avec l’Angleterre, le traité de 1786 accrut, dans une très notable
proportion, le chiffre de nos transactions. Avec l’Italie, le commerce
français n’a cessé de se développer, et aussi avec les villes hanséati-
ques, la Russie, les pays Scandinaves. L’Allemagne reçoit de la Fran-
ce beaucoup de produits manufacturés.

Le commerce du Levant. — Il joue toujours un rôle considéra-


ble ; il n’est pas tombé en décadence, comme on l’a parfois déclaré ;
seulement, il n’a plus la même importance relative qu’au XVIIe siècle,
précisément par suite des progrès du commerce avec les Antilles.
Marseille, port franc, conserve le monopole des transactions avec le
Levant. A la France appartient toujours le premier rang dans ce com-
merce ; elle est, en effet, favorisée par ses relations amicales avec la
Turquie. Tandis que le commerce de la Hollande, de l’Angleterre, de
Venise décline, la France, à la veille de la Révolution, importe 37 mil-
lions de marchandises venant du Levant, y exporte 28 millions, consa-
cre à ce trafic 500 ou 600 bâtiments. Elle a de plus en plus besoin de
Henri Sée 104
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

la soie et surtout du coton pour ses manufactures, des huiles et des


peaux pour les savonneries et les tanneries marseillaises. Cependant,
l’exportation des draps du Languedoc, fort importante jusque vers
1773, diminue dans les dernières années de l’ancien régime.

Le grand commerce maritime et colonial. La Compagnie des


Indes. — On n’a pas renoncé au système des compagnies de commer-
ce privilégiées. Mais Law les avait toutes fondues dans la Compagnie
des Indes, qui, après la chute du système, fut reconstituée en 1725.
C’est la Compagnie des Indes qui contribue à l’extension du domaine
colonial de la France. Elle met en valeur la Louisiane, à l’époque de
Law ; plus tard, elle étend les possessions françaises dans l’Inde et son
agent Dupleix y crée un véritable empire, qui fut définitivement perdu
en 1763, au traité de Paris. Dépossédée de la plus grande partie de son
domaine, la Compagnie se transforme en une simple société commer-
ciale. En 1769, on lui enlève son privilège et le commerce de
l’Extrême-Orient devient libre jusqu’à l’établissement, en 1785, d’une
nouvelle Compagnie des Indes ; mais celle-ci, société par actions,
fondée par des financiers, n’eut en aucune façon l’importance de
l’ancienne, et les négociants, habitués maintenant à la liberté, ne tar-
dèrent pas à en demander la suppression.

Le commerce avec les Antilles. — C’est avec les Antilles, surtout


dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, que se fait le commerce colo-
nial le plus important. Ces colonies se sont beaucoup développées au
e
XVIII siècle : les plantations de cannes à sucre, de café, d’indigo, de
coton font la richesse de la Guadeloupe, de la Martinique et surtout de
Saint-Domingue, qui possède deux villes importantes (le Cap français
et Port-au-Prince), avec une population s’élevant à 400 000 habitants,
dont 42 000 colons. A la veille de la Révolution, les « îles
d’Amérique » envoyaient en France pour 185 millions de marchandi-
ses (sucre et café, 134 millions ; coton, 26 millions ; indigo, 11 mil-
lions ; cacao et gingembre, 10 millions), et importaient pour 78 mil-
lions de marchandises de la métropole, surtout des objets manufactu-
rés (42 millions), des comestibles, des vins et eaux-de-vie.
Henri Sée 105
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Un commerce subsidiaire très important, c’était la traite des nègres,


qui enrichit de nombreux armateurs du Havre et surtout de Bordeaux
et de Nantes. En 1789, la question de l’affranchissement des esclaves
ayant été posée par les partisans des idées nouvelles, ce fut pour les
armateurs, comme pour les colons, une cause de graves inquiétudes.
En 1789, la Chambre de commerce de Bordeaux, dans ses instructions
à ses députés extraordinaires du commerce, déclare : « La France a
besoin de ses colonies pour soutenir son commerce, et par conséquent
d’esclaves pour faire fleurir l’agriculture dans cette partie du monde,
jusqu’à ce qu’on ait trouvé un autre moyen d’y suppléer ».
Une autre question très grave se posait à la fin de l’ancien régime,
c’était de savoir si l’on maintiendrait ou non les règles du pacte colo-
nial, la législation restrictive en vertu de laquelle, en France comme à
l’étranger, la métropole se réservait le monopole du commerce colo-
nial. Les colons ne pouvaient transporter leurs produits à l’étranger, ni
en recevoir directement les marchandises de pays étrangers ou de co-
lonies dépendant d’autres puissances. Mais, comme les Antilles fran-
çaises ne pouvaient se passer du bois, des farines, du poisson des co-
lonies anglaises de l’Amérique, — surtout après la perte du Canada et
de la Louisiane —, comme, d’autre part, les colonies anglaises avaient
besoin du café, du sucre et des mélasses de nos « îles d’Amérique », il
se faisait une active contrebande, qu’il était impossible de réprimer.
Choiseul, après 1763, dut autoriser les Anglais à importer de la morue
aux Antilles, moyennant 8 l. par quintal ; puis, l’arrêt du 30 août 1784
donna accès aux navires étrangers dans quelques ports de nos îles.
C’était là une grave innovation, conforme aux tendances libérales de
la politique commerciale qui tendait à s’implanter, et qui mécontenta
fort les gros négociants et armateurs de la métropole.
La question du pacte colonial, au moment où s’ouvre la Révolu-
tion, est encore aggravée par la campagne que les philanthropes, les
Amis des Noirs, engagent pour l’émancipation des esclaves noirs,
campagne qui inquiète, tout à la fois, les négociants de la métropole et
les colons.
D’ailleurs, ce n’est pas seulement en France que le commerce co-
lonial donne lieu aux plus grandes difficultés. Dès le XVIIe siècle, An-
glais, Hollandais et Français avaient essayé d’ouvrir à leur trafic les
colonies espagnoles de l’Amérique, et leurs expéditions interlopes y
Henri Sée 106
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

parvenaient en partie. Les colons espagnols étaient de plus en plus gê-


nés par les pratiques absurdes de leur métropole, et ce sera la grande
cause de leur émancipation au début du XIXe siècle. Les colons anglais
de l’Amérique du Nord veulent aussi se débarrasser des entraves de la
législation commerciale, qu’a inaugurée l’Acte de navigation ; c’est
en grande partie pour s’en affranchir qu’ils font la révolution qui don-
ne naissance aux États-Unis. L’expansion économique du XVIIIe siècle
ne s’accommodait plus des restrictions de l’ancienne politique mer-
cantiliste. On voit toute la portée d’un mouvement qui met en jeu les
plus graves intérêts, mouvement vraiment international, et qui retentit
profondément sur la politique française, à la fin du XVIIIe siècle.

Les ports français au XVIIIe siècle. — On comprend que les pla-


ces de commerce les plus florissantes soient les ports, et, en particu-
lier, les ports de l’Atlantique. C’est ainsi que la prospérité de Bor-
deaux ne fait que s’accroître au cours du XVIIIe siècle, grâce surtout au
commerce avec les Antilles. Tandis qu’en 1724 le commerce maritime
de Bordeaux se chiffre par 40 millions, à la veille de la Révolution, il
s’élève à 250 millions ; 310 navires sont expédiés aux Antilles et en
rapportent pour 130 millions de marchandises ; la traite des noirs y est
également florissante. Toute une industrie est née du commerce colo-
nial : ce sont surtout des distilleries et des raffineries. De grandes for-
tunes s’y édifient, comme celles de Bonnafé et de Gradis. Nantes s’est
beaucoup développé aussi au XVIIIe siècle, et pour les mêmes raisons :
150 vaisseaux en partent chaque année pour les « îles d’Amérique » ;
le commerce colonial, la traite négrière enrichissent les négociants, les
armateurs et toute une industrie s’y développe : des raffineries et des
manufactures d’indiennes. Le commerce d’Amérique avait fait aussi
la prospérité de la Rochelle ; mais, dans la seconde moitié du siècle,
cette place décroît sensiblement, moins encore par suite de la perte du
Canada et de la Louisiane que de l’insuffisance du port, qui n’est plus
assez profond pour des bateaux d’un plus fort tonnage. Saint-Malo,
bien que conservant son important commerce de toiles avec
l’Espagne, décline visiblement au cours du XVIIIe siècle, sans doute
parce que le port n’a pas de moyens de communication aisés avec le
reste du royaume. Par contre, Le Havre fait de grands progrès après la
guerre de Sept ans et participe de plus en plus au grand commerce ma-
ritime et colonial.
Henri Sée 107
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Sur la Méditerranée, on ne compte qu’un grand port, Marseille,


mais dont le développement s’accentue de plus en plus au cours du
siècle. Marseille ne se restreint plus au commerce avec les régions de
la Méditerranée : elle participe de plus en plus au commerce mondial,
et elle serait plus florissante encore si les communications alpines ne
restaient fort malaisées.

Grand épanouissement du commerce au XVIIIe siècle. — Quel


a été, dans son ensemble, le développement du commerce extérieur de
la France au XVIIIe siècle ? On peut s’en rendre compte d’une façon
relativement précise, grâce aux tableaux d’importations et
d’exportations, dressés par les agents des douanes, et qui deviennent
beaucoup plus explicites dans la seconde moitié du siècle ; c’est grâce
à eux qu’Arnould a pu écrire son livre si instructif De la balance du
commerce (1788).
Au début du règne de Louis XV, les importations sont évaluées à
93 millions et les exportations, à 122. Vers le milieu du siècle, on
constate déjà un sensible progrès : le commerce extérieur s’élève à
plus de 600 millions. La guerre de Sept ans détermine une crise très
grave, mais, après la paix de 1763, les chiffres se relèvent rapide-
ment :
Dans la période 1764-1776 725 millions de l.
— 1777-1783 683 —
— 1784-1788 1061 —
En 1787, les importations sont évaluées par Arnould à 611 mil-
lions, et les exportations, à 542. Le traité de commerce de 1786 va en-
core contribuer à accentuer la supériorité des importations.
Chaptal, dans son Industrie française, de 1819, estime, pour 1789,
les importations à 634 365 000 fr., et les exportations, à 438 477 000.
Mais il remarque que dans les importations sont comptés 250 millions
de marchandises provenant des colonies françaises, de sorte qu’en ré-
alité les exportations excédaient les importations. La France importe
surtout des objets manufacturés, des matières premières pour
l’industrie textile, des bois, des denrées coloniales. Ses exportations
portent surtout sur les denrées agricoles (notamment les vins et les
Henri Sée 108
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

eaux-de-vie), les soieries, le tabac, les produits coloniaux. Chaptal


remarque que le commerce avec les Antilles avait une importance de
premier ordre : « les productions des colonies entraient dans toutes
nos expéditions pour des sommes plus ou moins considérables, et el-
les formaient même la presque totalité de celles qui étaient destinées
pour le Nord ».
De toutes les données précédentes, on peut conclure, semble-t-il,
que, de 1716 à 1789, le commerce extérieur de la France a quadruplé,
et l’on peut constater encore que les chiffres donnés pour 1825 sont à
peine supérieurs à ceux qui nous sont fournis pour 1788.
Le progrès des transactions commerciales va exercer une influence
certaine sur le développement industriel ; c’est là un phénomène éco-
nomique qui se manifeste en France comme en Angleterre. Les capi-
taux accumulés par le grand commerce maritime et colonial vont
commencer à s’employer dans les entreprises industrielles, et ainsi
pourra-t-on voir les premiers symptômes d’une révolution économi-
que qui, en France du moins, ne s’achèvera qu’au siècle suivant.

Table des matières

Ouvrages à consulter

AFANASSIEV, Le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, trad. fr., Pa-
ris, 1894.
ARNOULD, De la Balance du commerce, 1788.
BARREY Ph., Le Commerce maritime du Havre (dans les Mémoires et documents
pour servir à l’histoire de l’industrie et du commerce de J. Hayem, t. V et VI).
CHAPTAL, L’Industrie française, 1819, 2 vol.
DUMAS F., Étude sur le traité de commerce de 1786 entre la France et
l’Angleterre, Toulouse, 1904.
GERBAUX et SCHMIDT, Procès-verbaux des comités d’agriculture et de commerce
de la Constituante, de la Législative et de la Convention, 1906-1910, 4 vol. in-
8°.
LETACONNOUX, Les Subsistances et le commerce des grains en Bretagne au XVIIIe
siècle, Rennes, 1909.
LEVASSEUR E., Histoire du commerce de la France, 1911.
Henri Sée 109
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

MALVEZIN, Histoire du commerce de Bordeaux, 3 vol. in-8°, 1892.


MARTIN Germain et BEZANÇON, Histoire du crédit en France sous le règne de
Louis XIV, Paris, 1913.
MASSON Paul, Histoire du commerce français dans le Levant au XVIIIe siècle,
Paris, 1912.
SÉE H., L’Évolution commerciale et industrielle de la France sous l’ancien régi-
me, Paris, Giard, 1925. — Le commerce de Saint-Malo au XVIIIe siècle (Mém.
et doc. sur l’histoire du commerce et de l’industrie, publiés par J. Hayem, 9e
série, 1925).
Henri Sée 110
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 8

L’ÉVOLUTION INDUSTRIELLE AU XVIIIe SIÈCLE.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, on voit se développer les


manufactures, organisées comme elles l’étaient à l’époque de Colbert.
Comme au siècle précédent, elles dépendent étroitement du pouvoir
royal, qui exerce sur elles une tutelle de plus en plus active.

Progrès de l’administration industrielle. — Aussi n’est-il pas


étonnant que l’administration industrielle se soit perfectionnée. Le
Conseil du commerce ne cesse de jouer un rôle très actif jusqu’à la fin
de l’ancien régime, comme en témoignent ses procès-verbaux, qui ont
été publiés par Bonnassieux et Lelong ; il s’efforce de résoudre « tou-
tes les difficultés concernant le commerce de terre et de mer, les fabri-
ques et manufactures ». Il a à sa tête, depuis 1730, un directeur du
commerce, personnage considérable ; cette fonction a été tenue pen-
dant assez longtemps par les hommes éminents qu’ont été les Trudai-
ne, père et fils.
Les députés du commerce, élus en théorie par les négociants ou les
Chambres de commerce, ne jouent qu’un rôle assez passif ; ils rédi-
gent parfois cependant des mémoires intéressants. Plus importante
nous apparaît l’institution des Chambres de commerce, qui va en se
développant au cours du siècle ; mais elles s’occupent plus encore de
commerce que d’industrie.
Les inspecteurs des manufactures, créés par Colbert, se maintien-
nent jusqu’à la Révolution, et l’on établit même quelques inspecteurs
généraux. Ils semblent s’être, en général, acquittés avec conscience de
leurs fonctions difficiles et délicates ; quelques-uns d’entre eux, sur-
tout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, sont des hommes de gran-
Henri Sée 111
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

de valeur : tels, Desmarets, Hellot, Dupont de Nemours, Roland de la


Platière. Quant aux intendants, ils ont de plus en plus à s’occuper des
questions industrielles. Non seulement l’administration leur demande
souvent de faire des enquêtes sur l’état du « commerce », mais ils
prennent fréquemment l’initiative d’encourager telle ou telle fabrica-
tion, surtout les industries nouvelles ; depuis 1744, les mines, les for-
ges, les verreries, les papeteries sont plus spécialement soumises à
leur contrôle ; leur droit de juridiction en matière industrielle s’étend
de plus en plus.

Les manufactures et leurs monopoles. — Les manufactures dé-


pendent toujours très étroitement de l’administration royale, dont elles
sont, à bien des égards, les créations.
En dehors des manufactures d’État, comme les Gobelins, la Sa-
vonnerie et Sèvres, dont le roi est le patron, on compte un bien plus
grand nombre de manufactures royales, pour l’établissement desquel-
les il faut une autorisation du gouvernement. Les manufactures roya-
les sont encouragées par des subventions, des prêts sans intérêts, des
primes directes ou indirectes. Elles reçoivent aussi, en bien des cas,
l’aide pécuniaire des États provinciaux ou des municipalités urbaines.
Les manufactures, qui s’occupent surtout de l’industrie textile, re-
çoivent le monopole de telle ou telle fabrication dans un rayon plus ou
moins étendu. Ainsi, les Van Robais, d’Abbeville, dans un rayon de
dix lieues, possèdent, pendant plus d’un siècle, le monopole de la fa-
brication des draps fins de Hollande. Bien qu’on commence à se ren-
dre compte des inconvénients des monopoles, on crée encore beau-
coup de manufactures royales pendant toute la première moitié du
e
XVIII siècle.

La réglementation. — La réglementation, qui était l’un des carac-


tères essentiels de l’ancienne organisation industrielle, s’est mainte-
nue. Elle se développe même jusque vers 1750. Sans cesse on édicte
de nouveaux règlements, « parce que les précautions prises par les
premiers règlements n’étaient pas suffisantes », ou, comme le dit une
circulaire d’Orry, en 1740, pour parer « à la négligence et à la mau-
Henri Sée 112
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

vaise foi des fabricants et des marchands ». Plus minutieusement en-


core qu’à l’époque de Colbert, les règlements déterminent la qualité et
la nature des matières premières que l’on doit employer, la nature de
l’outillage, les procédés de fabrication, les diverses qualités des objets
fabriqués. En 1735, l’autorité royale réglemente l’industrie de la ver-
rerie, en 1739, celle de la papeterie.
L’administration s’efforce aussi de rendre la réglementation plus
efficace par un contrôle plus rigoureux ; on accroît le nombre des bu-
reaux de fabrique et on facilite leurs procédés de contrôle.
La réglementation était une cause de vexations perpétuelles, une
gêne de tous les instants pour l’industrie ; elle était une entrave aux
inventions. Pour prendre un exemple, de 1719 à 1731, il fallut batail-
ler pour obtenir le droit d’employer le plomb laminé, qui constituait
un très grand progrès sur le plomb coulé, dont se servait exclusive-
ment la communauté des plombiers, et dont l’usage était imposé par
les statuts et règlements. Les besoins de la production ne pouvaient
plus se concilier avec les règles si étroites de l’ancienne organisation
du travail.

Les progrès de l’industrie dans la première moitié du XVIIIe


siècle. — Cependant, on constate de sérieux progrès industriels entre
1715 et 1750, surtout à partir de 1730. Ainsi, la fabrication de la soie,
des étoffes d’or et d’argent se répand à Paris et dans le Midi ; en Lan-
guedoc, l’industrie drapière semble assez florissante ; dans l’Est et en
Normandie, l’industrie cotonnière s’est beaucoup développée ; fabri-
cation nouvelle, en France comme en Angleterre, elle échappe plus
que les autres industries à la réglementation. Puis, ce sont de nouvel-
les manufactures de fer-blanc, et, en Dauphiné, de nouvelles aciéries ;
en Dauphiné et surtout en Angoumois, de nouvelles papeteries. Les
mines de houille, jusqu’alors peu et mal exploitées, sont mises en va-
leur avec plus de méthode, dans le Nord et dans le bassin de Saint-
Étienne ; les mines d’Anzin et de Carmaux deviennent actives, et
l’arrêt de 1744 va donner un nouvel essor à l’industrie houillère. On
s’efforce d’autant plus de la développer que l’on se préoccupe vive-
ment du déboisement, dont on rend surtout responsables les forges et
usines.
Henri Sée 113
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les nouvelles doctrines économiques. — Les transformations in-


dustrielles furent certainement hâtées par les idées nouvelles qui se
font jour vers le milieu du XVIIIe siècle. La cause de la liberté com-
merciale et industrielle fut soutenue, tout d’abord, par Vincent de
Gournay, qu’avait instruit l’observation des faits, et qui voyait dans le
régime corporatif, la réglementation, les privilèges et les monopoles,
autant d’obstacles à la production et à la consommation. Il faut donc
affranchir de toute entrave la production industrielle. Gournay se livre
à une propagande très active pour l’abolition des corporations, pour la
suppression de la réglementation. Intendant du commerce, il parvient,
tout au moins, à atténuer dans la pratique la rigueur des règlements et
le régime des monopoles ; grâce à son influence, le Bureau du com-
merce n’accorde plus de privilège exclusif. Il sut gagner à ses idées
toute une pléiade de jeunes administrateurs, comme les Trudaine et
Turgot. L’influence de Quesnay et de ses disciples fut considérable
aussi ; après 1760, la doctrine physiocratique fait une active propa-
gande, qui tend à ruiner les anciennes conceptions mercantilistes.

Affaiblissement du régime réglementaire. — En fait, le régime


réglementaire s’est bien relâché dans la seconde moitié du XVIIIe siè-
cle. Un fait caractéristique, ce fut l’abolition de la prohibition des toi-
les peintes et teintes, qui était restée en vigueur pendant toute la pre-
mière partie du siècle. Vers 1750, un mouvement se dessine vers la
liberté ; puis un retour offensif de la prohibition, vers 1755, provoque
la grande « querelle des toiles peintes », où entrent en lice, d’une part,
des hommes comme Forbonnais, partisan de la tradition, et de l’autre
des partisans de la liberté comme Gournay et Morellet, auxquels ré-
pondent encore les « Observations sommaires des fabricants de Lyon,
Rouen, Tours et des Six Corps ». Enfin, l’édit de 1759, promulgué par
le contrôleur général Silhouette, autorise l’entrée et la fabrication des
toiles peintes. Ce fut le point de départ d’une grande prospérité pour
l’industrie nouvelle de l’impression sur étoffes, pour les manufactures
d’indiennes.
Dès lors, si la réglementation subsiste toujours légalement, dans la
pratique, on ne l’applique plus qu’assez mollement. Il y a là une ten-
Henri Sée 114
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

dance qui se manifeste partout ; en Languedoc même, en ce qui


concerne l’industrie drapière, le gouvernement recommande aux ins-
pecteurs de ne veiller à l’observation des règlements qu’avec beau-
coup de circonspection, de se préoccuper uniquement « de la bonne
foi dans la fabrication ». Dans ses lettres patentes du 5 mai 1779,
Necker reconnaît qu’il est impossible d’appliquer à la lettre les an-
ciens règlements ; les étoffes fabriquées conformément à ces règle-
ments porteront une marque spéciale, les autres, seulement une « mar-
que de grâce », et on indiquera aussi le caractère du teint (grand ou
petit). De nouvelles lettres, du 4 juin 1780, suppriment, pour toute
l’industrie lainière, certaines dispositions relatives à la qualité, à la
longueur et à la largeur des pièces. Elles expliquent aussi le caractère
de la réforme : « Nous avons eu dessein d’encourager le talent et
l’esprit d’invention, en affranchissant de toute espèce d’examen et de
visite les étoffes qu’on voudrait fabriquer librement, mais en exigeant
seulement qu’elles eussent une marque distincte des étoffes fabriquées
librement, afin que la confiance publique ne pût jamais être trom-
pée. » La chute de Necker marqua, à ce point de vue, une réaction ;
mais, en fait, à la veille de la Révolution, beaucoup de marchandises
sont vendues sans aucune marque ; les malfaçons ne sont plus punies
d’amende, ni de confiscation. Dans la pratique, l’ancienne réglemen-
tation avait perdu toute efficacité.

Extension de l’industrie rurale. — L’un des traits caractéristi-


ques de l’évolution industrielle du XVIIIe siècle, c’est l’extension de
l’industrie rurale ; elle marque fortement, en effet, l’emprise du capi-
talisme commercial sur la fabrication.
L’édit de 1762, qui donne aux habitants des campagnes le droit de
fabriquer toute espèce d’étoffes sans faire partie de corporations de
métiers, n’a pas l’importance qu’on lui a souvent attribuée ; sans dou-
te, il a facilité les progrès de l’industrie rurale, mais il confirme sur-
tout un état de fait.
On distingue nettement deux types d’industrie rurale. Le premier
s’applique aux régions dont les ressources agricoles sont insuffisantes
et où la vie urbaine est peu active, comme la Bretagne et le Bas-
Maine. Dans ces contrées, l’industrie campagnarde de la toile ne fait
Henri Sée 115
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

nullement concurrence aux métiers urbains, peu nombreux. Les mar-


chands se livrent exclusivement à des transactions commerciales, ne
dirigent pas la production, ne distribuent pas la matière première, que
le paysan récolte sur place ; tout au plus s’occupent-ils de faire opérer
le blanchiment et le finissage des toiles ; c’est tout à fait par exception
qu’ils deviennent entrepreneurs de manufactures. En Bretagne et dans
le Bas-Maine, l’industrie rurale ne donnera pas naissance à l’industrie
capitaliste ; quand elle tombera en décadence à la fin du XVIIIe siècle
et au XIXe, ces provinces deviendront presque exclusivement agricoles.
Au contraire, dans des pays comme la Flandre, la Picardie, la Hau-
te-Normandie, où l’agriculture est prospère, où l’industrie urbaine a
essaimé dans les campagnes environnantes, où l’industrie rurale s’est
développée surtout parce que nombre de paysans sont dépourvus de
propriété, l’artisan rural dépend souvent de véritables manufacturiers,
qui lui font des commandes et donnent des directions à son travail. En
tout cas, les négociants distribuent aux travailleurs de la campagne la
matière première, leur fournissent même les métiers. Ce sont eux qui
soutiennent la fabrication rurale au point de ruiner les métiers urbains,
comme s’en plaignent les maîtres et compagnons de Troyes ; ce sont
eux qui, à la fin de l’ancien régime, dans la bonneterie et dans la fila-
ture du coton, introduisent les métiers mécaniques, ce qui rend plus
désastreuse encore pour l’industrie urbaine la concurrence des campa-
gnes. Il suffira que les métiers soient concentrés dans des usines pour
que naisse la grande industrie, pour que le négociant-entrepreneur se
transforme en patron industriel.

L’emprise du capitalisme commercial sur l’industrie. — Dans


les métiers urbains de l’industrie textile, on voit souvent s’exercer la
même emprise du capitalisme commercial, qui a pour effet de faire
tomber les artisans, autrefois indépendants, au rang de salariés.
L’exemple le plus frappant nous est fourni par l’industrie lyonnaise de
la soie. Déjà au XVIIe siècle, la distinction s’était faite entre maîtres
marchands et maîtres ouvriers, comme le montre le règlement de
1667. Le règlement de 1744 consacre la dépendance économique des
maîtres ouvriers, qui deviennent les salariés des marchands. Leur dé-
pendance est d’autant plus grande que le marchand fournit la matière
première, ainsi que les dessins, et leur avance souvent les sommes né-
Henri Sée 116
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

cessaires pour l’achat de l’outillage. Enfin, le prix de la façon est fixé


par le marchand ; le salaire n’est établi que quand l’ouvrage est termi-
né.
Dans l’industrie drapière, on perçoit une évolution analogue, mais
moins générale. L’emprise du capitalisme commercial sur le travail
s’explique surtout par des raisons techniques, par la multiplicité des
opérations auxquelles donne lieu la fabrication. La laine doit être la-
vée et dégraissée. On la soumet au battage, au cardage ou au peigna-
ge, puis on la remet aux fileurs ou fileuses. Après le filage, c’est le
dévidage, le bobinage et l’ourdissage. Ensuite, la pièce passe à la tein-
ture et, s’il s’agit d’une laine cardée, au feutrage. Enfin, ce sont les
derniers apprêts : le lainage, le tondage et le ratissage. On s’explique
ainsi l’intervention du marchand, qui se charge de diriger tout le pro-
cessus de la fabrication, et cette intervention devient encore plus né-
cessaire lorsque l’industrie se répand dans les campagnes. Cette
concentration commerciale, qui, à la fin du XVIIIe siècle, est complète
dans les plus grands centres (Sedan, Reims, Louviers, Elbeuf), ne se
manifeste pas partout. Parfois, comme à Amiens, le travail est réparti
entre plusieurs entrepreneurs successifs, indépendants les uns des au-
tres ; dans le Midi, les petits fabricants sont encore nombreux.

Les origines de la concentration industrielle. — Là où la


concentration commerciale est parfaite, elle entraîne parfois la
concentration industrielle. C’est qu’en effet les marchands-
entrepreneurs ont intérêt à grouper les ouvriers sous le même toit pour
surveiller leur travail et éviter les frais de transport. Tel est le cas d’un
certain nombre de manufactures drapières du Midi, comme celles de
la Trivalle, près Carcassonne, de Villeneuve, près Clermont ; à Mon-
tauban, un manufacturier fait construire un bâtiment qui lui coûte
125 000 livres. A Reims, près de la moitié des métiers sont groupés
dans de grandes manufactures. A Louviers, la concentration est plus
forte encore : quinze entrepreneurs groupent des milliers d’ouvriers ;
l’un d’eux fait construire, pour 200 000 livres, une énorme manufactu-
re abritant cinq ateliers.
Dans l’impression sur toile, la concentration industrielle s’opère de
bonne heure sur une vaste échelle, bien avant l’introduction du ma-
Henri Sée 117
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

chinisme. On se l’explique si l’on considère que, comme le dit


Ch. Ballot, « les condition techniques de la fabrication nécessitaient
l’immobilisation d’importants capitaux, la réunion des ouvriers en ate-
liers et la division du travail entre eux ». Il faut des terrains étendus
pour le blanchiment des toiles, de vastes bâtiments pour les ateliers,
de grandes pièces pour le séchage. L’outillage est compliqué et coû-
teux, et l’on a besoin de stocks importants de matières premières. En
outre, la diversité des manipulations exige la division du travail entre
de nombreuses catégories d’ouvriers spécialisés, et qui doivent tra-
vailler dans le même établissement. Rien d’étonnant que, vers la fin
de l’ancien régime, cette industrie comprenne plus d’une centaine de
manufactures, produisant pour plus de 12 millions de livres de toiles
peintes, la plupart appartiennent à des compagnies d’associés et sur-
tout à des sociétés par actions, fort riches : la société d’Oberkampf, à
Jouy, en 1789, a un capital social de près de 9 millions.

Les progrès du machinisme. — Toutefois, la concentration ou-


vrière et industrielle, condition nécessaire de la grande industrie capi-
taliste, ne pouvait devenir un phénomène vraiment général que grâce
au triomphe du machinisme. Or, au XVIIIe siècle, le machinisme, en
France, ne s’introduit que dans quelques industries.
C’est d’abord dans le moulinage de la soie, où on le voit apparaître
dès la première moitié du siècle, puis se développer grâce aux inven-
tions de Vaucanson ; aussi cette industrie donne-t-elle lieu à la fonda-
tion de grands établissements, comme ceux des Jubié à la Sône.
Mais c’est dans l’industrie cotonnière, — fabrication nouvelle —,
que le machinisme se développe de la façon la plus intense. Comme
les inventions techniques ont vu le jour en Angleterre, où l’invention
de la navette volante, de John Kay, a suscité tant de perfectionne-
ments, nous devons emprunter à nos voisins ouvriers et machines, la
spinning jenny (inventée en 1765), le water-frame, d’Arkwright, qui
date de 1767, la mule-jenny, de Crompton. La spinning jenny, étant un
petit métier à bras, ne nuit nullement à l’industrie rurale et dispersée ;
au contraire, les mule-jennys favorisent la concentration.
Déjà Holker, avant 1760, avait préconisé l’introduction de machi-
nes anglaises. Mais ensuite c’est surtout Milne — un autre Anglais —
Henri Sée 118
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

qui joue un grand rôle en fabriquant, à la Muette, des métiers em-


ployés dans son pays. C’est surtout à partir de 1775-1780 que l’on in-
troduit en France les inventions d’Arkwright et de Cartwright.
D’importantes manufactures concentrées sont créées dans la filature
du coton, comme celles de Lecler, à Brives, de Martin et Flesselles, à
Amiens, du duc d’Orléans — ce grand homme d’affaires — à Orléans
et à Montargis.
Il est vrai que la France n’emploie encore que 900 jennys, tandis
qu’il en existe 20 000 en Angleterre. Ce n’est donc qu’un début.
N’empêche qu’en 1789 on voit se dessiner les progrès du machinisme,
qui se développera surtout au siècle suivant. Le mémoire de Tribert,
inspecteur des manufactures de l’Orléanais, note, en 1790, les progrès
du machinisme dans la filature du coton, ce qui va faire disparaître le
filage au rouet :

« Depuis environ deux ans, dit-il, on fait mouvoir à Orléans un nombre assez
considérable de ces machines nouvellement construites en France sur le modè-
le de celles employées en Angleterre (machines d’Arkwright et mule-jennys).
On vient de construire un vaste monument pour les contenir. Le directeur for-
me le projet de faire mouvoir, jour et nuit, au moyen d’une pompe à feu, 6 000
bobines, qui permettront de filer 1 000 livres pesant de coton en 24 heures.
Les produits s’élèveront l’an prochain à 900 000 livres. »

Et Tribert ajoute :

« Au moyen de ces machines, dont le nombre commence à beaucoup


s’accroître en France, on doit bientôt s’attendre à voir extrêmement diminuer
le prix des cotons filés, mais aussi les bénéfices à faire sur cette nouvelle es-
pèce de filature diminueront en proportion, de sorte qu’il sera de l’intérêt des
entrepreneurs de faire ouvrager leurs cotons filés. »

C’est dire qu’on devra aussi perfectionner la technique du tissage.


Dans quelques papeteries, notamment à Annonay, on substitue
l’industrie mécanique au travail à la main. Mais la plupart de ces éta-
blissements sont dotés d’un outillage sommaire et n’emploient que
quelques ouvriers.
Henri Sée 119
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Dans l’industrie métallurgique, on commence à remplacer la fonte


au bois par la fonte au coke, comme on le fait déjà à Montcenis sur
une grande échelle, et, en 1787, est fondée la Société par actions du
Creusot, qui, comprenant 4 000 actions de 2 500 l. chacune, dispose
d’un capital suffisant pour employer des machines à vapeur, des mar-
teaux-pilons, un outillage perfectionné et coûteux.
Un mémoire de juin 1787 contient à cet égard des données bien si-
gnificatives :

« On peut couler dans les quatre hauts fourneaux dix millions de fonte par an,
à raison de 2 500 000 livres par fourneau ; ainsi, le département de la marine
pourrait, dans le cas où ses besoins l’exigeraient, tirer de Montcenis 2 000 piè-
ces de canon dans une année... Les machines à feu, qui font mouvoir les souf-
flets, les marteaux et les foreries de Montcenis suppléent aux cours d’eau dont
se servent les autres forges du royaume... Les chemins de fer que l’on a faits à
Montcenis, à l’imitation de ceux d’Angleterre où des particuliers en ont de 5 à
6 lieues de longueur, paraissent au premier coup d’œil, comme les machines à
feu, très dispendieux ; mais, lorsqu’on voit sur ces chemins un seul cheval
traîner le poids de cinq chevaux, on cesse de s’alarmer sur le sort d’une pareil-
le mise hors. »

A la fonderie d’Indret, créée en 1777, on dépense en 1778,


307 000 l., en 1779, 577 000, en 1780, 830 000. Mais Le Creusot et
Indret sont des établissements tout à fait exceptionnels. Presque tous
les établissements sidérurgiques sont encore de très modestes exploi-
tations à outillage rudimentaire et n’employant que huit ou dix ou-
vriers. Les forges sont éparpillées sur tout le territoire, tout au moins
dans les régions forestières, car elles n’usent encore que de charbon de
bois.

Les mines de houille, grandes exploitations capitalistes. — Ce


sont les mines de houille qui annoncent le plus fortement le triomphe
futur de la grande industrie capitaliste. A la suite de l’arrêt de 1744,
établissant qu’aucune mine ne pourrait être exploitée qu’en vertu
d’une concession royale, de grandes compagnies accaparent toute
l’exploitation houillère aux dépens des propriétaires ou des anciens
entrepreneurs. Seules, en effet, elles sont capables d’accomplir les
perfectionnements techniques nécessaires : les sondages, l’ouverture
Henri Sée 120
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

des galeries et des puits, l’aérage, l’épuisement de l’eau ; seules, elles


peuvent employer des « pompes à feu », c’est-à-dire des machines à
vapeur. C’est que ces compagnies — Alais, Carmaux, Anzin surtout
— sociétés par actions, menées par des hommes d’affaires énergiques
et intelligents, soutenues aussi par quelques gentilshommes entrepre-
nants, comme le prince de Croy et le chevalier de Solages, ont l’aspect
de grandes entreprises capitalistes. La Compagnie d’Anzin, en 1789,
compte 4 000 ouvriers et 600 chevaux ; elle emploie 12 machines à
vapeur ; l’extraction du charbon produit 3 750 000 quintaux ; ses bé-
néfices s’élèvent à 1 200 000 l., bien que le prix du charbon ait sensi-
blement diminué. Ainsi, exploitation scientifique, concentration de
nombreux ouvriers, emploi de capitaux considérables : voilà déjà tous
les caractères de la grande industrie capitaliste qui se manifestent dans
l’industrie houillère avant la fin de l’ancien régime.

La petite industrie, toujours prédominante. — Cependant, en


1789, le machinisme et la concentration industrielle n’en sont encore
qu’à leur début. Le régime prédominant, dans toute la France, c’est
celui des petites entreprises, n’occupant que quelques ouvriers. Voici,
par exemple, la généralité d’Orléans, que nous décrit l’inspecteur Tri-
bert, en 1790. On trouve bien à Orléans une grande filature de coton et
il s’en monte une autre à Montargis. Mais la fabrication des bas
s’opère dans 55 ateliers, employant 2 287 ouvriers, dispersés dans la
ville et sa banlieue ; la bonneterie au tricot est une industrie rurale qui
emploie en Beauce 12 000 personnes ; les étoffes de laine et les tein-
tures sont aux mains de fabricants peu aisés ; la ganterie est fabriquée
par 21 maîtres, qui font travailler 900 ouvriers.
Sans doute, en France, à la veille de la Révolution, le capitalisme
commercial commence à exercer une grande action sur l’industrie.
Mais l’évolution y est plus tardive et plus lente qu’en Angleterre ; on
ne perçoit encore que les symptômes d’une révolution industrielle, qui
ne s’achèvera qu’un demi-siècle plus tard.

Table des matières


Henri Sée 121
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages cités aux chapitres VI et VII :


BALLOT Ch., L’Introduction du machinisme dans l’industrie française, publié par
Cl. Gével (Comité des travaux historiques, section d’histoire moderne et
contemporaine, fasc. IX, 1923).
BONNASSIEUX et LELONG, Inventaire analytique des procès-verbaux du Conseil
de Commerce, Paris, 1900, in-4°.
BOURDAIS F. et DURAND R., L’Industrie et le commerce de la toile en Bretagne
au XVIIIe siècle (Comité des Travaux historiques, 1922, fasc. VII).
BOURGIN Hubert et Georges, L’Industrie sidérurgique en France à la veille de la
Révolution, 1920 (Coll. des Doc. économiques de la Révolution).
DEPITRE E., La Toile peinte en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, 1912.
DUTIL Léon, L’État économique du Languedoc à la fin de l’ancien régime, Paris,
1911.
GODART Justin, L’Ouvrier en soie de Lyon, 1901.
HAYEM Julien, Mémoires et documents pour servir à l’histoire du commerce et de
l’industrie en France, 8 séries, Paris, 1911-1924.
Histoire documentaire de l’industrie à Mulhouse, publ. de la Soc. industrielle de
Mulhouse, 2 vol., 1901.
LEVAINVILLE, L’Industrie du fer en France, 1922 (Coll. Armand Colin).
LEVASSEUR E., Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France avant
1789, 2e éd., 1901, 2 vol. in-8°.
LÉVY Robert, Histoire économique de l’industrie cotonnière en Alsace, Paris,
1912.
MANTOUX Paul, La Révolution industrielle au XVIIIe siècle, Paris, 1905.
MARTIN Germain, La Grande Industrie sous le règne de Louis XV, Paris, 1900.
— L’Industrie et le commerce dans le Velay aux XVIIe et XVIIIe siècles, Le Puy,
1900.
PARISET E., Histoire de la fabrique lyonnaise, Lyon, 1901.
CLERGET Pierre, L’Industrie de la soie en France, 1925 (Coll. Armand Colin).
ROUFF Marcel, Les Mines de charbon en France au XVIIIe siècle, Paris, 1922.
SÉE H., Quelques Aperçus sur les métiers urbains en Bretagne au XVIIIe siècle
(Revue d’histoire économique, 1926).
— Le Commerce des toiles du Bas-Maine pendant la première moitié du XVIIIe
siècle (Mémoires et documents, publiés par J. Hayem, 10e série, 1926).
BACQUIÉ F., Les Inspecteurs des manufactures sous l’Ancien Régime, 1669-1792
(Mémoires et documents, publiés par J. Hayem, 11e série, 1927).
Henri Sée 122
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 9

LES CLASSES OUVRIÈRES ET MARCHANDES.

Il importe maintenant d’examiner les répercussions sociales des


phénomènes économiques que nous venons d’exposer. Dans la popu-
lation industrielle et commerçante, les différenciations s’accentuent au
cours du XVIIIe siècle, conséquence même de l’expansion économique.

I. Les artisans.

Leur mode de vie. — Toujours fort médiocre, il semble qu’il de-


vienne encore moins satisfaisant au XVIIIe siècle. Dans la plupart des
villes de province, beaucoup de maîtres, sur lesquels rejaillit la ruine
financière de leurs corporations, sont gênés, ont du mal à vivre, se
trouvent dans un état voisin de la misère, comme le constate le rapport
de l’intendant de Bretagne, de 1755.
Au XVIIIe siècle, comme au XVIIe leur vie est bien étroite. Leur ha-
bitation est peu confortable. A Angers, nous disent les Souvenirs d’un
nonagénaire, « les artisans étaient pour la plupart très étroitement lo-
gés ; outre leur boutique ou atelier, ils n’occupaient souvent qu’une
grande chambre à coucher pour la famille, puis une autre pièce pour
les compagnons que l’on était dans l’usage de nourrir et de loger ».
Les boutiques les mieux achalandées ont un aspect assez misérable :
cependant, à la fin du XVIIIe siècle apparaissent, dans les grandes villes
au moins, quelques magasins vitrés.
L’alimentation est grossière, souvent insuffisante. A Châtellerault,
la femme d’un coutelier décrit ainsi la nourriture : « du pain et de la
soupe plusieurs fois par jour, parce que la viande est trop chère : sou-
Henri Sée 123
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

pe aux herbes, soupe aux carottes, soupe à l’oignon avec l’huile ; on


boit de l’eau à la maison, mais, le lundi, le maître va boire du vin au
cabaret avec ses compagnons ».

Leur condition n’est pas uniforme. — D’ailleurs, la condition


des artisans varie assez sensiblement suivant le métier qu’ils profes-
sent. Les seuls qui soient vraiment aisés, ce sont ceux qui pourvoient à
l’alimentation, surtout les aubergistes, pâtissiers, confiseurs, parfois
les boulangers, plus rarement les bouchers, dont le métier n’est sou-
vent que peu lucratif. Les métiers de l’habillement sont bien moins
avantageux : ils contiennent beaucoup d’artisans, peu fortunés, qui se
font concurrence : tel est le cas des tailleurs et des cordonniers. Dans
le bâtiment, la plupart des maîtres sont assez peu aisés, bien que, par-
mi les maçons et les charpentiers, on trouve déjà des entrepreneurs,
qui disposent de capitaux plus importants. Dans les industries urbaines
du fer, on n’aperçoit encore aucune trace d’une semblable transforma-
tion ; les métiers de taillandiers et de tourneurs sont encore assez mi-
sérables. Parmi les teinturiers et les artisans du cuir, on observe une
grande diversité de conditions.

Artisans perdant leur indépendance économique. — Si une pe-


tite minorité d’artisans tend à s’élever à une classe supérieure, bien
plus nombreux sont ceux qui perdent de plus en plus leur indépendan-
ce économique et tendent à devenir des salariés. Tel est le cas de
beaucoup d’artisans de l’industrie drapière, de plus en plus soumis à la
domination économique des marchands drapiers. Tel est le cas surtout
des maîtres ouvriers de la soie à Lyon, comme l’a montré d’une façon
si précise M. Justin Godart. Le règlement de 1744, aggravant celui de
1667, rend plus stricte la « lettre de crédit » où sont inscrits les tra-
vaux que le maître ouvrier s’engage à livrer au marchand, de sorte
qu’il ne peut que très difficilement quitter le négociant pour lequel il
travaille, et qui fixe, sans le consulter, les prix de façon. Ainsi, une
aristocratie de marchands tient sous sa dépendance une plèbe
d’ouvriers. C’était là le résultat d’une évolution fatale ; les marchands,
disposant de capitaux souvent considérables, devaient, à mesure que
Henri Sée 124
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

la production et le marché s’étendaient, faire la loi aux ouvriers, qui


n’avaient pas d’avances.
En fait, les prix de façon, que les marchands imposent aux ou-
vriers, sont insuffisants pour assurer à ces derniers une vie convena-
ble. Beaucoup d’entre eux sont réduits à la misère et réclament en
vain un tarif équitable. Leur budget est toujours en déficit, même
lorsque l’industrie est prospère. La journée de travail est excessive :
« toujours, déclare l’abbé Bertholon, l’ouvrier fabricant devance
l’aurore et prolonge ses travaux bien avant dans la nuit, pour pouvoir,
par la longueur du temps, compenser la modicité des salaires insuffi-
sants. Aussi des révoltes éclatent-elles assez fréquemment ; on les ré-
prime durement, et elles n’ont pas pour effet d’améliorer le sort de ces
malheureux ouvriers ».

II. Les marchands, les négociants, les directeurs de manufactures.

Diversité des conditions. — Parmi les corporations marchandes, il


en est dont certains membres, par leur situation de fortune, confinent à
la haute bourgeoisie ; ce sont surtout les corporations des apothicaires,
des imprimeurs et libraires, des orfèvres, des merciers, des marchands
de drap et de soie. Mais, dans d’autres corporations, on constate des
conditions bien diverses ; tel est le cas des épiciers. Puis il y a beau-
coup de petits marchands : tels, les fripiers et surtout les revendeuses,
regrattières, etc...
Dans la bourgeoisie commerçante, la place la plus haute est tenue
par les négociants en gros, qui échappent à l’organisation corporative.
On a déjà vu le rôle qu’ils jouent, comment, dans l’industrie textile
surtout, ils commencent à imposer leur domination économique aux
artisans. Ils ouvrent directement la voie à la classe des grands patrons
industriels. Dans les ports comme Nantes, Bordeaux, Marseille, ce
sont les armateurs qui constituent le principal contingent de la classe
des négociants et jouent un rôle prépondérant. D’ailleurs, ils ne se
bornent pas à l’armement ; ils font le plus souvent le commerce de
commission et entreprennent l’assurance maritime.
Henri Sée 125
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

C’est dans la même classe qu’il faut ranger les directeurs de manu-
factures, qui nous apparaissent parfois comme de grands capitalistes,
ainsi que les concessionnaires de mines, tels les Mathieu, les Tubeuf,
gros entrepreneurs qui se trouvent à la tête de puissantes sociétés capi-
talistes.
Les négociants possèdent déjà une situation prépondérante dans les
rangs du tiers état ; c’est ainsi que, dans les assemblées électorales de
1789, bien que peu nombreux, ils éclipsent souvent les maîtres des
corporations et sont souvent les seuls, avec les hommes de loi et les
bourgeois vivant noblement, à rédiger les cahiers du tiers.
L’opposition se marque entre négociants et artisans, tandis que les
maîtres des métiers et les compagnons ont souvent les mêmes intérêts.

Le mode de vie de la bourgeoisie commerçante. — Comme il y


a de grandes différences de situation entre les simples marchands et
les négociants, leur genre de vie diffère aussi profondément. Les mar-
chands, même aisés, vivent très simplement ; ils n’ont pas de salon ;
ils mangent dans leur cuisine. Au contraire, les négociants ont un train
de vie souvent plus luxueux que les nobles. Les armateurs de Nantes,
ceux de Bordeaux et de Saint-Malo se font construire de splendides
demeures, et ils connaissent tous les raffinements du luxe. Dans la se-
conde moitié du siècle, on constate encore un nouveau progrès du luxe
et du confort ; dans une petite ville comme Laval, les négociants en
toile se font élever de nouvelles habitations ou modifient tout
l’aménagement des anciennes ; ils ne se contentent plus d’une « pièce
à feu », ils ne vivent plus dans leur cuisine, ils veulent déjà se donner
un bien-être tout moderne.

III. Les compagnons.

Les diverses catégories. — Il faut distinguer, parmi eux, les ou-


vriers des corps de métiers et ceux des manufactures. Ceux-ci sont
plus mobiles et parfois on n’exige d’eux aucun apprentissage régulier.
Il leur est plus facile aussi de franchir les divers échelons de la hiérar-
chie. Mais, d’autre part, ils sont soumis à la discipline plus sévère des
Henri Sée 126
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

règlements d’ateliers. Il leur est difficile aussi de quitter la manufactu-


re : il leur faut un « congé par écrit » ; c’est déjà l’obligation du livret.
A ceux qui passent à l’étranger et que l’on considère comme des dé-
serteurs on inflige des peines fort sévères. Les ouvriers des corps de
métiers sont traités d’une façon plus paternelle ; les maîtres souvent
voient en eux des hommes appartenant à la même classe.

Condition de vie. — Le niveau de vie de l’ouvrier ne diffère pas


profondément du standard of life du maître, seulement, il lui est enco-
re inférieur. Il habite, en général, une mansarde peu confortable et son
mobilier rudimentaire a une valeur qui ne dépasse guère une centaine
de livres. Par son habillement il se distingue aussi, beaucoup plus
qu’aujourd’hui, des autres classes de la société. Quand le compagnon
est logé et nourri par le maître, son genre de vie est très variable sui-
vant les métiers et les maîtres ; les papetiers ont su obtenir une nourri-
ture confortable.
A quel point est dure la condition du compagnon, c’est ce que
montrent surtout la durée de la journée de travail et les salaires.
En règle générale, la journée commence de bonne heure et finit
tard. A Versailles, dans nombre d’ateliers, on besogne de 4 heures du
matin à 8 heures du soir ; à Paris, dans la plupart des métiers, on tra-
vaille seize heures, et les relieurs et imprimeurs, dont la journée ne
dépasse pas quatorze heures, sont considérés comme des privilégiés. Il
est vrai que le travail était moins intense que de nos jours et que les
journées de chômage, imposées par les fêtes, étaient nombreuses ;
mais les journées de travail n’en étaient pas moins pénibles.
Quant aux salaires, ils sont évidemment très variables, suivant les
métiers et suivant les localités. Les plus favorisés des compagnons,
des ouvriers qualifiés des villes, peuvent gagner 40 sous ; mais, dans
l’industrie textile notamment, la moyenne ne dépasse pas 20 ou 25
sous ; en Bretagne, un tisserand ne reçoit guère plus de 10 à 12 sous,
une fileuse, 5 à 6 sous ; dans les mines mêmes, les manœuvres ga-
gnent souvent moins de 15 sous, les ouvriers qualifiés, de 20 à 25
sous. Dans les villes, il existe une grande quantité de manœuvres,
exerçant de petits métiers, et qui ne parviennent pas à gagner leur vie.
Les salaires se sont élevés, il est vrai, sous le règne de Louis XVI,
Henri Sée 127
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

mais, à cette époque aussi, s’est produite une hausse des prix qui dé-
passe de beaucoup la hausse des salaires, de sorte que la condition des
ouvriers s’est plutôt aggravée.
Ce qui prouve, en tout cas, combien la condition des ouvriers était
précaire, c’est qu’à chaque époque de crise, un grand nombre
d’ouvriers sont réduits positivement à la mendicité ; cette misère ap-
paraît d’une façon frappante lors de la crise de 1787-1789, qui a sin-
gulièrement contribué à provoquer la Révolution.

L’organisation ouvrière. Les compagnonnages. — Si les ou-


vriers n’ont pu améliorer sensiblement leur condition, c’est qu’il
n’existe pas d’organisation ouvrière vraiment forte.
Il est vrai que les compagnons, exclus des confréries des maîtres,
forment des confréries particulières, qu’on ne peut arriver à dissoudre.
Ils forment aussi des associations générales, des compagnonnages,
presque exclusivement restreints aux métiers du tour de France. Les
compagnons du devoir ou dévorants et les compagnons du devoir de
liberté ou gavots ne ressemblent, d’ailleurs, que fort peu aux moder-
nes syndicats ; ce sont des associations secrètes, où un rituel, affectant
des formes mystérieuses, joue un grand rôle. Cependant, les compa-
gnonnages constituent des organes de défense et de résistance vis-à-
vis des maîtres ; ils établissent des secours mutuels, jouent un grand
rôle dans l’embauchage des ouvriers, au grand déplaisir des maîtres,
que souvent ils parviennent à mettre à l’index en prévenant leurs ca-
marades par des sortes de circulaires. Ils ont donc rendu de sérieux
services aux ouvriers des métiers du tour de France. Mais la rivalité
des deux compagnonnages, qui se manifeste souvent par des rixes
sanglantes, les a empêchés de jouer un rôle pleinement efficace. Cette
concurrence déplorable prouve précisément à quel point les ouvriers
ont encore peu la conscience de leurs intérêts collectifs.
Les ouvriers de certains métiers, cependant, se distinguent par la
puissance de leur organisation ; tels, les papetiers qui, grâce à elle,
obtiennent des conditions de vie meilleure ; tels aussi les chapeliers,
qui s’entendent même avec les ouvriers belges, comme l’a montré
M. des Marez. Il semble qu’il existe déjà, dans certains centres au
Henri Sée 128
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

moins, des sociétés de secours mutuels qui servent de couvert à de


véritables sociétés de résistance.

Les grèves. — Les coalitions temporaires deviennent plus fréquen-


tes au XVIIIe siècle qu’aux époques antérieures. Mais ce sont surtout
des explosions de colère violentes, qui s’éteignent rapidement. Certai-
nes grèves, comme la grève des imprimeurs de Paris, en 1724, sont
provoquées par le désir d’empêcher l’entrée dans les ateliers
d’ouvriers étrangers ou non qualifiés, qui font baisser le prix de la
main-d’œuvre. D’autres, comme la grève des relieurs de Paris (1776),
ont pour objet la réduction de la journée de travail. Mais c’est surtout
la question des salaires qui détermine les mouvements ouvriers. En
1724-1725, au moment où, pour abaisser les prix, on veut réduire les
salaires, on signale un mouvement général dans les métiers parisiens,
mais qu’on est parvenu assez rapidement à étouffer. A Paris, sous le
règne de Louis XVI, il y eut un mouvement gréviste assez étendu :
même les gagne-deniers, jusqu’alors sans organisation, ont formé une
coalition. A Marseille, en 1787, éclate une grève très inquiétante
d’ouvriers chapeliers.
Mais les grèves sont, en général, condamnées à des échecs, parce
qu’elles sont presque toujours localisées à une corporation ou à une
ville. D’autre part, les maîtres se coalisent contre les compagnons,
s’entendent pour empêcher la hausse des salaires et intimider ceux de
leurs confrères qui seraient disposés à céder aux réclamations ouvriè-
res.

L’attitude des pouvoirs publics. — Considérons encore qu’au


e
XVIII siècle, les pouvoirs municipaux et l’autorité royale se montrent
particulièrement hostiles aux revendications ouvrières. On réprime
durement les grèves des tondeurs de Sedan et celles des compagnons
parisiens, à l’époque de Louis XVI.
L’État, au moment même où il tend à relâcher les règlements de
fabrication, s’applique plus activement à renforcer la réglementation
du personnel. Il se préoccupe surtout de lier l’ouvrier au patron. Rien
ne le montre mieux que les lettres patentes de janvier 1749, qui défen-
Henri Sée 129
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

dent aux ouvriers, sous peine de 100 livres d’amende, de quitter leurs
maîtres sans un congé écrit, qui interdisent aussi aux compagnons de
s’assembler, de « faire confrérie », de « cabaler, pour se placer les uns
les autres chez des maîtres ou pour en sortir, ou d’empêcher, de quel-
que manière que ce soit, lesdits maîtres de choisir eux-mêmes leurs
ouvriers, soit français, soit étrangers ». Ainsi on veut soumettre étroi-
tement l’ouvrier au patron ; c’est qu’on songe uniquement à favoriser
la fabrication, à accroître la production.
L’édit de Turgot, de 1776, supprime toute association de compa-
gnons, comme toute corporation de maîtres, et le ministre réformateur
conserve toutes les mesures policières en usage contre les associations
ouvrières. Enfin, le règlement de police du 12 septembre 1781 accen-
tue encore les prescriptions antérieures, interdit aux ouvriers de for-
mer des confréries, de tenir des assemblées, de cabaler pour augmen-
ter leurs salaires ; ils ne pourront quitter leur patron qu’après l’avoir
prévenu à l’avance et terminé l’ouvrage en train ; ils ne pourront être
reçus chez aucun maître s’ils ne lui présentent un congé écrit de leur
ancien patron. L’obligation du livret est bien devenue générale. A tout
instant, Parlements, intendants, officiers de police rendent des arrêtés
contre des coalitions, des assemblées, condamnent des ouvriers com-
me « cabaleurs ». On montre une grande défiance même à l’égard des
mutualités, qui se contentent, comme la Société des faïenciers de Ne-
vers, d’assurer à leurs membres des secours en cas de maladie et
d’assister les vieillards. On supprime brutalement la société de secours
fondée par les chapeliers de Marseille en 1772. On craint sans doute,
— et ce n’est peut-être pas sans raison —, que ces associations ne ser-
vent de masques à des organisations plus militantes.

Il n’y a pas encore de question ouvrière. — Une preuve encore


que les ouvriers ne comptent guère dans la société de l’ancien régime,
c’est qu’ils ne participent que bien faiblement à la consultation natio-
nale à laquelle donna lieu la convocation des États Généraux de 1789.
Tandis que les paysans eurent la faculté d’exprimer leurs doléances
dans d’innombrables cahiers de paroisses, les compagnons n’ont pas
pu, pour ainsi dire, faire entendre leur voix. Seuls, les maîtres des mé-
tiers ont pris une part active aux assemblées électorales. Aussi ne pos-
sédons-nous que quelques cahiers des compagnons de Troyes et de
Henri Sée 130
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Marseille, et leurs revendications se confondent, en général, avec cel-


les des maîtres ; c’est le cas, tout au moins, pour les ouvriers de
Troyes, qui, comme leurs patrons, s’élèvent contre les pratiques des
négociants, protestent contre l’introduction des machines et
l’extension de l’industrie rurale. Très visiblement, en 1789, les ou-
vriers ne se rendent guère compte encore de leurs intérêts collectifs de
classe. Ils n’ont pas une idée nette des réformes qu’il conviendrait
d’apporter à la législation ouvrière, et, lorsque la loi Le Chapelier, de
1791, interdit toute coalition ouvrière, elle semble n’avoir pas indigné
outre mesure les compagnons parisiens, qui s’agitent surtout, on pour-
rait dire presque exclusivement, pour des questions de salaires.
Ainsi, la question ouvrière ne se pose nullement comme elle se po-
sera plus tard. On ne perçoit pas encore nettement la lutte entre le ca-
pital et le travail ; on l’entrevoit peut-être d’une façon confuse ; elle
n’apparaîtra en pleine lumière que lorsque les formules théoriques en
seront données. Et on se l’explique aisément si l’on considère que les
ouvriers sont encore relativement peu nombreux, que la petite indus-
trie est toujours prédominante, que le machinisme fait à peine son ap-
parition et que la concentration industrielle n’en est encore qu’à ses
débuts. La question sociale qui se pose en 1789, c’est la question
paysanne, et c’est elle que les assemblées révolutionnaires, sous le
coup des troubles agraires, devront résoudre.
Est-ce à dire que la classe ouvrière n’ait joué aucun rôle pendant la
crise révolutionnaire ? Artisans et compagnons formeront l’élément
actif des journées révolutionnaires et tiendront une place importante
dans les sociétés populaires. Mais la question sociale qui soulève les
masses populaires, ce n’est pas celle de l’organisation du travail, mais
bien celle des subsistances. Le chômage, la misère, la crainte de la
disette, voilà ce qui émeut surtout le prolétariat des villes. Pour que la
question ouvrière se pose vraiment, il faudra une profonde transforma-
tion économique, le développement de la grande industrie, le triomphe
du machinisme ; c’est surtout grâce à ces phénomènes économiques
que la classe ouvrière prendra nettement conscience de ses intérêts
collectifs.
Table des matières
Henri Sée 131
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages cités aux chapitres VI et VII :


BLOCH Camille, Études d’histoire économique de la France (1760-1789), Paris,
1900.
BABEAU A., Les Artisans et les domestiques d’autrefois, Paris, 1886.
BOURDE DE LA ROGERIE, Notes sur les papeteries des environs de Morlaix (Bulle-
tin historique et philologique, 1911).
DES MAREZ G., Le Compagnonnage des chapeliers bruxellois, Bruxelles, 1909.
FOURNIER J., Cahiers de doléances de la sénéchaussée de Marseille, Marseille,
1908.
HAUSER H., Les Compagnonnages d’arts et métiers de Dijon aux XVIIe et XVIIIe
siècles (Revue bourguignonne d’Enseignement supérieur, 1907).
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l’histoire de l’industrie et du commerce, t. I).
MARTIN Germain, Les Associations ouvrières au XVIIIe siècle, Paris, 1900.
RICHARD J.-M., La Vie privée dans une province de l’Ouest, Laval aux XVIIe et
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XVIII siècles, Paris, 1922.
ROUFF M., Tubeuf, un grand industriel français au XVIIIe siècle, Paris, 1922.
TARLÉ E., La Classe ouvrière en France pendant la Révolution, en russe (analysé
par Karéiev, Révol. franc, 1912, t. 62).
VERNIER J.-J., Cahiers de doléances du bailliage de Troyes, 1909 (Coll. des Doc.
écon. de la Révolution).
Henri Sée 132
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 10

LES GENS DE FINANCE.

La classe des gens de finance comprend deux grands groupes : 1°


les banquiers ; 2° les officiers de finance qui, à un titre quelconque,
gèrent les finances royales.

Les banquiers. — Les banquiers et gens d’affaires ne jouent enco-


re qu’un rôle secondaire. La banque lyonnaise, si importante au XVIe
siècle, est bien déchue de son ancienne splendeur. A Paris, le nombre
des banquiers s’accroît au cours du XVIIIe siècle, surtout dans la se-
conde moitié du siècle, mais ils s’occupent plus encore des emprunts
de l’État que d’affaires industrielles et commerciales. Le change est
encore l’une de leurs principales fonctions ; ils reçoivent, en grande
quantité, des piastres de l’Amérique espagnole, que fournit le com-
merce de Cadix, et les échangent contre des valeurs françaises. En
province, les banquiers sont très peu nombreux ; une ville comme An-
gers n’en comptait aucun en 1789. A Rennes, il n’y en avait guère que
deux ou trois, dont l’importance peut s’expliquer par le voisinage de
la place de Saint-Malo et le commerce des toiles, qui donne lieu, en
Bretagne, à un trafic fort actif. Il est vrai que les divers officiers de
finance se livraient le plus souvent à des opérations de banque.
Il convient de signaler la part très considérable que prennent à la
banque française des Genevois, comme Thélusson, Isaac Vernet, Sa-
ladin, Necker ; l’histoire de leur activité resterait encore à écrire.
Les banquiers de la cour ont une situation particulièrement impor-
tante. On peut citer parmi eux : Jean-Joseph de la Borde, un des plus
puissants manieurs d’argent de l’époque, qui donna à chacune de ses
deux filles un million de dot, et Magon de la Balue, de la famille des
Henri Sée 133
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

grands armateurs malouins, qui fut mêlé à toutes les grandes affaires
et devint fermier général.
Parmi les gens d’affaires, il faut citer encore Samuel Bernard, qui
profita surtout des embarras du Trésor, à la fin du règne de Louis
XIV ; peu délicat dans ses tractations, ayant fait, en 1709, une faillite
de 30 millions, il était cependant, au début du règne de Louis XV, le
plus puissant des hommes de finance. Seuls, les Crozat pouvaient ri-
valiser avec lui. Les Pâris, fils d’un cabaretier de Moirans (en Dau-
phiné), avaient fait leur fortune comme fournisseurs d’armée. Ce fut
Pâris-Duverney qui fut chargé de la liquidation du système de Law.
Éloignés des affaires pendant le ministère de Fleury (1726-1743), Pâ-
ris-Duverney et son frère, Pâris de Montmartel, restent, pendant le rè-
gne de Louis XV, les grands capitalistes que l’on trouve mêlés à tou-
tes les affaires commerciales et industrielles exigeant de fortes mises
de fonds.

Les officiers des finances. — Mais les officiers des finances roya-
les tiennent une plus grande place encore que les hommes d’affaires.
Ils sont très nombreux. Que l’on songe que chaque généralité compte
deux receveurs généraux alternatifs, et chaque élection, un receveur
particulier. Puis viennent les officiers des différentes administrations
financières. Ainsi, dans une ville comme Rennes, vers le milieu du
e
XVIII siècle, outre le trésorier général des États, les rôles de la capita-
tion nous révèlent l’existence d’un receveur des domaines, d’un rece-
veur des octrois, d’un contrôleur des eaux et forêts, de deux receveurs
des fouages, d’un receveur des saisies réelles, d’un agent des fermes,
d’un trésorier des guerres, d’un directeur des vivres, d’un directeur de
la Trésorerie, d’un directeur et d’un essayeur de la monnaie, d’un re-
ceveur du tabac, d’un directeur et d’un caissier général des devoirs,
des employés du contrôle (directeur et ambulants). Tous ces officiers,
qui ont des cotes élevées de capitation, jouissent d’une situation de
fortune vraiment brillante. Et encore en Bretagne n’y a-t-il pas
d’officiers de la gabelle.

Les fermiers généraux. — Au premier rang des gens de finance


se placent les fermiers généraux. On comprendra leur importance si
Henri Sée 134
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

l’on considère que de la ferme générale dépend tout ce que nous appe-
lons aujourd’hui impôts indirects : aides, contrôles, domaine, traites,
gabelle, tabac. Tous les six ans, le bail de ces revenus était adjugé à un
particulier pour une certaine somme ; celui-ci avait comme cautions
des financiers, qu’on appelle improprement fermiers généraux, et qui
étaient au nombre de 40. Ils versaient, chacun, un cautionnement,
d’abord d’un million, puis de 1 560 000 livres à partir de 1768 ; ils
touchaient les intérêts de ce cautionnement à 10 % et, en outre, une
indemnité fixe d’environ 30 000 livres. L’accroissement progressif
des baux de la ferme générale marque la hausse de ses revenus : en
1726, 80 millions ; en 1744, 92 ; en 1756, 110 ; en 1768, 132 ; en
1774, 152. Necker, en 1780, a ôté à la ferme générale les aides, qui
furent données à une régie générale, et les domaines, qui furent
confiés à une « administration générale », ce qui n’empêcha pas le
dernier bail, celui de 1786, d’atteindre la somme de 150 millions. Ce
qui aggravait les abus que l’on reprochait à la ferme générale,
c’étaient les croupes, c’est-à-dire les « parts d’intérêt » servies à des
personnes qui avaient contribué à fournir les cautionnements des fer-
miers généraux ou qui simplement avaient, par leur influence, fait at-
tribuer un poste de fermier général à tel ou tel financier. On ne saurait
nier les abus auxquels donnait lieu la perception des impolis affermés,
mais ces abus allaient en s’atténuant, vers la fin de l’ancien régime, et
il ne faut pas croire sur parole des pamphlétaires, comme Darigrand,
l’auteur de l’Anti-financier, de 1763, ni le marquis de Mirabeau.
On a beaucoup reproché à certains fermiers généraux leur basse
extraction. On compte, il est vrai, parmi eux, surtout dans la première
moitié du siècle, des hommes qui avaient débuté comme valets, tels
que Teissier et La Bouexière. Mais la plupart avaient commencé leur
carrière comme agents des finances ; ce fut, par exemple, le cas de
Bouret, receveur général à la Rochelle, puis trésorier général de la
maison du roi ; on cite un de ses collègues qui a été receveur général
de Tours. Grimod de la Reynière avait pour père un financier. Dupin
était le fils d’un receveur de tailles et sa fortune avait pour origine son
mariage avec une fille naturelle de Samuel Bernard. Lallemand de
Retz, Live de Bellegarde, d’Arnoncourt, fermiers généraux en 1726,
appartenaient à des familles aisées et considérées. Quelques-uns mê-
me, comme d’Arconville et d’Angray de Vallerand, étaient issus de la
noblesse de robe.
Henri Sée 135
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Ce qui est vrai, c’est que beaucoup d’entre eux jouissaient


d’énormes fortunes ; tels Bouret, auquel on attribuait un revenu de
1 500 000 livres, et Thoynard qui, en 1753, laissa 19 millions à son
fils, lequel ne tarda pas à les dissiper. Les fermiers généraux devinrent
célèbres aussi par leur faste. A Paris, ils se font construire de splendi-
des hôtels, parmi lesquels on peut citer l’hôtel de Samuel Bernard,
dont les curieux restes sont conservés au musée André ; à la campa-
gne, ils ont de superbes résidences, sans compter les « petites mai-
sons » ou « folies » des faubourgs. Dans les environs immédiats de
Paris, à Passy, Auteuil, Vanves, Ivry, Puteaux, Neuilly, on admire les
maisons de campagne des riches financiers. Ce sont eux qui comman-
dent les plus riches ameublements, les œuvres d’art du goût le plus
sûr ; c’est pour eux que travaillent les artisans et les artistes les plus
habiles. Les mémoires et les correspondances du temps nous entre-
tiennent aussi des folles dépenses auxquelles se livrent les financiers
pour leurs maîtresses, comédiennes ou « filles d’opéra ».

Rôle social des financiers. — Les financiers ont certainement


contribué à la splendeur de la vie parisienne au XVIIIe siècle, qui a si
vivement frappé J.-J. Rousseau, l’amateur des mœurs simples. Dans la
Nouvelle-Héloïse, il montre que les arts ne travaillent que pour cette
société de richards ; les auteurs dramatiques eux-mêmes ne savent
plus, comme Molière, faire parler les gens du peuple ; ils ne peignent
que des gens qui « ont un carrosse, un suisse, un maître d’hôtel ».
Cependant, Rousseau a été l’ami, le commensal, l’hôte, à
l’Ermitage, de Mme d’Epinay, dont la maison s’ouvrait hospitalière
aux hommes de lettres. Voltaire, de son côté, a eu bien des relations
avec les financiers et notamment avec La Poplinière. Faut-il rappeler
que, dans son salon, à sa table, Helvétius réunissait tout ce que Paris
comptait de littérateurs distingués et de penseurs illustres ?
Ces financiers, en effet, ont voulu faire figure de mécènes ; pour
décorer leurs demeures, ils ont fait appel à des artistes, à des peintres,
à des sculpteurs. Les fermiers généraux ont souscrit aux superbes édi-
tions des Contes et des Fables de La Fontaine ; ce sont les éditions des
fermiers généraux, si recherchées des bibliophiles.
Henri Sée 136
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

La nouvelle génération des fermiers généraux. — Toutefois, à


partir de 1755, on constate un grand changement dans le personnel des
fermiers généraux. Les hommes de plaisir ne constituent plus qu’une
minorité, et les Turcarets mal dégrossis ont tout à fait disparu. Nom-
breux sont les titulaires de la ferme générale qui se distinguent par
leur intelligence, leur probité et leur connaissance des affaires : tel,
Jacques Delahante, fermier général depuis 1765 ; tel Paulze, le beau-
père de Lavoisier. Lavoisier lui-même se fait remarquer de bonne heu-
re par ses connaissances en matière économique ; il consacre une
bonne partie de sa fortune à des recherches de chimie ; il se montre
toujours généreux et désintéressé ; il doit illustrer la science française.
Quant à Benjamin de la Borde, sa gloire est moindre ; mais, musicien,
artiste et littérateur, c’est un homme vraiment distingué. Il semble, en
un mot, qu’on puisse souscrire au jugement de Mollien, lorsqu’il dé-
clare :

« La très grande majorité des fermiers de 1780, par la culture de l’esprit et


l’aménité des mœurs, tenait honorablement sa place dans les premiers rangs
de la société française et plusieurs, par la direction qu’ils avaient donnée à
leurs études, auraient été très disposés à mieux servir l’État, même avec moins
de profit, si les ministres, connaissant mieux leur siècle, avaient su mieux dis-
cerner les sources de la fortune publique, y mieux puiser et la diriger plus ha-
bilement vers son véritable but. »

Il n’en est pas moins vrai que la dureté des impôts que percevait la
ferme générale avait pour conséquence de rendre impopulaires ses
titulaires ; on s’explique ainsi que les cahiers de 1789 s’accordent à
demander « l’abolition entière des fermes générales, qui ne contri-
buent qu’à enrichir une vingtaine d’hommes », tout en ruinant le peu-
ple, et l’on comprend, sans en approuver la rigueur impitoyable, le
procès et la condamnation de 1793.
Table des matières

Ouvrages à consulter

THIRION, Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, Paris, 1895.


DELAHANTE, Une Famille de finance au XVIIIe siècle, 1881.
GRIMAUX, Lavoisier, 1888.
Henri Sée 137
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

MARION M., Dictionnaire des institutions de la France aux XVIIe et XVIIIe siècles,
Paris, 1923, art. croupes, ferme générale, receveurs généraux.
BIGO Robert, Les Bases historiques de la finance moderne, Paris, 1933, in-16.
HARSIN Paul, Œuvres complètes de John Law, Paris, 1934, 3 vol. in-8o, et nom-
breux travaux sur le Système. — Les doctrines monétaires et financières de la
France du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 1928, in-8o.
BOUCHARY Jean, Les Manieurs d’argent à Paris à la fin du XVIIIe siècle, Paris,
1939, in-8o.
Henri Sée 138
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 11

HAUTE ET MOYENNE BOURGEOISIE.

II est toute une catégorie du tiers état dont l’existence dépend


moins strictement du régime économique ; ce sont les hommes de loi,
les médecins, et aussi les bourgeois qui sont réputés « vivre noble-
ment », c’est-à-dire qui vivent de leurs rentes.

Les professions libérales. — Avocats, procureurs, notaires, agents


seigneuriaux, tous ces hommes de loi appartiennent à la même classe
sociale. Au premier rang, surtout dans les villes parlementaires, com-
me Rennes ou Dijon, figurent les avocats et les procureurs. A Rennes,
les procureurs au Parlement, au nombre de plus de 80, ont souvent une
situation de fortune fort importante. Les avocats, plus nombreux enco-
re, sont dans l’ensemble moins aisés, mais un certain nombre d’entre
eux, jouissant d’une grande notoriété, occupent dans la ville une place
de premier rang ; ainsi s’explique le rôle qu’ont joué, en 1789, des
hommes comme Le Chapelier, Lanjuinais, Glezen, etc.. Les procu-
reurs des sièges présidiaux et surtout les notaires ont une condition
fort inférieure aux avocats. Les offices de notaires, dans les grandes
villes, ne valent guère que 16 000 l. et, dans les campagnes, 3 000.
Quant aux juges des sièges royaux (des bailliages et sénéchaussées),
ou des sièges seigneuriaux, ils sont, dans toutes les régions de la Fran-
ce, en très grand nombre ; mais, bien que beaucoup d’entre eux aient
le titre d’avocats, ils forment une classe bien moins fortunée que les
avocats et procureurs des villes parlementaires.
En général, les membres des autres professions libérales ont une si-
tuation bien inférieure à celle des hommes de loi. Les médecins ce-
pendant, dans les villes importantes, semblent jouir d’une large aisan-
Henri Sée 139
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

ce, et quelques-uns d’entre eux ont, surtout à la fin de l’ancien régime,


une situation morale considérable : tel, un Bagot, à Saint-Brieuc, qui,
maire de la ville, devint plus tard député à l’assemblée législative ;
tels, des médecins très réputés à Paris, comme Vicq d’Azyr, Guillotin,
les Tronchin. Les chirurgiens sont en bien plus grand nombre ; pen-
dant longtemps, confondus avec les gens de métiers, ils sont, dans la
seconde moitié du XVIIIe siècle, considérés comme exerçant une pro-
fession libérale ; c’est qu’en effet on les astreint maintenant à de sé-
rieuses études.
Les professeurs sont beaucoup moins nombreux et jouissent de
beaucoup moins de prestige que de nos jours. D’ailleurs, professeurs
de droit et de médecine sont, avant tout, des avocats ou des médecins.
Les facultés des lettres ou des arts correspondent à ce que nous appel-
lerions l’enseignement secondaire ; une exception est cependant à fai-
re pour le Collège de France. Les collèges sont presque entièrement
entre les mains des ecclésiastiques, surtout jusqu’au moment de
l’expulsion des Jésuites (1762). Aussi, dans la plupart des villes, ne
trouve-t-on que quelques rares maîtres de latin ou de mathématiques,
généralement peu fortunés. Les maîtres et maîtresses d’école, très
souvent nombreux, ont une condition très humble et ne peuvent être
considérés comme appartenant à la bourgeoisie. On peut en dire au-
tant des maîtres de musique, de danse et d’armes.

Bourgeois vivant noblement. — Dans les villes, et surtout dans


les villes importantes, on trouve d’assez nombreux bourgeois qui vi-
vent de leurs rentes, ou, comme l’on dit, qui « vivent noblement »,
sans exercer aucun métier. Ces rentiers ont des conditions de fortune
fort diverses : les uns sont fort riches ; d’autres n’ont qu’une modeste
aisance ; d’autres enfin ne possèdent que de très maigres ressources.
C’est qu’ils sont loin d’avoir tous la même origine : les uns sont des
marchands enrichis et retraités (c’est là une des grandes sources de la
bourgeoisie) ; d’autres, d’anciens hommes de loi ; d’autres encore, des
propriétaires fonciers ; il y a aussi un grand nombre de vieilles demoi-
selles, des veuves. Besnard, dans ses Souvenirs, déclare qu’on se retire
volontiers des affaires, quand on a amassé de 3 000 à 4 000 l. de rente.
Henri Sée 140
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Cette classe de rentiers, de bourgeois « vivant noblement » est bien


l’un des traits caractéristiques de la société française du XVIIIe siècle.
Les familles riches tendent au repos, répugnent à l’effort. En Angle-
terre, cette tendance n’existe guère : les fils de riches bourgeois et de
gentlemen n’hésitent pas à travailler, à se livrer au négoce. Le contras-
te est intéressant à signaler, surtout à une époque où le droit d’aînesse
existait en France, comme en Angleterre.

Les anoblis et le patriciat urbain. — Dans toutes les villes, on


constate l’existence d’une sorte de patriciat urbain. Il comprend un
certain nombre de familles qui détiennent, d’une façon héréditaire, les
charges municipales ; leurs membres sont souvent anoblis, car ces
charges confèrent la noblesse. A eux viennent se joindre des person-
nes anoblies par les charges de judicature. Aussi, presque partout,
voit-on une rivalité, en quelque sorte permanente, entre ces familles,
qui forment la haute bourgeoisie, et la moyenne et petite bourgeoisie
(avocats, médecins, marchands, artisans, etc.). Au moment de la
convocation des États Généraux, il s’élève, dans la plupart des villes,
des luttes fort vives entre ces deux éléments de la bourgeoisie, et l’on
comprend que l’ordre du tiers ait voulu exclure du droit de le repré-
senter à l’assemblée ceux que l’on désigne sous la qualification
d’anoblis.
Notons encore que les bourgeois les plus aisés possèdent souvent,
à la campagne, des propriétés foncières, plus ou moins considérables,
des fermes et des maisons de plaisance. Le cas est fréquent, surtout
dans les environs des villes, et les propriétaires bourgeois ajoutent
souvent à leurs patronymes le nom de leurs terres : ils sont « sieurs
de » ; mais la particule, comme l’on sait, n’est nullement un indice de
noblesse.

Le train de vie. — La haute bourgeoisie ne constitue, d’ailleurs,


qu’une très petite minorité. La classe bourgeoise, dans son ensemble,
a un train de vie fort simple, comme en peut s’en rendre compte par
les inventaires après décès et par un certain nombre de mémoires.
Henri Sée 141
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les Souvenirs d’un nonagénaire, écrits par un Angevin, François-


Yves Besnard, nous montrent avec une grande précision le mode
d’existence des hommes de loi et agents seigneuriaux des petites vil-
les. Besnard nous décrit la maison de sa bisaïeule, veuve d’un notaire.
Au rez-de-chaussée, se trouve une grande pièce servant à la fois de
cuisine, de « salon à manger » et de chambre à coucher, avec deux
lits ; à côté, une autre pièce moins grande, sans cheminée, contient un
seul lit, deux armoires, quelques chaises ; pour les réceptions, il y a un
grand salon, avec une armoire et des fauteuils, et qui contient aussi un
lit. Au premier, une chambre à deux lits et un grenier.
Même en de grandes villes, comme Angers, dans la plupart des
maisons bourgeoises, on ne voit ni tapisseries, ni riche mobilier ; les
vastes cheminées ne contiennent aucun ornement : ni vases de cristal,
ni porcelaine, ni pendules. L’argenterie comporte rarement plus de
douze couverts et quelques gobelets. On se sert d’assiettes et de plats
de terre cuite ou de faïence grossière. Il n’y a qu’une seule servante.
Partout, il est vrai, on possède d’abondantes provisions de linge, sou-
vent assez grossier, mais solide ; la toile est fabriquée par des artisans
de campagne.
« Toutes les familles bourgeoises mangent dans leur cuisine. » On
fait quatre repas par jour : un premier déjeuner à 7 ou 8 heures du ma-
tin ; le dîner, à 11 heures ou midi, comprend une soupe ou un bouilli ;
à quatre heures, le goûter ; le soir, un souper, avec un rôti et de la sa-
lade. Il est vrai que, lorsque l’on a des invités, la table est abondam-
ment servie : on a des pâtés, plusieurs rôtis, des salades, peu de légu-
mes.
Peu de luxe aussi dans les vêtements : la garde-robe comprend des
vêtements d’été et des vêtements d’hiver ; quant aux habits et robes de
noces ou de gala, ils se transmettent, comme aujourd’hui chez les
paysans bas-bretons, d’une génération à l’autre. « Les fontanges ou
rubans de couleurs vives » et les falbalas, nous disent les Souvenirs
d’un nonagénaire, ne sont portés que par les femmes de la noblesse
ou de la haute bourgeoisie ; on ne les voit jamais chez les femmes de
notaires, de chirurgiens ou de « marchands en boutiques ».
D’ailleurs, les dots des filles dépassent rarement 6 000 livres ;
« celles de 10 000 à 15 000 francs supposaient de vastes propriétés ou
Henri Sée 142
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

de grandes richesses commerciales », même dans une ville comme


Angers. C’est seulement dans la haute bourgeoisie (négociants, gens
de finance, hommes de loi fortunés) que le mode d’existence se trans-
forme dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. C’est ainsi que, dans
des villes comme Rennes ou Laval, on construit de nouvelles habita-
tions ou l’on aménage d’une façon plus confortable les anciennes ; on
prend l’habitude d’avoir des salons et des salles à manger ; on com-
mence à faire du feu dans plusieurs pièces. Mais, à Paris même, —
Besnard le remarque aussi —, la moyenne et la petite bourgeoisie vi-
vent fort simplement ; le luxe est réservé à la noblesse, aux financiers,
aux gros négociants.

La culture intellectuelle. — Certains membres de la classe bour-


geoise (c’est, en particulier, le cas des hommes de loi) ont une très
forte culture. On peut s’en rendre compte en étudiant les inventaires
de bibliothèques privées qui nous ont été conservés. L’ancien fonds de
la bibliothèque municipale de Rennes a été, en grande partie, constitué
par la bibliothèque des avocats de Rennes : elle contient les meilleurs
ouvrages qui aient paru au XVIIIe siècle, et notamment la plupart des
écrits « philosophiques ». Les ouvrages juridiques, émanant d’avocats,
sont souvent remarquables, témoignent d’une connaissance approfon-
die de toutes les questions administratives, et plus d’un se distingue
par un grand talent d’exposition.
Arthur Young, voyageant en France peu de temps avant la Révolu-
tion, est frappé de la distinction d’esprit de dames qui appartiennent à
la bourgeoisie ; il est séduit notamment par une Mme Picardet, de Di-
jon, qui est « un trésor pour M. Guyton de Morveau (le célèbre chi-
miste), car elle est capable et désireuse de converser avec lui sur des
sujets de chimie, aussi bien que sur d’autres, soit agréables, soit ins-
tructifs ». Les Mme Roland n’étaient pas très rares dans la société
bourgeoise du XVIIIe siècle.

Sentiments révolutionnaires de la bourgeoisie. — La bourgeoi-


sie, — la haute bourgeoisie surtout —, semble relativement privilé-
giée, car elle est, en général, exempte de la taille et un assez grand
nombre de fonctions lui sont accessibles. Cependant, elle est exclue de
Henri Sée 143
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

beaucoup de charges, et notamment de l’armée, depuis l’édit de 1781 ;


elle ne peut participer aux grandes fonctions administratives, qu’elle
se sent plus apte à remplir que les membres de la noblesse. Elle est
souvent blessée dans son orgueil ou dans son amour-propre. Tous ces
griefs de la bourgeoisie ont été fortement exposés par un gentilhom-
me, le marquis de Bouillé, dans ses Mémoires :

« Les bourgeois avaient reçu en général une éducation qui leur devenait plus
nécessaire qu’aux gentilhommes dont les uns, par leur naissance et leur ri-
chesse, obtenaient les premières places de l’État sans mérite et sans talents,
tandis que les autres étaient destinés à languir dans les emplois subalternes de
l’armée. Ainsi, à Paris et dans les grandes villes, la bourgeoisie était supérieu-
re en richesses, en talent et en mérite personnel. Elle avait dans les villes de
province la même supériorité sur la noblesse des campagnes ; elle sentait cette
supériorité ; cependant, elle était partout humiliée, elle se voyait exclue, par
les règlement militaires, des emplois dans l’armée ; elle l’était, en quelque
manière, du haut clergé, par le choix des évêques parmi la haute noblesse, et
des grands vicaires en général parmi les nobles... La haute magistrature la re-
jetait également, et la plupart des cours souveraines n’admettaient que des no-
bles dans leur compagnie. Même pour être reçu maître des requêtes, on exi-
geait dans les derniers temps des preuves de noblesse. »

On comprend donc qu’en 1789, — et on le voit bien par les cahiers


des États Généraux —, ce soit tout le tiers état qui se soit levé pour
demander l’abolition des privilèges de l’aristocratie, l’admission de
tous à tous les emplois et, dans les campagnes, l’anéantissement du
régime seigneurial, que les paysans ont forcé la bourgeoisie à inscrire
sur son programme. Sans doute, ni la bourgeoisie ni les populations
rurales ne forment des classes bien définies : il y a, parmi elles, bien
des catégories distinctes, dont les intérêts s’opposent souvent. Cepen-
dant, tandis que les deux premiers ordres s’efforcent de sauvegarder
un ensemble de privilèges particuliers, sans se sentir vraiment solidai-
res les uns des autres, les non privilégiés, au contraire, se rendent
compte qu’ils ont tous, contre les privilégiés, les mêmes revendica-
tions à soutenir, les mêmes abus à combattre ; et c’est pourquoi, fai-
sant bloc contre les premiers ordres, ils sentent qu’ils représentent
vraiment la nation.
On a pu soutenir — et avec raison — que beaucoup de nobles
étaient issus du tiers état, qu’il y avait eu, surtout grâce à la vénalité
Henri Sée 144
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

des charges, une lente accession des classes populaires vers la nobles-
se, et que la haute bourgeoisie confinait à la noblesse. Tout cela im-
portait peu à la bourgeoisie du XVIIIe siècle, d’autant plus que les clas-
ses sociales étaient de plus en plus des castes fermées. Puis, ce n’était
qu’une infime minorité du tiers état qui s’élevait à la noblesse. Les
observations de Mireur sont surtout intéressantes pour qui veut se ren-
dre compte des sources de la noblesse.
Les éléments les plus actifs du tiers état ont été les hommes de loi,
mus non seulement par leurs intérêts de classe, mais par les idées
nouvelles, qui excitaient leur enthousiasme ; sans doute, la classe des
négociants, industriels, hommes d’affaires, entreprenante, novatrice,
ennemie de la réglementation et des privilèges juridiques qui entra-
vaient son activité, contribue à saper l’ancien régime. Mais, en 1788-
1789, ce sont les hommes de loi qui jouent le grand rôle, qui mènent
la campagne du tiers état, rédigent la plupart des cahiers de doléances.
Table des matières

Ouvrages à consulter

LAVISSE E., Histoire de France, t. IX.


PORT Célestin, Les Souvenirs d’un nonagénaire, Mémoires de François-Yves
Besnard, Angers, 1880, 2 vol. in-8o.
MONIN, État de Paris en 1789 (Coll. des Documents relatifs à l’histoire de la ville
de Paris), Paris, 1889.
YOUNG Arthur, Voyages en France, trad. Henri Sée, Paris, 1931.
BABEAU, La Ville sous l’Ancien Régime, Paris, 1884.
BUSSIÈRE, La Révolution en Périgord, t. I : la bourgeoisie périgourdine au XVIIIe
siècle, 1877.
SÉE H., La Vie économique et les classes sociales en France au XVIIIe siècle, Pa-
ris, 1924.
MIREUR, Le Tiers État à Draguignan.
Sur une ville de France, voir :
EVRARD Fernand, Versailles, ville du Roi, 1770-1789 (Documents économiques
de la Révolution), Paris, 1935, in-8o.
Henri Sée 145
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 12

LA MISÈRE ET L’ASSISTANCE.

Les historiens qui ont parlé de la société française au XVIIIe siècle


ont souvent décrit avec complaisance tout le décor brillant de cette
civilisation raffinée, grâce à laquelle les privilégiés avaient connu « la
douceur de vivre ». Mais il y a à la médaille un revers qu’on laisse
volontiers dans l’ombre : c’est la misère, qui atteint si durement une
bonne partie de la population des campagnes et des villes. Or, on ne
peut avoir une idée précise de la vie économique et sociale d’une épo-
que, si l’on ne considère pas cet élément essentiel de la question.

La misère dans les campagnes. — Contrairement à ce qui se pas-


se de nos jours, c’est, au XVIIIe siècle, dans les campagnes que la misè-
re est le plus intense. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler ce
que nous avons dit de la propriété paysanne et de l’agriculture.
Partout, on trouve des paysans aisés, des laboureurs, mais ils ne
constituent qu’une infime minorité de la population rurale. La plupart
des paysans n’ont qu’une quantité de terre insuffisante pour les faire
vivre et sont même dénués de toute propriété ; ce fait, qui se manifeste
clairement en Bretagne, apparaît plus frappant encore dans les provin-
ces du Nord, surtout en Artois, en Picardie, en Flandre. Ces journa-
liers n’ont pour vivre que le travail de leurs bras. Leurs salaires sont
généralement très faibles : ils ne dépassent pas 8 à 10 sous par jour en
Bretagne et, même dans les provinces les plus riches, ils sont toujours
inférieurs à 20 ou même 15 sous. S’il y a eu une hausse sur les salaires
à la fin du XVIIIe siècle, elle a été bien moins considérable que la haus-
se des prix.
Henri Sée 146
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

En temps normal, les travailleurs agricoles peuvent tout juste suffi-


re à leurs besoins rudimentaires. Mais vienne une de ces crises si fré-
quentes encore au XVIIIe siècle, une série de mauvaises récoltes, les
voilà condamnés au chômage, précisément au moment où les vivres
renchérissent dans d’énormes proportions. C’est pour des milliers de
familles la misère, l’obligation de demander l’aumône. Les paysans
aisés, loin de les secourir, ne songent qu’à « renchérir leurs grains »,
comme le remarque un curé breton en 1775.

La misère dans les villes. — Dans les villes, on constate souvent


aussi l’existence de nombreux pauvres. Dans une ville comme Ren-
nes, un sixième de la population est trop dénué de ressources pour être
astreint à la capitation, et, parmi ceux qui doivent l’acquitter, il y a de
nombreux manœuvres et petits marchands dont la condition est bien
précaire. D’ailleurs, les compagnons de métiers eux-mêmes n’ont que
de très faibles salaires, qui ne dépassent guère 12 ou 15 sous par jour.
Une crise industrielle ou une hausse des denrées suffit pour les réduire
à la misère. A Vitré, à partir de 1760, la dépression économique qui
atteint la fabrication des toiles réduit les trois quarts des habitants à la
plus noire détresse ; ils meurent de faim dans leurs taudis, comme le
montre la lettre d’un subdélégué, en 1762. Dans les grands centres
industriels, dans la Normandie orientale, en Picardie, en Flandre, en
Champagne, la crise industrielle qui a été déterminée par le traité de
commerce avec l’Angleterre, de 1786, produit une misère extrême
parmi la population ouvrière. Puis, beaucoup de pauvres, qui ne peu-
vent plus subsister dans les campagnes, viennent se réfugier dans les
villes, où ils espèrent trouver du travail ou du moins des aumônes plus
larges qu’aux champs.
Néanmoins, on peut se convaincre que la misère, au XVIIIe siècle,
est plus fréquente et plus intense dans les campagnes que dans les vil-
les. Les épidémies y sévissent plus souvent et y sont plus meurtrières.
Ce sont surtout les pauvres des campagnes qui constituent ces ban-
des de mendiants et de vagabonds que l’on voit parcourir les routes en
tous sens, pillant les villages, détroussant les voyageurs, terrorisant les
habitants des fermes et des hameaux isolés, si nombreux dans l’Ouest.
Ce fléau ne fait que s’aggraver à la fin de l’ancien régime, et les ca-
Henri Sée 147
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

hiers de 1789 s’accordent tous à demander qu’on prenne des mesures


propres à les en délivrer.

Impuissance de la charité. — Contre la misère, la charité privée


se montre absolument impuissante. Les propriétaires nobles, en géné-
ral, ne s’acquittent que très mollement de leurs devoirs de charité, et
les décimateurs ecclésiastiques eux-mêmes ne consacrent que bien
peu d’argent au soulagement des pauvres : c’est ce que déclarent non
seulement les cahiers de paroisses, mais les subdélégués des inten-
dants et les curés eux-mêmes.
Dans les campagnes, au moyen âge, on constatait l’existence d’un
assez grand nombre d’hôpitaux et d’aumôneries ; mais la plupart ont
disparu au XVIe siècle. Quant aux fondations charitables des paroisses
rurales, destinées à soulager les pauvres, elles sont peu nombreuses et
médiocrement dotées.
Dans les villes, l’assistance, en général, laisse aussi fort à désirer ;
M. Chaudron nous dit bien qu’à Troyes elle était parfaitement organi-
sée, mais son argumentation ne nous semble pas convaincante. La
plupart des villes, il est vrai, possèdent des Hôtels-Dieu, et ces hôpi-
taux jouissent de biens-fonds, de rentes mobilières, de dons volontai-
res, plus ou moins abondants, mais qui ne suffisent pas pour
l’hospitalisation des malades, comme le prouvent les enquêtes faites
par l’autorité royale, au cours du XVIIIe siècle, et, si leurs secours ont
quelque efficacité, c’est surtout grâce aux services que leur rendent
certaines communautés religieuses de femmes qui les desservent.
L’Hôtel-Dieu de Rennes ne contient que 120 lits pour une population
de 30 000 habitants et il n’a pas de salle spéciale pour les femmes en
couches. Les hôpitaux de Paris sont organisés de la façon la plus dé-
plorable ; les malades sont entassés pêle-mêle dans des locaux mal-
sains ; on en couche plusieurs dans le même lit ; la nourriture et les
soins médicaux sont également insuffisants ; c’est ce que montre no-
tamment l’enquête que fit faire Necker.
Dans bien des villes, on créa, il est vrai, des marmites des pauvres,
destinées surtout à secourir les pauvres honteux, et tenues par des
sœurs de charité ; c’est l’origine de nos bureaux de bienfaisance. Mais
cette charité, telle que l’exercent, par exemple, les compagnies parois-
Henri Sée 148
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

siales et le Grand bureau des pauvres de Paris, ne s’adresse pas aux


gens les plus misérables ; elle se propose surtout de secourir les bour-
geois tombés dans la misère, les « pauvres honteux », et encore à la
condition qu’ils remplissent strictement leurs devoirs religieux. C’est
que, comme le dit à merveille M. Léon Cahen, « la charité des Com-
pagnies a son origine dans une pensée de dévotion religieuse, non
dans un sentiment de révolte contre la misère humaine ; leurs mem-
bres poursuivent une œuvre, non de justice et d’apaisement social,
mais d’édification personnelle ».

L’assistance de l’État. — Jusque vers 1760, le pouvoir royal ne


s’occupe que faiblement de l’assistance. Il essaie, il est vrai, de com-
battre la mendicité, mais surtout pour des raisons de police, pour
maintenir le bon ordre. C’est dans ce but que, dès le règne de Louis
XIV, le gouvernement ordonne d’enfermer les mendiants et les vaga-
bonds dans des hôpitaux généraux, où on les astreint au travail. On en
installe dans la plupart des villes ; mais leurs ressources sont insuffi-
santes, toujours inférieures à leurs besoins, et ils ne peuvent recevoir
qu’une faible partie des professionnels de la mendicité. Les hôpitaux
généraux doivent souvent aussi recueillir les enfants abandonnés, mais
ils s’acquittent fort mal de ce devoir.
Aussi est-on obligé de laisser les mendiants demander la charité ;
on essaie seulement de réglementer leur profession, comme le montre
un curieux document de 1763, relatif à la ville de Rennes :

« On a distribué à chaque pauvre des boîtes ou troncs de fer blanc, avec des
numéros et armes de la ville ; on désigne à chacun des portes d’église ou des
quartiers pour recevoir des charités dans leur boîte, avec défense de quêter
dans les églises, dans les rues et dans les maisons. »

Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le gouvernement s’occupe


plus activement de l’assistance. Il crée des dépôts de mendicité, où
l’on doit enfermer les vagabonds valides. Mais ces établissements
semblent n’avoir que médiocrement atteint le but pour lequel ils
avaient été créés ; leurs ressources sont insuffisantes et leur organisa-
tion défectueuse.
Henri Sée 149
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

C’est avec Turgot et Necker que des conceptions nouvelles se ma-


nifestent ; l’administration, consciente des devoirs que l’État doit
remplir à cet égard, s’efforce de remplacer les mesures de coercition
par des mesures d’assistance. Turgot, dès 1770, lorsqu’il était encore
intendant en Limousin, disait : « Le soulagement des hommes qui
souffrent est le devoir de tous, et toutes les autorités se réuniront pour
y concourir. » Et, un peu plus tard, Necker écrira dans son Adminis-
tration des finances :

« C’est au gouvernement de faire, pour la classe nombreuse et déshéritée, tout


ce que l’ordre et la justice lui permettent... L’administration saura découvrir
les devoirs de la Société envers l’infortune... dans la distribution des impôts,
dans l’établissement des travaux publics, dans toutes les dispositions propres à
prévenir la misère et la mendicité qui marche à sa suite. »

Des idées analogues se font jour dans les assemblées provinciales,


de 1787-1789.
Turgot, le premier, s’efforça sérieusement d’organiser l’assistance
par le travail en instituant des ateliers de charité. Mais ces ateliers de
charité, s’ils rendirent quelques services, notamment pour la confec-
tion des routes, ne parvinrent pas à supprimer la mendicité et le vaga-
bondage et ne furent qu’un remède insuffisant à la misère. Dans cer-
taines provinces, même, on ne put jamais les organiser, notamment en
Bretagne, où le conflit entre les États et l’administration royale, qui
essayaient de s’en rejeter réciproquement la charge, fit échouer toute
tentative en ce sens. C’est dire que les États provinciaux n’ont guère
contribué à l’œuvre d’assistance. C’est le gouvernement central qui se
montra le plus soucieux de l’organiser véritablement, tout au moins
dans les vingt dernières années de l’ancien régime. Une autre création,
qui fut tentée à la fin de l’ancien régime, ce fut celle des bureaux
d’aumônes ou de charité ; mais elle ne paraît pas non plus avoir donné
de grands résultats :

« Dans plusieurs provinces, lisons-nous dans une lettre de l’intendant de Bre-


tagne, en 1778, on a établi des bureaux d’aumônes et de charité, qui
s’occupent de l’emploi des aumônes qu’ils obtiennent, soit en indiquant des
travaux et fournissant des matières et des outils à ceux qui sont en état de tra-
vailler, soit en procurant des soulagements aux malades dans leur infirmité,
soit en ne faisant que de simples prêts à ceux qui n’ont que des besoins mo-
Henri Sée 150
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

mentanés. »

Mais on ne s’adressait qu’à la charité privée, qui, dans les parois-


ses de campagne, s’était toujours montrée impuissante à secourir les
pauvres. En vain les évêques joignirent-ils leurs efforts à ceux de
l’autorité royale, invitant les recteurs à éveiller les sentiments charita-
bles de leurs paroissiens. Les bureaux d’aumônes ne semblent pas
avoir produit grands résultats, même dans les endroits où l’on put les
instituer.
Les efforts les plus sérieux qui aient été tentés dans les vingt der-
nières années de l’ancien régime ont trait à l’assistance médicale. En
temps d’épidémie, on distribue des médicaments dans les campagnes
comme dans les villes, on commence à nommer des médecins des épi-
démies, et bon nombre d’entre eux furent des hommes de mérite,
comme ce médecin de Saint-Brieuc, Bagot, l’auteur d’intéressantes
Observations médecinales. Turgot a beaucoup contribué à améliorer
l’assistance médicale, notamment en créant, en 1776, la Société royale
de médecine, qui se composa de médecins éclairés, dégagés de la rou-
tine. La Société suscita des enquêtes dans toutes les provinces sur la
santé publique, encouragea les progrès de la thérapeutique,
l’inoculation, etc.. Cependant, l’assistance médicale, surtout dans les
campagnes, laissa encore bien à désirer ; dans les villes mêmes, la po-
pulation se refusait obstinément à se soumettre à l’inoculation ; les
épidémies de variole, de fièvre typhoïde, voire d’influenza, étaient
encore bien meurtrières, plus encore dans les campagnes que dans les
villes. On essaya aussi parfois d’augmenter le nombre des sages-
femmes instruites en favorisant la création de cours d’accouchement,
comme ceux de Mme Delaunay, en 1775 et 1776 ; mais, en 1789, les
cahiers des paroisses se plaignent encore de l’impéritie des sages-
femmes, dont tant de femmes étaient victimes.
En réalité, la charité privée et aussi la charité que les établisse-
ments ecclésiastiques avaient le devoir de prendre en charge s’étaient
montrées impuissantes à combattre la misère, même à l’atténuer en
diminuant le nombre des pauvres. L’État n’avait pas mieux réussi à
réprimer la mendicité et le vagabondage. Mais de nouvelles tendances
se manifestaient à la veille de la Révolution, lorsque des ministres ré-
formateurs essayèrent d’organiser l’assistance par le travail. La néces-
Henri Sée 151
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

sité de réformes profondes s’imposait, et c’est l’État qui devait en


avoir l’initiative. C’est ce que comprirent les assemblées révolution-
naires, et tout d’abord la Constituante, lorsqu’elle institua son Comité
de mendicité. Mais elles ne purent que tracer un vaste programme ; le
temps et les ressources financières leur manquèrent pour le réaliser.
Puis, ce qui était essentiel pour une lutte sérieuse contre la misère,
c’étaient précisément de meilleures conditions de vie économique et
sociale. Le régime de privilèges, qui marquait l’état social de
l’ancienne France, avait pour conséquence directe l’aggravation de la
misère. Si, au XIXe siècle, les progrès de la grande industrie doivent
produire aussi bien des maux et bien des souffrances, surtout dans les
villes, il n’en est pas moins vrai qu’en abolissant le régime seigneu-
rial, en favorisant l’accès des paysans à la propriété, la Révolution
française a eu pour effet d’améliorer la condition économique des po-
pulations rurales. Au XIXe siècle, la misère s’est singulièrement atté-
nuée dans les campagnes ; la mendicité et le vagabondage, ces fléaux
que dénonçaient les cahiers de 1789, ont presque entièrement disparu.
Table des matières

Ouvrages à consulter

Outre les ouvrages de Lefebvre, Sée, etc., cités aux chapitres I et II :


BLOCH C., L’Assistance et l’État en France à la veille de la Révolution, Paris,
1909.
BOISSONNADE P., L’Assemblée provinciale du Poitou et la question de la mendici-
té (1789-1790), Paris, 1904.
VALRAN, Misère et charité en Provence au XVIIIe siècle, 1899.
DUPUY A., Les Épidémies en Bretagne au XVIIIe siècle (Annales de Bretagne, t. I-
III).
CAHEN Léon, Le Grand Bureau des pauvres de Paris au milieu du XVIIIe siècle,
Paris, 1904.
LORÉDAN Jean, La Grande Misère et les voleurs au XVIIIe siècle, Paris, 1910, in-
8o .
RAMBAUD P., L’Assistance publique à Poitiers jusqu’à l’an V, 2 vol., 1914.
CHAUDRON Émile, L’Assistance publique à Troyes à la fin de l’ancien régime et
pendant la Révolution, Paris, 1923.
BLOCH C. et TUETEY, Procès-verbaux du Comité de mendicité de la Constituante
(Coll. des Documents économiques de la Révolution).
Henri Sée 152
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

SÉE Henri, Recherches sur la misère, la mendicité et l’assistance en Bretagne à la


fin de l’ancien régime (Mémoires de la Société d’histoire de Bretagne, année
1925).
Henri Sée 153
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Chapitre 13

LES VŒUX DES DIVERSES CLASSES SOCIALES


EN 1789.

Pour qui veut comprendre la divergence des intérêts économiques


qui se manifeste, au XVIIIe siècle, parmi les diverses classes de la so-
ciété, pour qui veut se rendre compte des catégories sociales qui appa-
raissent dans chacun des ordres, il importe de parcourir les cahiers ré-
digés au moment de la convocation des États Généraux : cahiers géné-
raux des bailliages ou sénéchaussées, cahiers des villes et des parois-
ses rurales, cahiers des communautés de métiers.

Accord des trois ordres. — Il est vrai que les trois ordres
s’accordent dans leurs protestations contre l’absolutisme, ou, pour
mieux dire, contre le despotisme de l’administration royale, tout en
manifestant le plus grand respect pour le principe de la royauté et pour
la personne du Roi. Tous les cahiers s’élèvent contre les lettres de ca-
chet, les arrestations arbitraires, les tribunaux d’exception, la violation
du secret de la correspondance. On ne veut plus de l’ancienne fiscali-
té, on demande la garantie de la dette publique ; on réclame aussi la
réforme complète de la législation criminelle. Tiers état, noblesse et
clergé placent également au premier rang de leurs vœux
l’établissement de la Constitution, l’institution d’États Généraux pé-
riodiques, qui auraient le pouvoir de consentir les impôts, et aussi la
suppression des intendants, ainsi que l’affermissement des libertés
municipales et provinciales. Remarquons toutefois que les nobles et
les membres des Parlements, lorsqu’ils attaquent l’absolutisme, son-
gent surtout au despotisme éclairé, aux réformes égalitaires que des
ministres réformateurs ont essayé d’instituer à la fin de l’ancien régi-
me.
Henri Sée 154
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Les dissentiments entre les ordres. — Mais, sur les autres ques-
tions, éclatent les dissentiments des trois ordres. Ainsi, le clergé se
montre hostile à la liberté de la presse, dénonce la licence de la littéra-
ture, se prononce contre la tolérance religieuse et même contre l’octroi
de l’état civil aux protestants. Il se trouve ainsi en opposition, non seu-
lement avec le tiers état, mais aussi avec la noblesse qui, au XVIIIe siè-
cle, est en partie gagnée au libéralisme philosophique, et qui compte
bien des lecteurs enthousiastes de Voltaire.
Le tiers état, de son côté, s’attaque aux privilèges des deux pre-
miers ordres. Il demande unanimement la pleine égalité des droits,
l’admission de tous à tous les emplois, le vote par tête aux États,
l’abolition du régime seigneurial ou tout au moins le rachat des droits
seigneuriaux, revendication que les paysans ont imposée à la bour-
geoisie. Toutes les catégories du tiers, sentant qu’elles ont les mêmes
revendications à soutenir, les mêmes abus à combattre, ont fait bloc,
pour ainsi dire, contre les ordres privilégiés, et c’est ainsi que le troi-
sième ordre représente vraiment la nation.

Dissentiments parmi les privilégiés. — Les privilégiés, au


contraire, lorsqu’ils se défendent contre les réclamations du tiers état,
c’est surtout un ensemble de privilèges particuliers qu’ils s’efforcent
de sauvegarder sans se sentir vraiment solidaires les uns des autres.
Ainsi, partout on voit des conflits éclater entre les nobles de cour, qui
jouissent de toutes les faveurs de l’État, et la petite noblesse, qui est
exclue des hauts grades de l’armée. La noblesse du Périgord, pour ci-
ter un exemple, déclare dans son cahier :

« Nos députés maintiendront avec toute la dignité de leur origine l’égalité es-
sentielle de la noblesse, qui ne peut être distinguée en plusieurs classes. Nous
nous honorons de considérer les princes du sang comme les premiers de notre
ordre ; nous reconnaissons au Parlement les fonctions de la pairie ; mais nous
n’en reconnaîtrons jamais la prééminence, encore moins les prétentions. Ainsi
nos représentants s’opposeront soigneusement à toute préséance qui pourrait
compromettre dans la chambre de notre ordre la dignité et l’égalité de la no-
blesse française. »
Henri Sée 155
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

La majorité de la noblesse demande l’abolition de la vénalité des


grades militaires, le licenciement des corps privilégiés de l’armée.
Dans l’ordre du clergé, les curés se dressent souvent contre les
évêques et les ordres religieux ; non seulement ils demandent
l’amélioration de leur sort, mais ils veulent une meilleure répartition
des biens ecclésiastiques, qui seraient ainsi consacrés aux besoins du
culte, au soulagement des pauvres ; ils ne sont pas loin de se rallier à
l’idée d’une nationalisation de ces biens. Ils veulent aussi que la dîme
soit rendue à sa « destination primitive », au lieu de ne profiter qu’aux
gros décimateurs. Enfin, ils réclament souvent le rétablissement des
élections ecclésiastiques et des anciens conciles.

Les diverses classes du tiers état. — Considérons maintenant le


tiers état. Les dissentiments entre paysans et bourgeois n’apparaissent
guère dans les cahiers, surtout dans les cahiers généraux des bailliages
et sénéchaussées, car la bourgeoisie, qui a rédigé ces cahiers, a eu
l’habileté d’adopter les doléances des populations rurales contre les
propriétaires privilégiés. Mais, dans les assemblées de paroisses, il
arrive que les paysans, se refusant à accepter le cahier qui leur a été
présenté par les bourgeois de la localité, tiennent une assemblée dissi-
dente et rédigent un cahier distinct ; c’est ce qui se passa assez sou-
vent dans la sénéchaussée de Rennes. Dans les assemblées de baillia-
ges et de sénéchaussées, la bourgeoisie s’arrange de façon à faire élire
des députés de sa classe, bien que les députés des paroisses rurales
soient peu nombreux.
Entre les diverses classes de paysans, les divergences ne laissent
pas de se manifester. Les paysans aisés, les laboureurs, d’une part, et
la masse des paysans pauvres de l’autre, se heurtent surtout dans la
question des communaux, de la vaine pâture. En Normandie, dans
l’Ile-de-France, en Flandre, les paysans peu aisés font souvent préva-
loir leurs réclamations contre la « réunion des fermes » la constitution
de grandes fermes, qui leur porte un si grand préjudice.

Les vœux d’ordre économique. — En matière industrielle, il y a,


nous le savons, conflit d’intérêts entre la classe des négociants et di-
Henri Sée 156
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

recteurs de manufactures et celle des maîtres des métiers. Dans les


cahiers des bailliages et des sénéchaussées, c’est l’influence de la
première qui prédomine, malgré le petit nombre de ses membres ; elle
fait insérer des articles contre la réglementation industrielle et le régi-
me des corporations de métiers. Mais, dans les cahiers des corpora-
tions qui nous ont été conservés, les maîtres assemblés demandent le
maintien de l’ancien régime corporatif, de leurs privilèges, s’élèvent
souvent contre l’emploi des métiers mécaniques, contre l’extension de
l’industrie rurale, qui nuisent si fort à leurs intérêts, et ils prétendent se
réclamer, à cet égard, de l’intérêt public. Quant aux compagnons, ils
peuvent rarement faire entendre leur voix, car ils ne figurent pas aux
assemblées des corporations. Ils ont parfois cependant rédigé des ca-
hiers particuliers, comme ceux qui nous ont été conservés pour Mar-
seille et pour Troyes. S’ils manifestent la même aversion que leurs
maîtres pour les métiers mécaniques, ils se trouvent en opposition
avec eux sur les questions du travail et des salaires ; ils demandent le
droit de former des associations, d’avoir des confréries particulières.
En matière commerciale, ce sont les vœux de la bourgeoisie com-
merçante qui l’emportent le plus souvent, lorsque les cahiers deman-
dent l’abolition des douanes intérieures, des péages et des octrois, qui
nuisent si fort aux transactions, la libre exportation des produits manu-
facturés et des denrées agricoles. Les gros négociants se montrent par-
tisans de la liberté économique, sous toutes ses formes ; mais ils se
plaignent souvent que leur cause ne soit qu’insuffisamment représen-
tée aux élections pour les États Généraux. Contre le traité de commer-
ce avec l’Angleterre, de 1786, c’est une réprobation presque unanime.
Cependant, grâce aux progrès du capitalisme, — au moins sous sa
forme commerciale — des conflits commencent à se dessiner entre la
classe des hommes d’affaires, des spéculateurs, et la masse des
consommateurs, conflits qui s’aggraveront singulièrement à l’époque
de la Révolution, et dont les luttes politiques ne seront souvent que la
manifestation.
Table des matières

Ouvrages à consulter
Henri Sée 157
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Cahiers de doléances pour les États Généraux, et, notamment, les recueils publiés
dans la Collection des Documents économiques de la Révolution (C. BLOCH,
Cahiers du bailliage d’Orléans ; H. SÉE et A. LESORT, Cahiers de la séné-
chaussée de Rennes ; BRIDREY, Cahiers du bailliage de Cotentin ;
J. FOURNIER, Cahiers de la sénéchaussée de Marseille ; J.-J. VERNIER, Ca-
hiers du bailliage de Troyes ; Gustave LAURENT, Cahiers de la généralité de
Châlons-sur-Marne, etc.).
LAVISSE Ernest, Histoire de France, t. IX.
CHAMPION Edme, La France d’après les cahiers de 1789, 2e éd., 1904.
CHÈREST, La Chute de l’ancien régime, 1884-1887.
BLOCH C., Études d’histoire économique de la France, Paris, 1900.
PICARD Roger, Les Cahiers de 1789 au point de vue industriel et commercial,
Paris, 1910 (thèse de doctorat en droit).
MOURLOT F., La Fin de l’Ancien Régime et les débuts de la Révolution dans la
généralité de Caen (1787-1790), Paris, 1913.
Voir Béatrice F. HYSLOP, Répertoire critique des Cahiers des États généraux de
1789, Paris, 1933. Guide à travers les publications de Cahiers entreprises par
le Comité d’Histoire économique de la Révolution, ainsi qu’à travers les ca-
hiers publiés ailleurs.
Henri Sée 158
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Conclusion

A considérer dans leur ensemble la vie économique et l’état social


de la France au XVIIIe siècle, on voit clairement que notre pays présen-
te à peu près le même aspect qu’au siècle précédent.
C’est toujours la propriété foncière qui joue un rôle prépondérant,
et ses traits distinctifs ne se sont que peu modifiés. Le régime seigneu-
rial a pu s’atténuer ; il s’est maintenu cependant jusqu’à la Révolution.
La propriété paysanne s’est conservée et même fortifiée. Ce sont les
paysans qui, comme tenanciers ou comme fermiers, sont les seuls à
exploiter le sol, nourrissant de leur travail les classes privilégiées.
Aussi, en 1789, est-ce la question paysanne qui se pose, et ce sont les
paysans qui en imposeront la solution aux assemblées révolutionnai-
res.
En ce qui concerne le travail industriel, c’est toujours l’ancien ré-
gime de la petite industrie qui prédomine. Les corporations de métiers
sont tombées de plus en plus en décadence longtemps avant que la
réforme de Turgot n’ait menacé leur existence ; elles gardent cepen-
dant leur caractère de corps fermés, aux tendances conservatrices, et
dans lesquels il est de plus en plus difficile de pénétrer, si l’on n’est
pas fils de maître. La réglementation industrielle est battue en brèche,
elle n’a pas disparu, bien qu’à la fin de l’ancien régime on tende à la
laisser tomber en désuétude.
Il semble aussi que des barrières juridiques de plus en plus hautes
se dressent entre les classes sociales. C’est ainsi que la noblesse, bien
que continuant à se recruter, en une certaine mesure, dans la classe des
enrichis, tend à devenir par certains côtés une caste fermée. Les ré-
formations de cette classe, accomplies à l’époque de Louis XIV, bien
qu’ayant été surtout des mesures fiscales, ont retranché de la noblesse
les familles de récente extraction, surtout les familles qui continuent à
se livrer au commerce, les magistrats des sièges secondaires, les gen-
Henri Sée 159
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

tilshommes enfin qui sont trop pauvres pour faire valoir leurs droits.
Ainsi, au XVIIIe siècle, les sièges parlementaires sont fermés aux rotu-
riers, et le fossé se creuse de plus en plus entre les nobles et les rotu-
riers, tandis que la noblesse n’a plus guère d’autre ressource ou
d’autre occupation que les charges militaires.
Mais c’est précisément à la même époque que se préparent de pro-
fondes transformations économiques, qui auront pour effet de donner
aux classes sociales un aspect tout nouveau. Le capitalisme, sous sa
forme commerciale du moins, a pris une remarquable extension au
e
XVIII siècle, et voici qu’il commence à exercer son emprise sur
l’industrie. La classe des négociants et directeurs de manufactures
prend une importance de plus en plus grande. Ils en arrivent, en bien
des cas, à « contrôler » l’industrie rurale, ouvrant ainsi la voie à la
grande industrie capitaliste. Dans les métiers urbains de l’industrie
textile, — notamment dans l’industrie lyonnaise de la soie —, les maî-
tres marchands soumettent à leur domination les maîtres ouvriers, les
transformant en véritables salariés. Ainsi se constitue de plus en plus
forte cette classe, essentiellement capitaliste, des négociants, qui se
trouve directement en lutte avec les métiers d’artisans, avec les orga-
nisations corporatives, au cadre desquelles elle a pu échapper. Elle
donnera naissance à la classe des grands patrons industriels du XIXe
siècle, et elle nous apparaît déjà comme singulièrement entreprenante,
novatrice, révolutionnaire, du moins au sens économique du mot, en-
nemie de la réglementation, des règles et privilèges juridiques. Cette
première poussée du capitalisme contribua grandement à la transfor-
mation sociale que la Révolution va accomplir.
La Révolution aura précisément pour effet de détruire toutes les
distinctions juridiques qui existaient entre les classes sociales,
d’établir l’égalité de droit.
Au XIXe siècle, la notion de classes sociales et la conscience qu’en
prennent les individus s’affirmeront de plus en plus nettement. C’est
que l’abolition des privilèges de classes juridiques et les progrès du
capitalisme auront eu pour effet d’établir une nouvelle répartition des
classes sociales, fondée sur leur rôle économique. La classe du haut
négoce, des patrons et de la grande industrie prendra une importance
croissante. Le fossé se creusera de plus en plus profond entre les em-
ployeurs et les ouvriers qu’ils font travailler. Tandis qu’au XVIIIe siè-
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La France économique et sociale au XVIIIe siècle

cle, les compagnons n’ont pas une idée bien claire de leur solidarité
— et c’est pourquoi on ne saurait parler encore d’une question ouvriè-
re —, au XIXe siècle, au contraire, la classe ouvrière prendra vraiment
conscience de ses intérêts collectifs. Remarquons que cette nouvelle
conception des classes sociales se lie très étroitement avec
l’organisation individualiste de la société.
Voilà ce qui distingue profondément la vie économique et sociale
du XIXe siècle de celle que nous avons essayé de décrire pour le XVIIIe.
En l’espace de cinquante ans, la transformation aura été plus profonde
qu’elle ne l’avait été pendant les trois siècles qui se sont écoulés de-
puis la fin du moyen âge.
Cependant, dès le XVIIIe siècle, pour qui scrute les réalités écono-
miques, les classes sociales sont déjà infiniment plus diversifiées
qu’on ne serait tenté de le penser, lorsque l’on consulte les documents
officiels ou les textes juridiques. On a vu, par exemple, que les classes
paysannes ne forment pas un bloc uniforme, que propriétaires et non-
propriétaires ont des intérêts très souvent antagonistes, que, parmi les
fermiers, il y a bien des conditions diverses. Tous les nobles, en droit,
paraissent jouir des mêmes privilèges ; en réalité, la noblesse de cour
et la noblesse provinciale se distinguent profondément par leur condi-
tion et leur genre de vie. Dans le clergé, distinction radicale aussi en-
tre les dignitaires séculiers et les prêtres des paroisses, entre le clergé
séculier et le clergé régulier. Sous le nom global de tiers état des vil-
les, combien diffèrent les maîtres des métiers, les directeurs des manu-
factures, les négociants ! Le financier côtoie le monde de la noblesse
et même l’éclabousse souvent de son luxe. Les magistrats munici-
paux, anoblis par leurs charges, forment, avec les riches rentiers, une
haute bourgeoisie, beaucoup plus éloignée des classes populaires que
des ordres privilégiés. Le patriciat urbain, en 1789, entre en conflit
violent avec les gens des « communes », la moyenne et la petite bour-
geoisie, hommes de loi, médecins, marchands et artisans, qui consti-
tueront les cadres de la république démocratique de l’An I et de
l’An II.
Enfin, la prédominance de la propriété rurale, de la production
agricole constitue un trait permanent de la civilisation française, qui
subsistera encore au XIXe siècle, malgré les progrès de l’industrie. La
conséquence, c’est que l’équilibre ne sera jamais rompu, comme en
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La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Angleterre ou dans l’Allemagne contemporaine, au profit de la pro-


duction industrielle, au détriment des campagnes. L’exode vers les
villes ne se produira qu’avec modération ; la France restera essentiel-
lement un pays agricole et elle n’est pas encore sur le point de perdre
son caractère de démocratie rurale. L’on pourrait encore, dans une
certaine mesure du moins, appliquer à la France contemporaine le mot
de Chaptal, en 1819 : « De toutes les nations de l’Europe, c’est encore
la France qui, réduite à ses propres ressources, éprouverait le moins de
privations. »
Table des matières
Henri Sée 162
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Table des matières

Bibliographie générale

Henri SÉE, Histoire économique de la France, t. I. Le moyen âge et l’ancien ré-


gime, Paris, 1939, in-8o (texte français, publié avec le concours de
R. SCHNERB, de l’ouvrage paru en allemand Französische Wirtschaftsges-
chichte, Jena, 1930.
Fr. SIMIAND, Recherches anciennes et nouvelles sur le mouvement général des
prix du XVIe au XIXe siècle, Paris, 1932, in-8°.
e
LABROUSSE, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIII
siècle, Paris, 1933, 2 vol. in-8o.
Henri HAUSER, Recherches et documents sur l’histoire des prix en France de
1500 à 1800, Paris, 1936, in-4o.
Consulter les ouvrages de:
SAINT-LÉGER et Ph. SAGNAC, La prépondérance française (1650-1715), et Pierre
MURET, La prépondérance anglaise (1115-1163), (t. X et XI de la collection
« Peuples et civilisations »).
H. HAUSER, Les crises de crédit et de spéculation en France et en Angleterre au
lendemain de la paix d’Utrecht (Revue d’histoire moderne, 1934).
e
Achille VIALLATTE, L’activité économique de la France de la fin du XVIII siècle
à nos jours, Paris, 1937, in-8o.

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

Chapitre II.
A. AULARD, La Révolution française et le régime féodal, Paris, 1919.
Ch. LEROY, Paysans normands au XVIIIe siècle, Rouen, 1929, 2 vol. in-8o.
H. SÉE, Études sur la vie économique en France. 1772-an III, Paris, 1930, in-8o.
Marc BLOCH, Les caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo et Pa-
ris, 1931.
Henri Sée 163
La France économique et sociale au XVIIIe siècle

Arthur YOUNG, Voyages en France en 1781, 1788 et 1789, traduits et annotés par
Henri Sée, Paris, Armand Colin, 1931, 3 vol. in-8o.

Chapitre VI.
René NIGEON, État financier des corporations parisiennes d’Arts
et Métiers au XVIIIe siècle (Doc. d’hist. de la Révolution, 1934, in-8o).
Em. COORNAERT, L’organisation corporative du Moyen Age à la
fin de l’ancien régime, Louvain [Recueil de Travaux de l’Université),
1939, in-8o.

Chapitre VII.
VIGNON, Étude historique sur l’administration des voies publiques en France,
Paris, 1863, 3 vol. in-8o.
Marcel VIGNE, La Banque à Lyon du XVe au XVIIIe siècle, 1902.
Henry WEBER, La Compagnie française des Indes, 1904.
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d’histoire des colonies). — Les origines du capitalisme moderne, Paris, 1926.
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Nantes et la Compagnie des Indes, 1664-1789. — Capital et travail à Nantes
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l’Ancien régime, Paris, 1929, in-8o.
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Albert GIRARD, Le commerce français à Séville et à Cadix au temps des Habs-
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Henri LÉVY-BRUHL, Histoire de la lettre de change en France aux XVIIe et XVIIIe
siècles, Paris, 1933, in-8o. — Un projet de Code de Commerce à la veille de la
Révolution : le projet Miromesnil 1778-1780, Paris, 1932, in-8o.
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J. RICOMMARD, La lieutenance générale de police à Troyes au XVIIIe siècle, Paris,


1934, in-8o.
Léon CAHEN, Le prétendu pacte de famine (Revue historique, 1933). —
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Chapitre VIII.
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Quoiqu’il s’agisse de l’Angleterre, l’ouvrage est à consulter.
Paul HARSIN, De quand date le mot « industrie » ? (Annales d’histoire économi-
que et sociale, 1930).
Jos. KULISCHER, La grande industrie aux XVIIe et XVIIIe siècles. France, Allema-
gne, Russie (Annales d’histoire économique et sociale, 1931).
Paul BAUD, L’industrie chimique en France, Paris, 1932, in-8o.
H. DEPORS, Recherches sur l’industrie des cuirs en France pendant le XVIIIe et le
début du XIXe siècle (Doc. écon. de la Révolution), Paris, 1932, in-8o.
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in-8o.
J. RICOMMARD, La bonneterie à Troyes, Paris, 1934, in-8o.
J. CHEVALIER, Le Creusot, Paris, 1935, in-8o.

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