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INTRODUCTION

C'est presque devenu aujourd'hui un truisme que de faire de


Paul Ricœur un «philosophe du dialogue». L'exigence du dialogue
ne relève pas chez lui d'un supplément d'âme, mais d'un principe
herméneutique: à l'opposé de la philosophie de la table rase, la pensée
ne progresse qu'en s'appropriant un sens déjà là; la réflexion ne porte
ses fruits qu'en dialoguant, fût-ce de manière conflictuelle, avec le
«grand livre de la philosophie», Ce principe herméneutique, Ricœur
en a fait un art de philosopher et un art d'écrire: il n'est pas un pro-
blème auquel il ne se soit copfronté qui n'ait d'abord été traité sans se
référer à des traditions interprétatives. Ce n'est pas là le signe de la
'
paresse d'une pensée qui ne peut se réfléchir que dans celle des autres;
ce n'est pas là le symptôme d'une pensée qui se rassure en ne pouvant
progresser que dans celle des plus grandes; ce n'est pas là non plus la
seule vertu d'humilité d'un penseur qui se sait précédé. Philosopher en
philosophant avec les autres, c'est se positionner d'abord en «disciple
du sens», avant d'en conquérir le devenir.
Ce principe herméneutique ne revient pas à affirmer que les tradi-
tions philosophiques auraient déjà tout dit et qu'il faudrait s'en faire
simplement les interprètes ou, pire, les thuriféraires. Jamais l'hermé-
neutique ricœurienne ne se traduit en simple éloge de la tradition,
pour autant qu'elle se soucie du sens des innovations intellectuelles,
dès lors qu'elle est toujours tendue vers la naissance de nouveaux
paradigmes philosophiques ou scientifiques. Si elle n'était qu' « anti-
quaire », selon le mot de Nietzsche, et histoire de la philosophie,
l'œuvre de Paul Ricœur n'aurait jamais pris soin de se confronter avec

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Ricœur et ses contemporains Introduction

les pensées émergentes de son temps, de la phénoménologie et de impuissante à rendre compte, à elle seule, de la configuration des
l'existentialisme jusqu'aux neurosciences, en passant par la «nouvelle sociétés « kérymatiques » qui se sont constituées à partir de la tradi-
histoire». Le disciple du sens déjà là est en même temps en quête d'un tion interprétative du testament judéo-chrétien. Dans ce dernier cas
sens nouveau. de figure, l'herméneutique, comme technique d'interprétation des
Parmi ces paradigmes novateurs, le structuralisme occupe une textes, est amenée à suppléer aux manquements d'une anthropologie
place de choix dans l'itinéraire philosophique de notre auteur, il est structurale pour laquelle la synchronie l'emporte sur la diachronie,
vrai au cours du moment saillant des années 1960-1970, au moment pour laquelle l'événement est neutralisé par le système.
où l~ linguistique structurale devient le patron dominant des sciences Dénoncer les prétentions abusives du structuralisme ne revient
humaines et sociales en France. Formé initialement à l'école de la pas à se couper de l'apport précieux des analyses structurales, y
phénoménologie sur laquelle il s'est employé à «greffer» la tradition compris pour rendre compte de la dimension synchronique des sys-
herméneutique, Ricœur n'a pourtant pas, loin s'en faut, rejeté en bloc tèmes sociaux et textuels de nos aires culturelles. L'herméneutique et
les prérequis et les résultats de cette «science» novatrice. Rien ne le structuralisme sont ainsi appelés, malgré leur site épistémologique
serait plus faux que de voir en Ricœur l'un des plus virulents contemp- propre, à échanger leurs perspectives comme autant de «profils»
teurs du structuralisme à la française. À l'instar de son rapport à la irréductibles sur un même objet:
psychanalyse freudienne, il a fait de sa confrontation avec le structu- Pas d'analyse structurale sans intelligence herméneutique du transfert de
ralisme un défi; un défi pour peu que ce paradigme se présente sens (sans «métaphore•>, sans translatio), sans cette donation indirecte
comme une anti-phénoménologie: la mise entre parenthèses, voire de sens qui institue le champ sémantique, à partir duquel peuvent être
l'éradication de la conscience souveraine comme donation de sens. discernées des homologies structurales [... ].Mais, en retour, il n'y a pas
On peut se représenter ainsi le structuralisme comme une phénoméno- non plus d'intelligenc~ herméneutique sans le relais d'une économie,
logie inversée. Ce n'est plus le «monde» qui est mis entre parenthèses d'un ordre, dans lesqm;ls la symbolique signifie 1 •
à la faveur de« réductions» opérées par un sujet transcendantal; c'est
le sujet transcendantal lui-même qui est mis hors-jeu au profit d'une Autant aucune passerelle n'est possible entre le tournant idéaliste de
attention aux« systèmes de signes». la phénoménologie de facture husserlienne et les prérequis du structu-
Certes, Ricœur a toujours été très critique à l'égard du structura- ralisme, autant la perspective d'une greffe de l'herméneutique sur la
lisme comme pensée englobante et totalisante, sceptique à l'égard du phénoménologie que Ricœur appelle de ses vœux, ouvre des opportu-
passage d'une «science structurale» à «une philosophie structura- nités inédites de rapprochements entre les deux traditions. La ques-
liste». Il y a, dans une part substantielle de sa démarche, que l'on tion ne se pose pas seulement au plan épistémologique mais affecte
retrouvait déjà dans son Essai sur Freud1, un geste épistémologique directement la constitution du sujet. Au plan épistémologique, les
très kantien qui consiste à montrer la justification et les limites d'une analyses structurales, au cours de la seconde herméneutique de
théorie à prétention scientifique. C'est ce geste qui le conduit par Ricœur centrée sur le texte, représentent un moment crucial dans la
exemple à montrer que l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss est dialectique de l'expliquer et du comprendre: le texte, comme configu-
très bien armée pour analyser les aires culturelles «totémiques» ; ration interne, s'autonomise au regard des intentions de son auteur et
dominées par les «sociétés sans histoire», mais qu'elle est en partie
1. P. Ricœur, «Structure et herméneutique>>, Le Conflit des interprétations, Paris,
1. P. Ricœur, De l'interprétation. Essai sur Freud, Paris, Seuil, 1965. Seuil, 1969, p. 63.

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Ricœur et ses contemporains
Introduction

de son contexte originaire de production. Les analyses structurales


du texte, de l'action - est en même temps son seuil de faiblesse: la
offrent une méthode précieuse pour expliquer, dans un sens non cau-
perte du référent et du monde. La clôture linguistique (les signes se
saliste, les structures internes d'un texte. On peut aller jusqu'à dire
renvoyant les uns aux autres selon des jeux différentiels) se meut en
que le moment «explicatif» s'identifie, chez Ricœur, à l'explication « clôture ontologique 1 ». Il revient alors à l'herméneutique, dans une
structurale. Plus encore, l'incorporation de l'explication structurale mouvance post-heideggerienne, de prendre la relève des analyses
dans le modèle épistémologique ricœurien est en même temps l'occa- structurales: parce qu'un texte est destiné à être lu, parce qu'un texte
sion de rejeter la variante « psychologisante » et « romantique » de est une invitation à reconfigurer le monde, le comprendre et l'inter-
l'herméneutique qui verrait l'interprète prétendre s'égaler au «génie» préter sont déplacés de l'auteur vers le lecteur. Là où le structuralisme
du créateur. À ce titre, Ricœur n'est pas loin de partager avec ses se referme sur les relations de dépendances mutuelles dans un système
contemporains structuralistes, comme Barthes, le principe canonisé donné, l'herméneutique ouvre sur le monde et sur l'être. Ce ne sont
de la «mort de l'auteur» pour peu que «lire un texte, c'est considérer pas les intentions présumées de l'auteur qui sont à interpréter mais les
son auteur comme déjà mort et le livre comme posthume 1 . » À la multiples réceptions dans des contextes différenciés d'un texte ainsi
faveur de la rigueur des analyses déployées par les plus éminents des dé-réifié. De quasi-chose, le texte devient un laboratoire d'expérimen-
structuralistes, en faisant corrélativement «mourir» l'auteur d'un tation où se joue la confrontation entre le monde du texte et le monde
texte, l'interprétation des textes reçoit clairement une caution scienti- du lecteur. Ainsi se justifie pleinement une dialectique qui se traduit
fique sans avoir, de surcroît, à emprunter ses principes fondateurs aux en adage sous la plume de Ricœur: expliquer plus pour comprendre
«sciences de la nature». À la faveur de l'explication, sous sa variante mieux. Par cette dialectique, Ricœur lutte sur deux fronts: d'un côté,
structurale, une dialectique fine supplante la dichotomie jugée « rui- il s'en prend à l'herméneutique psychologique et récuse «un irratio-
neuse » entre expliquer et comprendre que Ricœur impute à Dilthey 2 • nalisme de la compréher).sion immédiate, conçue comme une exten-
L'explication de type structural ne représente cependant qu'un sion au domaine du te~te de l'intropathie par laquelle un sujet se
«moment», aussi nécessaire qu'insuffisant, pour autant qu'elle refuse transporte dans une conscience étrangère dans la situation du face-à-
par principe la sortie du texte hors du monde. La raison d'être du face intime». De l'autre, il critique l'hyper-formalisme structuraliste
structuralisme - la constitution d'une science autonome du langage, qui «engendre l'illusion positiviste d'une objectivité textuelle fermée
sur soi et indépendante de toute subjectivité d'auteur et de lecteur 2 • »
1. P. Ricœur, «Qu'est-ce qu'un texte?>>, Du Texte à l'action, Paris, Seuil, 1986, Du même coup, l'enjeu épistémologique de la constitution d'une
p.139. « science du texte » - laquelle doit elle-même produire comme rejeton
2. L'opération de greffe des analyses structurales sur l'herméneutique ne saurait une «science de l'action» par transfert méthodologique 3 -, débouche
cependant laisser indemne le structuralisme lui-même et satisfaire ses plus illustres repré-
sentants. Comme le souligne Betty Rojtman, c'est au prix de certaines «mutilations» du sur une nouvelle expression de son anthropologie philosophique. À
structuralisme que Ricœur s'autorise à incorporer le moment structural dans le procès de l'illusion ou aux fausses prétentions, sur le mode d'une aperception
l'herméneutique: «A l'évidence, la considération exclusive de l'immanence du texte,
propre à la sémiotique, ne saurait se réduire à un problème de méthode. Derrière ce
choix, c'est toute une philosophie de l'homme et de la représentation, toute une contes- 1. Jacques Dewitte, «Clôture des signes et véhémence du dire. A propos de la
tation idéologique, qui viennent se profiler [... ]. L'effet de réflexion du langage, que critique du structuralisme de Paul Ricœur >>, Cahiers de /'Herne spécial Ricœur, Paris,
Éditions de !'Herne, p. 99.
Paul Ricœur voudrait restreindre à un champ poétique étroit, reste ainsi pour la géné-
ration des années 1960 un postulat fondateur, caractéristique de l'écriture comme telle» 2. P. Ricœur, «De l'interprétation>>, Du texte à l'action, op. cit, p. 32-33.
(B. Rojtman, «Paul Ricœur et les signes>>, Cités, n° 33, 2008, p. 69). 3. Telle est l'ambition du deuxième essai d'herméneutique de Ricœur, au titre
évocateur: Du Texte à l'action.

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Ricœur et ses contemporains Introduction

transcendantale, d'une compréhension ou d'une connaissance immé- Les dé~eloppements précédents nous amènent à penser que le rap-
diate de soi, Ricœur préfère s'en remettre aux vertus de la voie longue port de Ricœur au structuralisme ne se laisse pas résumer sous l'al-
ternat~ve binaire de l'adhésion a-critique et du rejet systématique.
de l'interprétation des «médiations» dans lesquelles la vie humaine
s'objective comme œuvre, langage, institutions. Il revient précisément Assurement, notre auteur ne peut être qualifié de penseur structura-
liste. Sa famille de pensée demeure affiliée à la tradition herméneu-
aux analyses structurales le soin d'objectiver l'ensemble de ces média-
tique. Mais - et c'est l'une des singularités indéniables de sa
tions. Au modèle de la compréhension immédiate de soi, Ricœur sub-
p?ilosophie dans le ~aysage herméneutique contemporain-, le para-
stitue le modèle de l'explication des objectivations du soi, sans
digme structural est mcorporé, non comme supplément d'âme mais
épouser cependant un positivisme qui verrait les« sciences de l'esprit»
comme nécessité épistémologique et anthropologique, dans le ;rocès
ignorer la destination finale de l'explication: la compréhension
d'un~. théorie générale de l'interprétation i. Il ne serait pas faux de
médiate de soi (le soi n'incluant pas seulement le « moi » mais qualifier en ce sens son herméneutique de structurale (et non de struc-
l'ensemble des déclinaisons pronominales: toi, vous, nous ... ). Aussi turaliste comme philosophie englobante) pour peu que se jouent le
expliquer plus doit-il pouvoir revenir à mieux se comprendre. C'est la statu~ des «sciences de l'esprit»_, au plan épistémologique, et le statut
raison pour laquelle l'herméneutique du soi, laquelle désigne au du su1et, au plan anthropologique.
mieux l'anthropologie philosophique de Paul Ricœur, doit contribuer On p~urrait alle~ jusqu'à désigner son herméneutique de post-
à lever la parenthèse du « sujet » mis hors-jeu dans un structuralisme structurahste (ou mieux de poststructurale) au sens étroit de cou-
de stricte obédience. Non pour revenir sournoisement au principe rants qui traversent les variantes du structuralisme et mobilisent des
fondateur du subjectum, mais pour déployer une herméneutique d'un re~sources pour tenter de dépasser son hyper-formalisme et son
sujet toujours en quête du sens, des autres et du monde. C'est dans cet axiome de clôture interne. On hésite cependant à assumer une telle
esprit que Ricœur reconstruit une herméneutique sous le formalisme expression pour qualifier l'entreprise philosophique de notre auteur
structuraliste, au risque de dénaturer l'ambition de ses fondateurs, parc~ que Ricœur ne l'a jamais faite sienne, parce qu'il fait raremen;
mais au plus grand profit de la constitution d'une herméneutique partie des pe?~eu~s q~e ~'~n regroupe dans la littérature francophone
entièrement renouvelée. C'est ce qui ressort clairement de sa longue s?us le qualificatif genenque de « poststructuraliste ». Cette récep-
explication avec l'anthropologie structurale de Lévi-Strauss qui ne tion contraste avec les nombreuses études nord-américaines qui
peut évacuer, selon Ricœur, la question du sens et des enjeux fonda- c~erchent à dégager une voie spécifique au poststructuralisme de
mentaux de l'existence:
À l'arrière-plan du mythe, il y a une question qui est une question hau-
Rtcœur 2 • Cette appellation n'a cependant rien d'évident en elle-
1
'~
,. 1. Jean Gr~ndin,est l~ premie~, _nous semble-t-il, à avoir souligné la singularité de ce
tement signifiante, une question sur la vie et la mort: «Naît-on d'un ~u 11 app~ll_e « 1 hermeneunque posmve » de Paul Ricœur (voir notamment « L'herméneu-
seul ou bien de deux? » Même formalisée sous la figure: le même naît-il nq_ue positive de Paul Ricœur. Du Temps au récit>>, Temps et récit en débat, Ch. Bou-
du même ou bien de l'autre, cette question est celle de l'angoisse sur chmdhomme et R. Rochlitz (dir.), Paris, Cerf, 1990, p. 121-138).
l'origine [... ]. Le mythe n'est pas un opérateur logique entre n'importe 2. Parmi!es pr~mières études qui qualifient clairement l'herméneutique de Ricœur de
poststructurah~te, c1ton~ Stephen H. Clark, Paul Ricœur, Londres, Routledge, 1990, p. 5-
quelle proposition mais entre des propositions qui pointent vers des 7 et G. B. _Madison, ' . Ricœ~r and the hermeneutics of the subject >>, dans The Philosophy
situations limites, l'origine et la fin, la mort, la souffrance, la sexualité 1 . of Pa~/ R!c~r, Lewis Edwm Ha~n (éd.), Chicago, Open Court, 1995. Voir également la
cont~1but1on 1mpo~tante de !"1ano Valdes, («Introduction: Paul Ricœur's post-struc-
turahst hermeneut1cs '" A Rzcœur Reader: Reflection and Imagination, Mario Valdes
1. P. Ricœur, «Qu'est-ce qu'un texte?», op. cit., p. 154-155.

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Introduction
Ricœur et ses contemporains

l'on associe volontiers à la French Theory, mais que l'on peut diffici-
même, dès lors qu'il n'existe pas à proprement parler d'école ou de
lement qualifier de poststructuralistes. Par ailleurs sont parfois
courant poststructuraliste clairement identifiés, dès lors que rares
intégrés dans le panorama de la French Theory des a~teurs comme
sont les penseurs à s'auto-désigner comme tels. Ce qualificatif se
Lacan ou Barthes que l'on regroupe généralement sous la catégorie
présente davantage comme une reconstruction rétrospective, qui
des structuralistes, bien qu'ils soient d'autres fois considérés comme
relève de l'histoire des idées, dans l'objectif d'identifier une généra-
tion de penseurs qui ont marqué l'histoire intellectuelle française, poststructuralistes 1 . Tout ceci ne facilite pas les repères et les identi-
principalement au moment saillant de la fin des années 1960 jus- fications claires. La French Theory est une appellation (comme celle
pa~foi~ connexe de « postmoderne » qui a fait florès depuis sa popu-
qu'au début des années 1980 1 . Ces penseurs, généralement philo-
sophes ou de formation philosophique, ont connu par la suite une lansat10n par Jean-François Lyotard 2) plus floue et plus englobante
reconnaissance internationale rarement égalée pour des auteurs fran- que celle de « poststructuralisme » 3 • Le problème se renforce dès lors
çais contemporains. Le problème, du fait du flottement conceptuel que les auteurs étiquetés comme poststructuralistes partagent dans
de l'appellation générique « poststructuralisme », est qu'il n'existe une large mesure une critique similaire du sujet moderne que l'on
pas de consensus véritable pour savoir qui l'on doit inclure dans rencontre chez les fondateurs du structuralisme de langue française
cette~Palaxie intellectuelle. Si les noms de Derrida, Foucault, Deleuze, (Saussure, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser ... ). De ce point de vue la
parfois Bourdieu, reviennent fréquemment pour désigner cette mou- frontière n'est pas tout à fait claire entre les deux courants, d'aut~nt
vance2, c'est aussi du fait de l'influence de la réception de ces auteurs plus que certains auteurs classés comme poststructuralistes font
outre-Atlantique sous une autre appellation: la French Theory. Les usage de concepts centraux qui charrient un ancrage clairement
deux appellations génériques, aussi flottantes soient-elles, ne se structuraliste (par exemple la notion de champ chez Bourdieu le
recouvrent pas strictement dans la mesure où il y a des penseurs que concept de différance chez Derrida). '
Il est remarquable, dans tous les cas de figures, que Ricœur soit
(éd.), Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 21-30) qui oppose à la clôture rarement répertorié sous ces trois appellations génériques (à l'exception
sémiologique structuraliste une sémantique du discours herméneutique. Pour une discus-
sion serrée de la thèse de Valdès, voir l'article de Banzelào Julio Teixeira (« Situating ~· L'arti~le «_Po_ststructuralism » de l'Encyclopœdia Britannica. Encyclopœdia Bri-
Ricœur within the hermeneutic tradition», Divyadaan, vol. 17, n° 3, 2006, p. 265-292), tanmca Onl1~e, 1~tegr~ Barthes et Lacan dans le panorama des poststructuralistes
qui s'interroge sur la difficulté de classer l'herméneutique de Ricœur parmi ses contem- (Encyclopœd1a Br1tanmca, 2011. Web. 17 Jun. 2011. <http://www.britannica.com/
porains poststructuralistes. EBchecked/topid4 722 74/poststructuralism>).
1. On ne trouve pas véritablement de définition précise et vraiment consensuelle du . 2. Jean-Fra~çois Lyotard, La Condition postmoderne, Paris, Minuit, 1979. Pour une
« poststructuralisme » dans la littérature existante, a fortiori francophone. The Gale Ency- mise ~n perspec~1ve de ~e courant (« la cri~i~ue de la critique »), voir Jürgen Habermas,
clopedia of US History définit ce courant comme «une réaction face à l'ambition du Le Discours ph1losoph1que de la Modermte, trad. Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz
structuralisme d'explorer de manière complète et objective l'ensemble des phénomènes Paris, Gallimard, 2011 et Gilbert Hottois, De la Renaissance à la Postmodernité. Un;
culturels. Ce contre-mouvement nie l'objectivité des codes linguistiques et culturels, les histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Bruxelles De Boeck Université
catégories de conceptualisation et insiste sur l'instabilité des significations, des catégories, 2001. La critique poststructuraliste du sujet rejoint en ce sens la c~itique postmoderne d;
l'impossibilité de tout système universel de règles à rendre compte de la réalité» (http:// la Modernité rationaliste et universaliste héritée des Lumières.
www.gale.cengage.com/servlet/ItemDetailServlet ?region=9&imprint=000&cf=e&title- 3. Comme_ l'a montré François Cusset dans un ouvrage de référence (French Theory.
Code=&type=4&id=234117; article consulté le 15/11/2011, c'est nous qui traduisons). Foucault, Derrida, Deleuze, & C'• et les mutations de la vie intellectuelle aux États- Unis
2. Johannes Angermüller, «Qu'est-ce que le poststructuralisme français? À propos Paris, La Découverte, 2003), la French Theory regroupe des auteurs qui ont notammen;
de la notion de discours d'un pays à l'autre», Langage et Société, 200712, n° 120. Cette en commun une critique du sujet à la faveur d'une relecture des maîtres du soupçon
contribution se focalise surtout sur la réappropriation par les sciences sociales allemandes (Nietzsche, Freud, Marx).
des poststructuralistes à la française.
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·,.,
(~--

Ricœur et ses contemporains


~11. Introduction
l
ralisme (encore moins ceux associés à la French Theory ou à la mou-
de l'appellation poststructuralisme dans les études a~gl?ph?nes .1 )~ en
dépit de son long parcours américain (notamme~t ~ l U~1vers1te de vance dite postmoderne), qu'ils soient de langue française ou non. Le
Chicago), en dépit du dynamisme de la communaute ncœunenne nord- dialogue que nous engageons se limite à Bourdieu, Derrida, Deleuze
américaine2, en dépit de sa critique du sujet fondateur et de s~ relecture et Foucault. Fait notable, nous y ajoutons Castoriadis qui n'est pas
de Freud ou de Marx3, en dépit de sa traversée du structuralisme et.de fréquemment associé au poststructuralisme, alors même que sa phi-
sa tentative de le dépasser. Les conditions.politiq~es, ?~ns u~e .« ~eine losophie protéiforme a été profondément marquée notamment par la
gauchisante», de la réception, dans certaines uruvers1tes amencaines, psychanalyse lacanienne.
d'auteurs comme Deleuze, Derrida ou Foucault, sont pour beaucoup D'autre part, si nous nous reconnaissons comme spécialiste de
dans l'exclusion de Ricœur de cette appartenance. Si l'on hésite, l'œuvre de Paul Ricœur, pour la commenter depuis notre recherche
comme on l'a dit, à taxer l'herméneutique ricœurienne de poststructu- doctorale, nous n'avons pas cette prétention concernant les œuvres
raliste (ou de poststructurale), il peut valoir ~a peine, en reva~che, de respectives de Bourdieu, de Derrida, de Deleuze, de Foucault ou de
confronter cette entreprise avec celle de certains penseurs que l on ras- Castoriadis. Bien que fréquentant ces œuvres depuis de longues
semble autour de cette mouvance. Telle est l'ambition même de notre années, nous n'avons pas l'ambition d'apporter quelque chose de
ouvrage; une ambition qui reconnaît d'emblée ses limi~es. ., nouveau au regard de la littérature secondaire gigantesque qui s'est
D'une part, nous n'avons pas le projet de traiter de mamere lentement accumulée autour d'elles: notre objectif est de mieux com-
exhaustive l'ensemble des auteurs rassemblés autour du poststructu- prendre la pensée de Ricœur en la réfléchissant dans celles de ces
figures majeures de la philosophie contemporaine de langue française.
Enfin, il serait sans doute vain et hors de notre portée de vouloir
1. Patricia L. Munhall classe Ricœur (avec Derrida, Foucault, Lacan) dans le courant engager ce dialogue sur'. l'ensemble des facettes des œuvres respec-
poststructuraliste (Nursing Research. A qualitative pers~ective, ~udbary, Jo~es and
Bartlett Publishers, 2007, p. 119-1~0). L'article d~ Kim Atkms sur ~1cœu~ dans l Intern~t tives de nos auteurs: la confrontation se restreint essentiellement au
Encyclopedia of Philosophy parle egalement de R1cœur comme « d un ph1los~p~e herme- statut anthropologique du sujet corrélé à un questionnement de
neute poststructuraliste qui emploie le modèle du texte comm~ cadre genera~ pour nature éthico-politique. C'est autour de ce nœud problématique que
analyser la pensée et l'étendre ensuite à l'étude de l'écritu~e, des discours, d~s act10ns e~
de l'art,, (http://www.iep.utm.edu/ricoeur/, article consulte le 15/11/2011; c est nous qui les poststructuralistes ont sans doute livré leurs meilleures armes
traduisons). É u · R" intellectuelles; c'est autour de ce même nœud problématique que
2 Au cours de ses nombreuses années d'enseignement aux tats- ms, 1cœur a s'est déployée une part substantielle de l'œuvre de Ricœur. Autant
formé. des générations entières d'étudiants et d~ disciples ~ue l'o~ retrouve notamment
aujourd'hui autour de l'influente Society for R1cœur S~~,e~ fondee par~· Tayl,or (T_he de raisons de les faire entrer en résonance. Parce que l'appellation
Society for Ricœur Studies se veut l'équivalent n~rd-a~encam du Fonds ,R.1cœur a. Pans): poststructuraliste conserve une part de flottement conceptuel, parce
La vitalité des études ricœuriennes outre-Atlantique (egalement en ~enque larme qm qu'elle est moins un mot d'ordre de ralliement qu'une reconstruc-
connaît une véritable effervescence en la matière depuis quelques annees, ?ota~ent au
' 1 en Argentine et au Chili) a donné lieu à la création d'une revue mternat1onale,
Bres1 tion historique, parce qu'il y a autant de différences majeures entre
, lU . . , d p· b h
Études ricœuriennes/Ricœur Studies, publiée par ' mvers1te e 1tts urg · les penseurs étiquetés comme tels que de mondes communs qui les
3. C'est du fait de cette traversée des« maîtres du soupçon» qu'Andy Lo~k et Tom
rassemblent, nous n'avons pas opté pour une confrontation systé-
Strong (Social Constructionism: Sources and Stirrings in_ !heo7 and, Prac:1ce, ~am­
bridge, Cambridge University Press, 2010, p. 74-'.7) caractensenr_ 1hermeneuoque ncœ~­ matique entre « Ricœur et le poststructuralisme ». Nous avons privi-
rienne de poststructuraliste. Sur le rapport de Ricœur aux ~maitres du soupçon"• v~1r légié des confrontations dyadiques qui charrient autant de couples
également l'ouvrage de référence d'Alison Scott-Ba~man, Rtcœur and the J:Iermeneuttcs
of Suspicion. Continuum Studies in Continental Ph1losophy, Londres, Contmuum, 2009.
tensionnels.

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10
Ricœur et ses contemporains Introduction

On pourrait s'étonner que Ricœur ait relative~ent peu discu~é même; le nôtre hérite directement d'une tradition herméneutique cri-
avec ses contemporains poststructuralistes. Il serait fa.ux .to~tef01s tique que l'auteur du Conflit des interprétations a contribué à forger.
d'affirmer qu'aucun dialogue n'a eu lieu. Encore faut-~l ?istmg~er, Dans la mesure où, toutefois, notre« ricœurisme »n'a jamais été sans
d'un côté, d'authentiques échanges, qui furent rares, a 1 exception réserves, dans la mesure où nous n'avons jamais caché certaines de
notamment du débat avec Derrida sur la métaphore et le pardon 1 , et nos sympathies à l'endroit des auteurs dits poststructuralistes, nous
de l'autre des textes de Ricœur dans lesquels il peut discuter telle ou espérons ainsi ne jamais être injustes dans nos interprétations.
telle anal;se d'un poststructuraliste, sans que cela. ait do.nné lieu.à ~n Si nous ne chercherons pas minimiser les conflits d'interprétations
débat entre les auteurs. Dans ce dernier cas de figure, il faut distm- entre Ricœur et ses contemporains, ces conflits n'apparaitront pas
guer, en outre, les auteurs qui ont fait l'objet de traitements ~onsé­ nécessairement là où l'on pourrait s'y attendre. Rien ne serait plus
quents (Foucault et Derrida), sans qu'il s'agisse pour autant de figures caricatural que d'opposer en ce sens l'anti-humanisme 1 des dits post-
centrales et récurrentes de la pensée de Ricœur, les auteurs rarement structuralistes et l'humanisme qu'est supposée charrier l'anthropolo-
cités (Bourdieu et Deleuze), et ceux qui ne sont pratiquement jamais gie politique et philosophique de Paul Ricœur. Rien ne serait plus faux
évoqués (Castoriadis). On est d'ailleurs surpris de c?nstater qu~ et caricatural, quand bien même Ricœur lui-même refuserait-il de se
lorsque discussion il y a eu, elle concernait rarem.ent direct~ment (a qualifier d'anti-humaniste, pour autant qu'il partage jusqu'à un cer-
l'exception du souci de soi foucaldien) la quest10n, d~ sui et et de tain point la critique et la déconstruction du sujet moderne que l'on
l'éthico-politique, mais davantage les champs de la theo_n~ d:s trop~s peut retrouver aussi bien chez Foucault, Bourdieu, Deleuze ou
(Derrida), de la théorie littéraire (Deleuze 2 ), ou de l'epistemologie Derrida. Toute notre interprétation se jouera dans le statut de ce« jus-
historique (Foucault 3 et Bourdieu 4 ). , . . , qu'à un certain point>>, qui fait justement de Ricœur un « poststructu-
D'où le risque de notre ouvrage : mettre en scene une discuss10n la raliste » (sans l'être entièrement) ou alors une catégorie spécifique de
où elle n'a pas vraiment eu lieu entre Ricœur et certains de ses contem- poststructuraliste, comrµe nous invite à le penser Lubomir Dolezel
porains. Risque il y a, d'une part, dans la mesure où il ne s'agit ~as de dans sa classification 2 • Pour ces raisons, l'objet de notre recherche et
restituer quelque chose qui a déjà eu lieu, mai~ d~ le co?strm~e de de notre interrogation concerne aussi bien « Ricœur et les poststructu-
toutes pièces par le travail de lecture et d'interpretation. Risque il Y a, ralistes >>, que « Ricœur comme poststructuraliste parmi les poststruc-
d'autre part, dans la mesure où la tentation pourrait être grande de turalistes ».
donner systématiquement le « beau rôle » à notre aute_ur. n. n'y a p~s
de « philosophie sans point de vue >>, comme le martele Ricœur lm-

1. Voir la réponse de Derrida (« Le retrait de la m~taphore » ~ Poésie~ 7, 19!8, p. 1-


52) aux critiques que Ricœur lui adresse dans La Metaphore vzve, Pans, SeUil, 1965,
p. 362-364. . . ' . d' 1 ' d
2. Voir la réappropriation que fait Ricœur de la problemanque ,e~e op~ee a~s
Proust et les signes (Paris, Puf, 1964) dans le second tome de Temps et Rectt (Pans, SeUil,
1984, p. 247). ' . . . 11" d 9)
3. Voir la discussion autour de L'Archeologte du savoir (Pans, Ga 1mar , 196 1. Luc Ferry et Alain Renaut, La Pensée 68, Paris, Gallimard, 1988.
dans le troisième tome de Temps et Récit (Paris, Seuil, 1985, p. 39~-394). , . 2. Lubomir Dolezel (Poetics Today, vol. 21, n° 4, 2000, p. 633-652) classe l'hermé-
4. Voir la discussion du concept d'habitus chez Elias et Bourdieu dans La Memozre, neutique de Ricœur comme l'une des quatre branches du poststructuralisme, avec la
/'Histoire, /'Oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 265-266. déconstruction, les théories empiriques de la littérature et l'interactionnisme pragmatique.

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