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vérité de
l’expérience
mystique
NICOLAS BEAUFILS
UPJV - Amiens
SUJET
AVANT-PROPOS
Au cours de notre travail, nous serons amenés à traiter de différents concepts et symboles
nécessaires à la compréhension de ce que peut recouvrir la réalité de l’expérience mystique,
c’est-à-dire la teneur à la fois exacte et concrète, objective et subjective, de l’extase. Mais
bien souvent, le discours hésitera entre sacré, spirituel, divin et religieux, pour qualifier la
réalité mystérieuse expérimentée, termes qui ne sont là rien d’autre que ce que Claude Lévi-
Strauss a appelé des « signifiants flottants » relevant d’une réalité inaccessible par l’analyse
conceptuelle et essentialiste. Il s’agira également de montrer dans quelle mesure il y a
intervention du naturel et du surnaturel dans le mysticisme. Bien que nous ne cherchions pas à
élaborer une théorie du fait mystique, il nous est apparu utile de préciser au lecteur les sens
attribués à ces concepts, d’autant plus qu’ils diffèrent selon les cultures et les contextes
historiques les plus divers et riches de leurs diversités. L’objectif de notre travail étant de
saisir autant qu’il est possible la nature exacte de l’expérience extatique (l’expérience de Dieu
concrètement vécue, l’expérience de la réalité ultime pleinement individualisée), notamment
au regard de l’expérience commune, du logos. On se demandera donc ce que peut bien valoir
une telle expérience exceptionnelle relativement à l’expérience habituelle de l’homme. Et
nous nous efforcerons de dégager la position de la philosophie mais surtout son rôle, sa
fonction privilégiée dans la relation entretenue entre les deux types d’expériences vécues.
Précisons immédiatement que notre étude se positionne hors du faux problème « théologie
fille de la philosophie » ou « philosophie servante de la théologie » ; ceci car notre axe de
recherche déborde le cadre de l’analyse linguistique et épistémologique, mais aussi car notre
approche méthodologique se veut dialogique en réponse au paradoxe inhérent au mysticisme.
Il s’agit de prendre en compte l’expérience vécue subjective et le contexte culturel afin de
cerner objectivement les modalités de l’extase, tant sur le plan psychologique que sur le plan
historique. La principale difficulté repose sur la distinction entre moyen et fin : quel est le rôle
et la place de chaque élément appartenant à la fois au fait mystique et à l’expérience
mystique ?
L’optique philosophique de notre étude est de voir le plus clairement et distinctement la place
du phénomène mystique dans l’histoire, la valeur du fait mystique quant à la valeur humaine,
et enfin, ce qu’est une expérience mystique quant à la vérité philosophique. Pour éviter de se
disperser inutilement dans des considérations générales sur les diverses composantes du
phénomène mystique et les (trop) riches traditions auxquelles il se rapporte, nous limiterons
volontairement les recherches et les exemples à ce qui nous est apparu comme la quintessence
du message spirituel, l’essentiel du patrimoine religieux de l’humanité. Ces multiples
traditions peuvent être regroupées en trois catégories : la tradition occidentale (religions du
Livre), orientale (taoïsme tibétain) et un fond commun plus ancien qui nous ramène à la
préhistoire et à l’homo religioso qu’on retrouve sous le terme général de chamanisme (en
-2-
Notre approche se veut donc multiple et complexe, premièrement parce que l’objet de notre
étude le demande, deuxièmement parce qu’une réduction épistémologique n’apporterait
qu’une réponse partielle, et troisièmement parce qu’il ne s’agit pas d’éluder la question en
s’engageant dans une interprétation qui ne laisserait aucune place à la réalité vécue de
l’extase.
-3-
INTRODUCTION
Ainsi reconnue à travers tous les âges et toutes les cultures, profondément liée à la
subjectivité, l’extase demeure un mystère pour celui qui ne l’a pas éprouvé. Quel est ce
mystère indicible qui remplie l’esprit de certitude, qui fait exploser le cœur de joie et qui met
l’âme en feu ? « Qu'est-ce qui a fait s'exclamer Blaise Pascal la nuit de 23 novembre 1654, et
écrire, entre dix heures et demi du soir et minuit et demi : FEU , Dieu d'Abraham, Dieu
d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants... Certitude, certitude, sentiment,
joie, paix. Dieu de Jésus Christ... Oubli du monde et de tout hormis DIEU... Jésus Christ Je
m'en suis séparé. Je l'ai fui, renoncé, crucifié. Que je n'en sois jamais séparé !... Renonciation
totale et douce ? (1) Il écrivit ces phrases sur un parchemin qu'il conserva sur lui cousu dans
son manteau jusqu'à sa mort ? La question que nous pose ces paroles de Pascal luit sans faiblir
depuis plus de trois siècles dans le ciel de la pensée; elle interpelle, comme on dit, tout être
humain, y compris les Voltaire qu'elle agace et qui font l'autruche. Qu'a vu Pascal ? Qu'a vu
cet homme de science qui était parmi les plus éminents de son temps ? Qu'a-t-il entendu qui
soit capable de produire en lui la foi inébranlable dont le reste de sa vie et de ses écrits
témoignent ? » (). Ces questions montrent tout l’intérêt du mysticisme, notamment sur le plan
de la connaissance.
Les études historiques, anthropologiques et psychologiques nous éclairent sur le phénomène
mystique, mais leur approche méthodologique leur interdit d’en déceler le contenu essentiel
qui reste l’expérience vécue elle-même. De là, comment appréhender la « connaissance »
mystique elle-même, c’est-à-dire l’objet de l’expérience : Dieu ? Peut-on seulement attribuer
un sens au Dieu uni à l’âme ? La mixité de l’expérience mystique, à la fois humaine et divine,
immanente et transcendante, naturelle et surnaturelle, rend partielles et caduques les
-4-
interprétations qui se fondent sur des causes strictement immanentes et des explications
uniquement scientifiques. Si le mysticisme relève de la nature humaine, il reste une part
inconnue de l’expérience attachée au surnaturel, au divin.
Nous définirons dans une première partie l’expérience mystique en nous efforçant de
discerner les problèmes posés par cette définition même. Dans une seconde partie nous
verrons plus précisément les modalités du phénomène mystique et à la fois les réponses que
peuvent apporter la phénoménologie et l’épistémologie religieuses à la problématique
dégagée précédemment ainsi que les limites imposées au discours philosophique. Enfin, dans
une troisième partie, nous pourrons débattre sur la valeur accordée à la « connaissance » et à
l’ « intelligence » mystiques pour enfin reconnaître la véritable valeur de l’expérience
mystique au regard de la philosophie, de la Vérité et de la Vie.
-5-
PREMIERE
PARTIE
Définition de
l'expérience mystique
-6-
Commençons par fixer quelques définitions et par lever quelques présupposés historiques et
culturels afin d’éviter tout contresens concernant l’emploi des termes relatifs au mysticisme.
Concrètement, qu’est-ce qu’une expérience mystique ? Y a-t-il un discours, ou un langage,
typiquement mystique ? Quelles sont les expressions utilisées pour parler du mystère de Dieu
et de l’expérience qui met en présence de ce mystère ? Ainsi, en analysant le sens des
définitions, l’origine du terme « mystique », les commencements du phénomène mystique et
le langage propre à celui-ci, nous pourrons mieux cerner la problématique philosophique.
Pour cerner la problématique du mysticisme nous commencerons par une première approche
qui est celle des définitions. Qu’entendons-nous par « mystique », « mysticisme »,
« mystère » ? A quoi se réfèrent ces termes ? Sur quelle réalité nous éclairent-ils ?
Que recouvre l’usage moderne du mot mystique ? H. Maspero donne une réponse : « Le mot
« mystique » est malheureusement à la mode, on ne sait trop pourquoi, et on l’emploie trop
souvent à tort et à travers : pour beaucoup il n’est qu’un synonyme élégant ou simplement
poli d’irrationnel, mot un peu trop clair et qui risque d’être vexant. Certains se rappellent bien
que ce mot a une valeur religieuse, mais n’ont retenu de cette valeur que le trait secondaire de
l’extase. Ces emplois, l’un abusif, l’autre trop étroit, sont devenus si courants que, pour éviter
toute confusion, je crois utile de rappeler ici le sens propre du mot et d’en donner une
définition. Un mystique est une personne qui a ce que William James appelle des expériences
religieuses au cours desquelles elle a l’impression d’être en rapport direct et immédiat avec
l’Absolu, de quelque façon d’ailleurs qu’elle conçoive cet Absolu. Je n’ai naturellement pas à
m’occuper ici de savoir si ces expériences ont une valeur objective ; le fait important est
qu’elles soient si vives et si réelles que le sujet croit à leur réalité objective : que dis-je
« croit », il « sait » qu’elles sont réelles ; elles sont pour lui des faits qui n’ont pas plus besoin
de confirmation que pour l’homme ordinaire ceux de l’expérience journalière. » (1)
connaissance de cet Absolu, du réel pur, véritable. Mais, comme nous allons le voir, le terme
« mystique » a une histoire au cours de laquelle sa signification se transforme, qu’elle soit
enrichie ou appauvrie. Pour comprendre quel sens revêt l’usage moderne de « mysticisme »
nous allons concentrer notre analyse sur trois points : l’emploi péjoratif, la querelle du « pur
amour » entre Fénelon et Bossuet, et la critique du mysticisme par le « discernement des
esprits ».
Emploi péjoratif
La querelle du « pur amour » qui opposa Bossuet à Fénelon est l’épisode théologique qui
marque le recul du mysticisme et la dégradation de son sens originel. A partir de là, la
mystique disparaît, ou du moins devient un phénomène individuel, purement subjectif. Alors
-8-
qu’elle avait toujours été représentée sur la scène religieuse, présente aux côtés d’autres
formes de pratiques et modes de vie, il semble que dès cette époque elle soit évacuée du
monde moderne et devienne un événement privé de la vie subjective. La mystique, comme
phénomène historique, est du moins marginalisée sinon complètement dissoute et dégradée en
des formes abâtardies de pratiques spirituelles fortement colorées d’ésotérisme (au sens
péjoratif), d’illuminisme, de piétisme, de spiritisme.
La dispute théologique entre Fénelon et Bossuet scella le destin de la mystique dans le
paysage spirituel français. Cette querelle est née dans un climat de méfiance des autorités
ecclésiales marqué par le rationalisme qui repoussait les états mystiques loin des lumières de
la raison ; alors que l’opposition entre raison et mystique n’allait pas de soi auparavant. Nous
analyserons de plus près les rapports entre l’intellect et la « connaissance mystique » dans la
deuxième partie, au chapitre consacré à l’épistémologie du mysticisme. Une conception
toujours plus laïcisée de la religion et une démarcation plus nette entre le domaine du
religieux et le domaine du scientifique tendaient à marginaliser l’expérience mystique alors
que la piété mystique connaissait son heure de gloire. Dès le début du 17ème siècle le piétisme
était un véritable phénomène de mode qui risquait d’échapper au contrôle de l’Eglise. Ainsi,
« même la théologie de l’époque cherche à élaborer l’expérience mystique dans le contexte de
la théologie scolastique. (…) La tendance à exalter les phénomènes mystiques extraordinaires,
comme les extases, les visions, les lévitations, les révélations privées, excitait de plus en plus
des réactions dures de la hiérarchie contre ce qui était devenu une mode, une mystique
souvent mal comprise ou comprise trop superficiellement. » (3). Face à cette efflorescence
piétiste caractérisée par les désordres du « sentimentalisme mystique » et par l’illuminisme
(4), la mystique, autrefois considérée comme une voie difficile et périlleuse, une vie noble sur
« les chemins de la perfection » réservée à quelques rares « élus », s’était démocratisée à tel
point qu’il devenait difficile de reconnaître l’authenticité de l’expression mystique. Les
directeurs spirituels avaient alors la charge du « discernement de esprits » qui visait à établir
des critères pour juger de la provenance des inspirations, à savoir si elles étaient divines ou
diaboliques. Déjà, à la fin du Moyen Age, les directeurs spirituels de couvents de femmes et
de béguinages mettaient en garde contre les excès mystiques et les inspirations qui entravent
la vie spirituelle. C’est autour de ce problème sur les vrais et faux mystiques, à propos de
Mme Guyon, que prend forme la querelle Fénelon / Bossuet. Mme Guyon, une mystique qui
se considère comme une missionnaire de la prière intérieure, sera défendue par Fénelon face
aux accusations de fanatisme portées contre elle. « Le nœud de la controverse résidait dans
l’évaluation de la mystique : tandis que Bossuet considérait les grâces mystiques comme des
phénomènes extraordinaires touchant à la frontière du merveilleux, Fénelon les voyait en
harmonie avec la Tradition et comme un déploiement normal de la grâce sanctifiante. » (5)
On voit là s’opposer deux conceptions dont l’une – celle de Bossuet – nous paraît avoir perdu
le sens du sacré tandis que l’autre – celle de Fénelon – est fondée sur la présence de Dieu (le
sens du sacré) dans la dimension spirituelle. Schématiquement, on peut dire que Bossuet vit
dans une réalité profane, d’où est absent à quelque niveau que ce soit la dimension spirituelle,
et Fénelon dans une réalité sacrée parcourue par la dimension spirituelle.
C’est là, il nous semble, l’un des éléments clés pour comprendre le mysticisme. Cette sacralité
confère à la réalité une profondeur issue de la dimension intérieure, subjective et idéaliste.
Pour l’individu n’ayant pas le sens du sacré, il est impossible de saisir l’essence du
mysticisme car il ne voit alors que les manifestations d’un phénomène psychopathologique.
S’il est un critère pour juger de l’authenticité d’une mystique c’est bien le sens du sacré, mais
aussi sa portée métaphysique. Toute étude sérieuse de la mystique doit donc prendre en
considération ces deux éléments : le sens sous-jacent à l’expérience, pour saisir la
signification donnée au phénomène, la portée métaphysique, pour saisir le devenir mystique
-9-
dans sa transformation interne. Le sens qui porte l’expérience doit permettre de rendre compte
a posteriori de sa signification dans la psyché individuelle et de sa portée pour l’existence du
sujet, et ainsi déterminer la valeur noétique de la connaissance mystique.
La dispute théologique entre Fénelon et Bossuet s’acheva par une légère condamnation de
Fénelon qui symbolise la victoire d’une conception désacralisée de l’homme et du monde,
immanente, et dont l’unique valeur et mesure est l’homme. Le sens moderne du mot
« mystique » est déjà acquis et continuera à se répandre dans la société avec cette connotation
péjorative. (6)
L’enjeu de cette querelle Fénelon / Bossuet portait sur le « discernement des esprits » censé
fournir des critères objectifs permettant de distinguer la véritable mystique de la pseudo-
mystique. Avec l’emploi moderne du qualificatif « mystique », l’amalgame et la
généralisation hâtive ont dénaturé sa signification originelle. La confusion entre le mysticisme
authentique, porté par la sacralisation ou la divinisation, et tout ce qui se rapproche de près ou
de loin à une attitude semblable peut être évitée, quoique difficilement, par un examen
minutieux de la vie du mystique, non de ses états, par une analyse rigoureuse de son
enthousiasme, ou de l’élan spirituel, de sa capacité de Dieu, bref de son degré d’élévation sur
l’échelle spirituelle. La distinction peut donc se faire au niveau de l’esprit qui anime la vie
mystique, c’est-à-dire la direction ou la voie « mystique ». Car s’il on s’attache à l’attitude, au
comportement, ou bien même aux pratiques et aux discours, on risque fortement de prendre
un cas qui relève de la névrose ou du délire pour un esprit porté vers les états typiques du
mysticisme. On puisera donc nos exemples chez « les princes de la mystique » comme Maître
Eckhart ou les Pères du désert, ainsi que, pour la mystique taoïste, Laozi et Zhuangzi.
C’est surtout la théologie et la psychologie qui cherchent un critère permettant de distinguer la
saine mystique de la mystique diabolique ou psychopathologique, souvent considérée comme
une névrose de type hystérique. Mais de telles études scientifiques sont vaines en ce qui
concerne la reconnaissance des états mystiques puisque la conviction subjective de
l’authenticité des phénomènes ou des « sensations » mystiques n’est jamais vérifiable. En
revanche, elles sont utiles pour démasquer les comportements psychotiques, sujets aux
délires.
Les considérations sur les manifestations de l’extase, les comportements ou les sentiments,
bref, sur ce qui demeure à la périphérie du phénomène mystique, ne donnent que peu
d’informations pertinentes, encore moins de justifications accréditant un « statut
authentique », du fait même qu’elles portent sur des éléments isolés et séparés de l’ensemble
de la vie mystique. En effet, détachée de son contexte et du fond à partir duquel elle se révèle,
l’expérience mystique ne nous livre qu’une signification partielle, voilée par la subjectivité à
laquelle elle appartient et à laquelle elle revient. Afin de discerner le vrai du faux mystique, il
ne faut donc pas nous référer exclusivement à l’expérience, à l’extase proprement dite, mais
plutôt à la vie mystique dans son ensemble, non pas aux éléments sortis de leur devenir et
élevés au rang d’absolus (en les faisant paraître sous forme de concepts, d’idées abstraites)
mais aux transformations internes et aux développements des potentialités spirituelles, de la
« possibilité ». « Tous les mystiques, qu’ils soient chrétiens, néo-platoniciens, musulmans,
juifs, hindous, que ce soient des savants ou des illettrés, constatent qu’on ne passe pas
directement de la vie mondaine au terme de la vie mystique, mais que l’esprit doit subir une
longue transformation : c’est le fait psychologique fondamental qui constitue à proprement
parler la Voie Mystique, en dehors de toute explication dans un système religieux donné.
- 10 -
Ceux des mystiques qui ont su décrire et analyser après coup leurs expériences personnelles
ont partagé cette Voie en plusieurs étapes : Denys l’Aréopagite en compte cinq, et la plupart
des mystiques chrétiens du Moyen Age ont adopté sa division ; al-Hallâj (8ème siècle), et après
lui al-Ghazzâli (12ème siècle) et en général les Soufis, n’en comptent que trois ; au contraire
Attar (début du 13ème siècle) va jusqu’à sept dans son allégorie des Sept Vallées. Tout cela n’a
pas une très grande importance : ce sont des divisions arbitraires dans la succession continue
d’états de conscience en quoi consiste la Voie, et qui paraît avoir été sensiblement la même
quelle que fût l’époque et quelle que fût la religion. » (7). La vie mystique transforme peu à
peu l’homme au fur et à mesure qu’il suit la Voie en gravissant les différents états de l’échelle
spirituelle, jusqu’à l’ascension de l’âme vers Dieu (8). Cette ascension est donc une
transformation perpétuelle que l’analyse logique découpe en plusieurs étapes ou degrés
ponctuant le devenir mystique. Il s’agit de l’ « échelle spirituelle », dont le « modèle en trois
étapes (…) est au fondement de toute interprétation de l’ascension mystique » (9) : la
purification (katharsis), l’illumination (phôtismos), la perfection (teleiôsis). A la base de cette
échelle, il y a la distinction entre vita activa et vita contemplativa ; cette division générale
permet de classer les mystiques dans la catégorie des tempéraments portés à la contemplation.
« Il y a toute une hiérarchie d’états mystiques très divers ; et ceux qui les ont expérimentés ont
parlé d’une progression dans les grâces, d’un cheminement vers le divin, et cela à peu près
dans tous les pays, au sein de toutes les grandes religions. » (10). Bien qu’elle n’ait rien de
scientifiquement vérifiable, l’échelle des degrés spirituels permet de rendre compte non
seulement des tendances psychologiques (11) typiques du mysticisme mais surtout des
pratiques effectives et de la vie mystique en dehors des états extatiques.
L’authenticité de l’expérience et du phénomène mystiques se juge sur l’ensemble du devenir
individuel, c’est-à-dire sur les pratiques quotidiennes, les « activités contemplatives », et sur
les transformations intérieures, c’est-à-dire l’avancement ou la progression vers les plus hauts
sommets de la vie mystique.
Etymologie grecque
Voyons donc ce que nous dit le dictionnaire. L’étymologie renvoie au grec mustikos, qui
signifie « relatif aux mystères », dont le sens est caché, mystérieux. Le terme a d’abord été
employé pour désigner ce qui ne pouvait pas être dit, ce qui ne devait pas être révélé. Il
signifiait lié aux mystères et se rattachait aussi aux verbes grecs muo, « fermer les yeux », et
mueo, « initier aux mystères ». Une famille de mot qui chevauche Mystèria est telein,
« accomplir », « célébrer », « initier » ; télétè, « fête », « rite », « initiation ». Il semble donc,
que le terme « mystique » soit étroitement lié aux fêtes initiatiques célébrées dans la Grèce
antique.
Le plus important dans cette définition « relatif aux mystères », c’est le terme « relatif ». En
effet, l’objet des « mystères » n’est jamais révélé et c’est en demeurant mystérieux qu’il garde
toute sa signification. L’individu est mis en relation, est relié, à un quelque chose de
mystérieux. Ce qui est mystique, ce n’est pas ceci ou cela de caché au loin mais la relation
- 11 -
même qui unit le sujet à cet indicible, transcendant l’expérience humaine commune ; c’est
l’expérience vécue elle-même en tant qu’elle ne peut être retranscrite avec les termes du
langage courant. Ce qui nous amène à considérer « ce qui est relatif aux mystères » comme
ayant une signification ésotérique, un sens caché. L’ésotérisme doit être rattaché à l’initiation
conçue comme le passage à un ordre étranger, l’intégration à une dimension inconnue.
L’initiation fait entrer dans un cercle restreint en transmettant une connaissance ésotérique.
C’est donc une expérience qui révèle à l’aspirant la signification ésotérique d’un mystère.
Seule est mystique l’expérience pure, absolue, qui met en présence de l’indicible, de ce qu’on
appellera plus tard l’ineffable. Le mystère apparaît donc comme incommunicable par le fait
même qu’il est contenu dans l’expérience immédiate. D. Sabbatucci qui décrit la condition
des initiés lors des mystères d’Eleusis (12) distingue deux moments dans le culte éleusinien :
« D’un côté, comme condition préliminaire, on trouve le renoncement à sa personnalité et
individualité ; de l’autre, une fois l’initiation accomplie, la réintégration dans sa propre
personnalité et individualité. » Cette initiation, dont il était interdit de parler, appartient autant
à la structure des rites de passage qu’à l’atypisme religieux au sein de la culture grecque.
« Grâce à l’expérience éleusinienne, l’initié a, non pas tant appris sa destinée d'outre-monde,
que plutôt, dans un court espace de temps, vécu cette vie supra-individuelle d’outre-monde ».
Si cette dernière est précisément le mystère, l’initiation qui met en présence de ce mystère
devrait alors être l’expérience mystique elle-même. Aristote défini le contenu des mystères
comme expérience et non comme doctrine. D. Sabbatucci ajoute qu’ « Eleusis permettait à
l’initié de satisfaire l’exigence mystique fondamentale de devenir autre. La relation mystique
met don en présence d’un mystère, elle révèle le sens caché en faisant entrer l’expérience du
sujet dans une dimension sacrée. Il apparaît dès lors qu’une telle expérience est l’expression
même de la transcendance, du mystère de Dieu.
Si le terme trouve sa racine dans le grec mustikos et donc qu’il a été élaboré à l’intérieur de la
culture et de la religion grecque (13), il gardera sa signification première dans le contexte
historique du christianisme naissant, tout en se doublant d’un enrichissement tendant à
qualifier l’activité humaine dans sa relation au mystère de Dieu. Ainsi parle-t-on du « corps
mystique du Christ », des « sacrements mystiques » comme l’on parle du mystère de
l’Incarnation ou du mystère de la Trinité. La signification fondamentale de l’adjectif
« mystique » est la désignation d’une réalité sacrée, incommunicable, lors d’une expérience –
c’est-à-dire d’une relation, voire même d’une communication et d’une participation avec cette
réalité mystérieuse. Cette première définition recevra un enrichissement, un élargissement
vers la dimension humaine de l’expérience. Le contexte culturel chrétien apportera, comme
nous le verrons ci-dessous, des éléments nouveaux à cette première définition, qui désignera
non seulement comme adjectif la réalité sacrée elle-même, c’est-à-dire la transcendance mais
également, et de manière plus spécifique, comme substantif, la réalité humaine entièrement
tendue vers la réalité mystérieuse de Dieu, c’est-à-dire la relation de l’immanence à la
transcendance. Qu’il soit appliqué aux mystères ineffables dans la culture grecque ou dans
ceux de la culture chrétienne, l’adjectif « mystique » indique une réalité cachée, le sens de la
relation entretenue avec le mystère. Il sert à évoquer des réalités qui ont un contenu ésotérique
et un sens symbolique, allégorique, et qui ne peuvent être explicitées autrement sous peine de
les dénaturer ou de les réduire à un aspect marginal. La signification du mot mystique est
donc à mettre en rapport avec le passage, au niveau métaphysique, d’une existence profane à
une « existence sacrée », une « surexistence » au sens où, le temps de l’expérience,
l’immanence est transcendée, la réalité du quotidien prend une signification chargée de sacré.
Ce qui est mystique c’est la révélation d’une réalité spirituelle, au-delà des conditions
existentielles de finitudes.
- 12 -
Ce n’est qu’avec le Pseudo-Denys l’Aréopagite que le sens originel utilisé dans le langage
courant (bien que rarement employé puisque les mystères ont pour caractéristique d’être
extraordinaires) deviendra un terme technique, de spécialiste, de l’homme cherchant à s’unir
avec la réalité mystérieuse. D’une part, l’adjectif « mystique » qualifie la vie et la pratique de
celui qui voue son existence à s’initier continuellement au mystère de Dieu et, d’autre part,
avec le christianisme, « mystique » entre dans le vocabulaire de la théologie.
Avec le Pseudo-Denys l’Aréopagite (5ème-6ème siècle), la mystique entre dans une nouvelle et
durable acception marquée par un emploi original et exclusif. Avec lui, on voit s’associer la
signification grecque (néo-platonicienne, plotinienne) et celle chrétienne des Pères du Désert
(Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome). Les deux traditions se trouvent assimilées au niveau
de la compréhension du mystère. De fait, le vocable « mystique » se précise, et entre dans le
vocabulaire technique et spécifique de la mystique considérée à la fois comme une voie de
libération, une vie et une pratique religieuse, et une connaissance du mystère de Dieu, une
approche de la réalité mystique. La théologie, la science expérimentale du divin, du Pseudo-
Denys l’Aréopagite influença profondément le caractère spécifique à la mystique chrétienne,
fortement teintée de néoplatonisme. Denys représente une des tentatives les plus radicales de
réconcilier le message évangélique et la tradition néoplatonicienne. On retrouve sa marque
jusque dans les écrits de la mystique rhéno-flamande, notamment chez Maître Eckhart.
L’extase dionysienne [est] conçue comme abandon ou dépassement du moi et du non-moi
vers Dieu. La Théologie mystique de Denys est la synthèse de la théologie positive (14) et de
la théologie négative (15). Il s’agit de connaître Dieu au-delà de toutes perceptions, qu’elles
soient sensibles ou intellectuelles, dans le silence de l’union divine. (16)
« Usant pleinement de l’intuition que nous pouvons avoir de la forme divine, nous nous
dépouillons de toute opération intellectuelle [de tout concept], et nous tendons, autant qu’il est
permis sans sacrilège, vers ce Rayon qu’on ne saurait concevoir ni exprimer, ni saisir par
aucune sorte de vision, car il transcende tout chose et demeure inconnaissable, et qui possède
- 13 -
En posant que la « connaissance par l’inconnaissance » est située dans la « hénôsis au-delà du
noûs », Denys précise que cette unition a lieu « quand l’intelligence, se tenant loin de tous les
êtres (détachée d’abord de tous les êtres), et, ensuite, se laissant soi-même (puis sortie d’elle-
même), est unie aux Rayons qui brillent réellement et est illuminée entièrement par l’abîme
insondable de la sagesse » (20). Loin de renouer avec sa nature originelle en rentrant en elle-
même (enstase plotinienne), l’âme dionysienne sort d’elle-même, se laisse elle-même. Cette
forme d’extase bien connue d’Eckhart apparaît comme l’ « au-delà de la dianoia humaine,
une mystérieuse participation au pneuma divin, c’est-à-dire à la connaissance et à l’amour
dont Dieu se connaît et s’aime lui-même. » (21).
Ce même mystère inconcevable et pourtant inépuisable, contenant « toute puissance relative
aux êtres » est décrit en des termes similaires sous la plume des mystiques taoïstes.
Ainsi, la voie mystique du Pseudo-Denys, et avec lui toute la tradition des Pères du désert,
peut être considérée comme une « méthode » pour connaître Dieu par-delà le positif et le
négatif ; la voie mystique est celle de l’union transcendante par participation de l’homme à la
suressence ou à l’hyper-réalité divine. (22) Le vocable mystique n’est plus seulement un
adjectif servant à qualifier les réalités divines, il est également un nom donné à la voie menant
à la connaissance participative de ce mystère. « Mystique » désigne à la fois Dieu en tant que
mystère et l’homme se tournant vers Dieu, c’est-à-dire la Déité et l’union.
Le Pseudo-Denys apportera à la mystique eckhartienne son aspect dionysiaque, qui est à notre
sens le caractère spécifique du mysticisme dans le sens où « il s’agit de l’aspiration à devenir
« ce que Dieu est » (théôsis), à s’identifier à Dieu au travers de l’union mystique. » (23). Par
l’extase dionysienne, comprise comme aphairésis de tout être et de toute pensée, Eckhart
définit la faculté spirituelle (le « sens mystique » ou status spiritualis) comme transformation
mystique de la volonté humaine en l’amour du Saint-Esprit, là « où ce n’est plus la volonté de
l’homme qui aime Dieu, mais, dans la volonté de l’homme mue et parcourue par le Saint-
Esprit, c’est Dieu qui s’aime lui-même, accueillant et introduisant l’homme dans la circulation
de sa propre vie divine. » (24). Enfin, le Pseudo-Denys l’Aréopagite influencera
profondément la tradition chrétienne en ce qui concerne la voie apophatique de la théologie
mystique, notamment par le vocabulaire employé que l’on retrouve jusque chez Maître
Eckhart. Chez les deux théologiens et mystiques, Dieu s’approche dans la Nuée ténébreuse,
par l’inconnaissance absolue. (25)
Dans la mystique taoïste, le mystère est également le propre de la divinité mais aussi de son
activité. La réalité mystique possède également une voie par laquelle l’homme peut s’unir à
elle. Il y a donc une réalité, un Dieu qui peut être qualifié de « mystique » et, conjointement,
une pratique, une voie mystique. On retrouve la bipolarité sémantique de « mystique » dans le
titre d’un des textes majeurs du taoïsme, à savoir le Tao-tö king, qui signifie, la Voie et sa
vertu. Il s’agit de la réalité indicible elle-même (Tao) et de l’acte mystérieux propre à cette
réalité transcendante (Tö). Tö, c’est l’acte du Tao, l’efficace, la vertu qui établit la relation
permanente entre l’invisible Dao et l’homme. Cet acte mystérieux, cette « vertu » est la
présence, la proximité du Dao et donc sa communicabilité. Tö exprime le mouvement du Dao
qui « fait retour à l’authenticité des dix mille êtres, pour les introduire dans l’absolue
« conformité », ou adhésion, soumission. (…) Mystérieuse vertu qui maintient les êtres dans
la vie, assure leur développement et garantit leur épanouissement. (…) Elle respecte la
spontanéité des êtres, elle les amène à rester dans l’axe du Tao, à garder sa loi. » (26).
- 14 -
« Le sens de la voie
Est indistinct et plein d’ombres.
Insaisissable et obscur
Et pourtant image réelle (visible).
Brumeux et flou
Et pourtant substance (tangible).
Vague et chaotique
Et pourtant essence (limpide).
Cette existence véritable
Peut vraiment être savourée (tastée).
Depuis l’antiquité jusqu’à ce jour
Son nom reste inchangé
Et donne naissance à tous les êtres » (27)
Et encore :
totalité de soi, la mystique religieuse) ce mystère divin. C’est lorsque le Dieu transcendant, la
réalité mystérieuse, et la vertu, l’acte ou le chemin qui mène à cette réalité, se rejoignent et se
confondent qu’on peut parler de phénomène mystique. Ce lieu où la voie et sa vertu se
rejoignent, ce moment où Dieu et l’homme se confondent et ne font plus qu’Un est
couramment désigné par les concepts de « cœur », « racine », « origine », « fond sans fond ».
Qui veut comprendre le mysticisme, le phénomène mystique et surtout l’expérience mystique
doit s’attacher à l’étude de ce point de jonction de l’humain et du divin. Ce couple comprend
en lui les dualismes immanence-transcendance, relatif-absolu, fini-infini, devenir-éternité. Et
c’est dans le « fond sans fond », le « cœur » le « point » qui n’a ni temps ni espace, le « sens
spirituel » (aux sens de direction, de signification et de faculté) que se réalise la coïncidentia
oppositorum permettant de pénétrer la réalité mystique. Lorsque l’homme, plus précisément
l’âme pure, rejoint Dieu, il passe par le « cœur », « l’origine », l’intérieur ou le « dedans ». Ici
se réalise la transformation intérieure où émerge la valeur de vérité de l’expérience mystique.
CONCLUSION
Au terme de cette première approche, on peut d’ores et déjà fixer quelques points de repères
qui ordonnent le phénomène mystique. Comme on l’a vu, le terme « mystique » n’a pas
toujours eu la même signification, son emploi change en fonction des aires culturelles et des
époques ; ce qui laisse à penser qu’il y a une diversité historico-culturelle du mysticisme qui
ne permet pas d’en donner une définition unique applicable à toutes les formes. Le
mysticisme grec tel qu’il était vécu par les initiés aux mystères n’est pas le même que celui
des religieux du Moyen Age. Pourtant, on trouve dans toutes les cultures et à toutes les
époques cette référence à un mystère sacré, inaccessible à l’homme du commun. Ainsi, si les
approches de ce mystère peuvent être historiquement et culturellement déterminées,
contribuant à former les faits mystiques, peut-être qu’au niveau individuel et subjectif
l’expérience mystique trouve-t-elle sa place à l’intérieur d’une réalité qui justement n’est pas
celle de l’histoire (30). Il y aurait alors une dimension historique du mysticisme – pouvant
faire l’objet d’une analyse retraçant les filiations et les traditions – et une dimension
spécifiquement mystique. C’est à partir de l’étude de cette dimension mystique de
l’expérience qu’on va pouvoir rechercher la signification et la portée métaphysique du
langage mystique.
Le mysticisme peut être envisagé comme fait historico-culturel, mais cette approche demeure
imparfaite tant qu’elle ne prend pas en compte le sens caché, à savoir la signification
mystique de l’expérience. L’originalité du mysticisme tient en grande partie à sa créativité
littéraire et sémantique. Non seulement les mystiques sont souvent à l’origine de nouvelles
acceptations sémantiques mais ils utilisent aussi bien toutes les ressources du langage et du
discours par leurs recours à de multiples formes textuelles, telles que le dialogue, la
spéculation philosophique et métaphysique, le mythe ou le conte, la poésie, etc..
religieuse. » (31). Le langage mystique peut être considéré comme une tentative désespérée
pour parler de « ce sur quoi il faut se taire », c’est-à-dire de rendre compte du mystère divin
par-delà les formes du monde sensible et intelligible. Pour autant, il ne s’agit pas d’un méta-
langage, mais plutôt un mode d’énoncé du discours qui voudrait faire voir l’hyper-réalité, la
dimension spirituelle, au travers des formes de signification de la réalité, de la dimension
matérielle, tout en sachant pertinemment qu’il s’agit là d’une « impuissance à cerner un non-
rationnel, ineffable, la frontière au-delà de laquelle règne le Silence, le Désert de la Déité »
(32). « Le langage de la mystique est caractérisé par l’effort pour créer le langage adéquat.
(…) Nous pouvons parler de [Dieu] non pour expliquer son mystère mais pour, au moyen
d’un nouveau langage, accéder à la réalité faisant irruption dans la création verbale » (33). On
connaît « l’importance d’Eckhart en tant que créateur de valeurs sémantiques nouvelles, de
néologismes et de nouveaux syntagmes. (…) Kunisch nous fournit par exemple dans son
analyse du langage du Moyen Age tardif de longues listes de néologismes, de calques
sémantiques et structuraux du latin et de composés et dérivés créés par les mystiques. » (34).
Il s’agit plus de faire sentir ou pressentir un mystère plutôt que de le définir. En d’autres
termes, le langage mystique ne cherche pas la connaissance logique de Dieu mais montre la
direction par laquelle on peut espérer atteindre la vie divine (35). Il ne faut pas oublier qu’il
s’agit toujours d’une expérience individuelle, comprenant un aspect indéniablement
psychologique et subjectif. Comme tout discours, il s’agit d’un forme d’expression humaine,
reconnue par l’homme, faisant signe et donnant sens et valeur à l’homme. Par exemple, « le
terme worten, forgé par Eckhart, a été repris par la linguistique moderne pour exprimer
l’exigence de traduire en mots le vécu, même quand il s’agit d’expériences
indescriptibles. (…) Des familles ou groupes de mots du type worten, geworten, wortigen,
gewortigen, zu worten bringen, ayant tous le sens d’ « exprimer avec des mots, traduire en
paroles, dire » ; ungewortet, « non dit », unwortlich, « indicible », wortelos, « sans mot » sont
significatifs, aussi bien comme exemple de productivité linguistique que comme témoignage
du rapport particulier qui existe entre l’expressivité mystique et la productivité linguistique »
(36). Le langage mystique, par sa créativité même, mêle en une même expression la réalité
spirituelle à atteindre et la réalité humaine. Il met en rapport l’homme et Dieu en montrant la
voie de la transcendance. « Chaque préfixe joue un rôle précis à l’intérieur du discours
mystique, comme l’illustre bien Udo Nix : les préfixes « durch- » et « in- » sont très souvent
employés, par exemple, pour exprimer la compénétration entre l’âme et Dieu : la lumière de la
divinité se répand dans l’âme (ainsi durchschînen, « remplir de lumière, transparaître ») et la
Grâce divine entre dans l’âme et l’imprègne (par exemple înkomen « entrer ») ; les verbes
composés avec le préfixe « ûs- », comme ûzbüejen « fleurir », indiquent généralement la
plénitude avec laquelle Dieu se manifeste chez l’homme au plus profond de son être au
moment de l’extase mystique (le terme grec ekstasis signifie en effet « sortir dehors ») ; le
préfixe « ûf- » représente le mouvement ascensionnel qu’effectue l’âme pour atteindre la
divinité (par exemple, ûfkêren « s’élever ») ; l’emploi fréquent des composés avec über-, à
travers lesquels sont exprimés des superlatifs, apporte une solennité particulière au discours
mystique et rend le sens d’inaccessibilité et de perfection de tout ce qui est transcendant
(comme überwesen « être surnaturel », überbildung, « forme supérieure ») ; et encore, le
préfixe « ver- », dans des expressions qui se réfèrent à la perte de l’âme dans Dieu (versinken
« sombrer », par exemple) ; les compositions avec « mit- » font allusion au rapport d’échange
mystique qui s’instaure entre l’âme et Dieu, et qui est présent au fond de l’âme (mitwurken,
« participer »), les deux préfixes « abe- » et « ent- », enfin, ont une fonction « privative » : en
effet, si nous examinons des verbes tels que abescheiden (« diviser, mourir »), entwerden « se
libérer de sa propre substance, disparaître », etc., nous remarquons qu’ils sont utilisés dans
des contextes où l’on parle de processus capables de réaliser l’unio muystica, comme, en
premier lieu, l’éloignement des choses terrestres, le détachement et la privation. » (37). En ce
- 17 -
Le langage mystique porte sur la relation unitive de l’homme et de Dieu. Cette expérience de
la transcendance montre les limites du langage et de la logique. La voie apophatique,
consciente de ces limites, aborde le mystère de Dieu sans chercher à le définir ou à le
nommer. Une autre approche consiste à dépasser les termes de la contradiction logique en une
coïncidentia oppositorum. Par ces approches, la réalité mystique n’est aucunement dévoilée
mais seulement montrée du doigt. Comme toujours, les auteurs nous indiquent une méthode à
pratiquer, un moyen à utiliser, une direction à emprunter, une vertu à employer. Comme on va
le voir, ces auteurs nous montrent comment il faut faire pour connaître par soi-même une telle
expérience ; ils ne parlent jamais uniquement de l’homme ou seulement de Dieu mais toujours
de la relation qui les unit. Des expressions qu’on retrouve chez Maître Eckhart montrent
également le chemin entre l’âme et Dieu.
La coïncidentia oppositorum est une expression privilégiée pour désigner la nature divine,
l’essence de l’être, et le principe de la vie. Chez Maître Eckhart, l’expression désigne la
« surabondance », la « suressentialité », c’est-à-dire l’effusion inépuisable de la Déité à
travers tous les modes et toutes les dimensions de la réalité qui garantit la cohésion des
contraires dans une unité transcendante. L’expression désigne la racine identique des
contraires, c’est-à-dire le paradoxe de la coexistence et de la conciliation des éléments
antagonistes des différents dualismes, comme par exemple l’être et le non-être, le positif et le
négatif, etc. Encore, l’expression coïncidentia oppositorum indique l’alpha et l’oméga,
l’origine et la fin contenues dans une unique réalité infinie et, par-là, transcendante. La source
inépuisable d’être, de vie, ou de vérité, de sagesse, affirme l’écart et le rapprochement entre la
réalité absolument transcendante et son implication dans la réalité immanente.
« Qu’appelons-nous contraires ? Joie et peine, blanc et noir sont des contraires ; et ces
contraires ne peuvent subsister dans l’Etre. (…) Tout ce qui dans ce bas monde est divisé en
réalités distinctes s’unit dès que l’âme s’élève jusqu’à une vie qui exclut les contraires. Quand
l’âme arrive dans la Lumière de la raison, elle ne sait plus rien des contraires. » (39).
En tant qu’unité transcendante des contraires, c’est-à-dire « sur-unité », l’Etre apparaît chez
Eckhart comme le statut de l’âme purifiée. « L’âme est purifiée dans le corps, afin qu’elle
rassemble ce qui est dispersé et partagé. » (39). Le paradigme mystique par excellence n’est
pas simplement une abstraction logique ou métaphysique. Il est inséré dans une sotériologie et
prend appui sur la pratique du détachement. Autant dire que c’est l’ensemble de la vie
mystique qui est confondu avec la coïncidentia oppositorum. « L’âme est encore purifiée par
la pratique de la vertu, quand elle s’élève jusqu’à une vie qui est unie » (39).
- 18 -
Le langage mystique est souvent amené à formuler l’être de Dieu, la déité, la Suressence par
des expressions négatives. Ces dernières ont pour but de ne pas enfermer la signification
mystique dans une définition, une description et, finalement une réduction du mystère
indicible. C’est le Pseudo-Denys l’Aréopagite qui « popularisa » la théologie négative, dont
voici une citation éclairante de son Traité de théologie mystique :
« Nous élevant plus haut encore, - nous disons que cette Cause n'est ni âme, ni intelligence,
qu'elle n'a ni imagination, ni opinion, ni définition, ni pensée (discursive), qu'elle n'est ni
parole, ni pensée (intuitive). Elle n'est ni nombre, ni ordre, ni grandeur, ni petitesse. Elle n'est
ni égalité, ni inégalité, ni similitude, ni dissemblance. Elle n'est pas immobile, elle n'est pas en
mouvement ni en repos. Elle n'a pas de puissance et elle n'est pas puissance, ni lumière. Elle
ne vit pas et elle n'est pas vie. Elle n'est ni essence, ni perpétuité, ni temps. On ne peut la saisir
par l'intelligence. Elle n'est ni science, ni vérité, ni royauté, ni sagesse. Elle n'est pas un, ni
unité, ni déité, ni bonté. Elle n'est pas esprit comme nous pouvons le connaître, ni filiation ni
paternité, ni rien de ce que ni nous, ni personne ne saurait connaître. Elle n'est rien de ce qui
n'est pas, rien de ce qui est. Les êtres ne la connaissent pas telle qu'elle est et elle-même ne les
connaît pas tels qu'ils sont. On ne peut ni la comprendre ni la nommer, ni la connaître. Elle
n'est ni ténèbre, ni lumière, ni erreur, ni vérité. On ne peut d'elle absolument rien affirmer, ni
nier ».
du 6ème siècle. Ce redoublement de la négation porte sur Dieu et sur la voie mystique. Comme
connaissance de Dieu, elle montre l’infini, la surabondance, le débordement, l’inépuisable,
c’est-à-dire la source éternelle, l’origine permanente de la vie. Comme voie mystique, elle
signifie le chemin secret qui mène au lieu caché de la déité, c’est-à-dire « ce qui reste
dissimulé à l’intérieur » (innenblîbende).
3. L’analogie et la métaphore
Enfin, le langage mystique se caractérise par l’utilisation des métaphores et des analogies
avec la réalité profane et naturelle. Ainsi, la mystique n’est pas seulement un langage abstrait,
voire une spéculation métaphysique ; elle use également de toutes les ressources du langage,
considérant ce dernier comme décidément imparfait. Le langage mystique n’est pas seulement
l’emploi des concepts et des notions abstraites qui forment une réalité métaphysique ; il ne
s’adresse pas uniquement à la faculté raisonnante, au mental. Il est également marqué par
l’usage des images et des métaphores qui forment une réalité plus empirique, plus vivante,
plus concrète ou réelle ; il s’adresse donc aussi à la faculté imaginative, à la représentation
imaginaire. L’étude des thématiques mystiques apporterait certainement une nouvelle optique
à l’analyse comparative des mystiques. En effet, on rencontre dans des cultures et des sociétés
éloignées dans l’espace et le temps l’emploi d’images et de représentations similaires – sinon
identiques – dans l’objectif de désigner une même réalité mystérieuse. « Si nous considérons
par exemple la métaphore de la « source » (brunnen) avec ses nombreux synonymes, nous
constatons qu’on la rencontrait souvent déjà chez les Egyptiens pour indiquer l’écoulement de
la divinité ; mais Eckhart y lie toute une série d’images et de concepts, parmi lesquels ceux de
l’« écoulement » et de l’« irruption » : l’âme jaillit de Dieu (« écoulement ») en tant que
créature, mais grâce au renoncement à soi et à toutes les choses terrestres, elle peut retrouver
ses propres origines et « se jeter » dans ses origines (Durchbruch ou Ausbruch), en « se
noyant » (versinken) ainsi dans la « mer » (mer) de la divinité » (44). L’utilisation de
l’analogie métaphorique par le langage mystique donne à la réalité mystique ainsi exprimée
une présence transcendante et une valeur universelle. Surtout, « la métaphorique eckhartienne
[est] une réponse du mystique à la nécessité de transmettre par l’intermédiaire des images, par
analogie, ce qui ne peut être connu, en réalité, qu’au moment de l’extase. » (44).
Les expressions métaphoriques de Maître Eckhart « sont pour l’essentiel des substantifs, des
adjectifs et des verbes, les plus représentatifs étant abgrund, terme avec lequel, à partir
d’Eckhart, on exprime métaphoriquement l’inaccessibilité de la connaissance divine (…) ;
blôz, « nu, dépouillé », un attribut de la divinité qui apparaît très souvent dans toute la pensée
mystique ; brennen, « brûler », verbe métaphorique remontant à la traditionnelle identification
de Dieu avec la lumière, que l’on exprime aussi avec les termes lieht, « lumière » et sunne,
« soleil », tous deux métaphores de Dieu ; funke/vunkelîn, « étincelle », métaphore exprimant
le caractère surnaturel de l’âme, présente déjà dans la tradition et les écrits mais qui n’est
devenue un concept central qu’avec Eckhart (note : Eckhart exprime également ce concept
avec d’autres métaphores et analogies, comme « petite forteresse », « rocher de l’esprit »,
« maison », « bourgeon », « lumière de l’esprit », « esprit », « fond de l’âme », « l’intime »,
etc. En réalité, le fond de l’âme ne peut être nommé en tant que tel, et pour l’exprimer il faut
donc recourir à la métaphore) ; giezen, « verser », et vliezen, « couler », se réfèrent tous deux
au mouvement de reflux sur elle-même de la divinité à travers les choses – concept qui
concerne surtout l’idée de Trinité et l’unio mystica (…) ; spiegel, « miroir », métaphore
trivalente, à mettre en relation aussi bien avec la divinité, miroir de toutes choses, qu’avec le
- 21 -
monde terrestre, spéculaire par rapport au monde surnaturel ou avec l’âme humaine, dans
laquelle se reflète Dieu ; versenken, « se noyer, plonger », verbe avec lequel on fait allusion à
l’annulation du sujet dans la divinité, idée présente déjà dans la première mystique, mais qui
est centrale chez Eckhart et surtout chez Tauler ; et enfin, wüeste, « désert », métaphore
centrale chez Eckhart et Tauler, qui se rapporte, comme einoede, « solitude, désert », au
caractère insondable de la divinité d’une part et, de l’autre, à l’état de recueillement, de
solitude grâce auquel l’âme entre en contact avec Dieu. » (45).
La symbolique du discours mystique a pour vocation la communication, et même
l’exhortation. Le recours aux analogies et aux métaphores dépasse le simple cadre poétique,
littéraire ou stylistique. En effet, le langage mystique sert « non seulement de medium entre la
contemplation et la conscience, entre la pensée et l’expression, mais aussi et surtout
d’instrument de compréhension de la parole de Dieu. » (46). Les caractéristiques du discours
mystiques telles qu’elles ont été présentées amènent à penser le langage sous toutes ses
formes comme le moyen nécessaire à la transmission du sens de l’expérience. Il s’agit pour
nous de retrouver, sous les expressions propres au langage mystique, les données brutes de
l’expérience, c’est-à-dire la vérité éprouvée, la connaissance vécue. Le langage mystique, mi-
métaphysique, mi-poétique, possède une valeur qui lui est propre et qui permet de le
distinguer des autres langages, tels que ceux de la philosophie, de la théologie, de la
psychologie, etc. Chaque langage étant approprié à son objet, il convient de distinguer l’objet
proprement mystique de ses apparences philosophiques et de ses reflets psychologiques et
théologiques.
CONCLUSION
Au-delà des différences conceptuelles entre les langages, c’est le problème philosophique de
l’expérience mystique qu’il nous faut à présent aborder, en posant les fondements de la réalité
mystique – à savoir l’expérience et la vérité, le subjectif et l’objectif.
Que nous apprennent les réponses des théologiens, des médecins, des psychologues et des
anthropologues aux problèmes posés par l’expérience mystique ? Et surtout, que nous révèlent
ces mêmes analyses sur le discours des sciences à propos du phénomène religieux considéré
dans ses dimensions atypiques ? Quelles sont les limites imposées à l’analyse lorsque l’on
recherche la valeur de vérité de l’expérience mystique ? Quelle est la frontière au-delà de
laquelle la raison ne peut s’aventurer et ce sur quoi il faut se taire ?
Cette analyse rapide des différentes réponses que proposent les différentes disciplines allant
de la théologie à l’anthropologie en passant par la psychologie et la médecine psychiatrique
n’a pas pour objectif d’être explicative. Nous n’entrerons pas dans les différentes polémiques
que suscitent ces réponses ; nous préférons nous attacher à montrer la partialité, voire le parti
pris purement idéologique et, ainsi, à travers ces exemples d’analyses, montrer ce que
recouvre l’expérience mystique, et dégager une perspective en ce qui concerne la valeur de
vérité du mysticisme qui n’est pas exprimée dans les réponses ci-dessous.
1. La réponse théologique
A l’extrême opposé de la réponse théologique, on trouve la réponse médicale mais qui est tout
aussi dépourvue de pertinence significative quant à la question du sens mystique. Si l’analyse
médicale récuse les faits mystiques selon l’interprétation essentialiste comme dépourvus de
rigueur, comme un commentaire trop embarrassé d’images et d’impressions, elle ne rencontre
plus, sur le terrain de l’observation, que des curiosités psychologiques ou des groupuscules
marginaux. Le problème philosophique soulevé par l’expérience mystique est réduit à une
étude de l’extase considérée comme un état cataleptique, un phénomène relevant de la
psychiatrie. La médecine et la psychiatrie s’intéressent surtout aux états corporels, aux
manifestations physiologiques et comportementales des sujets en extase, entièrement possédés
par la divinité au point que l’âme est hors d’elle, en Dieu. Les analyses psychophysiologiques
classent l’extase parmi la démence religieuse, elle-même réduite à la névrose ou à l’hystérie
lorsqu’il s’agit de cas du sexe féminin, sujet de choix pour les médecins, tel P. Janet et le cas
Madeleine (47).
- 23 -
D’une manière plus générale, la médecine est une science, et elle est en cela tournée vers
l’étude du corps, de la matière. Le regard qu’elle porte sur les états mystiques est un regard
rationnel et profane alors que la réalité expérimentée lors d’un tel état appartient à un sens
sacré. Les principales études, réalisées au début du 20ème siècle, sont fortement empreintes du
présupposé scientiste selon lequel tout peut être expliqué par les sciences de la nature (50). La
médecine analyse l’extase sous l’angle des ses manifestations psychophysiologiques et
demeurent – à la fois par l’objet même de son étude et par la méthode utilisée – sans réponse
pertinente lorsqu’il s’agit de savoir quel sens mystique recèle la « connaissance expérimentale
de Dieu ».
Pour éviter cette alternative entre l’analyse théologique qui propose comme réponse un «
essentiel » qui finit par s’évanouir dans le « non-dit », hors du langage, et l’analyse
psychiatrique qui propose un classement de phénomènes étranges qu’on ne peut isoler sans les
vouer à l’insignifiance, il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu
des faits observables, c’est-à-dire à l’analyse psychologique, mais, là encore, il semble que la
réponse demeure par trop réductrice en conséquence d’un objet d’étude falsifié et d’une
méthode inadéquate.
3. La réponse psychologique
Si celui-ci s’accorde avec la psychologie de son temps sur le premier aspect, à savoir l’origine
subconsciente de l’expérience mystique (51), il tente, toutefois, de redonner un sens positif
aux expériences religieuses et s’écarte par-là même des analyses d’un T. Ribot ou de son
successeur P. Janet (47). Par exemple, dans le chapitre V des Maladies de la volonté, où il
s’occupe des cas d’anéantissement de la volonté, Ribot discrédite, de façon implicite,
l’expérience religieuse en l’assimilant à une forme pathologique.
Ainsi, W. James, dans un souci de redonner crédit aux expériences religieuses face à des
analyses franchement négatives, écrit :
« Quand on tient compte de tous ces phénomènes d’inspiration, mais encore du mysticisme
religieux, des crises violentes de la conversion, des obsessions qui poussent les âmes saintes à
leur excès de charité, de pureté, d’ascétisme, on est forcé de reconnaître que la vie religieuse a
des rapports étroits avec la conscience subliminale, réservoir des idées insoupçonnées et des
énergies latentes. (…) De là viennent toutes les expériences mystiques, tous les phénomènes
d’automatisme, d’hypnotisme, d’hallucination et d’hystérie, enfin les phénomènes
télépathiques, s’il est vrai qu’il en existe. La conscience subliminale nourrit aussi la vie
spirituelle. Chez les hommes où cette vie est intense, la conscience subliminale semble avoir
une activité qui n’est par ordinaire: c’est là qu’ont pris naissance certaines expériences
religieuses dont le retentissement a été considérable dans l’histoire de l’humanité »
James prend en compte ce que le mystique dit de son expérience, le sens vécu des faits
objectifs et, ainsi, accrédite l’authenticité de l’expérience religieuse. Mais, son analyse, loin
de percer le mystère de Dieu en lui donnant une signification psychologie, se contente de
réduire les faits et les états mystiques observés à une activité subliminale de la conscience, à
un subconscient, de sorte que la signification mystique de l’expérience est naturalisée et
devient purement phénoménale, manifestée par l’activité psychique.
L’explication psychologique réduit l’expérience et sa valeur noétique car elle demeure
prisonnière de ses postulats scientistes et matérialistes. La méthode de l’intériorisation
manque de scientificité, surtout d’objectivité, la méthode behavioriste demeure à la surface, à
l’apparence du phénomène. Quand à la psychanalyse ou à la psychologie des profondeurs,
elles réduisent l’expérience mystique à un effet des pulsions inconscientes ou au travail de
forces subconscientes. Cette démarche psychologique aborde l’extase ou l’expérience du
divin – en tant ou pas que connaissance de Dieu – d’un point de vue réducteur, cela est
certain, parfois avec un parti pris idéologique, dans tous les cas avec un a priori scientiste.
Il était nécessaire de rappeler, même brièvement, les dangers du psychologisme qui mène à
des explications par trop éloignées de la réalité, bien souvent parce que l’objet de leurs
analyses ne correspond plus à sa véritable nature. Cela donne des longues études sur les
personnalités « mystiques » considérées comme « des personnes instables, à tout le moins
neurasthéniques, qui surmontaient leurs frustrations sexuelles ou érotiques par la sublimation
ou la perversion, et qui souffraient de tendances masochistes. Ce qui provoquait ce type
d’expérience, c’était leur angoisse, leur solitude, leur sentiment d’infériorité, etc. » (50)
Contre de telles explications, d’autres études ont été réalisées qui s’attachent à montrer les
aspects indéniablement positifs de la mystique (52).
Bien que permettant une première approche du phénomène, les psychologies du fait mystique
et de l’expérience religieuse, comme celles de W. James, de H. Delacroix, de P. Janet, ou de
J.H. Leuba (53), demeurent au niveau du sentiment en attachant trop d’importance dans leurs
analyses aux effets sensibles de l’extase et en subissant une fascination (positive ou négative)
à l’égard de la personnalité des mystiques.
- 25 -
4. La réponse anthropologique
La réponse anthropologique au problème philosophique qui nous occupe nous semble plus
pertinente que les précédentes. Avec l’analyse de l’expérience humaine d’une réalité
religieuse, ce sont les limites existentielles de la condition humaine qui sont mises en avant ;
de ce fait, l’expérience mystique entendue comme un fait anthropologique apparaît comme
une expérience limite. L’angle d’analyse est ici beaucoup plus large et englobant du fait qu’il
s’agit d’une étude de l’homme et non pas uniquement de sa psychologie ou de ses
pathologies. De ce fait, les interprétations prennent en compte des éléments constitutifs de
l’identité humaine qui étaient délaissés par les autres analyses beaucoup plus réductrices que
celles de l’anthropologie. Ces éléments constitutifs de l’identité humaine peuvent être
regroupés sous la fonction anamnésique : « parce qu’elle est le lieu de rencontre entre le sujet
et son propre passé, [la mémoire] est d’abord prise de conscience d’un temps dont l’individu a
déjà fait l’expérience et, par là, assure la permanence de l’être dont cette expérience est à
jamais abolie. (…) L’exercice de mémoire devient alors un face-à-face avec soi. C’est dire
combien il se situe dans le champ même de la subjectivité. (…) Le souvenir devient ainsi une
re-connaissance où s’affirment l’existence et la permanence de l’être, présent en ses
souvenirs. Cette mémoire est en quelque sorte la terre natale où s’enracine notre personnalité,
le miroir où nous nous contemplons nous-mêmes » (54). L’expérience humaine du divin se
distingue donc de l’expérience religieuse en psychologie. En effet, il ne s’agit pas d’une
plongée dans l’inconscient, d’un acte mécanique, d’un automatisme. L’anamnèse apparaît
comme un acte volontaire, conscient et surtout qui engage toute la personnalité individuelle.
« Cette remémoration d’un certain passé ne se présente jamais comme une activité gratuite, ni
comme un exercice mécanique de la mémoire, ni même comme la remontée inconsciente de
souvenirs un moment disparus ou volontairement refoulés. Il s’agit au contraire d’un acte
volontaire, porteur d’une valeur particulièrement efficace, celle d’une redécouverte de son
être propre. » (55). C’est là, il nous semble l’apport majeur de l’anthropologie, à savoir la
reconnaissance de l’efficace et de la valeur de l’activité religieuse et mystique. Cette activité
qui cherche à rapprocher l’homme et Dieu par une relation toujours plus intime et unitive est
identifiée par l’analyse anthropologique comme étant celle de la mémoire. Cette mémoire n’a
rien à voir avec la mémoire psychologique, celle de l’apprentissage et de la remémoration
d’un savoir. L’anamnèse est ici directement liée au sujet qui se souvient ; il s’agit toujours
d’un souvenir de soi et non pas de la restitution et de la mobilisation des connaissances
acquises. C’est l’aspect volontaire de l’anamnèse qui permet de comprendre sa fonction
religieuse. « Dans certaines sectes philosophiques de la Grèce archaïque, comme ensuite dans
le platonisme, l’anamnèse est pratiquée comme une sorte d’initiation qui permet à l’âme de se
dégager du cycle tragique de la naissance et du devenir pour parvenir à l’éternité de l’Aiôn, du
Temps. La mémoire permet donc à l’homme de transcender les limites de sa condition en
l’affranchissant des lois de la temporalité comme de celles de l’espace. » (56). La mémoire
ainsi envisagée semble avoir un rôle à jouer dans la perspective salutaire du mysticisme. Pour
l’anthropologue M. Meslin, la faculté de réminiscence rapproche l’homme du divin. « Ainsi
l’anamnèse personnelle tend à réveiller l’individu du sommeil de l’oubli et l’aide à ressaisir
son propre être dans sa vérité, en se connaissant mieux et en reconnaissant la véritable identité
de son âme. (…) L’anamnèse consiste donc à épuiser la durée, à remonter le temps pour
déboucher sur le non-temps, dans une éternité où la condition humaine est totalement
transcendée. (…) On comprend que l’anamnèse soit le moyen indispensable à qui veut se
rapprocher du divin (…). Toute conversion de l’être passe ainsi par une nécessaire anamnèse,
qui prend dès lors une dimension sotériologique. (…) Dès lors le salut n’est possible que par
un retour à soi, provoqué par le souvenir de ses origines ; c’est une conversion suscitée par la
mémoire qui réalise le passage d’un état d’oubli et d’inconscience à un état de conscience où,
- 26 -
Bien que l’analyse anthropologique ne puisse saisir la signification mystique de l’union divine
que comme « mémoire de Dieu », il nous semble qu’elle apporte un éclairage particulièrement
saisissant sur la valeur d’une telle expérience. Si la réalité mystique de l’expérience s’échappe
sous l’analyse, celle-ci met remarquablement bien en lumière une expérience humaine
atypique et permet de caractériser, de donner une valeur et une place à cette relation homme-
Dieu. Les analyses anthropologiques montrent « la présence du religieux immergé dans le
culturel et le psychologique et ne s’exprimant qu’à travers eux. Certes toute expérience
religieuse est ouverture de l’être humain à un Absolu. Elle dilate celui qui la vit aux
dimensions de l’infini, mais en même temps elle lui fait prendre conscience de ses propres
limites et de sa contingence. (…) Le fidèle, dans son incapacité à exprimer totalement ce qu’il
vit dans ce contact avec l’Absolu, ressent les limites de l’expérience humaine du divin, limites
qui sont inhérentes à l’objet même de cette expérience. » (59).
CONCLUSION
Ces éclairages théologiques, psychiatriques, psychologiques et anthropologiques, abordent le
problème philosophique de l’expérience mystique sous un angle qui exclut les composantes
essentielles du mysticisme. La nature réelle de l’expérience autant que de la vie mystique
n’est pas mise en évidence et, le plus souvent, c’est sur les marginalités et les particularités les
plus spectaculaires que l’interprétation réductionniste s’appuie. Ainsi, l’essentiel est laissé de
côté, de sorte que la signification profonde, ultime, mystique de l’unio mystica n’est pas
soulevée ou, dans le meilleur des cas, n’apparaît pas clairement. Toutefois, le discours peut
s’approcher de la réalité concrètement vécue ; mais par quelle connaissance ? C’est à cette
question que nous allons à présent tenter de répondre en ouvrant la problématique au-delà des
analyses précédentes sur un horizon philosophique.
- 27 -
Il n’y a aucune validation scientifique d’un quelconque « savoir » mystique, non seulement
parce que les sciences sont inaptes à reconnaître la valeur d’un tel savoir, mais aussi et surtout
parce qu’il n’existe pas de connaissance empirico-rationnelle de Dieu. Le soi-disant « savoir »
ne porte sur aucune qualité connue, sensible ou intellectuelle. Il n’y a donc pas de
connaissance possible de Dieu. Ainsi, Maître Eckhart écrit, « Dieu n’est ni être ni raison, ni ne
connaît ceci ou cela. C’est pourquoi Dieu est vide de toutes choses et c’est pourquoi il est
toutes choses. » Ce qu’on entend habituellement par connaissance ne peut en aucun cas
s’appliquer à l’expérience mystique. « Dieu est vide de toutes choses » marque le retrait
ontologique, et donc épistémologique, de l’homme et de sa connaissance vis-à-vis de
« Dieu ». Nous verrons dans la troisième partie les spécificités de la « connaissance »
mystique au regard de la conception usuelle de la connaissance. « Le royaume de Dieu est en
nous », ou encore « Dieu est dedans, mais nous sommes dehors » (60). La voie apophatique
nous apprend que Dieu n’est pas un objet de connaissance, qu’il ne peut être défini
positivement, il ne peut être nommé car il n’est « ni ceci, ni cela ». Toute définition
enfermerait la réalité visée à l’intérieur des catégories du langage. Si on ne peut connaître
Dieu, peut-être peut-on l’éprouver, l’expérimenter, le goûter ?
1. « Goûter Dieu »
« Goûter Dieu » est une expression volontairement sensible qui signifie – paradoxalement
l’acte de connaissance de Dieu, au moyen désintermédié du « sens spirituel ». « Goûter
Dieu » est quelque chose que les analyses classiques de l’expérience religieuse ne peuvent
comprendre car leur objet n’est en rien spirituel, soit qu’il s’agisse d’un objet psychologique
spirituel, soit d’un objet spirituel psychologique, dans tous les cas, il s’agira soit d’une
expérience spirituelle étudiée d’un point de vue psychologique, soit d’une expérience
psychologique représentée en termes de religion et étudiée d’un point de vue psychologique.
A l’inverse, la philosophie peut pénétrer la signification du sens mystique – jusqu’à un certain
point – en s’imprégnant de la substance même de l’expérience. Il s'agit de souffrir Dieu, de
« pâtir Dieu ». L'expression vient de Denys l'Aréopagite. Comme tout vrai mystique, c'est en
termes d'expérience qu'Eckhart s'exprime. C'est pourquoi le « pâtir Dieu » est pour lui comme
pour Denys la marque du vrai théologien au sens étymologique que le mot « théologie » avait
chez les Pères grecs : science (expérimentale) de Dieu. Dans l’introduction à Voici Maître
Eckhart on peut lire : « Dans « Un homme qui pâtit Dieu », nous avons voulu rappeler que
l’enseignement du Frère prêcheur se fonde sur, et a pour but l’approche expérimentale du
monde intérieur : le « pâtir Dieu » dans le langage de Denys l’Aréopagite. Le primat de
l’intellect, sur lequel on a tant insisté, fait parfois oublier qu’Eckhart était aussi et surtout un
fou de Dieu, un de ces fous qui témoignent d’un équilibre supérieur à la sagesse de ce monde.
S’il fut incontestablement un théologien, c’est en premier lieu au sens traditionnel donné à ce
mot par les Pères : un homme qui possède la science (expérimentale) de Dieu. Entendue en ce
sens, la théologie ne constitue pas une science théorique seulement, mais sotériologique. Son
but métalogique est de conduire à l’union ou plutôt à l’unité effective et immédiate avec l’Etre
seul salutaire, parce que seul réellement Etre. » (61). Ainsi, l’âme peut expérimenter la
Sagesse divine en goûtant, en patissant, Dieu ; c’est ce qu’explique Maître Eckhart dans son
sermon sur « La Surabondance de l’Etre divin » :
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« Là où l’âme est à nouveau rétablie dans la pureté première et reçoit à nouveau l’empreinte
de la pure Essentialité ; là où elle peut goûter Dieu avant qu’il devienne d’aucune façon Vérité
ou cognoscibilité ; là où disparaît toute détermination verbale, c’est là qu’elle connaît de la
manière la plus pure » (62).
Goûter Dieu est ce qui procure le « sens spirituel » par-delà les déterminations verbales qui
voilent l’être de Dieu. Mais « goûter Dieu » c’est aussi faire l’expérience de vivre en Dieu. Il
s’agit donc tout à la fois d’une vérité (ou connaissance) et d’une vie (ou être) transcendantes.
Cette expression apparaît comme le prélude à une approche plus globale de l’expérience
mystique dans une perspective au-delà des analyses psychologiques. Le « goût de Dieu »
demande que préalablement soit établi le silence du sujet – donc de tout ce qui relève de la
psychologie – mais aussi la transcendance de la réalité divine. Ainsi, en définitive, « goûter »
Dieu relève d’une expérience de l’abandon et du détachement qui place l’homme dans les
meilleures dispositions d’écoute, d’ouverture et de disponibilité afin de recevoir la révélation
du mystère de Dieu. « Goûter Dieu » ou « pâtir Dieu » désigne une même réalité qui se situe
au cœur même de l’expérience mystique, entre la dimension naturelle, humaine et la
dimension surnaturelle, divine.
Le « pâtir Dieu » est une expérience importante chez Eckhart. Le « pâtir » (lîden) peut se
définir comme l'état intérieur de l'âme qui ne souffre plus de rien, mais qui se laisse
totalement accessible à l'oeuvre de salut que Dieu opère en elle. Eckhart dépasse ici la
définition dionysienne du pati divina, (63) et donne à cette expression un sens sotériologique.
Le pâtir Dieu, c'est l'expérience de l'homme ouvert à la grâce de Dieu. Ainsi cette définition
semble rejoindre la notion eckhartienne de détachement.
Le « pâtir Dieu » est donc une des manières qui permet d'exprimer le détachement de l'âme.
C'est peut-être la manière la plus noble d'en parler puisqu’on se situe en effet du côté du don
de la grâce et non plus du coté des efforts qu'il convient de réaliser pour entrer dans l'intimité
de Dieu. On retrouve cette expérience du « pâtir Dieu » à travers certaines formules comme
par exemple l'anéantissement de soi et la divinisation de l'âme.
En approchant le mystère divin par-delà les analyses, par le « goût de Dieu », la philosophie
du mysticisme doit préciser la nature du sujet et celle de Dieu en abordant leur relation
unifiante non pas à partir d’une objectivité extérieure ou d’une subjectivité intérieure mais à
partir de l’expérience elle-même.
Une philosophie du mysticisme pourrait aller au-delà de la simple apparence du phénomène,
au-delà de la manifestation psycho-physiologique de l’expérience (64). Par là, nous entendons
plus précisément cerner la signification philosophique du mysticisme en tant que fait,
expérience, phénomène et vie mais aussi en tant que connaissance, intelligence et « sens
spirituel ». Une philosophie du mysticisme saurait mettre en lumière la nature de l’union de
l’âme et de Dieu, le sens éminemment positif de l’extase et de l’expérience religieuse, en
montrant la valeur de la connaissance et de l’intelligence mystique (65). Afin de discerner
correctement et conceptuellement le fond de tout cela, nous associerons la méthode
comparative et transculturelle en la combinant à une mise en regard avec la rationalité (ou
intelligence rationnelle) et la vérité (ou sagesse).
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2. Le Dieu intérieur
« Nous ne devons d’aucune façon saisir Dieu hors de nous-mêmes, ni Le supposer hors de
nous-mêmes, nous devons au contraire Le considérer comme notre bien propre, comme une
Réalité qui nous appartient. » (66)
« Nul ne doit se figurer qu’il soit difficile d’atteindre à cet élargissement, bien que cela
paraisse dur et soit vraiment dur, du moins au commencement, quand il s’agit de renoncer à
tout et de mourir à tout. Mais, une fois qu’on y entre, nulle vie ne peut être plus facile, plus
joyeuse, plus remplie d’amour. Dieu, en effet, aspire tant sans cesse à être avec l’homme ! Et
il l’instruit pour le conduire à Lui, si peu qu’il le veuille suivre. (…) Dieu est toujours prêt,
mais notre impréparation est grande ; Dieu nous est proche, mais nous sommes loin de lui ;
Dieu est en nous, nous sommes hors de nous ; Dieu est chez Lui en nous, nous y sommes des
étrangers. » (68)
L’objet visé ne peut être objectivé ; en d’autres termes, cela veut dire que le Dieu en question
n’est pas le Dieu créateur, objet de la croyance, idée ou image. Il s’agirait d’une
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représentation pouvant dès lors légitimement être étudiée et objectivée par la psychologie, la
médecine et l’anthropologie. Le Dieu de l’expérience mystique se trouve non pas à l’extérieur
du sujet mais dans l’intériorité transcendante qui demeure la plus sûre réalité mystique en ce
qui concerne son incommunicabilité, son absence absolue de forme. Dépourvue de toute
objectivité, le Dieu des mystiques est à l’extrême limite de la subjectivité, dans le « fond sans
fond » de l’âme. Non seulement l’expérience mystique nous apparaît comme étant purement
subjective mais elle semble également porter sur une conception bien particulière de la
subjectivité.
3. L’homme intérieur
Bien plus, il s’agit pour le mystique de faire l’effort d’aller au-delà de la subjectivité
immédiate, de rejeter le moi et de dépasser le « je » individuel. Le détachement exige de
descendre au fond de soi-même ; jusqu’à ce fond dépourvu de substance propre, jusqu’au rejet
de la volonté personnelle. Un tel détachement amène l’individu à une dépossession identitaire,
à une reconnaissance de son identité profonde avec Dieu, de son essence divine. La vie
mystique opère une transformation subjective : l’homme extérieur est délaissé au profit de
l’homme intérieur, de l’homme noble ; le vieil homme laisse la place à l’homme nouveau. Le
sujet est devenu autre, il ne s’appartient plus lui-même, il ne connaît plus son nom. Un tel
homme « est absolument libre et débarrassé, tout comme Dieu est en lui-même libre et
débarrassé. » (69).
« Tant que l’homme tire ou prend encore quelque chose hors de sa propre intériorité celui-ci
n’est pas dans la rectitude. (…) Nous ne devons pas non plus servir ni œuvrer pour une
récompense quelconque, ni pour Dieu, ni pour notre honneur, ni pour aucun bien extérieur à
nous, mais uniquement pour l’amour de ce qui est notre essence propre et notre propre vie et
qui réside en nous. » (66).
« Dieu et moi nous sommes un. Par la connaissance, j’attire Dieu en moi ; par l’amour au
contraire j’entre en Dieu. (…) Opérer et devenir, c’est tout un. (…) Dieu et moi sommes un
dans l’opération : Il opère et je deviens. Tout ce qu’on y jette, le feu le transforme en lui-
même et lui fait prendre la nature du feu. (…) Nous sommes transformés en Dieu de manière
à le connaître tel qu’il est, dit saint Paul. » (71).
« le premier degré de l’homme intérieur, de l’homme nouveau, comme dit saint Augustin,
c’est que l’homme vit à l’imitation d’hommes bons et saints, mais qu’il marche encore en se
tenant aux chaises et aux murs….. »
« le second degré, c’est qu’au lieu d’avoir les yeux fixés uniquement sur ses modèles ou
encore sur des hommes bons, il court et se hâte maintenant vers les enseignements et les
conseils de Dieu et de la Sagesse divine…… »
« Au troisième degré, l’homme (…) échappe à la sollicitude et rejette toute crainte (…) ; par
l’Amour il est, en effet, lié et confié à Dieu dans un zèle constant…… »
« Au quatrième degré, l’homme croît de plus en plus et s’enracine dans l’amour de Dieu… »
« Au cinquième degré, l’homme vit partout et spontanément dans la paix, calme et tranquille
dans la richesse et la jouissance de la plus haute et indicible Sagesse. »
« Au sixième degré, l’homme est dépouillé de lui-même et revêtu de l’éternité de Dieu,
parvenu à la perfection complète ; il a oublié la vie temporelle avec tout ce qu’elle a de
périssable ; il a été entraîné et transformé en une image divine ; il est devenu un enfant de
Dieu. Il n’y a pas d’autre degré, de degré supérieur ; là est le repos éternel, la béatitude. Car le
but dernier de l’homme intérieur, de l’homme nouveau est la vie éternelle » (72).
« Là où le Père engendre son Fils au plus profond de lui-même, là aussi la nature humaine a
sa vie et son activité les plus intimes. Cette nature est une et simple. Ce qui peut encore sortir
de cette nature pour regarder au-dehors ou du dehors y adhérer, cela n’est certainement pas
cette unité ! (…) Pour pouvoir exister dans la nudité de cette nature, il faut renoncer à tout ce
qui est personnel, au point de vouloir autant de bien à celui qui habite au-delà des mers et
qu’on n’a jamais de ses yeux vu qu’à celui qui habite avec nous et qui est notre ami intime.
(…) Il te faut avoir un cœur pur ; seul est pur en effet, le cœur qui a anéanti tout ce qui
appartient à la nature créée. (…) Aussi vraiment que le Père engendre naturellement son Fils
dans sa nature simple, aussi vraiment il l’engendre au plus intime de l’esprit, et c’est cela le
monde intérieur ! Ici le fond de Dieu est mon fond et mon fond est celui de Dieu ! Ici je vis de
ce qui m’est propre, comme Dieu vit de ce qui Lui est propre ! Quiconque a jeté, ne fût-ce
qu’un instant, les yeux sur ce Fond, mille livres d’or rouge battu sont pour lui comme un liard
faux. C’est à partir de ce fond intime que tu dois opérer toutes tes œuvres sans demander
aucun pourquoi. » (73).
Opérer à partir de son fond le plus intime sans se demander pourquoi apparaît comme
l’attitude mystique originale. On retrouve dans les propos de Maître Eckhart des accents
propres à la mystique taoïste. Il n’y a pas d’attitude objective convenable ; il s’agit au
contraire d’opérer un retour à la « terre vierge », à la spontanéité naturelle, à l’authenticité ;
tout ce que l’on fait doit être fait à partir de son fond propre de sorte que l’œuvre est
davantage intérieure qu’extérieure. « Les voies de la rectitudes » sont celles du cœur pur qui
s’est dépouillée de l’intérêt particulier, des désirs et de la volonté personnelle.
« Vous demanderiez mille ans durant à la Vie : « pourquoi vis-tu ? », elle répondrait toujours :
« je vis pour vivre ». La raison en est que la Vie tire sa vie de son propre fond et jaillit de son
être propre : c’est pour cela qu’elle vit sans se demander le pourquoi, parce qu’elle ne vit
qu’en soi-même ». (74).
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De la même manière, l’homme doit vivre en soi-même et jaillir de son propre fond, de sa
nature simple, spontanée et originelle.
CONCLUSION
Les opinions philosophiques classiques n’apportent pas de réponses adéquates au problème de
l’expérience mystique tel que nous l’avons défini. Cette première apparence du mysticisme
nous pousse à revenir à l’expérience vécue et à comprendre le discours à travers son auteur. Il
s’agit donc d’étudier, autant qu’il est possible de le faire, l’expérience subjective radicale en
elle-même, à sa source. La source de cette expérience mystique est le « lieu secret » d’où flue
l’essence divine et où l’on communique avec le Verbe divin ; source cachée, source unitive
qui à la fois reçoit et donne. Entre la Vérité, l’expérience de Dieu, et la conscience du sujet de
l’expérience, il y a l’âme. Ce n’est qu’en dépliant le chemin qui mène l’individu jusqu’à
l’expression de son expérience que l’on pourra approcher les modalités du « phénomène
mystique ». Cette expression contient à la fois l’extase elle-même mais aussi, en filigrane,
l’ensemble de la vie mystique. Par-là nous entendons étudier l’expérience mystique comme
phénomène et comme connaissance.
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DEUXIEME
PARTIE
Phénomène et
connaissance
mystiques
- 34 -
A. Le détachement
« Réprimez la volonté, évitez les erreurs de l’esprit, oubliez les commandements de la vertu,
éliminez les obstacles à la Voie. Les honneurs, les richesses, la célébrité, le pouvoir, le renom,
le profit sont les six moteurs de la volonté. Le maintien, l’action, la physionomie, le
raisonnement, le ton, le jugement sont six erreurs dans l’esprit des humains. La haine, le désir,
la joie, la colère, la tristesse, le plaisir sont six entraves à la vertu. L’acceptation, le refus, la
réception, le don, l’intelligence, l’aptitude sont six obstacles à la Voie. Qui n’est pas mû par
ces vingt-quatre états restera en parfait équilibre. En parfait équilibre, il sera serein. Serein, il
sera clairvoyant. Clairvoyant, il sera humble. Humble, il sera inactif, mais tout ce fera par
lui. » (2)
Le détachement est aussi à l’œuvre dans la mystique eckhartienne. C’est d’ailleurs une
caractéristique et une nécessité essentielles chez lui que l’extrême dépouillement, l’absolu
détachement, l’infini renoncement (3). Le détachement a pour fonction d’acheminer l’être
humain vers sa divinisation. Chez Eckhart, la supériorité du détachement tient dans son
absence de relation à la dimension créée de l’existence. Le détachement est la seule nécessité
pour l’homme parce que c’est uniquement lui qui peut seul conduire à la divinisation de l’âme
humaine dans l’union à Dieu.
« L’homme est vraiment Dieu et Dieu est vraiment l’homme. (…) Et pourtant, même quand
nous nous séparons de toutes les créatures et que nous nous engageons sur la voie de la Vérité
qui est Jésus-Christ, nous ne sommes pas encore pleinement bienheureux, bien que nos
regards plongent dans la Vérité divine. En effet, tant que nous sommes encore occupés à
regarder, nous ne sommes pas encore un avec ce que nous regardons. Tant que quelque chose
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est encore l’objet de notre intuition, nous ne sommes pas encore un dans l’Un. Car là où il n’y
a que l’Un, on ne voit que l’Un. C’est pourquoi l’on ne peut voir Dieu que par la cécité, le
connaître que par la non-connaissance, le comprendre que par la déraison. C’est dans ce sens
que saint Augustin dit que nulle âme ne peut arriver à Dieu, à moins d’aller vers lui en
quittant toute créature et de le chercher en quittant tout symbole. » (4).
Rien d’extérieur (les créatures) ni d’intérieur (les symboles) ne doit se glisser entre Dieu et
l’âme. Le détachement est tout autant un laisser-être le monde et les êtres qu’un renoncement
à soi-même dans son existence. Cela ne vise qu’à purifier l’âme afin de la rendre identique à
l’essence divine. Le détachement mène l’homme à la plus grande ressemblance possible avec
Dieu. « Celui qui ne s’attache qu’au symbole se ferme la voie vers l’unique Vérité » (5). Le
détachement est sans relation et ne vise donc aucun objet. En d’autres termes, l’unique objet
du détachement est le néant pur. C’est la vertu pure qui lie le plus l’homme à Dieu. Le
détachement peut se définir comme l’état de celui qui est sans intention envers la « créature »,
l’ « image », la « matière » ; de telle sorte que cette abstention, ce non-agir, cette non-
intention générale coule naturellement vers l’unité simple, l’Un.
« Songeons, nous dit Maître Eckhart, que toute créature est comparable à une poutre dans
l’œil de l’âme, puisque, par sa nature de créature, elle fait obstacle à l’union avec Dieu. Ainsi,
puisqu’il reste encore dans l’âme quelque chose de la créature, il faut qu’elle se projette hors
d’elle-même (…). L’âme doit demeurer dans sa nudité, sans aucun besoin (…). C’est
dépouillée de la matière que l’âme est parvenue à Dieu. Ce n’est qu’ainsi qu’elle réussit à
s’unir à la sainte Trinité. » (4)
Mais ce détachement ne suffit pas encore, Maître Eckhart le redouble afin que l’union
mystique soit doublement transformante. Le « moi » et Dieu doivent laisser place à l’âme et la
Déité. Jusqu’ici, l’homme s’est détaché de son « moi » mais garde encore un intermédiaire,
une image qui l’empêche d’être pleinement absorbé dans la Déité. Cette forme, c’est celle de
Dieu, cette image, c’est celle de la Trinité. Il s’agit alors de renoncer à Dieu même :
« Le suprême renoncement, pour l’homme, c’est de renoncer à Dieu pour l’amour de Dieu.
Or, saint Paul renonça à Dieu pour l’amour de Dieu ; il fit abandon de tout ce qu’il pouvait
recevoir de Dieu et de tout ce que Dieu pouvait lui donner. En abandonnant ces dons, il
abandonna Dieu par amour de Dieu ; et alors Dieu lui demeura, non à la façon d’un don ou
d’un profit, mais dans la pure Essence que Dieu est en Lui-même. Il n’a jamais rien donné à
Dieu, jamais rien reçu de Dieu ; il n’y a plus qu’une unique Unité et une pure Union. Ici
l’homme est vraiment homme, et nulle souffrance ne peut l’atteindre » (6)
« Mais son bonheur [à l’âme] peut encore devenir plus grand, si elle recherche la Déité toute
nue, car la Trinité n’est qu’une manifestation de cette Déité. Dans la pure Déité il n’y a plus
absolument aucune activité ; aussi bien l’âme n’atteint-elle la Béatitude parfaite qu’en se
jetant dans le désert de la Déité, là où il n’y a plus ni opérations, ni formes, pour s’y plonger et
se perdre dans le désert, où son moi s’anéantit et où elle ne se soucie de rien qu’au temps où
elle n’était pas encore. Alors seulement elle est morte en elle-même et ne vit plus qu’en Dieu ;
ce qui est mort ainsi est réduit à néant. (…) Il y a des gens qui se figurent avoir été
transformés dans la sainte Trinité, bien qu’ils ne soient encore jamais sortis d’eux-mêmes. Ils
n’aiment pas renoncer à leur propre moi, ils veulent en abondance un gain personnel, de la
jouissance et de la douceur pour leur cœur ; et il leur faudrait pourtant renoncer à tout cela, en
pensée comme en désir. (…) Notre âme (…) doit être triste jusqu’à la mort, jusqu’à ce que
soit tué en nous ce qui y vit encore d’égoïsme, de volonté personnelle et d’amour du bien-être.
Quand l’âme est tuée de la sorte dans la vie de ses désirs et de son égoïsme et ensevelie en
Dieu, elle est cachée à toutes les créatures, elle leur est inconnue, et pour elle il n’est plus de
tristesse. » (8)
Le détachement est l’état de celui qui est sans activité extérieure, sans intention, et donc libre
de sa volonté personnelle ; c’est l’absolu dépossédé. Un tel détachement de soi conduit l’âme
à renoncer à sa propre vie pour l’amour de Dieu, de sorte qu’elle est morte au monde et aux
autres tout en participant de la vie divine et en jouissant de la connaissance de Dieu. « Ainsi,
commente M. Enders dans sa « nouvelle interprétation du Traité eckhartien Du
détachement », seul l’homme peut être « envahi par Dieu », c’est-à-dire par l’effet divin qui
« libère toutes les créatures ». En d’autres termes, il n’est plus influencé par les créatures dans
sa volonté et sa connaissance. (…) Si le détachement parfait de l’homme est une
transformation divine de l’esprit humain, alors il ne peut plus être compris comme une
capacité de l’homme ou une vertu au sens traditionnel, mais il doit être compris comme une
manière d’être à Dieu. » (9). Cette manière d’être à Dieu qu’est le détachement peut
caractériser la « faculté spirituelle », l’intelligence mystique ; de sorte que l’union à mystique
est synonyme à la fois de néant de l’âme et de lumière divine. Pour Maître Eckhart, l’âme qui
vit de la Vie de Dieu doit mourir à elle-même par le détachement, le renoncement, l’abandon :
« L’homme qui demeure ainsi dans l’Amour de Dieu doit être mort à lui-même et à toutes les
choses créées, de telle sorte qu’il se soucie aussi peu de lui-même que de quelqu’un qui se
trouve à mille lieues. Un tel homme demeure dans l’Egalité et l’Unité ; aucune inégalité
n’entre en lui. Cet homme doit s’être renoncé lui-même et avoir abandonné le monde entier.
(…) Qui a renoncé et qui est détaché et ne jette même plus un seul regard sur ce qu’il a quitté,
qui reste ferme et immuable et inchangeable en lui-même, celui-là seul est détaché. » (10).
Ce détachement rend l’âme, la personne humaine dans son intégralité, plus noble car ce n’est
plus véritablement la subjectivité individuelle qui agit mais « c’est Dieu qui opère, connaît et
vit en elle ». Le détachement donne la joie divine. Il donne aux hommes l’union avec l’être
sans forme de Dieu. L’effet purifiant du détachement pour les hommes n’est pas une fin en
soi, parce qu’il mène l’homme à l’union à Dieu et ainsi à la joie parfaite de l’esprit divin. Le
détachement doit permettre à l’homme intérieur, à l’identité profonde de se transformer au
point de se rendre semblable à Dieu et, ainsi, de participer à la vie de Dieu, à l’essence de la
Déité. Ce processus de purification doit éloigner l’homme de l’influence des créatures.
« L’âme noble qui, en union avec le Verbe, est insérée dans la sainte Trinité, obtient, en un
instant, de la Force et de la Puissance du Père, qu’il lui soit possible de toute opérer. » (11). Si
l’esprit détaché se débarrasse de toutes les formes des créatures et des déterminations de la
condition humaine qui pénètrent en lui, s’il a ainsi aboli tout ce qui le séparait de Dieu, alors il
- 38 -
reçoit ce qui est propre à Dieu, la connaissance et la volonté divines. Les attributs divins
prenant effet dans l’homme détaché, celui-ci ne peut plus être ému par ce qui est éphémère et
perceptible. Il n’est ému que par la vie divine et ainsi il est mort au monde.
Cet aspect du mysticisme se retrouve également dans l’hésychasme, véritable vie mystique du
« moine », mais aussi, plus précisément, dans l’exercice de la « prière du cœur ».
« Cela connu, je vais maintenant vous dire, Monseigneur, comment vous devez garder votre
esprit c’est-à-dire l’acte (énergie) de votre esprit et votre cœur. Vous savez que tout acte
essentiel entretient une relation naturelle à l’essence et à la puissance qui l’exerce et qu’il
revient naturellement vers elle pour s’y unir et reposer. C’est pourquoi votre Sainteté, une fois
qu’elle a libéré l’acte de son esprit (…) de tous les objets extérieurs du monde au moyen de la
garde de ses sens et de son imagination, devra alors ramener cet acte à son essence et à sa
puissance propre. En d’autres termes, elle ramènera son esprit au centre de son cœur (…) et
contemplera mentalement l’homme intérieur tout entier. (…) Cette conversion, Denys
l’Aréopagite dans son passage sur les trois mouvements de l’âme, l’appelle le mouvement
circulaire et sans déviation de l’esprit. De même, en effet, que la périphérie du cercle revient
sur elle-même et s’unit à elle-même, ainsi l’esprit dans cette conversion revient sur lui-même
et devient un. C’est pourquoi le plus excellent des théologiens, Denys, a dit : « le mouvement
circulaire de l’âme, c’est son entrée en elle-même par le détachement des objets extérieurs et
l’enroulement unifiant de ses puissances intellectuelles qui lui confère son absence de
déviation comme dans un cercle » (Noms divins, ch.4) et, de son côté, le grand
Basile : « l’esprit qui n’est ni dispersé parmi les objets extérieurs ni répandu sur le monde par
les sens revient vers lui-même et monte par lui-même à la pensée de Dieu » (Lettre I). » (16)
Ceci est la phase de retour au calme du mental, à la paix intérieure. Ce moment de la prière du
cœur, de la méthode hésychaste, apparaît comme un retour au centre de soi-même, au cœur de
la subjectivité. Tous les auteurs de la mystique du désert insistent sur l’apaisement du mental,
jusqu’à la réalisation complète du silence intérieur. Le moine ou l’ermite, dans leur recherche
de l’union à Dieu, doivent d’abord se purifier intérieurement en abandonnant tout souci, toute
parole. Ce premier mouvement de la contemplation du mystère divin prépare le terrain à la
phase suivante qui consiste à garder l’esprit dans le cœur, à le maintenir fermement ancré
dans le cœur pour le joindre au verbe intérieur. De cette manière le pratiquant peut, dans un
élan nu, s’élancer vers Dieu.
« Que votre esprit donc, ayant trouvé le verbe intérieur, ne lui permette de dire autre chose
que la courte prière appelée monologique : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, ayez pitié de
moi. » Mais cela ne suffit pas. Vous devez, en outre, mettre en mouvement la puissance
volitive de votre âme, en d’autres termes, dire cette prière de toute votre volonté, de toute
votre puissance, de tout votre amour. Plus clairement : que votre verbe intérieur applique son
attention, tant avec sa vue mentale qu’avec son ouïe mentale, aux seules paroles, et bien plus
encore au sens des paroles. Cela, en demeurant sans images ni figures, en n’imaginant ni
pensant quoi que ce soit d’autre, sensible ou intellectuel, extérieur ou intérieur. (…) L’esprit
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donc qui veut s’unir à Dieu par la prière doit sortir à la fois du sensible et de l’intelligible,
dépasser tout cela pour obtenir l’union divine. » (17)
Par-delà les dimensions sensible et intellectuelle, l’homme peut atteindre une dimension
supérieure, spirituelle, qui élève l’âme jusqu’à l’union avec le divin. Après s’être vidé de tout
contenu, de toute forme, le mystique s’élance vers Dieu tout en maintenant son esprit, hors de
toute image sensible et intelligible, dans le cœur, le centre pur de la subjectivité.
« Que votre volonté s’attache toute entière par l’amour aux paroles de la prière de sorte que
votre esprit, votre verbe intérieur et votre volonté, ces trois parties de l’âme, soient un et que
l’un soit les trois. De cette manière, en effet, l’homme, qui est l’image de la sainte Trinité,
adhère et s’unit à son prototype. » (18)
Comme nous venons de le voir, la phénoménologie de la religion (19) rend compte des
modalités de la vie et de l’expérience mystiques. Sa validité scientifique a valeur uniquement
descriptive. La phénoménologie ne pénètre pas à l’intérieur de l’expérience pour en retrouver
le sens évoqué dans les textes ; son analyse demeure à la surface de l’expérience, du fait de
ses a priori méthodologiques, fabriquant ainsi de toutes pièces un « phénomène » qui n’a
aucune réalité concrète, vivante. Le phénomène mystique caractérise l’expérience extatique et
la vie ascétique à partir des données descriptives ; de sorte qu’elle formule un archétype a
posteriori en dégageant des éléments particuliers, subjectifs et contingents, la substance du
mysticisme.
Ce que nous apporte cette science descriptive c’est le relevé des modalités du fonctionnement
interne de l’expérience et de la vie mystique. Le phénomène, comme tout phénomène
d’ailleurs, possède sa propre cohérence interne qui lui permet de fonctionner indépendamment
de toute contingence. Toutefois, avec la phénoménologie du mysticisme, l’extase reçoit un
éclairage plus pénétrant qu’avec les analyses purement théologiques, psychologiques ou
anthropologiques. En effet, analysée sous l’angle du phénomène, elle est à même de livrer sa
structure ou cohérence interne. En relevant les modalités intrinsèques du mysticisme, la
phénoménologie accrédite la possibilité d’un sens mystique, sens qui était d’emblée exclu par
les autres analyses ou bien réduit à un concept-clé comme le subconscient ou la mémoire – du
fait de leurs a priori méthodologiques.
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L’analyse phénoménologique ayant montré ses limites, nous pouvons approfondir notre étude
en nous fondant cette fois sur l’analyse épistémologique, entendue comme science de la
connaissance, qu’elle soit scientifique, esthétique ou religieuse. L’épistémologie analyse la
signification du mysticisme, l’apport gnoséologique de l’expérience religieuse. Elle permet en
outre de montrer l’unité des différentes traditions religieuses à propos de l’union à Dieu. S’il
s’agit là de son principal apport, ouvrant la voie à une réflexion sur la valeur même du sens
mystique, c’est aussi sa limite, ne pouvant outrepasser les règles de l’analyse rationnelle.
apparence. C’est donc le discours métaphysique, soutenue par une ontologie, qui définira les
rapports entretenus entre l’homme et Dieu, entre la dimension existentielle et la dimension
essentielle. Ces rapports, loin d’être exclusifs l’un de l’autre et prisonniers de leur propre
logique, ne permettent pas de constituer deux réalités absolument distinctes mais, au contraire,
donnent à la Réalité ultime une dimension non-dualiste, dépassant les cadres respectifs des
logiques antagonistes de la théologie (surnaturel) et de la psychologie (naturel). Alors que le
paradigme de la finitude enferme le discours dans une logique à sens unique, le paradigme du
non-dualisme permet une compénétration des analyses, des logiques, en les échelonnant sur
plusieurs plans de références, donnant ainsi au discours la possibilité de réponse et d’échange
en faisant circuler les significations sur ces niveaux en apparence hétérogènes. Le paradigme
ainsi défini demeure libre des déterminations conceptuelles propres à chaque système, à
chaque aire culturelle et à chaque époque. En effet, le discours mystique s’insère dans une
« représentation du monde » et est donc tributaire d’un langage, d’une philosophie, et des
concepts ou des « maîtres-mots », supports des déterminations sémiotiques.
Les mystiques se déguisent sous une métaphysique qui est essentiellement une ontologie, une
spéculation sur l’ « être ». Car l’homme est un animal rationnel, la signification et la
communication ont pour vecteur la rationalité. L’expression mystique est ainsi insérée dans
une structure logique et ancrée dans une tradition philosophique, de sorte que la faculté de
compréhension peut être satisfaite. L’épistémologie religieuse est aussi une gnoséologie et un
regard critique porté sur la conversion de la connaissance. Alors que l’épistémologie
scientifique recherche l’identité entre la signification d’un problème scientifique et la méthode
employée pour le résoudre, l’épistémologie religieuse recherche le passage, ou plutôt la
conversion, de la connaissance vers l’inscience, de la vérité relative du discours à la Vérité
absolue du silence. La mystique n’est pas une science au sens courant du terme mais une
expérience, une « connaissance expérimentale de Dieu » ; alors que la science n’inclut pas de
subjectivité dans ses protocoles expérimentaux, la mystique fait du sujet individuel le lieu de
l’expérience, ou plutôt le lien, c’est-à-dire le moyen par lequel l’objectif et le subjectif
correspondent, se répondent l’un l’autre, jusqu’à s’identifier complètement dans le Silence, le
Désert de la déité. La limite à l’analyse épistémologique et au discours philosophique en
général semble se situer à cet instant de retournement où la connaissance se transforme en
inscience. Cet instant est celui de la « conversion ». Le Silence ineffable, qui est
l’aboutissement de la démarche et de l’expérience mystiques, est le signe de la transcendance,
de l’au-delà de toute distinction, de toute séparation, de tout mot (21). Dans l’union mystique,
l’âme dépouillée de toute sa nature créée participe à la nature incréée de la déité. Cette
dernière est intégralement esprit, pure conscience ou pur « connaître » au-delà du connaissant,
du connu et de l’acte de connaissance. Ainsi, la mystique porte la connaissance au-delà du
discours rationnel, au-delà de la recherche d’une signification du réel, à un niveau
transcendant, supraconscient, infini, au-delà de la dimension spatio-temporelle de la réalité, et
a fortiori du monde sensible. La coïncidentia oppositorum à l’œuvre dans l’union mystique
transpose la réalité et sa signification dans la Lumière mystique – qui est à la fois Réalité
ultime ou « Hyper réalité », et Vérité. L’union véritable qui opère sans aucun mode est celle
qui nous fait d’abord pénétrer dans la « nuit des sens » pour que l’âme devienne absolument
nue, c’est-à-dire sans activités extérieures des sens et des facultés qui l’attachent encore à une
image, un mot, une signification, à l’illusion de la multiplicité. Cela ne veut pas dire que le
réel s’évapore, disparaît, au profit d’une réalité purement imaginaire ; le réel ne s’évanouit
pas, le monde physique demeure ce qu’il est, mais le sujet vit ce réel sur le plan de l’éternité,
ce monde physique à partir du « supraconscient ».
L’expérience mystique est un éveil, une ouverture de la conscience sur une dimension
transcendante. Par exemple, Thérèse d’Avila, avec sa finesse de psychologue avertie, nous
fait partager ses remarques. Roger Bastide écrit en citant sainte Thérèse d’Avila : « Mais ce
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que j’ai remarqué dans ces rencontres, c’est que l’âme n’a jamais été si éveillée pour les
choses divines comme elle se trouve alors et n’a jamais eu plus de lumière ni de connaissance
de la grandeur de la divine majesté ». Il est impossible de comprendre intellectuellement cet
état ; il est impossible d’en rendre compte après coup par des mots, et cependant le souvenir
en reste gravé impérissablement dans l’esprit et la certitude que l’on acquiert ainsi est une
certitude que rien ne peut ébranler » (22).
D’où vient l’indicible certitude mystique sinon de la relation entre le Dieu ineffable et le sens
humain ? L’ « intuition » mystique est une connaissance de l’essence divine, et par-là une
connaissance des choses dans leur origine, dans leur principe, c’est-à-dire en Dieu. La
connaissance humaine se réalise et se concrétise dans une logique, une philosophie
(métaphysique, ontologie) et prend ainsi une forme historiquement déterminée. Alors que
dans l’expérience mystique proprement dite, toutes choses sont saisies dans l’éternité, sans
médiété, au-delà du temps ; dans la « connaissance » mystique, l’expérience est transposée en
un langage rationnel de sorte qu’il puisse faire sens et être porteur de valeurs. L’expérience
incommunicable reçoit un traitement intellectuel qui la transforme en métaphysique et en
ontologie. C’est pour cela que l’on reproche aux mystiques leur essentialisme. En d’autres
termes, l’indicible de la lumière mystique s’incarne, s’habille en mots, puis en théories et en
doctrines, enfin en philosophie et en système. Mais cela n’enlève rien à la teneur réelle de
l’expérience religieuse.
Les tentatives d’explications, d’expositions des réalités spirituelles au moyen de l’intellect
prennent le risque des paradoxes, des contradictions, des extrémismes, de la spéculation et
surtout de l’incompréhension. Car l’explication sera toujours imparfaite, il manquera toujours
quelque chose pour que la signification de l’expérience soit complète. La réalité spirituelle
vue lors de l’union mystique transcende les limites ; par-là c’est l’infini qui limite la
signification rationnelle de l’explication. En transcrivant en mots la vision d’une réalité
infinie, transcendante, il s’en suit que le discours, bien que cohérent, parfaitement logique et
rationnel, ne possède qu’une signification finie, limitée, partielle, ne renvoyant qu’à une
image de la Réalité ultime. D’un point de vue mystique, pour devenir Dieu, la créature doit se
faire néant ; pour connaître Dieu, la créature doit ne plus rien connaître. L’absolu dépossédé
est celui qui s’est détaché de son être au point de devenir néant. Ainsi, le mystique s’unit à
l’infiniment Autre, à l’Ultime, de sorte qu’il n’y a plus de limite entre l’intérieur subjectif et
l’extérieur objectif ; l’identité essentielle fait pénétrer la conscience individuelle dans une
réalité qui n’entre pas dans les cadres de l’objectif et du subjectif. L’union mystique est une
« conversion du regard », une opération qui supprime toute distinction, qui réintègre le sujet
dans l’objet en les faisant participer d’une même et unique Réalité. A la différence de la
conscience intentionnelle qui marque nettement la séparation connaissant, connu et connaître,
la conscience qui vit en Dieu voit à la fois l’un et le multiple. En se tenant dans le « Fond sans
fond », l’âme reconnaît l’identité profonde qui l’unit à Dieu ; ce qui se traduit par une « vision
unitive ». Par là, nous comprenons une connaissance qui voit en chaque chose la Racine
ontologique, dans chaque être l’Un originel, dans l’intérieur de chaque homme la source
éternelle de l’Etre. Cela signifie que la source originelle de la Vie est éternellement présente.
La signification mystique fondamentale révèle dans l’homme un au-delà de l’homme. Dans la
perspective salutaire du mysticisme, cela se traduit par la divinisation de l’âme, la vie en
Dieu. C’est pourquoi la connaissance mystique est surnaturelle, elle est communiquée par
grâce ; l’ « intuition » prend sa source dans la Sagesse divine, dans la Vérité même.
Ainsi, loin d’être une connaissance de type philosophique, la « connaissance » mystique
apparaît comme une révélation et une expérience de l’union à Dieu, la non-séparativité
absolue de l’être et de son acte d’exister. L’épistémologie nous révèle la profonde relation qui
unit la connaissance mystique à la réalité vivante. Plongée dans l’unité simple de l’origine, la
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conscience s’élève au-delà du vrai et du faux, à un niveau supraconscient car dans cette unité,
l’être et le « connaître » ne sont plus séparés.
Ainsi, cette relation unitive entre l’être et le connaître, le réel et la « connaissance »
participative, incline à intégrer le sujet connaissant dans l’acte de connaissance et, dès lors à
faire du réel objectif étudié par la science une réalité vivante.
La « connaissance mystique » ne repose pas sur les mêmes fondations que la connaissance
scientifique du fait que, comme nous l’avons vu précédemment, son « objet » n’est pas un
objet de connaissance. D’une part, elle ne porte pas sur une réalité objective ni même
objectivable, et d’autre part, elle n’évolue pas, comme la science, de découverte en
découverte. La « connaissance mystique » est donnée entièrement sans qu’il soit possible de
préciser son sens, d’affiner ses données. Il y a un tout de la « connaissance mystique », une
unité sémantique de la Vérité qui la place hors du devenir. Dès lors, on peut opposer la
connaissance scientifique qui fonctionne en progressant, à la fois en continu et par rupture, à
la « connaissance mystique » qui semble atemporelle ou éternelle, et téléologique ou salutaire.
Il s’agit d’une connaissance de l’ultime et des prémices, de l’alpha et de l’oméga. De plus, la
« connaissance expérimentale de Dieu » n’est pas mue par la recherche scientifique, le désir
de savoir ce qu’est Dieu. Le mystique lui-même n’est pas un « mystologue », il ne pratique
pas la « mystologie ». Dans le mysticisme, il s’agit plutôt d’une connaissance initiatique et
expérimentale du mystère de Dieu, qui implique donc le sujet dans sa « recherche ».
Comme nous l’avons vu dans la première partie, au sujet de la querelle Fénelon – Bossuet, le
terme mystique prend une nouvelle signification en se séparant de son substrat théologique et
religieux. Alors, qu’avant le 17ème siècle, la mystique était liée à la tradition religieuse et à
l’institution ecclésiale, l’histoire la relègue dans la sphère privée de sorte qu’elle devient un
« mysticisme », entre connaissance scientifique et croyance religieuse. Comme l’a montré
Michel de Certeau, c’est en Europe, aux 16 ème et 17ème siècles, que la mystique s’est constituée
comme un domaine relativement détaché de la théologie traditionnelle et des institutions
ecclésiales, avec pour objet la connaissance expérimentale du divin. Mais il serait abusif de
limiter la notion de mystique à la seule sphère occidentale ou monothéiste car les phénomènes
de la vie mystique remontent sans doute aux débuts de l’expérience religieuse. Ainsi, à cette
époque, on entrevoit la possibilité de constituer hors du domaine théologico-religieux, une
science expérimentale de Dieu, une science subjective, personnelle, ayant pour objet
l’initiation aux mystères religieux : c’est la mystagogie. La Modernité transforme la
signification originelle du « mystère de Dieu » en un « problème de Dieu » ; c’est le règne de
la raison et des progrès de la science. L’esprit scientifique est appliqué au mysticisme ; par le
discernement, on espère retrouver la structure interne, la cohérence logique de l’expérience
religieuse. Dès lors, le mysticisme suit une évolution et se décline en plusieurs traditions qui
forment une « histoire du mysticisme ». La signification de la mystique, chargée des
dimensions de l’expérience, du mystère et du sacré, se perd sous la poussée de la rationalité
qui classe et catégorise, construit des faits et analyse des données objectives. La tentation
scientiste du mysticisme finit par dénaturer l’originalité intrinsèque de la mystique – à savoir
la signification mystique de l’expérience religieuse – et par contrefaire l’authenticité
subjective sous les traits d’un phénomène objectif. Cette falsification rationnelle du
mysticisme est là pour nous rappeler l’hétérogénéité de l’esprit scientifique et de l’esprit
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1. Rationalité et mysticisme
La rationalité scientifique est portée à ne pas croire au phénomène mystique : ne voyant en lui
qu’un dérèglement ou une perturbation du fonctionnement normal de l’individu, bref, une
pathologie, elle est amener à considérer la connaissance mystique comme relevant de
l’illusion phantasmatique, de l’hallucination délirante. La rationalité place la signification
mystique de l’expérience dans un milieu rationnel ; l’usage de la raison pratique et analytique
place la réalité mystique dans un milieu régi par des lois qui sont celles de la logique. Et ce
que relate le mystique de ses expériences de l’union transformante n’entre pas dans les cadres
de la réalité scientifique. Les mystiques et philosophes comme Maître Eckhart ou Zhuangzi,
bien que transcrivant leurs expériences en mots ne cessent d’affirmer l’au-delà de la
rationalité. Le doute, l’outil tranchant du concept confectionnent le fait mystique en omettant
de voir l’essentiel. L’outil discriminant transfère l’expérience mystique dans une réalité
morte. Là où la raison tente de saisir le sens révélé de Dieu, la réalité mystique vécue perd sa
qualité divine, sa quiddité transcendante, et se fragmente dans l’analyse. La raison étudie un
phénomène, le met en perspective, en relation d’association-opposition ; de sorte que la réalité
expérimentale s’échappe, que le la réalité vécue s’évapore. Il demeure une apparence
extérieure, une objectivité qui donne à la sensibilité mystique autant qu’à l’intelligence
mystique un réalisme niais qui peut aller de l’interprétation la plus subtile jusqu’à l’évocation
la plus vulgaire. Le souci du réalisme en philosophie conduit bien souvent à une réduction de
l’analyse de l’essence du Réel, le « réel-tel-quel », à son aspect psychologique. Le souci du
réalisme confère à l’analyse une objectivité tronquée par le postulat d’une cause immanente,
et donc a fortiori décelable par l’entendement. Le Réel perd donc nécessairement sa
signification mystique en étant séparé de son essence. Ainsi, des pans entiers sont purement et
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Le détachement et toutes les pratiques de la vie mystique, de l’ascèse à la prière, n’ont pas
simplement pour objectif d’épurer les passions. Il ne s’agit pas seulement d’une hygiène qui
permet un fonctionnement adéquat et modéré des facultés naturelles de l’homme. Le
mysticisme va plus loin en exigeant un dépassement de l’usage proprement dit, un après du
fonctionnement. En d’autres termes, le mysticisme a pour vocation et idéal un passage de la
nature à la surnature ou hyper-nature. La faculté intellective doit donc elle aussi être dépassée
afin de pénétrer le mystère divin. En effet, l’union mystique authentique, intégrale, demande
l’abolition de tout mode de sorte qu’aucune perception, aucune image ne puissent se mettre
entre le sujet et l’objet. Certes, il y a des extases qui mettent en présence de l’objet voulu,
aimé ou connu ; elles peuvent se faire par le biais de la volonté, de l’amour ou de l’intellect.
Mais tant qu’on aime Dieu ou que l’on connaît Dieu, on ne parvient pas à l’union véritable, on
demeure dans une relation qui nous voile la déité. Il s’agit donc de se rendre semblable, et
même identique à la nature de Dieu en se tenant sans aucun mode, au-delà de tout mode, de
sorte que l’unité se fasse dans le cœur, dans le lieu secret de l’âme. Le présupposé
fondamental du mysticisme, notamment chez Eckhart, c’est la parenté de l’âme avec Dieu,
qui possèdent la même déité. C’est par cette « partie » la plus profonde, la plus subtile, la plus
authentique et spontanée de soi-même que le mystique va chercher à entrer en contact avec la
divinité, jusqu’à ce qu’il ait rejeté la volonté et le désir de cette recherche. Maître Eckhart
nous apprend que la vraie rectitude est celle qui se passe de tout mode et qui poursuit son
détachement au-delà de Dieu lui-même, sans aucune aide extérieure, sans aucun soutien autre
que Dieu seul. Ainsi, toutes les fonctions cognitives, produisant une relation, une dépendance
ou une perception, sont habituellement tournées vers l’extérieur. Même l’introspection est une
œuvre extérieure qui sépare de l’Un, de la spontanéité originelle. Demeurer dans le Fond
simple, l’abîme intérieur en plongeant sa conscience jusqu’aux racines de sa vie apparaît
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L'intellect chez Eckhart se tourne vers Dieu avec l'âme toute entière. Il a cette phrase
magnifique: « Quand l'âme connaît Dieu dans les créatures, c'est la lumière du soir. Quand
elle connaît les créatures en Dieu, c'est la lumière du matin. Mais quand elle connaît Dieu
comme celui qui seul est l'Être, c'est le lumineux midi. C'est pourquoi l'homme devrait
comme en une folle passion désirer et contempler l'Être qui est si noble.» Et il ajoute, « C'est
là le bien suprême et j'en suis devenu fou.» Eckhart indique ici nettement sa propre
expérience. Il a d'autre part indiqué dans son traité sur le détachement que celui-ci s'accomplit
par l'anéantissement du « je » égotiste. Il s'agit de devenir par grâce ce que Dieu est par
nature, selon la formule de Guillaume de Saint-Thierry, formule qui vient en droite ligne des
Pères grecs. On pourrait penser que le théologien chez Eckhart, qui a pu penser que le plus
heureux acte de l'âme est l'intellection de ce qu'il y a de plus parfait (intellectualisme) et qui se
tourne vers l'amour de Dieu (volontarisme), aura connu la béatitude dans la connaissance par
laquelle l'esprit connaît qu'il connaît Dieu. « Mais il n'en est pas ainsi, dit Eckhart. Fût-il vrai
que l'âme ne pourrait être bienheureuse sans cela, ce n'est pourtant point en cela que consiste
la béatitude. La béatitude tient en premier à ce que l'âme contemple Dieu sans intermédiaire. »
(23). Tant que l’âme se tourne vers Dieu au moyen d’un mode, la participation n’à l’être de
Dieu n’est pas pure, véritablement réelle car il demeure alors une image de Dieu. Tant que
Dieu est vu dans l’extase comme un être de pure vérité ou de pur amour, l’homme ne connaît
pas la béatitude éternelle. Tant qu’il y a encore un objet et un sujet, l’Absolu est perçu au
moyen d’un mode. Le véritable détachement conduit le mystique à éprouver Dieu sans image,
sans nombre, sans multiplicité. La mystique d’Eckhart affirme que l’unité s’effectue par le
retour de l’esprit à sa source, à son origine. Car alors, l’esprit est élevé au-dessus de tout
nombre, de toute multiplicité et qu’ainsi il prend racine dans l’éternité.
« Mais tout cela ne donne pas encore satisfaction à l’esprit, tant qu’il n’a pas pénétré plus
avant dans le Tourbillon et la Source où l’esprit a son origine. Là, l’esprit dépasse toute
numération ; car le nombre ne vaut que pour la vie temporelle, pour le monde périssable.
Personne ne peut s’enraciner dans l’Eternité qu’il n’ait été libéré du nombre. Il faut que
l’esprit s’élève au-dessus de tout nombre, qu’il s’évade de toute multiplicité, et alors Dieu
pénètre également en lui. » (24)
L’intellect doit faire retour à sa source, l’activité pensante doit remonter jusqu’à son origine ;
de sorte que c’est dans l’éternité et l’unité, l’incréé que s’effectue l’union mystique.
L’intellect ne prend part à l’activité mystique que dans la mesure où celui-ci se dépasse et
s’achève dans son origine. La pensée sort du cadre spatio-temporel dans l’accomplissement
total de son acte. En tant qu’activité, la pensée s’achève dans le lieu qui l’a fait naître – à
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savoir, l’être éternel. Maître Eckhart poursuit : « Et autant que Dieu pénètre en moi, je me
fraie de nouveau un passage en Lui. Dieu conduit un tel esprit dans le Désert, dans l’unité de
Lui-même, là où il est pure unité et ne jaillit plus qu’en Lui-même. Un tel esprit ne connaît
plus de pourquoi. (…) Un tel esprit est dans l’Unité et la Liberté. » (24).
Chez Maître Eckhart, l’intellect (la raison) est considéré comme une « puissance capable de
Dieu » ; il ne s’agit nullement de la raison discursive et ratiocinante. La faculté intellectuelle
est prise dans son sens noble, c’est « l’arche spirituelle ». L’acte intellectif n’est rien d’autre
que « cette déiformité ou déi-formation ». Maître Eckhart identifie l’intellect à l’étincelle de
l’âme ; en effet, par l’intermédiaire de l’intellectus, l’homme peut atteindre l’essence du réel,
« une plénitude sans mélange qui est au-delà même de toute distinction entre l’être pensé et
l’être effectif ». La « puissance capable de Dieu » apporte donc au mysticisme eckhartien la
vision de l’Etre. Mais cela n’est pas suffisant pour aboutir à une véritable expérience de
l’union mystique. Une expérience mystique par l’entremise de l’intellect, ne parvient pas
jusqu’à la Déité, l’au-delà de l’Etre, du Dieu des théologiens et des philosophes. Car alors une
forme, une représentation, une détermination vient s’insérer entre la pointe incréée de l’âme et
la Déité.
« Maintenant tu demanderas : qu’opère donc Dieu sans image dans le fond et essence de
l’âme ? Je ne suis pas en état de savoir cela, car les puissances de l’âme ne peuvent percevoir
qu’en images… Et comme les images arrivent toujours de l’extérieur, cela leur demeure
caché. Et c’est ce qui leur est le plus salutaire : l’ignorance les attire comme vers quelque
chose de merveilleux et les lance à sa poursuite ! Car l’âme sent bien que c’est, mais ne sait
pas (en images ou concepts) ce que c’est » (25).
On voit bien, ici qu’il s’agit d’une saisie extra-conceptuelle, mais en même temps
souverainement certaine, dont Maître Eckhart donne pour nom « connaissance
inconnaissante ». L’âme est dans l’ignorance, le non-savoir ; pourtant elle sent, de l’intérieur,
de tout son être et de toute sa vie. La réalité mystérieuse demeure un mystère indicible à la
raison mais se manifeste, sans pour autant « apparaître », à l’intérieur comme « quelque chose
de merveilleux », un « sentiment » qui anime toute l’individualité, toute la vie individuelle et
qui envahit toute l’âme. La vérité mystique ainsi saisie est une réalité vécue de l’intérieur,
donc une expérience ; non pas une expérience du connaître, une intuition de la pensée, mais
une expérience totale, de l’Absolu, une « relation sans mode », une expérience directe de
l’Un, une expérience de « Vie, où la Vie est Etre » (26). C’est la vie, la réalité qui se donne de
l’intérieur : voilà la « connaissance » suressentielle du mysticisme : l’identité de l’âme et du
mystère, du « sans nom ». La véritable union mystique – allant par-delà les déterminations,
les noms, les formes et au-delà de Dieu même – nous met en présence du mystère de Dieu, du
sens mystique, c’est-à-dire la « Déité, le Désert ou l’Abîme insondable qu’on atteint par
aucun raisonnement, par aucune distinction. (…) Mais encore une fois le problème eckhartien
n’est aucunement gnoséologique. Il s’agit de la Fusion de l’âme en Dieu, nullement d’une
représentation distincte ni de ses attributs ni même de son essence. (…) Notre auteur va
parfois jusqu’à décrire la conscience de l’union à Dieu comme le dernier empêchement à la
parfaite Béatitude, en sorte que l’Homme noble devra « se libérer de Dieu même, c’est-à-dire
précisément de toute connaissance de Dieu, et non pas même, selon la tradition dionysienne,
pour que cette inconnaissance soit une plus haute connaissance, mais pour que le Vide absolu
se fasse dans l’âme. » (27)
L’intellect, à un certain degré d’illumination, ne prend plus part à l’unité vécue de l’âme et de
Dieu. L’expérience du divin apparaît dès lors comme une communication immédiate et sentie
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de l’âme avec Dieu. L’intellect doit être dépassé pour s’unir à la réalité, à la vie intérieure.
L’invisible présence divine au cœur de soi demande, pour être révélée, que soit éteint toute
activité extérieure. Le mystique doit se tourner au-dedans de lui-même, il doit pénétrer au
centre de sa vie subjective et abandonner tout intérêt pour les objets du monde, toute
distraction, toute dispersion.
La mystique taoïste s’approche de la Réalité Ultime par la relation entre le Dao et l’homme ;
relation contenue dans un ki, un presque, un écart infime qui introduit une certaine continuité,
une affinité. « La relation immanence et transcendance est posé par le terme ki « presque »,
qui justifie la similitude et la différence, la présence et l’absence. Ki, presque, fait le pont
entre le « rien », devant lequel achoppe la logique occidentale et cartésienne, et « l’unité
cosmique ». « Rien » qui instaure l’altérité, produit la tension et préside à l’histoire. (…) Le
Tao et le monde ne forment pas un mixte inerte de l’autre et du même. Entre eux il y a un ki,
un presque, un écart, un hiatus, un rien, distance infime, mais « infranchissable » qui justifie
les soupirs de Lao-tseu » (28). Mais, face à cet écart infime entre la dimension finie de
l’homme et la dimension infinie du Tao, les mystiques reconnaissent l’impuissance de la
raison, de la faculté intellectuelle de l’homme pour comprendre ce qui les rapproche et les
unit. « Le problème du ki, rien, presque, […] d’une part autorise la différence, l’étrangeté,
l’heteros, et d’autre part introduit la ressemblance, la parenté, l’homos. C’est le nœud, le Réel.
(…) Ce Réel est l’objet de notre connaissance rationnelle, mais aussi et peut-être davantage
encore, le tremplin de notre exigence fondamentale d’un dépassement de la raison, d’un
éclatement de ses bornes. » (29).
Avant l’éblouissement de l’union, le mystique doit d’abord renoncer à exercer sa raison ; il
s’agit pour le taoïste d’un retour à « la terre vierge », yeh, caractérisé par la spontanéité, le
« bois brut », l’enfançon, « l’homme authentique ». « Avant tout, le mystique doit maintenir à
l’extérieur : le monde, les êtres et même sa propre existence, pour atteindre Yeh. A partir de
là, s’offriront à lui : une pénétration lumineuse des êtres, le dépassement des notions de temps
et d’espace, de tous les paradoxes, surtout celui de la vie et de la mort, la sérénité,
l’accomplissement parfait. » (…) Atteindre yeh, la terre vierge de son être, et chercher ainsi le
noyau, le cœur, l’authentique des dix milles êtres, c’est le grand Art » (30).
l’intérieur il est une essence, c’est une essence et ce ne l’est pas ; comme existante et comme
inexistante ; comme disparue et comme présente ; elle est là et on ne peut la voir, on la
cherche et ne peut l’obtenir. Elle est si grande qu’il n’y a rien à l’intérieur, elle contient les dix
mille emblèmes ; elle est si petite qu’il n’y a rien à l’intérieur, qu’un fil ne contiendrait pas ce
souffle. Il faut savoir que dans le corps de l’homme, il est une trouée, une terre absolument
vide qui la contient. » (34)
Par cette trouée, l’homme a trouvé le lieu qui le met en contact avec le commencement
principiel ; par cette terre vierge, il a trouvé le centre qui le place dans l’origine essentielle. Se
retournant vers cette origine, en un mouvement de conversion, de « retour », maître mot du
taoïsme, l’adepte va à « contre-courant », « à rebours » en cherchant à resserrer ce contact de
plus en plus, à l’épurer. Il éloigne un à un tous les parasites, afin d’entendre dans un ultime
silence la parole de l’Ultime « sans nom ». L’adepte commence par faire le vide de l’esprit, se
plonger dans le Chaos originel, faire cesser les pensées, arrêter le monde : il faut être
« absolument vide et garder une totale et ferme quiétude » (35), ne pas avoir le moindre fil de
pensée qui s’immisce. Dans cet instant de quiétude immobile, l’adepte s’enfonce
profondément dans la Ténèbre obscure, ne sait plus rien. Il est amené à dépasser toute
formulation relativiste dans l’inscience totale. La progression du mystique taoïste est ainsi
comparable à celle du mystique chrétien car il s’agit dans les deux cas d’une progression qui
élimine, au fur et à mesure qu’elle avance, les notions sur lesquelles elle s’appuyait, tels des
remèdes provisoires qu’elle rejette alors qu’elle s’achève dans la pureté absolue, l’unité
simple, le silence du désert.
La Vérité de l’expérience mystique peut être connue dans le silence de l’intellect ; le mystique
doit faire retour (fan) au centre originel de la subjectivité (l’homme intérieur) afin de pénétrer
le mystère divin, situé loin de l’extérieur et de l’artificiel et près de l’intérieur et du naturel.
La vérité des mystiques est une vérité absolue qui n’a rien à faire avec la vérité rationnelle ou
scientifique car elle place leur objet de connaissance et le moyen pour acquérir cette
connaissance dans l’immanence. Dans la mystique, le « sens spirituel » qui permet à l’homme
de se conformer à Dieu requiert un détachement tel que cet homme n’est plus le même
lorsqu’il se trouve en présence de Dieu. Le détachement, la kénose du cœur et de l’esprit,
amène l’individu au centre de lui-même, en ce lieu où seul est possible la rencontre. Dès lors,
on ne peut plus dire que la vérité, cette « certitude intuitionnée », se situe dans la réalité
extérieure, dans les essences, ou dans la connaissance. Les concepts d’objectif et de subjectif,
- 52 -
de réalisme et d’idéalisme, perdent leur utilité. La transformation intérieure qui amène le sujet
à la spontanéité, l’authenticité, au centre de soi-même apporte le silence, la vacuité, le vide.
C’est l’extinction de la parole intérieure, du bruit, la cessation de toute activité mentale qui ne
permet plus la fabrication d’une vérité objective. C’est en cela que la Vérité des mystiques est
au-delà du vrai et du faux, du pour et du contre ; c’est une vérité absolue. En se détachant des
manifestations du logos et des transformations incessantes, des désirs, des passions, etc., le
mystique pénètre toujours plus profondément à l’intérieur de lui-même, laissant être ces
manifestations et ces transformations, sans s’y identifier, sans s’y accrocher, sans même les
suivre. C’est par une telle pratique – méditation, concentration, attention, contemplation,
prière – qu’il est possible d’atteindre le fond sans fond, la « racine des dix mille êtres », la
porte qui ouvre sur la compréhension du mystère divin. Mais cette compréhension n’est pas
exprimable : la Vérité mystique est communiquée – par participation au mystère divin – à
l’âme et non à la raison discursive. En faisant retour au « bois brut », à la simplicité originelle,
le mystique remonte par-delà le logos qui ne permet pas de connaître la réalité ultime. C’est
l’âme ou le cœur, l’homme authentique qui s’unit à Dieu et vit de la « vie de Dieu ». Le logos
est comme court-circuité du fait que la révélation divine soit antécédente à toute
manifestation, à toute expression, à toute apparition phénoménale. La conscience est seule le
réceptacle de « l’empreinte de la déité » ; c’est pour cela qu’il ne demeure à la suite d’une
expérience mystique qu’un souvenir impérissable et une certitude inébranlable. Le mystique
se souvient de son expérience, de sa rencontre avec le divin, non de Dieu lui-même. La
mémoire garde une trace de l’expérience humaine – du divin. C’est pour cela que la vérité
mystique est bien souvent exprimée à l’aide de symboles, d’images ou d’allégories. Le
mystère se révèle, parle et fait sens au cœur, à l’âme, et non à la raison discursive ou à la
logique.
Dès lors, il n’est pas nécessaire de chercher à savoir si la vérité est dans le monde ou dans la
connaissance. Le principe de réalité est certes à l’intérieur, au-dedans de soi mais il ne s’agit
pas d’une faculté cognitive. La mémoire en tant que réminiscence platonicienne s’approche de
ce que nous avons appelé le sens spirituel ou mystique. Mais ce concept de « mémoire »
risque d’apporter la confusion du fait de ses différents emplois. La signification mystique de
l’expérience religieuse n’est ni une projection (idéalisme) ni une remémoration ; si l’on veut
parler de l’expérience mystique, il faut se situer dans l’ici et maintenant, au-delà même de
l’instant présent. Mais le langage et la réflexion s’effectuent dans le temps, de sorte qu’il est
toujours trop tard, que la réalité mystique s’échappe au contact du logos qui, lui, est toujours
tourné vers le passé ou vers le futur.
L’expérience mystique révèle un mystère à l’âme, mais ce mystère, reconnu comme une
certitude, une vérité au caractère absolu et transcendant, ne peut être communiqué par la
parole, la raison, les mots. Ce mystère, communiqué à l’homme de l’intérieur apparaît
antécédent à toute apparition, manifestation, production ; ce mystère est antérieur aux
phénomènes et à leurs représentations, leurs formes. On peut alors affirmer l’irréductibilité de
la révélation mystique aux catégories d’espace et de temps. La relation qui unit l’homme à
Dieu est hors du temps et hors de l’espace ; c’est la mise en présence de deux dimensions
différentes : celle de l’homme et celle de Dieu. C’est cette présence transcendante de l’homme
en Dieu et de Dieu en l’homme qui révèle le mystère au-delà du temps. Pour recevoir le
mystère divin, on ne peut que l’éprouver, le vivre en se conformant aux lois de cette
dimension divine avec laquelle on s’unit.
Dans l’expérience mystique, la Vérité n’est pas plus dépendante de la connaissance que de
l’essence, de la subjectivité que de l’objectivité. Alors que tout le travail du mystique consiste
à se défaire de tout mode, de toute détermination, par une rigoureuse pratique du détachement,
pour celui qui « connaît réellement la Vérité, il n’importe en rien de renoncer au monde
- 53 -
entier, voire à lui-même. Ah ! L’homme qui vit ainsi, en vérité le monde entier lui
appartient ! » (37). La Vérité dans l’expérience mystique est à l’intérieur, mais cela ne veut
pas dire qu’il s’agit de la connaissance intellectuelle et rationnelle. Ecoutons Maître Eckhart :
« Mais celui-là n’atteint pas à la vérité intérieure, qui reste attaché au symbole et y prend
plaisir. (…) Celui qui ne s’attache qu’au symbole se ferme la voie vers l’unique Vérité. (…)
Ils restent (…) attachés au signe et ne s’efforcent pas d’arriver à la Vérité pure. (…) Ils
donnent trop de soin extérieur à des choses superflues et ne s’attachent pas à la vérité
intérieure ; or, la vérité est chose intérieure et l’on ne peut la trouver dans ses manifestations
extérieures. (…) Aussi ne doit-on pas s’arrêter au symbole, mais pénétrer dans la Vérité
intérieure. Ceux qui veulent s’attacher en esprit à la divine Vérité doivent prier en esprit et en
vérité. » (38).
Il s’agit de pénétrer le sens, et même, de vivre le sens, ce qui passe par l’oubli des mots, c’est-
à-dire du véhicule de la signification. Ne pas s’attacher mentalement aux mots mais plutôt
« s’attacher en esprit à la divine Vérité ». A la superficialité de la connaissance empirico-
rationnelle, et même logique et métaphysique, la mystique oppose la profondeur de la « Vérité
pure » éprouvée, sentie, perçue sans aucun de ces modes mais vécue de l’intérieur, comme
étant soi-même. Cette Vérité ne vient pas de soi-même, ce n’est pas une vérité subjective. La
Vérité illumine de l’intérieur : l’opération divine, transcendante révèle à l’intérieur de soi-
même – dans l’âme – la signification mystique, la Vérité mais aussi la Vie, l’Etre ; de telle
manière que le mystique possédé par la divinité abuse du langage en disant : « je suis la
Vérité » ; le sujet est la Vérité seulement dans le sens où il se situe à la source de la Vérité, à
la Racine de l’Etre, dans le Fond sans fond de l’âme. Dans ce lieu où rien de créé ne
s’aventure, Dieu communique à l’âme pure (dénuée de ses puissances) son mystère et son
être. C’est donc seulement par participation que le mystique est pourvu de la Vérité mystique.
C’est seulement en tant qu’Un que l’homme-dieu connaît et vit auprès de la Déité, en Dieu.
Mais cela, aucune pensée ne peut pénétrer le mystère réservé à Dieu seul – et à l’âme en tant
qu’elle ne fait plus qu’Un avec Dieu, par participation à la nature éternelle et incréée de Dieu,
à l’essence divine (Déité).
se pose comme un éclaireur car toute sa vie, il a tenté de concilier l’aspect métaphysique,
philosophique et spéculatif avec l’aspect expérimental, concret, réel et mystique du « sens
mystique ». « C’est précisément l’originalité du Thuringien de refuser de séparer ces deux
plans : une seule chose lui importe, c’est le sens de son Dasein (de son Existence concrète),
dût-il l’appeler parfois Wasen (ou Essence) parce que précisément cette existence n’est
pleinement elle-même qu’au-delà d’elle-même. Et s’il lui arrive souvent de sembler
confondre Grâce et Raison, Lumière naturelle et Don infus, c’est bien parce que l’étude de la
nature est chose oiseuse si elle ne conduit pas, non à la théorie, mais à la pratique du Salut,
parce que la spéculation théologique n’est pas moins vaine si elle se contente de construire
une doctrine des attributs divins ou des modes opératoires du saint Esprit, sans saisir la
« déification » à l’œuvre au plus intime de la créature. » (39)
La philosophie métaphysique, la spéculation théologique, bref, l’usage de la pensée en vue de
pénétrer le mystère divin, ne sont pas vains mais demandent à être dépassés. Ce n’est
d’ailleurs que par leur dépassement qu’ils prennent tout leur sens. En effet, la recherche de la
Vérité, de la « connaissance » de Dieu n’a qu’un intérêt dans la perspective de la pratique. Les
efforts intellectuels pour saisir la nature de Dieu ne portent leurs fruits que s’ils sont suivis
d’une pratique spirituelle, d’une activité mystique. En sorte que la métaphysique, et plus
encore l’ontologie d’un Eckhart ne prennent leur sens et leur valeur que dans une perspective
sotériologique. Les systèmes philosophiques issus de l’expérience religieuse ne portent pas
sur une « connaissance », un savoir ou une science mais plutôt sur une réalité vécue,
éprouvée, expérimentée. En d’autres termes, il s’agit de vivre plutôt que de penser. C’est à
cela qu’on mesure l’écart séparant la vérité philosophique de la vérité mystique. Pour
s’approcher de l’union déifiante, le mystique ne doit s’appuyer sur aucune médiation, aucun
moyen, pas même celui de l’intellect qui ne fait qu’augmenter l’avoir, le savoir, alors qu’il
s’agit de transformer notre être. La spéculation métaphysique sur les modalités de l’Etre doit
être expressément mise en rapport avec la vie mystique et la pratique visant à l’union
déifiante.
Ainsi, l’intellect semble faire obstacle à la complète et véritable union mystique (40). Ayant
dépassé l’intellect, on ne trouve plus d’ « images » sur lesquelles s’appuyer pour élaborer une
connaissance. La « volonté droite » de Maître Eckhart est à entendre comme « disposition » et
« mode d’être » caractérisés par l’authenticité et peut-être plus encore par la sincérité, c’est-à-
dire la volonté d’atteindre Dieu « de tout son cœur », d’une manière désintéressée,
absolument détachée. Cette « volonté droite », authentique et sincère, s’applique à l’ensemble
de la vie mystique, de la pratique du mysticisme (pratique du détachement et expérience de
l’union). Une telle « volonté droite » ramène le centre de l’identité individuelle, de la « tête »
vers le « cœur » ; elle oriente constamment le sujet vers la perfection intérieure, elle pousse au
développement intérieur du « germe » divin. Le fait d’être sincère et authentique, de suivre la
voie mystique « de tout son cœur » amène à l’abandon et au dépouillement. Tendre de
manière constante et ininterrompue à parfaire son être intérieur authentique, son identité
profonde, en vue d’un abandon total à la volonté de Dieu, rend la faculté du « connaître »
superflue, voire aliénante. L’intellect est de trop dans l’optique de la « connaissance »
mystique qui vise à atteindre Dieu seul. L’intervention de l’intellect dans l’union mystique
produit une « unité impure » et débouche sur la connaissance d’un « Dieu intellectuel » qui
prend la forme et la signification de l’intellect lui-même. Un tel Dieu n’est pas l’absolu
détaché, l’absolu indéterminé envisagé par la mystique, spécialement celle de Tchouang-tseu
(ou Zhuangzi) ou de Maître Eckhart.
- 55 -
Le discours, la parole, les mots et les concepts trouvent dans le Zhuangzi leur plus radicale
critique. L’argumentation et toutes les rhétoriques sophistiques sont dénoncées par Zhuangzi
(ou Tchouang-Tseu) qui développe une hygiène du langage, trouvant un écho dans le
nominalisme et les autres principes et critiques de la linguistique moderne. Zhuangzi est un
mystique mais aussi un philosophe recherchant une utilisation appropriée des mots et des
significations qu’il adapte en fonction de chaque occasion. L’esprit doit agir « comme la
coche d’une flèche », en séparant le vrai du faux :
l’habiter. Le mystique préfère ne pas savoir, oublier qu’il sait, ne pas chercher à comprendre
et à connaître ; il s’abstient de trouver des explications, des causes et des significations. Cette
attitude à l’égard de la connaissance s’inscrit d’une manière plus générale dans l’attitude
proprement mystique du détachement, de la dépossession. En effet, le mystique s’abstient de
posséder et de s’approprier quoique ce soit ; il refuse d’accumuler les savoirs, les
connaissances pour se consacrer à l’Un. C’est à Dieu de descendre dans l’homme, c’est à la
Voie de prendre possession de l’individu (45). Le mystique agit dans ce sens en se rendant
disponible, c’est-à-dire en s’absentant de lui-même par la pratique du wu-wei, en étant prêt,
apte, et capable de Dieu. Le mystique ne doit pas chercher à contrôler et à prendre possession
de ce sur quoi il n’a pas prise. « Soyez abstinent. Surveillez-vous. Détachez et purgez votre
cœur. Purifiez votre esprit pour le rendre blanc comme neige. Diminuez votre savoir. La Voie
est obscure. Il est difficile d’en parler. (…) Erudition n’est pas savoir. Discourir n’est pas
discerner. C’est pourquoi une personne avisée fuit les deux. La Voie ne peut être ni
augmentée ni diminuée. Une personne avisée se garde des deux. Insondable comme la mer,
grandiose, la Voie commence lorsqu’elle finit. Elle conduit sans faille les êtres » (46). Et
encore : « La forme va vers le sans-forme. Le sans-forme va vers la forme. Chacun le sait. Nul
besoin de se racler les méninges pour cela. Tout le monde en discute. Nul besoin de discuter
pour parvenir à ce résultat. La discussion empêche d’y parvenir. Une vue claire ne voit pas la
Voie. Discuter ne vaut pas se taire. La Voie est inaudible. Ecouter ne vaut pas se boucher les
oreilles. Cela s’appelle la Grande Obtention. » (47) « Nous la regardons [la Voie], elle n’a pas
de forme. Nous l’écoutons, elle n’a pas de voix. Qui en parle aux humains la déclare obscure.
C’est pourquoi discuter de la Voie n’est pas la Voie » (48). Le mystère de Dieu ne souffre pas
de réponse, de parole ou de discussion. Le Dao mystérieux est incommunicable ; il ne
s’enseigne pas, ne se discute pas. Le langage ne peut parvenir à la connaissance de ce mystère
infini car il le transformerait alors en un savoir fini. C’est donc par le « jeûne du cœur », le
silence, le calme et la sérénité que l’esprit peut espérer entrer en communication avec le Dao.
La purification de l’esprit ramène l’attention dans les profondeurs de l’homme ; la paix du
cœur ramène la conscience à l’authenticité (tchen) et à « la terre vierge » (yeh) (49).
« Si nul ne parle, chacun est d’accord. Si chacun parle, nul n’est d’accord. Parler ou se taire
revient au même. C’est pourquoi l’on dit : « Ne parlez pas. » Parler toute sa vie pour ne rien
dire n’est pas considéré comme parler. Ne pas parler de toute sa vie n’est pas considéré
comme n’avoir jamais parlé. Certaines choses sont possibles, d’autres ne le sont pas.
Comment une chose est-elle vraie ? Est vrai ce qui est vrai. Comment une chose est-elle
fausse ? Est faux ce qui est faux. Comment une chose est-elle possible ? Est possible ce qui
est possible. Comment une chose est-elle impossible ? Est impossible ce qui est impossible.
Chaque être a sa vérité. Chaque être a ses possibilités. Il n’est aucun être sans sa vérité. Il
n’est aucun être sans ses possibilités. » (50).
Et encore :
« Si la parole suffisait, il serait suffisant de parler de la Voie toute la journée pour la saisir. La
parole ne suffisant pas, il nous faut parler toute la journée de la Voie sans sortir du domaine
des êtres. La Voie est l’extrême des êtres, la parole ni le silence ne peuvent l’exprimer. Le
silence ni la parole ne peuvent l’appréhender. » (51).
« Grande Pureté rapporta ces propos à Sans-Commencement et lui dit : « Infini ne connaissant
pas la Voie et Inaction la connaissant, qui a raison ? Qui a tort ? »
Sans-Commencement : Ne pas connaître est profond, connaître est superficiel. Ne pas
connaître est interne, connaître est externe.
Grande Pureté (en plein dilemme, elle soupire) : Ne pas connaître, est-ce donc connaître ?
Connaître, est-ce donc ne pas connaître ? Qui sait que l’ignorant sait ?
Sans-Commencement : La Voie est inaudible. Ce qui est audible n’est pas elle. La Voie est
invisible. Ce qui est visible n’est pas elle. La Voie est inexprimable. Ce qui est exprimable
n’est pas elle. Qui donc sait que ce qui forme les formes est informe ? La Voie ne doit pas être
nommée. Qui répond aux questions sur la Voie ne connaît pas la Voie. Poser une question sur
la Voie montre que l’on n’a jamais entendu parler de la Voie. La Voie ne souffre pas de
questions, ni de réponses. Interroger ce qui ne souffre pas d’être interrogé, c’est interroger le
fini. Répondre sur ce qui ne souffre pas de réponse, c’est répondre sans intériorité. Répondre
sur ce qui est sans intériorité à qui interroge sur le fini, c’est ne rien voir du cosmos à
l’extérieur, ne pas connaître la Grande Origine à l’intérieur. Dans une pareille situation, on ne
peut aller au-delà des Kunlun, ni errer dans le Grand Vide. » (53)
« Aussi longtemps, il est vrai, que tu te refuses à renoncer complètement à ton moi et à te
noyer dans cet océan sans fond de la Déité, tu ne peux connaître cette mort divine. (…) Et
quand l’âme se perd ainsi complètement elle-même (…) elle trouve qu’elle est cela même
qu’elle cherchait sans l’atteindre. (…) Il faut que l’âme sorte, afin qu’elle puisse revenir en
elle-même et connaître qu’elle et Dieu sont une seule Béatitude, un seul Royaume, qu’elle a
trouvé sans le chercher. » (57)
« La révélation à l’âme de sa propre réalité comme réalité absolue (…) n’a rien de commun
avec le savoir ni avec ce qui se manifeste en lui, elle ne repose ni sur la connaissance, ni sur
l’amour, mais précisément sur cette réalité secrète de l’âme qui est son essence. » (58). La
structure de la connaissance mystique, de la révélation, constitutive de la réalité ultime,
absolue, est radicalement étrangère à la structure de la connaissance empirico-rationnelle,
constitutive de la réalité profane. Cette opposition structurelle entre la réalité divine – vécue
dans et par l’expérience mystique – et la connaissance est admirablement mise en évidence
dans De l’homme noble : « Le fondement premier de la béatitude spirituelle, c’est que l’âme
contemple Dieu sans voiles ; (…) c’est là que l’âme puise tout ce qu’elle est, dans le fond
même de Dieu, et elle ne sait rien du savoir ni rien de l’amour, ni rien absolument de quoique
ce soit. Elle s’apaise entièrement dans l’Etre de Dieu. » (59). Maître Eckhart affirme là l’oubli
radical de soi, de sa propre conscience. L’origine de la réalité Ultime est dans le non-savoir,
l’inscience absolue. Ne rien savoir est la condition nécessaire à la saisie intuitive et directe de
Dieu, non comme connaissance mais comme réalité absolue, Etre transcendant et origine de
l’existence, source unique de la multiplicité des étants. Eckhart poursuit sa démonstration :
« Qu’elle prenne pourtant conscience de la vision de Dieu, de son amour et de son savoir, la
voici qui retombe aussitôt et qui est rejetée au degré le plus haut de la hiérarchie naturelle. Car
personne ne se sait blanc qui ne soit réellement blanc. » (59)
Toute connaissance rationnelle, tout savoir, toute conscience se situe dans la « hiérarchie
naturelle » ; ce qui tend à placer la « connaissance » mystique, la connaissance expérimentale
de Dieu dans la hiérarchie surnaturelle. La distinction entre les deux types de
« connaissance » se fait ici. La raison demeure une faculté humaine, créée, et par conséquent,
limitée et imparfaite, alors que la « connaissance » mystique est déjà surnaturelle, au-delà de
l’immanentisme naturel et ne s’explique que par la grâce, la transcendance ou le mystère de
Dieu.
- 59 -
« Aussi bien celui qui se sait blanc ajoute déjà une superstructure et il ajoute quelque chose à
l’essence de sa blancheur ; son savoir, en effet, ne lui vient pas sans médiation et
inconsciemment de la couleur, mais l’âme reçoit cette connaissance et ce savoir de quelque
chose qui est présentement blanc ; elle ne puise donc pas sa connaissance uniquement dans la
couleur telle qu’elle est en soi, mais elle puise cette connaissance et ce savoir dans quelque
chose qui a été coloré et est devenu blanc, et c’est ainsi qu’elle se connaît comme blanche. Se
savoir blanc est bien inférieur et beaucoup plus extrinsèque qu’être blanc. » (59)
« C’est parce qu’un tel savoir est « bien inférieur », manque l’essence de la réalité qui est
identiquement celle de la vie, qu’il est dit encore de l’homme noble, qu’il « prend et puise tout
son être et toute sa vie, toute sa béatitude uniquement (…) en Dieu seul, mais non dans la
connaissance, la contemplation et l’amour de Dieu ». (…) Parce que la réalité prend forme et
se constitue en l’absence du savoir, dans cette absence aussi prend forme et s’institue l’union
avec elle, avec l’être absolu. (…) L’absence de savoir n’est pas seulement contemporaine de
l’union, elle en est la condition. L’union avec la réalité n’est cependant rien d’autre que sa
révélation. La possibilité de celle-ci réside dans le non-savoir. » (60)
même, à qui échappe le fond de l’être. Supérieure à toute lumière créée, elle est d’abord et
par-dessus tout amour, c’est-à-dire union de l’âme et de Dieu. » (61). La « connaissance » du
mystique apparaît comme un envol, une ascension de l’âme, de l’ « individu spirituel ». Elle
dépasse les limites de la raison vers une perfection plus complète. La connaissance par
inscience, c’est-à-dire la signification mystique, semble infiniment plus riche et plus complète
que la connaissance courante. Il s’agit d’un élan, d’un envol beaucoup moins restreint au
niveau du contenu, du sens qui se révèle au mystique. Cet élan n’est pas limité par une image
ou un concept qui viendrait circonscrire l’infini. La raison intuitive, supérieure à la raison
discursive, est affranchie des formes, de l’espace et du temps. Par l’ « intuition » mystique,
nous entendons une saisie immédiate et totale, une connaissance intrinsèque.
Le fait que la Vérité mystique apparaisse à l’âme plus comme une « nuit » que comme une
lumière explique l’impuissance du langage humain à la traduire. Il s’agit d’une signification
qui échappe à l’analyse. Il n’y a pas de mot pour exprimer l’ineffable. Le mystique lui-même
puise ses références et ses exemples dans le monde créé, phénoménal dont, paradoxalement, il
ne doit plus rien connaître. Il ne peut qu’user de termes de comparaison qui restent somme
toute inadéquats et imparfaits. La Vérité vécue dans l’union transformante est si ineffable
qu’il est nécessaire d’avoir vécu ces états mystiques pour pouvoir en parler avec justesse.
C’est là, il nous semble, la limite imposée au discours philosophique par le problème de
l’expérience mystique. Rechercher la valeur de vérité de l’extase ainsi que la signification
mystique de la réalité mystérieuse requiert une expérience personnelle de ces états mystiques.
Et c’est parce qu’on n’en a pas l’expérience personnelle, que l’on ne comprend pas le vraie
sens de cette saisie de Dieu. Et c’est en ce sens que nous faisons nôtres ces mots de J.
Chevalier dans Le réalisme spirituel des mystiques espagnols : « Mystère ineffable que cette
vie intérieure et supérieure de l’âme, parce qu’affranchie des formes de l’espace et du temps
sans lesquelles notre entendement ne peut plus rien concevoir. Mais ce mystère, tout ineffable
qu’il est, est pourtant la Vérité même, à laquelle doit s’alimenter notre pensée si elle veut être
soi. » (62).
CONCLUSION
Les analyses de l’expérience mystique sous l’angle du phénomène et de la connaissance ne
valent rien au regard du point de vue mystique. La rationalité du phénomène et la cohérence
interne du discours ne permettent pas de qualifier la réalité mystique ni même de rendre
compte de la signification proprement mystique. Le mystère de Dieu autant que l’expérience
du divin revêt une signification qui échappe aux concepts de phénomène et de connaissance.
Sous l’apparence de ces concepts, la nature de l’expérience et la réalité sacrée éprouvée sans
mode perdent leur véritable signification mystique. Les modes d’analyses phénoménologiques
et épistémologiques recouvrent une réalité qui les dépasse infiniment de telle sorte que cette
réalité mystique reçoit un traitement qui ne lui convient pas et une réalité qui n’est plus celle
vécue par le mystique lui-même lors de l’expérience proprement dite.
Afin de préciser davantage le sens du vécu extatique et la valeur de la vérité mystique qui
l’accompagne, il nous faut les considérer à partir, non plus des concepts de phénomène et de
connaissance, mais comme « vie » ou « être en acte », et comme « intelligence ».
-1-
TROISIEME
PARTIE
La valeur de vérité de
l’expérience mystique
- 62 -
Quelle connaissance l’être humain peut-il avoir de Dieu ? Voilà le fond de toute la
problématique de l’expérience mystique. Cette connaissance d’une dimension inconnaissable
de la réalité est-elle l’origine principielle et, par là, le fondement de toutes les connaissances
essentielle ? (1). La « connaissance » mystique a pour objet, non seulement un inconnu
inconnaissable, mais surtout un inconnu absolu. C’est là tout le paradoxe de la
« connaissance » mystique.
I. La connaissance mystique
La signification subjective de l’expérience mystique nous amène à considérer cette
signification comme une « connaissance ». Mais la nature de la connaissance, comme nous
allons le voir, n’apparaît pas compatible avec la « connaissance » mystique. Le discours des
mystiques eux-mêmes et les discours tenus sur le mysticisme confondent bien souvent la
connaissance empirico-rationnelle avec l’expérience de vie. Cela tient au fait que l’analyse se
borne à comprendre la signification de l’expérience et à déceler – voire à inventer – une
rationalité interne, une cohésion du discours. Appliquer à la « connaissance » mystique, une
telle analyse passe immanquablement en-deçà la signification objective de l’expérience
mystique et occulte la valeur de vérité de l’expérience cognitive atypique. Ce que nous
appelons inadéquatement « connaissance » est une réalité à situer du côté de la certitude
authentique, d’une expérience métacognitive vécue, et surtout au-delà de tout référentiel et de
toute représentation, de toute forme spatio-temporelle.
La connaissance mystique est d’abord une métaphysique, un discours liant l’activité humaine
et l’activité divine, la dimension naturelle et celle surnaturelle. Mais très vite, la métaphysique
se trouve confrontée à des contradictions logiques indépassables par la réflexion. Bien que
l’intuition métaphysique du philosophe comporte une signification proche de la réalité
mystérieuse, elle est aussi ce qui sépare l’être et la connaître et éloigne l’homme de la déité.
La métaphysique est utile mais insuffisante et doit donc être dépassée. Elle est appelée à
s’arrêter là où elle ne peut plus aller, à renoncer à poursuivre son exercice à l’extrémité de ses
limites téléologiques, pour laisser la place à une forme plus élevée de méditation ou de
contemplation. La métaphysique est un exercice, un moyen pour stimuler l’intellect et le
porter jusqu’à ses limites existentielles. Cet aiguillon métaphysique demeure un simple
moyen qui amène progressivement au silence et à la transformation intérieure. L’intérêt de la
métaphysique est donc limité puisqu’il faut l’abandonner pour pouvoir passer au-delà et
opérer sa percée en Dieu, par-delà la multiplicité des voies d’accès. La métaphysique mène à
Dieu, par l’intuition qui apporte la vision des essences. Cette première approche de Dieu,
philosophique, se retrouve autant chez les philosophes eux-mêmes mais qui se sont arrêtés à
la voie métaphysique que chez les mystiques qui ont su dépasser leurs intuitions
métaphysiques, par-delà le discours philosophique, pour appréhender Dieu sans médiation,
sans mode. Tous les grands mystiques reconnaissent les limites de l’intellect, allant même
jusqu’à rejeter les assertions métaphysiques dans l’inutilité et l’égarement. Ainsi, Maître
Eckhart ou Zhuangzi, commençant par se servir de l’intellect et des spéculations sur la nature
de l’être et de la connaissance, et finissant par abandonner cette activité pour se consacrer à
l’activité mystique proprement dite, à savoir la transformation intérieure.
Ensuite, la connaissance mystique est le résultat d’une transformation intérieure du sujet qui
correspond, dans l’ontologie eckhartienne, à la naissance de Dieu en l’homme, naissance
corrélative à celle de l’homme en Dieu.
« Pour que l’âme puisse recevoir Dieu au-dedans d’elle-même, il faut encore qu’elle s’oublie
elle-même et se perde elle-même. En effet, aussi longtemps qu’elle se voit et se connaît elle-
même, elle ne voit, ni ne connaît Dieu. Mais si elle se perd pour l’amour de Dieu et renonce à
toutes choses, elle se retrouve en Dieu, dès qu’elle connaît Dieu, et alors elle se connaît elle-
même et elle connaît toutes les choses qu’elle a quittées, elle les connaît de la manière la plus
parfaite en Dieu. Pour que je puisse connaître le souverain Bien, le Bien éternel, il me faut, en
vérité, le connaître là où ce Bien est bon en soi, et non pas là où ce bien est morcelé. Pour que
je puisse connaître l’Etre véritable il me le faut connaître là où il est l’Etre en soi, c’est-à-dire
en Dieu, et non pas là où il est déjà morcelé, c’est-à-dire dans les créatures.
C’est en Dieu seul que réside tout l’Etre divin. Dans un seul homme, on ne trouve pas
l’Humanité entière, car un seul homme n’est pas tous les hommes. Mais en Dieu, l’âme
connaît toute l’Humanité et toutes choses dans leur plus haute réalité ; car elle les connaît ici
selon l’Etre. » (2)
Mais, l’expérience mystique nécessite un complet détachement, une ascèse du cœur, de sorte
que le sujet de l’expérience ne possède plus rien d’identique avec les qualités subjectives,
particulières et les caractéristiques objectives, universelles du « sujet commun ». Le concept
de sujet ne permet pas la prise en compte du « sujet » de l’expérience mystique. L’union
mystique fait déborder à l’intérieur du sujet la plénitude, la présence infinie de Dieu. De sorte
que l’identité individuelle du sujet se trouve déplacée vers le centre intérieur, le cœur pur, le
lieu de Dieu, la terre vierge des taoïstes. A la racine ontologique de l’existence, les cadres du
sujet, et par conséquent de la réalité (perception) et de la connaissance (intellect), explosent
sous l’effet de la communication et de la participation de la conscience au mystère de Dieu.
La connaissance mystique réside dans l’entre deux, dans l’écart par lequel flue l’essence
divine, dans l’indéterminé.
La connaissance mystique est aussi une appréhension immédiate de Dieu « car toute
médiation est étrangère à Dieu » (3). Dans cette appréhension immédiate « la proximité entre
Dieu et l’âme est telle qu’il n’y a plus aucune différence. Dans le même acte de connaissance
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où Dieu se connaît lui-même (…) l’âme reçoit sans médiation son essence de Dieu. (…) C’est
pourquoi Dieu réside dans le Fond de l’âme avec sa totale Déité. » (4). Maître Eckhart, prêche
sans relâche que la béatitude peut être atteinte par chacun, immédiatement, à cet instant même
et directement, sans médiation : « Tous vous pouvez immédiatement ressentir la joie
débordante de Dieu ». La mystique d’Eckhart demande un abandon total dans la réalisation
l’identité mystérieuse, génétique, entre l’âme et Dieu, de sorte que l’union est sans médiation.
Par le renoncement à soi, l’âme reflue vers son Origine et s’élève jusqu’à l’Un inconditionné,
non-médiatisé, de sorte que l’homme « est vraiment, par grâce, ce que Dieu est par nature »
« Dans la mesure où l’homme se renonce lui-même pour l’amour de Dieu et est uni à Dieu, il
est plus Dieu que créature. Lorsque l’homme s’est complètement dépouillé de lui-même pour
l’amour de Dieu, lorsqu’il n’appartient plus à personne qu’à Dieu seul et ne vit plus pour rien
que pour Dieu, il est vraiment, par grâce, ce que Dieu est par nature, et Dieu même ne voit
plus de différence entre lui et cet homme. » (5)
L’union transformante véritable est sans mode, sans médiation : chez Maître Eckhart, cela se
traduit par cette unité simple qui est, pour Dieu, la déité au-delà des trois Personnes, et pour
l’homme, la partie incréée de l’âme ou l’étincelle de l’âme au-delà des puissances (la
mémoire, l’intellect et la volonté). L’immédiateté est donc un « élan nu » de l’âme pure vers
Dieu seul. Autant chez l’homme que chez Dieu, c’est l’essentiel, l’absolu, l’unicité, la
simplicité qui participe à l’union mystique. Ainsi, ce qui était caché est contraint à se
découvrir, ce qui était absent est contraint à devenir présent, ce qui était éloigné est contraint à
se rapprocher et ce qui était séparé à s’unir.
L’immédiateté permet en outre d’être spontané, c’est-à-dire ne pas avoir le temps de recourir
au calcul, au mental. Cette spontanéité ouvre le cœur à découvrir la subjectivité de son voile.
La pratique du détachement – comme attitude, mode d’être – travaille sur l’ouverture du
cœur, la spontanéité, le dévoilement de la subjectivité authentique. L’âme ainsi dépouillée de
ses modes « possède » l’absolu dépossédé, le miroir nettoyé des impuretés reflète l’essence de
Dieu, ou déité.
L’union transformante qui opère sans médiation, sans attaches, à partir du fond sans fond de
l’âme est, sur le plan noétique, une connaissance par participation à la vie divine, à la déité.
La connaissance n’est donc pas issue d’une réflexion, d’une médiation, d’une forme, d’une
image ou d’un mode. La connaissance est immédiate au sens où il n’y a pas de relation sujet-
objet. Lors de l’expérience mystique, le sujet n’a plus d’intention, de « conscience de » ; au
contraire, l’immédiateté confère à la connaissance mystique les caractéristiques de la
participation, de l’unité, de l’absolu et de la coïncidence du sujet et de l’objet. Plus qu’une
connaissance, c’est une vie, un être, une conscience ou une intelligence.
La mystique taoïste est de nature transcendante, comme la mystique chrétienne, car elle
divinise l’homme en le faisant participer de l’essence divine. L’Un de la mystique
eckhartienne a pour essence la Déité ; l’Un de la mystique taoïste a pour essence le Dao. C’est
cet Un transcendant qui est toute la réalité ultime, toute la vérité absolue. Dans les deux cas, il
s’agit de devenir Un non seulement en faisant correspondre son essence avec celle de l’Un
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mais surtout en réalisant à l’intérieur, en soi, l’Un. L’union de l’âme et de Dieu est dans les
deux traditions, de nature transcendante.
Ce qui fait le mystère ineffable c’est la dimension de la vie, aussi bien la Vie universelle que
la vie individuelle. C’est aussi elle qui fait que la connaissance mystique est une expérience –
de l’absolu. Le savoir est vécu, il vient de l’intérieur, depuis l’origine, le « fond sans fond »
ou « pointe de l’âme » qui s’unie avec le Dieu vivant. Qu’elle soit vide infini ou bien
rencontre de l’âme et de Dieu ; qu’elle mette en avant l’être – ou plutôt le lieu – ou l’acte,
l’état ou le mouvement, l’expérience de la réalité ultime est identique par son caractère de
révélation transcendante d’un mystère.
Le Tao-tö-king de Lao-tseu nous livre un condensé poétique et mystique qui éclaire sur la
nature du mystère et en même temps sur l’acte qui permet de le connaître.
Et plus loin :
Et encore :
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Ce qui est important c’est la racine, l’origine, qui s’apparente au Fond sans fond ou à
l’humanité chez maître Eckhart. Ces concepts désignent à la fois le lieu par lequel Dieu se
communique à l’homme et, par voie de conséquence, le lieu où l’on doit se rendre. Le mystère
de l’expérience mystique est à la racine, à l’origine ; pour connaître ce mystère il faut donc
retourner à la racine, se saisir en tant qu’Humanité. Maître Eckhart ne dit pas autre chose :
« Et maintenant je dis : Humanité et homme sont choses différentes. L’humanité en soi est si
noble ! Par sa partie la plus haute l’humanité est égale aux anges et parente de la Déité ! La
plus grande union que le Christ ait eue avec le Père, je suis capable de l’acquérir moi aussi,
pourvu que je puisse me délivrer de ce que je tiens de tel ou tel et me saisir en tant
qu’Humanité. » (9)
Le lieu mytique toïste par excellence, lieu de l’union par où flue et reflue l’essence divine, est
sans conteste l’Origine. Le moyen pour y parvenir, c’est le retour à la Racine « Si l’on va au
bout de soi-même, le Souffle originel est le commencement de soi. (…) Le saint incorpore
l’Origine et retourne à la Racine, revient à son destin, et fait retour au commencement de sa
nature profonde. Au sein de la Ténèbre obscure, mille harmonies et dix mille unions, et la
Vérité se parachève spontanément. Tout ce qui est forme naît d’obtenir l’Origine et meurt de
la perdre » (10). Le sage taoïste doit se transformer intérieurement pour parvenir à l’Origine
des dix mille êtres. Cette transformation à pour but la spontanéité, l’expression de sa nature
profonde, authentique. La méditation taoïste ramène la conscience au cœur du phénomène des
transformations permanentes afin qu’elle s’unisse au mouvement spontané du Tao, à la source
d’où jaillit l’énergie inépuisable (11). « La notion d’origine est une idée énergétique où
s’associent (…) les images de désert, d’absence, de vide, de creux, de ténèbres, et celles de
flots turbulents, de luxuriance, de vents ou d’eaux immenses qui s’étendent et tourbillonnent,
qui rend compte d’un univers en perpétuel gésine, d’une création continue, ce qui suppose une
continuelle décomposition. L’Origine radicale est production inépuisable et source de tous les
engendrements et de toutes les transformations qui suivent. » (12).
éternelle, elle n’appartient à rien, elle est absolue, transcendante. C’est une connaissance qui
ne correspond à rien de fini et de limité car elle n’a pas de forme déterminée, précise ; elle est
imperceptible au sens où l’intellect ne peut l’appréhender car il y introduit une séparation, une
durée, une forme. Ainsi, la connaissance mystique, loin d’être une connaissance rationnelle,
un savoir imagé, semble être hors de portée de la faculté qui habituellement donne la
signification, le sens et la compréhension. Bien au contraire, il semble que la connaissance
mystique participe d’une réalité bien plus vaste qui ne peut être appréhendée et circonscrite
par la seule raison. En effet, c’est en relation avec la vie, le vivant, le vécu qu’une telle
connaissance est possible. Et cette vie – loin d’être la vie superficielle de la quotidienneté –
est la vie de l’âme. « Il y a dans l’âme une partie secrète où Dieu vit, et il y a dans l’âme une
partie secrète où l’âme vit en Dieu. Mais si l’âme se détourne de ce qui est en elle et se tourne
vers les choses extérieures, elle meurt et Dieu meurt à l’âme. » (13)
Cette connaissance mystique semble ne pouvoir être saisie que dans l’immédiateté absolue de
l’instant vécu, c’est-à-dire la présence de l’éternité ou de l’univers dans la relation qui unit
l’âme à Dieu.
« Il faut quelle soit vraiment vigoureuse, la vie dans laquelle des choses mortes deviennent
vivantes, dans laquelle la mort elle-même devient la vie ! En Dieu il n’est, en effet, aucune
mort, toutes choses vivent en Lui. « Ils sont morts », dit l’Ecriture des martyrs, « et transférés
dans une vie éternelle », dans une vie où la Vie devient Etre. Il faut être mort absolument,
pour que ni la bonne, ni la mauvaise fortune ne nous touche plus. Ce que l’on doit connaître.
Il faut le connaître dans sa cause. Jamais on ne peut vraiment connaître une chose en elle-
même, si on ne la connaît pas dans sa cause. Il ne peut jamais y avoir de connaissance
véritable, tant que l’on ne connaît pas la chose en sa cause manifeste. De même, la vie ne peut
jamais atteindre à son achèvement, à moins qu’elle ne soit ramenée à sa cause manifeste, où
la Vie est un Etre que reçoit l’âme quand elle meurt jusqu’au fond d’elle-même, pour que
nous vivions cette Vie où la Vie est Etre. Ce qui nous empêche de vivre constamment dans la
Vie où la Vie est Etre, un maître nous l’expose en disant : cela vient de ce que nous sommes
en contact avec le temps. Ce qui est en contact avec le temps est périssable. » (14)
La connaissance mystique n’est donc pas saisissable ni analysable en dehors de celui qui
l’éprouve vivement. Il s’agit d’une connaissance éprouvée, vivante et vécue.
Il s’agit d’une connaissance pure car elle est le résultat de la coïncidence avec l’absolu. Ce
paradoxe de la coïncidencia oppositorum pour la raison humaine est le fondement même
d’une logique mystique qui serait sous-jacente à la « logique rationnelle ». C’est qu’à ce
niveau d’abstraction, cette dernière ne prend pas en compte, non pas le concept de vie, mais la
Vie elle-même, c’est-à-dire l’immédiateté, la spontanéité naturelle du « vécu », en tant qu’il
s’agit ici d’un « vécu » hors de la durée consciente.
« De tous les biens, aucun ne nous est si cher ni désirable que la vie. Il n’est vie si misérable
et si dure qu’un homme ne veuille cependant la vivre. Il est écrit quelque part : « Plus on est
près de la mort, plus on éprouve de peine. » Si dure que soit la vie, on veut néanmoins vivre.
Pourquoi manges-tu ? Pourquoi dors-tu ? Pour vivre ! Pourquoi demandes-tu biens et
honneurs ? Tu le sais fort bien. Mais pourquoi vis-tu ? Pour vivre, dis-tu, et cependant tu ne
sais pas pourquoi tu vis. Si désirable est la vie en elle-même qu’on la désire pour elle-même.
Ceux qui sont en enfer, dans les tourments éternels, âmes ou démons ne veulent pas perdre
leur vie ; car leur vie à eux aussi est si noble qu’elle se déverse directement de Dieu dans
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l’âme. C’est donc parce que leur vie découle directement de Dieu qu’ils veulent vivre. Qu’est-
ce que la vie ? L’essence de Dieu est ma vie. Mais si l’essence de Dieu est ma vie, ce qui est à
Dieu doit être mien, et l’être de Dieu doit être mon être, ni plus ni moins. (…) Dans la source
la plus intime je sourds en l’Esprit Saint ; là il y a une seule Vie, une seule Essence, une seule
Opération ! » (15).
Le détachement eckhartien insiste sur les obstacles que l’âme noble rencontre sur la voie
mystique. Eckhart en dénombre trois principaux : « Il y a trois obstacles qui nous empêchent
d’entendre la parole éternelle : le corporel, la multiplicité, le temps. Si l’homme s’était élevé
au-dessus de ces trois obstacles, il demeurerait dans l’éternité et dans l’esprit, dans la solitude
et le désert et n’entendrait que la parole éternelle. » (16). Tant que l’âme n’a pas surmontée
ces épreuves, elle n’est pas encore en Dieu seul, elle demeure éloignée et privée de la
présence divine. « Si je regardais Dieu avec mes yeux, les yeux avec lesquels je regarde la
couleur, j’aurais tout à fait tort, car mon regard serait encore temporel ; tout ce qui est
temporel est loin de Dieu et lui est étranger. (…) Tant que l’homme reste lié au temps, à
l’espace et au nombre, à la quantité et à la multiplicité, il a tort, et pour lui Dieu reste lointain
et étranger. » (17).
« Ces trois dimensions désignent trois espèces de connaissance. L’une est la connaissance
sensible : l’œil voit les choses qui sont hors de lui, même très éloignées. La seconde, c’est la
connaissance rationnelle et bien plus élevée. La troisième consiste en une noble faculté de
l’âme si haute et si noble que Dieu la saisit dans sa simple essence propre. Cette puissance n’a
rien de commun avec quoi que ce soit : de rien elle fait quelque chose ; et comme il n’y a pour
elle ni hier, ni avant-hier (car dans l’éternité il n’y a ni hier, ni demain) il n’y a qu’un
perpétuel présent. Ce qui fut il y a mille ans et ce qui viendra dans mille ans est présent, et
aussi ce qu’il y a au-delà des mers. Cette puissance saisit Dieu dans son vestiaire ! (…) Cette
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puissance-là saisit toutes choses dans la Vérité. A cette puissance rien ne demeure caché »
(19).
« Et voilà que se produit dans un instant présent le jour de l’âme, dans la lumière naturelle de
l’âme où sont toutes choses ; là il y a un jour entier, là le jour et la nuit son un. Il y a ensuite le
jour de Dieu, où l’âme est dans le jour de l’éternité, dans un instant présent essentiel ; là le
Père engendre son Fils unique dans un instant présent, là l’âme est réengendrée en Dieu. (…)
Il n’est pas de différence entre le jour de l’âme et le jour de Dieu. Là où l’âme demeure dans
le jour qui convient à sa propre nature, elle connaît toute chose au-delà du temps et de
l’espace, et rien ne lui est ni proche, ni lointain. C’est pourquoi j’ai dit que toutes les choses
sont également nobles en ce jour. (…) Dieu crée le monde et toutes choses dans un éternel
présent. Même le temps qui est passé depuis mille ans est aussi présent à Dieu et aussi proche
que le temps actuel. L’âme qui est dans l’instant présent, le Père engendre en elle son Fils
unique, et par le même engendrement l’âme est réengendrée en Dieu. Aussi souvent que
l’âme est réengendrée dans une telle naissance, le Père la réengendre dans son Fils unique. »
(20).
« L’âme doit être à égale distance de toutes les choses terrestres, afin de ne pas être plus près
de l’une que de l’autre ; elle doit s’en tenir à égale distance dans l’amour et l’affliction, dans
la possession et la privation ; quoi qu’il arrive, il faut qu’elle demeure absolument insensible
et calme et qu’elle plane bien plus haut. Le ciel est pur et clair, sans la moindre tache : il n’est
touché ni par le temps, ni par l’espace. (…) Rien ne gêne autant l’âme, quand elle veut
connaître Dieu, que le temps et l’espace. Le temps et l’espace, en effet, ne sont toujours que
des parties, mais Dieu est unité ! Pour que l’âme puisse donc connaître Dieu, il faut qu’elle le
connaisse par-delà le temps et par-delà l’espace ; car Dieu n’est ni ceci, ni cela, comme ces
choses diverses : Dieu est Unité. » (21)
La connaissance mystique est une connaissance absolue, qui n’admet donc rien d’autre que
Dieu seul. Aucune vérité relative, aucun savoir imparfait, ne semble pouvoir accéder à la
connaissance du mystère divin. L’approche de la connaissance rationnelle de Dieu est une
approche extérieure, entre sujet et objet. L’âme qui connaît Dieu entre dans une dimension
hors du temps et de l’espace, et par conséquent hors du savoir que l’on peut mesurer, vérifier.
L’expérience mystique apparaît hors norme, au-delà de tout critère, valeur ou jugement. Il
s’agit d’une relation intime, exclusive. La connaissance mystique nécessite un détachement du
monde créé, spatio-temporel. La déprise de l’âme vis-à-vis du monde créé et des créatures
n’est en rien un rejet de la réalité. Le monde objectif ne s’évanouit pas sous le regard du
mystique ; bien au contraire, la réalité est sublimée, au sens où la perception est détachée du
monde.
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« Pour que l’âme puisse voir Dieu, il faut qu’elle renonce à rien considérer de temporel ; car,
tant que l’âme observe le temps et l’espace ou quelque image que ce soit, jamais elle ne
pourra connaître Dieu. Ne faut-il pas de même que l’œil, pour qu’il puisse connaître les
couleurs, soit d’abord purifié de toute couleur ? Pour que l’âme puisse connaître Dieu, elle ne
doit plus rien avoir de commun avec le néant. Celui qui voit Dieu connaît que toute créature
est néant. Quand on met une créature à côté l’autre, elle paraît belle et elle est quelque chose ;
mais quand on la compare avec Dieu, elle est néant. (…) Pour que l’âme puisse connaître
Dieu, il faut qu’elle le connaisse par-delà le temps et l’espace. Une telle âme connaît Dieu et
sait combien est proche le Royaume de Dieu, Dieu lui-même dans toute sa Plénitude. » (22)
Une fois dépassées les notions d’espace et de temps, le mystique est ainsi amené à rejeter
toute connaissance et tout savoir. Limité, fini, le savoir obscurcit Dieu ; imparfaite,
temporelle, la connaissance voile la Réalité Ultime. Tout ce qui possède une quelconque
forme fait écran entre le mystique et Dieu. La connaissance de Dieu survient après le rejet de
tout ce qui rendrait impur le miroir de l’âme, l’abandon de l’usage de ces puissances – désir,
intellect, volonté – au profit de l’Absolu Autre. C’est dire tout l’éloignement entre la
connaissance rationnelle et la connaissance mystique. Seule l’âme pure saisit « toutes choses
par-delà le « lieu et le temps », par-delà l’espace et la durée. » (23). « Qu’est-ce que la Parole
de Dieu ? C’est opération de Dieu, et cette opération est si noble et si haute que Dieu seul
l’opère. Croyez-moi, toute notre perfection et toute notre béatitude exigent que l’homme
aillent de l’avant et abandonne derrière lui tout ce qui est créé et temporel, voire toute
essence, pour atteindre à ce Fond qui est un abîme. » (24)
La connaissance mystique, loin d’être un savoir relatif, spatio-temporel, est davantage une
participation à la vie divine, de sorte que c’est toute l’existence qui se trouve sublimée,
subtilisée et placée sur le mode de l’Etre. Ce qui prend la forme d’une connaissance est en fait
le récit d’une expérience atemporelle et spirituelle. L’union mystique élève la faculté
intellective de l’homme au niveau de l’intelligence divine. Bien que l’être de Dieu et l’être de
l’homme demeurent distincts, l’acte ou le mouvement est identique. Ainsi, la Vérité (le Verbe
de Dieu) est vécue dans le l’union transformante par participation au mystère de Dieu.
CONCLUSION
La « connaissance » mystique, avec ses caractéristiques si particulières, est à la limite de la
connaissance commune, de la même manière que l’expérience mystique est à la limite de
l’expérience commune. Cette « connaissance » n’est ni complètement une perception ni
complètement une sensation. « Mais de quelle connaissance parle-t-on là ? S’agit-il d’un
sentiment ou d’une perception ? Et même ces deux termes qui expriment une manière
tellement humaine de connaître les choses sont-ils adéquats à une connaissance qui dépasse
toute expérience ? On les trouve tous les deux employés simultanément. Mais le sentiment a
un accent plus panthéiste, plus immanentiste ; il correspond à un Dieu saisi intérieurement. La
perception a un accent plus orthodoxe ; elle est une prise de Dieu par l’extérieur. « On arrive,
dit Gerson, à une définition exacte, condensée, de la théologie mystique, en disant : c’est une
perception expérimentale de Dieu. » Dieu n’est plus une induction philosophique, une
croyance rationnelle ou sentimentale, un objet de foi ; il est touché, senti, vécu, comme un
objet de l’expérience vulgaire. Et c’est pourquoi certains théologiens sont allés jusqu’à donner
à l’âme une faculté perceptive supérieure, analogue à nos organes des sens, mais chargée de
saisir les réalités spirituelles » (25). L’objet de la connaissance n’est jamais clairement
objectivé ; il demeure dans la ténèbre, caché, mystérieux. Et la Vérité s’échappe dès
- 72 -
« Dieu est dans l’âme, avec sa Nature, son Essence, sa Déité, et il n’est cependant pas l’âme.
La réflexion de l’âme s’opérant en Dieu, elle est, à proprement parler, également Dieu même,
et elle n’en reste pas moins ce qu’elle est. (…) La Déité et Dieu sont des réalités aussi
distinctes que le ciel et la terre. Je dirai même qu’entre l’homme intérieur et l’homme
extérieur il y a la même différence infinie qu’entre le ciel et la terre. Il est vrai que Dieu est
encore à des milliers de lieues ; mais Dieu lui-même devient et passe » (note : allusion au
processus trinitaire et aux attributs de Dieu, c’est-à-dire à tout ce qui est objet de foi ou de
savoir, par opposition à l’union mystique). (26)
Maître Eckhart nous parle d’une faculté spirituelle bien particulière, n’est pas une puissance
de l’âme comme les autres, puisqu’elle est incréée et sans mode. Il l’appelle souvent « lieu
secret », « pointe de l’âme » où encore « œil ». « L’âme a deux yeux, un œil intérieur, et un
œil extérieur. L’œil intérieur de l’âme regarde vers l’essence et la reçoit directement de Dieu ;
c’est l’œuvre qui lui est propre. L’œil extérieur de l’âme se tourne au contraire vers toutes les
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créatures et les perçoit en images. Mais l’homme qui rentre en lui-même de manière à
percevoir Dieu dans son propre goût et dans son propre fond, celui-là est affranchi de toutes
les choses créées et est retranché en lui-même comme dans une véritable forteresse de
Vérité » (28). Et encore : « L’œil dans lequel je vois Dieu est le même œil dans lequel Dieu
me voit. Mon œil et l’œil de Dieu sont un seul et même œil, une seule et même vision, une
seule et même connaissance, un seul et même amour. » (29)
Cette vision unifiante est aussi une union transformante. En d’autres termes, « l’intelligence
mystique » se rapporte autant au connaître qu’à l’être, à la vision de Dieu qu’à la vie en Dieu.
L’intelligence mystique est conçue comme une Vérité éternelle, immuable, pure, mais aussi et
surtout unité simple, c’est-à-dire plénitude d’essence, saturation d’être, positivité totale et
absolue, présence mystérieuse, « trésor infini de l’être et du contenu de l’être » (30).
L’intelligence mystique apparaît comme un « toucher » de la Déité, un « goût » de Dieu.
« J’ai parlé d’une puissance dans l’âme. Cette puissance, dans sa première manifestation, ne
saisit pas Dieu là où il est bon ; elle ne le saisit pas non plus là où il est vérité ; elle cherche
plus loin et va jusqu’au fond et saisit Dieu dans son unité et dans sa solitude, elle saisit Dieu
dans son désert et dans son propre fond. C’est pourquoi elle ne se déclare jamais satisfaite et
continue à chercher en quoi consiste sa Déité et la propriété la plus intime de sa nature. (…) Si
l’âme reçoit un baiser de la Déité, elle demeure alors dans la plénitude de la Perfection et de la
béatitude ; elle est, dès le premier contact, enveloppée par l’Unité. Comme Dieu a touché
l’âme, mais que Lui qui touche est incréé et incréable, l’âme, après le contact de Dieu est
devenu aussi noble que Dieu lui-même ; car Dieu la touche d’après sa propre essence à Lui. »
(31)
Le « voile » c’est celui de la connaissance, de la conscience, qui vient séparer l’unicité divine
et recouvrir la transparence de la Vérité. L’intelligence mystique est une « connaissance
inconnaissante », au-delà de la conscience de connaître, au-delà de la conscience d’être ceci
ou cela. En résumé, la signification mystique de cette intelligence de Dieu c’est de savoir que
l’âme dépouillée de la créature, abandonnée à la volonté divine, est identique à Dieu lorsqu’
« elle s’apaise entièrement dans l’Etre de Dieu » (32). C’est une intelligence sans regard, une
connaissance sans vision car tout regard, toute vision suppose la dualité sujet-objet ; or, la
faculté spirituelle est transcendante, dans le sens où la puissance spirituelle de l’âme se sait
- 74 -
1. La transcendance
On attribue à la faculté spirituelle (ou « sens mystique ») une première caractéristique qui est
d’être transcendante. C’est même la puissance transcendante de l’âme, au-dessus de toutes les
autres puissances inférieures et supérieures de l’âme : volonté, mémoire, intellect, amour.
Tant que l’âme n’a pas délaissé la forme, la médiation, la connaissance, les vertus, elle ne
peut participer de la vie divine et connaître la Déité, Dieu dans son essence. Ainsi, la faculté
spirituelle cherche Dieu par-delà la Bonté ou la Vérité, par-delà tout mode :
« Séparée du corps, l’âme n’a ni raison, ni volonté : elle est Unité, elle ne peut mettre en
œuvre la puissance qui lui permettrait de se tourner vers Dieu ; elle possède bien ces
puissances au fond d’elle-même, pour ainsi dire dans leur racine, mais non dans leur actualité
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effective. L’âme est purifiée dans le corps afin qu’elle rassemble ce qui est dispersé et
partagé. Lorsque tout ce que les sens portent au dehors revient dans l’âme, elle possède alors
une puissance dans laquelle tout devient un. (…) La pureté de l’âme a pour condition que
l’âme soit purifiée par une vie qui est toute division et qu’elle entre dans une vie qui est toute
union. Tout ce qui dans ce bas monde est divisé en réalités distinctes s’unit dès que l’âme
s’élève jusqu’à une vie qui exclut les contraires. Quand l’âme arrive dans la Lumière de la
raison, elle ne sait plus rien des contraires. » (37)
Cette faculté atypique de l’homme, cette puissance spirituelle de l’âme peut être considéré
comme une déification de l’âme anéantie en Dieu. Chez Maître Eckhart, c’est la radicalité du
détachement qui permet seule à la transcendance d’opérer, avec le concours de la grâce
divine, et de faire participer la conscience individuelle au mystère de l’Absolu-Autre au
moyen de la puissance de l’âme.
« Elle cherche plus loin et va jusqu’au fond et saisit Dieu dans son unité et dans sa solitude,
elle saisit Dieu dans son désert et dans son propre fond. C’est pourquoi elle ne se déclare
jamais satisfaite et continue à chercher en quoi consiste sa Déité et la propriété la plus intime
de sa nature. (…) Si l’âme reçoit un baiser de la Déité, elle demeure alors dans la plénitude de
la Perfection et de la béatitude ; elle est, dès le premier contact, enveloppée par l’Unité.
Comme Dieu a touché l’âme, mais que Lui qui touche est incréé et incréable, l’âme, après le
contact de Dieu, est devenue aussi noble que Dieu lui-même ; car Dieu la touche d’après sa
propre essence à Lui. » (36)
L’âme divinisée par le contact divin est littéralement enveloppée, enlevée hors d’elle-même.
L’âme vide de tout le créé (domaine de l’existence) et vide d’elle-même reçoit – de manière
naturelle par la réceptivité et l’accueil, et de manière surnaturelle par grâce – la révélation
entièrement contenue dans la compénétration de Dieu et de l’homme. L’union mystique est
donc aussi une intelligence mystique. L’âme, à la suite d’une succession de morts de plus en
plus nobles, participe à la vie de Dieu, de la même essence de Dieu. L’identité de l’homme et
de Dieu dans l’union déifiante n’est pas plus une connaissance qu’une faculté particulière. La
faculté spirituelle ou le sens mystique révélé lors de l’Union transcendante relève davantage
de l’état, de l’être que de la faculté, de l’acte. L’intelligence mystique n’est pas une faculté
que l’on peut exercer intentionnellement mais plutôt une qualité d’état de conscience, un
mouvement de transcendance, d’ouverture et d’élévation du sujet au-delà des limites
subjectives et objectives. Pour Maître Eckhart, cette ouverture du sujet à la transcendance se
caractérise par « la proximité entre Dieu et l’âme ».
« Ainsi que le dit saint Augustin : « Dieu est plus près de l’âme qu’elle ne l’est elle-même. »
La proximité entre Dieu et l’âme est telle qu’il n’y a plus aucune différence. Dans le même
acte de connaissance où Dieu se connaît lui-même (et c’est en cela et en rien d’autre que
consiste proprement la connaissance de l’esprit complètement dépouillé), l’âme reçoit sans
médiation son essence de Dieu. C’est pourquoi Dieu est plus près de l’âme qu’elle ne l’est
elle-même. C’est pourquoi Dieu réside dans le Fond de l’âme avec sa totale Déité. » (38)
« En effet, tant que nous sommes encore occupés à regarder, nous ne sommes pas encore un
avec ce que nous regardons. » (39). L’intelligence mystique doit alors être conçue comme
unité indissoluble du sujet de l’objet, de l’âme et de Dieu, de sorte que le sujet perd toute
connaissance et toute conscience du monde et de lui-même, de tout ce qui le détournait de
l’unité une et simple, de tout ce qui le privait de l’absolue présence divine. Lorsque l’âme et
Dieu ne font plus qu’Un, l’identité ainsi éprouvée, le contact intime ainsi goûté prend la
signification mystique de la Déité, de l’essence mystérieuse et ineffable. L’union mystique,
hors de tout regard, hors de toute perception, hors de toute distinction apparaît comme
plénitude de sens, positivité absolue de la vérité mais aussi comme présence infinie. La
participation à l’Un de Dieu, à l’unité des trois personnes divines transforme le regard de
l’homme en un regard divin, d’où la caractéristique proprement mystique de l’intelligence
définie précédemment : « car là où il n’y a que l’Un, on ne voit que l’Un » (39). Cet Un de
l’intelligence mystique apparaît comme la vitalité de la « connaissance » mystérieuse de
l’âme. Au-delà de l’esprit, c’est l’âme elle-même qui vit de la vie divine et voit toute chose à
partir de Dieu, dans l’Un.
Dans les Noms divins, le Pseudo-Denys l’Aréopagite parle d’une connaissance de l’inconnu
en dehors de toute opération intellectuelle. Cette caractéristique de l’intelligence mystique ne
permet pas de former un savoire de Dieu ; au contraire, elle donne à l’âme la possibilité de
vibrer en concordance avec la vibration divine, de briller d’une lumière identique à la lumière
divine. L’unité du lieu secret de l’âme et du Fond de Dieu apparaît comme une lumière
déifiante.
« On ne saurait ni exprimer ni concevoir ce qu'est cet un, cet inconnu, cette nature infinie,
cette bonté essentielle, je veux dire cette unité en trois personnes, qui sont un seul et même
Dieu, un seul et même bien. (…) Ceux-là seuls en savent quelque chose qui sont élevés à un
degré de connaissance supérieure. Il y a parmi nous des esprits appelés à une semblable grâce,
autant qu'il est possible à l'homme de se rapprocher de l'ange : ce sont ceux qui, par la
cessation de toute opération intellectuelle, entrent en union intime avec l'ineffable lumière. »
(40)
Par grâce, c’est-à-dire par la cessation de tout vouloir personnel, par l’abandon total de sa
personne à la spontanéité, par l’oubli de son nom, le mystique entre en union intime avec la
lumière, c’est-à-dire la Vérité au-delà de toute forme, par-delà « toute opération
intellectuelle ». L’intelligence de Dieu, « l’ineffable lumière », est une véritable vie en Dieu, à
la source suressentielle commune à Dieu et à l’âme : la Déité.
Cette Déité indicible est – au-delà de tout mode, de toute dualité entre être et non-être – aussi
« Vie », c’est-à-dire richesse et plénitude de l’être. La signification mystique est bien, tant au
niveau de l’être que du connaître, une richesse infinie, une plénitude de valeur : tout le
contenu de l’Etre se révèle dans l’âme déifiée. Cette « vérité vivante » est une plénitude de
Dieu mais aussi un vide de soi. Pour que Dieu remplisse l’âme, celle-ci doit se vider
entièrement car Dieu est absolu. Et être « plein de Dieu » c’est être véritablement,
principiellement, essentiellement, « vie ». A la source, au principe originel de l’existence, de
toute chose, de la vie, le mystique reste au contact de l’infini potentialité d’être, à l’instant
crétateur, à la pleine puissance. Sur l’échelle mystique, la richesse et la plénitude se font sentir
- 77 -
CONCLUSION
Alors que la connaissance empirico-rationnelle demeure à la surface et saisit les objets de
l’extérieur, l’intelligence du mystique pénètre au cœur de la réalité, à la source de la vie, à
l’essence originelle qui engendre les dix mille êtres et donne naissance à chaque existant. Ce
n’est plus avec la raison discursive que le mystique atteint cette Réalité Ultime mais par une
sorte d’intuition, de sentiment, c’est-à-dire une appréhension immédiate. Cette union
mystique se fait avec l’âme tout entière, c’est-à-dire non pas seulement par l’intellect (vérité)
ou par la volonté (l’amour) mais surtout par l’âme, le principe mystérieux qui anime toute vie.
En même temps que l’âme connaît, elle aime, et sa volonté personnelle se livre à celle de
- 78 -
Dieu, de sorte que les trois puissances de l’âme sont unies en Dieu ; c’est cette union
mystique elle-même qui peut être appelée « intelligence mystique ». Ce n’est plus une
connaissance – extrinsèque – de Dieu par l’esprit mais une vie en Dieu et donc une
intelligence – intrinsèque – de l’essence de Dieu. En participant à l’être de Dieu, le mystique
connaît de l’intérieur l’essence qui anime la vie de Dieu et, par là, la vie de l’âme et celle des
« dix mille êtres ». En tant que vie, la Vérité du mystique se distingue de la vérité
philosophique, vérité purement intellectuelle, s’il en est.
« Nul n’est assez fou, dit un maître, pour ne la désirer la Sagesse. Pourquoi donc ne devenons-
nous pas sages ? Parce que cela demande tant d’effort ! La principale difficulté, c’est que
l’homme doive traverser toutes choses et dépasser les causes de toutes choses, et cela finit par
le contrarier. Voilà pourquoi l’homme s’en tient à la petite sagesse. (…) Mais lorsque
l’Essence a pris forme dans ma propre nature, de façon que je sois la Sagesse même, je suis
un homme sage. » (46)
philosophique, c’est tout une partie de l’homme qui est oubliée, évacuée. En prenant pour
unique finalité l’objectivation de la totalité du réel, le philosophe considère comme acquis sa
propre position ou bien comme impossible la recherche de la Vérité ; de sorte que la
philosophie apparaît comme un regard sur la forme, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Or, la
Vérité est au-delà de toute forme, de toute préhension possible. Tout ce passe comme si le
philosophe reconnaissait son impuissance et renonçait à la Sophia en s’attachant à l’étude et à
l’analyse du langage, des définitions et de leurs significations sans songer à se connaître lui-
même, à se transformer en Sage. La philosophie actuelle semble plus proche des sciences
humaines malgré quelques tentatives pour s’approcher du mystère en remettant en cause ses
propres facultés, telles celles de Husserl. Comme nous l’avons signalé dans la seconde partie,
la phénoménologie husserlienne s’emploie à pratiquer la philosophie comme un exercice
devant amener à la vision du phénomène. Pour cela, elle fait appel à des techniques comme
l’apatheia qui vise à instaurer une impassibilité, un état de sérénité tel que le trouble n’a pas
prise sur le sujet. Mais ces exemples sont trop rares pour se permettre de représenter la réalité
de la philosophie aujourd’hui. Celle-ci s’applique à avancer, comme la recherche scientifique,
mû par la raison conquérante, de sorte que la philosophie semble aller de l’avant, approfondir
et progresser vers la complexité.
A l’encontre de cette conception de la philosophie, nous faisons notre la critique poppérienne
de l’essentialisme. Popper considère que l’immense majorité des philosophes se fourvoie en
dirigeant ses efforts sur le sens des mots, réduisant ainsi parfois son activité à la recherche de
définitions exactes censées être les seules à donner accès à la connaissance. Il s’éleva contre
l’attitude, qualifiée d’obscurantiste, consistant à tenter de tirer quelque chose d’important des
significations de certains mots, tant il lui semblait naturel que de telles préoccupations fussent
stériles.
La philosophie, à l’inverse de la première définition que l’on vient de donner, est au contraire
une recherche de la sagesse, un amour de la vérité, de l’essence par-delà ses désignations. La
philosophie socratique nous apparaît alors comme un moyen d’atteindre ce que nous avons
défini comme étant une expérience mystique au sens où celle-ci s’élève au-delà de la raison.
La philosophie entendue comme une discipline des sciences humaines ne peut donner un sens
à l’expérience mystique alors que la philosophie socratique mène au dépassement de la raison
par le biais du doute, de l’interrogation et de la kénose. Dès lors, une telle philosophie
approche non seulement le phénomène mystique de l’intérieur mais également participe de la
vie mystique proprement dite. En un sens, la philosophie, vécue par son principal sinon
unique représentant, Socrate, apparaît comme un aspect de la mystique, du point de vue de la
pratique mais aussi de la réalité à atteindre, la Vérité. La méthode de la philosophie antique
nous est décrite par Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?.
P. Hadot ne parle pas du Socrate dont nous ignorons quasiment tout, mais de la figure de
Socrate qui est présentée dans la tradition philosophique antique comme l’archétype du
philosophe. Il s’agit en effet d’expliquer philosophiquement comment est née et a évolué la
philosophie, non pas dans une perspective historique, mais de façon à révéler la véritable
nature de cette discipline. La philosophie ne doit donc pas être considérée ici comme
déterminée, mais comme une démarche autonome de l’esprit humain s’interrogeant sur lui-
même, sur le sens de son activité et de son existence. Socrate semble donc être ici
l’incarnation même de cette interrogation. La comparaison entre Socrate et le Christ
effectuée par P. Hadot semble donc aller dans ce sens, si le personnage de Socrate comme
celui de Jésus ne peut être expliqué selon les principes du déterminisme historique, c’est que
- 80 -
La philosophie ainsi définie est bien loin de la discipline des sciences humaines que l’on
connaît actuellement. L’analyse comparative entre Socrate et Jésus (46) pousse davantage
encore la philosophie du côté de l’expérience mystique et l’éloigne d’autant de la science.
Il s’agit en effet de deux sagesses de l’amour : « le sage est tenu pour fou. Et pourtant, insiste
Socrate, est-il une éducation sérieuse et féconde qui ne procède par une radicale conversion de
l’âme ? Il faut accepter de reconnaître ses erreurs initiales puis décider de n’y plus
succomber. » Le mystique comme le philosophe tend vers un perfectionnement de
« l’humain en soi » par une transformation intérieure, une connaissance de soi. Dans les deux
cas, il y a une expérience ponctuelle (d’un côté, l’extase et l’illumination mystiques, de
l’autre, l’intuition et la révélation philosophiques) et une vie (pratiques et exercices,
progression sur l’échelle de la perfection). Que la transformation soit subite ou progressive, il
s’agit toujours d’une conversion qui apporte un changement vers un plus haut degré, vers un
plus haut sommet, vers un au-delà toujours au-delà. Grégoire de Nysse clos son traité
Touchant la perfection sur ces mots : « Il ne faut donc point qu'il se désole, celui qui constate
dans notre nature son inclination propre au changement, mais qu'il se tourne vers un bien
supérieur par une évolution continue, "qu'il se transforme d'un moindre degré de gloire en une
gloire plus éclatante", qu'il ne laisse pas de s'améliorer par un progrès quotidien, en
poursuivant sans cesse la perfection, sans jamais parvenir à son terme. Car telle est la
perfection véritable : ne jamais s'arrêter, accroître son effort vers un nouveau palier et ne
mettre aucune borne à la perfection. » C’est ce changement qui est ardemment désiré autant
par le mystique que par le philosophe ; de sorte que l’amour, la volonté et la vérité, l’intellect
sont indissociablement liés.
De même, chez Platon, le mythe de la caverne met en scène le philosophe qui cherche la
perfection, le Bien et le Vrai. Dans le platonisme, le soleil, principe de lumière, cause de tout
ce qui est perçu dans le sensible, dirige vers le Bien – autre nom du divin platonicien, autre
nom de Dieu, soleil des esprits ou des âmes. Le Bien intelligible est la vraie cause du soleil
sensible et visible, comme de tout ce qui est. De l’ombre initiale, le prisonnier délivré par
l’éducation de l’esprit s’élève jusqu’au principe ultime et inconditionné, donateur de l’être et
de l’existence : Dieu. La philosophie platonicienne, issue de l’exemple socratique, met en
scène une initiation à la connaissance indissociable d’un amour qui dévoile par degrés la
vérité puis le Bien qui la fonde et la signifie. » La dialectique platonicienne déploie une
sagesse de l’amour du Bien, c’est-à-dire de l’Absolu, qui n’a jamais fini de se « convertir »,
de se « ressouvenir », de se « tourner vers » (conversion) la lumière irradiante du divin et de
se laisser habiter par elle. A. Baudart précise le rôle de l’amour philosophique dans la
- 81 -
conversion platonicienne qui doit parfaire la nature humaine en élevant l’âme aux dimensions
divines de la Réalité Ultime. Ainsi, « la caverne désigne le monde dans lequel l’homme vit
habituellement, épris de ses fantômes et fétiches, ceux de la gloire, du pouvoir, du savoir
cumulatif, attaché à ses illusions et aliénations. Il faut beaucoup souffrir pour en sortir. La
conversion platonicienne n’est pas exempte de portée métaphysique et religieuse. Elle amène
graduellement, en respectant les heures et aléas de l’évolution de chacun, à découvrir le divin
qui est en soi comme dans autrui, dans l’intériorité de l’âme comme dans l’extériorité
cosmique. Elle est, à ce titre, une des manifestations éminentes de l’amour philosophique ».
On ne peut pas mieux montrer le parallèle entre la philosophie et la mystique. Bien qu’elles
peuvent rester séparées et distinctes l’une de l’autre, il n’en demeure pas moins qu’elles se
dirigent toutes deux dans une même direction et tendent à réaliser un même idéal.
C’est cette différence de degré qui nous permet d’affirmer que la vie et l’intelligence
mystiques vont plus loin et surtout plus haut dans l’expérience mystique que dans
l’expérience philosophique. Si elles suivent la même direction, la philosophie et la mystique
se distinguent par le fait que là où la philosophie s’arrête, la voie mystique continue sa
progression. L’engagement est absolu pour le mystique alors qu’il demeure relatif pour le
philosophe. L’expérience mystique est plus pénétrante, plus profonde, plus radicale aussi que
l’expérience philosophique, par l’engagement dans la vie mystique, par l’élan vers l’Absolu
et par la pureté acquise par la kénose.
C’est en cela qu’on peut dire que le mysticisme éclaire la nature de l’objet philosophique, à
savoir la Vérité.
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« La raison regarde au-dedans et pénètre tous les recoins de la Déité. (…) La raison pénètre à
l’intérieur : rien d’extérieur ne lui suffit, ni bonté, ni sagesse, ni vérité, pas même Dieu en
personne ! Je parle très sérieusement ! Ce Dieu-là ne lui suffit pas plus qu’une pierre ou un
arbre. Elle n’a jamais ni cesse, ni trêve ; elle fait irruption jusqu’au Fond d’où jaillissent
Bonté et la Vérité, et elle saisit toute chose in principio, à la source primitive, où Bonté et
Vérité ont leur origine première avant même de recevoir un nom, avant même qu’elles fassent
éruption, – elle fait irruption jusqu’au Fond d’où jaillissent la Bonté et la Vérité. Sa sœur, la
Volonté, peut bien se contenter de Dieu, en tant qu’Il est bon. Mais la raison rejette ces
attributs, elle va de l’avant, se fraie un passage jusqu’à la Racine d’où sort le Fils et à partir de
quoi s’épanouit l’Esprit-Saint. » (50)
Dans l’expérience mystique, la connaissance se fait à partir de Dieu. L’union mystique est
synonyme d’abandon de toutes les facultés humaines, celles-ci ne permettant d’accéder qu’à
l’apparence, à la croyance ou à la conjecture. L’union mystique insère l’âme purifiée dans le
flux divin, de sorte qu’elle participe à la « Sagesse éternelle du Père ». « Qui veut entendre, en
effet, la parole de Dieu doit faire abandon complet de lui-même. Ce qui écoute et ce qui est
entendu est justement même chose dans la Parole éternelle. Tout ce qu’enseigne le Père
éternel, c’est son Essence, sa Nature et sa totale Déité ; Il nous révèle tout ensemble dans son
Fils unique et nous enseigne que nous sommes le même Fils. » (51). L’homme vit en Vérité,
l’expérience subjective est portée à dépasser les « simples mots », les « simples
démonstrations », les représentations, les « symboles ». L’égoïsme, la volonté personnelle,
l’avidité intellectuelle (le mental) ou matérielle (les sens) devenant comme mort, l’âme
s’élève à la contemplation spirituelle qui lui découvre le mystère de Dieu. Maître Eckhart
nous dit en « quoi l’on peut reconnaître que l’on a été inséré dans la sainte Trinité ». (52)
Ceux-là, quand la pure Vérité leur est révélée, veulent comprendre au moyen des sens
humains, ce qui dépasse l’entendement de tous les anges. C’est pourquoi ils interrogent
d’autres gens ; et s’ils leur apportent la Vérité telle qu’ils l’ont reçue avec leurs sens grossiers,
les autres la reçoivent aussi dans un sens grossier tel qu’ils l’entendent d’eux ; ils prétendent
ensuite que ce qu’ils ont entendu est faux et inconciliable avec la foi chrétienne ; ils le
tiennent pour erroné car ils le croient conforme à l’idée qu’ils s’en font, mais la Vérité leur
échappe tout à fait et ils s’illusionnent absolument. » (52)
La Vérité ne peut être confondue avec les opinions, les doctrines philosophiques et
religieuses, car l’entendement est réduit à connaître l’extérieur, l’apparence du phénomène
sans en pénétrer le sens intérieur. L’entendement, la raison discursive, ne peut aller au-delà de
la forme et du symbole, là où justement la Vérité peut-être révélée et contemplée. En d’autres
termes, la recherche de la Vérité ne se situe pas dans les concepts les plus acérés ou les
démonstrations les plus subtiles mais précisément « au-delà », « après ». Ainsi, la philosophie
semble préparer et amener progressivement la pensée à s’abîmer dans le silence. Socrate de
fait rien d’autre que d’amener ses interlocuteurs à se contredire eux-mêmes en affirmant
successivement deux propositions contraires, inconciliables, et pourtant soutenues, à quelques
minutes d’intervalle, avec autant d’assurance et de certitude. La maïeutique apporte le silence
de la faculté intellective et permet la vision intuitive, libératrice et illuminatrice de la Vérité.
Une telle philosophie devrait aboutir nécessairement à la Sagesse et naturellement s’achever
dans sa finalité. Au bout de la raison, à l’aboutissement de la pensée, l’exercice de la
philosophie, c’est-à-dire essentiellement l’interrogation, est terminé et laisse place à une
contemplation (theoria), une vision intérieure de la Sagesse de Dieu. La vie en Dieu, la vie
intra-trinitaire réconcilie l’Un et le multiple en une « Sur-unité » qui est à proprement parler le
point de vue théocentrique. A cet égard, la maïeutique socratique semble avoir la même
fonction que le koan zen. La Vérité qu’aime et recherche le philosophe ne peut être atteinte
par le même philosophe car ce dernier est alors transformé en sage. Le philosophe qui
recherche la Vérité devient le sage qui possède la Vérité ; ce n’est plus le même homme.
L’aboutissement de la philosophie est l’illumination de l’intellect dans le silence et la ténèbre
divine, lieu mystique par excellence. Au-delà de l’activité philosophique, au-delà des mots et
des formes, la pensée ne peut s’exercer et s’achève dans une ultime contradiction qui ouvre
sur l’activité du « sens mystique » proprement dit – sens qui saisit la Vérité au-delà de la
subjectivité intérieure et de la réalité extérieure, sens qui saisit la Vérité en tant qu’Unité
vivante et vivifiante.
entier contenu dans le caractère vivant de la vérité. « Quand la petite étincelle de l’âme est
saisie en Dieu dans sa pureté, l’homme vit » nous dit maître Eckhart. Et Jarczyk et Labarrière
de commenter « Il ne reste alors que le silence simple immobile en lui-même, le désert
silencieux de la nature divine, le fond simple de la Déité. Cet au-delà de Dieu est donc un au-
delà de l’homme dans l’homme lui-même. (…) Une puissance habite qui seule est libre (…)
de tous noms, sans forme, un et simple, c’est en ce lieu (qui excède tout mode) que Dieu et
l’âme s’unissent » (54). L’expérience mystique est une communication de Dieu avec l’âme,
non avec la subjectivité particulière. Ce dépassement de la signification subjective est possible
par le détachement et la purification qui ramène la conscience à l’origine, à la racine, et par la
révélation de son identité profonde, de sa nature humaine véritable et, par là jusqu’au fond de
l’âme incréé et incréable (55). La subjectivité est dépassée à l’issue de cette transformation
interne. C’est d’ailleurs pour cela que la psychologie ne peut rendre compte du phénomène
mystique. C’est le thème eckhartien de la « naissance de l’homme ».
Et c’est bien par cette re-naissance spirituelle que la réalité se trouve radicalement
transformée, enrichie par la présence divine (hiérophanie), la sacralité du sens et de la vie. De
ce fait, la valeur attribuée à la réalité change de nature, on ne perçoit plus le monde avec le
même regard. L’illumination permet de jeter un nouveau regard sur la réalité et de lui
attribuer une valeur différente ; la réalité est vécue sur un autre plan. On peut donc dire que
l’expérience mystique se place au-delà du réalisme, sans pour autant demeurer dans
l’idéalisme. De plus, le mysticisme, loin d’être un essentialisme, plonge ses racines dans la
réalité, c’est-à-dire que si l’expérience mystique est une relation transcendante avec la Vérité,
l’Absolu Autre, elle est aussi et surtout une expérience réelle qui place la totalité de sa
signification de plein pied dans la réalité. Autrement dit, le mysticisme n’a pas seulement une
valeur au regard de la connaissance et de la philosophie mais il prend finalement tout son sens
dans la perspective réaliste et existentielle.
La Vérité, dans l’expérience mystique, apparaît comme une réalité vivante qui éclaire la
dimension existentielle du sujet et de l’objet sous une nouvelle lumière, celle du sacré, de la
grâce, de la foi et du salut. La Vérité proprement mystique est essentiellement Vie et mystère
sacré.
Mais, la présence de Dieu rend seulement la réalité sacrée ; l’existence et la vie sont anoblies
sous l’effet de la grâce sanctifiante. Le sens métaphysique s’élève sur les cimes de la
subjectivité ; la perception du réel est faite de rayonnement lumineux et de plénitude. Cette
présence de Dieu, qui se manifeste à la fois sur le plan de l’être et de l’intellect, de l’existence
réelle et de la connaissance, est la première caractéristique du « sens du divin ».
satiété, il s’agit de se détacher de la création et des créatures, c’est-à-dire de tout ce qui n’est
pas Dieu seul. Ce n’est pas tant Dieu qui est important ici car « Dieu » est encore une image,
un obstacle à la connaissance de l’âme. Dans l’expression « Dieu seul », le terme capital c’est
« seul », c’est-à-dire l’Un, l’unicité, la pureté. La création et les créatures sont conçues
comme des limites à la connaissance et à la vie en Dieu, des écrans qui masquent la Vérité et
la Réalité ultime. Tant que l’individu possède encore ne serait-ce qu’une once de volonté
personnelle, il ne connaît pas Dieu, il n’est pas libre. Maître Eckhart nous dit pourquoi et nous
montre comment : Dans l’Unité simple, la source la plus profonde « jaillit en Dieu une
volonté qui appartient à l’âme. Et quand la volonté échappe à tout contact venant des
créatures et de tout ce qui est créé, elle est libre. (…) Si cette volonté, ne fût-ce qu’un instant
se détourne d’elle-même et de toute créature pour retourner à son origine première, elle se
retrouve dans sa véritable liberté. » (60). Ce rapport entre la Volonté de Dieu et la Liberté est
décrit dans la suite de ce sermon intitulé « Dieu ne contraint pas la volonté, Il lui donne la
liberté ». « A ce sujet les maîtres enseignent que cette volonté est si libre que personne ne peut
la contraindre, si ce n’est Dieu seul. Mais Dieu ne contraint pas la volonté, Il lui donne la
liberté, de telle sorte que la volonté ne veut que ce que veut Dieu même, qui est la Liberté
même de Dieu. L’esprit à son tour, ne peut vouloir que ce que Dieu veut ; et cela ne constitue
pas pour lui servitude, mais liberté. » (61)
« D’aucuns disent : « Si j’ai Dieu et l’amour de Dieu, je puis faire absolument ce que je
veux » (thèse soutenue par les Ortlibiens et les Frères du Libre Esprit, dont Eckhart se sépare
ici fort explicitement). Ils comprennent mal le mot de liberté. Tant que tu peux encore faire
quelque chose de contraire à Dieu et à son commandement, tu n’as pas l’Amour de Dieu ;
mais tu peux faire accroire au monde que tu l’as. Quiconque demeure en la Volonté de Dieu
et dans l’Amour de Dieu trouve plaisir à faire tout ce qui plaît à Dieu et à s’abstenir de tout ce
qui déplaît à Dieu » (…) Un homme qui s’est renoncé lui-même et qui a tout abandonné, qui
ne cherche plus en rien son bien propre et qui opère toutes ses œuvres sans espoir de
récompense et par pur amour, celui-là est mort au monde, il vit en Dieu et Dieu et vit en lui.
(…) L’eau est pure, propre et calme. Il en va de même de tous les hommes qui vivent dans la
liberté et l’unité intérieures. S’il reçoivent Dieu quand ils demeurent dans la paix et le repos,
ils doivent également le saisir quand ils sont dans l’agitation et l’inquiétude ; ce n’est qu’ainsi
qu’ils agissent en toute rectitude. » (62)
La liberté intérieure apparaît ici comme le suprême détachement qui place l’esprit au-dessus
des intérêts particuliers. La liberté définie par Maître Eckhart est synonyme de rectitude, de
volonté droite, de volonté libre, non soumis à la joie ou à la peine, au plaisir ou à la
souffrance, c’est-à-dire de détachement même, d’apathéïa (63). En chaque occasion de la vie,
la volonté ne penche ni à droite ni à gauche selon ses dispositions intérieures. L’homme
véritablement libéré ne suit pas ses tendances naturelles, ses envies et ses désirs ; il n’est plus
l’esclave de ses penchants. De sorte que l’aveuglement subjectif, l’enfermement dans la
créature et la création se transforment en lucide discernement, en libération des limites du
sujet partial.
Plus qu’une « connaissance » de Dieu, l’union mystique apporte la certitude de l’être. Au-delà
du doute et de la croyance, lorsque le sujet est complètement dépossédé de lui-même,
- 87 -
absolument détaché et qu’il ne possède plus rien de commun avec la créature, la volonté
divine pénètre le cœur de l’âme pure et rend l’homme libre au-dedans de lui-même. « Quand
le Verbe, qui est aussi la sagesse même, s’unit à l’âme, tout doute, toute erreur et toute
obscurité disparaissent entièrement d’elle, et l’âme s’installe dans une lumière pure et claire
qui est Dieu lui-même. » (64)
Le véritable miracle est celui de la foi, en tant qu’il s’agit ici non pas d’un concept abstrait
mais d’une réalité vivante et vécue – comme telle. Ce miracle de la foi opère à partir de Dieu
en descendant (grâce) jusqu’à l’âme individuelle. C’est ce que les théologiens définissent par
l’expression « expérience de la transcendance » qui révèle le mystère de Dieu à travers
l’expérience vécue. Seule une telle révélation mystique peut donner la foi et transformer
intérieurement le sujet. La foi peut alors être conçue comme intelligence vivante du mystère
de Dieu. L’expérience mystique nous apparaît ici comme une expérience de la grâce – en tant
que révélation du mystère de Dieu, c’est-à-dire en tant que don absolu de Dieu – en ce qu’elle
fait naître la foi en révélant l’empreinte de Dieu dans l’âme, en faisant émerger le « sens
mystique » à la conscience. La foi, transmise, communiquée, par l’Esprit-Saint, transforme le
regard et la vie du sujet. C’est en ce sens qu’il s’agit d’une naissance de « l’homme
nouveau », d’une re-naissance mystique.
La dimension sacrée, divine, de la vie en général et de l’existence humaine en particulier, est
alors non seulement connue par expérience directe de cette dimension mais aussi vécue, à la
suite de l’extase, sur le mode de la foi, considérée comme mode de connaissance et mode
d’existence. L’expérience mystique élève non seulement le regard mais aussi l’individualité
concrète du sujet au niveau de cette dimension sacrée. C’est en ce sens que l’on parle d’une
foi vivante, du fait qu’elle est intimement liée à l’expérience subjective du sujet, jusqu’à se
confondre avec elle.
« Le martyre apparaît la forme suréminente de la sainteté. (…) Dans l’Epître aux Romains,
Ignace d’Antioche dira : « il est bon pour moi de mourir pour m’unir au Christ Jésus… mon
enfantement approche. Laissez-moi recevoir la pure lumière ; quand je serai là, je serai un
homme… Il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière, mais une eau vive qui murmure et
dit au-dedans de moi : Viens avec le Père » (VI, 1-VII, 2). A l’imitation d’Ignace d’Antioche,
l’ermite est appelé à revêtir la plénitude de sa vocation d’homme : répondre à l’appel de Dieu,
faire son salut, c’est-à-dire tendre à devenir parfait. Appels et réponses comportent une
dimension cosmique, le martyre apporte à ses frères le salut, il atteint le sommet de l’agapè.
(…) Ainsi l’ermite – accomplissant la nouvelle forme de martyre – s’enfante lui-même et
enfante le monde dans sa totalité » (65).
Loin d’être une expérience taciturne, pleine de tourments, sans signification, sans vie, l’extase
ou l’illumination mystique apporte la lumière et la joie débordante. L’union à Dieu transporte
l’âme dans un état indicible, tellement supérieur, lumineux et vivant que les états de
conscience et la réalité quotidienne sont décrits comme étant obscurs et morts. C’est parce que
l’expérience mystique mène à l’infini, à une grandeur incomparable, à une noblesse et une
félicité tellement pure que les discours des mystiques eux-mêmes considèrent sans cesse la
voie de l’union comme une « nuit des sens », une « ascèse du cœur », un détachement. Si la
voie mystique apporte l’obscurité et la ténèbre c’est qu’elle opère un retour auprès de l’Un.
Toute l’activité mystique, et essentiellement le détachement, consiste à supprimer la
« Privation », ce qui nous prive de la présence divine. La « Privation » c’est l’activité
diabolique par excellence, ce qui sépare et éloigne l’âme de Dieu. La « Privation » nous fait
oublier l’ultime réalité, la Vie et la Vérité. La pratique mystique s’emploie à ramener l’âme
vers Dieu en supprimant la « Privation ». Et ce n’est qu’une fois que l’âme est pure qu’elle
peut rencontrer la Vie et connaître la Vérité.
« Mais l’homme qui sait tout ce que Dieu sait est un théognoste. Un tel homme saisit Dieu
dans sa propre essence et sa propre unité, dans sa propre présence et sa propre vérité ; un tel
homme est dans de bonnes conditions. (…) L’homme doit avoir un savoir pur et clair de la
vérité divine. Lorsque, dans toutes ses œuvres, l’homme a des sentiments absolument purs, le
fond de ces sentiments est Dieu lui-même ; c’est la pure nature divine ; un tel homme trouve
dans la nature divine son but, et il le trouve en lui-même. » (66).
L’expérience mystique consiste finalement à voir Dieu dans sa lumière. L’union de l’âme et
de Dieu s’achève dans la transfiguration de l’homme par la communication des attributs
divins, de la Personne divine. C’est là l’objectif avoué et réel de la contemplation, c’est-à-dire
le sommet de la vie spirituelle, l’aboutissement des efforts pour rompre les liens qui rattachent
le contemplatif aux choses visibles et matérielles. La mystérieuse vertu de la présence divine
- 89 -
Dans sa prédication, Maître Eckhart nous presse de connaître ce Bien ineffable au-delà du
monde créé. Dieu déborde constamment de sa plénitude ontologique de sorte qu’il dispense
ses Bien et Connaissance aux âmes dépourvues de craintes car ayant dépassées les velléités de
ce monde. C’est parce que Dieu est en nous que la joie mystique est facilement accessible. Il
n’y a pas besoin de chercher et de faire de gros efforts. La transcendance divine apporte la
plénitude de l’esprit et la joie de l’âme. Chacun peut connaître cette joie indicible s’il élève
son âme par-delà la Privation jusqu’à l’Un au-delà de Dieu même.
« Mais, je vais plus loin. Ne vous effrayez pas. Car cette joie est proche de vous, elle est en
vous ! Aucun de vous n’a l’esprit assez grossier, ni l’intelligence assez faible, aucun n’est
assez éloigné de Dieu, pour ne pouvoir trouver cette joie en lui, telle qu’elle est en réalité,
avec son plaisir et sa connaissance, avant même de sortir de cette église, voire en cet instant
où je prêche encore ! (…) Et c’est pourquoi je dis : Ne vous effrayez pas ! Cette joie n’est pas
loin de vous, si vous la cherchez selon la sagesse. » (…)
C’est en ce sens que Notre Seigneur a dit : « Je t’établirai sur tout mon bien », comme s’il
voulait dire : « Quitte tout bien créé, divisé et morcelé, au-dessus de tout cela je t’établirai
dans le Bien incréé, indivisé, impartagé, que Je suis-moi-même ». C’est encore pour cela qu’Il
a dit : « Entre dans la joie de ton Maître ! », absolument comme s’il voulait dire : « quitte
toute joie qui est une joie divisée et n’a pas son être par soi, et entre dans la Joie indivise, qui
est par soi et en soi toute ce qu’elle est », et cette joie n’est autre que la Joie du Seigneur.
« Encore un mot : qu’est-ce que la joie du Seigneur ? Comment pourrait-on interpréter ou
exprimer ce que personne ne peut ni comprendre, ni connaître ? Mais qu’importe ! Ecoutez
quand même quelque chose sur ce sujet. La joie du Seigneur, c’est le Seigneur lui-même et
rien d’autre ; et le Seigneur, c’est la Raison vivante, essentielle et existante, qui se comprend
elle-même, qui n’est et ne vit absolument qu’en elle-même et reste éternellement la même. En
disant cela, je ne Lui ai attribué aucun mode, je L’ai, tout au contraire, dépouillé de tout
mode, ainsi qu’Il est lui-même mode sans mode – tel qu’Il vit et se réjouit d’être ce qu’il est. »
(69)
- 90 -
CONCLUSION
Au cours de notre enquête nous avons été amenés à considérer les aspects fondamentaux de la
mystique. La vie et l’expérience mystiques apportent un enseignement qui réside dans
l’importance accordée à la valeur humaine. Elles privilégient sans conteste la partie la plus
noble de l’homme et les facultés ou plutôt les aptitudes, égales en chaque individu, les plus
élevées. Maître Eckhart parle de la « pointe de l’âme », c’est-à-dire du mystère de l’homme,
du « centre » qui rassemble la totalité des dimensions de l’humaine en une identité véritable.
Maître Eckhart nous dit aussi que cette âme, l’origine de la vie à l’intérieur de soi-même,
l’essence divine, n’a pas de nom, car elle est de même nature que le Dieu ineffable. Les deux
dimensions – celle du microcosme, du particulier et celle du macrocosme, de l’universel –
correspondent par ce qui les rapprochent le plus : la Déité. Par l’expérience mystique,
l’homme participe à la vie de Dieu, les deux se répondent mutuellement par leur identité
suressentielle. La signification mystique apparaît au contact de l’âme, c’est-à-dire
l’intelligence naturelle et spontanée de la vie, et de Dieu.
Au terme de notre enquête, nous pouvons donc conclure que la participation de l’âme
humaine à la vie divine apporte la connaissance suressentielle, transcendante, de la Vérité.
Cette participation de la partie la plus noble de l’homme est vécue comme une remontée vers
l’unité à travers les différentes couches de l’identité humaine et individuelle. Par le
détachement et les diverses pratiques, l’ensemble de la vie mystique s’engage dans cet effort
de la nature humaine à dépasser ses propres limites. La part humaine la plus importante de
l’activité mystique consiste dans cette purification progressive qui ramène l’individu au centre
intérieur. Le mystique n’a qu’un seul objectif : celui de redonner à l’âme sa noblesse perdue,
d’aller jusqu’au bout de sa condition, de faire aboutir sa nature. Autrement dit, il s’agit de
faire naître Dieu en soi en devenant ce que Dieu est ; non pas en l’imitant, mais en réalisant sa
nature divine. Le mystique ne cherche pas à faire comme Dieu mais bien plutôt à se rendre
identique. Dans le taoïsme, cela s’appelle « garder le Un ». En devenant Un, en s’identifiant
intérieurement, le mystique n’intervient pas, s’abstient ; il se détache du multiple et progresse
toujours plus profondément vers sa source unique de vie. La mystique n’est pas une recherche
ou une connaissance sur Dieu mais la progression de « ce qu’est l’homme » vers l’Un. C’est
la rencontre de deux mystères. La mystique n’est pas une mystologie car l’activité – qu’elle
soit contemplative ou ascétique – diffère et de la connaissance rationnelle et de
l’inconnaissance mystique. L’au-delà des dualités et des séparations visé par les mystiques de
l’Un n’est pas du domaine de l’avoir et du quantitatif mais plutôt du domaine de l’être et du
qualitatif. L’Un est précisément l’absence de « Privation » ; c’est-à-dire la présence divine qui
se manifeste au niveau de l’être et du connaître par le biais de l’expérience extatique de la
lumière, du mystère.
ces seuls aspects conceptuels et, finalement, rhétoriques. L’originalité de l’expérience limite,
paradoxale, est contenue dans la valeur éminemment positive accordée à l’homme.
L’originalité du phénomène atypique tient à l’exigence et à la radicalité des pratiques
salvatrices. La signification du mysticisme se comprend à partir du « salut » et du « sacré ».
Dans la mesure où la vision du monde intègre la possibilité de salut, des concepts comme la
grâce, la foi, et des pratiques comme le renoncement, le dépouillement prennent une
acceptation positive et pragmatique. Le mystique sublime le potentiel humain et élève
héroïquement la nature humaine au-delà de sa condition. Par là, il élargit les dimensions de
l’immanence vers une « taille infinie ».
Notes et commentaires
Notes : AVANT-PROPOS
Notes : INTRODUCTION
théologie comme discours sur Dieu devient impossible et tient même lieu de
paradoxe. La « théologie apophatique », la théologie négative ou mystique, met à
l’épreuve les affirmations faites par la théologie positive ou affirmative et établit que
Dieu (…) ne se laisse pas enfermer dans un appareil conceptuel ; c’est pourquoi la
théologie négative refuse les affirmations positives ».
(41) Donatella Bremer Buono, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande
de Maître Eckhart », in Voici Maître Eckhart, p.246-247.
(42) Ibid, p.246.
(43) Encyclopedia Universalis, « théologie négative »
(44) Donatella Bremer Buono, « Le langage de la mystique dans l’œuvre allemande
de Maître Eckhart », in Voici Maître Eckhart, p.259.
(45) Ibid, p.258-259.
(46) Ibid, p.266.
(47) P. Janet, De l’angoisse à l’extase, 1928.
(48) Haage, « médecine et mystique », p.527 : « L’expérience mystique de Dieu,
qui peut aller jusqu’à l’extase et qui, aujourd’hui, peut la plupart du temps, être
définie, avec Thomas d’Aquin comme « connaissance expérimentale de Dieu »
(cognitio dei experimentalis), à distinguer des manifestations psychopathologiques
présentant des symptômes similaires, appartient au domaine de la recherche de la
médecine / psychiatrie / psychothérapie ».
(49) Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, p.146.
(50) Satura, « psychologie de la mystique », in Dictionnaire de la mystique, p.660 :
« Puisque ces phénomènes [mystiques] sont le plus souvent anormaux, proches de
certains symptômes pathologiques, ils furent considérés dans tous les cas comme
maladifs, psychologisés et pathologisés. L’extase s’expliquait par la perte de
conscience épileptique et l’engourdissement cataleptique. Les visions et les paroles
intérieures par des hallucinations, le sentiment de la présence du Christ ou de Dieu par
l’autosuggestion, les stigmates par l’hystérie ».
(51) J. Pachen, L’expérience mystique et l’activité subconsciente, 1911.
(52) J. Maréchal, Etude sur la psychologie des mystiques, 1937.
(53) J.-H. Leuba, Psychologie du mysticisme religieux, Puf, 1930.
(54) M. Meslin, L’expérience humaine du divin, p.322-323.
(55) Ibid, p.323-324.
(56) Ibid, p.324-325.
(57) Ibid, p.326-332.
(58) Ibid, p.349.
(59) Ibid, p.399.
(60) Maître Eckhart, Du miracle de l’âme, VIII, « Avec quelle instance et quelle
constance Dieu nous réclame ».
(61) Voici Maître Eckhart, p.13.
(62) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.131.
(63) Pseudo-Denys l’Aréopagite, Noms Divins, II, 9.
(64) Les manifestations de l’extase mystique sont analysées par Roger Bastide dans
Les problèmes de la vie mystique, dans les deux chapitres consacrés à « la thèse
pathologique ». (p.128 à 169).
(65) Rudolf Otto, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, p.9.
(66) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.150.
(67) Voici Maître Eckhart, p.11.
(68) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.200.
(69) Ibid, p.127.
- 96 -
(1) M. Meslin, L’expérience humaine du divin, p.401 : « Comme l’a fort justement
remarqué K. Rahner, « ce que nous appelons connaissance de Dieu n’est pas
vraiment la connaissance par l’homme de l’Etre divin, mais plutôt un ensemble plus
ou moins élaboré de connaissances sur Dieu. C’est un discours sur ce que nous savons
déjà de Dieu, au fond de nous-mêmes, avant tout effort de réflexion. » Mais, quand
l’homme tente d’objectiver son expérience transcendantale de Dieu, il ne peut le faire
qu’au moyen de concepts empruntés à la connaissance objective qu’il a d’autres êtres
finis et contingents qu’il côtoie, comme à l’expérience de son temps et de son espace.
L’être humain ne peut donc pas s’abstraire de son univers pour connaître directement
et pleinement Dieu. En d’autres termes, il n’existe pas de transition naturelle et
logique entre l’expérience quotidienne de la vie et l’expérience de Dieu. Tout au plus
est-il possible de parler d’une connaissance analogique, mais celle-ci révèle en fait
une dimension inconnaissable de la réalité, que P. Tillich appelle la « dimension
dernière », en ce sens que l’essence des êtres et des choses ne peut vraiment être
connue que comme inconnaissable : (…) ce qui est inatteignable est atteint par son
inaccessibilité même ».
(2) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.199.
(3) Ibid, p.108.
(4) Ibid, p.168.
(5) Ibid, p.192.
(6) Laozi, 4.
(7) Ibid, 16.
(8) Ibid, 38.
(9) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.227.
(10) Li Daochun, 251.16b-17a.
(11) Isabelle Robinet, Comprendre le Tao, p.105 : « Cette source première, à
l’origine de toute origine, n’a rien d’un âge d’or ou d’un temps primordial, lesquels
n’en sont que des images. Y atteindre signifie que l’on ne confond pas l’existence
avec quelque chose qui existe, qu’on cesse de comprendre l’existence à partir d’autre
- 99 -
chose qu’elle-même, qu’on accède à l’existence dans son pouvoir être originaire, sa
« vertu », sa nature propre exempte de toute qualification. ».
(12) Ibid, p.109.
(13) Maître Eckhart, Traités et Sermons, p.201.
(14) Ibid, p.157.
(15) Ibid, p.148-149.
(16) Ibid, p.176.
(17) Ibid, p.166.
(18) Ibid, p.172.
(19) Ibid, p.173.
(20) Ibid, p.165-167.
(21) Ibid, p.199.
(22) Ibid, p.199-200.
(23) Ibid, p.202.
(24) Ibid, p.203.
(25) Roger Bastide, Les problèmes de la vie mystique, p.69.
(26) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.245.
(27) Rudolf Otto, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, p.29 : « L’ « Etre »
dont ils parlent (Maître Eckhart et Çankara) doit être un salut. Qu’il soit un, sans
second, inséparé, sans addition ni prédicat, sans mode ni manière (suivant le langage
commun d’Eckhart comme de Çankara), ce ne sont pas là faits simplement
métaphysique, ce sont en même temps faits de salut. Que l’âme fasse une unité avec
l’Eternel-Un, ce n’est pas là un fait scientifiquement précieux, c’est le fait dont dépend
le salut de l’âme. Et toutes les démonstrations et déclamations dirigées contre la
pluralité, la séparation, la dispersion et la multiplicité – quels que soient leur air
d’ontologie rationnelle – n’ont en définitive de sens (…) que parce qu’elles sont
précisément salutaires ».
(28) Maître Eckhart, Traités et semons, p.169.
(29) Ibid, p.179.
(30) Rudolf Otto, Mystique d’Orient et mystique d’Occident, p.32.
(31) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.167.
(32) Ibid, p.110.
(33) Ibid, p.236.
(34) Ibid, p.231.
(35) Ibid, p.256-257.
(36) Ibid, p.167.
(37) Ibid, p.158.
(38) Ibid, p.168.
(39) Ibid, p.241.
(40) Pseudo-Denys l’Aréopagite, Noms Divins, chap. I.
(41) Maria-Ina Bergeron, « la mystique taoïste », in Encyclopédie des mystiques,
t.4, p.210 : « L’authenticité est toute intérieure, elle est ce qui est dedans, et que
l’esprit pousse au dehors. C’est cela qui fait tout le prix de l’authenticité. (…)
L’authenticité, tchen, retrouve dans la profondeur de l’homme, le silence, le calme, le
vide de yeh, « la terre vierge », et le point germinal où l’homme et le Tao ne font
qu’un ».
(42) Ibid, p.223 : « le retour au « bois brut », à la terre vierge, au contact direct avec
l’élan cosmique, conduit le mystique à suivre spontanément les dix mille êtres, à
« pénétrer » leur secret vital, à se faire, pour ainsi dire, chacun d’eux. Il se voit payé
- 100 -
de retour : les dix mille êtres tsong (le suivent), t’ong (le pénètrent), lai (viennent à
lui). Echange prodigieux dans une mystérieuse unité ».
(43) Cité par Rudolf Otto dans Mystique d’Orient et mystique d’Occident, p.35.
(44) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.131.
(45) Alain de Libera, « Mystique et Philosophie : Maître Eckhart », in Voici Maître
Eckhart, p.319 : « L’opposition de la mystique et de la philosophie est souvent
regardée comme une donnée première, inquestionnable et quasi évidente de l’histoire
intellectuelle ».
(46) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.169.
(47) Anne Baudart, Socrate et Jésus, Editions Le Pommier – Fayard.
(48) kenôsis, « vacuité, action de rendre vide ».
(49) inscientia, « ignorance ».
(50) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.224.
(51) Ibid, p.176.
(52) Ibid, p.242-243.
(53) JARCZYK et LABARRIERE, Maître Eckhart ou l’empreinte du désert, Albin
Michel, coll. « spiritualité vivante », chap.7, « l’homme noble » : « tout homme est le
chiffre de Dieu à condition qu’il ne s’arrête pas à ce qui en lui relève de la seule
particularité, mais se laisse aspirer à cette part de lui-même qui émarge à l’universel,
celle même que le Christ a revêtu ».
(54) Ibid, chap.5 « l’étincelle et le petit château ».
(55) B. Mojsisch, « la conception du moi de Maître Eckhart », in Revue des
sciences religieuses, 70, n°1, 1996, p.22 : « La pensée de Maître Eckhart va cependant
plus loin : cet incréé et incréable n’est pas quelque chose à côté de la Déité, mais est la
Déité elle-même ».
(56) Jean Gouillard, préface à Rudolf Otto, Mystique d’Orient et mystique
d’Occident, p.6 : « Ce processus salutaire se déroule entre deux pôles. Il met en œuvre
conjointement une mystique de l’âme et une mystique de Dieu, une mystique de
l’Atman et une mystique du Brahman, inséparables l’une de l’autre dans l’expérience
concrète d’un Çankara et d’un Eckhart et pourtant inéluctablement distinctes pour
l’observateur non mystique ».
(57) expression de Jean Baruzi.
(58) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.203.
(59) Ibid, p.235.
(60) Ibid, p.144-145.
(61) Ibid, p.234.
(62) Ibid, p.234-235.
(63) impassibilité de celui qui s’est délivré des passions.
(64) Maître Eckhart, Du miracle de l’âme, VI « La vérité n’a pas besoin de
marchands ».
(65) M.-M. Davy, « La mystique du désert », in Encyclopédie des mystiques, t.1,
p.503-504.
(66) Maître Eckhart, Traités et sermons, p.169.
(67) texte anonyme du 18ème siècle, appartenant à la tradition de la mystique du
désert, in Petite philocalie de la prière du cœur, p.226.
(68) J. Boesse et J. Lacoudre, « Pères grecs et latins », in Encyclopédie des
mystiques, t.1, p.500-501.
(69) Maître Eckhart, Traités et Sermons, p.193-196.
-1-
BIBLIOGRAPHIE
1. Dictionnaires
Encyclopedia Universalis
Dictionnaire de la philosophie, Thématique Larousse
Dictionnaire de la mystique, Brepols
Encyclopédie des Mystiques, 4 vol., M.-M. Davy (ss la dir. de), Payot, rééd. 1996
2. Œuvres
3. Etudes
Table
Sujet
Avant-propos
Introduction
Conclusion
Notes
Bibliographie
Table
- 104 -
PREMIERE PARTIE
Définition de l’expérience mystique
3. L’analogie et la métaphore
3. La réponse psychologique
4. La réponse anthropologique
2. Le Dieu intérieur
3. L’homme intérieur
-1-
DEUXIEME PARTIE
Phénomène et connaissance mystiques
TROISIEME PARTIE
Valeur de vérité de l’expérience mystique
I. La connaissance mystique
A. L’authenticité : valeur de vérité de la connaissance
1. Connaissance mystique et métaphysique