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Lorsque, en 813, un synode réuni à Tours eut à délibérer sur le choix du pénitentiel
à utiliser, les évêques décidèrent d’attendre les directives qui leur seraient données
une fois « réunis avec tous les évêques dans le palais sacré 3 ». La même année,
l’archevêque Leidrade de Lyon fit avec fierté à Charlemagne, son « empereur
fidèle et sacré », un récit du succès de la réforme dans son diocèse, le remerciant
de lui avoir envoyé des livres et de lui avoir adressé un chantre ; à la suite de ses
efforts et grâce au soutien de l’empereur, les chants de l’office divin de Lyon
furent alors exécutés selon « l’usage du palais sacré » (ritus sacri palatii) 4.
On a attribué l’apparition d’un sacrum palatium carolingien à l’influence
byzantine 5, et pourtant, à l’époque de Charlemagne, la notion de palais sacré était
bien plus qu’un simple emprunt à la terminologie byzantine ou à celle de la fin
de l’époque romaine, permettant de prêter un éclat impérial aux Grands de la cour
franque, de plus en plus consciente de gouverner un empire. Même si les modèles
romains et byzantins contribuèrent fortement à forger le concept occidental de
sacralité du palais, de telles notions étaient, ailleurs, en usage dans un contexte
royale, le lieu où elle s’illustrait et se définissait. Pour Leidrade comme pour ses
collègues réunis à Tours, le sacrum palatium était une source d’autorité en matière
de liturgie et de doctrine, un centre religieux vers lequel se tournaient les évêques
pour y trouver la référence de ce qui, à leurs yeux, représentait la véritable
orthodoxie 6.
3 - Concile de Tours (813), c. 22, MGH-Conc., II/1, p. 289 : « Ideo necessarium videbatur
nobis, cum omnes episcopi ad sacrum palatium congregati fuerint, ab eis edoceri, cuius
antiquorum liber poenitentialem potissimus sit sequendus. »
4 - ALFRED COVILLE, Recherches sur l’histoire de Lyon du V e siècle au IX e siècle (450-800),
Paris, Picard, 1928, pp. 283-287, et ERNST DÜMMLER (éd.), MGH-Epistolae [MGH-Epp.],
IV, pp. 542-545. À propos de la biographie de Leidrade et de la date de la lettre, voir
A. COVILLE, Recherches..., op. cit., pp. 294-296, qui penche pour une date située entre 809
et 812. En 816, Leidrade se retira dans le monastère de Saint-Médard à Soissons. Voir
aussi OTTO G. OEXLE, Forschungen zu monastischen und geistlichen Gemeinschaften im west-
fränkischen Bereich, Munich, Fink, « MMS-31 », 1973, pp. 134-135.
5 - JOSEPH FLECKENSTEIN, Die Hofkapelle der deutschen Könige, vol. 1 : Grundlegung. Die
karolingische Hofkapelle, Stuttgart, Hiersemann, 1959, p. 49. Voir aussi OTTO TREITINGER,
Die oströmische Kaiser- und Reichsidee nach ihrer Gestaltung im höfischen Zeremoniell. Vom
oströmischen Staats- und Reichsgedanken, Darmstadt, Gentner, 1956. Pour une perspective
plus large incluant également la période mérovingienne, voir JOSIANE BARBIER, « Le sacré
dans le palais franc », in M. KAPLAN, Le sacré et son inscription dans l’espace à Byzance et en
Occident. Études comparées, Paris, Publications de la Sorbonne, « Byzantina Sorbonensia-18 »,
2001, pp. 27-41. Sur la cour et l’entourage de Louis le Pieux, lire l’étude de PHILIPPE
DEPREUX, Prosopographie de l’entourage de Louis le Pieux (781-840), Sigmaringen, Jan
Thorbecke, 1997, pp. 9-64.
6 - Sur l’autorité de la cour carolingienne en matière de liturgie, voir le récent livre de
YITZHAK HEN, The Royal Patronage of Liturgy in Frankish Gaul. To the Death of Charles the
1244 Bald (877), Londres, Henry Bradshaw Society, 2001.
LE PALAIS CAROLINGIEN
réévaluation de plus en plus positive 10. Pourtant, l’idée persiste que les évêques
affaiblirent son pouvoir en tant que souverain et, en fin de compte, qu’il en est allé
de même de l’empire carolingien. Plus particulièrement, la pénitence publique de
l’empereur en 833, récemment qualifiée de « premier procès stalinien » de l’histoire,
constitue encore une preuve évidente de la tentative de « théocratie épiscopale »
qui a préparé le terrain à la désintégration de l’empire carolingien après sa mort 11.
créant le contexte dans lequel le conflit politique pouvait désormais être perçu en
termes de péché et de repentir.
Palatium et claustrum
Leidrade et ses collègues de Tours n’avaient pas en tête le moindre des palatia
– nombreux – de Charlemagne, mais bien la résidence royale qui fut appelée par
la suite le « palais premier » : Aix-la-Chapelle 15. À partir de l’hiver 774-775, ce
nouveau palais devint la résidence d’hiver préférée du souverain qui, à compter de
l’hiver 801-802, y résida pratiquement en permanence, ne s’en absentant que durant
les campagnes d’été et les chasses en hiver. Les contemporains étaient très impres-
sionnés par ses magnifiques bâtiments, en particulier son opus mirabile, l’église,
consacrée à la Vierge et ornée de piliers provenant de Rome et de Ravenne. Lors-
que Charlemagne s’y installa de façon plus définitive, Aix-la-Chapelle devint un
palais varia avec le temps, mais l’autorité royale fut plutôt associée à des lieux
spécifiques qu’à la seule présence du roi dans celui des palais où il se trouvait
résider – et même dans ceux qu’il ne visitait que rarement.
Le réseau de pouvoir dont Aix-la-Chapelle était le centre ne comportait pas
uniquement des palatia au sens strict du terme, mais aussi des monastères royaux.
Au cours du VIIe siècle, les reines et rois mérovingiens avaient accordé à certaines
communautés religieuses des privilèges et des immunités qui fondèrent un lien
direct entre le souverain et le lieu sacré, mais leurs successeurs carolingiens dépen-
dirent plus étroitement encore de leur accès aux ressources monastiques. Ces res-
sources n’étaient pas uniquement constituées des vastes terres que les rois avaient
à leur disposition pour récompenser leurs fidèles sujets, mais comportaient aussi
la prière, essentielle à la stabilité du royaume (stabilitas regni) et à la victoire des
armées – bref, la « juste adoration » qui garantirait la faveur de Dieu. La tuitio
carolingienne faisait de ces monasteria une partie distincte mais intégrante de
17 - ASTRONOMUS, Vita Hludowici, cc. 21-23, pp. 348-352, éd. par Ernst Tremp, Thegan,
Die Taten Ludwigs des Frommen; Astronomus, Das Leben Kaiser Ludwigs, Monumenta Ger-
maniae Historica-Scriptores Rerum Germanicarum [MGH-SSRG], 54, Hanovre, Hahnsche
Buchhandlung, 1995.
18 - Annales Mettenses priores, s.a. 830, éd. par Bernhard von Simson, MGH-SSRG, 10,
Hanover-Leipzig, Hahnsche Buchhandlung, 1905, pp. 97-98.
19 - STUART AIRLIE, « The Palace of Memory: The Carolingian Court as a Political
Centre », in S. REES JONES, R. MARKS et A. J. MINNIS (dir.), Courts and Regions in Medieval
Europe, Rochester, York Medieval Press, 2000, pp. 1-20 ; voir aussi THOMAS ZOTZ, « Le
palais et les élites dans le royaume de Germanie », in R. LE JAN (dir.), La royauté et les
1248 élites dans l’Europe carolingienne..., op. cit., pp. 233-247.
LE PALAIS CAROLINGIEN
l’espace régalien 20. Comme c’était le cas pour les palais, la hiérarchie à l’intérieur
de ce réseau de monastères était déterminée par la faveur et la présence royales.
Les plus importants étaient confiés aux abbés et aux abbesses proches de la lignée
royale. Ces loci sancti, communautés d’hommes comme de femmes, étaient de véri-
tables palais parallèles qui faisaient surtout fonction de dépendances de la cour 21
et renforçaient le caractère sacré du palais. À sa sœur Gisela, abbesse du couvent
royal de Chelles, Charlemagne confia une précieuse collection de reliques 22, et,
pour remercier Louis le Pieux de sa générosité, l’abbesse de Remiremont assura à
l’empereur que, l’année précédente, sa communauté avait chanté mille psaumes
et célébré huit cents messes pour son salut, celui de la reine et de leurs enfants 23.
Les plus privilégiés parmi ces monastères servaient de résidences tempo-
raires à la maison royale qui y séjournait régulièrement afin d’y recruter de jeunes
moines et futurs clercs d’Église que leurs abbés envoyaient à la cour pour y faire
leur apprentissage avant d’entrer au service du roi. Ces lieux sacrés servaient aussi
de refuges aux principaux adversaires du roi, aristocrates laïques ou clercs de haut
donc partisans d’élire un abbé issu de l’aristocratie. « Vous savez pourquoi ? Parce
qu’il bénéficiera de la générosité du palais 25. » Un équilibre était certes à trouver
entre une trop grande proximité du monde de la cour, principal objet de la réforme
monastique carolingienne, et une trop grande distance par rapport au palais, qui
équivalait fatalement à perdre la generositas in palatii indispensable à la survie de
la communauté. C’était, de plus, le souverain qui servait de garant en dernier
recours de la conformité du monastère aux règles et d’instance d’appel ultime en
cas de conflit. Les moines mécontents de Fulda firent d’abord appel à Charlemagne
(812), puis à Louis le Pieux (816-817) pour demander que soit rétablie la regulari-
tas 26. Considérant cette époque turbulente, Bruno Candidus, vingt ans après, attri-
bua à Louis le Pieux un long sermon dans lequel il soulignait les principes
fondamentaux de la discipline monastique. Pour cette communauté tentant de
surmonter un passé troublé, l’empereur représentait l’ultime source d’autorité
religieuse 27.
À la différence des palais, constamment animés par les visiteurs de passage,
les monastères surveillaient de près les limites du claustrum, l’espace intérieur
retiré auquel seuls avaient accès les membres de la communauté religieuse et
quelques étrangers privilégiés 28. Pourtant, la vie monastique faisait partie de l’ex-
26 - Cf. STEFFEN PATZOLD, « Konflikte im Kloster Fulda zur Zeit der Karolinger », Ful-
daer Geschichtsblätter, 76, 2000, pp. 69-162, qui contient de très nombreuses références
à des textes anciens.
27 - BRUNO CANDIDUS, Vita Aegil., cc. 9-10, pp. 9-11.
28 - Pour une analyse plus complète du concept de claustrum, voir M. DE JONG, « Carolin-
gian Monasticism... », art. cit., pp. 636-640 ; également ID., « Internal Cloisters: The Case
of Ekkehard’s Casus Sancti Galli », in W. POHL et H. REIMITZ (dir.), Grenze und Differenz
im frühen Mittelalter, Vienne, Verlag der österreichische Akademie der Wissenschaften,
« Forschungen zur Geschichte des Mittelalters-1 », 2000, pp. 209-222.
29 - MATTHEW INNES, « A Place of Discipline. Carolingian Courts and Aristocratic
Youths », in C. CUBITT (dir.), Court Culture in the Early Middle Ages. The Proceedings of the
First York Alcuin Conference, Turnhout, Brepols, 2000, pp. 59-76.
30 - MATTHIAS M. TISCHLER, « Vita Karoli ». Studien zur Entstehung, Überlieferung und
Rezeption, Hanovre, Hahnsche Buchhandlung, « MGH Schriften-48 », 2001, p. 157, fai-
sant référence à HELMUT BEUMANN, Ideengeschichtliche Studien zu Einhard und anderen
Geschichtsschreibern des Mittelalters, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969,
1250 pp. 49-52.
LE PALAIS CAROLINGIEN
Louis 31. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a guère de contradictions entre la
culture classique impressionnante d’Éginhard et les vertus impériales marquées
de valeurs monastiques. Le Charlemagne de la Vita Caroli était un guerrier victo-
rieux, mais aussi l’incarnation d’une autorité royale religieuse caractérisée par l’hu-
milité. Ceci explique non seulement sa réticence à être couronné empereur 32, mais
aussi l’assiduité avec laquelle il assistait aux offices dans la chapelle du palais, où
il corrigeait avec soin la manière de chanter les psaumes ; il s’attachait pourtant à
ne jamais chanter ou lire en public d’une voix forte. L’empereur supervisait lui-
même la liturgie dans ses moindres détails, vérifiant qu’aucun élément impur
ne vînt souiller ces enceintes sacrées 33. Le parallèle que fait Éginhard entre la
construction de la chapelle par Charlemagne et son souci de pureté et d’exactitude
des services religieux rappelle l’histoire de Salomon, cet autre grand souverain à
qui Dieu avait donné des directives, après la construction du Temple, à propos de
la fidélité de l’observation des rites 34 ; le roi et son peuple devaient observer les
mandata et caeremonia de Dieu, de crainte qu’Israël ne fût « coupé de la terre que
lectio quotidienne à la table du roi, qui comprenait des passages du De civitate Dei,
mais aussi les « histoires et hauts faits des Anciens » (historiae et antiquorum res
gestae). Comme les moines, l’empereur interrompait régulièrement son sommeil,
jusqu’à quatre ou cinq fois par nuit, afin de rendre la justice. Éginhard mentionnait
la vita interior et domestica de Charlemagne, expression difficile à traduire mais qui
désignait « la vie ordonnée du roi dans le palais 37 ».
Ecclesiastici et ecclesia
Dans sa Gesta Caroli, écrite vers 885 dans le monastère royal de Saint-Gall, Notker
ridiculisait certains évêques vaniteux ou carrément stupides qu’il prenait pour
cible privilégiée. À la différence des rois, des abbés et des moines, les évêques
n’appartenaient pas vraiment à l’espace sacré que constituaient les monastères et
les palais 38. Cet auteur nous rappelle Alcuin qui, en 801, écrivait à l’archevêque
de Canterbury à propos de sa visite imminente au palais : « Si vous rendez visite
à monseigneur le roi, prévenez vos compagnons et le clergé en particulier de respec-
ter tous les rites et usages religieux concernant la tenue et l’ordre à l’église, de
façon à toujours donner le bon exemple où que vous alliez. Ne les laissez pas porter
des ornements dorés ou des habits de soie en présence du roi ; ils doivent se vêtir
humblement comme il sied aux serviteurs de Dieu 39. »
Les évêques n’étaient pas la cible des plaisanteries du seul Notker. Les
pécheur ordinaire. La royauté devint une fonction conditionnelle, confiée par Dieu
aux bons gouvernants, mais refusée aux mauvais. En vertu du pouvoir que leur
conféraient les clés de saint Pierre, les évêques s’étaient constitués les juges ultimes
à ce sujet : ils étaient donc en mesure d’ébranler le pouvoir royal 40. Puisqu’il n’y
avait pas de nette distinction entre fonction et exercice, le souverain était un « fils
de l’Église » dont la conduite morale était soumise au jugement de l’évêque, non
pas en tant que roi, mais « seulement en tant qu’individu, père ou seigneur 41 ».
Tel est le « dualisme » carolingien qui serait apparu sous le règne de Louis le Pieux,
les évêques assumant la responsabilité morale du royaume en dernier ressort.
Il faut cependant se garder d’oublier que le gouvernement commun des rois
et des évêques faisait partie intégrante de l’histoire de l’Antiquité tardive et du
début de l’époque médiévale 42. Dans la Gaule mérovingienne et dans l’Espagne
rité de Clotaire II, on salua ce roi du nom de David parce qu’il gouvernait son
royaume avec l’aide de la providence divine et occupait un ministère prophétique 46.
C’est dans ce contexte qu’apparaît pour la première fois le concept de royauté
franque comme ministère de droit divin, notion qui fut précisée dans les années
820, mais qui se profilait déjà à l’époque mérovingienne. Au moins dès le début
du VIIe siècle, les rois comme les évêques étaient perçus comme responsables du
salut du populus christianus et du culte divin. Quand les évêques comparèrent
Clotaire II à David et attribuèrent au roi une ministratio prophetica, c’est à cette
double responsabilité qu’ils faisaient allusion. S’appuyant sur des structures et des
traditions plus anciennes, les nouveaux souverains profitèrent des synodes pour y
ouvrir des débats publics où traiter les affaires du royaume, au sens le plus large
du terme, dont la réforme du culte et du clergé. Carloman convoqua le Concilium
Germanicum (742), réunissant les « évêques et magnats » (episcopi et optimates) pour
exiger le « rétablissement de la Loi de Dieu [lex dei] et de la discipline ecclésiastique
[aecclesiastica religio], qui s’était effondrée sous le règne des souverains de jadis »,
ziliarer Texte des gallischen und iberischen Raumes, Münster, Aschendorf Verlag, « Spanische
Forschungen der Görresgesellschaft-Band 36 », 2001.
43 - « Synergisch-binäre Struktur », cf. A. SUNTRUP, Studien zur politischen..., op. cit., p. 76,
qui emprunte ce concept à KARL-FERDINAND WERNER, Naissance de la noblesse. L’essor
des élites politiques en Europe, Paris, Fayard, 1998, p. 150.
44 - A. SUNTRUP, Studien zur politischen..., op. cit., pp. 103-105.
45 - Le concile de Paris (614) prologue, éd. par Jean Gaudemet et Brigitte Basdevant,
Les canons des conciles mérovingiens (V e-VII e siècles), Paris, Le Cerf, « Sources chrétiennes-
354 », 1989, p. 508 : « [...] quid quommodo principis, quid saluti populi utilius conpeteret
vel quid ecclesiasticus ordo salubriter observaret. »
46 - Concile de Clichy (626/627), in Ibid., p. 528. 1253
MAYKE DE JONG
Car nous lisons dans les Livres des Rois les efforts que déploya saint Josué, par ses visites,
corrections et admonestations, pour ramener le royaume que Dieu lui avait donné au
culte du vrai Dieu. Je dis ceci non pas pour me comparer à sa sainteté, mais parce qu’il
est de notre devoir, en tout temps et en tout lieu, de suivre l’exemple des saints et de
est précisée dans le texte biblique lui-même : en découvrant la loi de Dieu dans
le Temple qu’il était occupé à reconstruire, Josué déchira ses vêtements en signe
de pénitence quand il réalisa à quel point la conduite du peuple de Dieu s’était
éloignée de ce qu’exigeait la lex dei (II Rois 22, 11-13). La désobéissance à la loi
de Dieu – la sainte Écriture – nécessitait tout d’abord l’expiation de la part du
souverain qui avait manqué à son devoir de visite, de correction et d’admonition.
Charles se présenta comme « rector du royaume des Francs et pieux défenseur et
auxiliaire de la sainte Église (sancta ecclesia) 49 ». Le regnum et l’ecclesia n’apparais-
saient pas tout à fait identiques, mais le rôle dirigeant du roi dans ces deux sphères
les rapprochait.
47 - Concilium Germanicum, prologue, éd. par Alfred Werminghoff, MGH-Conc. Aevi Karo-
lini, 1 : « [...] quomodo lex Dei et aecclesiastica religio recuperetur, que in diebus preteri-
torum principum dissipata corruit, et qualiter populus Christianus ad salutem animae
pervenire possit et per falsos sacerdotes deceptus non pereat. » Sur la participation
royale des Mérovingiens dans les synodes, modèle d’autorité religieuse des souverains
carolingiens, voir PHILIPPE DEPREUX, « L’expression “statutum est a domno rege et sancta
synodo” annonçant certaines dispositions du capitulaire de Francfort », in R. BERNDT
(éd.), Das Frankfurter..., op. cit., vol. I, pp. 80-101.
48 - Admonitio generalis, prologue, éd. par Alfred Boretius, MGH-Capitularia [MGH-
Capit.], I, p. 54 ; sur la nature religieuse de ce capitulaire et le rôle important de
Charlemagne dans sa conception, voir THOMAS M. BUCK, Admonitio und Praedicatio.
Zur religiös-pastoralen Dimension von Kapitularien und kapitulariennahen Texten (507-814),
Francfort-sur-le-Main, P. Lang, 1997.
49 - Admonitio generalis, prologue, p. 53 : « Ego Karolus, gratia Dei eiusque misericordia
donante rex et rector regni Francorum, et devotus sanctae aecclesiae defensor humilis
1254 adiutor [...]. »
LE PALAIS CAROLINGIEN
Église, c’est-à-dire le peuple chrétien » (sancta ecclesia vel populus christianus) 53. Il
ne s’agit pas d’une référence à « l’Église en tant qu’institution séparée, ni non
plus d’une appellation pré-moderne du corps politique en l’absence de termes plus
abstraits 54 » ; c’était l’expression de l’identité d’un État franc en expansion qui
provenait du « culte du vrai Dieu » mentionné dans l’Admonitio generalis. À la chute
du khanat avar, en 796, les évêques carolingiens se réunirent à la nouvelle frontière
non pas, simplement, pour convertir les païens, mais pour éliminer aussi les rites
baptismaux observés par les « clercs illettrés », c’est-à-dire par les prêtres avars qui
prononçaient des formules incorrectes aux yeux des évêques qui suivaient les
armées carolingiennes. Cette sancta ecclesia était un concept chargé à la fois d’inclu-
sion et d’exclusion. Elle définissait les limites de l’État en ce qu’elle incluait le
« peuple de Dieu » tout entier qui respectait la doctrine et le culte religieux « cor-
rects » et excluait les autres 55.
En raison de l’autorité religieuse du souverain, le palais lui-même transcen-
dait de telles divisions. Le synode de Francfort (794), qui fut à l’origine de l’expres-
tii – devait résider dans le palais 56. Il occupa donc – en principe « en vue des affaires
ecclésiastiques », expression signifiant qu’il était « chargé du culte divin » – un
palais sacré destiné à être le centre d’une ecclesia. Comme le dit Janet L. Nelson,
Aix-la-Chapelle devint « un nouveau type de centre religieux, le théâtre des rites
de la souveraineté », et l’on peut se demander avec elle si l’absence d’un évêque
local susceptible de faire de l’ombre au roi faisait grande différence 57. Le palais fit
respecter la hiérarchie et les distinctions ecclésiastiques entre les ordines, mais
ceux-ci ne s’appliquaient pas à la communauté du palais, qui était le centre de
l’ecclesia. Et c’était vers le palais que se tournaient les évêques tels que Leidrade
de Lyon pour y trouver les modèles du culte divin.
Cette conception du corps politique franc en tant qu’ecclesia fut, dans l’en-
semble, élaborée dans les textes liturgiques, et surtout dans les commentaires
bibliques dédiés aux souverains ou commandés par eux. Il existe peu d’ouvrages
historiques commandités par les rois carolingiens, et nous ignorons si ceux-ci lurent
53 - Annales regni Francorum s. a. 791, éd. par R. Rau, Quellen zur karolingischen..., op. cit.,
p. 58 : « [...] propter nimiam malitiam et intollerabilem, quam fecerunt Avari contra
sanctam ecclesiam vel populum christianum. »
54 - Comme le suppose J. FRIED dans « Der karolingische Herrschaftsverband... »,
art. cit.
55 - HELMUT REIMITZ, « Grenzen und Grenzüberschreitungen im karolingischen Mittel-
europa », in H. REIMITZ et W. POHL (dir), Grenze und Differenz..., op. cit., pp. 105-166 ;
ID., « Conversion and Control: The Establishment of Liturgical Frontiers in Carolingian
Pannonia », in W. POHL, I. WOOD et H. REIMITZ (éds), The Transformation of Frontiers
from Late Antiquity to the Carolingians, Leyde-Boston-Cologne, E. J. Brill, 2000, pp. 189-207.
56 - Concilium Francofurtense (794), éd. par A. Werminghoff, MGH-Conc., II/1, p. 171.
1256 57 - J. L. NELSON, « Aachen as a Place of Power », art. cit., pp. 224-225.
LE PALAIS CAROLINGIEN
jamais les Annales franques royales, mais nous savons qu’ils en appréciaient l’exé-
gèse. Charlemagne s’entoura d’éminents théologiens, tels Théodulf et Alcuin, et
passa commande au clerc Wigbod, par ailleurs inconnu, d’un commentaire de la
Genèse 58. S’inscrivant dans la lignée de l’exégèse spirituelle fondée par Augustin,
Jérôme, Ambroise, Grégoire le Grand et Bède, ces théologiens érudits créèrent
une tradition exégétique carolingienne vivace qui perdura au moins trois généra-
tions. Rois et reines faisaient partie des principaux destinataires de ce commentaire
qui portait en particulier sur les livres de l’Ancien Testament 59. Il ne s’agissait pas
d’une comparaison simpliste entre les Francs et le « Nouvel Israël 60 ». En revanche,
la signification allégorique et spirituelle de l’exégèse était soulignée, transformant
ainsi l’histoire du « peuple antérieur » – la Synagogue, qui avait perdu son statut
d’élue de Dieu faute d’avoir reconnu le Christ en tant que Sauveur – en une vérité
plus profonde, la victoire d’une ecclesia qui avait alors succédé à Israël en tant
qu’Élue. Seule une lecture spirituelle permettait de saisir le sens profond de
l’Ancien Testament. Une connaissance parfaite des Écritures et de ses multiples
Seul le rex sapientissimus, capable de saisir les multiples niveaux de sens des
Écritures, pouvait en effet être le véritable rector de son peuple chrétien. Ceci fit
dorénavant partie intégrante de la définition d’un bon roi, et nous avons bien des
preuves du vif intérêt manifesté par les souverains aux travaux d’exégèse. Quant
à l’orthodoxie de ces textes, les auteurs attendaient le jugement royal avec impa-
tience. Raban Maur, abbé de Fulda et archevêque de Main († 856), fournit l’essen-
tiel de l’Ancien Testament à Louis le Pieux, ses fils Lothaire et Louis le Germanique
ainsi qu’aux impératrices Judith et Ermengarde. Ses lettres dédicatoires donnent
une image vivante des souverains s’appliquant à mettre à jour leur bibliothèque
l’unité de l’empire, protégée par Dieu, ne devait pas être détruite par l’esprit de
division humain, « de crainte que ceci ne cause un scandale dans la sancta ecclesia
et que nous ne subissions la colère de Celui en qui reposent tous les droits des
royaumes 64 ». C’est cette crainte de la colère de Dieu qu’il convient maintenant
d’aborder.
Pureté et danger
les prêtres devaient célébrer un office divin, et tous les clercs, moines et femmes
consacrées à Dieu qui pouvaient le faire, chanter cinquante psaumes ; quant à la
prière, chacun avait une obligation personnelle, mais c’était le peuple de Dieu tout
entier, défini dans cette lettre comme les « membres du corps de la sainte Église »,
à qui on demandait d’apaiser la colère de Dieu par la pénitence ; c’est pour cette
raison que la lettre devait être lue dans tous les monastères et églises baptismales.
La vengeance divine se manifestait par des phénomènes anormaux et excep-
tionnels : on rapporta qu’il y eut dans tout l’empire des sécheresses entraînant la
famine, un climat déréglé, cause de destructions des récoltes, des cas de peste et
des incursions d’armées ennemies à une échelle sans précédent. Le peuple de
Dieu avait péché. Il devait donc expier ses fautes collectivement :
Et nous pouvons sûrement déduire de ces signes manifestes que nous, qui sommes obligés
de souffrir en public de tels maux, avons offensé intérieurement le Seigneur. C’est pourquoi
il nous semble entièrement juste que chacun d’entre nous doive s’efforcer humblement en
son cœur de découvrir en quoi il a offensé Dieu, par action ou par pensée, expier ses fautes
66 - Capitulare episcoporum (780 ?), éd. par A. Boretius, MGH-Capit., I, pp. 51-52, qui est
probablement lié à la campagne avar.
67 - MGH-Epp., op. cit., IV, no 20, pp. 528-529 ; voir JANET L. NELSON, « The Siting of
the Council at Frankfurt. Some Reflections on Family and Politics », in R. BERNDT
(éd.), Das Frankfurter..., op. cit., pp. 149-166. À propos de la lettre de Charlemagne à
Fastrade, voir MGH-Epp., op. cit., IV, no 20, pp. 528-529. Sur la prière d’intercession en
temps de guerre, voir MICHAEL MCCORMICK, « The Liturgy of War in the Early Middle
Ages: Crisis, Litanies and the Carolingian Monarchy », Viator, 15, 1984, pp. 1-23.
68 - Karoli ad Ghaerbaldum episcopum epistola, MGH-Capit., I, no 124, pp. 244-246. 1259
MAYKE DE JONG
était alors de savoir « en quoi avons-nous offensé Dieu ? » Une série de défaites
militaires, des famines et de sinistres présages – minutieusement rapportés dans
les Annales franques royales – donnèrent lieu à un appel concerté à la prière et à la
réforme ainsi qu’à l’expulsion du palais de boucs émissaires à qui l’on reprochait
ces maux considérés comme punitions divines. En février 828, les comtes Matfrid
d’Orléans et Hugues de Tours furent privés de leurs honores sous prétexte qu’ils
n’avaient pas bien mené une campagne contre les Sarrasins, mesure controversée
qui allait par la suite coûter cher à Louis. Les deux crises politique et religieuse qui
suivirent – l’accusation d’adultère commis par l’impératrice Judith avec Bernard
de Septimanie, en 830, et l’imposition à l’empereur d’une expiation publique
en 833 – ont dominé les interprétations des années précédentes. Chaque texte
exprimant des craintes quant au manque de pureté du populus christianus et un
sens du danger imminent de la rétribution divine fut considéré par les historiens
comme une critique voilée d’un empereur faible au nom de la religion.
La Translatio Marcelli et Petri d’Éginhard en fournit un bon exemple. Le récit
de la translation, audacieuse mais réussie, des restes de ces martyrs romains relate
l’histoire du démon Wiggo qui dresse la liste des péchés de ceux qui, dans le
69 - Ibid., pp. 245-246 : « Certissime ab his exterioribus colligere possumus, nos per
omnia Domino non placere interius, qui tanta mala compellimur tollerare exterius.
Quam obrem bonum nobis omnino videtur ut uniusquisque nostrum cor suum humiliare
in vertitate studeat et, in quocumque loco sive actu sive cogitatu se Deum offendisse
deprehenderit, poenitendo tergat, flendo doleat et semetipsum in quantum ipse potest
ab his malis in futurum cavendo custodiat. »
70 - Capitula ad Attiniaci data (822), prologue, MGH-Capit., I, p. 357.
1260 71 - ASTRONOMUS, Vita Hludowici, op. cit., c. 35.
LE PALAIS CAROLINGIEN
passé, causèrent les pestes et fléaux du royaume. Éginhard mentionne aussi une
communication écrite de l’archange Gabriel sur des faits qui doivent être impérati-
vement connus à propos des martyrs ; il présenta cet ouvrage à l’empereur Louis
qui le lut en entier, sans en appliquer tous les préceptes. Éginhard, qui était
visiblement très préoccupé par les désastres qui avaient frappé le royaume, attri-
buait toute adversité au non-respect des préceptes divins ; il en rendait particulière-
ment responsable le souverain, qui devait rendre compte à Dieu de tous les péchés
de son peuple 72. Ce texte n’est pas, comme on l’a pourtant prétendu, une mise en
accusation de l’empereur, et la célèbre Vita Caroli d’Éginhard ne peut guère non
plus être considérée comme une « contre-image » et une critique implicite de
Louis, qui devrait donc être datée des années 828-829 73. De telles interprétations
sont basées sur l’hypothèse que l’appel urgent à la réforme religieuse était en fait
une attaque unilatérale du clergé contre l’autorité royale, excluant la possibilité
que l’empereur lui-même ait pu jouer un rôle important dans sa quête anxieuse
menée pour apaiser Dieu : la confession et l’auto-accusation. On oublie trop facile-
qui suivit l’assemblée de l’hiver 828-829 74. Il existe deux versions de cette lettre.
Dans la plus courte, l’empereur Louis prescrivait un nouveau jeûne de trois jours,
après l’octave de la Pentecôte, « à observer par tous avec une extrême dévotion » ;
pour combattre les ennemis qui s’attaquaient à la sancta ecclesia et infestaient « le
royaume que Dieu nous a confié », tous les hommes soumis aux obligations mili-
taires devaient se préparer au combat. De plus, après consultation auprès des
sacerdotes et autres fideles, il fut décidé que quatre synodes se réuniraient au prin-
temps 829 à Mayence, Paris, Lyon et Toulouse. La version la plus longue de cette
lettre, publiée conjointement par les empereurs Louis et Lothaire, contient une
longue digression sur la colère divine, les tribulations infligées au peuple de Dieu
et leurs causes : « Des scandales causés par les tyrans avaient eu lieu dans ce
royaume » (scandala per tyrannos in hoc regno exsurgunt). On perçoit ici l’influence
d’un traité irlandais, « Les douze abominations du monde », du Pseudo-Cyprien,
et plus précisément de sa neuvième abomination, le « roi sans justice » (rex iniquus),
qui entraînerait des calamités de dimensions cosmiques, semblables à celles men-
tionnées dans la lettre de Charlemagne à Gerbald de Liège 75. L’évêque Jonas
72 - ÉGINHARD, Translatio Marcellini et Petri, II, cc. 13 et 14, éd. par Oswald Holder-
Egger, MGH-SS, XV.
73 - Éginhard est présenté comme un critique impitoyable de Louis dans M. M. TISCHLER,
« Vita Karoli »..., op. cit., pp. 167-187, et PAUL E. DUTTON, The Politics of Dreaming in the
Carolingian Empire, Lincoln, University of Nebraska Press, 1994, pp. 91-101.
74 - Hludowici et Hlotharii epistola generalis, MGH-Conc., II/2, pp. 599-601.
75 - À propos du De duodecim abusivis saeculi du Pseudo-Cyprien, voir MICHAEL E.
MOORE, « La monarchie carolingienne et les anciens modèles irlandais », Annales HSS,
51-2, 1996, pp. 307-324 ; ROB MEENS, « Politics, Mirrors of Princes and the Bible: Sins,
Kings and the Well-Being of the Realm », Early Medieval Europe, 7, 1998, pp. 345-357. 1261
MAYKE DE JONG
d’Orléans, qui assura la rédaction des actes du concile de Paris (829), y cita ce passage
qu’il inclut également dans sa Vita regia, écrite en 831 pour Pépin d’Aquitaine 76.
On a beaucoup parlé du rex iniquus comme instrument de critique épiscopale
de l’empereur Louis. La référence aux « scandales causés par des tyrans » a mené
à la conclusion que cette version plus longue de la lettre impériale appelant à
l’expiation avait été forgée par les évêques 77. D’autres ont affirmé que le roi sans
justice du Pseudo-Cyprien était devenu une référence pour bâtir de nouveaux
« modèles épiscopaux » de royauté chrétienne 78. Cette vision particulière d’une
royauté injuste et de ses conséquences à l’échelle cosmique pour le peuple et le
royaume s’inspirait surtout de textes bibliques disponibles et très lus également
en dehors du monde insulaire. C’est une des raisons pour lesquelles cet argument
tomba dans un terrain fertile : le souverain dont les iniquités entraînaient la ruine
de son peuple était un thème familier de l’Ancien Testament. Au lieu de supposer
d’emblée que toute référence au rex iniquus ou toute variation sur ce thème est un
exemple de critique épiscopale des rois tombés dans l’erreur, l’éventualité d’une
et corriger les actes des méchants par notre autorité impériale, afin qu’elles ne
croissent plus 79 ». S’il s’agissait d’un faux conçu par un évêque, ce qui semble
douteux en raison du mode de transmission du manuscrit, il constituait également
une affirmation éloquente de l’autorité religieuse royale.
clarifiant et en ré-imposant les distinctions entre les ordines. Les sphères ecclésias-
tique et royale devaient donc être définies avec plus de précision, mais ces deux
« personnes », la personne sacerdotale et la personne royale, faisaient partie d’une
ecclesia rassemblant tous les sujets du roi, c’est-à-dire un « peuple chrétien » non
pas universel, mais Franc. Contrairement à la lettre originale de Gélase et à ses
interprétations ultérieures, le souverain et les évêques étaient considérés à Paris
comme faisant partie de l’ecclesia et directement responsables de leurs actes devant
Dieu. On pourrait certainement qualifier ce point de « dualiste », mais d’une nature
réciproque et complémentaire. Évêques et souverains sont dépeints comme res-
ponsables de leur bien-être et de leur salut réciproques, le souverain ayant, en
vertu de son ministère, le droit de corriger ses évêques. Plutôt qu’une vision hiéro-
cratique de la souveraineté épiscopale suggérée par une lecture superficielle de la
citation de Jonas figurant dans la lettre de Gélase, les actes du synode de Paris
reflètent l’anxiété des évêques face au pouvoir impérial, redoutable, et qui essayaient
de défendre leurs droits vis-à-vis d’un souverain qui avait librement puisé dans les
biens du clergé pour récompenser son entourage. Mais il importait surtout que
les « ministères » complémentaires du souverain et des évêques, qui avaient
contient une longue litanie de leurs péchés : simonie, avarice, cupidité, vanité,
manque d’hospitalité, emploi des biens de l’Église pour leur propre gloire, oppres-
sion des fidèles, grands manquements en matière de chasteté ; bref, mieux valait
se passer d’évêques que d’en avoir qui fussent fautifs. La seconde partie est consa-
crée aux « rois et aux princes et, plus généralement, à tous les fidèles », pour
reprendre les termes de Jonas. Elle mentionne le « roi injuste » du Pseudo-Cyprien,
mais cette allusion semble insignifiante en comparaison de bien d’autres textes
cités faisant autorité, la Bible en particulier, qui contenaient tout ce que les rois
devaient savoir sur l’accomplissement de leur ministère 86. Les actes du synode de
Paris sont avant tout une déclaration du besoin commun de ces deux « personnes »
d’identifier leurs péchés et de faire pénitence pour le scandalum qu’ils avaient
causé dans la sancta ecclesia. Cette expression fait allusion aux péchés publics et
scandaleux censés troubler un ordre social d’inspiration divine et qui devaient donc
être expiés par une pénitence tout aussi publique. Un scandale de ce type attirant
le châtiment divin est souvent mentionné dans les actes du synode de Paris : rien
de surprenant à cela, étant donné que cette réunion avait pour principal objectif de
déterminer en quoi Dieu avait été offensé. Pourtant, puisque l’on a si souvent
interprété ce synode en affirmant que les évêques y avaient imposé leur autorité
supérieure au souverain, il importe de souligner que le terme scandalum apparaît
le plus fréquemment dans la section « ecclésiastique » de ce texte, dans laquelle
les évêques exposaient leurs propres péchés 87, nombreux. Ce n’est que tout à la
fin d’un résumé de leurs délibérations, présenté par les évêques à leur souverain,
que fut mentionné le « palais sacré » comme source potentielle de scandalum. « Il
convient que votre maison sacrée apparaisse admirable, respectable et imitable, et
que sa bonne réputation rejaillisse sur tous les sujets de votre gouvernement aussi
bien que sur les nations étrangères 88. » Ici, le danger virtuel susceptible de menacer
la réputation (fama) du palais – et, par la suite, celle du royaume – est souvent
attribué à la dissension et à la discorde, mais le palais allait bientôt devenir le centre
d’un scandale de nature plus dangereuse : une impératrice accusée d’adultère, donc
de déshonorer l’État.
saire des peurs d’une cour gouvernée par l’angoisse. L’impératrice fut non seule-
ment obligée d’expier ses propres péchés, mais aussi la souillure du royaume entier
dont elle était accusée. Là résidait le cœur du « scandale » : les souverains caro-
lingiens, en charge d’un « ministère », étant les plus à même d’offenser Dieu et
l’ecclesia, c’était donc l’expiation publique des rois, des reines, des évêques et des
« personnalités marquantes » que l’on estimait être la plus susceptible d’apaiser
une divinité en colère 89. Judith fut accusée d’adultère parce qu’on pensait qu’elle
jouait un rôle primordial pour le bon ordre politique et le salut du peuple chrétien
en tant que gardienne de l’honneur et de la pureté du palais, et en tant que reine
chargée elle aussi d’un « ministère », car, avec son époux, elle gouvernait l’empire/
ecclesia. Comme le nota l’archevêque de Lyon, Agobard : « Si la reine est incapable
de se gouverner, comment peut-elle préserver l’honneur [honestas] du palais, ou
bien tenir convenablement les rênes du royaume ? 90 » Dans les années 820 et 830,
ceux qui avaient la charge d’un ministerium encouraient le risque de jouer le rôle
de bouc émissaire ; mais, plutôt que de considérer un ministère de droit divin
comme une restriction ecclésiastique au pouvoir royal, il faut se rappeler que les
clercs définissaient aussi leur propre charge comme un ministère – le ministerium
sacerdotale –, qu’ils ne considéraient vraisemblablement pas en termes d’asservisse-
ment déshonorant. L’humilité, après tout, élevait les évêques tout autant que les
souverains.
En 833, le fils aîné et co-empereur Lothaire accéda au pouvoir. En octobre,
une foule nombreuse rassemblée dans l’église Saint-Médard de Soissons vit Louis
le Pieux se prosterner devant le maître-autel, en larmes, confessant ses crimes et
implorant une pénitence publique, car il avait scandalisé l’ecclesia. Après cette
confession publique, il tendit une liste écrite de ses péchés aux évêques, qui la
placèrent sur l’autel. Il y déposa ensuite son ceinturon militaire (cingulum militiae),
symbole de son ministère royal, échangeant sa tenue de roi pour la robe du péni-
tent 91. Ce récit, qualifié d’« odieuse comédie 92 » par Louis Halphen, est celui des
péchés déjà expiés à Attigny en 822 ; ils en soulignèrent la nature non délibérée,
ce qui l’invalidait. Cette révolte fut en fin de compte d’aussi courte durée que
celle de 830, car, le 1er mars 834, Louis fut solennellement réhabilité à Saint-Denis.
Pourtant, l’opinion la plus courante parmi les historiographes modernes est que
cette honteuse humiliation de Soissons avait réduit l’empereur à l’impuissance
politique pour le restant de son règne 93.
Il ne fait aucun doute que le souverain a agi sous la contrainte. Mais ceci ne
signifie pas pour autant que « les évêques » aient préparé sa déposition en faisant
de lui un simple pécheur soumis à la juridiction ecclésiastique, ou qu’ils aient
organisé le « premier procès stalinien » de l’histoire. Les évêques qui soutenaient
le parti de Lothaire, notamment Ebbon de Reims et Agobard de Lyon, avaient
imposé à l’empereur une pénitence publique ; ceux qui se rallièrent à la cause de
Louis le réconcilièrent à Saint-Denis, lui rendant sa tenue et son armure royales.
Ils n’étaient donc pas tous unis pour saper l’autorité impériale ou l’État. Et la
« [...] Si qua regina semetipsam regere non novit, quomodo de honestate palatii curam
habebit? aut quomodo gubernacula regni diligenter exercet? » Pour une analyse appro-
fondie, voir GENEVIÈVE BÜHRER-THIERRY, « La reine adultère », Cahiers de civilisation
médiévale, 35, 1992, pp. 299-312.
91 - Episcoporum de poenitentia quam Hludowicus imperator professus est, relation Compien-
densis, éd. par A. Boretius, MGH-Capit., no 195, pp. 51-55 ; Agobardi cartula de poenitentia
ab imperatore acta, ibid., no 198, pp. 56-57.
92 - LOUIS HALPHEN, Charlemagne et l’empire carolingien, Paris, Albin Michel, 1947, p. 291.
93 - Ce point est résumé dans P. DEPREUX, « Louis le Pieux reconsidéré... », art. cit.,
p. 184-186 ; je partage entièrement l’opinion « un peu optimiste » (Ibid., n. 22) expri-
mée par JANET L. NELSON, « The Last Years of Louis the Pious », in P. GODMAN et
1266 R. COLLINS (éds), Charlemagne’s Heir..., op. cit., pp. 147-159.
LE PALAIS CAROLINGIEN
pénitence publique de 833 n’était pas non plus une infâme humiliation, comme
on a pu le faire croire. À l’époque, la question controversée n’était pas de savoir si
un empereur pouvait ou devait expier publiquement des péchés qui avaient affecté
le salut du royaume – ce qu’avait fait Louis le Pieux en 822 au milieu des acclama-
tions –, mais si celui-ci s’y était livré, volontairement ou non. De plus, qu’une telle
pénitence pût rendre l’empereur à jamais incapable de gouverner restait sujet à
débat, ce qui explique pourquoi ses adversaires tentèrent de faire pression sur lui
pour qu’il prononçât des vœux monastiques. L’épisode de 833 n’était donc pas un
simple acte de déposition au nom d’une discipline ecclésiastique par lequel « le
clergé réussit à imposer de nouveaux standards de conduite à des laïcs que la
pénitence touchait aux points sensibles, notamment dans les domaines de l’acti-
vité militaire et sexuelle 94 ». La paenitencia publica fut avant tout un instrument de
l’autorité royale.
La pénitence publique, distincte de la pénitence « occulte » imposée pour
des péchés n’ayant pas causé de scandalum, apparaît pour la première fois vers l’an
comme instrument de l’autorité royale contre son père en octobre 833. Au lieu de
considérer cet épisode comme une tentative de théocratie épiscopale ou comme
une simple déposition voilée par un rituel ecclésiastique profondément humiliant,
il faudrait prendre en compte son résultat. Avec du recul, l’Astronome a pu dépeindre
Louis le Pieux comme un empereur ayant un pied dans le monastère : seules ses
fonctions royales l’avaient empêché de suivre ses inclinations religieuses, et sa
confession publique de 822 avait fait de lui un nouveau Théodose. Cette présenta-
tion visait à accroître la réputation de l’empereur et non à diminuer sa stature.
Comme cela avait été le cas des rois wisigoths, devenus pénitents après que leurs
fils eurent fait une tentative réussie de prise du pouvoir, la pénitence de 833 a pu
être perçue par les adversaires de Louis le Pieux comme une issue honorable
donnée au vieux souverain pour qui l’humilité et l’expiation faisaient désormais
partie du discours impérial 99. Pour autant qu’on le sache, Louis le Pieux a peut-être
accepté sans sourciller le rituel de Soissons, sachant qu’une pénitence publique
était aussi éphémère que le souverain qui l’avait imposée. Il n’alla cependant pas
jusqu’à faire par la suite une profession de foi monastique, qui aurait été le signe
d’un réel adieu définitif au pouvoir impérial 100.
courtisans aussi bien que sur son populus christianus. Comme l’écrivirent Hincmar
et ses confrères évêques à Louis le Germanique en 858 : « Votre palais devrait être
sacré, non sacrilège 104. » Les auteurs de cette lettre étaient des « hommes du palais »,
qui savaient parfaitement ce que devait être une demeure impériale. Le récipiendaire
royal de cet avertissement savait de son côté quel idéal il lui fallait viser. Pour les
évêques comme pour les rois, la question demeurait celle posée par Charlemagne :
« Sommes-nous de bons chrétiens ? » Trois générations plus tard, c’est encore au
palais que la réponse était à trouver.
Mayke de Jong
Université d’Utrecht
101 - NOTKER, Gesta Karoli, I, 30, éd. par Hans F. Haefele, MGH-SRG, Berlin, Hahnsche
Buchhandlung, 1962, p. 41.
102 - S. AIRLIE, « The Palace of Memory... », art. cit., p. 5.
103 - THOMAS F. X. NOBLE, « The Monastic Ideal as a Model for Empire » Revue bénédic-
tine, 86, 1976, pp. 235-250.
104 - Epistola synodi Carisacensis ad Hludowicum regem Germaniae directa (nov. 858) c. 5,
éd. par Wilfrid Hartmann, MGH-Conc., III, pp. 411-412 : « [...] quoniam palatium vestrum
debet esse sacrum et non sacrilegium ». 1269