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Belin | « Po&sie »
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Erich Auerbach
Auerbach – Benjamin
Carlo Ginzburg
Tiphaine Samoyault
Mario Mancini
Figures d’exil
Cinq lettres d’Erich Auerbach
à Walter Benjamin
Traduit de l’allemand par Robert Kahn
1935-1937 : on croira lire un autre chapitre de l’anthologie de lettres du XIXe siècle que Walter Ben-
jamin édita et dont son correspondant le remercie ici -même. C’est toujours la même tragédie, celle de
Georg Förster, de Büchner : l’Allemagne expulse ses meilleurs esprits, cette fois parce qu’ils sont
juifs, anti-nazis. Reste pour Erich Auerbach l’échange épistolaire, l’attention à l’autre, la solidarité agis-
sante, et une curiosité lucide pour ce nouveau monde où il est jeté.
La préservation même de ces lettres manuscrites témoigne de l’ironie de l’Histoire : elles furent
saisies en juin 1940 par la Gestapo dans le studio parisien de Benjamin. Au lieu d’être détruites comme
les papiers laissés dans l’appartement berlinois, elles rejoignirent, sans doute par erreur, les archives
d’un journal, le Pariser Zeitung. Lesquelles auraient dû être brûlées en 1944, mais il y eut un acte de
« sabotage », et elles tombèrent aux mains de l’Armée rouge. Elles furent « restituées » à la RDA
On ignorait jusqu’alors tout de cette relation. Auerbach, est né en 1892 à Berlin, comme Benja-
min. Ils ont tous deux collaboré à la revue expressionniste Die Argonauten en 1921. Bibliothécaire à
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Robert Kahn avait publié une première version de ces lettres dans Les Temps Modernes, n° 575 en juin
1994. Nous remercions Claude Lanzmann d’avoir autorisé cette nouvelle publication. [Po&sie].
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LETTRE 1 23. 9. 35
Rome
Pensione Milton
Via di Porta Pinciana
Cher Monsieur Benjamin,
Ma femme vient de découvrir votre article dans la Neue Zürcher Zeitung de samedi
dernier1. Quelle joie ! Que vous soyez encore là, que vous écriviez, et que cette
tonalité rende la nostalgie de ce qui fut notre pays.
S’il vous plaît faites-nous vite signe, où êtes – vous et comment allez-vous ? Il y a
plus d’un an, alors qu’on cherchait un professeur pour enseigner la littérature alle-
mande à São Paulo, j’avais pensé à vous, j’avais appris votre adresse d’alors
(danoise) par la Frankfurter Zeitung et en avais informé les instances compétentes-
mais cela n’a rien donné et vous écrire en Allemagne n’aurait pas eu de sens. Nous
avons prévu de rester ici jusqu’au 4 octobre et de passer ensuite quelques jours
chez le docteur Binswanger2, Castello-Firenze, villa La Limonaia, Via di Quarto
9. J’ai reçu de Beverdell, de Prague, une lettre très triste, Bloch est sans doute à
Paris, son livre, que je viens de lire, le montre, quoi que l’on puisse en penser, tel
qu’en lui-même. Nous sommes en bonne santé, je suis toujours en fonction, mais
tion.
En tout cas, quels qu’en soient les avantages, elle n’a que peu de chances de durer
et devient tous les jours plus absurde ; c’est pourquoi je commence à faire de nou-
veaux plans ; mais il n’est pas du tout certain que quelque chose puisse se réaliser.
S’il vous plaît écrivez-nous4 ! Nos plus cordiales salutations et nos vœux.
Votre Erich Auerbach
1. Il s’agit du texte « Gesellschaft », fragment de la Berliner Kindheit um Neunzehnhundert, publié par le journal suisse
le 21.9.1935. Trad. française par Jean Lacoste, « Société », in Enfance berlinoise, Maurice Nadeau, 1988, p. 72 (N.D.T.)
2. Historien de la littérature.
3. Le grand nom, après guerre de la « Romanistik » est-allemande, spécialiste mondialement connu duXVIIIe siècle fran-
çais, Werner Krauss a fait partie de « l’Orchestre rouge ». Condamné à mort en 1943, il vit sa peine commuée pour cause de
« folie » et écrivit en prison un essai sur Gracian et un roman « orvwellien », PLN.
4. Ne sont conservées de Benjamin à Auerbach qu’une carte postale du 30 novembre 1935, que nous publions et com-
mentons dans Erich Auerbach, la littérature en perspective, éd. par Paolo Tortonese, Presses de la Sorbonne nouvelle,
2009, p. 54-88, et une lettre du 21 décembre 1936, publiée dans la récente édition de la correspondance de Benjamin chez
Surhkamp.
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LETTRE 2 6 oct 35
Florence
Castello, Villa Limonaia
Via di Quarto 9.
Nous avons trouvé votre lettre hier à notre arrivée. Moi aussi je regrette beau-
coup de ne pouvoir avoir une vue d’ensemble de ce livre sur votre enfance, qui
est bien sûr aussi la nôtre- j’espère vraiment que cela se réalisera un jour. En ce
qui concerne le livre sur Paris, cela fait longtemps que je suis au courant- il devait
s’appeler autrefois Passages parisiens. Cela sera un document, s’il y a encore des
êtres humains pour lire les documents.
Donc Marburg : je devrais raconter quantité d’anecdotes, mais elles ne peuvent
être écrites, en dehors même de toute considération extérieure.
Dans l’ensemble il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une grande sagesse (à
ce propos j’ai encore les in-folio hérités), mais seulement d’un certain sang-froid,
ce qui n’était pas toujours facile. En somme, c’était plutôt de la folie que de la
sagesse. Je vis au milieu de gens qui n’ont pas notre origine, sont dans de toutes
Pour finir le côté pratique : il ne peut être question d’une aide directe, ni à partir
d’ici, ni de Marburg, car les possibilités extrêmement réduites sont déjà utilisées
de bien des côtés, ainsi par mes deux belles-sœurs. J’ai assez d’amis à Paris- mes
conférenciers – invités de Marburg- dont Fernandez, Malraux, Guéhenno, Cham-
son- mais comment peuvent-ils vous aider ? Par un emploi ? Dois- je écrire à l’un
d’eux ? Je n’ai pas fait de bonnes expériences avec la serviabilité des Français- mais
si vous le souhaitez je leur écrirai volontiers- faites-le moi savoir, en abréviations
et en signant de vos initiales, à Marburg, où je serai de retour dans quelques jours.
Je viens d’écrire à une jeune Suissesse, qui se rend prochainement à Paris, le doc-
teur Hilde Binswanger, la fille du neurologue de Kreuzlingen, pour lui demander
de vous voir et de faire ce qu’il est possible de faire. Elle est très gentille, et j’ai, sur-
tout par ma femme, des liens anciens avec sa famille- il y aurait ainsi pour moi la
possibilité de compenser la monnaie allemande. Excusez s’il vous plaît la sèche
précision de ces lignes, elle correspond à un esprit que vous-même considérez dans
votre lettre comme objectif.
A vous de tout cœur, de nous deux ;
Votre E(rich) A(uerbach)
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humaines parmi les Européens récemment nommés. Et voilà que je dois organi-
ser à l’université les cours de langues pour toutes les langues occidentales et bien
d’autres choses encore. Le travail est vraiment pénible, parce que l’on doit affron-
ter les plus étranges difficultés, malentendus, frictions : mais cela n’est pas ininté-
ressant, aussi bien d’un point de vue scientifique que personnel. Mon ex-collabo-
rateur, nommé plus haut, et son assistant que vous connaissez sont confirmés
depuis longtemps et méritent toute confiance.
Comment allez-vous ? J’ai trouvé votre nom et celui d’autres amis récemment dans
un journal très lu ici1. Donnez-moi de vos nouvelles ; j’écrirai plus en détail quand
l’installation dans le nouvel appartement sera terminée.
Meilleures salutations de ma femme et de moi.
Erich A(uerbach)
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LETTRE 4 3.1.37
Istambul – Bebek
Arslandi Konak
Merci beaucoup pour votre lettre et pour l’essai sur la sociologie du langage, que
je venais de remarquer dans la « Zeitschrift » exposée ici à l’Institut d’économie
nationale1. Je ne l’ai cependant pas encore lu, car quelqu’un me faisait visiter l’ins-
titut sans me laisser de temps pour la lecture ; quant au tiré à part, un assistant alle-
mand qui m’a aidé à ranger les livres l’a détourné. Mais je le récupérerai, et nous
nous réjouissons beaucoup de votre livre. Pour le moment je me trouve bien ici.
Marie et Clemens n’ont pas trop mal surmonté une grippe à Noël, en plein démé-
nagement ; l’appartement sur le Bosphore est magnifique, le travail tout à fait pri-
mitif d’un point de vue scientifique, mais vraiment très intéressant pour ce qui est
de l’humain, du politique, et des questions d’organisation. L’incroyable quantité
de difficultés, de tracasseries, d’intrigues en tout genres, d’erreurs de prévisions
de la part des instances locales, en fonction des conditions locales, qui mène
quelques collègues au désespoir, n’est pas sans un certain charme pour moi, car,
et à Vossler que je dois cette solution, qui ne fut d’ailleurs pas simple à réaliser,
car au minimum sept camarades d’infortune et plusieurs ministres européens de
l’instruction publique, dont l’allemand et le français, ne voyaient pas ma candida-
ture d’un bon œil. Spitzer m’a laissé sept assistants allemands, dont six d’origine
chrétienne, tous émigrés en 1933, chacun excellent à sa manière et unis de la plus
sympathique façon par une communauté de destin et de travail.
Nous enseignons tous ici les philologies européennes, la romanistique, l’anglis-
tique, la philologie ancienne, la germanistique, nous essayons d’influer sur les
contenus d’enseignement, l’organisation de la bibliothèque, et d’européaniser l’or-
ganisation scientifique, de la répartition des cours jusqu’aux fichiers. C’est bien
sûr absurde, mais les Turcs le souhaitent ainsi, même si de temps à autre ils
essayent aussi de s’y opposer.
Je ne connais jusqu’à maintenant de ce pays qu’Istanbul, magnifiquement située,
mais ville peu attirante, séparée en deux parties inconciliables : la vieille Stambul,
d’origine grecque et turque, qui garde beaucoup de la patine du paysage histo-
rique, et la « nouvelle » Pera, caricature et achèvement d’une colonie européenne
du XIXe siècle, aujourd’hui totalement ruinée. S’y trouvent des restes d’effroyables
magasins de luxe, des Juifs, des Grecs, des Arméniens, toutes les langues, une vie
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de société grotesque et les palais des anciennes ambassades européennes, qui sont
maintenant des consulats. On peut aussi voir partout au bord du Bosphore, traces
du XIXe siècle, des palais de sultans ou de pachas, en ruines, délabrés ou conser-
vés comme des musées, dans un goût mi-oriental mi-rococo.
Mais pour le reste le pays est dirigé avec rigueur par Atatürk et ses Turcs d’Ana-
tolie, race d’hommes naïve, méfiante, honnête, un peu maladroite et paysanne,
et d’autant plus émotive ; parce que plus dure et moins scrupuleuse, moins
aimable, plus inflexible que les autres populations méridionales, et pourtant
aimable, douée d’une grande force vitale, habituée à l’esclavage et à un travail
pénible, mais lent. Le grand chef 1 est un sympathique autocrate, malin, grand
seigneur et doué d’humour, complètement différent de ses collègues européens :
il a en effet réellement transformé ce pays en un Etat, et est absolument inca-
pable de phraséologie ; ses Mémoires commencent avec cette note : « Le 19 mai
1919, je débarquai à Samsun, à ce moment la situation était la suivante… ». Mais
tout ce qu’il a fait le fut en combattant les démocraties européennes d’une part,
et le vieux sultanat mahométan et panislamique d’autre part. Le résultat est un
nationalisme pratiquement anti-traditionnel : rejet des restes de toute la tradi-
tion culturelle mahométane, retrouvailles avec un être – turc originel fantasmé,
modernisation technique au sens européen afin de vaincre avec ses propres
caractère historique national. Cette image, qui n’est pas encore visible pour tous
en d’autres pays comme l’Allemagne, l’Italie et sans doute la Russie(?) s’expose
ici dans toute sa nudité. La réforme linguistique, à la fois fantastiquement turc-
originelle (libération des influences arabo-persanes) et moderne-technique, a réussi
à faire en sorte qu’aucun habitant de moins de 25 ans ne puisse plus comprendre
aucun texte religieux, littéraire ou philosophique datant de plus de dix ans. La spé-
cificité de la langue disparaît rapidement sous la pression de l’écriture en carac-
tère latins, imposée il y a quelques années. Je pourrais remplir des pages entières
de détails : le tout se laisse concevoir ainsi : il m’apparaît de plus en plus clairement
que la situation mondiale actuelle n’est rien d’autre qu’une ruse de la Providence,
pour nous amener d’une manière douloureuse et sanglante à l’Internationale de
la trivialité et à l’espéranto de la culture. J’en ai déjà eu l’intuition en Allemagne
et en Italie, au regard de l’effroyable inauthenticité de la Blubopropaganda2. Mais
ce n’est qu’ici que cela devient presque une certitude.
J’aurais bien souhaité vous écrire encore quelques mots à propos des dernières
années en Allemagne, mais je dois le reporter à plus tard, car j’ai été plusieurs fois
interrompu pendant la rédaction de cette lettre et je n’ai maintenant plus le temps.
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J’ai eu de la peine pour vous deux en apprenant que votre relation avec Ernst Bloch
s’était dégradée1 ; mais peut-être vaudrait-il mieux pour vous ne pas prendre cette
brouille trop au sérieux : vous le connaissez depuis longtemps, certaines particu-
larités de son être sont à considérer comme intangibles, mais peut-être que sur le
fond de ce donné une relation durable pourrait à nouveau s’édifier. Comment se
porte Burschell et où est-il ? Mon beau-frère Hausmann2 et sa femme, récemment
enfuis d’Ibiza, ont été expulsés de Suisse et essayeront peut-être de s’installer à
Paris. Il me semble douteux que vous soyez en situation de pouvoir les aider ; mais
je suis sûr de votre amicale disponibilité et je leur communiquerai en tout cas votre
adresse. J’espère avoir bientôt de vos nouvelles et nous vous envoyons notre plus
amical souvenir.
A vous Erich et Marie Auerbach.
1. Benjamin n’avait pas apprécié la façon dont il était traité dans Erbschaft dieser Zeit (Héritage de ce temps) que Bloch
avait publié à Zurich début 1935.
2 Raoul Hausmann, peintre et écrivain dadaïste, avait épousé la sœur de Marie Auerbach.
3. On retrouve dans ces quelques notes tous les noms qui cristallisent la vie et le travail : Bonnard et Montherlant : la
critique littéraire et esthétique, Julien Cain : l’administrateur de la Bibliothèque nationale, Eduard Fuchs : le grand collec-
tionneur et historien sur lequel la Zeitschrift lui impose d’écrire, Georges Bataille, qui cachera à la Nationale des manus-
crits de Benjamin, Michel Leiris, Siegfried Kracauer, Fritz Lieb, le théologien socialiste suisse qui fut un grand ami, Gide :
qu’il a rencontré et interviewé à Berlin, et dont il attend peut-être de l’aide. Nathalie Raoux a réussi à déchiffrer certains
noms. La transcription intégrale des lettres manuscrites d’Auerbach a été réalisée par Gabriele Gast.
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LETTRE 5 28 janv 37
Istambul-Bebek
Arslandi Konak
Je vous écris en urgence, pour vous remercier de l’envoi de votre livre1, et c’est ce
livre qui m’a mis dans un tel état d’urgence. Car il est tombé au milieu de mes occu-
pations habituelles comme la foudre ou la visite d’une sommité, les a repoussées
sur le côté et y a introduit le désordre, de telle sorte que je dois maintenant me
dépêcher de me mettre à jour. Vous avez fait un choix tout à fait magnifique, et
je vous prie – si possible tout de suite – de m’écrire si l’on peut commander le
livre en Allemagne ou au moins l’y envoyer ; je voudrais le procurer à quelques per-
sonnes. Je vous envoie ci-joint un petit travail dont je viens de recevoir le tiré à
part.
Mes plus cordiales salutations.
Votre E.A.
1. Il s’agit de Deutsche Menschen (Allemands, ou Hommes allemands). Choix et introduction de Detlev Holz (pseudo-
nyme). Vita Nova, Lucerne, 1936. Anthologie de lettres de la grande époque de la bourgeoisie allemande. Envoyé en Alle-
magne, le livre semble avoir été utilisé pour coder des messages destinés à la résistance. Il est probable que sa forme ait pu
inspirer celle qu’Auerbach donnera à Mimésis.
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