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COLLECTION LA PHILOSOPHIE EN EFFET

dirigée par Jacques Derrida, Sarah Kofman,


Philippe Lacoue-Labarthe, Jean-Luc Nancy
La Communauté désavouée
DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Galilée


LE TITRE DE LA LETTRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, 1973.
LA REMARQUE SPÉCULATIVE, 1973.
LE PARTAGE DES VOIX, 1982.
HYPNOSES, avec Mikkel Borch-Jacobsen et Éric Michaud, 1984.
L'OUBLI DE LA PHILOSOPHIE, 1986.
L'ExPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ, 1988.
UNE PENSÉE FINIE, 1991.
LE SENS DU MONDE, 1993 ; rééd. 2001.
LES MUSES, 1994 ; rééd. 2001.
ÊTRE SINGULIER PLURIEL, 1996; rééd. 2013.
LE REGARD DU PORTRAIT, 2000.
L'INTRUS, 2000; rééd. 2010.
LA PENSÉE DÉROBÉE, 2001.
LA CONNAISSANCE DES TEXTES. Lecture d'un manuscrit illisible, avec Simon
Hantaï et Jacques Derrida, 2001.
L'« IL y A» DU RAPPORT SEXUEL, 200I.
VISITATION (DE LA PEINTURE CHRÉTIENNE), 2001.
LA COMMUNAUTÉ AFFRONTÉE, 2001.
LA CRÉATION DU MONDE - OU LA MONDIALISATION, 2002.
À L'ÉCOUTE, 2002.
Au FOND DES IMAGES, 2003.
CHRONIQUES PHILOSOPHIQUES, 2004.
FORTINO SAMANO. Les débordements du poème, avec Virginie Lalucq, 2004.
ICONOGRAPHIE DE L'AUTEUR, avec Federico Ferrari, 2005.
LA DÉCLOSION (Déconstruction du christianisme, 1), 2005.
SUR LE COMMERCE DES PENSÉES. Du livre et de la librairie, illustrations
originales de Jean Le Gac, 2005.
ALLITÉRATIONS. Conversations sur la danse, avec Mathilde Monnier, 2005.
LA NAISSANCE DES SEINS, suivi de PÉAN POUR APHRODITE, 2006.
TOMBE DE SOMMEIL, 2007.
À PLUS D'UN TITRE. Jacques Derrida, 2007.
VÉRITÉ DE LA DÉMOCRATIE, 2008.
LE PLAISIR AU DESSIN, 2009.
IDENTITÉ. Fragments, franchises, 2010.
L'ADORATION (Déconstruction du christianisme, 2), 2010.
MAURICE BLANCHOT, PASSION POLITIQUE, 201I.
POLITIQUE ET AU-DELÀ, 20 Il.
DANS QUELS MONDES VIVONS-NOUS?, avec Aurélien Barrau, 2011.
L'ÉQUIVALENCE DES CATASTROPHES, 2012.
JAMAIS LE MOT « CRÉATEUR (Correspondance 2000-2008), avec Simon
Hantaï,2013.
L'AUTRE PORTRAIT, 2014.
Jean-Luc Nancy

désavouée
Je remercie Cécile Bourguignon, Juan-Manuel Garrido,
Mathilde Girard et Michel Surya
pour leurs relectures précieuses de ce livre

© 2014, ÉDITIONS GALILÉE, 9, rue Linné, 75005 Paris.


En application de la loi du Il mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français
d'exploitation du droit de copie (cFe), 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris.
ISBN 978-2-7186-0904-1 ISSN 0768-2395
www.editions-galilee.fr
1

« La communauté, le nombre»
1
Le mot « communisme»

Cet essai se propose comme l'étude de l'ouvrage


de Maurice Blanchot au sujet de la communauté. À
travers l'histoire de ce livre, du déchiffrement qu'il
appelle - de l'impossibilité, sans doute, d'en achever
l'interprétation - se profile un enjeu qui dépasse de
beaucoup ce livre et son auteur. Il s'agit de la préoc-
cupation de notre temps quant au caractère commun
de nos existences : à ce qui fait que nous ne sommes
pas d'abord des atomes distincts mais que nous exis-
tons selon le rapport, l'ensemble, le partage dont les
entités discrètes (individus, personnes) ne sont que
des aspects, des ponctuations. Cette très simple et très
essentielle condition d'être nous échappe dans la rne-
sure où l'évidence de sa donnée se dérobe avec le
dérobement de toutes les fondations et de tous les
totenlS qui avaient pu passer pour les garanties d'un
être commun ou bien, tout au moins, pour les garan-
ties d'une existence en commun.
Par le commun il faut entendre à la fois le banal, c'est-
à-dire l'élément d'une égalité primordiale et irréductible
à tout effet de distinction, et -- indiscernablement - le

11
La Communauté désavouée

partagé, c'est-à-dire ce qui n'a lieu que dans le rapport,


par lui et comme lui : par conséquent, ce qui ne se
résout ni en « être» ni en « unité ». Cela, donc, qu'on
ne peut même pas poser comme un singulier -. «le
rapport» - sans faire lever l'essaim bourdonnant de ses
pluriels. Pour reprendre une image de Freud: le fait
d'être nourris d'un mênle lait « maternel» tout en étant
exposés un par un à l'absence « paternelle» d'unité figu-
rale. Le fait cl' être ainsi liés au sein d'une déliaison, déliés
le long de la liaison même.
Comment penser cela, qui nous tient tous littérale-
ment au corps, lorsqu'il n'est plus possible de recourir
aux fondations ou aux totems des mondes disparus?
Cette question excède, par définition, toute politique,
toute ecclésiologie, tout nationalisme ou communau-
tarisme, et plus encore toute espèce de solidarité, d'en-
traide ou de soin collectif. Elle est la question dont le
mot communisme entretient depuis plus de deux siècles
l'écharde, l'irritation ou le tourrnent en même temps
qu'une attente et une exigence.
Le livre dont j'entame ici la lecture est un témoin
remarquable dans l'histoire de cette question.

2
Hapax

À l'automne de 1983, Maurice Blanchot publiait


La Communauté inavouable. Depuis trente ans, ce
livre a été très souvent rappelé ou évoqué, très sou-

12
« La communauté, le nombre»

vent aussi associé à La Communauté désœuvrée que je


publiais pour ma part en 1986 et à La Communauté
qui vient de Giorgio Aganlben, paru en 1990. Si
toutefois le deuxième de ces titres et, dans une mesure
moindre, le troisième ont fait l'objet d'assez nom-
breux cornmentaires et d'analyses (parfois les compa-
rant, les contrastant, les rapprochant), le premier a été
aussi peu commenté qu'il a été beaucoup rnentionné.
Les citations de son texte ont été peu fréquentes, alors
même que le livre comme tel était signalé ou invoqué
en tant que moment initial d'une réflexion qui s'est
prolongée - de manières très diverses - jusqu'à nos
jours 1.

1. En l'été 2013 où j'écris ces lignes, un festival littéraire, lié à la


maison d'édition Verdier, s'intitule « La Communauté inavouable:
questionnements sur l'être-ensemble», « occasion - est-il précisé
- de rendre hommage à Maurice Blanchot». Le programme an-
noncé ne propose aucun « questionnement sur » le livre de Blan-
chot, ni même simplement de commentaire. C'est en revanche
dans un essai plutôt littéraire qu'on peut trouver un passage qui
pourrait être directement inspiré de Blanchot (même s'il s'agit
d'une rencontre fortuite). Dans son livre sur Jimi Hendrix, Hymne,
Lydie Salvayre écrit : «En jouant The Star-Spangled Banner, ce
matin du 18 août 1969 à Woodstock, Hendrix fit renaître le sen-
timent d'une fraternité dont les hommes étaient devenus pauvres,
et prêta vie à cette chose si rare aujourd'hui qu'on appelle, j'ose à
peine l'écrire, une communauté, une communauté formée là, dans
l'instant, une communauté précaire, heureusement précaire [ ... ]
une communauté de solitaires, chacun plongé entièrement dans sa
musique, chacun y trouvant domicile, mais au rythme de toUS»
(Paris, Le Seuil, 20 Il, p. 191). On a pu aussi faire référence à Blan-
chot et à La Maladie de la mort à propos de l'artiste Haegue Yang
parlant d'une « communauté d'absence» (article d'Éric Loret dans

13
La Communauté désavouée

Pour la caractériser d'une formule, disons que cette


réflexion naissait, sans aucun hasard, de l'épuisement
de ce qu'on avait nornmé le « communisme réel» et
ITlettait en jeu la pensée que ce « réel» avait défigurée.
Sans aucun hasard, en effet, puisque les années 1980
ont été les dernières années de la puissance qui se
qualifiait de « soviétique », c'est-à-dire organisée sur
la base de « conseils ». Il ne s'agissait pas de renouve-
ler ni de développer la critique des mensonges qui
avaient été accumulés sous des termes qui mobili-
saient - et depuis longtemps - toutes les sémantiques
du « commun », du cum, de 1'« avec» ou de 1'« en-
semble» (non seulement donc les « communismes»
et « socialismes» mais les « communions» ou « com-
munautés» religieuses). À la connaissance des men-
songes et des trahisons s'ajoutait pour certains la
conscience plus ou moins précise de ceci: on ne savait
pas vraiment ce qui avait été trahi. (Tout au plus
pouvait-on penser plus ou moins clairement - Engels
en est un témoin 1 _. qu'une vérité chrétienne de la
« communauté» avait été perdue, entraînant toute-
fois dans sa perte celle du message chrétien lui-même.)
Il ne suffisait pas de rnesurer le communisme « réel »
en comparant ses libertés, sa justice et son égalité à

Libération du 23 août 2013). On pourrait encore mentionner la


compagnie théâtrale intitulée La Communauté inavouable: il y a
certainement bien d'autres réferences possibles que celles-là pour
témoigner de la présence à la fois tutélaire et parfaitement vague
d'un texte en réalité à peine connu.
1. Cl sa Contribution à l'histoire du christianisme primitifde 1894.

14
« La communauté, le nombre»

celles que propose la démocratie des « États de droit»


soumis, quoi qu'ils en aient, aux mécanismes d'une
« production de richesse» étrangère à toute commu-
nauté d'existence. Il s'agissait d'interroger le sens ou la
teneur d'un mot tel que « communauté» qui ne propo-
sait en substance rien d'autre que «communisme »,
sans le discrédit politique où ce dernier était tombé (et
aussi, ce n'est pas négligeable, à la différence de la valeur
doctrinale voire doctrinaire du suffixe -isme).
Il Y avait donc bien quelque chose d'initial ou
d'inaugural dans un moment où la fermeture irréver-
sible du communisme historique exigeait un ques-
tionnement nouveau sur ce que «communisme »,
« communauté », « être-en-commun » peuvent vouloir
dire, sur les registres de pensée auxquels ils renvoient
(social? politique? anthropologique? ontologique?)
et sur leurs implications symboliques et pratiques,
imaginaires et affectives.
C'est pourquoi il est très surprenant de constater
combien peu a été analysé le livre de Blanchot et sin-
gulièrement sa seconde partie, qui est sa part propre-
ment affirmative, mais celle aussi qui demande de
rnanière assez évidente à être déchiffrée et interprétée,
pour elle-même et dans son rapport à la première par-
tie. Or s'il y eut bien évidemment des commentaires 1,
il ne semble pas - sous bénéfice d'inventaire - qu'au-
1. Il suffit de rappeler au moins les noms de Christophe Bident,
Philippe Mesnard, Leslie Hill, en demandant pardon à celles et ceux
que j'oublie ou dont je ne connais pas les textes; Aukje van Roo-
den, Cristina Rodriguez-Marciel, Hannes Opelz, Jérémie Majorel,

15
La Communauté désavouée

cun se soit emparé de la construction d'ensemble ni


de l'économie propre du livre. Le fait est d'autant
plus remarquable que ce livre présente une particula-
rité dans l'œuvre de son auteur: celle-ci se cornpose

Éric Hoppenot, Sylvain Santi, Arthur Cools, Idoia Quintana


Dominguez ont chacun consacré un texte encore inédit (au moment
où j'écris ces lignes, en juillet 2013) à ce qui se joue dans le livre de
Blanchot; en ce moment aussi, il se trouve que Michel Surya et
Leslie Hill, chacun de son côté, publient des textes où ils reprennent
l'examen des rapports entre Blanchot, Bataille et Nancy dans la
configuration singulière de La Communauté inavouable. Tous ces
auteurs ont bien voulu me communiquer leurs travaux, tous remar-
quables, dont les perspectives chaque fois bien différentes ont en
commun la conscience d'une énigme qu'il faut éclairer tout en re-
connaissant qu'elle se dérobe plus avant, fût-ce en se dérobant dans
l'évidence même (toute évidence se dérobe en elle-même). Qu'il y ait
une certaine synchronie de réveil dans la curiosité pour cette énigme
n'est pas très surprenant: il y a des temps d'incubation qui s'impo-
sent, et il y a des durées nécessaires pour dissiper les effets d'intimi-
dation (Michel Surya parle du « pouvoir d'intimidation» de ce livre
dans sa Sainteté de Bataille (Paris, L'Éclat, 2012), ouvrage qui importe
de manière éminente à la lecture de La Communauté inavouable
quoique et parce que dans une perspective sensiblement différente de
la mienne, non opposée pourtant). Au demeurant, je ne me propose
pas de pénétrer le réseau complexe de ces études qui sont contempo-
raines tout en s'ignorant souvent entre elles. C'est pourquoi je ne
pourrai, sous peine de m'égarer, me référer à ce qui, en chacun d'eux,
l'eût appelé. Je livre ma propre lecture, telle qu'elle s'est lentement
imposée à moi comme je l'ai signalé dans La Communauté affrontée
et dans Maurice Blanchot. Passion politique (Paris, Galilée, 2001 et
20 Il). C'est avant tout la lecture de celui à qui Blanchot adressait,
comme je le montrerai, une réponse, une réplique et une sorte
d'avertissement. En outre, je m'en tiens ici à lire ce seul livre de Blan-
chot, sans chercher à examiner les relations qu'il entretient de toute
évidence avec le reste de l'œuvre. - J'ajoute un mot à propos de l' « in-

16
« La communauté, le nombre»

en effet presque entièrernent, outre les textes de fic-


tion, d'ensembles de fragments et de recueils d'articles
ou d'autres textes formellement discontinus. Les li-
vres d'une seule venue sont rares, souvent très minces.
Par ailleurs, La Communauté inavouable constitue un
hapax chez Blanchot si on prend en compte son objet
- disons tout à la fois pratique, politique et ontolo-
gique, quitte à revenir plus tard sur ces qualificatifs.
C'est le seul livre où la littérature n'apparaît pas en
position de thème - tout en jouant un rôle qu'on
pourrait dire opératoire. À vrai dire, cet hapax s'est
prolongé ou rejoué l'année suivante (1984) avec la
publication de «Les intellectuels en question 1» -
texte qu'il faut sans aucun doute considérer comme
intimernent lié au livre de 1983.

timidation» : il n'est pas impossible qu'à côté d'elle se soit aussi


produit un effet de gêne et de réserve chez certains qui ont pu discer-
ner les enjeux de ce livre mais n'ont pas voulu en faire état du vivant
de Blanchot ni dans les temps qui ont suivi sa mort. Je suis d'ailleurs
moi-même en partie dans ce cas, mais si j'ai tardé dix ans après cette
mort, ce n'est pas par réserve mais par réelle difficulté à comprendre.
- Il faut toutefois préciser que le numéro de la revue Lignes consa-
cré aux «politiques de Maurice Blanchot (1930-1993) », qui doit
paraître en même temps que le présent livre (n° 43, mars 2014),
fournira sans aucun doute un contexte très enrichissant à ma lecture.
Je peux en juger au moins par le texte que Michel 5Ulya doit y
publier, « L'autre Blanchot », qu'il a bien voulu me communiquer et
qui me conforte à beaucoup d'égards. Il en va de même pour le texte
de Mathilde Girard dans le même numéro, où figurera par ailleurs
l'entretien entre elle et moi évoqué infta, p. 55, n. 1.
1. Alors publié en tant qu'article dans Le Débat, n° 29, 1984;
repris comme livre en 1996 chez Fourbis.

17
La Communauté désavouée

3
Aller plus loin

Le constat qui précède engage une double obliga-


tion: d'une part il faut examiner de plus près la teneur
de cé livre, d'autre part il faut comprendre pourquoi
cet examen est resté si longtemps différé.
En cette affaire, je suis le premier obligé puisque La
Communauté inavouable a pris son occasion et son
thème dans le désir que Blanchot éprouva de répondre
à ma « Communauté désœuvrée» sous sa première
forme, c'est-à-dire sous la forme de l'article publié
dans la revue Aléa 1. À cette obligation, j'ai fait allu-
sion çà et là 2 sans aller plus loin que la simple allusion.
Il est arrivé que certains s'en étonnent et je comprends
leur étonnement. Je reconnais que depuis trente ans
je suis en défaut à cet égard. Mon cas particulier a
pour lui une série de raisons compréhensibles : tout
d'abord un effet de sidération produit, à l'époque, par
le fait que Blanchot écrive - et en quelques mois -
un livre pour répondre à un simple article et qu'il
le publie dans la même année (1983) que l'article,
l'ayant donc écrit en obéissant à une sorte d'urgence.
Mon étonnement était dû à cette promptitude
mais d'abord au fait qu'un personnage aussi consi-
dérable que Blanchot réponde à un article de quel-

1. Aléa, n° 4, 1983. La deuxième forme est celle du livre, La


Communauté désœuvrée, paru chez Bourgois en 1986 et dont deux
nouvelles éditions ont paru depuis (1990 et 1999).
2. Cf ibid.

18
« La communauté, le nombre»

qu'un qui n'était qu'un jeune philosophe sans autorité


(33 ans de moins que Blanchot, écart qui contenait
en particulier toutes les années 1920 et 1930 - or
l'autorité, c'est l'expérience). Je sais que je suis resté
d'abord interdit, avant même de commencer à plus
ou moins comprendre que Blanchot m'interdisait
- nous interdisait - d'en rester au texte que j'avais
publié. Au mornent de conclure la première partie du
livre il parle en effet de« la "communauté désœuvrée"
sur laquelle Jean-Luc Nancy nous a appelés à réfléchir
sans qu'il nous soit permis de nous y arrêter 1 ».
Je peux imaginer que cette formule reprend à sa fa-
çon la dernière phrase du texte que j'avais publié dans
Aléa. Elle disait « nous ne pouvons qu'aller plus loin»
pour suggérer que nous avions à prolonger ce que je ve-
nais de citer de Bataille : le « sentiment de communau-
té me liant à Nietzsche ». Ces mots venaient conclure le
dernier développement du texte : la communauté ni
communielle, ni strictement politique de ceux et de cela
qui se communique(nt) dans le suspens ou dans l'inter-
ruption des transmissions, des continuités d'échange -
ce que je désignais sous le mot « écriture» selon un sens
du mot provenant de Blanchot lui-mênle et de Derrida 2.

1. Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Minuit,


1983, p. 43.
2. Eux-mêmes conduits vers cette valeur du mot par des frayages
ouverts depuis un certain temps -. on se rappelle Le Degré zéro de
l'écriture de Roland Barthes, en 1953 -, et dont l'histoire précise
reste à faire. Le déplacement d'un monde de 1'« auteur», du
« style» et de 1'« œuvre » (voire du « message») vers un espace de

19
La Communauté désavouée

Il est clair que Blanchot, tout en prolongeant la


phrase et donc le texte qu'elle concluait, y ajoutait par
un tour à peine dissimulé cette valeur tout autre : il
n'est pas pennis d'en rester à ce que dit Nancy, il faut
aller plus loin. C'est à aller plus loin que s'employait
la suite du livre. Sur le moment, je n'ai perçu cette
intention que très confusément et dans l'embarras.
« Aller plus loin », toutefois, n'impliquait pas seule-
ment de se détacher du propos de Nancy. Ce pouvait
être aussi bien le prolonger que l'abandonner, ce pou-
vait être le dépasser dans tous les sens qu'on peut
donner à ce mot. Et de fait Blanchot a sans doute
pratiqué dans son livre toutes ces possibilités tressées
ensemble et mêlées à plusieurs autres relatives à Ba-
taille. Mais leur intrication est telle qu'elle ne peut pas
être entièrement démêlée: tout au moins suis-je inca-
pable de le faire et sans doute ne suis-je pas le seul.
C'est peut-être la raison pfincipale de la fascination
souvent embarrassée exercée par ce texte - sans qu'on
puisse exclure que cet embarras ne se soit pas déjà
exercé sur Blanchot lui-même. Une difficulté peut-
être insurmontable menace les efforts pour dire l'être
du partage d'être, qui à aucun égard ne peut « être»

1'« écriture» et du « texte» (de «l'aventure d'une écriture» selon


Jean Ricardou en 1967, Problèmes du Nouveau Roman, Paris, Le
Seuil~ p. Ill) a répondu à une mutation de la perception et des
conditions du sens, c'est-à-dire de ce qui fait lien ou rapport. Le
« commun» y était entièrement en jeu si 1'« écriture» en venait à
nommer la communication dont les pôles d'émission et de destina-
tion ne sont pas présents, sont absents à titre provisoire ou définitif.

20
« La communauté, le nombre»

autrement qu'en défaisant l'être (substantif, sujet)


dans son acte (verbe, transitivité).

4
Le commun nombreux

Le livre de Blanchot était ainsi de part en part écrit


en réponse ou en réplique -- et à quelques égards en
riposte - au texte d'Aléa. Si le rnotif du livre de Blan-
chot était bien celui de la cornmunauté, son mobile se
trouvait dans une réaction à quelque chose qu'il avait
reçu, pour le dire lourdement, comme un rappel- on
ne saurait dire « un rappel à l'ordre» mais le rappel
d'une exigence à laquelle il savait devoir répondre
sans l'avoir peut-être assez manifesté. Sa première
phrase dit: «À partir d'un texte important de Jean-
Luc Nancy je voudrais reprendre une réflexion jamais
interrompue, mais s'exprimant seulement de loin en
loin, sur l'exigence communiste 1 ••• ».
On pourrait vouloir retracer de manière précise
l'histoire antérieure de ce motif chez Blanchot, en
particulier au long de ses rapports avec Dionys Mas-

1. J'avais écrit (p. 28 du livre que je suivrai désormais, car il est


seul accessible, et tout en admettant quelques petites modifications
dont je n'ai pas à tenir compte ici) : « une exigence communiste
communique avec le geste par lequel nous devons aller plus loin
que tous les horizons» - l' outrepassement de 1'« horizon» étant
destiné à écarter, avec la formule de Sartre sur le communisme
« horizon indépassable de notre temps », l'idée même d'« horizon»
dans sa double résonance, d'une part du côté du projet, de la visée,
d'autre part du côté de la phénoménologie.

21
La Communauté désavouée

colo et avec Marguerite Duras. De plus compétents


le feront. Je m'en tiens à la circonstance de 1983. À
son sujet, il est important de rappeler un fait très
souvent oublié lorsqu'on évoque le livre de Blanchot.
Non seulement ce livre répondait à mon article, mais
rnon article répondait à une demande formulée par
Jean-Christophe Bailly. Pour le troisième numéro de
la revue qu'il animait chez Christian Bourgois - Aléa-,
il avait proposé un thème qu'il énonçait ainsi: « La
communauté, le nombre ».
Avec la belle fortune lexicale dont il a le secret,
Bailly avait ainsi nommé une question - une instance,
une Idée, une attente - à laquelle je ne m'attendais
pas plus que, peut-être, Blanchot pour sa part ne s'y
attendait. Je venais pourtant de consacrer une année
de cours aux divers motifs de la communauté chez
Bataille. Mais je l'avais fait, pour le dire ainsi, à l'en-
seigne d'une préoccupation dominée par le nlot
« politique» 1. L'article que j'écrivis en porte d'ailleurs
très clairement la marque et par ailleurs il faudra que

1. À cette époque, Philippe Lacoue-Labarthe et moi-même diri-


gions un « Groupe de recherches sur le politique» à l'ENS-Ulm. Il
n'y était guère question de « communauté» alors même qu'à notre
insu ce motif s'imposait à l'arrière-plan de ce que nous nommions
« le retrait du politique », recul et retracement de la forme politique
dans la condition générale du monde. Déjà en 1983, ce Centre
nous décevait, glissant vers un consensus autour de la séparation
entre « société civile» et État qui nous semblait loin de ce qu'exi-
geait une pensée neuve de la politique. Dans « Les intellectuels en
question », en 1984, Blanchot fait une allusion claire au « retrait du
politique» (p. 13 dans l'édition Fourbis de 1996, op. rit.).

22
« La communauté, le nombre»

plus tard je revienne à loisir sur les questions depuis


nouées autour de la « politique» (la fin du livre de
Blanchot nous y conduira). C'est une chose que d'être
à la recherche d'une formule ou d'une construction
politique, c'en est une autre de voir surgir dans une
sorte de dépouillement aveuglant ce couple de termes
- « la communauté, le nombre» - qui est loin de se
satisfaire d'être rangé sous la rubrique « politique ».
On peut dire que Bailly faisait surgir dans cette brève
parataxe l'entrechoc de deux notions et de deux images
dont l'affrontement contrasté n'était que rarement
rappelé dans ces années où on tendait à oublier à la fois
le lent déclin de l'idée communiste et la persistance
plus ou moins sourde de ce que David Riesman avait
en 1950 nomrné The Lonely Crowd. Le rappel n'était
certes pas cinglant, mais il était vif: dans le grand
nombre brassé par les flux de la consommation (on
nommait ainsi, en ce temps, le capitalisme foisonnant),
qu'en est-il de l'existence en commun à laquelle de son
côté le « cornmunisme » ne rend aucune justice?
Ou bien encore: le commun nombreux, le commun
numérique fait-il droit à ce comrllun qu'évoque le mot
« communauté» ? La réponse évidente était « non» mais
cette évidence était aussitôt prise en défàut d'analyse et
de réflexion par la difficulté à donner une consistance
précise au terme «communauté» 1. La trouvaille de

1. Dans son texte, Blanchot fait une allusion au motif du nombre


en précisant que « théoriquement et historiquement il n'y a de
communauté que d'un petit nombre» (La Communauté inavouable,
op. cit., p. 17).

23
La Communauté désavouée

Bailly consistait à rejouer comme thème et comme ques-


tion un mot qui avait eu une existence fiévreuse - margi-
nale mais intense et à plusieurs égards prégnante - dans
les vingt années précédentes dont le pivot avait été 68.
Les conlmunautés hippies, celles imaginées et tentées par
milliers, en Europe et dans les Amériques, au nom de la
libération sexuelle, de la croissance zéro, de l'écologie, de
sensibilités chrétiennes, bouddhistes, conseillistes ou so-
cialisantes, avaient entretenu un irnaginaire permanent
et lentement déclinant au fil des changements écono-
miques et géopolitiques des années 1980.
En fait, l'invitation d'Aléa avait la valeur et la force
d'un symptôme d'époque. Elle avait donc aussi un
pouvoir d'injonction: il fallait s'emparer des questions
nichées dans sa parataxe. C'est ainsi que je m'étais senti
commis d' ofhce à une tâche urgente, et sans doute
Blanchot éprouva-t-il en me lisant quelque chose
d'analogue. Mais pour lui, le sens de cette tâche remon-
tait bien plus avant dans son histoire. C'est aussi cela
qui s'est joué dans son livre.
Il n'est pas non plus impossible que pour Blanchot
la juxtaposition de ces mots - la communauté, le
nombre - ait fait entrevoir à la fois leur contraste et le
risque de penser à une communauté nombreuse, à la
mesure de l'époque du nombre et vouée à la complexité
des rapports et des institutions. Pour sa part, c'est en
tout cas très résolument vers le plus petit nombre qu'il
dirige la pointe de sa réflexion: vers le deux, lui-même
se résolvant en un éphémère 1 + 1.
Outre-politique
5
Ek-sistence

Le communisme selon Blanchot, au sens de « ce


qui exclut (et s'exclut de) toute communauté déjà
constituée », était présent dans mon essai avec cette
citation tirée d'un texte de 1968 1• Il en était un
mobile essentiel, il lui donnait un élan qui soutenait
celui que je prenais dans cet autre tenne -le « désœu-
vrement» - dont la sémantique blanchotienne dé-
signe le mouvement de l'œuvre qui l'ouvre au-delà
d'elle-même, qui ne la laisse pas s'accomplir en un sens
achevé mais l'ouvre à l'absentement de son sens ou du
sens en général. Le désœuvrement est ce par quoi
l' œuvre n'appartient pas à l'ordre de l'achevé, ni d'ail-
leurs de l'inachevé: elle ne nlanque de rien tout en
n'étant rien d'accompli.
Il est vrai qu'à propos du communisme je glissais un
léger reproche: comme d'autres, par exemple Benjamin
se voulant marxiste, Blanchot n'aurait pas engagé le mo-
tif du comrnunisme au-delà d'une sphère littéraire et
artistique (<< pas explicitement ni thématiquement »,
1. M. Blanchot, « Le communisme sans héritage », texte publié
en 1968 dans Comité et repris en 1976 dans Gram ma, n° 3-4.

27
La Communauté désavouée

écrivais-je 1) et n'aurait donc pas vraiment proposé « une


pensée de la communauté ». Ce passage, que je retrouve
avec un certain étonnement 2, a deux implications :
d'une part, j'avais de longtemps remarqué l'empire exer-
cé sur beaucoup (il y en aurait trop à nommer) par les
mots et motifs du « communisme» ou de la « critique
marxiste» là où les pensées ne devaient rien ou peu à une
considération de l'exploitation capitaliste et de la lutte
des classes (je pense à Bataille, Benjamin, Bloch, entre
autres) ; d'autre part, je demandais - avec un aplomb qui
prête à sourire -- que la communauté soit pensée selon
une vérité qui restait encore en souffrance (et que je
semblais sans doute m'apprêter à produire). Par l'une et
par l'autre voie, on pourrait dire que je m'en prenais à ce
qui était simplement reçu de l'idée de « communauté »,
à ce qui était déposé dans l'usage du terme, exactement
comme Blanchot visait sous le nom de « communisme»
un excès sur« toute communauté constituée ».
En somme, il devait s'agir d'une communauté consti-
tuante ou de la constitution, de la formation ou création
de la cornmunauté. cela donc qui fait le « commun»
en tant que tel: l'élan et l'événement où il naît.

1. La Communauté désœuvrée, op. rit., p. 25.


2. Il faut le dire, je n'ai plus aujourd'hui qu'une vision vague de
ce livre. Je ne tenterai pas d'en reconstituer avec précision l'écono-
mie car je serais entraîné soit à trop mettre au jour des éléments
restés implicites, latents, mal perçus par moi-même dans le moment
de la rédaction, soit à trop vouloir critiquer et le cas échéant corri-
ger ce qui ne manque pas de s'y avérer défectueux ou insuffisant.
Mon propos ici n'est pas de me relire mais de relire Blanchot.

28
Outre-politique

Ce qui fait le commun, je m'efforçais ensuite de dire


que c'est le partage de la finitude. Ce dernier terme ne
s'opposant pas à l'infini mais donnant la mesure de ceci
que l'infini s'ouvre dans la « passion» du rapport - « la
communication des passions» étant l'expression de
Bataille pour nommer ce dont « le sacré» n'était peut-
être « qu'un nom purement pédant» 1. Ce qui se com-
munique n'est pas une substance commune mais le fait
même d'être en rapport, la « contagion» qui est un
autre nom pour la « communication» et par laquelle
ne se transmet rien d'autre que précisément le fait qu'il
y ait transmission, passage et partage.
Au fond, ce que je proposais était de mettre à nu ceci:
rien n'est donné, ni au début, ni à la fin, comme l'unité
substantielle d'une communauté mais « la commu-
nauté» nomme le fait d'un partage incessant qui ne
répartit rien de donné mais qui se confond avec la
condition d'être-exposé. Or cette condition était au fond
chez moi la transcription de l'Ek-sistenz de Heidegger
et de son aus-sein, de l'être-hors, d'un « hors» antérieur
à tout« dedans », à toute clôture d'une subjectivité selon
le schème classique d'un être-à-soi.
Ce qui m'importait en cela était d'inverser l'ordre
ordinaire des raisons, où la communauté succède aux
individualités, et de considérer l'ek-sistence (ou 1'« ex-
tase » dont je reprenais le terme à Bataille) comme la

1. Citation faite p. 79 de La Communauté désœuvrée, op. dt., et


renvoyant à une conférence de Bataille de 1947, dans Œuvres
complètes, vol. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 37.

29
La Communauté désavouée

condition ontologique même, dont la communauté


ne pouvait qu'être le corollaire. ] e ne faisais rien d'autre
que redoubler l'exclusion de « toute comnlunauté cons-
tituée» que Blanchot voyait dans le « communisme ».
Mais ce redoublernent s'engageait, à cause de ma lec-
ture de Bataille, dans une direction qui devait heurter
Blanchot (ce dont je n'avais pas le moindre soupçon) 1.

6
Politique?

Sans aucun doute il a désapprouvé la façon dont


j'avais lu Bataille. À tout le moins il l' a jugée insuffi-
sante. Et il n'avait pas tort, puisque j'avais lu Bataille

1. De toute façon je dois reconnaître que je n'avais, écrivant ce


texte, aucune espèce de représentation de la possibilité que Blanchot
me lise, même si mon titre affichait une réference à lui. C'est peut-
être un trait de jeunesse, mais il me semble plutôt que, de manière
générale, il est rare d'écrire en pensant à des lecteurs déterminés. Si
cela se produit, l'écriture s'en trouve paralysée ou légèrement dévoyée,
pervertie en signe de reconnaissance. Il y a quelque chose du rapport
ou de la communication qui précède toute adresse déterminée et
tout rapport entre des subjectivités. C'est pourquoi il importe que je
ne donne pas l'impression de réduire le livre de Blanchot à la réponse
et réaction qu'il contient aussi très manifestement. Il ne me répon-
dait pas plus qu'il ne répondait avec et malgré moi à la même exigence
d'époque à laquelle Bailly avait invité à répondre et à laquelle long-
temps auparavant le mot «communisme» avait eu la charge de
répondre. Nous ne sommes pas quittes de cette exigence et c'est la
raison qui me pousse à mieux comprendre ce qui s'est passé dans
l'épisode et sous la configuration dont je parle - ce qui s'est passé
mais qui n'appartient pas simplement au passé.

30
Outre-politique

en cherchant chez lui quelque chose qu'il ne pouvait


pas donner (que personne sans doute ne pouvait déjà
plus donner) : je cherchais une politique, j'avais trouvé
un renoncement à la recherche d'une communauté
politique. J'avais trouvé une opposition entre la « so-
ciété de consumation »des amants (de la passion, donc)
et la société dite par Bataille « d'acquisition» et identi-
fiée comme « l'État ». Je négligeais, dans ce texte, le
Bataille des années de Contre-attaque puis d'Acéphale
car il m'avait semblé qu'alors avait été éprouvée la li-
mite d'une exigence de communion sociale. Cette exi-
gence ou bien avait engagé les malentendus qui avaient
fait parler de « surfascisme », ou bien s'était heurtée à
l'insurmontable difficulté de concevoir un sacrifice fon-
dateur dans un monde que cimentait depuis longtemps
l'abandon du sacrifice 1. Suivant le mouvement de
Bataille dans les années 1950, je devais enregistrer
l'abandon de toute affirmation qu'on aurait pu dire
« communiste ».

Si je recevais de Bataille la communauté en tant


que communication des passions, je n'acceptais pas
que celle-ci soit limitée aux amants et qu'en somme la
société soit condamnée à l'ordre de ce qu'il avait
nommé « l'homogène », et ainsi privée de l'irruption
de l'altérité et du « sens d'un au-delà de l'individu

1. J'évoquais seulement « la résonance tardive (1951), et comme


étouffée et résignée, d'un motif d'une société de la fête, de la dé-
pense, du sacrifice et de la gloire» (La Communauté désœuvrée,
op. cit., p. 92).

31
La Communauté désavouée

seul» 1 que pourtant ce Bataille « tardif» reconnaissait


encore devoir être l'apanage de «la Cité ». En même
temps, Bataille déplorait que la cité soit désormais inca-
pable d'ouvrir cet « au-delà» et ne voulait pas transfé-
rer aux seuls amants ce qui ne pouvait cesser d'être
exigible de la cité, même s'il fallait y renoncer.
J'essayais de jouer ce dernier Bataille contre celui qui
opposait les amants à la « société d'acquisition ». J'avais
décelé dans sa communauté des amants l'aspiration à
une «cornmunion 2» : ce mot n'est sans doute pas
fréquent chez Bataille mais on trouve « confusion» et
« continuité» qui caractérisent le passage à la limite,
dans l'étreinte, des individus distincts dont le but
commun est une fusion au demeurant impossible (et
par rapport à laquelle l'érotisme reste une comédie,
tout comme, de son côté, le sacrifice où ne disparaît pas
le sacrificateur lui-même). Je pensais donc que cette
aspiration à la comrnunion arrêtait Bataille dans sa
recherche d'une politique comme elle l'avait aupara-
vant détourné d'une action politique où la politique
elle-même se serait consumée .-. se serait consommée en
se consumant. Je m'efforçais donc - tout en hésitant à
nommer encore « politique» ce dont il s'agissait - d'es-
quisser l'idée d'une politique « s'ordonnant au désœu-
vrement de sa communication 3 ».

1. Citation faite dans La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 94,


et renvoyant à un fragment posthume de Bataille dans Œuvres
complètes, vol. VIII, Paris, Gallimard, 1976, p. 497.
2. Dans le texte de mon article lu par Blanchot, le mot figurait
deux fois.
3. La Communauté désœuvrée, op. dt., p. 100.

32
Outre-politique

En toute rigueur, je sais aujourd'hui que cet effort


était vain et restait tributaire d'un sens de « politique»
exorbitant. ]'écrivais d'ailleurs : « si ce mot peut dési-
gner l'ordonnance de la conlmunauté cornrne telle,
dans sa destination et son partage, et non l'organisation
de la société l ». Mais cette hésitation ne tenait guère
car je ne voyais pas où prendre un autre mot pour dési-
gner ce qu'un peu plus tard Gérard Granel nommerait
« la forme de l'existence» en écrivant: « Si politique il
y a, elle a pour objet la forme de l'existence; si existence
il y a, elle a pour forme la Polis 2 ». Mais Granel confir-
mait ainsi un usage du terme qui s'avère désormais
difficile à tenir en face de ce que je désignais comme
« l'organisation de la société» (ce que Rancière, jetant
une clarté crue, nomme la « police»).
C'est sous une telle acception de la « politique» (ou
« du» politique, masculin de concept ou d'essence
qu'on s'est mis à privilégier dans cette époque) que
s'était tenu Bataille lorsqu'il pensait le « sens au-delà de
l'individu» et c'est dans ce régime de sens que je me
tenais alors. Blanchot, on le verra, n'était pas tout à fait
dans la même disposition de langue et de pensée. La
chose n'est pas sans conséquence et j'y reviendrai. Je
précise tout de suite qu'aujourd'hui je considère comme
égarant cet usage du mot, qui rend « politique» équi-

1. Ibid., p. 99.
2. Gérard Granel, «Apolis », dans Apolis, Mauvezin, TER, 2009,
p. 5. Je choisis cette phrase pour sa frappe particulièrement nette
qu'elle donne à une pensée du ou de la « politique» dont nous
avons presque tous et longtemps été tributaires.

33
La Communauté désavouée

valent à« ontologique» ou à « théologique ». On peut


noter que le mot « politique» n'apparaît que très peu
dans La Communauté inavouable, mais à quelques mo-
ments remarquables (on le verra), en particulier à la
fin pour désigner un certain ordre parmi d'autres de
« conséquences» de ce que le livre a établi ou proposé.
U ne chose était au ITloins plus claire chez Blanchot que
chez moi: la « politique» restait distincte de la « COIT1-
munauté » comme telle. (Ce qui n'empêche qu'en une
occurrence de son livre, comme on le verra, le Inot
prenne une valeur illimitée.)

7
L'« immédiat-universel»

Quoi qu'il en soit de ce point, qui est important


rIlais ne touche pas au plus profond du différend, la
résistance de Blanchot à la façon dont je me rappor-
tais à Bataille était tout à fait manifeste. Je l'ai perçue
dès ma première lecture et j'en fus assez embarrassé
car, ITlême si je discernais malles tenants et aboutis-
sants de sa critique, je me sentais démuni devant ce
jugement autrernent autorisé que le Inien.
Toutefois, sans s'adresser comme Bataille à une ins-
tance nomITlée« cité» ou« État» et en désignant la po-
litique comme une sphère particulière, Blanchot n'en
reprenait pas moins la « communauté des amants» (ti-
tre de la seconde partie de son livre) pour lui donner
une position - disons fondamentale - de laquelle pou-

34
Outre-politique

vaient se déduire diverses conséquences, entre autres


politiques.
Blanchot tenait ainsi à revenir, contre moi, au Ba-
taille d'avant la guerre. C'est-à-dire à celui qui avait ten-
té de répliquer au fascisme autrement que sur un mode
simplement démocratique (juridique, républicain, hu-
maniste). Ce point est décisif: tout se joue à partir de
lui. Si j'avais négligé le Bataille des années 1930, c'était
en raison d'un échec reconnu par lui-même. Échec
aux aspects divers - difficulté à faire partager ses vues,
difficulté aussi à clairement les distinguer de vues
fascisantes -, mais échec qui fut bien moins celui
d'une tentative personnelle que le symptôme d'une
aporie constitutive de l'époque alors inaugurée - qui
est encore la nôtre: l'absence de tout antagonisme sé-
rieux à la civilisation déterminée par le capitalisme. De
cette aporie témoignent dans les années 1930 aussi bien
les durcissements des droites obnubilées par diverses
modulations du couple « décadence/restauration» que
les approximations des marxismes marginaux comme
ceux de Bloch, de Benjamin ou de Bataille.
C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre La Com-
munauté inavouable : non pas, bien entendu, dans le
contexte des années 1930 (pas directement du moins,
on y reviendra), mais dans celui des années 1980 qui
était à nouveau, toutes choses égales d'ailleurs, celui
d'un désenchantement profond de la démocratie. Que
ce désenchantement soit en jeu, on ne peut en douter
si on lit attentivernent les sections du livre intitulées
«mai 1968» et « Présence du peuple» : parlant du

35
La Communauté désavouée

peuple, Blanchot évite de prononcer le mot « démo-


cratie »; il distingue, voire oppose, un caractère « poli-
tique» qui se définit par « le refus de ne rien exclure 1 »
et des« volontés politiques déterminées» qui appartien-
nent au registre des termes que ce passage disqualifie:
« pouvoir », « autorité », « idéologie », « commande-
ment », « institutions formelles» - tout ce qui se range
sous la formule initiale où « mai 1968» est désigné
en tant que « fête qui bouleversait les formes sociales
admises ou espérées ». Le dernier mot est important: il
écarte non seulement l'ordre institué mais toute projec-
tion instituante, révolutionnaire ou réformiste.
Je partage sans réserve cette caractérisation de l'es-
prit le plus profond et le plus vif de 68. Je ne suis pas
sûr en revanche de pouvoir en tirer la distinction
entre une politique non déterminée (et identifiée à
« l'immédiat-universel ») et des politiques déterminées.
Pareille distinction suppose une amphibologie du
terme « politique» dont toute notre époque conti-
nue à être victime. Dans La Communauté désœuvrée
je fàisais moi-même des emplois divers, pas toujours
cohérents et pas toujours clairs, de ce mot « poli-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 53. À


vrai dire, la grammaire de cette formule ne laisse pas de prêter à
confusion. Il est manifeste que Blanchot veut dire « le refus d'ex-
clure qui ou quoi que ce soit»; mais il serait plus conforme au
sentiment classique de la langue, dans ce contexte précis surchargé
de négations (refus, exclure ... ), d'écrire « le refus de rien exclure».
Qu'un écrivain aussi raffiné commette un léger lapsus calami à
l'occasion d'un sujet d'une complexité plus qu'extrême, peut-être
inextricable, mérite d'être indiqué - sans toutefois insister plus.

36
Outre-politique

tique ». Il rn' a fallu longtemps pour commencer à me


dégager d'une confusion où nous sommes tous plus
ou mOIns pns.
Cette observation porte sur un élément à coup sûr
essentiel au livre de Blanchot. Parlant d'un « immé-
diat-universel », il ne parle pas de politique. Il le sait
sans pouvoir ni vouloir le savoir tout à fait. Mais de
quoi parle-t-il et de quoi parlais-je moi-même sous
le mot « communauté»? Peut-être ne pouvions-nous
même pas savoir que cette question se posait. Un pa-
radoxe crucial se tient au cœur de cette affaire de la
communauté (et/ou du communisme) : nous répon-
dions - Bailly, Nancy, Blanchot, Agamben, tout le
monde - à une question - celle du « communisme» -
qu'il faudrait dire suressentielle et dont le sens nous
échappait. Autant dire qu'il nous échappe encore.

8
Ultra

Assurément il n'était pas facile de reprendre à contre-


courant le mouvement de Bataille tel que je l'avais suivi
et tel que j'en avais retenu la leçon dernière: l'impossi-
bilité de discerner la communauté dans l'ordre de la
« Cité» ou de « l'État» - autrement dit, ce Bataille qui
écrivait en 1949 : « La grande question pour l'homme
actuel tient sans doute à la défaillance de la direction
qui dissocie, qui décompose la société 1 ». Mais un
1. G. Bataille, Œuvres complètes, vol. Xl, Paris, Gallimard, 1988,
p. 479 (article de 1949, « Caprice et machinerie d'État à Stalin-

37
La Lommunauté désavouée

retour amont pouvait, devait conduire à telle feuille


de « Programme» rédigée en 1936 :

1. Fonner une communauté créatrice de valeurs,


valeurs créatrices de cohésion.
[... ] 7. Lutter pour décomposer et exclure toute
cOllununauté autre que cette communauté univer-
selle, telle que les communautés nationales, socialiste
et communiste ou les Églises.
8. Mfirmer la réalité des valeurs, l'inégalité hu-
maine qui en résulte et reconnaître le caractère orga-
nique de la société 1.

On imagine la longue, difficile et pénible médita-


tion de Blanchot lisant ce texte - non en 1936 où il
est exclu qu'il l'ait connu mais en 1970 où il n'a pas
pu ne pas le lire (il en avait peut-être même eu com-
munication avant la publication de ce volume des
Œ~uvres). Pour lui, 1'« exigence communiste» avait
pris (singulièrement à travers Mascolo) une vigueur
qui la découplait entièrement de tout ce que forçait
impitoyablement à désigner le mot « communisme ».
Néanmoins, ce que Bataille en 1936 récuse comme
« communauté communiste» au même titre que toute
communauté définie, déterminée et dénommée, ne
peut que rester récusé. Le texte de Blanchot de 1983

grad »). Liée dans le contexte à une analyse des fascismes la formule
n'en embrasse pas moins toutes les « directions» politiques aux-
quelles on pouvait penser en 1949 ... comme afortiori en 2014.
1. G. Bataille, Œuvres complètes, vol. II, Paris, Gallimard, 1970,
p. 273 (texte posthume isolé, intitulé « Programme» par les éditeurs).

38
Outre-politique

le dit en évoquant « une manière encore jamais vécue


de communisme que nulle idéologie n'était à même de
récupérer ou de revendiquer 1 ».
Lorsque le même texte, dans la même page, déclare,
citant Char (caution bienvenue), une« cornmune pré-
sence» qu'il faut créditer de « la conscience d'être,
telle quelle 2, l'immédiat-universel, avec l'impossible
cornme seul défi », on ne peut manquer de relever
une proximité avec la «communauté universelle»
exigée par Bataille en 1936. Cela doit se faire sans
impliquer, quoique sans l'exclure, un rapport littéral
des deux textes: il s'agit en tout cas d'une proximité
de pensées, proximité soigneusement mise au jour
d'une actualité qui ne permettait plus de s'enflammer
comme en 1936.
Il s'agissait cependant pour Blanchot de proposer
une image du Bataille des années 1930 qui permît
de le rapprocher d'une perspective possible cinquante
ans plus tard au sujet de la communauté. Il nlet en
œuvre à cette fin un mélange de rappels elliptiques et
d'évocations d'une disposition profonde de cet ami
qu'il est mieux que quiconque autorisé à caractériser.
Je n'entrerai pas dans une analyse intégrale du
texte : elle serait à la fois nécessaire et impossible.
Nécessaire, car c'est l'usage de chaque mot, de chaque
tour de phrase et de tous les détails d'une composi-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 53.


2. Est-ce une allusion, et de quelle intention? Tel Quel avait
publié l'année précédente l'article de Jeffrey Mehlman relatif aux
positions politiques de Blanchot avant la guerre.

39
La Communauté désavouée

tion aussi serrée que dérobée aux protocoles de l'ar-


gumentation qu'il faudrait examiner. Mais il faudrait
en même temps se laisser conduire vers une limite
« après laquelle il n'y aura plus rien à dire 1 » - peut-
être faut-il comprendre qu'il n'y aura plus rien à dire
dans l'ordre d'une réflexion sur la communauté,
puisque celle-ci « doit se connaître en s'ignorant elle-
même» -, cependant qu'il y aura lieu de se déplacer
- « d'une manière qui peut paraître arbitraire» 2 et
qui répond donc à une nécessité dérobée - vers un
autre registre de parole et d'écriture : celui de la
seconde partie.
(<< Se connaître en s'ignorant» : comrnent ne pas
penser à la docte ignorance de Nicolas de Cues, et
donc à une manière d'invalider toute démarche philo-
sophique ?)
Il n'en faut pas moins retracer les principales étapes
par lesquelles ce texte passe pour accompagner, sol-
liciter et commenter la pensée de Bataille avant de
l'entraîner hors d'elle-même en la laissant à son « mou-
vement désespéré 3 ». Car enfin, il faut le dire quitte à
simplifier un peu (très peu, me semble-t-il), en vou-
lant remettre en jeu un Bataille moins détaché d'une
visée politique que celui que Nancy avait privilégié,
Blanchot n'en vient pas moins à évoquer, dans la
proximité de l'amitié et rnême de la « fraternité 4 »,

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 47.


2. Ibid., p. 51.
3. Ibid., p. 43.
4. Ibid., p. 47. Je le note ici une fois pour toutes: il sera sans
doute difficile de lire les pages qui suivent sans se reporter au texte

40
Outre-po litique

une exposition et un abandon de son ami à une soli-


tude pour laquelle la communauté ne se sait que
« négative », selon le mot qu'il cite en précisant que
Bataille l'a « au. moins une fois» ernployé 1. Le choix
de cet hapax en guise de titre de la première partie
(<< La cornmunauté négative») ne peut pas ne pas
induire ceci : à cette négativité succédera d'une
manière ou d'une autre quelque chose qu'il ne sera
sans doute pas possible de penser comme une positi-
vité, mais qui ne se soustraira pas moins au « négatif»
voire qui en opérera une forme de relève (au sens de
la traduction derridienne de l'Aufhebung).
Pour reprendre et rejouer le Bataille encore tendu
vers une communauté « politique », il fallait ignorer
ou négliger le fàit que Bataille avait, dès les années
1930, dairernent exprimé un retrait vis-à-vis de la
politique. Il écrivait ainsi en 1937 :

Ce n'est pas seulement la capacité qu'a la politique


de répondre aux buts qu'elle se propose qui doit être
mise en question. Ces buts eux-mêmes qui répondent
à un besoin éprouvé à peu près par les hommes de tous
les temps ne représentent pas le seul rrlOyen de répon-
dre à ce besoin. Il est donc nécessaire de [se] demander
encore si l'ambition de la politique, à supposer même
qu'elle ne soit pas sans puissance, représente vraiment

de Blanchot que je suis de manière aussi précise que possible sans


aller toutefois jusqu'au commentaire juxtalinéaire ...
1. ibid., p. 45. J'avoue mon embarras d'ignorer la réference que
Blanchot ne donne pas tout en précisant de manière intrigante « au
moins une fois» ...

41
La Communauté désavouée

le meilleur moyen de répondre au besoin, à l'aspira-


tion essentielle des hommes 1.

Sans chercher à savoir si Blanchot a connu ce texte


précis ou d'autres de teneur similaire, on ne peut pas
ne pas penser que cette dimension ou direction pro-
fonde de Bataille dès ces années ne peut être mécon-
nue, car elle a son germe ou son principe dans les
visées mêmes qui conduisirent à Acéphale 2. Blanchot
a très certainement en 1983 des raisons fortes de
suggérer à partir de Bataille et en le « relevant» (?)
une détermination politique dont nous avons déjà
rencontré la modulation propre. Cette détermination
politique ne tend sans doute en même temps qu'à
confirmer et conforter un outrepassement de la poli-
tique, indiqué par Bataille lui-même.
Pour le dire en mode ramassé : il importe à Blan-
chot d'affirmer une ultra-politique, et cela peut-être
implique une politique ultra. Ce qui, du coup, ne
serait guère bataillien. Mais le mode ramassé ne con-
vient pas longtemps à des rnatières aussi délicates.

1. G. Bataille, « Ce que j'ai à dire», 7 février 1937. Texte lu dans


une réunion, publié dans L'Apprenti sorcier, Paris, La Difference,
1999.
2. Rappelons que « Acéphale» fut le nom d'une revue et l'inti-
tulé d'un groupe - « société secrète» selon Bataille -, créés par ce
dernier en 1936. Ce nom désignait la représentation d'une commu-
nauté dépourvue de chef, aux deux sens du terme.
III

Le cœur ou la loi
9
Transmission de l'intransmissible

Tentons de suivre le cheminement de Blanchot.


Son point de départ est donné par un accord avec
Nancy sur le refus d'ordonner la communauté à sa
propre existence comme à celle d'un sujet transcen-
dant les existences singulières et qui les assumerait en
tant que l'œuvre même de l'être commun (commu-
nauté d'un peuple lui-même compris comme entité
spirituelle ou naturelle aussi bien que communisme
compris comme force d'auto-production collective).
Ce refus formait la prémisse de mon propre texte et
du choix du terme désœuvrée.
Cet accord axiomatique et axiologique - qui tire
simplement la leçon de la convulsion à laquelle survi-
vait seule la démocratie capitaliste, c'est-à-dire aussi la
dissolution des possibilités d' œuvre (forme, figure)
commune - recueillait un aspect de l'expérience faite
par Bataille: la vie commune doit se tenir « à hauteur
de mort! ». Cette «hauteur» recèle le nœud de la

1. G. Bataille, cité par M. Blanchot, La Communauté inavouable,


op. rit., p. 24.

45
La Communauté désavouée

difficulté. Pour Bataille elle exigeait la tension main-


tenue d'un accès paradoxal à la mort (une «joie »)
dont le sacrifice (d'un autre, de soi, de soi comme un
autre) ne peut être que parodie. Blanchot, connais-
sant l'échec de 1'« absurde 1» intention sacrificielle
d'Acéphale 2, détourne aussitôt - non sans suivre en
cela un «glissement 3» de Bataille lui-lnême - le
sens même du sacrifice (de même qu'il écarte aussitôt
la connotation héroïque du terme « hauteur 4 »). Ce
glissement va se fàire vers « l'abandon» et ce dernier
s'amorce par l'introduction du motif de 1'« écriture»
en tant que motif de ce qui, de la communauté, « ex-
pose en s'exposant 5 ». 5' exposer, s'abandonner: les
deux termes sont solidaires.
Cette parole exposée est expressément opposée par
Blanchot à la « Souveraineté» de Bataille. Cela ne peut
que surprendre puisque Bataille n'a pas cessé d'aller
plus avant dans l'affirmation que la souveraineté n'est
« rien », comme je l'avais rappelé avec insistance. À cet
égard Blanchot se détourne très manifestement: il lui
importe de laisser la souveraineté du côté des dieux,
des héros et de ce qui reconduit forcément le terme

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 29.


2. Comme on sait, Bataille avait envisagé - hypothèse réelle ou
imaginaire? - un sacrifice humain qui aurait scellé la communauté
d'Acéphale. Nous allons voir que le livre de Blanchot conduit à la fois
vers un dépassement et une effectuation mythique ou mystique d'un
sacrifice de la communauté dans toute l'ambiguïté de l'expression.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 30.
4. Ibid., p. 25.
5. Ibid., loc. cit.

46
Le cœur ou la loi

« souverain» vers son acception propre à l'État mo-


derne, autrernent dit vers une « hauteur », en effet,
que rien ne peut excéder. Là où Bataille (et moi-même
à sa suite) s'efforçait de penser une souveraineté s'ef-
fectuant dans sa propre négation, Blanchot veut en-
tendre un « don de parole 1 » - communication de
rien que d'un appel exposé à n'être pas reçu - auquel
convient le nom d'« écriture ». Avec ces mots, Blan-
chot reprend aussi un thème que mon texte s'efforçait
d'introduire comme celui du désœuvrement à l' œuvre
dans et de la communauté. De toute évidence, les
mots et le thème de l'écriture en tant qu'exposition de
la parole (du sens, de la communication) m'avaient
eux-mêmes été donnés par Blanchot (conjointement
avec Derrida). Il se produisait donc une sorte de
recouvrement de créance et de réappropriation. Ce
geste était double:
1) d'une part, le rnotif de l'écriture était repris à
Nancy selon un mouvement qui se révélera progressi-
vement être celui d'un rappel à l'exigence de l'œuvre
que contient le désœuvrernent. Cette révélation sera
surtout le fait de la seconde partie, mais dès les pages
que nous suivons ici, Blanchot propose sa propre écri-
ture, avec une citation du Pas au-delà 2;
2) d'autre part, 1'« écriture» selon Blanchot reprend

1. Ibid., loc. cit.


2. Elle-même assortie d'une référence à Derrida faisant pour sa
part usage du « Viens» blanchotien : autre réappropriation - dont
je veux au demeurant souligner qu'en la désignant, comme la
précédente, je n'induis pas un procès: j'essaie de décrire avec préci-

47
La Communauté désavouée

ou relève de façon plus souterraine, plus obscure,


mais non moins décisive, l'écriture de Bataille. C'est
dans Madame Edwarda qu'il va repérer la substitu-
tion de l'abandon au sacrifice l, autrement dit d'une
parole qui « s'offre et se retire 2 » au lieu d'une nlÎse à
mort qui retranche et fait expier 3. Ensuite, c'est dans
L'Expérience intérieure qu'il voit se rejouer « sous la
forme paradoxale du livre 4 » ce qui avait été tenté par
Acéphale. L'écriture de Bataille est donc bien le lieu
du partage d'une « extase» (celle de l'être rnortel, par-

sion un processus extrêmement complexe et dont la légitimité ne se


discute pas.
1. Cf M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 30.
2. Ibid., p. 31. On peut remarquer qu'en 1983 aussi, et peu avant
l'article du Nouveau Commerce dont il va être question plus loin,
Blanchot avait publié Après coup, texte dans lequel il parlait de « cette
sorte d'absolu qu'est Madame Edwarda », qu'aucun « commentaire»
ne saurait « entamer» et qu'on ne peut que rapporter à « la nudité du
mot écrire, égale à l'exhibition fiévreuse [du personnage de Bataille] »
(Après coup, précédé par Le Ressassement éternel, Paris, Minuit, 1983,
p. 91). C'est une question ouverte que celle de savoir jusqu'où La
Communauté inavouable commente « cette sorte d'absolu» et jus-
qu'où, au contraire, son écriture se livre à l' « exhibition fiévreuse ».
3. Cf M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 32,
n. l, qui sans doute contient une allusion à René Girard (par la
mention des « boucs émissaires »), indication qu'il fàut retenir dans
la perspective de l'épisode christique qui viendra plus tard. Pour
Girard le sacrifice du Christ est celui par lequel c'en est fini du
sacrifice en général. Ne voulant pas s'identifier sans reste à cette
pensée chrétienne, Blanchot se limite à une allusion furtive et
esquisse avec les mots « don et abandon, infini de l'abandon »,
conjoints à « déchaînement sans fin des passions» et à « désastre »,
la voie beaucoup plus sinueuse et dérobée qu'il entend frayer.
4. Ibid., p. 34.

48
Le cœur ou la loi

tageant la mortalité) qui ne peut que se communiquer


et dont la communication est la vérité de la commu-
nauté, à savoir la vérité de ce qui ne peut « se lirniter
à un seuIl ». Que le sens soit essentiellement commun
et non isolé, c'est chez Bataille plus qu'un thème, c'est
une obsession, une hantise. La comrnunauté et l'écri-
ture y naissent tressées ensemble.
Ici s'opère le plus subtil mouvement de Blanchot: là
où pour Bataille, l'écriture reste déchirée dans sa tension
vers une inaccessible transmission (communication,
fusion) 2, là s'avère malgré tout possible pour Blanchot
« la transmission de l'intransmissible », fût-ce dans « un
accord commun [... ] de deux êtres singuliers, rompant
par peu de paroles l'impossibilité du Dire »3. La trans-
mission de l'intransmissible - on peut dire: l'ouvrage
du désœuvrement - constitue le ressort fondamental du
propos de Blanchot et sans doute la teneur ultime de
1'« inavouable» en tant qu'il s'avoue tel.
Si je qualifie ce mouvement de « subtil », c'est en
deux sens: sous un premier angle, il s'agit d'afEner la
« communication» (donc la communauté) selon Ba-
taille en faisant de la déchirure, sans la refermer, un

1. Ibid., p. 35.
2. « Écrire, se retourner les ongles, espérer, bien en vain, le mo-
ment de sa délivrance. » G. Bataille, L'Impossible, dans Œuvres com-
plètes, vol. III, Paris, Gallimard, 1971, p. 114.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 35.
Allusion, cette fois, à Levinas, qui anticipe sur la place de celui-ci
dans la seconde partie. Le « Dire» se trouve repris et rejoué en
parole-passion des amants.

49
La Communauté désavouée

passage, un accès aussi mince et fragile soit-il (la fragi-


lité donnant en sornme accès); sous un second angle,
on repère une mobilisation dialectique: l'incommu-
nicable se comrllunique et une tragédie est surmon-
tée. Là où Bataille « se retourne les ongles », Blanchot
nous tend son livre à lire.

10
Abandon

Il ne reste qu'à parachever le mouvement qui doit


emporter (rejouer, relever, déplacer, transformer) Ba-
taille (relayé par Nancy) vers cette possibilité - voire
cette nécessité - de communiquer (dans) l'impossibi-
lité de (dire/écrire) la communauté.
S'il s'agit d' « extase », selon un autre mot obsédant
de Bataille 1, c'est-à-dire, en termes heideggeriens, de
l'être-hors-de-soi, Blanchot en souligne « le trait déci-
sif» : « c'est que celui qui l'éprouve n'est plus là quand
il l'éprouve 2 ». Si l'extase peut être remémorée - et
ainsi parlée ou écrite -, ce n'est que par la « mémoire
d'un passé qui n'aurait jamais été vécu au présent
(donc étranger à tout Erlebnis) ». On ne peut que no-

1. Par rapport auquel Blanchot prend toutefois, avant de le réin-


vestir, une distance prudente que motivent sans doute à la fois les
ambiguïtés qu'avait attachées à Bataille l'expression sartrienne de
« nouveau mystique» et ma propre reprise pourtant elle aussi
distanciée - du motif de l'extase chez Bataille.
2. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 37.

50
Le cœur ou la loi

ter aussitôt 1 qu'un tel passé relève de ce que désigne le


plus ordinairement le mythe, observation que je place
ici en pierre d'attente.
De manière conséquente et homologue, le partage
de la communauté en tant que désœuvrée ne peut avoir
lieu que « dans la seule communication qui désormais
convienne et qui passe par l'inconvenance littéraire 2 ».
Cette non-convenance en tant qu'inconvenance ren-
voie aux récits érotiques de Bataille et à une « com-
munication nocturne, celle qui ne s'avoue pas 3 » -
expression par laquelle est donné un premier signal
relatif à 1'« inavouable» alors que vient d'être accentué
le motif du secret sans secret de la communauté.
J'avais parlé d'un« renoncement» de Bataille à pen-
ser proprement le partage de la communauté. Il me
semblait qu'il avait renoncé en raison de l'impossibi-
lité où il s'était trouvé d'assumer le« secret sanglant 4 »,
soit le sacrifice voué à l'aporie de la mise à mort du

1. Et noter en même temps, sur un plan distinct, l'allusion heideg-


gerienne au sujet de l'Erlebnis - que renforce au demeurant la
formule de la page suivante sur « l'inachèvement ou l'incomplétude
de l'existence». Ce côtoiement de Heidegger - qui avait aussi été
celui de Bataille - se marque dans un contexte où il a précisément
fallu évoquer son fourvoiement politique (ibid., p. 27). C'est une
façon d'indiquer l'exigence de « répondre à la sur-philosophie» de
la Volksgemeinschaft sans lui abandonner le terrain (politique), mais
au contraire en le réinvestissant au nom même de la pensée de
l'existence - cette dernière étant transportée sur le registre de l'écriture.
2. Ibid., p. 38.
3. Ibid., p. 39.
4. La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 47.

51
La Communauté désavouée

sacrificateur. Pour cette raison, si le sacrifice ne


pouvait que tourner en parodie, l'écriture ne pouvait
que tourner en « communication nocturne» partagée
par la «lecture silencieuse» de quelques amis. Or,
pour Blanchot, l'amitié s'avère donner «la forme
même de la "communauté désœuvrée" sur laquelle
Jean-Luc Nancy nous a appelés à réfléchir sans qu'il
nous soit permis de nous y arrêter 1 ». L'amitié expose
la possibilité du partage du non-secret (en tant que tel
impartageable). «Nous ne pouvons nous arrêter à
Nancy» d'abord parce que ce dernier a lui-même
conclu en écrivant « Nous ne pouvons qu'aller plus
loin» (obéissant à l'effort et à l'appel de Bataille) et
ensuite parce que ni lui ni Bataille n'ont pour finir
accédé à la possibilité plus étrange, logée au cœur de
l'impossible même, d'une transmission de l'intrans-
missible ou d'un don de et dans l'abandon. Le mouve-
ment de Bataille reste pour Blanchot « désespéré 2 » et
lié à un sentiment d'abandon au sens de se trouver
abandonné «de ses amis 3 ». Ce sentiment accom-
pagne chez Bataille, toujours selon Blanchot, l'expo-
sition de sa solitude par la communauté elle-même,
par « le cœur ou la loi» de la fraternité qui « découvre
l'inconnu que nous sommes nous-mêmes» 4.
Ici encore il est permis d'évoquer une dialectique.
Bataille fut abandonné dans le mouvement même de sa

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 43.


2. Ibid., p. 45.
3. Ibid., p. 47.
4. Ibid., p. 46.

52
Le cœur ou la loi

communication. Blanchot relève cet abandon, aussi bien


en retraçant l'expérience de son ami qu'en se communi-
quant lui-même en tant que celui qui garde et qui sait
« le cœur ou la loi» de l'amitié, de la communauté.

Il
Entre l'éthique et l'écriture

Écrire« le cœur ou la loi» en ponctuation finale de


toute cette première partie ne saurait être indifférent.
L'équivalence ainsi posée évoque un cœur ayant va-
leur de loi ou une loi du cœur.
Cette loi du cœur est celle de l'amitié ou fraternité
qui seule me révèle (à) mon exposition solitaire, la-
quelle forme aussi bien ma communauté partagée. Une
loi du cœur pourrait être cela qui se laisse écrire - et lire
par les amis - comme l'inconvenance littéraire où
aurait lieu la communication du secret sans secret.
Or l'ami par excellence de Bataille n'est autre que
Blanchot. Cet ami n'est pas de ceux qui «surtout
avant la guerre 1 » ont pu lui donner le sentiment de
l'abandonner : ceux-là reculaient devant une absur-
dité sacrificielle, mais le dernier et sans doute le seul
véritable ami (en un sens non éloigné de Laure nom-
mée quelques pages plus haut) ne refuse pas, au
contraire, la tâche d'aller plus loin dans la pénétration
du sens plus profond, plus dérobé de la vérité de
l'abandon que le sacrifice dissimulait (dis-simulait).

1. Ibid., p. 47.

53
La Communauté désavouée

Un ami peut à son tour donner à lire une écriture


de l'abandon: une écriture qui s'abandonne, livrant
l'abandon de l'écrivant tout en formant le récit (si
c'en est un) de cet abandon par lequel se commu-
nique ce qui n'est rien de communicable et que nous
partageons. Cet ami peut dans ce dessein - refusant
pourtant de faire projet - offrir une écriture autre:
une qui pour relever de la loi du cœur en s'abîmant au
cœur de la loi - de la loi commune et d'avant toute loi -
serait comme celle de Laure l'écriture d'une femme.
Cette femme serait elle-même l'amie de l'ami. C'est
ainsi que secrètement nous sommes en train d'accé-
der à la seconde partie du livre. Il y eut Laure pour
Bataille, il y aura Marguerite pour Blanchot. En pas-
sant de l'une à l'autre on passera d'une communica-
tion à l'autre, d'un « partage du secret» (titre de la
section p. 37) opéré « clandestinement l » à un autre,
où l'inavouable sera exposé et communiqué.

*
Au moment de ce passage, il fàut indiquer ce que
doit aussi recouvrir, pour Blanchot, une autre façon
d'entendre cette équivalence: «le cœur ou la loi ».
Comprise comme alternative - ce qui ne peut être
exclu, étant même impliqué dans le geste qui ouvre
ainsi en deux ce que d'abord on a nomnlé du seul
nom de «cœur» -, la même formule met en jeu un

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. fÎt., p. 39.

54
Le cœur ou la loi

dilemme ou un conflit, une tension ressentie par


Blanchot comme « insoutenable» 1 entre « deux gra-
vités », celle de la politique qui veut un accomplisse-
ment et celle qui ne cherche ni accomplissement ni
pouvoir, mais s'abandonne à «un bouleversement
qui n'a pas besoin de réussir, ou de parvenir à une fin
déterminée 2 ». Dans le texte de 1984, « Les intellec-
tuels en question» (où se trouve, enchaînant sur le
livre de 1983, un rappel de mai 68 comme d'une
« exception» qui « donne une idée» d'un tel « boule-
versement»), cette tension insoutenable prend la
forme plus douloureuse encore d'un« dommage peut-
être irréparable 3 » subi par l'écrivain (ici la vraie figure
de l'intellectuel) lorsqu'il « se soustrait à la seule tâche
qui lui importe» : celle de « la parole inattendue ».
Inattendue, la parole l'est lorsqu'elle ne répond pas à
un projet, lorsqu'elle n'est pas astreinte à la nécessité
pressante d'une justice (c'est le mot qui dans ce texte
occupe la place de « la loi ») et relève d'un abandon
à une « sainteté du vide 4 ». C'est sur celle-ci que le
même texte s'ouvre en une évocation du tombeau dé-

1. Dans une lettre de 1962 à Bataille que Fernanda Bernardo


m'a fait remarquer et que j'ai commentée rapidement dans un
entretien avec Danielle Cohen-Levinas destiné aux Cahiers Maurice
Blanchot, n° 2 (à paraître), puis à nouveau dans un entretien avec
Mathilde Girard (pour Lignes, n° 43, mars 2014), laquelle a relevé
le lien entre cette lettre et Les Intellectuels en question.
2. Comme il le dit dans Les Intellectuels en question, op. cit.,
p.60.
3. Ibid., p. 38 (de même que les deux citations suivantes).
4. Ibid., p. 7.

55
La Communauté désavouée

serté par le Christ enchaînant sur la nécessité « qu'il


n'y ait désœuvrement que dans la poursuite infinie
des œuvres» - enchaînement qui lui-même enchaîne,
nous le verrons, sur la fin de La Communauté in-
avouable, comme s'il s'agissait au moins à quelque
égard de le prolonger.
« Le cœur ou la loi », cela peut désigner aussi bien
une loi du cœur à laquelle seule devrait obéir la
passion déchaînée de l'abandon, que l'exclusion
mutuelle entre cette passion et cette autre que pres-
sent les urgences « de justice et de liberté» qui, pour
être impérieuses, n'en sont pas moins « obscures» car
désignées par des «mots vagues, affirmations puis-
santes et mal déterminées» 1. Cette obscurité n'est
autre que celle d'une« démocratie [ ... ] qui ne rayonne
plus» et qui se réduit à « la médiocrité quotidienne» 2,
déclare Blanchot sur un ton qui rappelle l'analyse
heideggerienne du« on ». Or cette démocratie assom-
brie (ayant perdu l'éclat de l'Aufklarung 3 ) est celle qui
dans le fascisme a cru pouvoir « à nouveau s'ouvrir
aux mythes », méconnaissant à quel point dans l'ex-
termination des Juifs s'acharnait une hostilité dres-
sée contre « le rejet des mythes, le renoncement aux
idoles, la reconnaissance d'un ordre éthique qui se
manifeste par le respect de la Loi »4.

1. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55.


2. Ibid., p. 49.
3. Ibid., p. 17, où il faut remarquer que cet éclat est qualifié de
peut-être, voire certainement « illusoire ».
4. Ibid., p. 50.

56
Le cœur ou la loi

La tension atteint ici son comble puisqu'elle se tend


entre rien d'autre que l'éthique et l'écriture, entre le
judaïsme et quelque chose qui, sans être le mythe l,
dernanderait pourtant à s'y ouvrir, entre l'ami Levinas
et l'ami Bataille, entre un Blanchot et un autre, entre
une passion d'accomplir la loi et une passion d'ouvrir
le cœur. Le texte publié en revue en 1984 présente
une idiosyncrasie fort singulière puisque les « intellec-
tuels» y sont « mis en question» dans leur « solitude
créatrice» 2 par une exigence morale qui les contraint
à devenir, selon la citation finale de René Char (encore
une fois garant opportun), des « monstres de justice
et d'intolérance, des simplificateurs claquemurés 3 ».
À n'en pas douter, La Communauté inavouable en-
tend mettre au jour une manière de penser la commu-
nauté qui évite aussi bien la simplification de la cause à

1. Au sujet du mythe, dont le motif n'était pas vraiment abordé


dans mon texte de 1983, je dois signaler que la première publica-
tion de Le Mythe nazi, écrit avec Philippe Lacoue-Labarthe, avait
eu lieu en 1981, publication plutôt confidentielle d'un Comité
sur l'Holocauste, « Les Mécanismes du fascisme », à Strasbourg. Il
n'est pas possible de savoir si Blanchot avait pu en avoir connais-
sance (la publication aux éditions de l'Aube n'eut lieu qu'en 1991).
En revanche, c'est aussi en 1981 qu'était paru, au Seuil, un autre
essai commun avec Lacoue-Labarthe, « Le peuple juif ne rêve pas »,
inclus dans le collectif La psychanalyse est-elle une histoire juive?,
actes d'un colloque tenu à Montpellier et auquel, entre autres invi-
tés, avait participé Levinas. Il y a donc quelques raisons de penser
que ce texte - dont le titre englobe le mythe sous le « rêve»
pouvait être connu de Blanchot.
2. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 55.
3. Ibid., p. 62.

57
La Communauté désavouée

soutenir et de la loi à servir que la désespérance de


devoir restreindre à une sphère privée la communica-
tion de la passion déchaînée (abandonnée). J'avais in-
diqué l'exigence d'éviter ce double écueil, mais selon
Blanchot, je n'avais pas perçu l'exigence ultime, ou je
ne l'avais perçue que de manière confuse : comment
relever ensemble la loi et la passion, la politique et
l'écriture, la solitude et la communication. (Comment
relever, bien entendu, sans disposer d'une tierce ins-
tance de synthèse, qui serait la philosophie. Ce qui se
joue ici est aussi, par rapport au discours philosophique
de Nancy, une écriture capable de l'inavouable.)
Du même mouvement, ce livre entend ouvrir une
voie inédite et sinueuse qui irait de Levinas (pour
accéder à autrui) à Bataille (pour accéder dans la pas-
sion), et enfin aboutirait à Blanchot lui-même pour
écrire le cœur ou la loi.
Le cœur ou la loi : si la loi jamais ne peut faire
cœur, le cœur en revanche peut faire loi au-delà de
toute loi. C'est peut-être l'inavouable.
IV
La communauté consommée
12
Sans issue

Ce mouvement se présente à l'enseigne d'une nou-


velle citation de Nancy, mais qui n'est pas extraite de
La Communauté désœuvrée. Elle provient d'un texte
antérieur intitulé « L'être abandonné 1 ». Elle énonce:
« La seule loi de l'abandon, comme celle de l'amour,
c'est d'être sans retour et sans recours ».
L'usage de cette phrase a des implications multiples.
D'une part Blanchot y trouve réunis deux mots dont
nous avons reconnu l'importance dans son texte - la
loi et l'abandon, conjoints en une formule qui par
l'unicité, donc le caractère exceptionnel, de la loi en
question peut être rapprochée d'une « loi du cœur» ;
d'autre part cette loi singulière prescrit une condition
- « sans retour et sans recours» - qui ne disconvient
pas à l'absentement du sujet tel qu'il a été désigné
comme son vrai rapport à l'expérience de la commu-

1. J.-1. Nancy, « L'être abandonné», paru en 1981 dans le


n° 23-24 de la revue Argiles, écrit sans aucune espèce de corrélation,
tout au moins consciente, avec Blanchot, mais contemporain de
lectures de Bataille; cité dans M. Blanchot, La Communauté in-
avouable, op. cit., p. 51.

61
La Communauté désavouée

nication (extase ou rapport en général). En ce sens,


Blanchot retourne un Nancy contre un autre, d'un
« contre» qui peut se confornler en même temps au
«tout contre» et au «contre-cœur », conjonction
paradoxale d'où il ressort à la fois que Nancy ne s'est
pas bien compris lui-même en ne comprenant pas
bien Bataille et que Blanchot, lui, cornprend l'un et
l'autre mieux qu'ils ne se sont compris.
Cette compréhension meilleure (ou bien supé-
rieure?) va passer de manière décisive par le recours à
une œuvre littéraire. Ce geste signifie une mise à!' écart
délibérée de tout ce que j'avais pour ma part avancé au
sujet de la littérature dans La Communauté désœuvrée
- Blanchot jugeant sans doute que cela se tenait trop à
distance de la nécessité de l'œuvre proprement dite -,
tout comme, de manière générale, c'est à la nécessité de
l'œuvre qu'il entend me rappeler 1.
Rien en tout cas n'aura préparé de manière visible
le bond qui s'accomplit de la première à la seconde
partie du livre de Blanchot - peut-être analogue au
« saut mortel» qui sera invoqué plus loin tant en ré-
férence au « bond prodigieux de Tristan jusqu'à la
couche d'Iseult» qu'à celui « qui selon Kierkegaard

1. Sans trop chercher à me justifier, je dirais pourtant que je


pensais bien aux œuvres de la littérature mais j'étais plus soucieux de
la communication à tous de leurs forces et de leurs formes que du
travail de l'écrivain où se forgent ces forces et ces formes. À plus d'un
égard sans doute Blanchot me signifie : « Vous n'êtes pas écrivain,
vous n'êtes que philosophe». Il fait entendre aussi: « Bataille fut
désespéré comme écrivain et comme philosophe» et : « Duras et
moi, l'un par l'autre et l'un en l'autre, nous écrivons l'inavouable ».

62
La communauté consommée

est nécessaire pour s'élever jusqu'au stade éthique et


surtout religieux» 1. Blanchot ne dit pas qu'il bondit
ou qu'il saute, mais il annonce, sans transition autre
que l'exergue mentionné: «J'introduis ici, d'une ma-
nière qui peut paraître arbitraire, des pages écrites
sans autre pensée que celle d'accoITlpagner la lecture
d'un récit [ ... ] de Marguerite Duras 2 ».
Cette déclaration est à la fois assez claire pour lais-
ser entendre que l'arbitraire n'est qu'apparent et que
sa nécessité se découvrira, tout en donnant néan-
moins à penser qu'il ne s'agit que de lire un récit pour
lui-même, et un récit, est-il précisé, «en lui-même
suffisant, ce qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans
issue 3 ». Nous sommes ainsi prévenus de ce qu'une per-
fection (une œuvre accomplie) va se présenter comme
parfaitement aporétique: n'aboutissant pas, ne résol-
vant pas - et pourtant telle qu'elle a « reconduit»
Blanchot à la pensée de la communauté.
(Par deux fois, au début de chacune des parties du
livre, il s'agit de « reprendre» et d'être « reconduit»
à la question de la communauté: comme s'il fallait
toujours un rappel, et un eHort pour revenir à quelque
chose qu'on aurait tendu à délaisser. Quelque chose,
peut-être, qui toucherait à un aveu délicat.)

L'auteur du récit annoncé - La Maladie de la mort-


est une femme. Blanchot la connaît très bien et de

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 74.


2. Ibid., p. 5I.
3. Ibid., loc. cit.

63
La Communauté désavouée

longtemps. Marguerite Duras déclare dans un entre-


tien : «Blanchot, qui me connaît très bien 1 ••• »;
interrogée sur un passage du commentaire dans lequel
nous allons pénétrer, elle déclare: « C'est exactement
ça 2 ••• ». N égligean t même ces remarques postérieures
de Duras, nous ne pouvons que penser que ce récit
intervient ici dans une position exceptionnelle: celle
d'un « accompagnement» de lecture qui est aussi un
compagnonnage, et non étranger, entre autres cir-
constances, aux événernents de mai 68 dont il va être
question.
L'évocation précédente des lectures amies (dont
celle de Laure) et du lecteur en tant que « compagnon
qui s'abandonne à l'abandon 3 » ne peut qu'encoura-
ger l'hypothèse selon laquelle Duras se trouve ici avoir
écrit pour deux tandis que son lecteur, Blanchot, écrit
sa lecture amicale - amoureuse? partageuse en tout
cas - à l'adresse de l'ami qui a disparu et vers lequel il
se tourne un peu comme une femme (communauté
moins avouable peut-être que toute autre puisqu'étran-
gère en fait à une homosexualité avérée 4, amitié entre

1. Marguerite Duras, La Passion suspendue, entretiens avec Leopol-


dina Pallotta della Torre, Paris, Le Seuil, 2013, p. 40 [paru en italien
en 1989]. Cette déclaration intervient à propos de mai 68.
2. Ibid., p. 62.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 43.
4. Il n'en faudrait pas moins interroger l'insistance de Blanchot
dans ces pages sur l'homosexualité masculine rapportée à la société
homogène au sens de Bataille (une fois même aux SA nazis - ibid.,
p. 69-70, n. 1 -, une autre fois « amour des garçons» réservé avec
celui « des âmes» à la seule Aphrodite ouranienne - p. 76) et reliée

64
La communauté consommée

les hommes qui serait ce par quoi l'hétérogène - l'aban-


don - s'ouvre dans l'homogène).

13
Composition complexe

Si Blanchot indique bien qu'il introduit des pages


d'abord écrites sans intention d'y aborder la question
de la communauté, il ne signale pas qu'elles ont déjà
été publiées ni que cette publication est très récente.
En vérité, le recours à ces pages procède d'une intrica-
tion assez singulière de circonstances et de dates, que
Blanchot préfère négliger - et non pas sans doute
cacher puisqu'on ne voit pas pourquoi cacher ce qui
pouvait être aisément constaté, à la fin de 1983 ou
au début de 1984, par un lecteur familier du milieu
à la «maladie de la mort» en tant que restriction au cercle mas-
culin et impossibilité d'accéder à l'autre (voir l'allusion à Proust,
p. 65) -- malgré, toutefois, une notation rapide fà.isant droit à l'amour
et donc à l'abandon à l'autre sous sa forme homosexuelle (p. 84). La
démarche est si complexe et subtile qu'il n'est pas question de l'envi-
sager ici de manière plus précise: elle exigerait de se demander ce que
« masculin» et « féminin» peuvent indiquer par-delà les sexualités
supposées déterminées. Il faudrait aussi être capable de parler avec
justesse du rôle des amitiés majeures de Blanchot dans sa vie et dans
ses textes (comment discerner ?). J'ajouterai seulement que si les
remarques sur l'homosexualité peuvent sembler gênantes il fàut les
replacer dans le contexte d'un temps où la political correctness n'était
pas la même. Par ailleurs, seule sans doute une femme pouvait discer-
ner chez Blanchot un mouvement féminin envers Bataille et m'en
inspirer l'hypothèse: celle-ci se nomme Hélène, elle est déjà interve-
nue à la fin de La Communauté désœuvrée.

65
La Communauté désavouée

intellectuel et éditorial. Avec un peu de temps, bien


entendu, ces circonstances ont été oubliées. Il convient
de les rappeler, non par pointillisme d'archiviste mais
parce que leur ensemble contribue au sens ou aux
sens multiples du livre de Blanchot, non moins que
son silence sur cet ensemble.
Qu'il y ait lieu de resituer la provenance des pages
qui vont constituer la charpente de la seconde partie
du livre - et sa leçon, si j'ose dire, sur la communauté
- c'est ce qu'invite à comprendre Blanchot lui-même
en indiquant que ces pages ont été écrites « pour ac-
compagner la lecture d'un récit presque récent (mais
la date n'importe pas) de Marguerite Duras ». Une
note fournit en ce point la référence de La Maladie
de la mort avec la mention des Éditions de Minuit
mais sans date, contre l'usage le plus constant 1. L'ex-
pression «presque récent» est surprenante : on se
prend même à penser que « presque» est intercalé pour
éviter la lourdeur de « récit récent ». Il y avait pour-
tant d'autres moyens de l'éviter et Blanchot choisit
un énoncé bizarre qui semble vouloir rapprocher le
plus possible les dates, comme si « récent» désignait

1. On sait que Blanchot s'écarte toujours ostensiblement des usages


académiques de la référence, qu'il s'agisse d'ouvrages ou de citations.
Mais il n'en est que plus remarquable de le voir ici préciser que « la date
n'importe pas » comme s'il voulait précisément attirer l'attention sur
les dates. - On pourra d'autre part se rapporter, à propos de dates, aux
discussions qu'a soulevées une question de datation dans L'instant de
ma mort: voir les textes de Derrida (Demeure, Paris, Galilée, 1998),
Lacoue-Labarthe (Agonie terminée, agonie interminable, Paris, Galilée,
2011), Ginette Michaud (Tenir au secret, Paris, Galilée, 2006).

66
La communauté consommée

une proximité irnmédiate. Je peux imaginer qu'il lui


importe en effet d'affirmer une sorte d'immédiateté,
un enchaînement continu, un glissement même entre
les textes, les amitiés, les identités, bref un abandon
« sans retour et sans recours» même si la forme d'en-
semble en est donnée et maintenue sous le nom de
Maurice Blanchot.
Chacune des parties du livre, et donc le livre entier,
s'ouvre sur un «Je» et se termine avec un « Nous ».
Le premier devient le second, lui-même à la fois
composé et rassemblé de façon à devenir « ce petit
livre» qui « conhe à d'autres» 1 un certain nombre de
questions. Moins un livre sur le sujet de la commu-
nauté qu'un livre sujet lui-même d'une communauté
qu'il appelle et qu'il n'appelle (<< Viens! ») que pour
autant qu'il en écrit déjà lui-même la parole ou peut-
être plus encore la musique.
Ce sens du livre qui s'annonce avec la perfection
« sans issue» du récit n'en est pas moins redevable à
la vérité des faits et des dates. Le livre de Duras avait
été publié en 1982. Au printemps 1983, Blanchot
publiait dans le numéro 55 du Nouveau Commerce
un article intitulé « La maladie de la mort (éthique et
amour) ». Le titre et le sous-titre donnent le cadre du
propos : une lecture du récit de Duras conduit à de-
mander si la dissymétrie ou l'irréprocité (deux termes
présents dans le texte) de la relation mise en scène par
Duras sont identiques à celles qui marquent le rapport

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 92.

67
La Communauté désavouée

éthique selon Levinas. Il est répondu, en substance,


qu'il s'agit de plus que d'une identité: l'hétérogénéité
du rapport amoureux (sexuel, passionnel) tout à la
fois imite et excède la loi éthique (le chant de Bizet
résonne dans le texte: « l'amour n'a jamais connu de
loi»). Dans cette démesure, la mort est mise en jeu
comme l'est le désœuvrement dans «les pages si
denses, si violentes ... » de Duras.
À ce point le lecteur - j'entends le lecteur, la lectrice
du présent texte, ici et maintenant - a peut-être déjà
reconnu des phrases de La Communauté inavouable.
De fait, le texte de l'article du printemps est intégra-
lement reproduit dans la seconde partie du livre,
précédé et suivi de pages qui le ressaisissent dans la
perspective de la communauté. Blanchot a repris ce
texte et l'a en quelque sorte re-adressé ou re-destiné -
pratiquement sans changement, à l'exception d'un
remaniement important des paragraphes d'introduc-
tion, de l'insertion des pages qui précèdent et qui
suivent, et enfin de la distribution en sections avec
intertitres qui fait continuité avec la première partie 1.

1. Il serait intéressant, mais trop encombrant, de présenter une


synopse des deux versions du texte. Je précise simplement qu'à la
page 58 du livre, on peut se reporter à la page 31 de l'article, et suivre
de là le texte jusqu'à la page 77 du livre, qui correspond à la fin de
l'article. - À la page 58 du livre, avant de reprendre son premier
texte, Blanchot donne une justification de cette reprise, qui pour-
tant reste indiscernable au lecteur qui n'aurait pas lu l'article et
rend même peu intelligible le verbe « reprendre» : pas plus, écrit-il,
qu'au premier abord de la lecture, il ne sait ce que Duras désigne
par la « maladie de la mort », et : « C'est ce qui m'autorise à

68
La communauté consommée

Ce n'est pas tout. Deux circonstances supplémen-


taires complètent le protocole de cette recomposition.
D'une part le texte de l'article en venait déjà à évo-
quer la « communauté des amants », quoique sans
nommer Bataille. Plus précisément Blanchot écrivait :
« une injonction silencieuse adressée à la "commu-
nauté" des anlants » là où, dans le livre, il met entre guil-
lemets l'entier syntagme « communauté des amants»
(qui est devenu, rappelons-le, le titre de toute la partie).
Le déplacement est important puisque la première leçon
revient à distancier ou à relativiser la justesse du terme
« communauté» tandis que la seconde prend à bras-
le-corps, si on peut dire, l'expression de Bataille qui,
relayée par Nancy, a été conduite au point névralgique
de la pensée de Blanchot.
Or les noms de Bataille et de Nancy apparaissent
précisément dans la dernière note dont l'appel figure
au dernier mot de l'article (avant la citation de Tsve-
taïeva, p. 77 du livre). Cette note (qui bien entendu
a disparu dans le livre) doit être citée, en précisant
qu'elle est appelée à la fin de cette ultime phrase :
« ... la parole toujours à venir du désœuvrement ».

Je renvoie ici aux pages publiées par J.-L. Nancy


sur la communauté «désœuvrée» (Aléa, 4), pages
qui devraient faire date dans l'approche de la pensée

reprendre comme à neuf la lecture et son commentaire ». Cette


autorisation est elle-même autorisée, ou exigée, par le désir de tout
reprendre au nom de la « communauté» en répondant à Nancy et
en relevant Bataille, tout en défiant encore Levinas.

69
La Communauté désavouée

de Georges Bataille, encore si méconnue, rnalgré ou


à cause de sa renommée.

Ce renvoi ne peut pas être autre chose qu'un ajout


de dernière minute : le numéro d'Aléa (du même
printemps 1983 que celui du Nouveau Commerce) a
dû arriver à Blanchot lorsqu'il achevait la rédaction,
voire plus vraisemblablement encore la correction
d'épreuves de son article. Il a voulu prendre date
aussitôt, frappé par la rencontre entre ce qu'il venait
d'écrire et le thème, aussi bien que le seul titre, de
mon article. Entre le printemps et l'automne de 1983,
il s'empresse d'écrire La Communauté inavouable. On
peut imaginer qu'il est déjà guidé par la pensée de re-
conduire - plutôt que de simplement « introduire» -
sa réflexion aimantée par l'éthique de Levinas pour
la mener de manière plus décidée en direction de la
communauté des amants (avec toutes les variations de
guillemets et de parenthèses qu'on peut projeter sur le
syntagme), tout en la retournant ou détournant vers
Bataille. S'il précise que ce dernier reste« si méconnu »,
cela peut être pour faire entendre que tout en saluant
l'article deN ancy, il y voit subsister une méconnais-
sance qu'il veut s'employer à réparer.

L'ensemble de cette opération complexe offre un


caractère remarquable à deux titres : d'abord, la
rencontre entre son texte et le mien fut contingente,
mais cette contingence puisait quelque nécessité dans
ce que j'ai rappelé plus haut: l'invitation faite par Bailly

70
La communauté consommée

à travailler sur « la communauté, le nombre» - signe


d'une exigence du temps, à laquelle Blanchot sut aussi-
tôt qu'il devait d'autant plus répondre que lui-même
venait d'effleurer le motif de la communauté. Ensuite,
cette exigence - qu'il dit « communiste» à l'ouverture
du livre - surgissait à l'enseigne de Bataille et le rappor-
tait, vingt et un ans après la mort de l'arni, à tout ce qui
avait pu s'échanger entre eux à partir d'une rencontre
que les circonstances (1940) avaient forcérnent placée
sous le signe de préoccupations intenses et difficiles à
partir de ce que l'un et l'autre (et l'un sans l'autre)
avaient cru ou désiré dans les années 1930.
D'emblée - on le devine - Blanchot a su que l'occa-
sion s'offrait de « reprendre» (comme il l'écrit à la
première page) une direction de pensée (une orienta-
tion peut-être, si on pense à ce qu'il a écrit au sujet des
« notes apparemment désorientées 1 » de Bataille) tou-
jours sourdement présente chez lui et dont un aspect
venait de s'exprimer dans l'article sur le récit de Duras.
Ce n'était surtout pas l'actualité d'un motif com-
munautaire qui pouvait l'animer. Au contraire, il tient
dans l'exorde de cette partie à écarter « les communau-
tés qui subsistent» et qui même « se multiplient» alors
que« l'exigence "communautaire" [... ] les hante peut-
être mais s'y renonce presque sûrement» 2. Il n'est
pas indifférent de noter que mon article était placé
- par une dédicace à toute une série de noms - sous le

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable) op. cit., p. 45.


2. Ibid., p. 51.

Tl
La Communauté désavouée

signe de la vie communautaire que je menais alors


et dont Blanchot était informé 1. Je n'exclus pas que
les lignes plutôt cinglantes pour les communautés
« qui subsistent» (il faut rappeler que ces années suc-
cédaient aux années hippies) m'aient visé (avec Lacoue-
Labarthe) de manière personnelle. Blanchot a pu vou-
loir me signifier que ces expériences (auxquelles je
n'affirme pas pour autant qu'il réduisait mon texte)
restaient plus qu'en deçà de l'exigence dont je voulais
témoigner 2.

1. En particulier par l'intermédiaire de Jacqueline et Roger La-


porte, amis communs.
2. En un sens il n'avait pas tort si mon hypothèse est fondée -
car l'expérience communautaire en question était précisément en
train de se défaire, ce qui ne veut pas dire - il s'en faut -- qu'elle se
soit limitée à « renoncer» à l'exigence communiste ou communau-
taire. Au cœur de l'expérience en question - communauté, tribu,
association ou intrication complexe des vies de deux couples et de
quatre enfants - il Y avait la communauté de travail entre Philippe
Lacoue-Labarthe et moi. Blanchot la connaissait et en était curieux.
Il lui est même arrivé de nous faire part de son étonnement :
pouvions-nous être associés comme nous l'étions - pour écrire -
sans nous menacer l'un l'autre? Plus largement: chacun n'est-il pas
renvoyé à sa solitude? (Philippe et moi commentions ces questions,
mais ce n'est pas le lieu d'en parler. J'ai effleuré ce sujet dans ma
postface à L'Allégorie de Ph. Lacoue-Labarthe, Paris, Galilée, 2006,
et j'y reviendrai ailleurs de manière plus attentive.) -- Nul doute à
propos de ces épisodes sur les possibilités de gloses socio-psychana-
lytiques en tous sens, mais elles m'échappent par définition. Il reste,
pour ce qui nous concerne ici, un contraste assez évident entre
le retrait de Blanchot et l'exhibition de notre « communauté» - le
premier d'ailleurs souvent trahi, par lui-même ou par d'autres, la
seconde plus secrète, moins avouée qu'il n'y paraissait. - J'essaie
d'être clair: il ne s'agit pas de mêler les pensées et les vies, mais il faut

72
La communauté consommée

14
« ne rien foire»
De manière abrupte, ayant introduit le récit de
Duras, Blanchot tourne la page; au lieu d'en venir au
récit annoncé, il fait surgir une section intitulée
« mai 1968 ». Le lecteur ordinaire ne peut pas savoir
qu'il ne s'agit pas immédiatement des pages annon-
cées. Blanchot semble prendre plaisir à brouiller les
pistes. La lecture de Duras devra être précédée par la
mémoire de la« rencontre heureuse l »que permit 68.
Rencontre heureuse, récit parfait : la concordance
des deux n'est pas exprimée, elle ne se propose pas
moins avec force. Rien n'empêche au surplus d'irna-
giner tel ou tel rapport - à nous dérobé - entre le
texte de Duras et les souvenirs de 68 de Blanchot, de
Duras et d'autres. Le début du récit, que Blanchot
cite p. 60, semble répondre à« l'ouverture qui permet-
tait à chacun [ ... ] de frayer avec le premier venu 2 ».
On pourrait se laisser aller à imaginer qu'en cet entre-
lacs de textes s'abrite un secret, une histoire vécue et
connue de quelques-uns qui peut-être s'y reconnais-
sent. Cela ferait réplique aux communautés « qui se
multiplient» au grand jour.

dire, c'est indéniable, que les textes dont il s'agit ici sont tous traver-
sés et travaillés par des expériences, des attentes et des errances qui
cherchaient une inscription. Aussi bien n'y eut-il jamais de pensée
des rapports qui ne mette en jeu des rapports effectifs. Ni, du reste,
de pensée qui ne soit expérience (sauf à rester discours bavard).
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 52.
2. Ibid., loe. cit.

73
La Communauté désavouée

Il est bien possible que Blanchot, tout comme il s'est


brièvement référé à la vie de Bataille, veuille nous fà.ire
entendre qu'il s'agit pour lui d'une expérience autant
que d'une pensée - une expérience qui doit être celle de
la pensée pour qu'elle pense, c'est-à-dire pour qu'elle
parle en allant jusqu'à l'extrémité de la parole. Il a écrit
page 46 : « c'est dans cette vie même que cette absence
d'autrui doit être rencontrée; c'est avec elle - sa présence
insolite, toujours sous la menace préalable d'une dispa-
rition - que l'amitié se joue et à chaque instant se perd,
rapport sans rapport ». Le « sans rapport» du rapport
forme précisément cela qui ne peut pas relever de la
parole et qui se connaît dans son suspens.
Il n'est donc pas question de faire appel à une
« expérience vécue» (pas d'Erlebnis, on se le rappelle)
et pourtant c'est « dans la vie même» que se présente
- disparaissant - la vérité de son dehors. C'est aussi
dans la mémoire que peut s'ouvrir l'immémorial,
comme ce cœur de « l'événement» dont on doit se
demander « est-ce que cela avait eu lieu? »1.
On peut ainsi entrer dans le souvenir de mai 68
comme dans une mémoire capable de s'ouvrir à l'im-
mémorial, à cela, comme il a été déjà dit, qui a lieu en
se dérobant à la présence. On peut de ce moment
d'histoire faire un témoignage en fin de compte pas
plus attestable que celui d'un récit littéraire (un mythe
en somme, nous y reviendrons 2).

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 54.


2. Une « vie dans le mythe» pour reprendre 1'expression de

74
La communauté consommée

68 s'offre comme une «utopie immédiatement


réalisée 1 », c'est-à-dire comme un hors-lieu au cœur
de ce qui a lieu, « ouvrant le temps à un au-delà de
ses déterminations usuelles». Il offre aussi la présence
et la puissance d'un peuple « qui, pour ne pas se limi-
ter, accepte de ne rien faire 2 ». Relève de l'inopération
ou œuvre du désœuvrement: tel est le trait majeur,
régulateur de la pensée de ce livre en tant que cette
pensée veut répondre et répliquer à la formule d'une
«communauté désœuvrée ».
C'est ainsi que mai 68 est présenté sous le signe
d'un « communisme 3 » écrit en italique pour en souli-
gner le caractère inclassable, irrécupérable par toute
idéologie et de ce fait irréductible à toute « politique
déterminée» ou « décision politique particulière» 4.
C'est ici que vient à passer fugitivement cette « poli-
tique» définie par la non-exclusion générale et dont il a
déjà été question 5. Non-exclusion, « absence de réac-

Thomas Mann, c'est-à-dire aussi une vie par le mythe, une vie se
vivant comme un mythe, c'est-à-dire se vivant (s'éprouvant et
s'énonçant) comme sa propre origine et fin.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 54.
2. Ibid., p. 55.
3. Ibid., p. 53. La valeur de l'italique pour Blanchot est indi-
quée, à propos du texte de Duras, dans la note de la page 60 : elle
signale ce dont « l'origine nous échappe)} - en somme, une vie se
vivant, rien d'autre que la vie même ou bien, pour parler comme
Schelling, la tautégorie de la vie, c'est-à-dire son mythe, comment
elle se dit elle-même à elle-même, origine qui s'échappe mais se dit
dans son échappée.
4. Ibid., p. 53 et 54.
5. Cf supra, p. 36, n. 1.

75
La Communauté désavouée

tion », «impossibilité [... ] d'inscrire en compte une


forme particulière d'adversité », « action sans action» 1
composent autant de variations insistantes sur le thème
d'une négation de la négation que propose ou impose la
prise de parti politique. Se déterminer politiquement,
c'est entrer dans un groupe (ou le fonder) pour, avec lui,
agir dans le rapport des forces, intérêts, enjeux de l'es-
pace sociétal et institutionnel, ce qui suppose choix,
affrontements, exclusions. Ne rien exclure, se tenir en
retrait, c'est être fidèle au « rapport sans rapports» 2.
L'enjeu est de la plus grande ampleur et rejoint sans
aucun doute ce qui, depuis 68, ne cesse en nous, autour
de nous, d'osciller de manière vertigineuse autour de la
politique et de la contestation - ou de la contestation
de la politique : insurrection, révolution, et jusqu'à la
« manifestation 3 » trouvent leur caractère « véritable })
dans le dénouement instantané d'un présent dont on
ne pourra pas savoir si - ni comment - il a eu lieu sans
pour autant douter le moins du monde de sa vérité en
excès sur toute identification et sur toute mémoire. Le
point est qu'il ne s'agit pas de construire un avenir ni
de faire œuvre en aucune façon.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 54 et 55.


2. Je dois le préciser: ce que Lacoue-Labarthe et moi avions
nommé à l'époque « retrait du politique» (cf les volumes collectifs
Rejouer le politique, Galilée, 1981 et Le Retrait du politique, Galilée,
1983) avait un sens bien différent. Il s'agissait de voir se retirer la
configuration politique (en gros, celle de la démocratie représenta-
tive) pour permettre que s'en retrace une autre.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56.

76
La communauté consommée

Autant dire que la politique se trouve simultané-


ment affirmée (au moins par son nom) et aspirée en
un outrepassement de toute détermination et de toute
spécificité où elle se sublime en un sens pur de l'exis-
tence non solitaire (sa seule vérité). Que cela corres-
ponde à l'une au moins des forces qui ont produit et
portent depuis longtemps le mot « communisme» et
le mot « démocratie» (plus singulièrement l'expres-
sion « démocratie populaire» si on se rapporte à ce
que Blanchot dit ici du peuple), on ne peut en douter.
Qu'on puisse pour autant exhausser tous ces mots
ensemble dans une « politique» de la non-exclusion
illimitée ou du rapport indifférencié (<< la camaraderie
sans préalable 1 »), cela ne va pas sans rendre problé-
matique le mot « politique ».
Or c'est bien le cas : la politique va s'absenter du
texte pour ne ressurgir qu'à la toute fin, dans un ap-
pel à un « sens politique astreignant 2» qui restera
en attente de précisions futures (peut-être seront-elles
données par Les Intellectuels en question, il faudra y
revenir). On peut dire que le texte de Blanchot se tient
ici suspendu dans un équilibre infiniment délicat, inte-
nable en vérité - insoutenable comme la tension entre
les «deux gravités », et parce qu'il répond à cette
tension, la soutenant pourtant en l'excédant, y échap-
pant en « ne se laissant pas saisir 3 » afin d'aller (de fuir,
de sauter, de s'élancer?) vers une possibilité tout autre.

1. Ibid., p. 55.
2. Ibid., p. 93.
3. Ibid., p. 56.

77
La Lommunauté désavouée

Cet équilibre instable - instabilité même de l'instant


(<< Il ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque
durée que ce soit 1 ») - peut être repéré comme tenu,
voulu entre et par-delà deux postulations relatives à la
politique: d'un côté celle dont Hannah Arendt aura
été l'interprète majeure, la politique comme espace
propre de la vie commune des hommes qui mettent en
œuvre leurs facultés de juger et d'agir (reprise et ampli-
fication du zoon politikon), de l'autre la lutte pour
établir ou rétablir une justice bafouée par l'inégalité,
l'exclusion, la domination. De part et d'autre opèrent,
en modes différents, un principe d'égalité sinon d'ho-
mogénéité ainsi qu'un principe de possible révolution
(prise de pouvoir, insurrection aboutie, conseils et
donc mise en commun). À ce double principe échappe
une perspective qui, pour Blanchot, doit écarter aussi
bien « la société en personne avec ses fonctions, ses lois,
ses déterminations 2 » que le « combat 3 ».
Il ne s'agit pas de se hâter vers un jugement sur ce
que représentent cet absentement ou cette évaporation
de la politique, qui du reste n'est pas propre à Blanchot
et qui traduit plutôt de manière assez perspicace pour

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56.


2. Ibid, p. 57.
3. Ibid, p. 56, où sont récusées « ces séquelles nostalgiques par
lesquelles s'altère la manifestation véritable en prétendant persévé-
rer en groupes de combat ». Cette allusion à des phénomènes en
effet souvent dérisoires des suites de moments insurrectionnels (68
ou d'autres) donne la seconde occurrence du mot « combat », déjà
écarté page 54 avec la pensée de « l'ennemi» ou de « l'adversité ».

78
La communauté consommée

l'époque la croissance d'un sentirnent avec lequel,


trente ans plus tard, nous ne sommes toujours pas au
clair. Il s'agit d'abord de bien situer l'enjeu; élargissant
en somme sans limites une certaine valeur de « poli-
tique» pour la soustraire à toute détermination, Blan-
chot passe forcément outre ce terme et doit accéder à
un registre excédant ou transcendant par rapport
auquel un « sens politique» (cornme il sera invoqué
pour finir) ne pourra être que second et dérivé.

15
« société antisociale»

Ce registre excédant-transcendant s'avère de ma-


nière logique ne pas être différent d'un régime d'ori-
gine ou de fondement. Les deux sections du texte
relatives à 68 s'achèvent (p. 56) par la considération
du « peuple» en tant que « présence et absence, sinon
confondues, du moins s'échangeant virtuellement »,
c'est-à-dire du peuple ou de la communauté en tant
qu'instance ou que sujet ne tenant son être que de
son insaisissabilité ou d'un battement incessant de
son assemblementldésassemblement (<< l'intégralité
qui dépassait tout ensemble 1 » - cela montre à quel
point Blanchot se méfie du rapport). À quoi s'ajoute,
on doit le remarquer, un caractère « innombrable»
dont la répétition au moins trois fois dans ces pages
peut passer pour une sorte de confirmation de la

1. Ibid., p. 55.

79
La Communauté désavouée

formule de Bailly - « la communauté, le nombre» -,


confirmation toutefois décalée en ce qu'elle écarte la
possibilité que la communauté soit d'une manière ou
d'une autre « nonlbrable », c'est-à-dire déterminable,
circonscrite « en personne» selon la formule singu-
lière de la page 57 qui semble évoquer ce qu'on ap-
pelle la « personne morale» et donc la « société» en un
sens très strictement juridique.
C'est précisénlent la loi qui est mise en jeu sur le
registre du fondement. Blanchot écrit que le peuple est
« aussi bien la dissolution du fait social que la rétive
obstination à réinventer celui-ci en une souveraineté
que la loi ne peut circonscrire, puisqu'elle la récuse tout
en se nlaintenant comme son fondement 1 ». Le peuple
se tient ou opère dans une compulsion de dissolution/
réinvention du lien (de la loi). La dissolution ouvre sur
l'infini et sur l'absentement à soi-même. La réinven-
tion n'est pas pour autant simple identification déter-
minée puisque la souveraineté excède la loi qu'elle
récuse en la fondant (<< Loi qui toujours précède la Loi»
dira la note de la page 73). En ce point, la souveraineté
de Schmitt et celle de Bataille sont contiguës: le pou-
voir de décider l'exception à la loi touche au Rien d'où
peut à nouveau surgir la dissolution.
En tout état de cause il y a fondement. Nous retrou-
verons vers la fin du texte le motif de la fondation: il sera
confirmé dans une solidarité avec un point d'excès inac-
cessible. Le sens de cet excès se trouve bien moins dans

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 56.

80
La communauté consommée

une impossibilité intellectuelle de remonter jusqu'au


fondement que dans une constitution ontologique (ou
transcendante) en fondement infondable et infondé -
sans fond. Le texte de Blanchot se propose en fin
de compte comme une méditation sur le grand motif
de l'Ungrund, et en tant que telle il ne peut manquer
de faire signe aussi vers l' Urgrund (le fond originaire).
Il sera bon d'y penser lorsqu'on rencontrera les motifs
de l'Aphrodite chtonienne et du corps eucharistique.
Deux opérations sont en f~lÎt imbriquées l'une en
l'autre: celle d'une fondation politique et celle d'un
fondement ontologique. Cette imbrication n'est pas
évitable si la politique est pensée en conformité avec
l'être, c'est-à-dire non pas si l'être est pensé comme
être-en-commun, mais si le commun est identifié ou
homologué comme politique: ce qui précisément
forme le cœur ou le nœud (sinon la loi ... ) du pro-
blème 1. En un sens Blanchot tranche le nœud gor-
dien : il écarte la politique (dont en fin de compte on
voit mal comment elle pourrait ne pas être « détenni-
née ») et il réserve - au plus profond - une « commu-
nauté » en soi retirée à toute détermination, ne se liant
que par sa propre déliaison. En un autre sens, il resserre

1. S'il faut le préciser: qu'il soit clair que « être» ne saurait repré-
senter pour Blanchot, pour Bataille, ni pour moi, un substantif ni
une substance, mais seulement un verbe, un acte. Pas plus en tant
que substantif ne saurait-il s'écrire de manière déterminée comme
« l'être» mais seulement comme « un(e) » ou « des» « être(s) ». Cette
double présupposition extrapolée de Heidegger est nécessaire pour
éviter tout malentendu.

81
La Communauté désavouée

peut-être encore plus le nœud si la « politique» doit


pourtant se rapporter à la « communauté» : or Blan-
chot tiendra, comme on le verra, à distinguer en fin
de compte, fût-ce obscurément (pour la forme ?), un
« sens politique» de toute sa lecture de Duras.
Pour le moment on passe ici par le point décisif où la
communauté se trouve redéfinie selon les attendus qui
précèdent et par conséquent selon l' outrepassement
d'une communauté politique et/ou d'une société « en
personne ». La communauté est identifiée au « monde
vrai des amants 1 ». Une fois de plus, on touche à la vérité.
Le déplacement - remplacement ou conversion - est
d'importance. C'est lui qui opère le renversement des
perspectives de Bataille et de Nancy aussi bien que leur
relève ou leur assomption dans une pensée supérieure.
L'opération a été préparée par le motif de la
« puissance impuissante 2 » du peuple. Le mot « impuis-
sance» a été privilégié pour désigner le « refus instinc-
tif [... ] d'assurer aucun pouvoir 3 » manifesté par le
peuple de 68. Refus du pouvoir, cette impuissance n'est

1. Expression de Bataille citée dans M. Blanchot, La Commu-


nauté inavouable, op. cit., p. 58.
2. Ibid., p. 57.
3. Ibid., p. 54. D'aucuns pourraient s'étonner de cette caractéri-
sation de 68 où ne manquèrent pas diverses formes de prises de
pouvoir, violentes ou réformistes. Il n'en est pas moins vrai (et c'est
aussi ma propre expérience) que l'esprit le plus neuf de ce moment
se situait ailleurs, dans une action qui refusait d'agir si peu que ce
soit à l'intérieur des dispositifs existants de la gouvernance et de
la gestion. En 68 nous avons compris que toutes les révolutions
(connues) tournaient à l'intérieur du système lui-même. Il ne faut
pas non plus oublier que 68 héritait d'un motif surgi de la lutte

82
La communauté consommée

pas échec, mais « accepte de ne rien foire l ». En nommant


« impuissance» ce « refus» et cette « acceptation », Blan-
chot s'insinue de manière encore implicite dans la sphère
de la sexualité. Avant d'expliciter, il prend la précaution
d'affirmer qu'il y a «un abîrne» entre le registre du
peuple et celui de « la société antisociale ou [... ] associa-
tion toujours prête à se dissocier que forment les amis et
les couples» 2. Cet abîme ne peut être « supprinlé» par
aucune « supercherie de rhétorique» 3. La charge parti-
culière de ces mots laisse rêveur: pourquoi donc évoquer
la possibilité d'une supercherie si ce n'est parce qu'on
sait fort probable que le lecteur ait envie d'en dénoncer
une, voire parce qu'on sait qu'on en pratique une?
De fait, on va passer du peuple aux amants. Blan-
chot franchit le pas (1'abîme?) en écrivant: « Pourtant,
certains traits les distinguent, qui les rapprochent 4 ».
Voilà très exactement de quoi crier au tour de passe-
passe, et Blanchot le sait. Le sachant, il s'efforce de
nous faire admettre que ce qui ne peut prendre d'autre
forme que le paradoxe de la conjonction des opposés
(présence/absence, assernblement/dispersion) 5 n'a rien
d'illusoire et renvoie au contraire à la nécessité la plus

contre les guerres (dé)coloniales : « Faites l'amour, pas la guerre! »,


qui s'est alors extrapolé en « Jouissez sans entraves! ».
1. Ibid., note de la p. 90.
2. Ibid., p. 57.
3. Ibid., Loc. cit.
4. Ibid., Loc. cit.
5. Motif para-dialectique présent dans le romantisme allemand
sous la forme du Witz.

83
La Communauté désavouée

profonde: de fait, la thèse (si on peut dire) de la com-


rnunauté des amants comme vérité de la communauté
en général forme bien le cœur du livre, ou sa loi. Les
amants font le cœur ou la loi du peuple - la loi, tout
au moins, d'un peuple qu'il faut penser comme cœur
battant plutôt que comme association.
Il faudrait ici s'arrêter longuement sur ce mou-
vement de pensée et sur sa procédure philosophique-
non désignée comme telle et pourtant manifeste. J'ai
introduit à dessein le motif de la « relève» : il semble
en effet que Blanchot opère de manière assez géné-
rale, ici comme ailleurs, par une négation de la néga-
tion (le « neutre» n'en donne-t-il pas la forme?) qui a les
traits de l'Aufhebung dialectique tout en retranchant le
moment de la « synthèse» (pour se référer à une doxa
hégélienne à laquelle le texte même de Hegel ne se réduit
pas). Si la première négation se trouve dans la séparation
(la solitude), la seconde sera dans la réunion (qu'il
s'agisse de séparation d'avec soi ou d'avec l'autre puisque
ces deux termes eux-mêmes sont produits par la sépara-
tion). Là où Hegel semble constamment proposer un
troisième moment, l'unité des deux dans un troisième
(disons, l'enfant ou l'État, en tout cas la société ou, chez
Hegel, « l'Idée éthique en acte »), Blanchot se tient en
retrait pour proposer « ni la séparation, ni la réunion ».
Mais ce ni-ni n'est pas simple position de rien entre les
deux, il est le rnouvement de leur conjonction et disjonc-
tion simultanées - coincidentia oppositorum, autre trace
rornantico-idéaliste.
Bataille envisageait que I-Iegel, parvenant à la tota-

84
La communauté consommée

lité d'un savoir absolu, verrait surgir la question excé-


dante et dramatiquernent dérisoire de la finalité et de
la finitude de ce savoir 1; Blanchot suspend en re-
vanche la dialectique sur elle-rrlême au lieu de la
vouer à une inanité tragique. Bataille se heurtait à la
« comédie» tant du sacrifice que de l'érotisme, aux-
quels toujours se dérobe une inaccessible communion;
Blanchot conjoint les deux pour considérer l'abandon
par lequel deux êtres se rejoignent dans un « oubli du
monde 2 » où, en même temps, et parce que hors du
monde, ils ne peuvent que se dissocier.
Alors que, pour I-Iegel, le passage de l'un en l'autre
produit un troisième terme et que, pour Bataille, l'im-
possibilité du passage s'ouvre comme la nuit dans laquelle
il faut entrer, Blanchot désire que le passage lui-même
passe et n'ait lieu que dans son effacement. Il désire passer
outre la suture et la déchirure, outre l'identité et la diffé-
rence, sans aboutir ni à l'identité ni à la différence entre
les deux. Pourquoi ce désir? c'est la question à laquelle
il faudra en venir, sans peut-être savoir y répondre.

16
« intimité vide»

Le trait commun entre le peuple, les aIllis et les


couples (ces deux derniers soudain associés ici, à l'im-

1. La Communauté désœuvrée citait ce texte de Bataille sur Hegel


dans L'Expérience intérieure (dans Œuvres complètes, vol. V, Paris,
Gallimard, 1973, p. 127-128).
2. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 58.

85
La Communauté désavouée

proviste, d'une manière qui conforte l'hypothèse de


Blanchot se féminisant pour Bataille) est le trait de
«la dispersion toujours imminente d'une présence
[... ] sans lieu (utopie), une sorte de messianisme
n'annonçant rien que son autonomie et son désœuvre-
mentI ». Le désœuvrement emprunte ici deux figures
qu'on ne lui connaissait guère : la figure plutôt poli-
tique de l'utopie et la figure religieuse - en vérité poli-
tico-religieuse en sa provenance - du messianisme. La
question de la valeur ou du rôle des utopies, liée à
l'épuisement des formes les plus visibles du marxisme,
était déjà récurrente depuis les années 1960. Le
messianisme en revanche occupait très peu de place
hors des religions juive et chrétienne. C'est plus tard
qu'on en a rappelé l'écho chez Benjamin et que
Derrida, suivi de quelques autres, en a retravaillé le
motif: On est un peu étonné de voir surgir ces deux
termes dont le premier semble trop court, si j'ose dire
(trop sociopolitique ou pragmatique), pour ce qui est
en jeu, tandis que le second paraît presque incongru,
en tout cas très inattendu.
Un messianisme qui « n'annonce rien que son au-
tonomie» annonce une venue sacrée (le Messie est
l'oint de Dieu) qui vaut pour elle-même et sans au-
cune finalité. Il n'est pas indifferent de rappeler que le
Christ, au moment de quitter ses disciples, récuse leur
attente de son retour pour restaurer le Royaume (rôle
politique du Messie). Il autonomise en somme sa pro-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 57.

86
La communauté consommée

pre messianicité. Nous devons garder cette indication


à l'esprit puisque nous retrouverons, plus loin dans le
texte, une christologie.
Pour le moment, on en reste au judaïsme. Sans
crier gare, Blanchot compare le peuple laissé à lui-
rnême de 68 (ne s'associant pas) au « rassemblement
des enfants d'Israël en vue de l'Exode si en même temps
ils s'étaient réunis en oubliant de partir 1 » - un peuple,
donc, qui ne se serait pas associé pour devenir une
nation, pour ne pas dire un État. Blanchot imagine en
somme un Israël qui aurait été d'emblée en diaspora et
duquel aurait pu sortir autre chose que le Royaume
et la loi. Par-delà une signification politique relative à
l'État d'Israël, vraisemblable tnais ici secondaire, on
doit discerner l'évocation d'une espèce fantasmatique
de christianisme (ultra-primitif) d'avant le judaïsme.
On y ajoutera le rappel d'un épisode lui aussi furtif
et comme incongru qui a eu lieu plus haut dans le
texte: Blanchot a comparé la « communauté littéraire»
à la réunion « des participants hâtifs de la Pâque juive»
(qui doivent, comme on sait, partager le repas debout
et en tenue de voyage) 2. Or cette Pâque forme juste-
ment le « rassemblement en vue de l'Exode », et c'est
elle aussi que le Christ transforme en ce qu'on appelle
la Cène - qui sera évoquée vers la fin du livre.
Celui-ci est donc parcouru par un motif discret
mais insistant qui, de Messie en Christ, tend à identi-

1. Ibid., loc. dt.


2. Ibid., p. 40.

87
La Communauté désavouée

fier la communauté selon une configuration sacrée ou


mythique. Il reste bien entendu à mieux comprendre la
nature et le rôle d'une fiction (l'imagination du peuple
oubliant de partir ... ) qui doit visiblement prendre va-
leur de référence. Blanchot déclare que « le peuple des
homrnes » peut être « considér[é] comme le succédané
abâtardi du peuple de Dieu» 1. Le poids de l'expression
(un peu comme celui de l'expression « supercherie rhéto-
rique ») met en alerte: si le peuple simplement humain
est dépourvu d'un père légitime et, avec lui, d'une nature
divine, il faut vraisemblablement cOll1prendre que c'est à
sa bâtardise qu'il doit de risquer la perversion de son
désoeuvrement en « système de force », c'est-à-dire en
société consistante et oeuvrante. Plus ou moins manifès-
tement, la communauté vraie (le «monde vrai des
amants» qui va être nommé quelques lignes plus loin)
ne doit pas être séparée d'une dirnension divine ou
mythique (divine au sens de mythique). Le peuple de
Dieu se rapporte à un fondement sans loi, mais non
sans parole originaire. Une telle parole, on le verra, se
propose en écho de la Cène: « ceci est mon corps ».
Le rapport des amants n'est pas pour autant rapport
d'amour. L'amour « n' y est pas nécessaire 2 ». Qu'est-ce à
dire? Ce point est sans doute un des plus énigrnatiques,
et il l'est d'autant plus qu'à cette absence de nécessité
succédera, dans un glissement continu, ce qui sera nom-
mé « la passion ». Mais il fàudra pénétrer plus avant dans

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 57.


2. Ibid., p. 58.

88
La communauté consommée

le sens de ce dernier mot. Pour le moment il faut dire


que l'amour - qui peut« prendre la forme de l'impossi-
bilité d'aimer 1 » - paraît relever de ce qui est « ressenti»
(cf« le sentiment» un peu plus loin) mais en tant que tel
reste sans doute (cela n'est pas explicité) dans la sphère
étroite d'une subjectivité, d'un rapport à soi de ce(lui)
qui ne sort pas de soi. L'amour n'est pas encore l'aban-
don et les amants (les amis, les couples) savent abandon-
ner l'amour lui-mênle. Cela suppose que l'amour - celui
qui n'est pas inlpossible - relève d'une possibilité de
l'échange, du partage et de la communication, tandis
que la passion se porte à l'abandon de cette possibilité
afin d'ouvrir à l'impossibilité de l'altérité absolue.
Plaçons ici une nouvelle incise philosophique : si
pour Hegel l' en soi doit s'aliéner afin d'être pour soi,
si pour Bataille «soi» n'existe jamais qu'en tant
que « je » exposé (blessé ou en joie), Blanchot tient
pour sa part à une solitude telle qu'elle ne peut être
le lieu d'une auto-affection - or toute affection s'auto-
affecte -, mais qu'elle doit être « apathie », comIne il
sera dit, «impassibilité [... ] et impuissance» 2. Cette
apathie « n'empêch[e] pas les relations des êtres, mais
[les] condui[t] [... ] au crime, qui est la forme ultime
[... ] de l'insensibilité », est-il précisé en réference à Sade
- afin toutefois de mieux faire valoir « une démesure que
Sade lui-même ignore» 3. Cette démesure est celle par
laquelle les anlants dédaignent la Inort même et s'adon-

1. Ibid., loc. cit.


2. Ibid., p. 81 sq.
3. Ibid., p. 81-82.

89
La Communauté désavouée

nent à une « tentative d'aimer - mais pour Rien [... ] et


qui ne les expose à rien d'autre qu'à se toucher vaine-
nIent» et à une «jouissance solitaire, des larmes soli-
taires, la pression d'un Surmoi implacable» 1.
Cet amour est préservé de« jouer la comédie d'une
entente "fusionnelle ou comrnunielle" 2 ». Préservé de
la comédie (mot de Bataille), ce couple (amants, amis)
«s'expos[e] entièrement l'un à l'autre [... ] afin que
comparaisse, non pas à leurs yeux mais à nos yeux,
leur commune solitude 3 ».
D'une part la communauté ne se forme pas au sens
plein du mot (se fonde-t-elle? c'est encore à exami-
ner) et elle n'excède pas une« intimité vide ». D'autre
part le couple s'expose à nous, non à lui-même. Re-
prenons l'un après l'autre ces deux aspects, car leur
articulation est aussi celle qui fait passer de la première
version du texte à la seconde et de l'éthique à la poli-
tique (pour autant que vaillent ici ces termes).

*
Parenthèse : j'abrège et même j'évite des considéra-
tions qui adhéreraient plus au commentaire propre-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 82. Le


« Surmoi» selon Blanchot serait donc l'instance qui interdit tout
rapport - alors que celui de Freud n'en interdit que certains et qui
semble moins située au-dessus des «moi» que constituée par la
surpuissance d'un « moi» rigoureusement seul.
2. Ibid., loc. dt. Les mots que Blanchot met entre guillemets sont
cités du texte de Nancy.
3. Ibid., p. 83.

90
La communauté consommée

ment dit - ou à la ré-citation - du récit de Duras car la


complexité des registres, des moments et des perspec-
tives est déjà bien assez grande, et d'ailleurs délibéré-
ment élaborée pour mener le lecteur plus loin vers un
égarement qui doit appartenir à l'enjeu essentiel. Du
récit en tant que tel il faut surtout retenir qu'il « n'est
mystérieux que parce qu'il est irréductible l » et qu'il n'a
« pas de fin [... ] et pourtant une fin 2 » avec la dispari-
tion de la femme. Ces caractères sont identiquement
ceux du texte de Blanchot que nous lisons: irréductible,
il ne permet pas de saisir une pensée (concept, idée) de
la communauté ni par conséquent de conclure, puisque
1'« inavouable» invite, on le verra, à d'autres paroles à
venir. Le rapport au récit de Duras est rapport à Mar-
guerite Duras elle-même qui «nécessairement» y est
«impliqué[e] elle-même» 3 -- singulière notation qui
confirme tout ce qui se laisse suggérer des implications
de Blanchot « lui-même» dans ce texte où se brassent et

1. Ibid., p. 62.
2. Ibid., p. 70. Au passage, Blanchot cite son propre « plus de
récit» (à la fin de La Folie du jour), dont on sait l'importance chez
lui en général. - À ce propos, il faut signaler l'analyse faite par Uri
Eisenzweig dans sa Naissance littéraire du fascisme, dont le motif
directeur consiste à montrer « le rôle décisif qu'y [dans la naissance
littéraire du fascisme] joua ce double héritage du symbolisme et de
l'anarchisme fin de siècle que fut le rejet du récit comme forme privi-
légiée du vrai» (Paris, Le Seuil, 2013, p. 7-8). Ce livre ne parle pas
de Blanchot mais d'une époque en particulier celle de Barrès - dans
laquelle il s'est formé. On peut aussi rapporter à ce motif du refus du
récit avec les déplacements, variations et errances qu'il implique, l'in-
vention par Blanchot d'un peuple juif« oubliant de partir ».
3. Ibid., p. 80.

91
La Communauté désavouée

s'entrapproprient ceux de Duras et de Bataille (accessoi-


rement de Nancy). Surtout, le texte qui récite le récit
en épouse les « affirmations [... ] difficiles à faire entrer
dans une doctrine simple l » : à savoir, l'impossibilité de
décider vraiment de l'incapacité à aimer, du sens de la
disparition et, pour finir, du « ferninin » au « pouvoir
indéfinissable» 2. Une « doctrine simple» désigne une
« doctrine» tout court, un enseignement, un discours
avec prémisses et conclusions. Ici le simple n'est pas tant
l'opposé du complexe que de l'inabouti : l'inavouable
communauté n'aboutit pas et pas plus ne doit aboutir le
texte qui ne l'expose qu'en s'exposant à elle et ne le fait
qu'en s'exposant au/comme le récit d'une femme à
laquelle, par laquelle et comme laquelle aussi s'expose
celui qui signe « Maurice Blanchot ».

17
« je sais qui vous êtes»

D'une part, donc, la communauté ne se forme pas:


elle n'existe que dans la tension infinie, non figurable,
de l'un vers l'autre. L'amour est tentative d'aimer - « im-
possible amour» qui seul donne la mesure de 1'« atten-
tion infinie à Autrui» 3 telle que Levinas l'énonce. On
est alors dans le cours principal de la première version
du texte (l'article du Nouveau Commerce) et l'enjeu est
de montrer que « l'obligation envers Autrui [... ] ne
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 90.
2. Ibid., p. 91.
3. Ibid., p. 72.

92
La communauté consommée

vient pas de la Loi 1 » mais tout aussi bien, sinon plus,


de la passion, tension vers l'autre que nous ne pouvons
rejoindre. Cela se formule aussi en disant: « Autrui est
toujours plus près de Dieu que moi (quelque sens
qu'on prête à ce nom qui nomme l'innommable) ».
Cette nouvelle mention de Dieu permet de lui donner
tel sens qu'on pourra lui prêter, mais non de lui refuser
tout sens : à l'horizon, très loin peut-être mais pas
forcément, il y aurait ici une question sur « Dieu»
chez Blanchot. Si « Dieu» nomme l'innolnmable, il le
nomme bel et bien et cette (in)nomination indique un
point de fuite hyperbolique, en excédence infinie, en
fonction duquel la rencontre avec autrui ne saurait
avoir lieu sans s'échapper plus loin.Une sorte d'ultra-
théologie emporterait toute possibilité de rapport (mais
y aurait-il un rapport avec « Dieu» ?).
Quoi qu'il en soit, une correction ou un déplacement
intervient aussitôt dans une direction qui n'est plus « théo-
logique» que de manière en quelque sorte marginale.
«L'amour est peut-être une pierre d'achoppement pour
l'éthique [... ] de même que le partage de l'humain entre
masculin et feminin fait problèlne dans les diverses ver-
sions de la Bible 2. » Comprenons : l'éthique n'envisage
peut-être pas l'altérité d'autrui - sa divinité - selon la plei-
ne extension ni selon l'intensité que lui reconnaît la pers-
pective de la passion. Et celle-ci implique une prise en
conlpte des sexes sur le partage desquels la Bible trébuche

1. Ibid., p. 73.
2. Ibid., p. 68.

93
La Communauté désavouée

-la Loi du Dieu d'Israël (de Levinas), donc, rnais peut-


être pas la Loi« qui toujours précède la Loi» et peut-être
pas un Dieu plus innommable que «Dieu» même.
Blanchot fait allusion à la divergence entre la version où
homme et femnle sont créés distinctement et celle où la
femme est dérivée de l'homme. Il veut retenir la première,
celle qui ignore une primauté masculine. C'est elle qui,
du coup, passe en deçà ou au-delà de la loi (Bizet ... )
et va vers une « sauvagerie », vers « l'''aorgique'' » de
Hûlderlin et vers le « tohu-bohu initial d'avant la créa-
tion » 1 - d'avant l' œuvre de Dieu - ou vers le Chaos grec.
L'initialité ne peut pas consister dans une opéra-
tion productrice mais dans un surgissement de « l'hé-
térogène [... ] avec qui tout rapport signifie : pas de
rapport 2 ». Ainsi a lieu la «rencontre clandestine»
qui touche à « l'au-delà de ce qui est demandé» et à
une « outrance de vie» qui « interrompant la préten-
tion à toujours persévérer dans l'être, expose à l'étran-
geté d'un mourir interminable» 3. L'allusion à Spi-
noza, « persévérer dans l'être », vise - en la stigmatisant
comme prétentieuse - une pensée pour laquelle il n'y a
pas de mort sub specie aeternitatis, pensée d'une imma-
nence à soi d'un Deus sive natura 4• Pour Blanchot, tout

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 68.


2. Ibid., p. 69.
3. Ibid., loc. cit.
4. Spinoza peut toujours être rapproché de Hegel, mutatis mutan-
dis c'est-à-dire en introduisant le mouvement. Plus loin toutefois
(ibid., p. 76), le conatus caractérisera le mouvement dont la « passion»
provoque la « surenchère» dans une sorte de spinozisme revisité.

94
La communauté consommée

à l'inverse, il n'y a que mourir - non pas « mort» mais


approche infinie de la mort qui nous vient bien plus
que nous n'allons vers elle. Mais, formant le cœur ou la
loi de 1'« être », le mourir y creuse d'origine une dissy-
métrie absolue: celle des deux sexes.
La dualité ici n'est pas un simple décompte duel :
elle rejoint l'innombrable ou bien elle ouvre sur lui.
Le texte perrnet de vérifier cette multiplication spon-
tanée du couple - des amis, des amants, du même et
de l'autre - selon une extension et une intensifica-
tion qui projettent silencieusement la possibilité de
penser le double mouvement de l'amour « qui forme
société» et de celui « qui ne supporte aucun nOIn -
ni aInour ni désir - nIais qui attire les êtres pour les
jeter les uns vers les autres (deux par deux ou plus
collectivement) » 1•

Je ne fais pas cette remarque pour le plaisir de références en soi négli-


geables : Blanchot pèse chacun de ces termes et ses légères allusions à
Spinoza indiquent, à côté d'une méfiance pour une absence de trans-
cendance, la préoccupation d'une forme d'immanence c'est-à-dire
en un sens de communauté - où la passion serait plus de l'ordre de la
jouissance et de la mort que de la joie et de la vie. Ou bien encore,
une immanence dont la transcendance interne se nommerait excès et
abandon plutôt que vertu et béatitude. Mais c'est bien dans une
déhiscence spinozienne qu'on trouverait le meilleur indice de ce qui
est obscurément cherché, et cela ne serait étranger ni à l' outrepasse-
ment de l'ego vers un sujet absent à soi, ni au mouvement complexe
envers le judaïsme que nous avons commencé à discerner. Spinoza,
c'est aussi l'autre « éthique» - je veux dire autre que celle de Levinas,
autre aussi que celle de Heidegger (dans la Lettre sur l'humanisme,
dont Spinoza au demeurant hante les marges).
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 79.

95
La Communauté désavouée

L'« outrance de vie» ou 1'« aorgique » - registre de


l'initial, de l'archaïque, de l'innommable (du divin)-
ouvre l'écart qui jette les êtres les uns vers les autres
- couples ou collectivités - mais ne les associe pas car
cet écart se creuse selon une dissymétrie qui met en
contraste, précisément, la « société» et la « sauvage-
rie », l'homosexualité et l'impossible accouplement
de l'homme et de la femme.
Comme on le voit à nouveau par cette alternative
et/ ou équivalence entre le « deux» et un « collectif »,
le passage des amants au peuple - sans « superche-
rie» - se trouve au centre du propos, à son point
d'équilibre. Ce point est-il instable? Il l'est, Blanchot
le sait, mais cette instabilité n'est autre que celle du
rapport en général. (On peut ajouter ceci : dans la
phrase que je suis en train de commenter, l'alternative-
équivalence est elle-même double: d'une part elle se
donne entre les amants et le peuple, d'autre part elle se
joue entre érotique et politique. Comme s'il pouvait
s'agir de faire peuple à deux ou de faire l'amour en
grand nombre: mais ces hypothèses, quelle que puisse
être leur (in)consistance, sont visiblement exclues, écar-
tées par le mouvement d'ensemble qui cherche dans
le « deux» la vérité du « nombre ».)

*
À ce point, on a déjà passé la limite du premier état
du texte pour aborder son prolongement consacré à la
cornmunauté proprement dite. Marquons un temps
d'arrêt devant ce seuil.

96
La communauté consommée

Le texte originel adressait à Levinas une réflexion où


la passion se présentait avec des caractères identiques à
ceux de l'obligation éthique envers autrui mais de telle
sorte que cette identité se compliquait et se dépassait
dans la « démesure 1 » de la passion. Cette démesure
procède du fait que le « mouvement» de la passion
relève moins de 1'« obligation» que d'une «suren-
chère» de la « spontanéité» et du «conatus ». De là
aussi que l'amour passionnel s'adresse moins à l'autre
en tant qu'autre qu'à un autre « unique qui éclipse tous
les autres et les annule 2 ». Ce trait d'exclusivité se
conjoint à celui d'une « démesure» dans la possession
qui peut aller jusqu'à « l'envie [... ] de tuer un amant
[... ] contre toutes les lois, contre tous les empires de
la morale », comme le dit Blanchot citant - prenant la
voix de - Duras.
À ce moment - conclusion du texte primitif --l'inter-
prétation de La Maladie de la mort prend soudain un
tour singulier. Blanchot déclare « je sais qui vous êtes 3 »,
retournant vers le personnage de la femme le « Vous»
qui fait du récit « un texte déclaratif4 », pénétrant donc
ce texte, mêlant en écho sa déclaration à la sienne comme

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 76.


2. Ibid.) loc. cit. - Mathilde Girard me signale un texte de Mar-
guerite Duras de 1987 (qui fait référence à La Maladie de la mort et
à Blanchot) où l'exclusivité du désir féminin pour l'unique amant
s'affirme d'une manière où on peut penser retrouver certains ac-
cents du texte de Blanchot (<< Des hommes », dans La Vie maté-
rielle, Paris, P.O.L, 1987).
3. Ibid., loc. cit.
4. Ibid., p. 59.

97
La Communauté désavouée

par l'effet d'un saut semblable à celui qui vient d'être


évoqué, « saut mortel» de l'amour (Tristan) mais par le-
quel aussi on« s'élèv[e] jusqu'au stade [... ] religieux 1 ».
Blanchot bondit à la fois dans l'interpellation et dans
la compréhension du texte de Duras; s'élevant au savoir
- sinon à la religion - du récit, il élève en même temps
la femme qu'il apostrophe à une dignité mythique.
D'une part l'innommable est nommé : Aphrodite
chtonienne, plus obscure et plus retirée, infiniment, que
l' ouranienne et que la pandémienne. Déesse archaïque
ou nature divine de l'arché, de l'origine et du fonde-
ment - ou de l'infondement, de l'abîme d'une « inti-
mité vide ». D'autre part se trouve satisfait le second des
deux aspects que nous avions distingués: celui par lequel
les amants s'exposent à nous, non à eux-mêmes 2.

18
La nuit noire

Les amants ne s'exposent pas à eux-mêmes puisque,


est-il dit maintenant, « ils s'exposent l'un pour l'autre

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 74.


Quelques lignes plus loin est évoquée « la voie oblique qu'ouvre
l'amour comme moyen dialectique pour cheminer, de bond en bond,
jusqu'à la spiritualité la plus haute ». La formule est sinueuse à souhait:
si la voie est oblique, c'est qu'elle ne va pas de l'éthique au religieux
directement (en un seul saut) comme chez Kierkegaard. C'est donc
aussi pourquoi le «bond» se multiplie sans qu'on sache au juste
comment : plusieurs amours, plusieurs moments du même amour,
plusieurs étapes du désir jusqu'au désir de mort (de l'autre, de soi)?
2. Cf supra, p. 90-91.

98
La communauté consommée

à la dispersion de la mort 1 ». Autant dire qu'ils ne


s'exposent pas proprement sans disparaître. Cette
disparition n'a d'égale que celle « qui s'inscrit dans
l'écriture lorsque l'œuvre qui en est la dérive est par
avance renoncement à foire œuvre 2 ».
Cela même nous est exposé, aussi bien lorsque
nous lisons l' œuvre - son écriture - que lorsque par
elle - comme elle - nous sont exposés les amants s'ex-
posant à la mort. Ce qui veut dire que le geste des
amants - leur geste ou leur œuvre, cela nous sera
confirmé plus tard - ne peut être exposé que par une
écriture et par un récit (tel, tout au moins, qu'il reste
« sans issue»). Or ce geste qui revient à « s'exposer
l'un pour l'autre à la dispersion de la mort» vaut sacri-
fice. En fin de compte, chacun se sacrifie pour l'autre,
se laissant disperser (disparaître) afin que l'autre en
reçoive le sens même de l'accès à cette disparition. On
le verra, la femme assume proprement ce rôle sacrifi-
ciel, et par un sacrifice homologue à celui du Christ,
qui annule et sublime en lui l'extériorité des sacrifi-
ces sanglants: elle n'immole aucune victime, elle se
donne et, se donnant, disparaît. (Comment l'homme
la rejoint à son tour dans ce «pour l'autre », c'est
moins clair, cela reste indécis jusqu'au bout.)
Cela nous est exposé, cela a lieu en tant qu'une écri-
ture nous l'expose. Cette écriture est donc le lieu du
geste sacrificiel: elle seule peut rnontrer la disparition.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 77.


2. Ibid, loc. cita

99
La Communauté désavouée

Elle peut exposer - au sens de faire paraître - l'expo-


sition - au sens de la mise en péril sans limites. Pour
comprendre l'enjeu de cette exposition à nous (lecteurs,
compagnons intimes), de cette façon de Inettre sous
nos yeux « la dispersion de la mort », il faut un détour.

Nous sommes au moment du texte qui correspond


à la fin de la première version (l'article) du texte de
Blanchot. 'frois figures de femmes sont soudain ras-
semblées: d'une part la mythique « Aphrodite chto-
nienne» qui donne l'identité véritable de la femme
du récit, d'autre part la philosophe Sarah Kofman à
laquelle est faite une référence ajoutée pour la seconde
version du texte l, enfin Marina Tsvetaïeva dont une
citation clôt la partie originelle du texte. La citation
est la suivante:
Par le venin de l'immortalité
5' achève la passion des femmes.

L'immortalité ici nommée peut être assimilée,


selon le contexte, au désœuvrement de l' œuvre « indi-
quant seulement l'espace où retentit [ ... ] la parole

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., note p. 77,


qui ne figurait donc pas dans le texte initial. Le livre de Sarah
Kofman auquel Blanchot fàit une référence non explicitée était
paru au début de l'année 1983. Il serait intéressant de repérer ce
qui, dans ce livre, retenait son attention, mais ce n'est pas le lieu.
J'indique seulement que Sarah Kofman, à un moment, s'y réfère à
La Folie du jour, dont elle fàit une longue citation autour du
rapport différent à la mort des hommes et des femmes (Comment
s'en sortir?, Paris, Galilée, 1983, p. 97-100).

100
La communauté consommée

toujours à venir du désœuvrement 1 ». Immortalité de


la mort ou du mourir des amants, non moins qu'im-
mortalité des dieux grecs - Blanchot introduit
Aphrodite par un « revenant encore aux Grecs» qui
se rapporte aux mentions de Platon à la page précé-
dente. Souligner ce recours aux Grecs ne va pas sans
une implication relative aux Juifs, c'est-à-dire à Levi-
nas. Celui-ci vient d'être distingué de « certains de
ses commentateurs 2 » pour être attiré par Blanchot
dans une considération passablement délicate sinon
laborieuse où le dépassement de la loi par la loi
même, « en rapport avec le nom innommé de Dieu 3 »
(avec mise en garde contre « l'idolâtrie» possible de
la loi elle-même), s'efforce de réunir l'obligation
éthique et une « responsabilité» (maître-mot de Levi-
nas) « qui s'excède sans s'épuiser» et qui « ne s'énonce
dans aucun langage déjà formulé» 4. En filtrant ce
mélange singulier on peut y discerner, avec l'invoca-
tion d'un excès, une allusion à l'écriture (langage
informulé lui-même proche du nom innommé) et
aussi à la souveraineté selon Schmitt (le mot « excep-
tion» doublant 1'« extra-ordinaire» de ce langage) :
une approche, donc, du désœuvrement de l'œuvre
avec sa « parole toujours à venir ».

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 1'7. C'est


à cet endroit précis que, dans l'article du Nouveau Commerce,
survenait la note renvoyant à mon propre article.
2. Ibid., p. 73.
3. Ibid., Loc. cit., n. 1.
4. Ibid, p. 73.

101
La Communauté désavouée

Le recours aux Grecs emporte un peu plus loin cet


effort de dépassement, interne et externe à la fois, du
judaïsme lévinassien. L'Aphrodite chtonienne survient
par la force d'un saut. Avec les deux femmes - philo-
sophe et poète - et prenant le relais d'autres figures
mythiques et littéraires nommées auparavant (Ève, Li-
lith - celle-ci tirée de Duras -, Albertine, Iseult, Alceste,
Diotima), Aphrodite confère une préser:::e mythique à
cette femme faite «comme par Dieu lui-même 1 » et
dont le beau corps nu a été comparé à 1'« évidence invi-
sible » du visage selon Levinas 2.
Une visibilité grecque se profile sur l'invisibilité juive.
Un mythe figure une parole d'origine, en ce sens appuyé
qu'il fournit la figure qui parle cette parole. L'Aphrodite
chtonienne figure à la fois « la mer dont elle naît 3 », « la
nuit qui désigne le perpétuel sommeil» et« l'injonction
silencieuse» de l'exposition à la mort. Chtonienne, phi-
losophique et poétique, cette déesse incarne la bouche
d'ombre d'où la communauté des amants s'annonce à
elle-même, s'annonce et se renonce.
Ou bien, plus sûrement, son renoncement nous est
annoncé. Car les amants nous sont exposés plus qu'ils ne
s'exposent en disparaissant. Cette conversion vers notre
regard qui nous a été brièvement signalée ne prend son

1. Duras citée et répétée par M. Blanchot, La Communauté


inavouable, op. cit., p. 62.
2. Ibid., p. 63.
3. Ibid., p. 77 - « comme on le voit ici », précise le texte en se
référant au récit de Duras où, dans la nuit, on entend la mer (p. 13
d'abord, puis à nouveau plus loin). Les deux citations qui suivent
renvoient à la page 77 aussi.

102
La communauté consommée

sens que maintenant: entre les amants, rien à voir - mais


ce rien nous est exposé par un récit, comme un récit, ou
plutôt cornme un texte déclaratif, pris à son tour en
charge par un texte qui s'efforce à la fois d'en mettre au
jour la vérité et de se conformer au « mystère» de son
« irréductibilité» 1 • Ce texte, celui de Blanchot, se tourne
vers nous - un « nous» qui embrasse auteur et lecteurs
dans une cornmunauté aussi bien universelle (<< pour
tous et pour chacun 2 ») que réservée à celles et ceux qui
sauront déchiffrer un livre dans lequel, comme je l'ai
déjà signalé, son auteur s'implique forcément lui-même
autant que Marguerite Duras dans le sien 3. Dès la page
tournée, d'ailleurs, et un nouveau sous-titre introduit 4
- c'est-à-dire en fait dès que Blanchot poursuit au-delà
de son premier texte -, une réflexion est faite à la première
personne sur le titre de cette seconde partie du livre :
« La communauté des amants. Ce titre romantique que
j'ai donné à des pages où il n'y a ni relation partagée ni
amants certains n'est-il pas paradoxaP? ». Cette ques-
tion est posée pour mener vers une « équivoque» de
la formule « comrnunauté des amants », équivoque qui
se joue entre la possibilité d'un « agrément social, fût-il

1. Ibid., p. 62.
2. Ibid., p. 77.
3. Cf supra, p. 91-92.
4. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 78 :
« Communauté traditionnelle, communauté élective» - sous-titre
qui montre bien qu'à la différence de l'article, le livre doit transpor-
ter la question du rapport sur un registre collectif et non seulement
interindividuel.
5. Ibid., loc. cit.

103
La Communauté désavouée

le plus permissif! » et l' (im)possibilité de l'abandon « au


premier venu », auquel se livre Madame Edwarda (autre
figure de la déesse souterraine). La débauche tolérée
reste sociale mais un pareil abandon « symbolise le sacri-
fice» et ainsi un « rapport avec ce qu'il y a de plus divin
ou avec l'absolu qui rejette toute assimilation» 2.
Comme Edwarda exhibe son sexe divin, le « scéna-
rio» « imaginé» par Duras (deux mots qui évoquent
la littérature, ses artifices, ses inventions) 3 et par lequel
« deux êtres [ ... ] nous sont montrés» fait voir - « voici
la chambre ... », dit la suite du texte - cela qui ne peut
se voir: l'évitement de toute « comédie [... ] commu-
nielle» par ceux qui sont réduits à « se toucher vaine-
ment» 4 et à une «jouissance» que l'homme «ne
partage pas» 5. Cela qui ne peut se voir ou bien dans
quoi on voit la nuit, c'est ici la fente de la femme dont
l'homme se donne le spectacle comme Edwarda le
donne au premier venu, c'est la nuit ou la mort, et
c'est toujours ce qui ne peut être reçu que « peut-être
seulement, et partiellement, par le lecteur 6 ».

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 79.


2. Ibid., p. 80.
3. Ibid., loc. dt.
4. Ibid., p. 82.
5 . Ibid., p. 81. Ici, Blanchot se réfère sans le préciser non à
la jouissance occasionnelle et « distraite» que Duras mentionne
d'abord, mais à celle tout à fait délibérée et soigneusement décrite
que la caresse de l'homme donne à la femme au moins la troisième
nuit avant la dernière (sinon les trois dernières).
6. Ibid., p. 86.

104
La communauté consommée

Par « nous », donc, aussi bien que par Blanchot


lisant Duras - disant« vous» à son « vous» -lecteurs-
spectateurs-acteurs, et par là « compagnons» d'une
scène où il s'agit de voir, de « la voir telle qu'elle est»
tout en sachant qu'« il [et donc chacun de nous] ne la
voit pas» 1. Il va être dit qu'elle « se laiss[e] voir tout
entière 2 », ce qui veut dire jusqu'à « la nuit noire que
découvre le vide vertigineux "des jambes écartées" »
selon ce moment du texte où Blanchot fait en somme
coïncider Duras avec Bataille en précisant« comment
ne pas songer à Madame Edwarda? »3.
Ce dont il s'agit doit être montré, doit nous être
montré comme la vision de l'invisible - non pas rendu
visible mais exposé en tant qu'exposition de et à « cet
excès qui vient avec le feminin 4 ».
« Le corps féminin : là est l'existence même 5 » : la
vie, la mort - la mise au monde comme la disparition.
« Cette femme fortuite» représente« toutes les femmes,

l.Ibid., loc. dt. « Anti-Béatrice », ajoute Blanchot, précisant que


cette dernière est « toute dans la vision qu'on a d'elle» et décrivant
l'absolu de cette vision comme « Dieu, le théos, théorie, l'ultime de
ce qui est à voir» d'où il faut conclure que l'absolue invisibilité de
la femme forme le revers exact du Dieu lumineux de Dante: divi-
nité obscure et mystérieuse comme la femme (ainsi désignée
page 88, à l'instar du récit lui-même). Un peu plus loin d'ailleurs,
Béatrice paraîtra de nouveau dans une position moins manifeste-
ment opposée à celle de la femme.
2. Ibid., p. 88.
3. Ibid., p. 70.
4. Ibid., p. 87.
5. Ibid., p. 85.

105
La Communauté désavouée

leur magnificence, leur mystère, leur royauté» 1. Mais


cette représentation ou figuration n'est pas le fait de
« la décision arbitraire de l'écrivain» : l'écriture ne
fait que répondre à une nécessité qui mène cette
femme vers « la vérité de son corps mythique» 2.

19
Eucharistie

Le corps féminin est mythique - « corps admi-


rable} » à l'instar de la perfection du récit qui nous en
est offert, corps donné, abandonné de telle fàçon que
ce don n'advient lui-même que comme mythe (écri-
ture non « arbitraire») et que, par là même, il « dépasse
le mythique et le métaphysique 4 ».
Que veut dire ce paradoxe d'un mythe dépassant
le mythique? Le mythique associé au métaphysique
peut désigner l'ordre des fictions d' « arrière-monde »,
pour parler comme Nietzsche, et donc le mythe
au sens courant de fàble 5. Mais « la vérité du corps
mythique» est d'un autre ordre. Elle l'est même
tellement qu'il va fàlloir renoncer au « symbolisme

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 86.


2. Ibid, loc. cit.
3. Ibid, p. 88.
4. Ibid, p. 86.
5. Bien qu'il ne s'agisse pas d'en rester à ce sens courant dans sa
valeur la plus lourde (affabulation, conte), il ne faut pas moins retenir
que rien ne rend secondaire le caractère fictif du récit de Duras, comme
de ceux de Bataille. Dans un contexte où 68 aurait pu appeler un récit
direct, « vécu », le recours à la fiction n'est que plus éloquent.

106
La communauté consommée

trop facile» de « l'Aphrodite païenne» 1. Cette épithète


donne une indication sur la direction que suit cette
ascension mythique, outre-mythique et spirituelle :
de manière inattendue et d'autant plus remarquable
elle va culminer dans la figure du Christ.
Le corps admirable de la femme s'abandonne « jusqu'à
la possibilité de cesser d'être immédiaterrlent [... ] sur son
seul désir 2 ». Elle peut à son gré désirer disparaître, désir
conforme à la « fragilité de l'infiniment beau, de l'infini-
ment réel 3 » (comment ne pas penser aux formules ca-
tholiques traditionnelles disant Dieu infiniment grand,
bon, puissant?). Pareille infinité rend « désinvoltes» les
identifications aux personnages mythologiques dont les
figures ont été nommées. « De toute manière, [... ] elle
appartient à la communauté.» Le retour souligné du
terme qui donne ici le thème est suivi du motif du fonde-
ment: « elle fait sentir, par sa fragilité, son inaccessibilité
et par sa magnificence, que l'étrangeté de ce qui ne saurait
être commun est ce qui fonde cette communauté 4 ».
À ce point décisif-décisivement ultra-dialectique - et
avant d'en venir à l'ultime identification ou (trans)figura-
tion de la femme, une dernière variation est consacrée à
l'homme. Blanchot rappelle qu'il est celui qui s'est tenu
« hors du cercle de l'amour 5 » et donc celui pour qui l'a-
bîme féminin représente à la fois attrait, menace et perte.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 88.


2. Ibid., loc. cit.
3. Ibid., loc. cit.
4. Ibid., p. 89.
5. Ibid, p. 90.

107
La Communauté désavouée

Il précise pourtant que le récit n'en reste pas à « ces


affirmations abruptes» et que l'homme entre malgré
tout dans ce « rapport surprenant [ ... ] qui montre le
pouvoir indéfinissable du féminin même sur ce qui
veut ou croit y rester étranger l ». Je ne m'arrête pas plus
ici qu'auparavant sur ce qui concerne l'homme car son
rôle se circonscrit à ce qui vient d'être dit: il est l'homo-
gène qui se dérobe à l'hétérogène, s'en inquiète pour-
tant et s'y rapporte enfin malgré lui, «changé plus
radicalement qu'il ne le croit 2 ». Aussi sa maladie 3
n'est-elle pas simplement celle du « manque d'amour 4 »
mais «se fomente aussi (ou d'abord) en celle qui est
là 5 » et en qui, par qui la vie (<< l'existence même 6 »)
s'ouvre à son propre abîme.
Autrement dit, c'est au moins la mort qui se sera
communiquée de l'un à l'autre et dans les deux sens.
Mort excessive de la femme, mort maladive de l'homme,
peut-être passant l'une en l'autre, double forme de l'in-
communication, en excès ou en défaut sur l'amour. La
mort ou le mourir, en réalité ou en imagination, comme
on le verra.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 91.


2. Ibid., loc. dt.
3. Dont le nom est« peut-être venu de Kierkegaard », comme Blan-
chot l'a signalé (ibid., p. 58), ce qui est assez vraisemblable en effet
et fait signe vers l'autre mention de ce nom par Blanchot, à propos
du « saut mortel». (Kierkegaard a écrit La Maladie à la mort au
sens de « qui conduit à la mort», emprunté à l'évangile de Jean, XI, 4.)
4. Ibid, p. 6l.
5. Ibid., p. 65.
6. Ibid., p. 85.

108
La communauté consommée

Au moment où s'affirme ce «rapport surprenant»


s'affirme aussi que « l'existence à part» de la femme « a
quelque chose de sacré» - et cela «sans qu'il y ait trace
d'une profanation» 1 : pas plus qu'on n'assiste à un viol,
pas plus ne s'agit-il d'un sacrifice. Ce« sacré» dont l'ex-
cès n'exige pourtant pas la transgression et dont l'accès se
fait par abandon (consentement dans lequel disparaît
jusqu'à l'idée d'une victime) est celui dans lequel le sacri-
fice est surmonté ou relevé en don de soi. Blanchot écrit:
« elle offre son corps, comme le corps eucharistique fut
offert par un don absolu, immémorial 2 ».
C'est une comparaison, mais cette comparaison va
être filée de manière telle qu'elle vaut assimilation ou
identification. Si Blanchot s'est écarté des identifications
formelles sous des noms mythiques, c'est pour s'éloigner
de ce qui porte le danger de l'idolâtrie, et nul doute qu'il
tienne aussi à tenir à l'écart un nom défini comme
«Jésus-Christ ». Mais en même temps il procède à une
sorte d'incorporation encore plus audacieuse, car l'of-
frande du « corps eucharistique» n'est pas ici une image,
elle n'est pas une représentation ni un symbole: ce corps
« fut offert» - c'est écrit à l'indicatif: c'est une réalité.
Non sans doute la réalité que les chrétiens (et plus préci-
sément les catholiques) reconnaissent dans le récit de la
Cène (laquelle n'est autre que la reprise ou la relève du
repas pascal déjà deux fois évoqué), mais le réel « immé-
morial» dont nous savons qu'il est celui du «transport

1. Ibid., p. 91.
2. Ibid., loc. rit.

109
La Communauté désavouée

qui déborde et ébranle toute possibilité de se souvenir 1 ».


N on pas expérience vécue (Erlebnis, psychologie, socio-
logie 2 ••• ), mais expérience que le même texte autorise à
dire « mystique» ce terme discuté au sujet de Bataille
et par Bataille lui-même, ce terme qui vient aussi dans
l'expression de « corps mystique» par laquelle la théo-
logie désigne l'assemblernent de tous, la communauté
dans le Christ, autrement dit le déploiement entier de ce
dont l'eucharistie est le geste fondateur.
En choisissant le mot « eucharistie» - qui dit en
grec la joie reconnaissante -, Blanchot s'exprime dans
le lexique sacrarnentelle plus propre en même temps
qu'il évite d'enlployer le nlot « communion », d'usage
catholique habituel.N ous savons que ce mot a été
écarté très tôt pour une raison reprise de Nancy : sa
proximité avec une fusion semblable à celle «d'un
seul individu, dos dans son immanence 3 ». Avec l'eu-
charistie et la dernière Cène on revient pourtant vers
la communion, mais en vertu, pourrait-on dire, d'une
autre théologie ou d'une autre spiritualité: celle d'un
corps mystique qui ne soit pas une individualité supé-
rieure mais une pluralité en l'unité mystérieuse d'un
corps essentiellement offert et ouvert, dispersé. On
pourrait dire: Jésus-Christ en femme, ce qui implique
aussi la femme en Jésus-Christ - femme restant femme

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 37. Ce


réel est aussi, à n'en pas douter, celui de la « présence réelle» dans
la transsubstantiation des espèces.
2. Cf ibid., p. 86.
3. Cf ibid., p. 17.

110
La communauté consommée

dans cette assomption transcendante, sainte et« solen-


nelle 1 ». Femme transubstantiée, est-il permis de dire
en se référant à la théologie catholique de l'eucha-
ristie : ce corps sensible offert possède la réalité mys-
tique, la féminité suressentielle d'un sujet absent à
lui-même et à l'autre dans son don, comme son don-
sa communication.
La scène christique n'en reste pas là. Elle se com-
plète par deux autres épisodes grâce auxquels se recons-
titue devant nous le parcours de ce qu'on nomme la
passion du Christ. Le premier tient en un seul mot :
revenant au récit de Duras, Blanchot cite les paroles
de la femme qui font écho au« Prenez et mangez» des
Évangiles - «Prenez-moi pour que cela ait été fait» -,
puis il poursuit: « Après quoi, tout ayant été consommé,
elle n'est plus là 2 ».
Consummatum est: c'est encore une parole du Christ,
la dernière qu'il prononce sur la croix. Le mot latin
traduit le grec tetelestai : c'est parvenu à la fin, au but,
c'est accompli. La vie est à son terme, son telos, le dessein
de Dieu est réalisé.
Enfin le dernier épisode vient à l'appui du « souve-
nir de l'amour perdu» qu'on peut supposer se révéler
chez l'homme. « Ainsi, pour les disciples d'Emmaüs:
ils ne se persuadent de la présence divine que lorsque
celle-ci les a quittés 3. » Le cycle entier de la Passion est
parcouru: Cène, mort, résurrection et départ de ce
l.Ibid., p. 9l.
2. Ibid.) loc. rit.
3. Ibid., p. 91-92.

III
La Communauté désavouée

monde. Ainsi est accomplie l' œuvre de salut du dieu


qui s'est abandonné à l'existence humaine. Or la
femme aussi « a fait son œuvre» et « changé» l'homme
« plus radicalement qu'il ne le croit» 1 (en faisant un
homme nouveau, selon la formule chrétienne?) 2.
L'équivalence christique - pour rester réservé devant
la tentation d'employer les termes «identification»
ou « assimilation» - est développée avec une ampleur
et une précision qui ne laissent pas de doute sur son
importance. En elle vient se parfaire l'ensemble des
motifs à résonance religieuse et spirituelle qui se sont
présentés au cours du texte. En elle opère pleinement
une force mythique et mystique dont la forme est très
reconnaissable bien que lui soit retirée, avec le nom, la
détermination de la figure (qui était accordée à Aphro-
dite). Mais l'absence de nom appartient justement au
Dieu de Jésus-Christ, héritier du dieu biblique ou
plutôt ici, comme nous l'avons cornpris, le relevant
sinon le précédant même selon la logique de l'immé-
morial. (Plusieurs fois dans d'autres textes, Blanchot
est revenu sur le nom innommable de Dieu.) En
même temps, le nom commun de la passion aura dis-
crètement mais sûrement guidé l'insinuante pénétra-
tion du récit évangélique dans celui de Duras, leur
conjonction formant le texte de Blanchot.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 91.


2. Comment ne pas penser que Blanchot a gardé du catéchisme
de son enfance la formule naguère bien connue pour désigner le
rapport sexuel : « l' œuvre de chair» ?
v
« Essentiellement ce qui échappe»
20
La communauté évasive

Pour autant, le point culminant de cette singulière


progression spirituelle ne forme pas encore la conclu-
sion. Celle-ci se doit d'aller, comme le récit, au-delà
de toute « issue 1 ». Après la révélation par disparition
de la « présence divine» .- cette présence qui se pré-
sente en se retirant -, et sans que rien nous reconduise
avec les disciples d'Emmaüs vers la communauté des
premiers chrétiens (celle qu'invoquait aussi Engels),
le texte poursuit : «Ou bien, et c'est l'inavouable,
s'unissant à elle selon sa volonté, il lui a aussi donné
cette mort qu'elle attendait [... ] qui parachève ainsi
son sort terrestre 2 ». Les deux derniers Inots conser-
vent, voire renforcent la teneur ou du llloins l'allure
chrétienne du propos : le sort terrestre débouche for-
cément sur un sort céleste. La suite ne dément pas
cette vue spirituelle en affirmant qu'il importe peu
que cette mort soit réelle ou imaginaire - car un chré-
tien sait bien qu'il s'agit d'abord de faire mourir le

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 51.


2. Ibid, p. 92.

115
La Communauté désavouée

vieil homme en lui. Seule la phrase suivante, celle qui


clôt le texte avant une sorte de coda surnuméraire,
déplace l'accent. Elle déclare que cette mort« consacre,
d'une manière évasive, la fin toujours incertaine qui est
inscrite dans le destin de la communauté ».
L'inavouable est que la mort - sa « maladie» 1 - se
communique sans qu'on puisse décider de cette com-
munication - si elle a lieu ou non - ni de ce qui est
communiqué - fiction ou réalité, présence d'une ab-
sence ou absence d'une présence. Il est peut-être aussi
bien ceci, que toutes ces hypothèses contrastées revien-
nent, pour finir, au même.
La« fin incertaine» propose une formule elle-même
incertaine : on ne sait si la fin va survenir - quand,
comment - et il n'est jamais certain qu'elle survienne
ni qu'elle soit survenue. L'inavouable - puisque c'est
lui - réside dans l'impossibilité d'assigner aussi bien
l'effectivité que la dissolution de la communauté. Telle
est l'extrémité -l'excès - de la double négation au sens
du « ni ... ni ... » : ni communauté réunie ni désunion

1. On pourrait s'arrêter longuement sur ce mot: il ne peut


manquer d'avoir pour Blanchot - qui fut, très concrètement, une
sorte de malade à vie - une résonance particulière. Qualifiée de
maladie, la mort s'oppose au « mourir» par lequel le sens (d'une
vie, d'une parole) s'absente essentiellement. (De manière analogue,
la « maladie à la mort» de Kierkegaard cf supra, p. 108, n. 3 -
désigne une maladie et une mort spirituelles : le désespoir, oppo-
sé à l'espérance chrétienne à laquelle on pourrait comparer le
« mourir» de Blanchot.) Mais c'est elle aussi que la femme - peut-
être, dit le texte - aura communiquée à l'homme, et dans ce cas elle
se fait identique au mourir.

116
« Essentiellement ce qui échappe»

achevée. L'élément général de la disparition ou de la


déliaison, de son imminence, se résout en irrésolu-
tion. La « manière évasive », expression surprenante,
qui évoque une intention d'« inavouer », a l'allure
d'une dérobade, d'une résistance ou d'un refus devant
la demande au sujet de la communauté (de son être,
de sa nature, de sa détermination, de sa possibilité).
La communauté doit rester évasive - incertaine en
son essence, éludée en sa question. Son exigence com-
porte son « propre-impropre abandon (qui n'est pas
une simple négation) 1 ». Ce qui avait été inscrit à ti-
tre de prémisse trouve sa conclusion: il convient de
s'évader de la communauté, cl' échapper à « l'horizon
indépassable de notre temps 2 » aussi bien qu'à l'attrac-
tion du « cercle aimanté qui figure [... ] l'union roman-
tique des amants 3 ». Ce qui reste indécidé en tant que
cœur ou loi de la COITlmunauté n'est autre qu'un
rapport sans rapport: l'impossibilité de décider s'il y a
là rapport, ou bien de donner un sens à ce mot pour-
tant inévitable (en cela semblable au nom de Dieu).
Voilà l'inavouable, est-il écrit, mais aussitôt s'im-
pose une question excédante: cela veut-il dire que
« mieux aurait valu se taire 4 ? ».Non, puisque « pour
se taire il faut parler ». La question devient alors « de
quelle sorte de paroles? » et c'est la question « que ce

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 10.


2. Formule, s'il faut le rappeler, de Sartre, mise en jeu au début
de La Communauté désœuvrée, op. dt.
3. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 81.
4. Ibid, p. 92.

117
La Communauté désavouée

petit livre confie à d'autres» 1. Dès qu'un livre se dit


petit - qu'il soit épais ou mince comme l'est en effet
celui-ci -, on doit penser qu'il « confie» bel et bien à
sa petite taille un message important. De fait, le mes-
sage est déjà dans cette communication - confiance et
confidence - qu'il fait ici de lui-même : il s'ouvre
donc à quelque forme de comrnunauté ou du moins
à quelque communication de pensée.
Une communication de pensée est loin de faire une
communauté de pensée - et pourtant c'est inévitable-
ment vers une possible pensée commune qu'est ten-
due l'annonce d' « un sens politique astreignant» sur
lequel rien de plus n'est dit, sinon qu'il est en jeu dans
un « temps présent [... ] ouvrant des espaces de liberté
inconnus» qui nous rendent « responsables de rapports
nouveaux» : mais ces rapports ne sont pas ceux auxquels
nous pouvions nous attendre, ils ne se jouent pas entre
nous, entre les uns et les autres, mais « entre ce que
nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœu-
vrement » 2. La surprise de cette dernière phrase du
livre ne dure que le temps de se rappeler, une dernière
fois, qu'il répond à un texte qui avait désigné le désœu-
vrement comme propriété de la communauté, en op-
position à la représentation d'une communauté comme
œuvre (production et autoproduction d'une totalité
d'existence), et singulièrement à la représentation de la
possibilité - voire du projet (sacrificiel d'une manière

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 92.


2. Ibid., p. 93.

118
« Essentiellement ce qui échappe»

ou d'une autre) de faire œuvre de la mort 1. Blanchot


tient à (me) rappeler que le désœuvrement procède
forcément de l' œuvre.
Si, par conséquent, la cornmunauté évasive ne peut
avoir lieu que dans sa propre déliaison, ce n'en est pas
moins à partir d'une œuvre que cela doit avoir lieu.
Nancy ne pensait qu'à écarter les œuvres institution-
nelles, constitutionnelles, architectoniques et hiérar-
chisées. Mais une autre espèce d' œuvre vient d'être
révélée : elle est celle de la femme, de cette femme
dont la figure mythique - réelle en sa fiction - a été
imaginée par une femme-écrivain et reprise, méditée
et en quelque façon consacrée en passant dans la
parole d'un écrivain-homme dont l'œuvre propre
désœuvre la première, ou bien - ce qui revient au
même -, se désœuvre en elle.U n homme comme une
femme, un homme-femme, un écrivain, peut-être aussi
semblable au messie chrétien qui un jour écrivait dans
le sable, éludant les questions à propos d'une femme
adultère. D'une manière ou d'une autre, le livre est
l' œuvre cl' où naît le désœuvrement, la communication
« toujours menacée, toujours espérée ».
Mais quel peut être enfin le «sens politique as-
treignant» au nom duquel ces dernières lignes sont
écrites? et pourquoi reste-t-il « confié à d'autres» de
le déchiffrer? À ces deux questions évidemment liées
il nous incombe d'essayer de répondre: c'est ce que ce
« petit livre» attend depuis trente ans.

1. Cf par exemple p. 41 de La Communauté désœuvrée, op. cit.

119
La Communauté désavouée

21
L aveu

Pour essayer de répondre ou d'en esquisser le geste,


je prendrai un nouveau et dernier départ.
La lecture du texte, pour incomplète et imparfàite
qu'elle reste, a dégagé quelques linéaments à partir des-
quels j'essaie maintenant de retracer le propos de ce
livre. La dissimulation de ce propos est manifeste. C'est
elle d'ailleurs qui entraîne une complexité particulière,
due à l'abondance des registres entrecroisés ou super-
posés (Bataille, Nancy, Duras, Levinas, politique, phi-
losophie, littérature, mythologie), des allusions, ellipses
et indications expresses de silences ou de surplus de
sens à imaginer. Par exemple, en s'engageant soudain
dans des considérations sur la solitude personnelle de
Bataille et sur son sentiment d'être abandonné par ses
amis - « surtout avant la guerre» -, Blanchot induit
chez son lecteur un questionnement embarrassé sur les
raisons de ces remarques, sur le fait que Blanchot lui-
même ne fut pas un ami d'avant la guerre, enfin sur le
rôle exact que l'amitié doit jouer dans la discussion en
cours. Privé d'autres indications, le lecteur doit trou-
ver, imaginer, un scénario, une intrigue dont il sait mal
si elle se joue sur un terrain psychologique ou dans un
ordre symbolique.
Autre exemple - disons minimaliste. Blanchot
écrit: « C'est ce que je lis dans ce récit sans anecdote
où l'impossible amour [ ... ] peut se traduire par une

120
« Essentiellement ce qui échappe»

analogie avec les mots premiers de l'éthique 1 ». Com-


ment pouvons-nous comprendre «sans anecdote»?
Sans épisodes mineurs, sans dispersion frivole de l'at-
tention - mais encore? Y a-t-il un récit littéraire digne
de ce nom (c'est une tautologie, bien sûr - et il s'agit
exactement de savoir ce que « littérature» veut dire ... )
qui comporte des anecdotes, au sens où elles pourraient
être détachées du « vrai» récit, voire négligées? Puisqu'il
vient de se référer à Tristan et Iseult, Blanchot suggère-
t-il que le récit de Duras est plus exenlpt d'anecdotes
que l'une ou l'autre version de la légende? Et puisqu'il
va droit à une analogie avec le texte de Levinas, suggère-
t-il que Duras est proche d'une sorte de traité? Et
encore: quels rapports ce « sans anecdote» entretient-il
avec le fait que ce récit « dit aussi à sa façon : plus de
récit» (ce qui, deux pages plus haut, forme en même
temps une auto-citation de Blanchot), ou bien avec cet
autre fait que « c'est un texte déclaratif, et non pas un
récit, même s'il en a l'apparence 2 »? Et aussi: comment
tous ces traits développent-ils l'affirmation initiale
selon laquelle « ce récit [est] en lui-même suffisant, ce
qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans issue 3 »? Et
enfin, et peut-être surtout: pourquoi faut-il que toutes
ces questions soient enveloppées dans un « sans anec-
dote» incident mais clairement adressé à notre atten-
tion de lecteur (de compagnon) ?

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 72.


2. Ibid., p. 59.
3. Ibid, p. 51.

121
La Communauté désavouée

Ces opérations de lecture ne relèvent pas de l'inter-


prétation au sens ordinaire, où les intentions de l'au-
teur ne peuvent être supputées que de manière rare et
secondaire: ici il est proposé - et peut-être parfois aussi
bien interdit - d'entrer dans une intrigue, dans une stra-
tégie ou dans une dramatisation à l'intérieur de laquelle
l'auteur (qui, de place en place et dès le début du texte,
s'exprime en première personne) nous suggère des pistes,
des clefs, des enjeux. Tout se passe comme s'il nous était
demandé - et parfois, je le répète, en même temps inter-
dit ou déconseillé (peut-être non sans ironie) - d'entrer
dans une confidence, voire dans un secret, et en tout
cas de partager des pensées qui ne sont pas destinées à
être immédiatement communiquées à n'importe quel
lecteur. Autrement dit il faut savoir ou pouvoir entrer
dans une connivence, dans un partage et en fin de
cornpte dans une certaine communauté, et même dans
une amitié, dans cette «amitié pour l'exigence dëcrire »
soulignée au sein d'une variation particulièrement laby-
rinthique au sujet de Bataille et du rapport à « celui pour
qui j'écris» -lequel est nécessairement « l'inconnu» ou
« personne» l, Avec nous, lecteurs, en tant qu'inconnus,
se trouve évoquée et même au fond invoquée «une
comrnunication qui ne se partage pas 2 » et qui ne peut
elle-même que communiquer avec l'inconnu, soit avec
ce qui « m'expose à la mort ou à la finitude 3 ».

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 44.


2. Ibid., p. 45.
3. Ibid., p. 44.

122
« Essentiellement ce qui échappe»

Lisant selon cette exposition, je dois aussi admettre


• , . . , 1

que ce qUI est ecnt se retIre en se proposant et m egare


en m'entraînant avec lui. C'est sans doute le consen-
teInent qu'auront donné de nombreux lecteurs à ce
livre, entrant dans sa communauté selon la dissolu-
tion et la disparition de son lien. Son titre, La Com-
munauté inavouable, a comme d'emblée conquis une
adhésion à quelque chose à quoi il est exclu d'adhérer
autrement que par une sorte de silence respectueux
ou stupéfait, interdit, intimidé.
Je l'admets et j'admets avoir été moi-même, tout le
premier en somme, un tel lecteur. Je sais pourtant
que ni le respect ni la stupeur n'ont pu à la longue
m'empêçher de chercher à répondre - même si Blan-
chot demande expressément à la fin de son livre moins
une réponse qu'un prolongement (singulière posture,
quand on y pense, qui se tourne vers un disciple plus
que vers un interlocuteur, mais posture naturelle dans
une communauté d'initiés).
Or le propos majeur du livre, sa proposition, son
exposition - et qui doit orienter la fàçon de répon-
dre ou de « prolonger» - se trouve dans le mot « in-
avouable ». Celui qui annonce et qui affiche un
inavouable est déjà dans l'aveu de ceci qu'il y a de
l'inavouable. À quoi il faut ajouter que l'inavouable
ne pourrait même pas être (ni être nommé) si n'était
en droit possible l'aveu de l'inavouable. Ce dernier
n'est pas l'innommable, et l'aveu n'est pas un nom.
Un nom existe ou pas, est prononçable ou pas. Un
aveu ne dépend que d'une force, d'un mobile qui

123
La Communauté désavouée

pousse à le faire ou à le taire. Or nommer un ina-


vouable, je le répète, engage déjà un aveu.
Le surgissement du mot dans la fin du texte
conforte cette vue. Du titre jusqu'à la dernière page il
y aura eu un saut par-dessus toute explicitation, tout
recours même à ce mot. Et le voici qui apparaît pour
ne pas même être clairernent employé selon son sens:
bizarrement, Blanchot déclare ce qu'« est» l'ina-
vouable, mais pourquoi l'inavouable serait-il ce don
de la mort (réelle ou imaginaire) par l'homme à la
femme? et s'il l'est, s'il désigne en effet ceci, une
inoculation de Thanatos à Éros, pourquoi ne pas en
dire plus? qu'est-ce qui se trouve changé ou non
changé à la disparition de la femme et du «corps
immémorial»? si ces questions se pressent, c'est que
1'« inavouable» les fait lever par son aveu même: dès
lors qu'il est ou qu'il s'est désigné, il ne devrait plus
proprement rester de l'inavouable, mais seulement
des éclaircissements, des précisions. Or c'est tout le
contraire: le texte nous dit clairement qu'il réserve
une zone d'ombre.
Pourquoi cette «manière évasive» qui élude ou
qui dérobe toute autre considération sur la « fin » de
la communauté? en vérité, on ne qualifie d' « évasif»
qu'un propos, pas une action. On peut répondre
d'une manière évasive, on ne peut guère « consacrer
d'une manière évasive» comme le fait ici la mort,
« réelle ou imaginaire ». Ou bien il faut entendre la
consécration en tant qu'une parole - ce qui n'aurait
rien d'illégitime, au contraire, mais qui accentuerait

124
« Essentiellement ce qui échappe»

l'étrangeté de la situation : comment imaginer un


officiant qui consacrerait quoi que ce soit « de manière
évasive ».
Il n'est pas impossible, il est même souhaitable de
supposer que Blanchot veut faire entendre qu'une
parole en effet consacre ici, et de manière évasive : sa
propre parole, son écriture, sa propre lecture-réécri-
ture du récit de Duras. Elle consacre par la vertu
d'une sorte de cérémonial où un « corps immémo-
rial» et« mythique» nous est donné sous les (saintes ?)
espèces de ce livre dont la pensée se fait évasive afin de
mieux indiquer 1'« inavouable» qu'il expose et garde
au secret.

22
Le désaveu

Les lignes qui suivent n'éclairent rien, et traitent en


fait l'inavouable ni plus ni moins que s'il s'agissait
d'une forme de l'indicible. La dimension propre de
l'aveu reste absente - or c'est elle, précisément, qui
s'indique avec le mot « inavouable ». À quoi il faut
ajouter cette évidence : Blanchot sait très bien tout
cela qu'il nous met sous les yeux.
Il faut aider Blanchot dans son aveu. Par défini-
tion, ce qui s'avoue ou qui est inavouable est une
faute. La faute de Blanchot est sa fàute politique
d'avant la guerre. Ill' a déjà reconnue et le texte porte
plusieurs marques d'un refus résolu de tout ce qui

125
La Communauté désavouée

pourrait ressembler à une sympathie pour le fascisme


et pour l'antisérnitisme. La consécration (je reprends
ce mot) de mai 68, au centre du livre, ne peut qu'être
le fait d'un homme de gauche (qui d'ailleurs a pour
lui plusieurs attestations irrécusables, en particulier le
Manifeste des 121 en 1960). Rappelons pourtant qu'à
cet endroit est écartée toute politique « déterminée»
au profit d'un sens de « politique» que définit la
contre-définition du « sans limites» et « sans exclu-
sion ». « Gauche» ou « droite », pourtant, implique une
exclusion: Blanchot tient ici à l'écarter autant qu'il a
tenu ailleurs à s'y impliquer.
« Politique» s'égale en fait ici à « commune pré-
sence» (citation de Char). L'exemplarité de 68 tient
au caractère réel mais instantané, évanouissant de
cette présence. C'est-à-dire à la déliaison de la commu-
nauté dans son propre événement, telle que les amants
en exposent l'échappée immémoriale. La communi-
cation de l'absence (réelle ou imaginaire) fait la vérité
de cette co-présence. Cette vérité d'outre-politique
fonde la communauté d'un fondement qui ne peut
avoir la nature d'une société « en personne» (insti-
tuée, pas même instituante). Ce fondement relève du
mythe.
Avant d'examiner de plus près ce motif du mythe,
marquons ceci: définir la « gauche» ou la démocratie
a minima par un refus de légitimer en quelque façon
que ce soit une identification et une figuration (une
oeuvre) du commun, du peuple (donc du souverain),
et donc par un refus de toute espèce de présentation

126
« Essentiellement ce qui échappe»

(symbole, image, instance) d'un lieu qui doit rester


vide ou absent, relève d'une pensée de droite dès lors
qu'on propose de recourir à une figure, à un symbole
ou à un Inythe.
Il en est bien ainsi à la condition du moins de
penser la « droite» bien moins du côté de l'ordre, du
pouvoir et de la domination que du côté - que nous
avons aujourd'hui désappris de considérer - d'une
assomption spirituelle, d'une élévation aristocratique
et d'un dédain - en fin de compte - pour la société,
ses fonctions, son État, ses lois. On pourrait parler
d'un anarchisme de droite et yvoir l'écho de l'Acéphale
auquel ici Blanchot a voulu se référer.
Par 1'« inavouable », Blanchot déclare qu'en deçà
ou au-delà de ce qu'il a compris et récusé de sa faute
(de ce qu'il a découvert comme faute à travers Bataille
- je l'imagine --, puis à travers Mascolo, Antelme,
Duras), il persiste à tenir pour nécessaire un renvoi à
une dimension autre, spirituelle, voire mystique, en
tout cas résolument irréductible à la société homo-
gène. Tel est le « sens politique astreignant» : quoi
qu'en aient les démocrates (je renvoie ici encore aux
textes mentionnés sur la double passion, la double
gravité et l'écart irréductible entre l'écrivain et la dé-
mocratie que l'écrivain ne peut « estimer », même s'il
la préserve), ceux qui s'ouvrent à l'absolu doivent s'as-
treindre à penser à la fois en démocrates, selon la justice,
la loi, l'égalité, et en aristocrates, selon une inassi-
milable hétérogénéité. À cet égard, quelque chose du
Blanchot des années 1930 résiste opiniâtrement, en

127
La Communauté désavouée

1983, à la démocratie simplement égale à elle-même.


De cette conviction inexpugnable, il fait l'aveu
inavoué.
Dans toute la mesure où la « communauté» reste
pour Blanchot - mais peut-être pour tous, pour le
« sens commun» ... - inévitablement, bien que sour-
dement, attachée à ce qui a été nommé «commu-
nauté constituée », et donc aussi à « société », dans la
mesure, donc, où il est au moins très difficile de penser
le « commun» sans en esquisser une forme, pour ne
pas dire une figure, et où on ne peut donc garder ce
risque à distance sans tenir aussi à distance« la commu-
nauté » « elle-même », l'aveu inavouable de Blanchot
revient à désavouer la communauté.
Désavouer n'est pas le contraire d'avouer : c'est
refuser ou retirer son approbation ou son consente-
ment. Blanchot - comme tous, peut-être, et en tout
cas comme beaucoup, et donc de façon assez « com-
mune » - a éprouvé une exigence profonde de ne pas
consentir sans conditions au « communisme» ou au
« socialisme» dont une valeur imprécise mais incontes-
tée n'a cessé de Botter sur notre modernité. C'est de
cette valeur que la convocation de Jean-Christophe
Bailly au numéro d'Aléa, en 1983, voulait s'enquérir.
Blanchot n'a pas manqué de percevoir l'enjeu ni de
saisir l'occasion de laisser entendre (à qui le voudrait, le
pourrait) le secret et complexe désaveu qu'il se sentait
tenu d'opposer à une sorte d'injonction générale.
Je ne cherche pas à développer les implications
possibles, ni à extrapoler : ni selon des vues qu'on

128
« Essentiellement ce qui échappe»

pourrait imaginer propres de Blanchot ni selon d'au-


tres perspectives (anarchie, démocratie directe remise
en jeu à chaque instant, hétérogénéité paradoxale
mais essentielle de la politique et de la communauté).
Ce serait entrer dans un autre ordre de réflexions.
Mon souci aura seulement conduit à mettre au jour
la résistance tenace, l'aveu et le désaveu inavoués de
Blanchot: j'y vois le témoignage laborieux, problé-
matique d'une difficulté qui est aujourd'hui la nôtre
tout autant et bien plus en fait que la sienne. « Poli-
tique» est devenu pour nous un mot et un motif
beaucoup moins saisissables que nous avions pu le
crOire.
U ne des caractéristiques du livre de Blanchot est de
présenter d'abord une extrême distension entre un
sens illimité du mot (illimitation qu'on peut aujour-
d'hui repérer dans beaucoup de ses usages) et un sens
en principe déterminé (<< volonté politique» et « ins-
titutions, f'Onctions, lois» de la société), pour finir
cependant par annoncer un «sens politique astrei-
gnant » dont il est bien difficile de savoir comment il
faut l'entendre. Si on l'entend dans la perspective illi-
mitée, cela signifie que toute considération de l'exis-
tence commune est suspendue (astreinte) à la pensée
de la communauté en soi abandonnée, évasive, et
pour finir désavouée; on ne sait pas alors quelle dé-
duction peut s'en tirer dans l'ordre d'une politique
déterminée. S'il faut comprendre en revanche qu'il
s'agit justement de politique « déterminée », on doit
supposer que Blanchot envIsage quelque forme de

129
La Communauté désavouée

régime, de droit public et d'institution qui ferait droit


à la communauté telle qu'il la pense: une forme de
monarchie, de présidence individuelle ou collégiale,
d'oligarchie aristocratique où la figure souveraine
porterait d'un unique trait force symbolique et dispa-
rition du commun. Le souverain devrait-il être l'écri-
vain? .. Supposition bien invraisemblable car, si on
comprend ce qu'a voulu la tradition du philosophe-
roi, on comprend aussi que sa mise en oeuvre ne peut
que supprimer la littérature (peut-être même la litté-
rature philosophique), c'est-à-dire l'oeuvre offerte au
désoeuvrement.
On reste étonné que Blanchot semble ici presque
ignorer ce qu'il ne pouvait méconnaître et qu'il reste
obstiné dans une volonté - au fond, précisément,
philosophique - de faire advenir quelque chose comme
une souveraineté à la fois passionnée et savante (ayant
le savoir de sa passion, ou du corps mystique de la
femme et de sa jouissance), s'élevant au-dessus de la
société quoique renonçant à régner sur elle.
Ce renoncement au règne n'en permet pas moins
que le vrai soit dit, souverainement, sur la société :
le vrai de son caractère subordonné parce que trop
ordonné (à des buts, à des lois) et du caractère subor-
donné de tout rapport qui ne se défait pas et n'est pas
emporté dans le mystère nommé « femme» et nommé
« mythe ». Tout rapport, toute communauté, tout
commun se trouvent ainsi désavoués: privés d'aveu,
c'est-à-dire au premier sens du mot de reconnaissance
d'un suzerain par un vassaL Que la communauté soit

130
« Essentiellement ce qui échappe»

démunie d'aveu, cela la soustrait à toute domination


- mais aussi à toute consistance, et à la reconnaissance
que le suzerain devait à son vassal. Aucune commu-
nauté n'est admise que celle qui se défait et qui, se
déliant de toute soumission, se délie aussi d'elle-même.
Reste, dans une exceptionnelle ambiguïté, le non-
commun, le parfait insubordonné sans aveu et qui
souverainement écrit.

*
Blanchot aura eu deux politiques: l'une démocra-
tique, insoumise au nom d'une loi de justice supé-
rieure aux lois; l'autre aristocratique et anarchique,
liée à la communauté secrète d'une passion sans loi et
d'un partage de solitudes impartagées.
Blanchot - mais combien de nous sont de fait tra-
versés par cette dualité plus ou moins consciente, plus
ou moins déniée, plus ou moins avouée?
À quel point, en tout cas, Maurice Blanchot a pu
être intimement divisé, entre l'aveu et le désaveu,
on le vérifiera en comparant ses textes politiques (au
sens « déterminé ») depuis 1950 1 avec La Commu-
nauté inavouable et Les Intellectuels en question. Dans
les textes proprement politiques, destinés à prendre
part à une action, s'affirme une volonté qui peut
aller jusqu'à parler d'une «communauté de des-

1. Tels que les a publiés Éric Hoppenot dans Maurice Blanchot,


Écrits politiques 1953-1993, Paris, Gallimard, 2008.

131
La Communauté désavouée

tin 1 », langage politique très traditionnel et plutôt


marqué à droite.
En 1968, il écrivait (en somme à l'adresse du Parti,
de tous les partis) : « Le communisme: ce qui exclut (et
s'exclut de) toute communauté déjà constituée ». En
1983, comme on l'a vu, il définit une politique qui se
refuse à toute exclusion. Les deux énoncés se rejoignent
en ceci: le commun ne doit pas consister. Il ne doit ou il
ne peut pas même exister en tant que tel: échappant à
toute exclusion, excluant l'exclusif, il fait exception
pure, inavouable mais cette fois en tant qu'introuvable.
Le commun de la communauté ne peut pas être
trouvé comme « quelque chose» mais peut-être est-il
partageable comme expérience, voire toujours déjà par-
tagé. C'est en un sens ce qui nous est suggéré. Toute-
fois, à faire converger le partage et la politique selon
l'asymptote d'un impossible (inavouable) oxymore de
l'excluant/inexcluant, constitué/inconstitué, commun/
incommunicable, on se voue à rester figé dans une
contradiction dont on s'évertue à mimer la relève tout
en l'avouant insurmontable. Non, « société» et « rap-
port» ne peuvent s'identifier sans reste, non, « ins-
titution» et « écriture» ne peuvent se confondre.
Peuvent-ils pour autant se contenter de s'exclure? Blan-
chot voulait s'élever au-dessus d'une tension qui lui
était « insoutenable 2 ». Il affirmait en effet que « l'on

1. En 1960, voir M. Blanchot, Écrits politiques, 1953-1993, op.


rit., p. 75. La citation suivante se trouve ibid., p. 160.
2. Lettre à Bataille de 1962 (cf supra, p. 55, n. 1). La citation qui
suit provient de la même lettre.

132
« Essentiellement ce qui échappe»

ne peut pas renoncer, de parti pris, à l'un ou à l'autre,


ni à la recherche sans mesure qu'exigent des homrnes
leur nécessité et la nécessité d'unir l'incompatible ».
« Unir l'incornpatible» : cette postulation ultra-
romantique ou méta-hégélienne ne procède-t-elle pas
d'un désir qui aura anirné autant l'État rnoderne que
sa Révolution, autant la figure tutélaire de la Répu-
blique que l'image grandiose du Communisme, le dé-
sir d'accomplir et de présenter une transcendance 1?
On a vu quel rôle joue, dans La Communauté in-
avouable, le motif de l' « immédiat-universel» : il laisse
entendre une demande, ou un aveu, qui pourrait
venir d'un enfant, l'attente de l'au-delà ici-bas - étran-
gement, rien de compatible avec le « sens absent» dont
nous reparlerons plus loin. Cet « immédiat-univer-
sel », il l' affirme et pourtant il ne peut que désavouer
sa naïveté, pour ne pas dire sa niaiserie.
En même temps, il désavoue la communauté et il
en affirme la représentation la plus simpliste, la plus
immédiate - suspendue à sa dissolution instantanée.
Il désavoue cela dont il avoue un désir comme mys-
tique ou mythique.
(La question serait donc, ici comme ailleurs: com-
ment penser en d'autres termes? comment délaisser
l'accornplissement sans se résoudre à l'interminable,

1. En employant ce mot, je pense au texte de Philippe Lacoue-


Labarthe, « La transcendance finielt dans la politique }), publié en
1982 dans Rejouer le politique, op. cit., et repris dans L 1mitation des
Modernes, Paris, Galilée, 1986.

133
La Communauté désavouée

conlment désavouer la transcendance sans se vouer à


l'immanence opaque?)

23
Le mythe

L'aveu de l'inavouable est aveu du recours au mythe.


C'est-à-dire, chez Blanchot, à un élément ou à un motif
qui a joué un rôle majeur dans sa pensée de la littéra-
ture jusqu'à une certaine date. Je n'entreprendrai pas
l'exploration des textes concernés. Il s'agit ici d'indi-
quer comment, dans ce livre «politique» que nous
essayons de lire, se profile un recours plus ou moins
déclaré (inavoué) à cet élément que tout peut désigner
comme lié, non pas nécessairement à un fascisme - il
s'en faut - mais certainement à une pensée de droite.
Ce recours signifie en même temps que la pensée
blanchotienne de la littérature et celle de la commu-
nauté sont plus qu'étroitement imbriquées: peut-être
sont-elles essentiellement la même s'il n'y a de com-
munication littéraire (fût-elle «inconvenante », ou
précisément à ce titre) que sur un registre mythique et
s'il n'y a pas de pensée du commun (communauté,
partage) qui ne recoure à ce même registre.
Nous devons partir ici d'un autre cas de difficulté
délibérément imposée à la lecture. C'est un passage
où le texte concentre son rapport au mythe. En écri-
vant que « la communauté [ ... ] la plus étonnante qui
soit et cependant la plus évidente, dépasse le mythique

134
« Essentiellement ce qui échappe»

et le métaphysique 1 », Blanchot crée plusieurs diffi-


cultés plutôt qu'il ne communique une pensée. Sans
doute cette proposition contournée doit-elle être
comprise dans une relation directe avec « la vérité du
corps mythique» qui figure quatre lignes plus haut:
« le métaphysique» doit alors s'entendre comme une
sorte de prédicat du mythique qui en opposerait la
deuxiènle occurrence à la première, celle du corps
mythique dont le caractère physique retiendrait le
mythe de s'égarer dans des brumes spéculatives.
Il faut donc penser deux régimes ou deux accep-
tions du mythe : le « métaphysique» évoquerait un
mythe fondateur et explicatif, exposant des principes,
une origine, dévoilant un ciel souverain; le « physique»
exposerait (et exposerait à «la vue physique fou-
droyante ») une présence dont la « magnificence»
vaudrait représentation de l'inconnu 2. Un mythe qui
ne rendrait pas raison ni ne dévoilerait d'origine sans
pour autant manquer à la vertu de « fonder» (comme
on l'a lu page 89) ou d'être au fond. Le second mythe
serait comme la désertion du premier - un « mythe de
l'absence de mythe », Bataille en a déplié la pensée 3.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. dt., p. 86.


2. Cf ibid., loc. dt. : «l'inconnu qu'elles [les femmes] repré-
sentent ».
3. N'est-il pas notable que Blanchot ne s'y réfère pas? Peut-être
a-t-il oublié les textes concernés (que pour ma part j'ai utilisés dans
le deuxième chapitre du livre La Communauté désœuvrée paru plus
tard, qui, sur ce plan, répondait à Blanchot de manière assez précise
bien que - à mon souvenir involontaire).

135
La Communauté désavouée

Mais une désertion qui garde et qui emporte avec elle


le cœur (ou la loi) du mythe: la communication d'un
immémorial et l'efficace d'une fiction.
Ce dont on ne peut savoir si l'événement s'est
produit mais dont la survenue dans une figure (Aphro-
dite, Christ, par exemple) communique un sens effec-
tif, voilà ce qu'on peut dire mythique. Mythe est la
parole dont le sujet n'est autre qu'elle-même et se con-
figure en parlant de soi: sua sponte et de seipsa.
Cela veut dire tout ensemble «sacré» et « litté-
raire ». Sacré parce que réservé, gardé dans une hété-
rogénéité irréductible, littéraire parce que adressé de
personne à personne (dans les deux sens du mot, eux-
mêmes permutables en chiasme). La conjonction des
deux est ce qui écarte aussi bien 1'« anecdote 1 » que
« la décision arbitraire de l'écrivain 2 » et circonscrit la
littérature entre ces exclusions. Ni épisode narratif, ni
inclination subjective, ni « récit », ni « doctrine» le
mythe nomme la nécessité de la littérature en tant
qu'exposition de l'immémorial: cela dont il ne peut
être parlé mais qui parle de soi et dont le « soi» est
initial à chaque instant.
La nature mythique du texte littéraire tient donc à ce
qu'il ne laisse pas départager le «réel» de 1'« ima-
ginaire» ainsi qu'il est dit pour finir de la mort par la-
quelle l'homme aura « parachevé le sort terrestre» de la
femme : inaugurant un sort céleste où se joue propre-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 72.


2. Ibid., p. 86.

136
« Essentiellement ce qui échappe»

ment sa vérité de femme et de corps mythique ou mys-


tique. La comparaison de ce récit parfait avec l'histoire
de la passion du Christ engage deux registres simulta-
nés: d'une part la correspondance des deux séquences
(don du corps - disparition - reconnaissance après-
coup), rnais d'autre part la croyance (à laquelle, via
Kierkegaard, il est fait allusion), car c'est elle qui sou-
tient le sens religieux du récit évangélique. Une certaine
croyance est donc aussi en jeu à l'égard du récit litté-
raire : son cornmentaire par Blanchot est analogue à
l'élucidation théologique (spécialement catholique) du
texte évangélique. Il nous aura dit la vérité spirituelle du
récit de Duras comme d'un autre Évangile de l'amour
ou du sacrifice dont la victime est le propre sujet.
Ce n'est pas que Blanchot invite à une foi reli-
gieuse, c'est plutôt qu'une telle foi donne une sorte de
modèle ou d'analogon pour le rapport à la fable : on
adhère au réel d'un événement représenté comme
excédant la représentation (on croit à l'incroyable, on
accède à l'immémorial). C'est ce que Blanchot quali-
fie, à propos du texte de Duras, de « mystérieux parce
qu'irréductible 1 ». Dès l'introduction du récit il a été
dit qu'il était « sans issue» (en quoi réside sa perfec-
tion). Il n'y a pas d'« issue» parce que rien ne peut
résoudre (réaliser, manifester) dans le réel ordinaire le
réel propre à l'événement excédant - et de ce fait
fictif: d'une fiction vraie.
L'indistinction entre le « réel» et 1'« imaginaire»

1. Ibid., p. 62.

137
La Communauté désavouée

caractérise le dénouernent « évasif» du récit. Elle con-


firme (<< consacre») le « destin» forcément éphémère,
fugitif, de la communauté - dont la modalité reste
pourtant impossible à déterminer. En d'autres termes,
la réalité de la communauté (ou de l'amour) est la
réalité d'une foi qui se reçoit de - et qui se donne à-
un « pouvoir indéfinissable du féminin 1 ». Cette foi
reste « incertaine» car elle consiste précisément à se
confier à ce qui disparaît essentiellement: la femme,
le plaisir qui « est essentiellement ce qui échappe 2 ».
La « manière évasive» (<< aléatoire », dit aussi le texte)
est la manière littéraire ou mythique en tant qu'elle se
rapporte à un absente ment inépuisable (et pour cela
tel que son récit n'est un récit qu'à la limite, plutôt un
mystère déclaratif - tout comme c'est une déclaration
qui assume la vérité de l'eucharistie, Blanchot affir-
mant à l'indicatif qu'elle « nous fut donnée »).
Cette mythographie ou mythopoièse évasive - si on
veut la distinguer d'une mythologie déterminée (poli-
tique) - est certes complexe et singulière: elle n'en garde
pas moins la nature du mythe, c'est-à-dire d'une vérité
(ou d'un fondement) qui s'offre au-delà de toute véri-
fication 3 mais qui se vérifie de soi. Elle n'en possède pas

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91.


2. Ibid., p. 87.
3. Contrairement à ce que prétend la doctrine chrétienne, soit
lorsqu'elle convoque une théologie argumentée, soit lorsqu'elle en
appelle à une illumination par la grâce ou même s'en remet à une
expérience mystique. Blanchot se garde bien d'être chrétien sur un
de ces modes, et même d'être chrétien tout court. Le christianisme

138
« Essentiellement ce qui échappe»

moins la véridicité mythique ou littéraire qui est celle de


la comrnunication réservée à « la communauté par l'écri-
ture 1 ». En recourant au mythe chrétien, Blanchot ne sou-
met pas du tout la littérature au dogme: il confere plutôt
une marque sacrée (sacramentelle pourrait-on dire) à la
littérature, au désœuvrement de l'œuvre et à sa suspen-
sion évasive hors de tout savoir et de toute obédience.
En sollicitant le récit chrétien de la Passion, Blan-
chot pousse à son extrémité le mouvement envers le
judaïsme - ou la figure juive de Levinas -, auquel
répondait la première version du texte (où ne figurait
pas l'épisode christique). Nous avons relevé les traits
de ce mouvement : la loi est l'élément proprement
juif et si Levinas est crédité d'une pensée capable de
passer en amont de la loi, ce n'est pas sans finir par se
trouver à son tour dépassé avec la figure chrétienne du
don et de l'abandon passionnel 2 •
Il n'est pas question de soupçonner une rémanence

est plus pour lui une référence culturelle, spirituelle en un sens


non religieux, qu'une adhésion personnelle. Ce qui le rend d'au-
tant plus propre au rôle mythique que Blanchot lui fait jouer. Le
Christ devient l'abandonné par excellence, disparaissant de la vie
« terrestre» mais aussi disparaissant de la religion pour reparaître
en littérature sous l'infigurable figure de la femme qui s'abandonne
et qui disparaît, son œuvre consommée.
1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 44.
2. Quand au rapport de Blanchot avec le judaïsme, on en trou-
vera une analyse plus ample dans le livre à paraître de Michel Surya,
L'Autre Blanchot. Le rapport effectif de Levinas au christianisme
demande sans aucun doute une tout autre analyse. Mais ce n'est
pas le lieu de la fàire.

139
La Communauté désavouée

de l'antisémitisme mécanique dont Blanchot a donné


des signes dans les années 1930. Il s'agit d'autre
chose: ayant cOlllpris à travers sa « conversion» poli-
tique l'enjeu de justice inhérent à l'antisémitisme, tel
que l'a révélé en particulier l'affaire Dreyfus 1, Blan-
chot n'en a pas moins gardé envers ce qu'il rassemble
sous le nom de « la loi» une disposition profon-
dément paulinienne (pour le dire en ces termes: la
vraie loi est celle du cœur). Le christianisme conforte
l'anarchisme aristocratique, lequel subsume en lui le
christianisme.
T elle est sans aucun doute la raison profonde de
l'usage renouvelé qu'il a voulu faire de son texte sur
La Maladie de la mort. L'article initial était destiné à
introduire la passion amoureuse en égale et en rivale
de la responsabilité éthique. Lorsque le thème de la
communauté est venu se rappeler, par un hasard op-
portun, au moment où cet article allait paraître, on
imagine sans peine comment a pu naître le dessein de
conduire plus loin le propos, passant de l'éthique à la
politique, relevant l'Acéphale de Bataille et sollicitant
l'eucharistie au titre de « corps mythique» afin d'af-
firmer sans réserve une « passion infinie 2 » qui ne con-
naît aucune loi, ni morale, ni politique.
De cette manière, évasive en ce qu'elle ne fixe ni
concept ni figure d'une entité communautaire, la

1. Il faut sur ce point se rapporter à M. Blanchot, Les Intellectuels


en question, op. dt.
2. Id.. La Communauté inavouable, op. dt., p. 80.

140
« Essentiellement ce qui échappe»

communauté reste à la fois éludée dans un inaveu-


désaveu et pourtant « consommée », accornplie comme
un don sans retour, un abandon qui va jusqu'à la con-
sornption, rnais qui induit en mêrne temps la com-
munication d'une parole « confiée à d'autres» : ceux
qui auront su déchiffrer et partager l'aveu inavoué, le
mythe dérobé dans son apparition même. Ceux-là,
lecteurs compagnons, formeront l'informelle et informe
communion - plutôt que communauté - de l'aveu en
tant qu'allégeance à 1'« écriture sans lien, toujours
déjà hors d'elle-même 1 ».

24
Sans partage

Un partage est donc offert, celui d'une communauté


inconnue, à venir sans assurance, des lectrices et des
lecteurs qui auront su se faire chacune et chacun« corn-
pagnon qui s'abandonne à l'abandon, qui est perdu
lui-même et qui en rnême temps reste au bord du
chemin pour mieux démêler ce qui se passe et qui ainsi
lui échappe 2 ». Ainsi se consomme une véritable com-
munauté issue d'« un bouleversement qui n'a pas besoin
de réussir, ou de parvenir à une fin déterminée, puisque,
durant ou ne durant pas, il se suffit à lui-même et puis-
que l'échec qui finalement le sanctionne ne le concerne

1. Id., Le dernier à parler, Montpellier, Fata Morgana, 1984,


p.13.
2. Id., La Communauté inavouable, op. cit., p. 43.

141
La Communauté désavouée

pas l » : aveu d'un désaveu principiel de tout ce qui don-


nerait une consistance quelconque au rapport, à la ren-
contre, au préfixe co- ou à l'avec en général.
N'instituant rien, ni société, ni couple, le bouleverse-
ment d'un partage fugitif en son essence et semblable à
ces paroles de 68, «paroles anonymes [qui] ne s'annon-
çaient jamais comme paroles d'auteur, étant de tous et
pour tous, dans leurs formulations contradictoires ». Il
reste que l'événement du bouleversement se trouve écrit
ici, dans chacun de ces deux livres (La Communauté
inavouable~ Les Intellectuels en question), écrit par un
auteur qui signe de son nom et s'exprime en première
personne. Le nom de Blanchot peut paraître prédestiné
à s'effacer dans une certaine pâleur : il n'en reste pas
moins qu'il s'est écrit et présenté d'une manière impo-
sante et qu'un livre scandé de manière structurelle par
plusieurs noms propres (par leur conjonction) - Bataille,
Duras, Levinas, Nancy - ne renvoie pas sans force au
nom de son auteur. Et cet auteur s'excepte de toute
communauté simple avec chacun des autres noms, s'ins-
tituant plutôt lui-même comme l'interprète de tous
mais aussi comme celui qui emporte leurs textes plus
loin, dans le cours d'une « réflexion jamais interrom-

1. M. Blanchot, Les Intellectuels en question, op. cit., p. 60, comme la


citation qui suit. Cette phrase conclut une nouvelle réflexion sur mai
68 en tant que moment « d'exception» où un « auteur» pouvait se
fondre dans des « paroles anonymes» parfois « élaborées en commun ».
De manière générale, une lecture de ce livre, vraie poursuite politique
de La Communauté inavouable, devrait s'engager ici. Jerne contente de
renvoyer à l'entretien avec Mathilde Girard signalé supra, p. 55, n. 1.

142
« Essentiellement ce qui échappe»

pue 1» dont il faut comprendre qu'elle a précédé et


qu'elle va se poursuivre dans une singularité irréductible.
Aussi bien les « autres» auxquels ce livre confie son
avenir - dont en même temps il esquisse les traits - sont-
ils à la fois très incertains et d'avance « astreints» à parta-
ger l'impartageable, le cœur sans loi d'une passion dans
laquelle « Maurice Blanchot» tout à la f'Ois s'évanouit et
« s'implique lui-même» (comme Duras) sur un mode
irréductiblement solitaire.
Seul, avouant, désavouant, sans aveu : ne devant
rien à personne, sinon à cela même qui permet d'avouer
et de désavouer, à la parole, à cette nécessité primor-
diale selon laquelle ({ pour se taire, il faut parler 2 ».
Pour inavouer, il faut avouer, fût-ce en désavouant ce
qui pourrait passer pour l'objet ou pour le thème du
propos: la « communauté ». Pour parler, cependant, il
faut être déjà dans l'élément de la parole, et cet élément
précède toute possibilité de déterminer la nature ou les
propriétés du ({ comnlun » puisqu'il instaure ce dernier.
Son partage est antérieur à toute possibilité de dis-
tinguer entre rapport et négation du rapport, entre
communication et isolement. Blanchot le sait très bien,
qui ne cesse de nous rappeler le rapport des lecteurs à
l'auteur et entre eux - et qui ne cesse, plus encore, de

l.Id., La Communauté inavouable, op. dt., p. 9.


2. Ibid, p. 92. Cette remarque sur Wittgenstein se trouvait déjà
dans L'Écriture du désastre (Paris, Gallimard, 1980, p. 23), ce qui
témoigne d'une insistance: rien ne peut être simplement tu ni dési-
gné en silence, car le silence lui-même doit être dit (écrit) et l'ina-
vouable avoué, rut-ce en tant que toujours inavoué, voire désavoué.

143
La Communauté désavouée

nous rappeler à ce rapport comme au lieu d'un com-


mun aveu de notre allégeance à ... la parole même. Il
voudrait donc nous rappeler à ce qui précède et rend
possibles le commun, la communication.
y a-t-il pourtant là une précédence? dans la parole,
le commun ne se précède-t-il pas lui-même plutôt
qu'il n'est précédé par quoi que ce soit? Telle est la
question qu'il faut bien poser ici en attente.
Pour Blanchot, rien ne peut être dit qui ne succède
en quelque sorte au dire. C'est pourquoi l'aveu n'est
pas loin mais doit rester inavouable pour ne pas ris-
quer de faire loi et consistance là où, semble-t-il, ne
peut et ne doit se produire que la déliaison d'une parole
(<< prenez ... ») et la désistance secrète d'un cœur.

*
Je terminerai cette lecture en m'arrêtant un peu
sur le ressort majeur de ce cœur solitaire et sans loi. À
l'évidence, il se situe dans l'exposition à l'altérité radi-
cale, inappropriable, du féminin. La différence sexuelle
est pensée comme la dimension mythique -- figurale,
transfigurale même, le « féminin », comme on l'a vu,
pouvant être aussi bien la vérité d'un homme (Blan-
chot) que celle d'un dieu (Christ) ou celle de l'écriture
et de son désœuvrement - de ce qui, en termes concep-
tuels, se nomme « passivité », « abandon », « inaccessi-
bilité », voire « mystère inscrutable » l, liés à une altérité
strictement irréductible (et pour cette raison sans loi).

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p 67.

144
« Essentiellement ce qui échappe»

À pousser au plus loin l'irréductibilité de l'autre, on


s'en sépare irréductiblement. Si l'amour représente un
lien (un« attachement »), alors l'absolu de l'altérité défie
et pour finir défait toujours l'amour - sauf à emporter
les amants dans la mort où, par définition, ils ne sont
ensemble que séparés. C'est pourquoi mourir fait l'en-
jeu de leur partage mais c'est aussi pourquoi ils ne parta-
gent rien. On pourrait dire aussi qu'ils partagent« rien »,
et c'est une des directions que mon texte esquissait,
mais sans écho chez Blanchot qui, sans doute pour la
même raison, ne parle pas du « rien» de la souveraineté.
Il semble pour finir que rien ne soit à partager.
La basse continue du texte est bien, comme je l'ai
noté, dans le refus de la« persévér[ance] dans l'être» au
profit « d'un mourir interminable» 1. Mais ce mourir
est lui-même traversé par la dissymétrie radicale entre
le masculin et le féminin: le premier meurt par incapa-
cité à l'abandon, le second rneurt dans l'abandon (c'est
de cette mort seule, au demeurant, qu'on doit dire
qu'elle est aussi bien réelle qu'imaginaire). Il se peut, et
cela est dit, que ces valeurs tendent à se partager (à se
partager dans l'abandon), mais la dissymétrie n'en de-
meure pas moins, comnle une dissymétrie entre « être
abandonné» et« s'abandonner ». Sa marque essentielle,
sinon exclusive, est donnée par la jouissance: la femme
jouit - chez Duras on passe insensiblement d'une jouis-
sance par surprise à une autre longuement éprouvée,
décrite et regardée - tandis que l'homme ne jouit pas

1. Ibid., p. 69.

145
La Communauté désavouée

(<<une femrne de hasard à qui il procure une jouissance


qu'il ne partage pas 1 »). Tout se passe comme si l'homme
« prenait» la femme seulement en la pénétrant (ou bien
en la caressant) mais non en jouissant, tout au moins au
sens simplement physique du terme (nlais est-il possible
de parler d'un sens« simplement physique» ?).
Tout se passe aussi comme si l'homme pouvait
« procurer» (de) la jouissance à la femme sans pouvoir
pour autant la donner ni donc s'abandonner en la
donnant. Or qu'est-ce que la jouissance, sinon l'aban-
don? Et l'abandon n'est-il pas ce à quoi la femme
aura abandonné cet homme - ayant « fait son œuvre»
de femme et ayant ainsi «changé [l'homme] plus
radicalement qu'il ne le croit» 2? Pourtant c'est seu-
lement au souvenir de l'amour perdu - donc de la
jouissance non rejointe - que cette œuvre livre celui
qui reste séparé d'elle et de « ce qui la rend contem-
poraine d'un passé qui n'a jamais pu être vécu 3 ».
L'homme lui aussi a œuvré, mais autrement : « il
est toujours allant et venant, toujours à l' œuvre face à
ce corps 4 », ouvrage laborieux, besogne sexuelle inter-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 81.


2. Ibid., p. 91.
3. Ibid, p. 92. Pourtant, tout n'est pas clair ici. Comme on l'avait
appris plus haut, un passé non vécu est celui de l'événement mystique,
où s'absente son propre sujet. L'homme est-il passé par cet absente-
ment? ou bien est-il passé à côté? Étant passé à côté, en retient-il quel-
que sens de l'immémorial? mais comment? Il y a une hésitation déclarée
de Blanchot à ce sujet. Et peut-être aussi un embarras que trahit, dans la
phrase ici commentée, une espèce de faux pas ou de lapsus.
4. Ibid., p. 66.

146
« Essentiellement ce qui échappe»

minable et sans désœuvrement. L'homme n'est pas


conternporain de la jouissance. Il retourne à une soli-
tude irrémédiable. N' est-ce pas dire pour finir que la
jouissance n'a pas lieu, jamais dans la vie des hommes
(des humains des deux sexes) et seulement à la distance
du mythe et/ou dans l'instance mystique nommée
« feIT1ITle» (Aphrodite-Christ)? Lacan a été nommé
une fois dans le texte 1 et on peut penser que Blanchot
partage et module à sa manière une logique du
manque constitutif (clivage, castration).
U ne telle logique repose sur ce que je nommerais
volontiers une théologie négative de la jouissance - ce
qui suppose à cette dernière une propriété divine au
sens d'une plénitude d'être ou d'essence, voire de sures-
sence pour parler comme cette théologie. C'est le point
sur lequel je dois le plus nettement me séparer de Blan-
chot - ce qui n'entraîne pas plus de dissension qu'il n'a
été question d'assentiment : nous ne disputons pas
pour avoir raison, nous décidons chacun d'approcher
ce qui est sans raison et chacun le fait selon ce qui le
porte ou l'entraîne. Ne s'agit-il pas de ce qui nous
expose au plus dérobé de tous et de chacun?
Manifestement pour Blanchot la jouissance ne se
partage pas. Il y a un masculin qui lui reste étranger.
Si pourtant elle est abandon, si elle n'a lieu que là
où son sujet ne se trouve pas, n'est-il pas nécessaire
qu'elle n'ait lieu que comme communication? Et
« procurer» une jouissance, n'est-ce pas toujours

1. Ibid, p. 71.

147
La Communauté désavouée

aussi la donner et se donner avec elle - se donner en


recevant le don de son abandon?
C'est bien aussi en un sens ce que dit le mythe
inavoué, et c'est pourtant ce qu'il écarte en même
temps. Le passage du thème collectif au thème des
amants par le motif de l'impuissance - passage essen-
tiel et souligné par le texte - invite à penser une
rencontre sexuelle de l'impuissance et de la jouis-
sance. Mais l'impuissance n'est pas forcément étran-
gère à la jouissance que l'un peut« procurer» à l'autre.
Il s'en faut de beaucoup que la vérité sexuelle soit
aussi sommaire. La jouissance est plutôt toujours un
« bouleversement» qui n'a pas lieu pour un(e) seul(e)
- pas plus qu'il n'a seulement lieu sur le mode déter-
miné de l'orgasme l, Plus précisément, il y a bien des
modalités et des valeurs de ce que désignent assez mal
les notions simplifiées d'« impuissance» et d'« orgas-
me ». En définitive, la scène sexuelle tant imaginée
par Duras que remise en perspective par Blanchot est
une scène d'avance soumise aux conditions du mythe:
la toute-jouissance de la femme et la toute-impuis-
sance de l'homme (ou bien toute-homosexualité, im-
puissante envers la femme).
Ce conditionnement mythique risque de faire
oublier une donnée élémentaire de la sexualité, à sa-
voir que masculin et féminin se partagent toujours

1. Auquel Blanchot doit penser en citant 1'« aorgique» de


Hûlderlin (La Communauté inavouable, op. cit., p. 68). On ajou-
tera encore (quitte à le montrer ailleurs) : pas plus l'autoérotisme
n'est-il forcément exclu de ce dont il est ici question.

148
« Essentiellement ce qui échappe»

chaque individu, qu'il soit conformé en tant qu'homnle


ou en tant que femme. Il y a une bisexualité qui redi-
vise la division sexuelle. Freud le sait, mais avant lui
l'ont su toutes les paroles, déclarations et exclama-
tions de l'émoi sensuel. Ce dont il s'agit en fin de
compte est d'une jouissance qui de soi ne peut que se
partager ou se cOITlmuniquer. Non sans s'échapper en
même temps, comme se retirant entièrement en soi :
mais cet « en soi» n'a pas de lieu dans un sujet, c'est
précisément ce que Blanchot tient à affirmer mais
dont je tire une conséquence inverse de la sienne.
La jouissance peut être comprise en son sens juri-
dique de possession intégrale (est-ce cela qu'induirait
le « prenez» ?). Mais ce sens offre en somme le revers
de ce que «jouir» met en jeu ou en œuvre (de chair
comme d'esprit) : un désœuvrement, sans aucun doute,
c'est-à-dire un non-accomplissement, un avoir-lieu
sans lieu, une communication avec une altérité non
identifiable. Il n'y a pas de jouir solitaire, et Blanchot
d'ailleurs ne dit pas que la femme serait seule dans sa
jouissance. Elle ne le peut, étant partage de part en part.
Dire l'homme exclu de ce partage revient à suppo-
ser une virilité isolée, retirée en soi comme dans un
être fermé, seulement ouvert comme un regard sur
« la nuit noire que découvre le vide vertigineux des
"jambes écartées" 1 ». Cette nuit, cet « abîme» est ce
vers quoi se tourne ou bien à quoi s'ouvre aussi bien
« l'amour empêché» que «le pur mouvement d'ai-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 70.

149
La Communauté désavouée

rner », précise Blanchot: mais l'amour ernpêché reste


devant, le mouvement d'aimer se porte en avant.
Est-il nécessaire de figer le contraste? le regard est-il
condamné à être voyeur (ou aveugle) et le mouve-
ment à rester pour finir pris en lui-même?
Ne faut-il pas plutôt s'étonner de ce qui a toute l'al-
lure d'un axiome arbitraire - la solitude irrémédiable -
alors même que tout porte à penser que If' rapport (fût-il
«sans rapport », incommensurable, ce que certaine-
ment il est) aura précédé toute position isolée, toute
détermination d'être? L'être ou plus exactement « être»
appartient au contraire a priori au rapport, qui précède
tout isolement. Cette donnée première n'implique pas
du tout que le rapport aille vers la fusion. Elle précède
et elle excède l'opposition entre la fusion et l'isolement.
En un sens Blanchot ne cherche rien d'autre, et pour-
tant il lui faut accentuer un contraste tel qu'il pourrait
sembler reconstituer l'opposition.
Il est vrai que « peut-être l'insensibilité ouvre [ ... ]
l'homme qui croit s'y arrêter à un plaisir qu'on ne
saurait nommer l », hypothèse suivie de cette nota-
tion : « le plaisir est essentiellement ce qui échappe ».
Mais que veut dire ici « échapper»? être perdu, ou
bien partir ailleurs? Quelque chose s'obstine à affir-
mer une perte, une impossibilité, plutôt qu'une
comrnunication avec l'impossible et de l'impossible -
communication que pourtant tout appelle et que la
femme incarne ou symbolise sans qu'il soit possible

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable) op. cit., p. 87.

150
« Essentiellement ce qui échappe»

que rien en paraisse, fût-ce un instant. Mais comment


« l'insensibilité» pourrait-elle « ouvrir l'homme» si
elle ne le rendait sensible à ce qui, du sensible, excède
jusqu'au sens absent 1 ? CornInent l'homme pourrait-
il désirer la fèmrne, ou même seulement vouloir se
représenter ce désir, si elle n'était déjà en lui, déjà
ouverte en lui hors de lui?
(En lui hors de lui: il faut bien revenir, sans pouvoir
s'y attarder, sur la différence sexuelle présente et agis-
sante ou passivante en chacun des genres biologiques.
On pourrait imaginer que Blanchot y pense et que
toute la scène entre homme et femme se joue dans un
seul personnage, elle-lui, Aphrodite-Christ et Duras-
Blanchot. Mais si c'était le cas, pourquoi ne pas l'in-
diquer? pourquoi ne pas dissiper l'apparence d'identi-
fication simple entre personnages (homnle et femme)
et valences (insensible/sensible, présent/absent, etc.) ?)
L'échappée du plaisir, c'est le plaisir même: non
l'aboutissement, non la satisfaction - ni son contraire
--- mais le désir renouvelé. N'y a-t-il pas un plaisir
cl' être ensemble - en deçà, à l'écart du sexe et/ou de
l'amour qui en offrent l'hyperbole? N'est-ce pas de ce
plaisir qu'il s'agit avec 68? Et ce livre lui-même ne
serait-il pas secrètement le renouvellement de ce plai-

1. « Sens absent », une formule, et non des moindres, de Blan-


chot lui-même ... Je me hasarde à renvoyer au texte que j'ai signé
pour « célébrer» son nom à la demande des Archives de France :
http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/action-culturelle/
celeb ra tions-na tionales/ 2007 !li tterature-et -sciences- h umaines/
maurice-blanchot.

151
La Communauté désavouée

sir et de son désir? Mais il faut penser qu'en dépit de


tout il est emporté par une méfiance envers le commun
et la communauté - méfiance envers le vulgaire, le
grégaire et le normatif que donne à craindre « ce qui
peut être commun à ceux qui prétendraient appar-
tenir à un ensemble, à un groupe, à un conseil, à un
collectif! ». L'italique est explicite : le commun est
forcément suspect. On en revient à la distinction
aristocratique en même temps qu'à la séparation
de l'écrivain (<< auteur », « intellectuel »).
Le commun pourtant ne se réduit ni au vulgaire ou
au banal, ni à l'appareil ou à l'organisation. Il y a un
commun - sinon une communauté - qui précède
toute solitude et toute exception, toute différence de
sexes ou de personnes. Un commun sans lequel aucun
isolement ni aucune séparation n'auraient lieu. Un
commun qui n'a rien d'unifié ni de simple, qui déjà
en lui-même s'écarte, se divise et se diffracte, un
commun qui se plaît et se déplaît à soi-même n'ayant
peut-être pourtant que peu de «soi ». Celui-là est
moins discernable qu'aucune forme déterminée et
aucune œuvre collective, aussi dérobé sans doute et
inavouable que les secrets des amants et ceux des soli-
taires. Mais il n'est pour finir aucune œuvre qui ne
parte de lui et ne parle de lui, aucune qui ne se
désœuvre en lui.
Sans doute n'a-t-il jamais lieu que dans l'instant.

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 9. Il faut


bien observer cette série de termes, qui ne laisse rien au hasard.

152
« Essentiellement ce qui échappe»

Mais c'est le point du différend: ou bien l'instant s'iden-


tifie avec sa propre disparition, et en somme n'a jamais
lieu, ou bien il a lieu en tant que l'infime suspens du
temps où s'échangent des regards, se touchent des corps,
des voix et des silences. Dans ce suspens, quelque chose
apparaît - un monde, si on veut - et ne disparaît pas 1.
L'infime suspens du temps, son battement, n'est-il pas le
temps lui-même? son cœur et sa loi?

25
Œ,'uvre, lien, clinamen

Pour penser ce battement, ce temps où la durée se


confond avec la scansion, la présence avec le départ, la
loi avec le cœur et l'homme avec la femme - ce point
fugace mais tenace où il n'est pas possible de trancher
entre société et conlmunauté, entre communication
et solitude, entre réel et impossible, ce point qui est

1. Je ne me hâterai pas de tirer de ce différend - à la fois très mince


et très profond des conséquences politiques, astreignantes ou pas,
puisque sans doute on ne peut le faire qu'en examinant d'abord ce
qu'il est possible d'entendre sous le mot « politique». Du moins
peut-on discerner qu'il fàut trancher: ou bien « politique» a un sens
illimité ou non déterminé, ou bien le mot a un sens déterminé. En
passant plus ou moins subrepticement du premier au second, Blan-
chot a d'un même geste posé et éludé le problème. Mais il est clair
que celui-ci s'ouvre en amont de la sphère où on peut et où on doit
parler de « politique ». Qu'on nomme cette sphère « ontologique »,
« métaphysique» ou « transcendantale », il s'agit en tout cas des « ju-
gements secrets de la raison commune [gemeinJ» dont parle Kant
(Réflexion 436, Akademie Ausgabe, vol. XV, p. 180) - et ces juge-
ments ne concordent pas nécessairement entre eux.

153
La Communauté désavouée

celui-là même que Blanchot envisage seulement comme


en échappée, sans reconnaître en celle-ci, dans son
ouverture, aussi bien la rencontre (sinon le rapport)
que la fuite -, il faudrait pratiquer un art de la fugue:
l'alliance de la coïncidence et de l'écart, du toucher et
du retrait, du sexe avec le sexe, l'alliance qui ne s'a-
jointe que dans la poursuite et à l'infini, elle-même
infini actuel de l'infini virtuel, innornbrable du dé-
nombrable, œuvre du désœuvrement.
La Communauté désœuvrée avait pour objet de dis-
socier l'idée de « communauté» de toute projection
dans une œuvre faite ou à faire - un État, uneN ation,
un Peuple ou Le Peuple en tant que figures dûment
ouvragées et dressées au milieu de la place publique. Il
est exact que cette perspective m'avait entraîné à né-
gliger ce que Blanchot rappelle à la dernière ligne
de son livre: qu'il n'y a de désœuvrement que d'une
œuvre. Il a donc présenté l' œuvre du rapport sans
rapport, l'œuvre d'un désœuvrement instantané par
laquelle il pouvait à la fois faire droit à la méfiance
envers une politique ou une éthique politique de
l' œuvre (institution, loi, hiérarchie, architectonique)
et suggérer, de manière lointaine, évasive, une œuvre
politique telle qu'elle pût s'élever au-delà de l'opposi-
tion entre l'ordre de l'accomplissement et le registre
de l'échappée - autrernent dit, telle que puissent s'y
accorder la passion politique et celle du sens infini.
Mais cet accord n'est précisément pas un art de la
fugue, ou du moins pas sous l'aspect que je viens de
privilégier car il illet en avant un « sens politique as-

154
« Essentiellement ce qui échappe»

treignant 1 » sur lequel nous n'apprenons rien de plus


que ce caractère astreignant: rigoureux, impérieux, qui
nous rend « responsables de rapports nouveaux» entre
l' œuvre et le désœuvren1ent. Rien ne détermine ces
rapports à venir, sinon qu'ils devront répondre aux
« espaces de libertés inconnus 2 ». Que sont ces espaces
sinon ceux que 68 a ouverts filais considérés cette fois
sous l'angle d'une transformation sociale et politique
plutôt que sous celui du «peuple» fugace? Nous
somlnes appelés à la responsabilité (retour remarquable
du mot de Levinas) d'une démocratie imprévue dont
l'inconnu demande sans doute qu'on n'en reste pas au
peu d'estime que le texte n'a cessé de marquer envers
« la société en personne 3 ». Il s'agit, à n'en pas douter,
d'une autre politique, non pas antidémocratique sans
doute, mais trouvant par-delà la démocratie le principe
d'un rapport hiérarchique - au sens le plus propre - à
un dépassement ou à un fondement infini dans « le
pouvoir indéfinissable du féminin », lui-même com-
pris comme une forme de sacralité.
Que Blanchot vise ainsi quelque chose que de beau-
coup de manières auront visé bien d'autres - une

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 93.


2. Ibid, loc. cit. Il est permis de penser qu'une coquille s'est glis-
sée dans le texte de Blanchot car il n'est pas cohérent d'écrire « in-
connus» au masculin après « libertés» au pluriel. L'expression se
comprend mieux si on restitue ou bien « libertés inconnues» ou
bien « espaces de liberté inconnus ». La première hypothèse est plus
conforme à la fois à la langue et à la pensée qu'on peut supposer.
3. Ibid, p. 57.

155
La Communauté désavouée

« archipolitique » pour le dire avec un mot de Granel I ,


ou bien diverses façons de nommer une politique non
instituée, non policière, non sociale mais instituante,
initiale, hyperpolitique, révolutionnaire en un sens
qui n'exclut en rien, au contraire, l'astreinte la plus
sévère -, cela ne fait aucun doute. Dans mon propre
texte de 1983 et plus tard encore, « politique» gardait
un sens mal déterminé et parfois confondu avec
« communauté ».
Blanchot se distingue de tous d'une part en ce qu'il
désigne un aveu et que cet aveu comporte une part ef-
fectivement inavouable pour toute la political correct-
ness du temps. Celle-ci est encore la nôtre, à cette
difterence près qu'aujourd'hui nous nous interrogeons
ouvertement sur la démocratie. Mais Blanchot ne s'in-
terrogeait pas : il désavouait et il avouait ce dés-aveu. Le
courage est indéniable. Un certain aveuglement ne l'est
pas moins, dont la raison se trouve dans un désir irrépres-
sible de conjoindre les deux passions et pour ce faire de
concevoir une oeuvre capable de fonder. Cette fondation
toutefois concerne moins les rapports entre nous que le
rapport de chacun à un au-delà, à un désoeuvrement
nommé «jouissance» et « mort» - simultanément, al-
ternativement, réciproquement. Le rapport de chacun et
de tous, mais non les rapports des uns aux autres.
Que nous nous trouvions dans une ouverture
essentielle (= existentielle) à un au-delà qui n'est pas

1. Qui appellerait un commentaire bien différent de celui que


suscite Blanchot.

156
« Essentiellement ce qui échappe»

ailleurs qu'ici rnême, et qUI ICI même nous affecte


d'un sens infini, c'est-à-dire entier et jamais accompli,
n'étant pas à accolnplir, c'est une chose. Cela n'im-
plique pas que ce sens infini ait à s'identifier comme
une politique, car la polis n'est plus pour nous le lieu
de l'entière mise en jeu du sens, comme elle a pu l'être
en tant que religion civile des hommes libres de la très
différenciée organisation athénienne.
Une religion civile n'est pas loin lorsqu'on évoque le
mythe, le culte et une sorte de sacrifice sublimé en jouis-
sance abandonnée. Non certes que Blanchot se soit
imaginé en pontife d'une nouvelle Rome (encore que
cette image ou son schème n'ait pas cessé de hanter l'Eu-
rope). Mais il confie à!' œuvre littéraire - à ce récit parfait
qui outrepasse le récit en s'interrompant sans conclusion
sur le départ de la femme et de sa jouissance -le soin de
porter une parole dont nous devinons que l'inconve-
nance convient à la célébration secrète et superlative
d'une parole toujours inouïe.
Cette parole se signale en ce que, pour finir, c'est à
nommer la mort qu'elle revient - « mort réelle, mort
imaginaire », mort du Christ, mort à qui «appar-
tient» «l'Aphrodite chtonienne ». Ce qui distingue
cette mort est moins une opposition à la vie qu'une
inscription - ou une incision - de la séparation dans
la vie. La mort ici vaut avant tout comme ce qui sé-
pare les uns des autres, plus que cornme ce qui sépare
soi de soi. Car soi séparé de soi, c'est justelnent le
sujet de l'expérience mystique, c'est la femme qui part
avec et dans sa jouissance. Il subsiste, ce sujet séparé

157
La Communauté désavouée

de soi, de la subsistance fragile mais insistante de l'é-


criture littéraire, devenant ainsi le fondement para-
doxal d'une communauté évanouissante. Œuvre moins
désœuvrée que consacrée à son désœuvrement - ce
qui fàit une grande difference.
Si la mort se cOlllprend comme séparation des autres
plutôt que de soi, 1'« impossible» se trouve compris
comme ce qui s'exclut et exclut chacun de tout rapport
(se retournant à l'occasion en exclusion générale de
toute exclusion ... ). Or l'impossible peut être compris
de toute autre fàçon : comme ce qui, étant absolument
certain, ne s'attarde pas mais dans l'instant s'ouvre
absolument à l'absolu (pour user d'une formule kierke-
gaardienne) - c'est-à-dire au pur délié. Mais le délié
n'est pas le séparé: il est ce qui se rapporte avec aisance
à de nouvelles possibilités de lier et de délier.
Ainsi le plaisir qui échappe - échappant à l'un com-
me à!' autre - m'échappe en tant qu'il arrive à!' autre et
qu'il lui échappe à son tour. De son échappée, quelque
chose nous est commun. Ce n'est ni communion, ni
peut-être même communication et cela ne remplit pas
1'« intimité vide» : mais celle-ci y trouve son sens d'in-
timité (là comme ailleurs et toujours interior intimo), à
savoir la résonance d'un silence et d'une parole en lui
retenue. La résonance fait la proximité (autre superla-
tif) de ce qui - de ceux qui - ne sont ni unifiés ni sépa-
rés, mais liés de telle façon qu'à ce moment la liaison
prévaut sur les termes liés. Dans cette prévalence elle se
délie : plus qu'attachement elle paraît échappée auto-
nome, jouissance oubliant ses sujets.

158
« Essentiellement ce qui échappe»

Ceux-ci peuvent bien se retrouver abandonnés,


ou bien comme la femme de Duras, « partie avec la
nuit 1 » : cela leur arrive en vertu du lien qui les a liés
et déliés. Or la liaison ne survient pas au séparé (à
l'individu, si on veut lui donner ce nom, ni à l'être
sexué), elle fait partie de lui. Le rapport précède,
constitue et accompagne les singularités. C'est même
de quoi témoignent en tout premier lieu le sexe et la
parole. Une communauté ne s'y institue pas sans le
risque du «compromis [... ] avec la collectivité 2 » :
1'« amour conjugal », précise Blanchot au risque, qu'il
reconnaît, d'être « trop sirnple » et on pourrait ajouter
la conversation ordinaire considérée comme l'évite-
ment de « l'entretien infini ». Mais à trop bien dis-
cerner et séparer, là encore, on risque de manquer
l'antériorité toujours déjà présente et opérante du
rapport sans lequel il n'y aurait pas d'« individus» (de
« sujets », de sexes, d'existants de toute sorte) ou bien,
selon un autre schème, l'impulsion oblique du clina-
men sans lequel les atomes tomberaient tous et chacun
isolé dans le vide sans fond.
Qu'on le veuille ou non, ce qui toujours précède et
qui par conséquent fait aussi l'événement le plus im-
mémorial, c'est bien sinon le comInun, du moins le
cum dont dérive aussi bien le contra que le comes 3 et
qui précède de très loin toute préoccupation de com-

1. M. Blanchot, La Communauté inavouable, op. cit., p. 91.


2. Ibid., p. 79.
3. Celui qui marche avec, le compagnon.

159
La Communauté désavouée

munauté et même de copulation, de conjonction ou de


conversation.
Toute ontologie est trop courte, qui avant l'être ne
remonte pas au rapport. Et toute politique est trop
longue, qui prétend se fonder en ontologie.
Coda
En 1990, dans le numéro d'hornmage à Beckett de
la revue Critique, le texte de Blanchot se termine par
cette note:

Entendons bien les paroles ultimes [il s'agit de


Comment cJest] : Temps et peine et soi soi disant - soi
soi-disant, ce n'est pas le bégaiement ou le hoquet
final, mais le soi ne peut s'affirrner seul, s'il est soi, il
est encore le soi qui parle, le soi qui dit et ainsi
(humour, sarcasme terminal) le soi-disant, le préten-
dument, l'illusoirenlent soi, un simple soi-disant!.

Ainsi, pour reprendre à cette phrase sa marque de


conséquence forte, appuyée, Blanchot souligne com-
bien le soi qui parle dénonce aussi bien, pour finir,
l'illusion de sa propre consistance - c'est-à-dire le fait
qu'il «ne peut s'affirmer seul ». Cette affirrnatioIi
peut s'entendre avec des accents divers : on peut y
souligner l'antécédence (transcendantale, existentiale)
du rapport sur toute isolation (individuation, subjec-
tivation). Mais Blanchot ajoute ici un ton qu'il dé-
signe lui-rnême comme «sarcasme» : il y a de la

1. M. Blanchot, « Oh tout finir », dans Critique, n° 519-520,


août-septembre 1990, p. 637.

163
La Communauté désavouée

dérision dans l'aveu du caractère illusoire du « soi ».


Pourquoi ce sarcasme, pourquoi cet humour noir
sinon par l'effet d'une déploration? Au fond, l'irré-
médiable disparition du « soi» est déplorée. Pourtant
elle ne fait disparaître qu'un pôle de parole tandis que
la parole continue de circuler entre d'autres pôles,
celle des « soi» disparus se laissant reprendre, relan-
cer, réécouter et redire.
Les soi-disant morts et vivants forment l'éternel
retour du sens. Blanchot le sait, lui qui écrit dans
« Le chant des sirènes» : « Non pas l'événement de
la rencontre devenue présente, mais l'ouverture de ce
mouvement infini qu'est la rencontre elle-même 1 » et
pourtant lorsqu'il tente de penser ensemble la ren-
contre et le peuple, le mouvement infini devient
mouvement de dissociation instantanée d'une com-
munauté qui ne doit qu'à peine donner lieu à une
rencontre, et dont l'image mythique est l'impos-
sibilité pour un homme de rejoindre le don d'une
femme.
Tout se passe comme s'il fallait qu'avec l'illusion
et! ou l'inlpossibilité de l'amour soit aussi donnée
celle du « soi» qui devrait être le sujet d'un amour et
ne le peut, puisque ce dernier excède toute présence
possible à!' autre comme à soi et doit se résorber ou se
sublimer dans sa propre infinité. Mais l'infini - et
c'est ce qui rn' éloigne de Blanchot - ne consiste pas
sirnplement dans la fuite et dans l'évanouissement: il

1. M. Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 5.

164
Coda

est cela de manière beaucoup plus présente et actuelle,


il est dans l'effectivité d'un rapport, d'une proximité,
d'un contact. Cette effectivité n'a certes ni les carac-
tères d'une présence à soi ou à toi ni ceux qu'on attri-·
bue à une intimité - aussi longternps du moins qu'on
représente la présence et l'intime cornme des façons
d'être substantielles. Mais ces représentations relèvent
toujours d'assez lourdes vulgates. En vérité, les subs-
tances elles-mêmes, avec la densité et la suffisance que
leur suppose la plus classique métaphysique, consis-
tent aussi bien dans ce qui ne repose sur rien, étant
au-dessous de tout : en ce « dessous », elles flottent
au-dessus du vide et se font allées et venues, rencontres
et comparutions.
Table

1. « LA COMMUNAUTÉ, LE NOMBRE» ........................... 9


1. Le mot « communisme»...................................... Il
2. Hapax ............................................................... 12
3. Aller plus loin..................................................... 18
4. Le commun nombreux........................................ 21

II. OUTRE-POLITIQUE............................... .................. 25


5. Ek-sistence.......................................................... 27
6. Politique? .......................................................... 30
7 L '« immédiat-universel»..................................... 34
8. Ultra ................................................................. 37

III. LE CŒUR OU LA LOI................... ........................... 43


9. Transmission de l'intransmissible ......................... 45
10. Abandon.......................................................... 50
Il. Entre l'éthique et l'écriture................................ 53

IV. LA COMMUNAUTÉ CONSOMMÉE............................ 59


12. Sans issue .................................. ,...................... 61
13. Composition complexe....................................... 65
14. « ne rien foire» ................................................ 73
15. «société antisociale» ......................................... 79
16. « intimité vide» ............................................... 85
17 « je sais qui vous êtes»....................................... 92
18. La nuit noire................................. .......... ......... 98
19. Eucharistie....................................................... 106

V. « ESSENTIELLEMENT CE QUI ÉCHAPPE» ................... 113


20. La communauté évasive.................................... 115
21. L aveu.............................................................. 120
22. Le désaveu........................................................ 125
23. Le mythe.......................................................... 134
24. Sans partage..................................................... 141
25. Œuvre, lien, clinamen ...................................... 153

CODA........................................................................ 161
DU MÊME AUTEUR

Chez d'autres éditeurs


LOGODAEDALUS, Flammarion, 1976.
LABSOLU LITIÉRAIRE, avec Philippe Lacoue-Labarthe, Le Seuil, 1978.
EGO SUM, Flammarion, 1979.
LIMPÉRATIF CATÉGORlQUE, Flammarion, 1983.
LA COMMUNAUTÉ DÉSŒUVRÉE, Christian Bourgois, 1986.
DES LIEUX DIVINS, Mauvezin, TER, 1987; rééd. 1997.
LA COMPARUTION, avec Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1991.
LE MYTHE NAZI, avec Philippe Lacoue-Labarthe, LAube, 1991.
LE POIDS D'UNE PENSÉE, Québec, Le Griffon d'argile/Grenoble, PUG, 1991 ;
rééd. LE POIDS D'UNE PENSÉE, I.:APPROCHE, La Faucille, 2008.
CORPUS, Anne-Marie Métailié, 1992.
NIUM, avec François Martin, Valence, Erba, 1994.
RÉSISTANCE DE LA POÉSIE, Bordeaux, William Blake & Co, 1997.
HEGEL, I.:INQUIÉTUDE DU NÉGATIF, Hachette, 1997.
LA VILLEAU LOIN, Mille et une nuits, 1999.
MMMMMMM, avec Susanna Fritscher, Au Figuré, 2000.
DEHORS LA DANSE, avec Mathilde Monnier, Lyon, RIoz, 2001.
LÉVIDENCE DU FILM, avec Abbas Kiarostami, Bruxelles, Yves Gevaert Éditeur,
2001 ; Klincksieck, 2007.
« UN JOUR, LES DIEUX SE RETIRENT ... », Bordeaux, William Blake & Co,
2001.
TRANSCRlPTION, Ivry-sur-Seine, Credac, 2001.
Nus SOMMES, avec Federico Ferrari, Bruxelles, Yves Gevaert, 2002 ; Klinck-
sieck,2007.
SANS TITRE/ SENZA TITOLO, avec Claudio Parmiggiani, Milan, Gabriele
Mazzotta, 2003.
NOLI ME TANGERE, Bayard, 2003.
WIR, avec Anne Immelé, Trézélan, Filigranes, 2003.
Au CIEL ET SUR LA TERRE, Bayard, 2004.
58 INDICES SUR LE CORPS, suivi de APPENDICES, par Ginette Michaud, Montréal,
Nota Bene, 2004.
NATURES MORTES, avec François Martin, Lyon, URDLA, 2006.
MULTIPLE ARTS, Stanford University Press, 2006.
PLIER LES FLEURS, avec Cora Diaz, Monterrey, Mexico, Editorial Montemo-
relos, 2006.
JUSTE IMPOSSIBLE, Bayard, 2007.
NARRATION! DEL FERVORE, Bergano, Moretti e Vitali, 2007.
JE T'AIME UN PEU, BEf\UCOUP, Bayard, 2008.
LES TRACES ANÉMONES, avec Bernard Moninot, Maeght, 2009.
LA BEAUTÉ, Bayard, 2009.
DIEu, LA JUSTICE, LAMOUR, LA BEAUTÉ. Quatre petites conftrences, Bayard,
2009.
ATLAN - LES DÉTREMPES, Hazan, 2010.
LA VILLEAU LOIN, Strasbourg, La Phocide, 201I.
PARTIR, Bayard, 20 Il.
Où CELA S'EST-IL PASSÉ? Irnec, 2011.
LA POSSIBILITÉ D'UN MONDE, avec Pierre-Philippe Jandin, Les Petits Platons,
2013.
VOUS DÉSIREZ? Bayard, 2013.
rIVRESSE, Payot-Rivages, 2013.
QU'APPELONS-NOUS PENSER? avec Daniel Tyradellis, Diahones, 2013.
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Jacques Derrida
De l'Esprit Gérard Granel
Écrits logiques et politiques
Jacques Derrida
Psyché Jean-François Courtine
Extase de la raison
Jacques Derrida
Mémoires .- Pour Paul Jacques Derrida
de Man Du droit à la philosophie
Jean-Luc Nancy Jean-Luc Nancy
Une pensée finie Les Muses
Geoffrey Bennington Jacques Derrida
Dudding, des noms Politiques de l'amitié
de Rousseau
Jacques Derrida
Jean-François Lyotard Force de loi
Leçons sur l'analytique Jacques Rancière
du sublime La Mésentente
Jacques Derrida Gérard Granel
Donner le temps Études
Peggy Kamuf Sarah Kofman
Signatures LImposture de la beauté
Sylviane Agacinski Jacques Derrida
Volume Résistances
Sarah Kofman Jean-Luc Nancy
Explosion 1 Être singulier pluriel
Jacques Derrida Bernard Stiegler
Points de suspension La Technique et le Temps II
Sarah Kofman Marc Froment-Meurice
Explosion II C'est-à-dire
Jean-Luc Nancy Collectif
Le Sens du monde Passions de la littérature

Jacques Derrida Étienne Balibar


Spectres de Marx La Crainte des masses
Bernard Stiegler Jacques Derrida
La Technique et le Temps 1 Psyché 1
Collectif Michel Lisse
Le Passage des frontières L'Expérience de la lecture 1
Collectif Philippe Lacoue-Labarthe
L'Animal autobiographique Poétique de l'histoire
Geoffrey Bennington Jacques Derrida
Frontières kantiennes Fichus
Serge Margel Marie-Louise Mallet
Logique de la nature La Musique en respect
Michel Deguy Philippe Lacoue-Labarthe
La Raison poétique Heidegger - La politique
Collectif du poème
Hêlène Cixous, Jean-Luc Nancy
croisées d'une œuvre À l'écoute
Jean-Luc Nancy Serge Margel
La Pensée dérobée Destin et liberté
Jacques Rancière Jacques Derrida
LInconscient esthétique Voyous
Michel Lisse Collectif
L'Expérience de la lecture Il Judéités
Max Loreau Jacques Derrida
Genèses Psyché II
Jacques Derrida Jacques Derrida
Papier Machine Parages
(nouv. éd.)
Bernard Stiegler
La Technique Jacques Derrida
et le Temps III Chaque fois unique,
la Jin du monde
Jean-Luc Nancy
La Communauté affrontée Jacques Derrida
Béliers
Jean-Luc Nancy
La Création du monde Jean-Luc Nancy
ou la mondialisation Chroniques philosophiques
Jacques Derrida Jacques Derrida
Jürgen Habermas L'animal que donc je suis
Le « concept» Marc Crépon
du Il septembre Altérités de l'Europe
François Raffoul Serge Margel
À chaque fois mien Le Silence des prophètes

Marc Crépon Jacques Rancière


Terreur et Poésie Politique de la littérature

Collectif Serge Margel


Sens en tous sens De l'imposture
Joseph Cohen
Jacques Rancière
Le Sacrifice de Hegel
Malaise dans l'esthétique
Juan-Manuel Garrido
Serge Margel La Formation des formes
Corps et âme
Collectif
Collectif Derrida) la tradition
La Démocratie à venir de la philosophie
Jacques Derrida Jean-Luc Nancy
Apprendre à vivre enfin Vérité de la démocratie
Entretien avec
Marc Crépon
Jean Birnbaum
La Culture de la peur 1
Serge Margel
Serge Margel
Superstition Aliénation
Marc Crépon Jacques Derrida
Langues sans demeure Séminaire
Jean-Luc Nancy La bête et le souverain
La Déclosion Volume 1 (2001-2002)
(Déconstruction Collectif
du christianisme 1) Derrida d)ici) Derrida de là
Catherine Malabou Jean-Luc Nancy
Lnanger de différence Politique et au-delà
Joseph Cohen Aurélien Barrau
Alternances Jean-Luc Nancy
de la métaphysique Dans quels mondes
vivons-nous?
Jacques Derrida
Séminaire Philippe Lacoue-Labarthe
La bête et le souverain Agonie terminée,
Volume Il (2002-2003) agonie interminable
Jacques Rancière
Jean-Luc Nancy
Aisthesis
Identité
Jacques Derrida
Étienne Balibar
Les Yeux de la langue
Violence et civilité
Jacques Derrida
Jean-Luc Nancy
Histoire du mensonge
L'Adoration
(Déconstruction Jean-Luc Nancy
du christianisme Il) L'Équivalence des catastrophes
Marc Crépon Jacques Derrida
La Guerre des civilisations Pardonner

Jean Derrida Étienne Balibar


La Naissance du corps Saeculum
Jacques Derrida
Antonio Negri
Séminaire
Spinoza et nous
La peine de mort
Raphael Zagury-Orly Volume 1 (1999-2000)
Questionner encore
Jacques Derrida
Jacques Derrida Heidegger,' la question de IÊtre
Politique et amitié et l'Histoire
Juan-Manuel Garrido Jean-Luc Nancy
Lnances de la pensée La Communauté désavouée

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