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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

De deux lettres l’une

GUY LE GAUFEY
P S YC H A N A LY S T E , P A R I S

1.
A vec « Le Facteur de la vérité », Derrida a produit l’une des critiques les
plus aiguës de la construction lacanienne en repérant l’un de ses prin-
cipes fondamentaux et en le contrecarrant directement. « Une letre arrive toujours
à destination » : telle est l’ultime phrase qui clôt l’argumentation du séminaire sur
« La Letre volée », à l’orée des Écrits. À quoi Derrida objecte en toute clarté : « Non
que la letre n’arrive jamais à destination, mais il appartient à sa structure, de pou -
voir, toujours, ne pas y arriver 1 ». « Structure », « toujours » : nous sommes bien,
comme avec Lacan, au niveau d’un énoncé universel portant sur l’afrmation d’une
loi. Q’est-ce donc qui a pu conduire l’un et l’autre à des afrmations aussi contra-
dictoires quant à la défnition d’un terme clef pour chacun, celui de « letre » ? Plu-
tôt que de présenter séparément les deux thèses, on s’eforcera de suivre celle de
Lacan à travers la critique serrée qu’en donne Derrida.
2. Dans cete approche, on ne peut négliger l’entame freudienne du « Facteur de
la vérité ». Derrida y prend à partie une position de Freud, selon lui particulièrement
lisible dans les rêves de nudité présents dans L’Interprétation des rêves, tenus par lui
pour exemplaires de cete position qui vise à metre à nu un contenu latent.
La mise à nu de ce Stof, la découverte du matériau sémantique, telle serait la fn du
déchifrement analytique. Metant le sens à nu derrière les déguisements formels, déconsti-
tuant le travail il exhibe le contenu primaire sous les élaborations secondaires2.
3. Étrange précipitation, pour un lecteur aussi patient et atentif que Derrida, qui
conduit à oublier que Freud lui-même, dans une note ajoutée à L’Interprétation en
1925, se démarque explicitement de cete position en précisant que le contenu latent
n’est en rien l’objectif ultime du déchifrement, et que la psychanalyse rejoindrait
toutes les oniromancies précédentes si elle s’en tenait là :
Il m’est arrivé autrefois de trouver extrêmement difcile d’habituer les lecteurs à faire la
diférence entre le contenu du rêve manifeste et les pensées de rêve latentes. […] Mainte -
nant que les analystes se sont du moins accoutumés à metre à la place du rêve manifeste
son sens trouvé par l’interprétation, beaucoup d’entre eux se rendent coupables d’une autre
confusion à laquelle ils tiennent tout aussi obstinément. Ils cherchent l’essence du rêve dans
ce contenu latent, et ainsi ne veulent pas voir la diférence entre les pensées du rêve
latentes et le travail du rêve […] C’est le travail de rêve qui produit cete forme, et il est, lui
seul, ce qu’il y a d’essentiel dans le rêve, ce qui explique sa particularité3.
1 J. Derrida, « Le Facteur de la vérité », La Carte postale de Socrate à Freud et au-delà.
2 Ibid., 443.
3 S. Freud, L’Interprétation du rêve, 557-558.

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4. Si « letre » il y a, elle résulte du chifrage opéré par la censure, l’élaboration


secondaire, le déplacement, la condensation, le rébus à transfert, la « prise en
compte de la fgurabilité » etc., et non de leur levée successive pour aboutir enfn au
dévoilement d’un contenu latent, lequel est, certes, une condition, un moyen du
« déchifrement analytique », mais ni sa « fn » ni son « essence ».
5. C’est sur la base de cete prévalence supposée pour le dévoilement de la vérité
en tant que toujours recouverte et voilée, toujours dans l’atente de l’interprétation
qui l’amènera au grand jour – et en cela proche cousine de l’ aléthéia grecque et sur-
tout heidegerienne – que le « Facteur de la vérité » se lance à l’assaut du séminaire
sur la letre volée. On accordera volontiers à Derrida que la prétention à la vérité
qu’il dénonce chez Freud est loin d’être absente chez Lacan, mais on ne peut pas non
plus tenir pour rien au départ de l’opération le fait que Freud lui-même a explicite -
ment écarté l’objection que lui adresse Derrida.
6. En suivant la même veine, Derrida n’a guère de mal à retrouver, dans la rhéto-
rique vibrante du séminaire sur La letre volée – véritable morceau de bravoure –
bien des éléments énonciatifs qui vont dans le sens d’une vérité qui viendrait enfn
au jour. Lacan se présente d’emblée comme celui qui va dévoiler rien de moins que
la vérité de la vérité, se monter plus astucieux que Dupin lui-même, sans parler de
Marie Bonaparte et autres trublions du petit monde freudien, lesquels s’avèrent
n’avoir rien compris au message de Freud que lui, Lacan, vient porter à la connais-
sance du public grâce à une argumentation d’une imparable rigueur, etc. On com-
prend qu’une telle outrecuidance stylistique ait agacé les gencives de quelqu’un dont
l’écriture et la posture énonciative était autre. Reste néanmoins la consistance des
thèses en présence.
7. On peut savoir aujourd’hui le goût de Lacan pour les formules provocantes qui
prétendent dire le vrai en énonçant d’évidentes contrevérités factuelles. Ainsi à la fn
des années soixante voit-on apparaître le principe des principes, digne de damner le
pion à Aristote et toute sa logique : il n’y a pas de rapport sexuel. Sur le même mode
énonciatif, quinze ans plus tôt, il lançait donc l’afrmation selon laquelle une letre
arrive toujours à destination. Comment s’est construite pareille assurance ?
8. Inutile ici, face à cete question, de se pencher d’emblée sur le texte de Poe et
les parcours en chicanes de la letre qui en constitue l’objet, car la réponse est toute
entière dans ce qui accompagne à l’orée des Écrits le séminaire tenu à ce propos, à
savoir l’« Introduction » qui fait suite à la « Présentation de la suite », et avant la
« Parenthèse des parenthèses » dont le commentaire nous entraînerait trop loin.
9. Lacan prend d’abord soin de metre ses pas dans ceux de Freud, le Freud de
l’Au-delà du principe de plaisir et de sa mystérieuse compulsion de répétition,
comme aussi bien celui de l’Esquisse et de sa notion de « mémoire » laquelle, de
s’articuler déjà sur un assez strict plan neuronique, se distingue de la remémoration
comme activité subjective. Plus radical que jamais, il écarte toute narration, y com -
pris celle de Poe, pour proposer à ses auditeurs/lecteurs de se pencher sur le fonc-
tionnement d’une série de symboles de + et de – alignés au hasard :
La simple connotation par (+) et (–) d’une série jouant sur la seule alternative fondamen-
tale de la présence et de l’absence, permet de démontrer comment les plus strictes détermi-
nations symboliques s’accommodent d’une succession de coups dont la réalité se répartit
strictement « au hasard ».

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Il suft en efet de symboliser dans la diachronie d’une telle série les groupes de trois
qui se concluent avec chaque signe […] pour qu’apparaissent, dans la nouvelle série ainsi
constituée, des possibilités et des impossibilités de succession […]
10. Tout lecteur critique sait d’expérience que sous un tel « il suft en efet » gît le
plus souvent une difculté centrale, escamotée sous l’apparente modestie du « il
suft ». Le regroupement des + et des – par groupe de trois successifs qui s’em-
boîtent les uns dans les autres peut être dit « sufsant » au sens où il est strictement
nécessaire pour qu’une syntaxe se dévoile avec ses possibilités et ses impossibilités,
ses parcours diférentiels qu’un certain nombre de graphes va venir rendre expli-
cites. Les ⟼, ↕, •, O, en regroupant les 1 (+++ ;———), 2 (++— ;+—— ;—++ ;——+), 3
(+—+ ;—+—) des combinaisons triadiques de + et de –, permetent de dégager une
syntaxe à même de prouver que la série la plus hasardeuse de letres, dépouillées de
tout sémantisme, relève d’une loi d’organisation interne qui ne lui vient d’aucune
réel extérieur à elle, mais d’elle et d’elle seule. En quoi triomphe ici une certaine idée
du symbolique isolé de toute donne imaginaire ou réelle.
11. Soucieux de la façon qu’a la psychanalyse de se pencher sur un texte litéraire
– en l’occurrence ici celui de Poe –, Derrida ne fait aucun cas de ce complément, qui
pourtant donne à sa façon la raison des convictions de Lacan à l’endroit de ce qu’il
appelle « letre » et dont il veut à tout prix charger celle qui glisse de la table au
ministre, puis du ministre à Dupin. Lui importe au contraire de souligner l’« idéa-
lité » avec laquelle, selon lui, Lacan traite le signifant, et par là même la letre
entendue comme « matérialité du signifant ».
12. Il est bien dommage qu’il n’ait pas eu à sa portée, au moment où il écrivait Le
Facteur de la vérité, et où les anciens séminaires de Lacan commençaient juste à cir-
culer en photocopie, la séance du 20 mars 1957, au cours de laquelle Lacan revient
sur cete afaire.
13. La revue La Psychanalyse vient alors de publier le séminaire sur la letre volée,
tenu, lui, en 1955, et auquel Lacan a pris soin d’ajouter cete « suite » de la letre
défnie par son parcours, la « Parenthèse des parenthèses » ne devant venir, elle,
qu’avec la publication des Écrits en 1966. La séance s’ouvre sur le fait que quelques
lecteurs atentifs ont fait part à Lacan du trouble qui leur est venu lorsque, crayon en
main, ils se sont rendu compte que n’importe quelle letre ⟼, ↕, •, O, pouvait être
ateinte selon deux parcours diférents. Fallait-il en conclure que tout symbole, toute
letre, est fondamentalement ambiguë, ou n’aurait-il pas mieux valu distinguer entre
des ⟼1 et ⟼2, ↕1 et ↕2, etc. ? Lacan n’est en rien surpris par la critique, et en profte
au contraire pour faire remarquer qu’à opérer une telle distinction, il faudrait alors
admetre des ⟼1’ et des ⟼1’’, des ⟼2’ et des ⟼2’’, et cela indéfniment car il est dans
la nature de la letre qu’il promeut comme véritable parpaing de l’ordre symbolique
de pouvoir se dédoubler.
14. Mais alors : si elle peut ainsi, au dire même de Lacan, à tout moment se dédou-
bler, en quoi serait-elle insécable, impartitionnable, comme l’afrme non sans raison
Derrida qui fait porter tout le poids de sa critique sur cete inaltérabilité du signi-
fant et de la letre, dans laquelle il retrouve sans peine les postulats métaphysiques
qui sont depuis longtemps sa cible favorite ?
15. Il a bien raison de voir là ce qui assure la certitude de Lacan quant à la destina-
tion de la letre. Il écrit à ce propos : « Si [le signifant] était divisible, il pourrait tou-

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jours se perdre en route4. » Et sur le champ, il conclut de cete indivisibilité à son


« idéalité » : « Seule l’idéalité d’une letre résiste à la division destructrice. » Cete
implication directe est-elle pleinement justifée ? Derrida se donne la peine de
déplier son raisonnement à cet endroit, nous apportant ainsi, en cete page 492, ce
qui constitue le pivot de tout son article.
16. Cela démarre par un rappel de l’un des énoncés lacaniens qui scandent cete
afaire : « Metez une letre en petits morceaux, elle reste la letre qu’elle est. »
Puisque cela n’a trait à aucune matérialité empirique, poursuit Derrida, « une idéa-
lité doit s’y impliquer ». Admetons, mais : laquelle ?
Si cete idéalité n’est pas le contenu de sens, elle doit être ou bien une certaine idéalité
du signifant (l’identifable de sa forme en tant qu’il se distingue de ses événements et de
ses rééditions empiriques), ou bien le « point de capiton » qui accroche le signifant au
signifé. Cete dernière hypothèse est plus conforme au système. Ce système est en fait celui
de l’idéalité du signifant.
17. Il faudrait ici prendre le temps de déplier l’usage qui a pu être fait chez les laca-
niens de ce fameux « point de capiton » que Lacan avait lancé lors de son séminaire
sur Les Psychoses : ah ! cet accrochage initial de quelques signifants à quelques
signifés, n’est-ce pas là ce qui permetrait de séparer psychose et névrose ? Dieu soit
loué ! Dans l’ensemble des séminaires, on en compte cinq occurrences, et aucune
après décembre 1964. Dans les Écrits, on en trouve trois. De ces pauvres données
statistiques, je ne conclus pas qu’il s’agit là d’un concept mineur, mais je doute fort
que cete hypothèse soit « plus conforme au système ». Ce n’est pas « l’accrochage
du signifant au signifé » qui fonde l’assertion cent fois répétée, selon laquelle « le
signifant représente le sujet pour un autre signifant ».
18. On saisit ici sur le vif la précipitation qui a conduit Derrida à privilégier indû-
ment le contenu latent chez Freud, et qui maintenant le presse d’installer Lacan sur
la même ligne de mire :
Il [Lacan] ne considère la letre qu’au point où, déterminée (quoiqu’il en dise) par son
contenu de sens, par l’idéalité du message qu’elle « véhicule », par la parole qui reste, dans
son sens, hors d’ateinte pour la partition, elle peut circuler, intacte, de son lieu de détache-
ment à son lieu de ratachement, c’est-à-dire au même lieu.
19. Certes, Freud et Lacan se montrent fort ambigus face aux accusations que leur
adresse Derrida, et l’on pourrait presque multiplier à loisir les citations qui les
prennent en fagrant délit de privilégier le contenu et le sens, l’indestructibilité du
désir et l’inaltérabilité de la letre qui se rejoignent dans la compulsion de répétition,
chère à tous deux. Mais les réduire l’un et l’autre à cet aspect de leur démarche
revient à les installer sur un lit de Procuste qui ne leur fait pas justice en oubliant, ce
faisant, une tension décisive pour une juste appréciation de la consistance de leurs
travaux.
20. Je suis donc porté à trouver la critique de Derrida à l’endroit de Lacan comme à
l’endroit de Freud injuste en ceci qu’elle élimine une dynamique interne à leurs éla-
borations respectives pour n’en retenir que le pole qui justife la critique qu’il leur
adresse. Mais cete partialité n’empêche pas Derrida d’apporter, à l’endroit du travail
de Lacan sur le texte de Poe, une sorte de diagnostic d’une parfaite justesse.

4 Ibid., 492.

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Observant que dans son commentaire du texte, Lacan néglige totalement, lui, la pro-
blématique du double, plus que présente au fl des pages, et que Derrida ramène à
juste titre à la dimension imaginaire chez Lacan, il écrit :
C’est bien sûr cete partition entre le symbolique et l’imaginaire qui, de manière problé -
matique, paraît soutenir, avec la théorie de la letre (place du manque à sa place et indivisi -
bilité du signifant), tout le propos du séminaire dans son recours à la vérité5.
21. On approche ici de la grande faille géologique qui fait de Derrida et Lacan deux
blocs textuels qui ne s’accordent pas dynamiquement, alors qu’ils semblent apparte-
nir au même paysage. Il est clair que Derrida refuse ce partage sans appel par lequel
Lacan entend diférencier en tout point imaginaire et symbolique, pour mieux faire
valoir une conception du réel qui n’a dès lors plus grand chose à voir avec la réalité.
Derrida, tout au contraire, écarte une telle partition pour ne voir que du texte engen-
drant du texte, dans un pullulement et une dissémination infnie, que Foucault vient
de lui reprocher vertement quelques années auparavant6.
22. La « Présentation de la suite » (et plus tard la « Parenthèse des parenthèses »)
témoigne, elle, des eforts de Lacan pour faire entendre que la dimension symbolique
développe, à elle seule, des articulations spécifques habituellement non perçues
comme telles, noyées qu’elles sont dans le sens dont elles assurent la production. Le
texte de Poe n’est de fait convoqué que pour illustrer ce point, mais en prétendant
metre au jour la trame strictement symbolique de ce qui reste une narration sophis-
tiquée, Lacan ne peut pas ne pas metre les mains dans le sens et la signifcation, ce
qui lui donne en efet ces accents « essentialistes » que Derrida lui reproche non
sans raison.
23. À supposer néanmoins que cete rapide mise en place du diférend entre les
deux auteurs permete de percevoir la radicalité de cete distinction/séparation entre
imaginaire et symbolique chez Lacan, et le souci derridien de ne jamais lâcher l’un
pour l’autre ni l’autre pour l’un (et même de refuser qu’une telle répartition soit
rigoureuse), quelle pourrait bien être l’ actualité de cete opposition qui ne s’est pas
jouée, ne se joue pas sur le seul terrain des idées, mais bien dans un champ histo-
rique, peuplé d’acteurs passagers qui vieillissent et changent ?
24. Cete seule question appelle d’abord à quelques précisions concernant Lacan.
Après avoir passé près de dix ans à peaufner ce qui a fni par s’appeler le « primat
du symbolique » (écho direct du « primat du phallus » chez Freud), dans un efort
dont le séminaire sur La Letre volée et ses compléments textuels constituent
presque l’acmé, Lacan en est venu, au début des années soixante-dix, à considérer
qu’il y avait, non pas une prédominance du symbolique dans la détermination du
sujet, mais bel et bien une équivalence des consistances, autrement dit que réel, ima-
ginaire et symbolique présentaient la même valeur, toutes diférences gardées quant
à leur qualités intrinsèques et leurs fonctionnements respectifs. Mais le nouage bor-
roméen qu’il a alors installé entre les trois consistances a néanmoins reconduit une
claire distinction de chacune ; imaginaire et symbolique ont continué de ne point se
confondre, même ponctuellement.
25. Derrida, autant que je sache, n’a pas changé de cap de la sorte. La dissémina -
tion, qui refuse délibérément la distinction lacanienne entre imaginaire et symbo-

5 Ibid., 488.
6 « Mon corps, ce papier, ce feu », en annexe à la seconde édition de l’Histoire de la folie à l’âge classique,
parue chez Gallimard en 1972.

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lique, s’est précisée et amplifée au fl d’un œuvre à la fois polymorphe et néanmoins


presque monotone, si on veut bien garder à cet adjectif son caractère uniquement
descriptif : les thèmes ont beaucoup varié, mais la musique de fond, le « grain de la
voix » comme aurait peut-être dit Barthes, est resté très régulier. Ce critique impi-
toyable de la phoné et du logocentrisme était, au demeurant, un orateur de talent, et
son écriture même s’est souvent pliée au rythme de sa voix charmeuse, au point de
créer alors une sorte de mélopée inimitable.
26. Puisqu’il semble s’agir là d’une opposition irréductible entre deux thèses
contradictoires (et pas seulement contraires), sommes-nous aujourd’hui encore dans
l’obligation de choisir ? Inutile de chercher une voie médiane, ou une impossible
synthèse. Seule la lente dérive des savoirs déplace cete fracture que Lacan a voulu
installer, à l’encontre de toute dissémination, entre imaginaire et symbolique. La lin-
guistique qui l’a inspiré a plus que pâli comme science reine, pour laisser cete place
à une biologie protéiforme et conquérante, tant dans la vie quotidienne que comme
modèle de scientifcité. C’est elle, cete biologie, qui appelle aujourd’hui à des mathé-
matiques d’un autre ordre, capables d’intégrer, non seulement des formes d’équi-
libre, mais de constantes modifcations de modèles. Dans ce décor, apparemment
loin d’être stabilisé autour de formes clairement dominantes, la distinction en tout
point de l’imaginaire et du symbolique n’est pas près de disparaître, mais elle rejoint
tous les jours un peu plus le rang d’un outil parmi d’autres, dont on se sert quand on
en a besoin, et qu’on délaisse le reste du temps. Tout mort qu’il soit depuis 32 ans,
Lacan vieillit inexorablement. Cela complique singulièrement son emploi dès lors
qu’on cherche à respecter quelques-unes de ses intuitions foncières les plus ata-
chantes.

BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. « Le Facteur de la vérité ». La Carte postale de Socrate à Freud
et au-delà. Paris : Flammarion, 1980.
• FOUCAULT, MICHEL. « Mon corps, ce papier, ce feu ». L'Histoire de la folie à l’âge
classique. Paris : Gallimard, 1972.
• FREUD, SIGMUND. L’Interprétation du rêve. Trad. J. ALTOUNIAN, A. BOURGUIGNON, P.
COTTET, R. LAINÉ, A. RAUZY et F. ROBERT. Paris : PUF, 2003.

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La différance dans la praxis psychanalytique

CLAUDE FIERENS
A S S O C I AT I O N L AC A N I E N N E I N T E R N AT I O N A L E

1.
L
a psychanalyse se propose d’abord comme analyse du sujet psy-
chique. La proposition est doublement équivoque comme analyse
et comme sujet psychique.
2. Faut-il entendre l’analyse comme une dissolution ou comme un exer-
cice de connaissance ? Dire que la psychanalyse est une étude approfondie,
un examen sérieux, voire une méditation portant sur le sujet c’est ranger la
psychanalyse dans la généralité des disciplines psy ; les psychanalystes
n’aiment pas ça. Dire que la psychanalyse est une décomposition, une
déconstruction, voire la destruction du sujet, c’est supprimer l’objet même
de la psychanalyse ; on n’aime pas ça non plus.

3. Le sujet psychique n’est pas moins équivoque. Le psychique se fonde


sur l’expérience cartésienne du cogito. Je prends conscience de ma cogita-
tion, de mes doutes, de mes sentiments, de l’agitation de mes pensées et
désirs ; la certitude du psychique est fondamentalement consciente et elle
s’étend à toutes les possibilités de prises de conscience : elle est consciente,
préconsciente et subconsciente. Le psychisme se défnit comme conscienta-
liste. Au sujet cartésien clair et distinct, comme substance pensante
consciente, s’oppose l’inconscient freudien qui reste la part obscure et
confuse du rêve, du lapsus, du mot d’esprit, du symptôme. Si, dans toute
son oeuvre, Freud ne cite jamais Descartes 1, c’est bien parce qu’il ne pou-
vait que s’opposer radicalement au conscientalisme cartésien. L’incons-
cient freudien n’en est pas pour autant un objet supplémentaire, une nou-
velle galaxie découverte au frmament de la connaissance.

4. Aux prises avec cete double équivoque, la psychanalyse s’explicite


par deux couples de concepts qui portent à réféchir. Du côté de l’analyse :

1 Hormis la letre de réponse à Maxime Leroy qui avait demandé à Freud de lui donner
l’interprétation des trois rêves que ft Descartes dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619 (S.
Freud, OC XVIII, 231).

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étude approfondie ou dissolution ; autrement dit construction ou décons-


truction ; du côté du sujet psychique : conscient ou inconscient. Deux fois
deux quatre. La psychanalyse doit se développer en quatre chapitres :
construction du conscient, déconstruction du conscient, construction de
l’inconscient et déconstruction de l’inconscient.

5. Le premier chapitre ou la construction du conscient c’est la psycholo-


gie, très largement pratiquée dans le champ psychanalytique : voilà pour-
quoi votre flle est muete, voilà le diagnostic. Je ne développerai pas ce
chapitre ici. Il y aurait beaucoup à dire sur sa fonction et ses errances. Ce
devrait être en fonction des trois autres chapitres que je vais ici esquisser
plus longuement.

6. Le deuxième chapitre ou la déconstruction du conscient ou encore la


remise en question du sujet psychologique n’est pas d’abord le chapitre
d’un traité de philosophie. Elle se joue dans la cure, dans la praxis psycha-
nalytique. C’est là qu’il faut laisser surgir le cogito qui nous mène vers sa
déconstruction.

7. L’expérience inaugurale de la psychanalyse se pêche n’importe où. Un


rien, un trait, une sensation, un soufe, un silence, une miete qui tombe,
un pied qui traîne, un bonjour ou son absence. Un seul. Un trait unaire.
Pourvu que s’insinue la diférence ou même seulement le doute sur l’iden-
tité de la chose. C’est ça et c’est pas ça. J’entends la diférence dans ce qu’a
dit celui qui parle ou dans ce qu’a fait celui qui ne parle pas. La petite difé-
rance (avec un a), le processus de diférenciation est là d’emblée.

8. On dira : c’est le signifant. Le signifant est pure diférence pour la


linguistique saussurienne et pour la psychanalyse. Même diférence pour
l’une et pour l’autre ; et pourtant, ce n’est pas du tout la même diférence.

9. Du côté de la linguistique, nous avons au minimum deux signifants


bien distincts face à face. Dans une langue, on peut observer, de l’extérieur,
le rapport entre ces deux signifants diférents à tout niveau. Par exemple,
« père » et « mère » sont diférenciés pour metre en place le cadre de la
famille. Le psychologue trouve ainsi le matériel sémantique pour
construire la géométrie du triangle oedipien et y installer son objet ou son
patient par une série de rapports qui assure et rassure la structure. Il y a
rapport sexuel entre Adam, le premier père et Ève, la première mère. Les
atomes dont se construirait la signifcation, les phonèmes de la langue se
défnissent aussi par un système de pure diférence synchronique. « Père »
et « mère » se diférencient par leur premier phonème : « p » est diférent
de « m ». Leur diférence fait rapport entre eux. Q’elle soit sémantique ou
phonématique, la diférence dans la langue est synchronique ; elle vaut de
toute éternité ; elle se joue à partir de deux éléments signifants.

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10. Du côté de la psychanalyse, un et un seul signifant devient autre. La


diférance qui s’insinue dans l’identité n’est pas observable de l’extérieur,
elle se construit dans le temps et surgit du rapport diférentiel à l’intérieur
du signifant lui-même. Du point de vue sémantique, un seul signifant, par
exemple « père », se diférencierait lui-même jusqu’à produire une nou-
velle paternité, de subversion. Prenons la paternité assez banale du père de
Joyce qui déléguait largement sa paternité aux pères jésuites. « Père » ne
devient signifant au sens de la psychanalyse, qu’à partir du moment où
Joyce invente une nouvelle paternité, la paternité de l’oeuvre qui fera son
nom et sa renommée2. C’est seulement pour ce procès de diférance en
train de se faire qu’on peut parler de Nom-du-Père ; il n’y a aucun Nom-
du-Père installé dans le code de la langue. Du point de vue phonématique,
il s’agira d’entendre ou de deviner les petites infexions qui font bouger.
Une seule letre, un seul phonème, et tout bascule. Le lapsus linguae ou
calami tombe de lui-même et ce n’est que secondairement qu’il se spécife
par un sens. Le trait tombe d’abord de lui-même. D’abord quelque chose :
c’est ça. Et puis, au même lieu, au même trait, c’est plus tout à fait ça et
quelque autre chose commence à diférer. Pour la psychanalyse, la difé-
rence est toujours diachronique, elle se joue dans un laps de temps à partir
d’un seul signifant, d’un trait unaire.

11. Chaque vignete clinique psychanalytique devrait saisir la diférance ;


mais elle retombe facilement dans la construction du conscient, dans la
psychologie ; ainsi on dirait pour faire bref : l’homme aux loups est celui
qui, dans son enfance, soufrait d’une phobie des loups, diférente d’une
phobie des rats. On dirait « le sujet, l’homme aux loups est représenté par
le signifant loup pour un autre signifant le rat ». Le signifant n’est ici que
le signifant linguistique dans sa diférence synchronique et le sujet n’est
que la personne psychologique, le bonhomme soufrant de telle phobie, le
gaillard avec ses rapports familiaux, avec son métier, etc. Il aurait au
contraire fallu entendre la diférance s’insinuant et travaillant à l’intérieur
du loup pour devenir toute autre chose et aboutir par exemple au fameux
rêve des loups.

12. Le signifant en psychanalyse comme diférance diachronique n’appa-


raît que dans le procès d’une expérience. J’ai la possibilité « de me servir
de la langue pour signifer toute autre chose que ce qu’elle dit3 ». Cet exer-
cice du signifant implique un bouleversement complet de l’appréhension
du sujet.

13. Le cogito ergo sum est une expérience de diférance (avec a). Cogito
et sum ne renvoient primitivement qu’à un seul trait où la variété des pen-
sées, des doutes, des sentiments est écartée. C’est à partir de cete cogita-
tion comme trait unique que se diférencie l’existence d’un quelque chose
qui cogite. L’expérience ne vaut que par la création d’une diférance

2 Cf. J. Lacan, Le Sinthome.


3 J. Lacan, « L’Instance de la letre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits,
505.

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interne à l’expérience elle-même. De l’identité de l’expérience surgit la dif-


férance, « penser » et « être » se diférencient et cete diférance probléma-
tise radicalement le personnage psychologique en même temps que le
cogito cartésien. « Je suis où je ne pense pas4 » et « Je pense, où je ne suis
pas ».

14. J’ai présenté le cogito comme un exemple de diférance (avec a). Mais
cete présentation ne suffit pas ; tout analysant ne parle pas avec les conno-
tations philosophiques du cogito. Le cogito est une diférance ; il faut
encore entendre : toute diférance est un cogito. Le signifant entendu dans
la cure psychanalytique en tant que diférance réalise en lui-même le
cogito. J’explicite. Le premier signifant identique à lui-même vaut comme
cogito. Le processus s’insinuant dans l’identique vaut comme ergo. La dif-
férance en elle-même fait valoir comme sum, c’est-à-dire un savoir surgi du
premier signifant et lui donnant consistance. Un signifant pour un autre
signifant. Cogito « un signifant », ergo « pour », sum « un autre signi-
fant ». Le deuxième signifant ne fait que réaliser un roc de savoir en
reprenant le premier. Le signifant c’est la structure locale du cogito. J’ai dit
« le signifant pour un autre signifant ». Mais l’autre signifant ne se
trouve pas autre part que dans le premier. Le petit trait unaire s’explicite
comme un petit train « le-signifant-pour-un-autre-signifant » en un mot.
Ce petit train a la particularité de pouvoir prendre chacun, c’est celui qui a
pris Descartes, beaucoup plus tard Lacan et encore l’analysant aujourd’hui.
Le « signifant-pour-un-autre-signifant » roule comme « l’express de
10 h 15 » de Saussure ; peut-être diférent dans la composition de sa loco-
motive et de ses wagons, mais c’est toujours le train de la diférance (avec
a).

15. Si le train de la diférance peut prendre chacun, elle ne le laisse pas


indemne. Le sujet psychologique reposait sur le sophisme qui gommait la
diférance entre le cogito et le sum. L’exercice de la diférance déconstruit
le sophisme en même temps que le sujet psychologique. Après cete
déconstruction, le sujet est le grand absent. Absent, il n’est que représenté,
non pas par un signifant (comme on dirait l’homme aux loups), mais par le
processus de diférenciation de S1 à S2, par « le-signifant-pour-un-autre-
signifant » en un mot.

16. La psychologie se construisait en annulant sophistiquement la difé-


rance entre le psychique et le conscient : le sujet psychique était égal à sa
prise de conscience. La déconstruction du conscient explicite le sophisme
psychologique. La reprise du cogito par la psychanalyse ou la structure du
signifant établit la diférance (avec a) entre le psychique et le conscient et
introduit la construction de l’inconscient.

4 J. Lacan, Écrits, 517.

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17. Le troisième chapitre ou la construction de l’inconscient nous


confronte d’emblée à une tâche radicalement problématique par manque de
fondement sûr. Dès la rédaction de la Traumdeutung, Freud introduit la
métapsychologie comme opposée à la psychologie : il est impossible
d’éclaircir les formations de l’inconscient par les connaissances de la psy-
chologie ; il faut dès lors construire une série d’hypothèses nouvelles et un
appareil psychique qui rendent compte de l’inconscient5. Pour construire
l’inconscient, il faudrait d’abord trouver une base stable, évidente, sem-
blable à celle que Descartes avait oferte à la psychologie. On chercherait
en vain un cogito freudien. On dirait le desidero freudien, mais la thèse du
rêve comme accomplissement de désir, ne vaut que par le poids des détours
qui nous détournent de toute évidence. Nous n’avons pour la psychanalyse
aucune certitude stable comparable au point de départ cartésien de la psy-
chologie. L’opposition freudienne psychanalyse/psychologie est radicale.

18. Pourtant, Lacan propose un retour à Freud, le fondateur de la psycha-


nalyse et en même temps un retour à Descartes, le fondateur de la psycho-
logie. Il s’agit bien d’un retour au sens de Descartes et d’un retour au sens
de Freud. Le sens de l’expérience cartésienne nous mène à la déconstruc-
tion du conscient par le truchement de la diférance en jeu dans la pratique
du signifant. Le sens de l’expérience freudienne nous mène à la construc-
tion de l’inconscient également par le truchement de la diférance ou du
signifant. On doit donc dire : le cogito cartésien en tant qu’il se joue dans
la pratique du signifant « donne son statut structural à l’inconscient 6 » et
il est « le meilleur envers qu’on puisse trouver au statut de l’inconscient ».

19. Suivons le sens de l’expérience freudienne.

20. Le statut de l’expérience freudienne, c’est la règle fondamentale, c’est


encore l’exercice du signifant comme diférance pour tout et pour n’im-
porte quoi. C’est l’exercice de la diférance dans la praxis analytique la plus
concrète qui fait surgir les « quatre concepts fondamentaux de la psycha-
nalyse7 » : répétition, inconscient, pulsion et transfert. Ces concepts appa-
raissent d’abord comme des outils pour décrire ce qui se passe « normale-
ment » lorsqu’on pratique la règle fondamentale de l’association libre. On
peut observer des répétitions : l’analysant répète des situations, des scéna-
rios ou des représentations qui se sont aussi répétés dans sa vie. On peut
observer l’apparition de l’inconscient : l’association libre mène à un noyau
de représentations inconscientes qui permetent de trouver un sens aux
rêves, aux symptômes, aux actes manqués, etc. On peut observer une
action réciproque du corps sur le psychique et du psychisme sur le corps ;
c’est la pulsion8. Enfn, on peut observer les phénomènes transférentiels
qui sont mis à proft tantôt comme résistances à la découverte de l’incons-

5 S. Freud, L’Interprétation du rêve, OC IV, 563.


6 J. Lacan, Séminaire : XIV : La Logique du fantasme, (14 décembre 1966), 95.
7 J. Lacan, Les Qatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.
8 La pulsion est défnie comme l’exigence de travail imposée au psychique par suite de
sa corrélation avec le corporel (S. Freud, Pulsions et destins des pulsions, OC XIII, 167).

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cient, tantôt comme moyens privilégiés pour dévoiler l’inconscient. Les


quatre concepts seraient d’abord des concepts descriptifs découlant de l’ex-
périence empirique de l’association libre. Ils décriraient les modalités de la
découverte de l’inconscient, c’est-à-dire comment l’inconscient peut arri-
ver à la conscience. L’inconscient est ravalé à l’instance consciente ; nous
sommes retombés dans la construction psychologique.

21. Si les quatre concepts apparaissent d’abord comme des concepts des-
criptifs, ce n’est là que la face émergée de l’iceberg. Le moment crucial de
l’analyse n’est pas l’apparition phénoménale de l’inconscient qui le réduit à
du conscient, mais la construction de l’inconscient. Qand l’association
libre empirique fait défaut pour faire apparaître l’inconscient, il s’agit de
construire l’inconscient, mais cete construction n’est pas une construction
empirique dépendant de l’illumination aléatoire du psychanalyste. Elle est
le déploiement de la structure du signifant ou de la diférance inhérente à
l’expérience du même signifant et de la même diférance. Les quatre
concepts sont l’explicitation de la diférance qui vaut comme fondement :
c’est en quoi ils sont dits « fondamentaux ».

22. La diférance se développe par elle-même logiquement. Et c’est une


logique de questionnement que je ne peux faire qu’esquisser très briève-
ment ici. Premièrement, si à l’intérieur d’un seul signifant s’insinue une
diférance, comment faudra-t-il considérer le produit de la diférance : est-il
le même ou sont-ce là deux choses diférentes ? Bien sûr, la répétition dit
que c’est la même chose ; l’analysant répète. Mais est-ce à entendre comme
uniforme ou comme divers par la répétition 9 ? Deuxièmement, si deux
signifants apparaissent maintenant comme s’opposant l’un à l’autre, peut-
on encore les concevoir dans la diférance (avec a) ? Peut-on entrevoir
qu’ils sont issus d’un même mouvement de diférance ou sont-ils irrémé-
diablement en confit l’un avec l’autre ? Confit ou harmonie ? L’incons-
cient ne se saisit que par le confit radical entre deux tendances opposées et
le semblant de compromis ou d’harmonie trouvé dans le symptôme. Troi-
sièmement, comment organiser les relations entre les efets de signifant
produits par l’exercice de la diférance ? Ces efets apparaissent purement
psychiques au sens déconstruit plus haut, mais ils s’inscrivent dans le
corps. La diférance en partant du même, du cogito, semble purement psy-
chique ; mais elle crée de l’autre, du corps et la chair de la diférance. La
diférance est pulsion. Enfn quatrièmement, le mouvement de la diférance
suppose un savoir de ce qui s’y joue. Mais comment situer ce savoir de
l’enjeu de la dérive signifante ? Faut-il le penser à partir de la matière pre-
mière du signifant pas encore diférencié et qui ne prendra forme que par
la diférance ? Ou faut-il le penser à partir de la forme de la diférance qui
ne fait que s’expliciter à l’occasion de telle ou telle matière signifcative ?
Le transfert est la question du supposé savoir : dans la matière apportée à
l’analyse ou dans la forme travaillée dans l’analyse ?

9 G. Deleuze, Diférence et répétition.

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23. La construction des quatre concepts fondamentaux vécus dans la cure


psychanalytique est une logique de pur questionnement. Avec la répétition,
reste la question : ce qui se répète, est-ce uniforme ou est-ce diversifé ?
Avec l’inconscient, reste la question : le confit peut-il trouver un véritable
compromis ou restera-t-il confictuel ? Avec la pulsion : pourra-t-on saisir
la cause dans le psychisme intérieur ou dans le corporel étendu ? Avec le
transfert : où pourra-t-on saisir le supposé savoir ?

24. Ces questions ne recevront aucune réponse défnitive et déterminée.


C’est une pure logique de réfexion. La répétition, l’inconscient, la pulsion,
le transfert sont des questions insolubles et non des cases notionnelles où
l’on pourrait ranger tel ou tel comportement du patient. Mais où va cete
réfexion inhérente à la diférance et explicitée par les quatre concepts fon-
damentaux ?

25. Avec nos trois premiers chapitres construction et déconstruction du


conscient, construction de l’inconscient, il peut sembler que nous ayons
achevé le propos de la psychanalyse. Par le mouvement de réfexion des
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, nous pourrions d’abord
déconstruire le masque imaginaire de la personne arriver ensuite à com-
prendre la personne en tenant compte de l’inconscient selon une bonne
psychologie psychanalytique. La pratique de la psychanalyse s’ouvrirait
ainsi sur les possibilités ofertes par l’inconscient. Avec optimisme, la
déconstruction serait mise au service de la construction de nouvelles possi-
bilités.

26. Le quatrième chapitre ou la déconstruction de l’inconscient nous fait


toucher à toute autre chose, non pas seulement théoriquement, mais dans
la pratique de la cure. J’ai mis en évidence que la construction de l’incons-
cient se joue avec la logique de la diférance. En se développant, cete
logique rencontre l’impossible et c’est par là seulement que la psychana-
lyse touche au réel. Tout ceci se joue dans la praxis psychanalytique 10.
Remarquons bien qu’il ne s’agit pas d’un impossible psychologique : « la
vie est impossible. à supporter » ou « tel acte est impossible à réaliser,
parce que les forces me manquent ». L’impossible en jeu se rencontre dans
la logique de réfexion propre aux quatre concepts rencontrés dans la cure
psychanalytique et fondés dans la diférance.

27. La déconstruction de la répétition. Les séances, les rêves, les éclats de


diférance peuvent se répéter comme les objets d’une collection. Ce sont là
des objets parfaitement sensibles et représentables. Par là, ils sont efective-
ment comptables. Mais ces objets de répétition ne tiennent que par rapport
10 « Je rappelle que c’est de la logique que ce discours touche au réel à le rencontrer
comme impossible, en quoi c’est ce discours qui la porte à sa puissance dernière :
science, ai-je dit, du réel. Q’ici me pardonnent ceux qui d’y être intéressé, ne le savent
pas. Les ménagerais-je encore, qu’ils l’apprendraient bientôt par les événements. » (J.
Lacan, L’Étourdit, Autres écrits, 449-450).

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à l’énigmatique désir. Ils tiennent lieu de l’objet cause du désir, mais ils ne
le sont pas. Chaque fois, je peux dire : « c’est pas ça ce que je voulais »,
« c’est pas l’objet cause du désir ». À travers la répétition se dit l’impossibi-
lité de toucher ce fameux « objet cause du désir ». On pourra comprendre
la répétition comme la construction possible d’une multitude d’objets pos-
sibles ; mais la répétition et la diférance qui se joue en la répétition ne
touche jamais directement à l’objet cause du désir et les objets répétés ne
sont que des substituts. L’objet cause du désir n’est pas représentable et
n’est pas comptable. D’où peut-on le trouver ? On pense qu’il existe un
objet cause du désir ; mais c’est un objet de pure pensée, une création de la
pensée qui n’existe que par la déconstruction de ses substituts. C’est un pur
noumène et, au niveau du désir, c’est lui qui nous mène. On pourrait le
nommer « le bon sein ». Mais le « bon sein » n’a ni goût ni odeur ; toute
qualité sensible le fait virer au mauvais sein qui provoque le dégoût et la
nausée. Le sein représenté et imagé est toujours le mauvais sein, « ce n’est
pas ça que je voulais ». Il faut déconstruire toute l’imagerie des objets pos-
sibles pour poser l’objet cause du désir. En raison du manque de ce dernier,
la collection de tous les objets substitutifs possibles sera toujours incom-
plète. L’impossibilité de la répétition, c’est l’incomplétude.

28. La déconstruction de l’inconscient. L’inconscient suppose le confit


entre deux tendances. On part d’un sensible bien concret pour l’annihiler
par un sensible de sens inverse11. Parler, se taire. Dire une chose, dire son
contraire. J’accélère et je freine en même temps. Qe se passe-t-il lors du
confit de deux opposés ? Le résultat est très concret : je reste sur place ;
j’ai bien construit un rien par l’opposition de deux forces de direction
opposée12. La deuxième forme de l’objet impossible se présente ainsi
comme le résultat d’une annulation rétroactive 13. C’est le bâton fécal qui
est valorisé en sa formation comme témoignant de l’amour de celui qui l’a
produit, mais il se dévalorise aussitôt comme produit inerte, déchet sans
aucune valeur dont on se débarrasse avec haine. On pourrait le nommer
l’objet anal, mais cela ne servirait à rien si nous n’y voyons que la matière
fécale et ses substituts symboliques comme l’argent. Car ce qui compte
c’est bien que le mouvement d’opposition et de confit inhérent à ladite
matière ; c’est la mise en jeu de la contradiction propre à l’inconscient.
L’impossibilité de l’inconscient c’est l’inconsistance.

29. La déconstruction de la pulsion. Pourra-t-on saisir la diférance dans


le psychisme intérieur ou dans le corporel étendu ? On pense pouvoir dis-
tinguer ce qui relève de l’intériorité du psychisme et ce qui relève de l’exté-
riorité du déterminisme physique. Tout pourrait être distingués more geo-
11 À un investissement sensible s’oppose le contre-investissement sensible qui le neutralise
parfaitement, c’est le mécanisme même du refoulement originaire selon Freud.
12 L’ambivalence en opposant deux vecteurs égaux de direction opposée a bien mis en place un
néant de mouvement, une inhibition.
13 Le mécanisme est bien illustré par un patient de Freud ; dans le parc de Schönbrunn, il avait
heurté une branche barrant le chemin et il l’avait lancée dans la haie ; sur le chemin du retour, il
pensait qu’elle dépassait peut-être de la haie et pourrait causer un accident, il retourna en hâte
dans le parc pour le remetre dans sa position initiale (S. Freud, Remarques sur un cas de
névrose de contrainte, OC IX, 166).

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metrico. Mais les choses ne se laissent pas comprendre ou metre en boîtes


par la théorie. Cete absence de compréhension ouvre un espace complète-
ment vide, l’espace du regard où disparaissent tout objet et toute compré-
hension. L’exigence de travail de la pulsion aboutit non à une vision de
l’espace psychique distingué de l’espace somatique, mais à une tâche
aveugle, à un mystérieux regard qui ne comprend ni n’est compris. Placé
sur un mur bien concret, le miroir crée un trou dans le mur et, malgré le
mur, tout un espace vide s’ouvre derrière le miroir. Et avec deux miroirs
parallèles, c’est un espace infni qui s’ouvre. Qelques images d’objets rem-
plissent l’espace vide et peuvent servir de points d’accrochage pour la pul-
sion. Mais dans le mouvement pur de diférance, la pulsion ne trouve
d’abord que l’espace vide comme condition de possibilité de tout objet,
comme réceptivité absolue. On peut monter, montrer et démontrer les
divers objets possibles de la pulsion ; le questionnement de la pulsion en
tant que pure exigence de travail d’un psychisme lié à un corps reste indé-
montrable. Si les objets pulsionnels sont possibles et démontrables, la pul-
sion en son fonctionnement au cœur de la diférance n’apparaît pas comme
telle, elle n’est pas démontrable. L’impossibilité de la pulsion c’est l’indé-
montrable.

30. La déconstruction du transfert. Le troisième impossible traçait encore


les lignes de possibilité de l’objet et de la réalité. C’était un espace vide en
atente de ce qui viendrait s’y inscrire. Il y a toujours quelque chose qui
vient combler le vide de la pulsion. À ce vide porteur de possibilités s’op-
pose l’impossibilité radicale qui contredit toute possibilité et détruit le
champ des possibles. Le transfert avait supposé un savoir. La déconstruc-
tion du transfert mène au savoir en tant qu’il n’était rien de plus que sup-
posé, autrement dit à la négation radicale du grand Autre. Tout est barré
jusques et y compris les conditions de possibilité, l’espace des possibilités.
Ici, ce n’est plus seulement une contradiction logique comme celle qui rele-
vait de l’inconscient. C’est l’impossibilité qu’il y ait un matériel concret du
psychique et par conséquent de la psychanalyse. Il ne resterait que la voix.
Mais cela ne servirait à rien de qualifer ce rien ou cete impossibilité de
« voix » si l’on entend par là une manifestation phénoménale. La voix a
pour fonction de laisser « entièrement ouverte et en suspens la notion du
désir » et elle « nécessite sa perpétuelle remise en question ». Sans cete
déconstruction, la psychanalyse retombe inexorablement dans la psycholo-
gie14. Cet impossible instaure un champ d’énigmes15. Ce champ d’énigmes
n’est pas réductible à la mise en place de l’espace du côté du regard. Ici, il
ne s’agit pas simplement de support du désir, mais bien du désir lui-même.
C’est passer de la troisième forme d’objet a (le regard) à la quatrième (la
voix). Si la voix a un sens, ce n’est pas de résonner dans l’espace de la pul-
sion. C’est de résonner dans « l’ex nihilo » qui contredit toute possibilité et

14 Sans cete forme radicale du rien, « nous ne pouvons que nous égarer dans le réseau
infni du signifant, ou alors retomber dans les voies les plus ordinaires de la
psychologie traditionnelle » (J. Lacan, L’Angoisse, 286).
15 « [C]e champ d’énigmes qu’est l’Autre du sujet » (Ibid. 290).

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toute garantie. Sans aucune garantie, l’indécision est la plus radicale. La


déconstruction du transfert c’est l’impossible comme indécidable.

31. La déconstruction n’aboutit pas à un pur néant. Le rien est à l’aune du


quelque chose et l’impossible à l’aune du possible. C’est ainsi que l’incom-
plétude foncière de la répétition se situe dans la perspective de l’objet irre-
présentable qui nous mène dans le désir, ce noumène qui complèterait la
série. complètement. C’est ainsi que l’inconsistance propre à l’inconscient
s’insinue dans tout ce qui nous intéresse, c’est la consistance de notre vie.
constamment. C’est ainsi que l’indémontrable propre à la pulsion ouvre
l’espace infni où nous pouvons imaginer comprendre, construire de nou-
velles démonstrations. monstrueusement. C’est ainsi que l’indécidable
propre au transfert nous ramène à l’absence radicale de tout Autre qui
aurait pu nous servir de garant et de guide pour laisser le champ libre aux
décisions inouïes. décidément.

32. L’impossible à l’aune du possible, le rien à l’aune du quelque chose, le


pur noumène à l’aune du phénoménal, c’est cela qui donne la raison de
l’équivoque rencontrée dans la praxis psychanalytique. La diférance ou la
pratique du signifant n’est autre que la mise en oeuvre de la structure de
l’équivoque : un même trait se difère, se fend pour laisser entrevoir deux
sens, deux signifants. La raison ne doit pas en être cherchée dans les aléas
phénoménaux du personnage psychologique, mais dans la structure du
psychique divisé en conscient ou inconscient en même temps que dans la
structure du savoir divisé en construction ou déconstruction.

33. La question est bien au départ des équivoques de “psychanalyse” :


comment allier l’eau et le feu ? Comment allier le conscient et l’incons-
cient ? Comment allier la construction et la déconstruction ? La question
est de soutenir la diférance et l’impossible autrement dit l’inconscient et la
déconstruction. C’est bien toute l’importance du quatrième chapitre dans la
praxis psychanalytique, la déconstruction de l’inconscient. Mais l’analyste
n’est pas rien, il n’est pas impossible. Il peut seulement accepter de se
retrouver dans la diférance (avec a), il tiendra la place du semblant d’objet
a pour recommencer à pratiquer dans cete construction-déconstruction du
conscient-inconscient, un peu plus éclairé sur ce qu’il s’agit d’entendre, de
faire et d’espérer.

BIBLIOGRAPHIE
• DELEUZE, GILLES. Diférence et répétition. Paris : PUF, 1969.

• FREUD, SIGMUND. Œuvres complètes : IX : 1908-1909. Paris : PUF, 1998.

— • 108 •
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• FREUD, SIGMUND. Œuvres complètes : XVIII : 1926-1930. Paris : PUF, 2002.

• FREUD, SIGMUND. Œuvres complètes : IV : L’Interprétation du rêve : 1899-


1900. Paris : PUF, 2003.

• LACAN, JACQUES. Autres écrits. Paris : Seuil, 2001.

• LACAN, JACQUES. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

• LACAN, JACQUES. Les Qatre concepts fondamentaux de la psychanalyse .


Paris : Seuil, 1973.

• LACAN, JACQUES. Le Séminaire : X : L’Angoisse. Paris : Seuil, 2004.

• LACAN, JACQUES. Séminaire : XIV : La Logique du fantasme: 1966-1967 .


[Séminaire non publié].

• LACAN, JACQUES. Le Séminaire : XXIII : Le Sinthome. Paris : Seuil, 2005.

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Au-delà du paradoxe…

MARC AMFREVILLE
UNIVERSI T É PARIS I V SORBONN E

1.
I l convient sans doute de commencer par s'expliquer sur un titre,
sans doute inatendu alors que le présent article se propose de
revenir sur Le Verbier de l'Homme aux Loups et les rapports de connivence
qu'entretient à l'évidence avec ce texte, la préface « Fors », signée par
Jacques Derrida. Il s'agit néanmoins de metre en lumière un étonnement
devant certains aspects des relations que nouent ces deux écrits, et de les
confronter ensemble ou tour-à-tour aux réfexions antérieurs de Freud sur
le célèbre cas de l'Homme aux loups. Tout en souhaitant conserver quelque
chose de la perplexité initiale que fait naître cete confrontation, on tentera
de la dépasser pour esquisser les liens qui unissent Derrida à Freud par-
delà le l'essai d'Abraham et Törok.
2. « Au-delà du paradoxe », une amorce qu’à bon droit on pourrait
même développer : « En ce lieu où les deux sens du mot paradoxe se
rejoignent ». Dans son sens proche de l’étymologie, paradoxe indique un
écart par rapport à la norme, para-doxa, avec pour efet un inatendu,
implicitement porteur de vérité. On peut d’abord être dérouté par l’afrma-
tion poétique de Wordsworth selon laquelle « l’enfant » serait « le père de
l’homme », mais on est par avance conscient qu’un autre ordre de sens est
convoqué qui invite au dépassement de l’apparente incongruité, ici chrono-
logique. Dans son acception logique et rhétorique cependant, « paradoxe »
parle de l’irréductibilité des contraires. Il y a violence dans l’oxymore qui
constitue le paradoxe, et cete coprésence des divergences et des antino-
mies dit leur irréductibilité. Le Crétois est menteur et il ne ment plus quand
il dit que tous les Crétois le sont. La logique est défée, dépassée parce
qu’indépassable. Plus proche de nos préoccupations, Paul-Claude Racamier
résume le paradoxe d’un jeune schizophrène en disant qu’il « ne pouvait
vivre qu’en se suicidant1 ». L'auteur débouche sur la défnition suivante :
Un paradoxe est une formation psychique liant indissolublement entre elles
et renvoyant l’une à l’autre deux propositions, ou injonctions, inconciliables et
pourtant, non opposables2.
1 P.-C. Racamier, Les Schizophrène, 49.
2 Ibid.

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3. Pris ensemble, ces divers sens du paradoxe ont guidé les réfexions qui
vont suivre et constituent, je tenterai de le montrer, un trait d’union entre
Freud, Abraham et Törok, et Derrida, tel qu’il serait de nature à interroger
le lien et les diférences qui nous occupent entre psychanalyse et décons-
truction.

4. Rappelons dès l'abord plusieurs écarts, plusieurs distances en abyme,


pour cerner la difculté d’une entreprise critique qui entend revisiter —
une fois de plus — un des textes des plus célèbres de Freud. Tout d’abord
« L’Homme aux Loups » est un récit de cas, mais n’est pas un récit de cas.
Freud reçoit en efet ce patient alors qu’il est jeune adulte, et c’est pourtant
seule sa névrose infantile qu’il se propose de relater, névrose que Freud
présente étrangement comme résolue quinze ans plus tôt, comme si elle
était sans rapport avec les troubles présents qui amènent Serguéi Pankejef
à consulter, ou du moins comme s’il se refusait « la possibilité de metre au
jour le lien ratachant la maladie infantile à la maladie ultérieure et défni-
tive3 ». On ne s’étonnera pas — mais on s’en étonnera tout de même, sur
un autre plan — que Freud passe par exemple sous silence dans le récit des
impressions initiales qu’il confe par letre à Ferenczi et que reprend Ernest
Jones dans sa biographie du père de la psychanalyse, d’un transfert massif
et immédiat dès la première séance qui conduit le patient à réclamer à son
analyste de se livrer avec lui à des pratiques homosexuelles d’ordre
sadique-anal4. On songe ici irrésistiblement aux suppressions du même
ordre qu’opère Freud entre son Journal clinique5 et le cas publié de
« L’Homme aux rats », qui toutes vont dans le sens de pareille aténuation
de la violence verbale la plus extrême. On remarque incidemment que cete
réminiscence est absente de « Mes Souvenirs sur Freud » par l’Homme aux
Loups6…

5. Seconde distance, manifeste, induite par la nature même du travail


d’Abraham et Törok. Explicitement, Le Verbier de l’Homme aux loups se
donne à lire comme une construction, une fction, et même une traduction
(prenant en compte ici ce que ce mot suppose de parenté paranomastique
avec la trahison, tradutore, traditore). Avec une honnêteté scrupuleuse, les
auteurs soulignent la diférence entre leur activité de psychanalystes-lec-
teurs et celle d’un thérapeute engagé dans l’écoute en présence, et le carac-
tère irremplaçable, dans son inassimilation à tout autre schéma duel, du
transfert/contretransfert. Et pourtant, ne sent-on pas poindre, mais nous y
reviendrons, dans le moment même où s’afrme cet écart, cete réponse à
l’objection princeps qui ne peut pas ne pas naître chez tout analyste à la
lecture de leur essai, la volonté de gommer la diférence entre séance et lec-
ture — qui serait pourtant de nature à efacer la spécifcité cardinale de l’es-
pace analytique ! « Cinq années… la durée moyenne d’une analyse. Nous
3 S. Freud, « L'Homme aux Loups », Cinq psychanalyses, 326.
4 S. Freud, Letre à Ferenczi du 10 février 1910, cité par E. Jones, La Vie et l’œuvre de Sigmund
Freud, tome II, 293.
5 S. Freud, L'Homme aux rats : journal d'une analyse.
6 Ce texte fait partie de ceux qu'a rassemblés Muriel Gardiner sous le titre de L'homme aux loups
par ses psychanalystes et par lui-même.

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venons de les passer en compagnie de l’Homme aux loups 7. » Et un peu


plus loin « la répétition prolongée des séances fut remplacée [je souligne]
par de nombreuses relectures8 ». (On peut d’ailleurs d’emblée s’interroger
sur cete idée, tellement contraire à l’expérience de la cure, où précisément
rien ne se répète sans au minimum d’infmes et signifantes modifcations.)
Ce n’est pas, je pense, tomber dans l’hagiographie freudienne que de
remarquer combien il s’agit avant tout pour Abraham et Törok de se pré-
senter sur un mode légèrement mégalomaniaque comme ayant mis au jour
ce que Freud n’avait pas su entendre. Pire, ou mieux, comme on voudra, la
référence (à la découverte cruciale de l’anglophonie infantile, cheville
ouvrière de leur réinterprétation), nous disent-ils, était présente dans le
récit initial du cas, mais, comprend-on, le « Maître » n’en aurait pas tiré
parti, il serait passé à côté.

6. Dès lors, Abraham et Törok pouvaient simultanément se lancer dans


ce qu’ils appellent la « construction d’une hypothèse9 » — dont aucune
prudence oratoire, précédente ou ultérieure, ne saurait dissimuler la nature
triomphante : « Nous tenions l’interprétation du cauchemar aux loups.
Mieux. L’ensemble des productions oniriques ou symptomatiques devenait
accessible10 ». L’immodestie n’étant jamais mieux dissimulée que par son
exhibition, en un mécanisme somme toute comparable à celui dont Poe et
la Letre volée nous ont rendus familiers, les auteurs posent la question
suivante : « Allions-nous nous reposer sur nos lauriers11 ? » Entendons-
nous bien, il ne s’agit pas ici de discréditer la trouvaille — l’idée d’une
scène traumatique centrale, encryptée —, mais comme annoncé, de mesu-
rer une distance : celle que prennent Abraham et Törok d’avec le père de la
psychanalyse, et celle donc, qu’on peut être amené à prendre d’avec une
entreprise qui a précisément les limites qu’elle dénonce tout en reléguant
de facto au second plan l’objection fondamentale de construction hors de
l’espace analytique.

7. Dernière distance, celle que ne prend paradoxalement pas Derrida


avec ce Verbier qu’il préface et publie. Tout se passe comme si, lié d’amitié
qu’il est avec les auteurs comme il donne à comprendre lui-même, il s’était
résolu à écrire sans trop y croire, en n’exerçant qu’a minima son regard cri-
tique, ou plutôt comme si, convaincu de l’importance du texte en soi, il
avait décidé de passer outre — ou au moins rapidement sur — ses propres
objections. Il commence, comme souvent dans ses incipit, presque désin-
volte, par « Qu’est-ce qu’une crypte ? Et si j’écrivais sur elle12 ? » Et d’ajou-
ter : « Tout le mal d’une préface, je l’ai déjà dit ». Plus avant, s’il parle de
« la respiration vivante de l’amitié », c’est pour avancer l’historique de
réserves qu’en fait, il n’exprime qu’à mots couverts, reprochant à Abraham
de rester du côté d’une métaphysique de la présence et de l’authenticité,
7 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 77.
8 Ibid., 78.
9 Ibid.
10 Ibid.
11 Ibid.
12 J. Derrida, « Fors », Le Verbier de l’homme aux loups, 9.

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plutôt que de saisir ce qui en Husserl va le conduire lui à la déconstruction.


Derrida retrace, semble-t-il à regret, ce qui a peu à peu amené Abraham à
tourner le dos à la phénoménologie. À partir de L’Écorce et le noyau
(1968), ce dernier marque l’hétérogénéité des démarches, d’un geste que
Derrida qualife de « coupant13 » mais qu’il excuse presque en le présentant
comme tenant à l’hétérogénéité elle-même. Plus avant, alors qu’il aurait
depuis ses propres positions toutes les raisons de critiquer la proposition
d’anasémie que fait Abraham — l’idée même d’une « origine », d’une
« source du sens » —, Derrida se contente de décrire sans commentaire le
programme anasémique, dont il importe d’ailleurs de relire la défnition
dans L’Écorce et le Noyau pour comprendre les enjeux du Verbier :
Prenons n’importe quel vocable introduit par Freud, qu’il l’ait forgé ou qu’il
l’ait emprunté à la langue, savante ou familière. À moins d’être sourd à son sens,
l’on est frappé par la vigueur avec laquelle, dès sa mise en rapport avec le Noyau
inconscient, il s’arrache litéralement au dictionnaire et au langage. […] Le lan-
gage de la psychanalyse ne suit plus les tournants et les tournures (tropoï) du
parler et de l’écriture habituels. Plaisir, Ça, Moi, Économique, Dynamique ne
sont pas des métaphores, métonymies, synecdoques ou catachrèses, ils sont par
la vertu du discours, des produits de dé-signifcation et constituent des fgures
nouvelles, absentes des traités de rhétorique. Ces fgures de l’antisémantique,
d’autant qu’elles ne signifent plus rien d’autre que la remontée à la source de
leur sens habituel, requièrent une nomination, propre à en indiquer le statut et
que — à défaut de mieux — on proposera d’appeler par le nom forgé d’anasé-
mie14.

8. Est-ce à dire que Derrida s’est senti en terrain connu, on hésite à


s'avouer « séduit », puisque c’est précisément en partie son propre intérêt
pour l’auscultation du sens qu’il retrouve, lui qui comme Abraham crypte
et décrypte le langage ? Gageons qu’une phrase comme « la vigueur avec
laquelle, il [le vocable] s’arrache litéralement au sens » ne pouvait que
résonner pour lui avec une étrange familiarité. Cete fascination, nous
sommes beaucoup à la partager, elle semble de fait voisiner — et donc par
défnition s'en diférencier aussi — avec l’atention que porte l’analyste aux
mots, et pourrait bien être à l’origine du succès de l’ouvrage. C’est précisé-
ment ce succès qu’il convient maintenant d’interroger, et pour ce faire, il
va nous falloir commencer par un retour au texte de Freud.

9. Nous n’avons assurément pas la place ici de revenir en détail sur le


cas de l’Homme aux loups : il importe néanmoins de parcourir un certain
nombre de points, avant tout rhétoriques, qui permetent d’interroger la
place de l’interprétation avancée par Abraham et Törok. En préambule, et
pour compléter mes réfexions précédentes sur la distance chronologique,
je rappellerais que Freud met lui-même à distance le matériau rassemblé
sous la menace d’une fn mise à l’analyse par le thérapeute.
Sous l’implacable pression de cete date déterminée, sa résistance, sa fxation
à la maladie fnirent par céder, et l’analyse livra alors en un temps d’une brièveté

13 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 43.


14 N. Abraham et M. Törok, L’Écorce et le Noyau, 210-211.

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disproportionnée à son allure précédente, tout le matériel permetant la résolu-


tion des inhibitions et la levée des symptômes du patient15. »

10. Aussi enclin qu’on soit à croire Freud aveuglément, la pression exer-
cée sur le malade qui fnit par trouver dans son souvenir une série d’élé-
ments qui confrment les théories de son psychanalyste, a des allures d’en-
chantement, d’une magie à laquelle Freud est lui-même sensible puisqu’il
décrit son sentiment d’être placé devant des « détails si extraordinaires et
si incroyables » qu’il incite son patient « à une sévère critique de ses sou-
venirs16 ». Et d’ajouter aussitôt : « mais il ne trouva rien d’invraisemblable
à ses dires et les maintint fermement17. »

11. Il n’est nul besoin d’une oreille déconstructionniste pour noter ici
qu’un doute ainsi fermement énoncé, même écarté, laisse des traces. Le lec-
teur du cas ne cessera plus de s’émerveiller ‒ et de remarquer son propre
émerveillement ‒ devant un cas qui permet en moins de cent pages à Freud
d’exposer en condensé l’identifcation, la castration, la formation du symp-
tôme, la séduction, la dualité psychique, l’homosexualité latente, sans
oublier l’hystérie, l’érotisme sadique-anal, la conversion du sadisme en
masochisme, la névrose obsessionnelle, la phobie, les souvenirs-écrans, et
j’oublie bien sûr le cheminement de l’interprétation des rêves, autour
notamment des idées forces de condensation et de déplacement. Dans cete
liste, sufsamment impressionnante, j’ai laissé ‒ contagion rhétorique ? ‒
un élément de côté que chacun aura sans doute rétabli pour lui-même, pré-
cisément parce que Freud en a retardé l’exposition. La théâtralité du pro-
cédé est soulignée par la réintroduction du doute, non pas sur les conclu-
sions, mais sur les chances de réussir à les transmetre : « Je suis ici par-
venu au point où je dois abandonner l’appui que m’a jusqu’ici ofert le
cours de l’analyse. Je crains que ce ne soit aussi le point où le lecteur me
retire sa foi18. » Canalisant le scepticisme, Freud parvient sans doute à
l'émousser.

12. Enfn, arrive l’information centrale, la clef de voûte de tout l’édifce


freudien — et on ne peut s’empêcher de noter le travail d’éloquence de la
phrase elle-même qui difère encore , le temps d'un dernière incise, la révé-
lation :
Ce qui cete nuit-là (celle du cauchemar des loups) fut réactivé et émergea du
chaos, traces mnémoniques inconscientes, fut l’image d’un coït entre ses
parents19.

13. Dans les pages qui suivent cependant, tout doute a disparu. Freud
s’atache à calculer la date de l’observation ‒ l’enfant avait alors un an et
demi ‒, à décrire les circonstances qui l’entouraient (malaria, accès de
fèvre, autorisation de dormir dans la chambre des parents durant la sieste),

15 S. Freud, « L’Homme aux loups », 328-329.


16 Ibid., 329.
17 Ibid.
18 Ibid., 349.
19 Ibid.

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ainsi que la scène « originaire » elle-même, un coït a tergo, trois fois


répété, avec vision précise des organes génitaux de ses parents. Adroit rhé-
teur, Freud anticipe les objections de ses lecteurs, annonce qu’il y répondra,
mais réclamant un suspens de l’incrédulité tout romantique, il tient d’abord
à établir des liens avec le rêve, les symptômes et l’histoire de la vie du
patient. Pour l’essentiel, je rappellerai ici que l’observation de ce qui est
d’abord perçu comme un acte de violence à l’encontre de la mère, puis
compris comme la source chez elle d’une indubitable satisfaction, amène le
désir d’être sexuellement satisfait par le père, mais parce que se fait jour la
nécessité pour parvenir à ces fns de la castration, redoutée plus que tout,
l’objectif sexuel passif féminin « succomba au refoulement et dut être rem-
placé par la peur du loup20 » (357).

14. On ne discutera ici ni de la validité des conclusions ni de leurs consé-


quences. Toutefois, on soulignera qu’elles sont présentées comme certes
étonnantes mais néanmoins irréfutables. Quelle n’est alors pas la surprise
du lecteur de voir Freud les remetre lui-même en question en envisageant
que l’adulte ait pu construire pareils fantasmes, présentés alors comme des
« produits de son imagination […] destinés à détourner son atention du
présent21 ». Il parle même de « reconstruction » dans la cure, en lieu et
place du souvenir, et il est essentiel de comprendre qu’il parle ici de recons-
truction comme un travail conjoint du patient et de l’analyste. À peine a-t-
on acquiescé mentalement à cete proposition cependant que Freud la
contredit à son tour : le souvenir absent est remplacé par le rêve, qui
convainc patient et analyste de la réalité des scènes primitives en question.
Nous voici donc ramenés à l’idée force de la scène primitive réelle telle
qu’elle a été minutieusement décrite par le patient, puis par Freud. Nou-
veau coup de théâtre : s’il est indispensable au regard du développement de
la névrose et de ses formes spécifques que l’observation d’un coït a tergo
ait eu lieu, Freud concède maintenant qu’il a pu avoir d’autres acteurs que
les parents. Pourquoi pas une scène entre chiens que l’enfant aurait ensuite
déplacée ? Une dernière fois cependant, Freud nous bouscule en réafr-
mant la fréquence à laquelle son expérience lui a montré que c’est bien à
un véritable rapport sexuel de cete nature — qui seul permet la précision
de la découverte des organes en action — auquel l’enfant a assisté entre ses
parents.

15. Pourquoi tant de revirements ? Pourquoi prendre le risque d’agacer


son lecteur, et même de faire naître en lui une incrédulité qui pourrait
contaminer sa réception de tout l’exposé et même des théories analy-
tiques ? Comment ne pas songer ici à Michel Onfray et aux accusations de
manipulations portées contre Freud ?

16. C’est l’hypothèse fondamentale de ma lecture que Freud nous met


précisément dans la position d’oscillation qui va lui permetre d’introduire
ce qui est à mon sens la démarche la plus stimulante de son exposé, qu’il

20 Ibid., 357.
21 Ibid., 360.

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ne livre qu’en conclusion, et dont il a l’habileté de la présenter comme


marginale, de la situer en apparence dans le seul contexte de la polémique
qui le sépare de Jung sur la question de la préséance de l’héritage phylogé-
nique :
J’aimerais certes moi-même savoir si la scène primitive, dans le cas de mon
patient, était un fantasme ou un événement réel, mais eu égard à d’autres cas
semblables, il faut convenir qu’il n’est au fond pas très important que cete ques-
tion soit tranchée22.

17. Le renvoi (sans autre précision) à L’Introduction à la psychanalyse


(1916 alors que la première publication de « L’Homme aux Loups » date de
1918) permet d’éclairer cete part faite au doute, et d’y lire même une intui-
tion fondamentale :
Il (le patient) a de la peine à nous comprendre lorsque nous l’engageons à
metre sur le même plan la réalité et la fantaisie et à ne pas se préoccuper de
savoir si les événements de sa vie infantile, tels qu’ils nous les racontent et que
nous voulons élucider, sont vrais ou faux. Il est pourtant évident que c’est là la
seule atitude à recommander à l’égard de ces productions psychiques. C’est que
ces productions sont, elles aussi, réelles dans un certain sens : il reste notam-
ment le fait que c’est le malade qui a créé les événements imaginaires ; et au
point de vue de la névrose, ce n’est pas moins important que si le malade avait
réellement vécu les événements dont il parle. Les fantaisies possèdent une réa-
lité psychique, opposée à la réalité matérielle, et nous nous pénétrons peu à peu
de cete vérité que dans le monde des névroses, c’est la réalité psychique qui
joue le rôle dominant23.

18. Au cœur de cete citation, on l’aura compris, le paradoxe conceptuel


de « réalité psychique », tel qu’il n’était pas besoin de l’opposer à « réalité
matérielle » pour en faire mesurer la radicalité. Les productions psychiques
sont aspirées dans cete création langagière de sorte que leur irréductible
opposition est maintenue jusqu’au bout et pourtant dépassée dans le nou-
veau concept paradoxal ainsi construit et simultanément déconstruit.

19. Quand Freud dit, avec encore un certain degré de prudence, que cete
« réalité psychique » joue le rôle dominant, n’implique-t-il pas en fait que
toute réalité ne saurait être que psychique, puisque fantasmes et observa-
tions font l’objet d’une même élaboration, qu’ils sont également « créés ».
C’est cete idée, dépliée, déployée, qui aboutit à la formulation que nous
avons relevée et dont la simplicité dissimule les enjeux : il n’est au fond
pas très important que cete question soit tranchée . Ce que Freud produit
ici, c’est un suspens de la pensée, héritier de celui de l’incrédulité exposé
plus haut, mais dans une radicalité absolue, pareille à la découverte de ce
signe chinois, shern syr, qui signife à la fois vie et mort, pareille aussi aux
efets produits par les exemples égyptiens donnés par Freud dans « Des
sens opposés dans les mots primitifs », ou enfn, plus proche de nous,
pareille à la coexistence des contraires dans un verbe aussi courant que
l’anglais « cleave », qui signife à la fois, cliver, fendre ET coller, adhérer,
rester ataché.
22 Ibid., 399. (Je souligne).
23 S. Freud, Introduction à la psychanalyse, chapitre 23, 347. (Souligné par l’auteur).

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20. Il est tentant de rapporter ces confrontations déstabilisantes, mais


toutes intellectuelles, à l’expérience plus sensible du transfert, et je rappel-
lerai volontiers le souvenir d’un tout premier entretien en hôpital de jour
où une jeune patiente s’était dit dans l’impossibilité de me parler parce que
derrière moi, se trouvait un arbre où étaient accrochés des pendus. Sou-
cieux d’utiliser un savoir droit sorti des manuels de psychiatrie — et sans
doute de metre à distance une émotion bien éloignée de la neutralité bien-
veillante — je m’étais empressé de tenter d’amener l’adolescente ; appe-
lons-la Léa, à critiquer son hallucination : « Et si je me retourne, moi, je le
verrai cet arbre ? » La réponse ne s’était pas fait atendre : « Ben non, vous
n’êtes pas fou ! » Sidération que cet instant où s’afrment la raison et la
folie, mise à distance, niée au moment même où elle s’énonce, mais reprise,
conservée intacte dans la diférence posée d’une réalité autre, psychique et
tenue pour telle, au contraire de s’énoncer commune dans un délire qu’elle
aurait pu imaginer à deux. Ajoutons que par la grâce de pareille réponse,
les positions telles que la jeune flle a pu se les représenter s’inversent :
non seulement, elle dit en le niant « vous êtes fou », mais elle s’arroge le
privilège du diagnostic et créé efectivement les conditions d’une telle
déstabilisation qu’elle s’apparente, fugitivement, à la folie que Léa me prête
en déclarant le contraire. Ajoutons, dernière possibilité qui n'invalide en
rien les précédentes, que Léa ait voulu faire preuve d'humour…

21. C’est, je le répète, à ce point de sidération que conduit « L’Homme


aux Loups », précisément parce que les contraires n’y sont pas résolus, que
la scène originaire a été observée et ne l’a pas été. Que se passe-t-il alors
quand Abraham et Törok viennent nous livrer leur interprétation, et sur-
tout, comment s’y prennent-ils ? On ne peut manquer d’être frappé, après
l’annonce claironnante de résolution que nous avons relevée, de la place
presque fugitive donnée dans le corps de l’essai à ce qu’ils considèrent
comme le secret encrypté de l’homme aux loups : l’observation d’une scène
de séduction de la sœur par le père, totalement absente du récit du cas livré
par Freud, absente également des souvenirs de Serguei, absente du compte-
rendu les deux tranches d’analyse avec Ruth Mack-Brunswick, menées en
1926-27, puis durant plusieurs années à partir de 1929. (On note par
exemple : « Tout le matériel infantile se trouve là, rien de nouveau ne se
révéla au cours de l’analyse faite avec moi 24 » et plus loin : « la seconde
analyse corrobore la première dans tous ses détails et de plus ne met à jour
pas une seule parcelle de matériel nouveau 25. ») Absente enfn des souve-
nirs de Muriel Gardiner qui a rencontré l’Homme aux Loups plusieurs fois
et entretenu avec lui une longue correspondance, avant d’éditer en 1971 un
recueil de tous les textes importants concernant le cas, y compris les sou-
venirs personnels du sujet. Cete scène de séduction, déduite de l’ausculta-
tion minutieuse des signifants au terme d’un exposé dont la complexité
interdit le résumé, a peut-être eu lieu. Pourtant, exprimé ainsi, le doute dis-
simule l’essentiel : avec la même radicalité que nous venons de repérer
24 R. M. Brunsick, « Supplément à l'“Extrait de l'histoire d'une névrose infantile” de Freud (1928) »,
M. Gardiner, L’Homme aux loups, 270.
25 Ibid., 309.

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chez Freud, Abraham et Törok présentent cete scène à la fois comme une
réalité indubitable et comme une fction. Peu importe au fond que l’on soit
ou non convaincu par leur intuition, que l’on conteste ou non la possibilité
clinique d’une incorporation successive de la sœur et du père aboutissant à
une mise en crypte telle que les auteurs en ont théorisé l’existence à partir
des énoncés de Ferenczi. L’essentiel me paraît être le paradoxe du mode
même de cete hypothèse : dans le même temps, les auteurs ont déchifré le
secret de l’Homme aux Loups et ils réafrment le caractère « entièrement
fctif » de leurs considérations26.

22. On peut être agacé ou séduit par les procédés employés pour étayer
l’hypothèse de départ (séduction et double incorporation, que « l’écoute de
Freud n’aurait perçu qu’inconsciemment » (88).. Je me contenterais d’en
rappeler ici une des étapes, que rapporte d’ailleurs Derrida dans « Fors »,
sa préface, par laquelle passent les auteurs pour mener à bien leur crypto-
graphie, l’entreprise de déchifrement sur un modèle hiéroglyphique qui les
mène à leur conclusion. On relève, aussi conquis qu’il semble être par cete
élaboration, que Derrida, se penchant sur l’étude des efets de langue et la
résonance des signifants opérées dans le Verbier, parle de « machinerie »
et même de « machination verbale », qu’il justife rétroactivement par ce
qu’il nomme « l’initialité du traumatisme reconstruit ou conjecturé 27 ».
N’est-ce pas dire que si le diagnostic fnal peut convaincre, les détours lan-
gagiers qu’il emprunte ont un tour un peu forcé ? Il n’est pas certain que
Derrida le pense, il est en tout cas certain qu’on peut le penser.

23. Résumons donc l’étape en question : Ich stehe vor dem Kasten signi-
ferait « je mens ». Il faut pour cela supposer que s’établit dans l’incons-
cient dit bilingue du sujet (d’où l’importance de l’anglophonie rappelée
plus haut comme une découverte essentielle) une équivalence entre « ste-
hen » et « stand », lequel est le contraire de l’anglais « lie », qui en plus
d’ « être allongé », signife « mentir ». Grâce au mécanisme courant dans
le rêve, le mensonge s’exprimerait donc par son contraire. La même
impression est produite par le jeu des signifants central sur « tieret » (que
je n’aurais pas ici la place de détailler), sur l’improbable homophonie du
mot « loup » en anglais et « braguete » en russe…. Bref, autant le dire
sans ambages, ces analyses fondées sur le langage, empreintes à tout le
moins d'une certaine artifcialité, ne peuvent convaincre qu’un amateur de
rébus et de jeux de mots que ne devrait pas se contenter d’être l’analyste .
Serait-ce à dire que l’analyse, au contraire de tout ce qu’a patiemment
démontré Freud et d’autres à sa suite, ne s’appuie pas sur la dérive des
signifants, le jeu des sonorités, l’homophonie… ? Assurément pas. Mais le
garant de cete pratique, pour séduisante qu’elle puisse paraître à certains à
la lecture, n’est autre que le cadre. Dans l’espace analytique, les phéno-
mènes de correspondances, de rime, de jeux dans la langue prennent un
sens qu’ils ne peuvent avoir hors de lui, et qu’on ne saurait leur conférer
sans risque de provoquer une pénible impression de gratuité, sinon de fac-
26 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 129.
27 Ibid., 58.

— • 81 •
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ticité. Le système lui-même, baptisé « cryptonymie », qui consiste à rem-


placer un mot par un synonyme de son allosème (sans parler du passage
par d’autres langues comme dans l’exemple précédent) dit assez netement,
me semble-t-il, sa nature « intellectuelle » pour qu’on le reconnaisse essen-
tiellement étranger à la pratique de l’écoute analytique, même la plus
atentive au langage.

24. Ce n’est donc pas, selon moi, dans ce jeu trop complexe des signi-
fants que réside la fascination durable exercée par Le Verbier, et d’ailleurs
pas là non plus que Derrida voit, je pense, l’intérêt du texte. C’est sans
aucun commentaire qu’il rapporte la technique de cryptonymie précédem-
ment décrite. On peut en revanche parier sur le fait qu’il trouve dans le
paradoxe souligné, dans la manière dont Abraham et Törok s’insinuent
dans le doute qu’ils perçoivent chez Freud quant à ses propres afrma-
tions28, la façon, disent-ils, dont « l’exposé est miné d’une incrédulité sour-
noise29 », sufsamment de raisons de se pencher sur le Verbier et de le
publier. On pourrait relever à l’infni toutes les formulations de Derrida
marquées au coin du paradoxe tel que j’ai tenté d’en rassembler les défni-
tions et qui riment avec les interprétations d’Abraham et Törok. À com-
mencer par le pluriel de ce « Fors » qu’il prend pour titre, qui appelle, dans
sa connotation juridique, puis religieuse, la distance d’un jugement tout en
renvoyant inexorablement, dans son usage détourné, à un « intérieur », un
intime plus ultra. L’idée même d’incorporation porte en elle pareil poten-
tiel d’oxymore dépassé, comme le montrent des formulations telles
que : « ce que commémore la crypte, ce n’est pas l’objet lui-même, c’est son
exclusion30 » ; « tenu en vie afn d’être tenu pour mort 31 », que choisit Der-
rida pour gloser le texte du Verbier. Ne dit-il pas ensuite, en miroir : « ll y
faut toujours silencieuse, la contradiction née de l’incorporation elle-
même. Elle ne cesse d’opposer deux forces tendues et incompatibles, l’une
contre l’autre bandée » avant de citer : « “plaisir mortifère”, “double exi-
gence contradictoire : que le pénis du Père ni ne périsse ni ne jouisse” .32 »

25. Parce qu’il lit et préface depuis sa place claire de philosophe décons-
tructionniste, au contraire de celle, ambiguë, d’Abraham et Törok, inter-
prètes textuels ici, psychanalystes hors de l’espace analytique, Derrida
laisse se déchaîner le paradoxe dans sa violence même. On ne peut s’empê-
cher de rappeler qu’à l’inverse, les auteurs du Verbier, saisis par cete
même violence, sensibles, nous l’avons vu, à l’irrésolution de l’exposé de
Freud, avaient éprouvé l’impérieuse nécessité d’ajouter le mot de la fn au
récit d’un cas qui, dans les applications les plus paradoxales de la « réalité
psychique », invitait pourtant à interdire toute clôture et à accepter la sidé-
ration.

28 Voir l’avant-propos du Verbier, 85-86.


29 N. Abraham et M. Torök, Le Verbier de l’Homme aux loups, 85.
30 Ibid., 18.
31 Ibid., 20.
32 Ibid., 14.

— • 82 •
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26. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de constater que ce ne sont pas
toujours les psychanalystes qui ont accepté ce que la pensée de Freud, dans
ses implications les plus déconstructionnistes, a de fertilement déstabili-
sant. On songe cependant ici aux allusions répétées que fait Bion dans ses
séminaires cliniques à la negative capability de Keats, cete capacité à
accepter l’irrésolu, les incertitudes, les doutes33.

BIBLIOGRAPHIE
• ABRAHAM, NICOLAS et MARIA TÖROK. Le Verbier de l'Homme aux Loups.
Paris : Champs Flammarion, 1976.

• ABRAHAM, NICOLAS et MARIA TÖROK. L'Écorce et le noyau. Paris : Champs


Flammarion, 1987.

• BION, WILFRED. Séminaires cliniques. Paris : Éditions d'Ithaque, 2008.

• DERRIDA, JACQUES. « Fors ». ABRAHAM, NICOLAS et MARIA TÖROK. Le Ver-


bier de l'Homme aux Loups. Paris : Champs Flammarion, 1976. 7-73.

• FREUD, SIGMUND. « Des sens opposés dans les mots primitifs ». Essais de
psychanalyse appliquée. Idées. Paris : Gallimard, 1976.

• FREUD, SIGMUND. « L'Homme aux loups ». Cinq psychanalyses. Paris : PUF,


1984.

• FREUD, SIGMUND. Introduction à la psychanalyse. Petite Bibliothèque Payot.


Paris : Payot, 1972.

• GARDINER, MURIEL, éd. L'Homme aux loups par ses psychanalystes et par lui-même .
Connaissance de l’inconscient. Paris : Gallimard, 1981.

• JONES, ERNEST. La Vie et l'œuvre de Freud : II. Paris : PUF, 1961.

• RACAMIER, PAUL-CLAUDE. Les Schizophrènes. Petite Bibliothèque Payot.


Paris : Payot, 1990.

33 Letre de Keats à ses frères du 21 décembre 1817 ; voir W. Bion, Séminaires cliniques, par
exemple p. 62.

— • 83 •
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Le signifiant et la trace : psychanalyse et


déconstruction à Walden

AXEL NESME
UN I V ERSI T É L U M I È R E -L YO N 2

1.
L ’extrait de Walden1 que je me propose d’examiner dans les pages qui vont
suivre se lit comme une réponse aux spéculations du théologien américain
Jonathan Edwards qui, un siècle avant Toreau, dans ses « Ombres et Images des
Choses Divines », découvre la signature du divin dans la nature américaine qu’il
soumet à une lecture typologique, décelant dans la topographie du nouveau conti-
nent autant de signifants qui renvoient infailliblement au texte biblique et à l’escha-
tologie chrétienne. Edwards est à ce point hanté par le démon de l’analogie que les
sinuosités des feuves qui convergent vers l’océan lui semblent signifer que « toutes
choses convergent vers Dieu »2, de même qu’à ses yeux les troncs d’arbres sont à
leurs branches ce que le Christ est à son église. Ainsi, dans le droit fl du déchifre -
ment mystique du monde auquel se livrait un Jacob Böhme dans son De Signatura
Rerum, le paysage de la nouvelle Jérusalem américaine ofre à Edwards le spectacle
d’un livre de la nature qui, contrairement à l’écriture sainte, ne cesse pas de s’écrire
mais, sans toutefois jamais dévier du sens fxé une fois pour toutes dans celle-ci.
2. Toreau, quant à lui, ne songe pas à projeter sur le lac de Walden et sur la
nature environnante le prisme d’une lecture tropologique désormais tombée en
désuétude. Au lieu de s’interroger sur le signataire, il isole le moment de la signature
en lui apposant le contreseing d’une écriture de naturaliste passionné par les micro -
phénomènes qui agitent presque imperceptiblement la surface de Walden. L’énon-
ciateur, dans le chapitre de Walden intitulé « Te Ponds », ne se fait pas l’exégète du
liber mundi : il nous donne en spectacle une stase du regard qui ne déserte guère le
monde sensible pour s’élever vers quelque vérité abstraite, ou, a fortiori, révélée ; il
procède à une mise en suspens délibérée de l’interprétation ramenée à l’état d’es-
quisse, à l’image des brefs moments de contact entre la surface du lac et les créatures
qui l’efeurent, ou encore, de la respiration que Toreau croit déceler à la surface de
Walden, laissant soupçonner qu’il n’est ici aucun retrait de la métaphore qui n’en
préfgure le re-trait.
3. Aussi bien par son uniformité thématique (le leitmotiv du regard et celui de la
surface tour à tour calme et agitée) que par la monotonie de ses temps verbaux, lar-

1 Pour la commodité du lecteur, ce texte est reproduit en annexe.


2 J. Edwards, Images or Shadows, 355.

— • 85 •
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gement dominés par le présent gnomique ou itératif qui neutralise tout semblant de
narrativité, ce texte souvent commenté ne semble conçu pour séduire que les plus
contemplatifs des lecteurs. En défnir ainsi les limites, c’est aussi en préciser d’em-
blée les enjeux. Il s’agit en efet pour nous de démêler ce que nous voyons dans ce
texte de ce qui nous y regarde. Ce que nous voyons au prime abord est un travail de
révision du paradigme théologique mentionné à l’instant, mais aussi d’un sous-texte
platonicien qui semble omniprésent : la comparaison entre l’intelligence illuminée
par le Bien et la vue dont le soleil est la cause dans la République (507b), le passage
du Phèdre (276c) sur l’impuissance de l’écriture tracée sur de l’eau noire, font partie
des quelques références qui semblent traverser le texte de Toreau. Mais ce qui nous
y regarde est d’une toute autre nature, car sous couvert de coller au plus près aux
contours des choses pour mieux explorer les ressources descriptives de la langue,
Toreau interroge aussi les modalités désirantes d’appréhension du monde par une
subjectivité.
4. Dans sa belle étude consacrée à Walden, Michel Granger met en valeur le rôle
de l’œil, « organe essentiel pour le narcissisme »3, afn de montrer que
comme le Narcisse de la légende, Toreau s’est penché sur le miroir du lac, espérant
recréer cete image unifée et positive de lui-même qui était jadis présente dans le regard
maternel. Le travail narcissique entrepris à Walden Pond consiste, par une plongée régres-
sive dans la nature, à retrouver, puis à fxer, la forme qu’il perçoit dans son refet à la sur-
face du lac. […] Il obtient ainsi un refet de lui-même […] qui lui donne le sentiment d’exis-
ter et l’aide à restaurer l’unité de son moi4.
5. Ce sont précisément les avatars de ce signifant central qu’est le regard que je
me propose de suivre dans le texte de Toreau, y compris lorsque celui-ci est réduit
à l’état de trace, c’est-à-dire manque à être identifé et nommé comme regard.
Certes, dès lors qu’est posée l’équivalence lac/œil de la terre, comme le fait Toreau
dans les toutes premières lignes du texte, tout semble joué en ce que par l’entremise
du trope, le lac a clairement été assimilé à l’organe de la vue. Mon hypothèse est
cependant que le regard se situe précisément là où l’œil n’est pas, qu’il se dissimule
là où Toreau échoue à le désigner, et que les nombreux termes qui, dans cet extrait,
s’inscrivent dans ce paradigme, ne servent au contraire qu’à voiler le regard qui
depuis le lac ne contribue pas au sentiment d’existence ou à restaurer l’imaginaire
unité d’un moi, mais « déroute le sujet, le fait vaciller, défaillir, chavirer dans ses
repères identifcatoires5 ».
6. En appendice de « La Scène de l’écriture », Derrida signale que :
malgré quelques tentatives de Freud et de certains de ses successeurs, une psychanalyse
de la litérature respectueuse de l’ originalité du signifant litéraire n’a pas encore com-
mencé et ce n’est sans doute pas un hasard. On n’a fait jusqu’ici que l’analyse des signifés
litéraires, c’est-à-dire non-litéraires6.
7. Dans les développements qui vont suivre, je commencerai par m’exposer à ce
reproche parfaitement fondé avant d’embrayer sur une approche du passage que
j’espère plus voisine de cete « graphologie psychanalytique » que Derrida appelait
de ses vœux dans le même texte. Cete démarche en deux temps s’inspire d’une
remarque d’Éric Laurent qui, dans un texte intitulé « La Letre volée et le vol sur la
letre », distingue « la part de la jouissance ( a) et l’efet de sens ou l’efet de signif-

3 M. Granger, Henry D. Toreau, 72.


4 M. Granger, Henry D. Toreau, 73.
5 Y. Depelsenaire, « Vingt fashes sur l’apparence », 75.
6 J. Derrida, L'Écriture et la diférence, 340.

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cation introduit par le parcours du signifant 7 ». Ce sont ces deux aspects que le
texte de Toreau, me semble-t-il, nous permet d’articuler.
8. A l’efet de signifcation contribue tout ce qui, dans notre extrait, a trait à la
mimésis et en fait une belle illustration de la tradition américaine du nature writing
dont Toreau passe volontiers pour la fgure fondatrice. De la part de la jouissance
relève déjà la capture scopique et l’efet de dépose du regard qu’opère le texte, captu-
rant d’abord celui du lecteur au moyen d’un dispositif énonciatif qui, par le jeu des
pronoms personnels, fait de celui-ci le dépositaire du regard (« quand vous renversez
la tête en bas […] vous pourriez imaginer qu’il serait possible de marcher à pied sec
[…] comme vous posez vos regards sur l’étang, vers l’ouest […] vous pouvez même
distinguer une punaise d’eau »), puis au moyen d’une description prodigue en une
multitude de détails d’une infme minutie, qui présuppose en même temps que le
lecteur soit néanmoins réduit à une cécité quasi absolue, lui qui ne voit rien, sinon
du texte.8 Il y a donc dans cet extrait comme « dans la peinture du dompte-regard,
c’est-à-dire que celui qui regarde est toujours amené par la peinture à poser bas son
regard », selon une formule de Lacan dans le Séminaire XI 9.
9. Ce phénomène se rejoue à l’intérieur du paysage décrit, où le soleil et son refet
forment une paire d’yeux dont le regard du spectateur ne supporte l’éclat qu’à pro-
téger les siens et en se portant sur la surface du lac qui est donc leur punctum
cæcum, puisque leur puissance d’aveuglement y est temporairement mise en échec.
Il n’est pas fortuit que le lac, qui découpe dans son environnement boisé le plus
trouble des loci amœni, soit à son tour métaphorisé en œil dont les bois alentour
forment les cils. Sur ce troisième œil le regard de l’énonciateur peut se poser sans
risquer d’y perdre la vue. Dans son séminaire sur L’Angoisse, Lacan pointe que « ce
qui apparaît comme corrélatif du petit a du fantasme, est quelque chose que nous
pouvons appeler un point zéro, dont l’éploiement sur tout le champ de la vision est
source pour nous d’une sorte d’apaisement, que traduit depuis toujours le terme de
contemplation. Il y a là une suspension du déchirement du désir ». Lacan évoque à
ce propos l’image bouddhique dont les paupières abaissées semblent nous porter
vers ce point zéro10. Nul besoin de recourir à l’hypothèse très incertaine que Toreau
ait eu une connaissance réelle du bouddhisme pour remarquer que la constitution du
lac en fantasmatique troisième œil de la scène, est, elle, inscrite dans le texte, contri-
buant, selon la formule de Lacan dans le même passage, à préserver l’observateur
« de la fascination du regard tout en [la lui] indiquant ».
10. Or ce qui vient troubler cete surface apollinienne est précisément ce qui
réveille cete fascination sous la forme des divers miroitements qu’insectes ou pois-
sons y tracent et qui participent de ce que Lacan nommait le « ruissellement d’une
surface qui n’est pas, d’avance, située pour moi dans sa distance » et qui au
contraire « me saisit, […] me sollicite à chaque instant, et fait du paysage autre
chose qu’une perspective11 », mesurable par exemple en demi-douzaines de perches,
comme le suggère Toreau lorsqu’il quantife le diamètre des ondulations, mais pos-
sédant aussi une « profondeur de champ, avec tout ce qu’elle présente d’ambigu, de

7 htp://www.lacanchine.com/Laurent_01.html
8 É. Laurent écrit à ce propos : « Nous avons donc […] inscription et trace de quelque chose qui est primaire et
qui dépasse toutes les signifcations en jeu, et chaque fois c’est ce recueil, cet accueil même de la jouissance
dans la letre, dans l’écriture, qui vient s’inscrire. » (htp://www.lacanchine.com/Laurent_01.html)
9 J. Lacan, Séminaire XI, 100.
10 J. Lacan, Séminaire X, 278.
11 J. Lacan, Séminaire XI, 89.

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variable, de nullement maîtrisé par moi »12. A un tel efet de « ruissellement »


contribuent les « insectes patineurs » ou « nèpes » qui « font jaillir les plus légères
étincelles qu’on puisse imaginer » [« the fnest imaginable sparkle »], tel poisson
qui lorsqu’il « jaillit hors de l’eau […] produit un vif éclair » [« there is one bright
fash where it emerges »], et enfn « chaque feuille, chaque brindille, chaque pierre
et chaque toile d’araignée [qui] scintille », dans les dernières lignes de l’extrait.
11. Dans ces intermitences de la lumière, c’est sa propre vacillation qui est ren-
voyée au sujet. Car s’il y a un peu du tableau dans cete description, le spectateur y
fgure lui-même en tant que « cet objet punctiforme, ce point d’être évanouissant,
avec quoi [il] confond sa propre défaillance 13 », qu’il s’agisse des « quelques grains
de poussière » pris dans la surface du lac semblable à du verre fondu, ou des infmes
fossetes dont les poissons ponctuent la surface du lac : « çà et là peut-être, un duvet
de chardon fotant sur l’eau, les poissons vont se précipiter dessus, et rider de nou-
veau la surface » lit-on dans la traduction française qui fait perdre un peu de vue le
sens du verbe anglais dart, qui évoque une féchete perçant une surface : « here and
there perhaps is a thistle down foating on its surface, which the fshes dart at and so
dimple it again ».
12. Le champ de la vision est ainsi le lieu d'une hantise qui menace de subvertir les
coordonnées imaginaires du sujet, de sorte que lorsque Toreau écrit qu’en regar-
dant l’œil du lac la tête en bas, on a le sentiment qu’il sépare une couche de l’atmo-
sphère d’une autre, ce verbe est à entendre aussi au sens que Lacan lui confère lors-
qu’il observe que « l’œil porte avec lui la fonction mortelle d’être en lui-même doué
[…] d’un pouvoir séparatif14 ».
13. On comprend dès lors qu’après avoir défni un cadre semblable aux contours
personnifés du lac de Walden avec sa bordure d’« arbres fuviatiles », Toreau y
mete en valeur des efets de trompe l’œil dignes du peintre Zeuxis, le lac de Walden
ofrant un refet à ce point fdèle de la réalité que les oiseaux y plongent, confondant
l’eau et le ciel :
Vous pourriez imaginer qu’il serait possible de marcher à pied sec par dessous jusqu’aux
collines en face, et que les hirondelles pourraient s’y poser. A vrai dire, elles plongent par -
fois au-dessous de la ligne, comme par erreur, et sont détrompées15.
14. Mais si l’intertexte platonicien insiste dans ce passage, la causalité qu’il met en
lumière est « d’un autre ordre que l’Idée, une causalité qui ne présuppose pas un
plan des essences, que révélerait la traversée des apparences, mais une causalité
tenant à ce qui, dans le champ du visible, est libidinalement investi, quoique retran-
ché, bref une causalité a-philosophique 16 ». Dans les pages du Séminaire XI où il est
justement question du peintre grec, Lacan revient sur la jubilation qui accompagne
semblables efets de trompe l’œil :
Q’est-ce qui nous séduit et nous satisfait dans le trompe-l’œil ? Qand est-ce qu’il nous
captive et nous met en jubilation ? Au moment où, par un simple déplacement de notre
regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu’il
n’y a là qu’un trompe-l’œil17.

12 J. Lacan, Séminaire XI, 89.


13 J. Lacan, Séminaire XI, 79.
14 J. Lacan, Séminaire XI, 105.
15 Je corrige la traduction de Germaine Landré-Laugier.
16 Y. Depelsenaire, « Vingt fashes sur l’apparence », 74.
17 J. Lacan, Séminaire XI, 102-3.

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15. C’est bien en efet le moment de lever du voile de gaze qui retient l’atention de
Toreau, autant que sa brièveté indispensable au maintien de l’écran du fantasme.
On lit à ce propos dans le Séminaire IV :
Sur le voile se peint l’absence. Le rideau prend sa valeur, son être et sa consistance,
d’être justement ce sur quoi se projete et s’imagine l’absence. Le rideau, c’est […] l’idole de
l’absence […] Voici le sujet, et l’objet, et cet au-delà qui est rien, ou encore le symbole, ou
encore le phallus en tant qu’il manque à la femme. Mais dès que se place le rideau, sur lui
peut se peindre quelque chose qui dit — l’objet est au-delà. L’objet peut alors prendre la
place du manque, et être aussi comme tel le support de l’amour18.
16. Je reviendrai dans un instant sur l’inscription textuelle de ce que Lacan nomme
ici « cet au-delà qui est rien, ou encore le symbole, ou encore le phallus en tant qu’il
manque à la femme ». Je voudrais pour l’instant signaler ce qui dans le texte me
semble relever du fantasme qui ne s’articule pas seulement autour de l’objet sco-
pique, mais aussi dans les scénarios de dévoration dont l’écosystème de Walden est
le paisible théâtre et dans lesquels l’énonciateur se trouve lui-même pris par le relais
de la métaphore scripturaire à laquelle Toreau a volontiers recours pour évoquer
les phénomènes qui agitent la surface du lac, comme lorsqu’il écrit : « Il n’est pas un
poisson qui bondisse, ou un insecte qui tombe dans l’étang, sans que la nouvelle soit
inscrite en rides concentriques ». On constate que du poisson à l’insecte, du dévo-
rant au dévoré, c’est l’écriture qui sert de point de bascule, puisque tous deux l’ont
également en partage. Dans cete logique réversible propre au fantasme, l’écrivain
qui noircit la page sera donc aussi bien l’insecte qui trace son sillon rectiligne sur le
lac, que le poisson dont la trajectoire « décrit un arc » de cercle tout comme Toreau
lui-même décrit le lac de Walden. A la surface du texte que nous avons sous les
yeux, l’écriture ménage donc l’interchangeabilité des places à la faveur d’un jeu sur
le sens litéral ou fguré du signifant même de l’écriture, tout comme, à la manière
du lac, elle l’inscrit à son tour dans le chiasme articulant « dimpling circles » (« rides
en cercles ») et « circling dimples » (« rides concentriques ») donnant à lire que si le
cercle produit de la fossete, la fossete produit du cercle.
17. L’écran du fantasme fonctionne ici comme ce Bernard Baas nomme
lieu inter-médiaire où se « projetent », l’un à l’autre ou l’un pour l’autre, le sujet aliéné
au signifant (S) et l’objet chosique dont procède son désir ( a) […] Entre S et a, il ne saurait
y avoir présence immédiate de l’un à l’autre. Le sujet du désir ne s’expose pas à l’objet man-
quant ; s’il s’y exposait, il s’exposerait à l’outre-monde, il s’exposerait au rien de la Chose.
Et — du même coup — dans cete abolition du monde, c’est lui-même, comme sujet, qui
serait aboli19.

18. C’est sur cete dimension « chosique » de l’objet je voudrais m’interroger à


présent dans une approche un peu plus « graphologique » que celle qui a prévalu
jusqu’ici. Parce que le texte de Toreau ne présente aucun des dispositifs formels
que nous associons avec la poésie, on pourrait croire que la traduction lui serait
assez peu dommageable. Il s’avère pourtant que ce texte qui conclut sur la douceur
de l’écho est lui-même saturé d’homophonies que la traduction rend à peu près
imperceptibles. Or, à plusieurs reprises on observe dans le texte anglais que certains
signifants laissent derrière eux comme une trace sonore ou visuelle par laquelle
afeure une sémiosis libérée des contraintes de la syntaxe et uniquement tributaire

18 J. Lacan, Le Séminaire IV, 155-6.


19 B. Baas, De la chose à l’objet, 81.

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des afnités formelles qui se tissent entre les mots. Ainsi lorsqu’il est question des
« nèpes, éparpillés à intervalles réguliers », le texte anglais relie par une consonance
le nom et le participe passé qui le décrit : « the skater insects, at equal intervals
scattered ».
19. Et ce n’est pas la seule occurrence de ce phénomène. Ainsi, là où la version
française dit qu’« une hirondelle rase l’eau de si près qu’elle l’efeure », on lit dans
le texte anglais : « a swallow skims so low as to touch it ». Se tisse ainsi une parono-
mase entre le nom « swallow » et le complément de lieu « so low » qui en répète la
consonne initiale et la dernière syllabe.
20. L’adjectif « molten » qui qualife le verre fondu se trouve inclure dans sa sub-
stance graphémique le signifant « mote » désignant les grains de poussière qui y
semblent en suspension, et qui se trouvent ainsi doublement contenus dans le verre
fondu, et dans le signifant qui le nomme.
21. La phrase « not a pickerel or shiner picks an insect » que la traduction fran-
çaise rend par : « aucun brocheton ni vairon ne peut cueillir un insecte sur cete sur-
face unie sans troubler de façon marquée l’équilibre de l’ensemble », ne semble a
priori devoir intéresser que les plus aguerris amateurs de pêche à la ligne. Toreau
nous y fait pourtant fait plonger jusqu’aux origines de la langue anglaise en réafr-
mant le lien étymologique entre le nom « pickerel », dérivé de l’anglo-latin « picke-
rellus » (XIII° siècle) et le verbe « pick » dérivé du mot « pike », équivalent des mots
français « pique » et « brochet ».
22. Si la paronomase est ici bel et bien motivée par l’étymologie, il n’en était rien
dans les trois cas précédents. Mais ces deux observations permetent de metre en
lumière la même logique. Ce qui compte en efet ici est l’aptitude du signifant à se
disséminer d’une manière qui peut sembler aléatoire, mais qui obéit à efort de
remotivation des signes, Toreau inscrivant au détour des phrases que je viens de
citer comme l’empreinte d’un destin dans des détails descriptifs censés n’obéir à
d’autre impératif que celui de reproduire au plus près les contours de la réalité
observée, travail dont le pendant serait une remontée à travers les sédimentations de
la langue, conjoignant ainsi dans un même geste archéo-téléologique exploration des
origines et spéculation sur la fn inscrite à même la letre.
23. Qe le lac de Walden soit le lieu où s’origine le signifant nous était d’ailleurs
suggéré dès les premières lignes du passage que nous étudions dans la formule « I
have seen whence came the expression » (« j’ai compris d’où vient l’expression »
10). Cete formule demande à être lue à la letre, non sans d’ailleurs garder en
mémoire que la letre tue, ce qui est bien justement ce contre quoi Toreau semble
tenter de se prémunir.
24. Scruter la surface du lac de Walden, ce serait en efet accéder au lieu de nais-
sance de la langue pour un énonciateur adoptant la posture orphique de celui qui
dirige ainsi ses investigations jusqu’au lieu de provenance ultime des symboles. Mais
de cete fanfaronnade Toreau ne saurait se contenter, dès lors que cete remontée
aux sources de toute inventio, ne livre qu’une expression assez banale, voire fossili-
sée, à savoir : « the glassy surface of a lake » (« la surface du lac, lisse comme un
miroir »). De fait, depuis Milton et même depuis la traduction anglaise de la Bible,
l’adjectif « glassy » est souvent utilisé pour décrire une eau calme. Or, c’est juste-
ment à partir de cete letre morte que le texte thoreauvien irradie ses propres

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cercles concentriques en variant aussi bien le thème du miroir que celui de l’égalité,
à commencer par le signifant « smooth » (en français : lisse) dont on trouve sept
occurrences dans l’extrait, et dont la voyelle centrale redoublée s’y rencontre à 18
reprises. Dans un texte qui fait si grand cas de la fgure du cercle et des jeux spécu-
laires, la fréquence de cete combinaison graphématique n’est peut-être pas à metre
uniquement au compte de la folie interprétative de l'auteur de ces lignes, notamment
si on la rapporte aux répétitions et déclinaisons du signifant « smooth » qui en
rythment, ou aussi bien, en font achopper l’écriture.
25. La qualité première de la surface décrite dans ces lignes est, quels que soient les
incidents qui la troublent, son aptitude à restaurer son égalité initiale. Mais à Wal -
den aussi, il s’avère que certaines eaux sont plus égales que d’autres, comme en
témoigne la mention d’une « eau encore plus lisse et plus sombre » qu’on aperçoit
seulement parfois à la surface du lac. Pour dire cete hyperbole du lisse sur laquelle
Toreau est intarissable, semble-t-il à proportion du sentiment de paix qu’elle lui
inspire, l’écrivain recourt au comparatif « smoother » où se lisent en anagramme les
signifants de la mère (« mother »), de l’étoufement (« smother ») et de l’altérité
(« other ») de la Chose comme « autre préhistorique20 » du sujet.
26. Si on a pu avancer précédemment que Walden était, dans cet extrait, le lieu où
s’origine le signifant, on voit donc que le symétrique n’en est pas moins vrai, et que
Walden est aussi bien un lieu textuel que hante le signifant de l’origine à la manière
d’une trace anagrammatique. « Here lies one whose name was writ in water » (« ici
gît celle dont le nom fut écrit sur de l’eau ») pourrait-on dire ici à la manière de
l’épitaphe de John Keats, à condition de metre justement l’accent sur ce que véhi-
cule de tropisme mortifère ce nom de la mère écrit sur une eau dont le calme tou -
jours retrouvé forme le leitmotiv du texte au point de le faire balbutier aux abords
d’une extimité où jouissance et douleur se confondent en « frémissements de joie et
[en] tremblements de douleur », et de court-circuiter la métaphore sous-jacente à
tout énoncé d’état en évacuant la copule dans l’exclamative « How sweet the pheno-
mena of the lake ! » (litéralement : « combien doux, les phénomènes du lac ! »).
27. Si dans les précédents développements, l’accent a porté sur l’objet scopique, le
lecteur familier de Walden n’ignore pas que le motif de l’écho y occupe une place
centrale, et c’est pourquoi il me semble intéressant ici d’examiner le réseau d’échos
qui se tissent autour du signifant « boom » qui, extrait de son contexte immédiat où
il véhicule la signifcation « barrage » (39) sur laquelle je reviendrai dans un instant,
s’inscrit dans la chaine de signifants porteurs de la letre « o » redoublée. « Boom »
est donc relié métonymiquement au signifant « smooth » qui, tant sur le plan
sémantique que formel, donne à l’extrait sa tonalité dominante, et par là, renvoie au
signifant de la mère anagrammatiquement représenté dans la chaine. A ce titre,
« boom » appartient à la même isotopie que le mot « écho » en clausule de notre
extrait, puisque parmi les nombreuses acceptions du terme fgure un sens imitatif du
« fracas » que provoque une détonation ou une vague qui déferle, bref d’une sono-
rité qui fait retentir le vide dans lequel elle surgit. Cet aspect onomatopéique du
mot, négateur de la coupure entre signe et référent, en fait un succédané de présence
relevant à ce titre de « l’objet a où s’incarne l’impasse de l’accès du désir à la
Chose21 ».

20 J. Lacan, Le Séminaire VII, 87.


21 J. Lacan, Séminaire X, 313.

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28. De la voix en tant qu’objet (a), Lacan précise dans le Séminaire X que nous
« connaissons les déchets, les feuilles mortes, sous la forme des voix égarées de la
psychose, et le caractère parasitaire sous la forme des impératifs interrompus du sur-
moi » (290-291). Intérieure et étrangère, cete voix-objet revêt une dimension d’un-
heimlichkeit qui me semble caractériser l’irruption, au beau milieu de l’extrait, de la
formule « ce poisson meurtrier sera connu ». Cete observation, visuellement isolée
du reste du texte par deux tirets, détonne par rapport au reste de l’extrait en ce
qu’elle y introduit le motif de la transgression et de la faute qui n’a a priori pas lieu
d’être dans un passage à visée principalement descriptive. Rien, semble-t-il, n’ap-
pelle cete voix de la conscience à se faire entendre dans le microcosme lacustre de
Walden où seule prévaut la nécessité de la survie. Elle apparaît « détachée de son
support » (317), selon la formule de Lacan, au double motif de l’incongruité de sem-
blables considérations morales, mais aussi de la dissonance que produit l’irruption
d’un lieu commun dans une topologie éco-poétique où tout est fait pour metre en
exergue aussi bien l’absolue singularité d’un lieu que celle de l’écriture qui le
dépeint. De fait, l’expression anglaise proverbiale, « murder will out », signifant
qu’il n’est aucun crime qui ne soit tôt ou tard exposé au grand jour, se démarque
également du reste de l’extrait par son atypique banalité. Dans le Séminaire X Lacan
marque l’articulation du défaut qui constitue la « faute principielle » du désir, à
savoir « que le désir soit manque », à la culpabilité, en tant qu’à ce manque, la culpa-
bilité donne un contenu (320). La voix du commandement surmoïque qui, à la
manière dont ce proverbe est imparfaitement intégré à la description, « ne s’assimile
pas, mais […] s’incorpore », en reçoit pour fonction de « modeler notre vide » (320)
pour mieux œuvrer à « la capture de l’Autre dans le réseau du désir » (320), comme
le fait l’écho de la sonorité [u :] qui, dans le texte de Toreau, fait résonner le vide de
la Chose, et l’appel surmoïque contenu dans la formule fgée « murder will out » qui
n’est d’ailleurs pas la première des letres mortes à rester en soufrance dans cet
extrait. Pour autant, le moment d’insolite que représente l’irruption de ce syntagme
ne trouble que très brièvement la surface paisible-trop paisible du texte de Toreau,
car « quand on apprivoise les dieux dans le piège du désir, il est essentiel de ne pas
éveiller leur angoisse » (321).
29. S’il renvoie à l’objet vocal, le signifant « boom » me semble cependant présen-
ter cete particularité qu’il opère à la croisée des axes métonymique et métapho-
rique. C’est là du moins ce que suggère le problème de déchifrement que pose la
phrase dans laquelle le mot intervient, où la brèche ouverte dans la syntaxe est
concomitante à l’émergence d’une signifcation. La phrase en question est la sui-
vante : « On peut parfois apercevoir une eau encore plus lisse et plus sombre,
comme séparée du reste par une invisible toile d’araignée, barrage des nymphes du
lac, reposant dessus ». Dans la traduction française comme dans l’original, cete
phrase est ambiguë : il est en efet difcile de déterminer si l’apposition « barrages
des nymphes » renvoie à la toile d’araignée censée séparer les deux eaux, ou à
« l’eau encore plus lisse et plus sombre » qui repose sur cete toile imaginaire. A ce
problème d’atribution s’ajoute ce qu’a de rebelle à la représentation l’expression
« boom of the water-nymphs ».
30. Certes, dans le code référentiel de l’extrait, l’interprétation la plus cohérente du
mot « boom » est celle de « barrage » ou de « barrière fotante », renvoyant à une
particularité visuelle des eaux de Walden où l’élément homogène de l’eau se sépare
en strates distinctes dont la dernière, plus sombre et plus calme, semble former une

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infranchissable frontière séparant le monde humain de celui des naïades fantasmées


au fond du lac. Toutefois, avant que cete conclusion ne s’impose, l’opacité de la for-
mule rend nécessaire un parcours du spectre sémantique du terme, notamment de
son sens étymologique, dans lequel il désigne un arbre, une poutre, une perche,
voire la baume d’un navire. Ce détour est d’autant plus inévitable que là où le géni -
tif, dans la formule « barrage des nymphes du lac », ne suggère qu’un lointain rap-
port d’appartenance et se prête à une lecture aussi bien subjective qu’objective (à
qui est-il fait barrage : à l’éventuel intrus, ou aux nymphes ?), le syntagme « boom
of the water-nymphs » produit en anglais une signifcation beaucoup plus inaten-
due en raison du caractère netement plus concret du nom dont « the water-
nymphs » est le complément. Avant qu’une lecture contextuelle n’impose le sens de
« barrière » ou d’« obstacle », c’est d’abord en tant que bizarre atribut des nymphes
que « boom » se donne à entendre. Tout comme sous la barrière fotante se dissi-
mulent les naïades, se profle ainsi en contrejour un sens exclu par le contexte,
transformant « boom » en ce que Lacan appelle « signe de la latence dont est frappé
tout signifable, dès lors qu’il est élevé à la fonction de signifant »22, par où l’on voit
que « la métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-
sens23 ».
31. Pour être fréquenté par les hirondelles, le texte du Toreau tient aussi du
miroir aux alouetes par la séduction qu’il opère sur le lecteur épris de métaphore. Il
semble en efet que l’énonciateur ne prenne en charge la métaphore in praesentia
initiale, que pour mieux déléguer au lecteur le soin de fler la métaphore in absentia
de son choix. Celle-ci ne sera point avare ni haineuse pourvu qu’en assumant le
manque de signifant qui se creuse au cœur du texte, l’interprète en rémunère le
défaut en même temps qu’il nomme diverses analogies qui hantent sa lisière.
32. Ainsi, suivant la suggestion de l’énonciateur qui compare le lac à un œil dans
lequel chacun peut sonder ses propres profondeurs, point n’est besoin d’une grande
érudition pour reconnaître l’association canonique entre esprit et miroir comme sur-
face réféchissante, puis entre celui-ci et l’œil comme organe privilégié de la contem-
plation philosophique.
33. On peut aussi déchifrer ce passage comme un questionnement métaphorique
sur les limites de cete autre métaphore de l’entendement qu’est la tabula rasa, y
observer la transition du modèle épistémologique hérité de l’empirisme lockien vers
une appréhension de la psyché comme lieu d’un désir opaque à lui-même dont il
faudra encore atendre quelque temps pour que les frayages se déposent sur quelque
ardoise magique.
34. Beaucoup plus près de Toreau, le lac de Walden où aucune trace ne s’imprime
durablement est peut-être aussi la métonymie de l’Amérique, ce grand poème en
atente de versifcation qu’Emerson évoque dans un essai de 1844 où on lit :
« L’Amérique est un poème à nos yeux. Sa vaste géographie éblouit l’imagination, et
elle ne tardera pas à être mise en vers24. »
35. A moins que, dans le sillage de la précédente fgure, la surface du lac picorée
par oiseaux et poissons et traversée par d’innombrables chatoiements, ne soit aussi
l’esprit créateur efeuré par l’étincelle de l’inspiration.

22 J. Lacan, Écrits , 692.


23 J. Lacan, Écrits , 509.
24 R. W. Emerson, « Te Poet », 465.

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36. Ces hypothèses métaphoriques sont diversement susceptibles d’intéresser l’his-


torien de la litérature. Elles metent en tout cas en lumière que c’est comme méta-
phore in absentia, seule véritable métaphore dans la version du trope retenue par
Lacan dans « L’instance de la letre », que le texte s’adresse au lecteur. Ce que dit a
minima la diversité des métaphorisés dont je viens de donner quelques exemples,
c’est, malgré l’élision de la copule que j’ai proposé de lire comme une défaillance de
la métaphore dans les lignes situées en fn de texte où la paix du lac menaçait de se
faire trop paisible, une fécondité du trope proportionnelle aux signifants qu’elle
refoule.

37. Force m’est de constater à l’issue du précédent développement que s’il a été
question de psychanalyse, de signifant et de traces éphémères laissées à la surface
de l’eau, il n’y a guère a été question de déconstruction et fort peu de trace au sens
où Derrida entend ce terme, lui qui précise :
Aussi, comme il va sans dire, la trace dont nous parlons n'est pas plus naturelle (elle
n'est pas la marque, le signe naturel, ou l'indice au sens husserlien) que culturelle, pas plus
physique que psychique, biologique que spirituelle. Elle est ce à partir de quoi un devenir-
immotivé du signe est possible […]25.
38. On a vu en efet que loin d’ouvrir la possibilité d’un devenir immotivé du signe,
Toreau entreprend plutôt un travail de remotivation de celui-ci. Qant aux traces
qui s’observent à la surface de Walden, celles-ci n’ont d’autre valeur qu’indicielle :
elles renvoient donc à une présence, si fugace soit-elle, c’est-à-dire à une origine.
39. Me semble en revanche relever de la trace en tant que « mouvement pur qui
produit la diférence26 » l’intervalle même qui sépare ces deux écritures. C’est à par-
tir de cet espacement que s’écrit le texte de Toreau, dans le temps mort qui clive
présent de l’observation et présent de l’écriture et qui se réverbère dans le décolle -
ment opéré par le recours aux guillemets entourant l’expression « la surface du lac,
lisse comme un miroir » par le moyen desquels la surface du texte se dédouble, voire
dans la simple fgure de la syllepse qui, entre l’arc que décrit le poisson et celui que
décrit l’auteur, insère le coin d’une diférence qui se creuse entre le même et le
même, y compris dans les « lignes de beauté » qui se propagent concentriquement
depuis la surface du lac et, sans solution de continuité apparente, jusque dans les
lignes d’écriture que Toreau trace à même la page.
40. Il y a là d’ailleurs un singulier pied de nez aux lois de la géométrie que je vou-
drais tenter d’expliquer brièvement en guise de conclusion, en risquant l’hypothèse
qu’écrire en ligne droite ou en cercles concentriques, c’est à peu près la même chose,
puisque celui-là même qui trace son sillon à la surface de l’eau troublant par sa tra-
jectoire linéaire les multiples métamorphoses du cercle dont elle est le théâtre, porte
encore la signature de celles-ci dans le nom savant que Toreau prend exceptionnel-
lement la peine de mentionner entre parenthèses, alors que tout le reste de l’extrait
est écrit dans un anglais assez courant. Le radical du nom « Gyrinus » est en efet le
mot grec gyros qui signife « cercle ». Une droite qui traverse un cercle par son
milieu : ce serait là une défnition passable du mot « diamètre » auquel Toreau a
recours lorsqu’il évoque à la phrase précédente la taille des cercles qu’il dit avoir
mesurée du haut de son perchoir. La punaise d’eau qui trace son sillon au milieu de
25 J. Derrida, De la grammatologie, 69-70.
26 J. Derrida, De la grammatologie, 92.

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tant de cercles imite donc le parcours de l’œil qui évalue leur empan — à moins que
par son mouvement linéaire l’insecte n’ait au contraire inspiré à l’observateur l’idée
de mesurer les ondulations.
41. Il est à peu près impossible ici de démêler ce qui répète de ce qui est répété,
tout comme il est d’ailleurs malaisé de distinguer contenu et contenant : en efet, s’il
est vrai que le cercle (gyros) est dans le mot (« Gyrinus »), il est également vrai que
le mot (« Gyrinus ») est dans le cercle qu’esquissent les deux parenthèses qui
entourent le mot latin. Ce signifant ainsi réduit à la matérialité de ses letres accen-
tuée par les italiques qui, en les inclinant, semblent aussi leur imprimer un peu du
mouvement « incessant » qui propulse l’insecte, est ramené au simple tracé qu’il
dessine entre les deux signes de ponctuation circulaires qui le bordent symétrique-
ment. Difcile, dès lors, de décider qui, de l’observateur ou de l’observé, de Toreau
ou de la punaise d’eau, signe le texte.
42. Et ce n’est pas le dernier exemple de dislocation des cadres, comme en
témoigne l’irruption incongrue des « travaux des hommes » qui, au terme de notre
extrait, crée un efet identique à celui que Toreau nomme lui-même lorsqu’il
évoque un « vase plein d’eau » que l’on a secoué. Le signifant « jar » dit d’abord la
discordance, la non-identité à soi, dont relève sans doute la discontinuité introduite
dans l’évocation des « paisibles phénomènes du lac » par cete référence au labeur
humain que rien ne justife à cet endroit du texte, d’autant que la phrase suivante,
censée corroborer cet énoncé inatendu auquel elle est reliée par le mot-charnière
« Ay », n’entretient avec lui aucun lien logique manifeste, mais renoue au contraire
avec la thématique dominante : « oui, chaque feuille, chaque brindille, chaque pierre
et chaque toile d’araignée scintille maintenant, au milieu de l’après-midi, comme par
un matin de printemps lorsqu’elles sont couvertes de rosée. » L’écriture devient
ainsi sa propre métaphore. Le contenant qu’est le vase, que le texte contient triple-
ment, au sens litéral en tant que partie du tout formé par le texte lui-même, en tant
que mise en abyme du cadre naturel de Walden ramené aux dimensions d’un simple
vase, enfn en tant que contenu dans les limites de l’analogie, le contient tout autant
dans la mesure où ses bords et l’eau agitée qu’ils enserrent renferment aussi la dis -
cordance comme trait défnitoire de l’écriture thoreauvienne dans ces lignes dont
l’uniformité thématique est brusquement troublée par l’émergence du motif du
labeur humain.
43. Autrement dit, l’écrit (la comparaison avec le vase) contient l’écriture qui le
produit par une inversion des cadres du reste programmée par la contorsion infigée
au regard au tout début de l’extrait, où l’énonciateur nous invitait à lire la tête en
bas. Je me risquerai à conclure que c’est au prix de cete gymnastique qu’il nous
devient possible d’envisager l’hypothèse que ce déchirement infigé à la topologie
textuelle relève du paradoxe lacanien de l’extimité comme déhiscence, mouvement
de retournement sur lui-même du cadre situant le temps de la Chose dans l’entre-
deux présents qui sépare une écriture d’une écriture.

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BIBLIOGRAPHIE
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• THOREAU, HENRY DAVID. Walden ou la vie dans les bois. Trad. GERMAINE LANDRÉ-
AUGIER. Paris : Aubier, 1992.

ANNEXE
A lake is the landscape's most beautiful and expressive feature. It is earth's eye; looking
into which the beholder measures the depth of his own nature. Te fuviatile trees next the
shore are the slender eyelashes which fringe it, and the wooded hills and clifs around are
its overhanging brows.
Standing on the smooth sandy beach at the east end of the pond, in a calm September
afernoon, when a slight haze makes the opposite shore-line indistinct, I have seen whence
came the expression, "the glassy surface of a lake." When you invert your head, it looks like

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a thread of fnest gossamer stretched across the valley, and gleaming against the distant
pine woods, separating one stratum of the atmosphere from another. You would think that
you could walk dry under it to the opposite hills, and that the swallows which skim over
might perch on it. Indeed, they sometimes dive below this line, as it were by mistake, and
are undeceived. As you look over the pond westward you are obliged to employ both your
hands to defend your eyes against the refected as well as the true sun, for they are equally
bright; and if, between the two, you survey its surface critically, it is literally as smooth as
glass, except where the skater insects, at equal intervals scatered over its whole extent, by
their motions in the sun produce the fnest imaginable sparkle on it, or, perchance, a duck
plumes itself, or, as I have said, a swallow skims so low as to touch it. It may be that in the
distance a fsh describes an arc of three or four feet in the air, and there is one bright fash
where it emerges, and another where it strikes the water; sometimes the whole silvery arc
is revealed; or here and there, perhaps, is a thistle-down foating on its surface, which the
fshes dart at and so dimple it again. It is like molten glass cooled but not congealed, and the
few motes in it are pure and beautiful like the imperfections in glass. You may ofen detect
a yet smoother and darker water, separated from the rest as if by an invisible cobweb, boom
of the water nymphs, resting on it. From a hilltop you can see a fsh leap in almost any part;
for not a pickerel or shiner picks an insect from this smooth surface but it manifestly dis -
turbs the equilibrium of the whole lake. It is wonderful with what elaborateness this simple
fact is advertised — this piscine murder will out — and from my distant perch I distinguish
the circling undulations when they are half a dozen rods in diameter. You can even detect a
water-bug (Gyrinus) ceaselessly progressing over the smooth surface a quarter of a mile of;
for they furrow the water slightly, making a conspicuous ripple bounded by two diverging
lines, but the skaters glide over it without rippling it perceptibly. When the surface is con -
siderably agitated there are no skaters nor water-bugs on it, but apparently, in calm days,
they leave their havens and adventurously glide forth from the shore by short impulses till
they completely cover it. It is a soothing employment, on one of those fne days in the fall
when all the warmth of the sun is fully appreciated, to sit on a stump on such a height as
this, overlooking the pond, and study the dimpling circles which are incessantly inscribed
on its otherwise invisible surface amid the refected skies and trees. Over this great expanse
there is no disturbance but it is thus at once gently smoothed away and assuaged, as, when
a vase of water is jarred, the trembling circles seek the shore and all is smooth again. Not a
fsh can leap or an insect fall on the pond but it is thus reported in circling dimples, in lines
of beauty, as it were the constant welling up of its fountain, the gentle pulsing of its life, the
heaving of its breast. Te thrills of joy and thrills of pain are undistinguishable. How peace-
ful the phenomena of the lake! Again the works of man shine as in the spring. Ay, every
leaf and twig and stone and cobweb sparkles now at mid-afernoon as when covered with
dew in a spring morning. Every motion of an oar or an insect produces a fash of light; and
if an oar falls, how sweet the echo27

27 H. D. Toreau, Walden (1854), ch. IX, « Te Ponds ».

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Derrida, Foucault, le document et l'histoire :


la période de la psychanalyse

JOSHUA KATES
IN DIANA UN I V ERSI T Y, BLOOMI NGTON

1.
P rès de trente ans après sa première réaction à L’Histoire de la
folie de Foucault, Derrida, dans son essai de 1992 intitulé « Être
Juste avec Freud : l’histoire de la folie à l’âge de la psychanalyse », étudie la
question de la période, de l’époque, tout particulièrement l’époque actuelle
ou contemporaine1. Cete question — celle de l’insertion de la pensée dans
l’histoire, et de savoir si elle peut satisfaire le schéma de la période ou de
l’époque — se révèle essentielle, comme cete communication l’afrme, à
l’héritage laissé à la fois par Derrida et Foucault.
2. Le problème de l’époque s’avère donc bien décisif, mais pas pour les
raisons qui pourraient venir à l’esprit immédiatement. Ce ne sont pas les
travaux de Derrida ou de Foucault inscrits dans une époque, dans un âge,
un âge précédant le nôtre, et le statut de notre époque actuelle et nouvelle
par rapport à la leur, révolue, qui sont en jeu ici. Mon objectif n’est pas
d'établir si l’âge de Derrida et de Foucault, ou de Freud, se maintient dans
le nôtre, ou, au contraire, si notre âge arrive après le leur — celui de Freud,
Derrida et Foucault.

3. Certes, l’insertion de la pensée et de l’écriture, du travail intellectuel,


dans le temps était indubitablement une question avec laquelle Derrida et
Foucault étaient eux-mêmes constamment aux prises, une question se
manifestant sous la forme de la période et qui joua un rôle pivot dans leurs
divergences — Derrida n’ayant jamais souscrit à cete idée tout simplement
— néanmoins, je soutiens que le statut d’une telle insertion, du rapport à
l’histoire et à l’historiographie chez ces deux auteurs, reste fondamentale-
ment indéterminé. Peut-être parce que l’histoire et ses confgurations
constituèrent un espace où leur pensée était la plus alerte — tandis que
d’autres terrains tout aussi fertiles furent assurément le langage et l’écri-
ture pour Derrida, et la société et le pouvoir pour Foucault — peut-être
parce que c’est sur ce terrain que leurs réfexions et la réalisation de celles-

1 É. Roudinesco et al., Penser la folie : essais sur Michel Foucault . 1992.

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ci eurent lieu, une tension et une question continuent de sous-tendre la


quasi-totalité de ce que les deux hommes ont énoncé dans ce domaine. Le
problème de l’époque et de l’insertion de soi dans l’histoire nous donne
ainsi accès à leurs travaux, surtout à ceux de Derrida en l’occurrence : une
occasion de penser avec et contre eux, de les répéter, et de les répéter
autrement, dans un mouvement qui transporte ces textes dans un avenir
impensé, tandis qu’au même moment celui-ci n’est peut-être pas complète-
ment ou simplement pas du tout situable dans une perspective historique.

4. L'articulation de l'histoire, les mécanismes de l'historicité et de l'histo-


riographie ont bien sûr grandement trait au corpus de Freud, aussi, et à la
psychanalyse qu'il a fondée. Dans « Être juste avec Freud », Derrida
explore ainsi la thèse selon laquelle Foucault n'appartient pas à n'importe
quel âge, mais bien à « l’âge de Freud ». Plus particulièrement, dans « Être
juste », Derrida décrit dans L’histoire de Foucault, et dans les écrits ulté-
rieurs de ce dernier, ce qu'il avance être une relation double et ambivalente
avec Freud, sa réussite et son entreprise, ce grâce à quoi Derrida interroge
la fgure de l'époque et de l'insertion de la pensée de Foucault, ou toute
autre pensée, dans l'histoire2.

5. La majeure partie des travaux principaux de Derrida de la période


1991-1994, en metant l’accent sur Freud (ainsi que sur Marx), traitent de
l’histoire et de sa thématisation. Dès lors, la raison pour laquelle, dans
« Être juste », l’âge de Freud devait être le terrain sur lequel Derrida posait
de nouveau à Foucault la question de « la possibilité d’une histoire de la
folie » (143) devint plus claire deux ans plus tard à un colloque, où Derrida
donna une communication intitulée aujourd’hui Mal d’Archive : une
impression freudienne3. Dans ce texte, Derrida invoque les conclusions de
Freud et l’accueil qui leur fut réservé en France pour précisément interro-
ger l’évidente existence de l’historiographie et de l’historien — en particu-
lier, la présomption de l’histoire à comprendre l’œuvre de Freud dans sa
totalité4. Dans Mal d’Archive, Derrida, en conséquence, continue la conver-
sation qu’il avait reprise avec Foucault deux ans plus tôt. À cete époque en
efet, Derrida se charge de la mission dont Foucault s’était lui-même investi
une trentaine d’années auparavant dans L’Archéologie du savoir. Derrida
revient exactement aux thèmes avec lesquels l’œuvre de Foucault en 1970
commençait : le document et l’archive. Sur le terrain de Freud, Derrida
esquisse le concept de l’archive qui récompensa les eforts de Foucault lui-
même vingt ans plus tôt afn de concevoir les présuppositions fondamen-
tales de sa propre œuvre historique.

2 Derrida, par exemple, afrme ici le « désordre » que « ces découplages et ces auto-
diférences » qu’il a introduits apportent à « toute confguration, toute époque entière, ou tout
âge historique » (« Être juste » 186)
3 Mal d’Archive : une impression freudienne, dont le titre original, il faut le noter, était Le
Concept d’archive : une impression freudienne.
4 Parlant de la psychanalyse freudienne, Derrida afrme le « point où cete science, ce projet pour
une science prétend transformer le statut même du sujet de l’historien, la structure de l’archive,
le concept de la vérité "historique" » (Mal d’Archive 87).

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6. Pourtant, en adoptant ces thèmes de l’archivation et du document,


Derrida ne reconsidère pas seulement certaines des plus anciennes préoc-
cupations de Foucault, mais aussi les siennes propres. Derrida déclare dans
Mal qu’il revient aux « thèmes… de schèmes conceptuels qui me sont fami-
liers jusqu’à l’obsession et n’en restent pas moins secrets, jeunes, et à venir
pour moi » (46-47). Ainsi, avant de parler des Foucault et Derrida de la fn,
je voudrais commencer en parlant du Derrida du début, de ses premiers
travaux sur le sujet. Dans ce qui suit, j’isolerai tout particulièrement deux
thèmes de ses travaux, deux pierres de touche que je considère primor-
diales dans toute la pensée de Derrida : l’une appartient à l’ « archidocu-
ment », l’autre à l’opération d’infni et de totalité historique. En m’ap-
puyant sur ceci, et en notant les variations (et les continuités) que le traite -
ment de ces sujets par Derrida indique lorsqu’ils refont surface dans Mal, je
metrai à jour le caractère inachevé des réfexions de Derrida (et de Fou-
cault), que l’on peut discerner selon moi, dans leur traitement de la ques-
tion de l’histoire.

7. Il y a du mystère, peut-être même du secret, de l’archive, après tout, à


l’état latent dans toutes les discussions menées par Derrida sur le docu-
ment. Dans son « Ponctuations : le temps de la thèse » de 1980, Derrida
nous dit qu’en 1957 il avait l’intention d’écrire une thèse sur « l’idéalité de
l’objet litéraire », projet qu’il abandonna. En outre, il ne reste aucune trace
de ce travail, pour autant que je sache, où que ce soit dans les archives de
Derrida — aucun plan, aucune note 5. Il existe cependant un indice quant à
quoi se rapporte ce texte fantôme. En plus de la référence qu’il y fait dans
« Temps », une longue note de bas de page dans sa thèse secondaire de
1962 (l’introduction de 171 pages de sa propre traduction du fragment du
texte de Husserl de 46 pages intitulé Die Ursprung von Geometrie — ci-
après appelé « Introduction ») indique le rôle que Derrida atribuait à la
litérature à cete époque.

8. L’importance de cete note de bas de page, et par conséquent de ce


projet dans son ensemble, se répercute sur le texte auquel elle est jointe.
Car ici, Derrida choisit ce qui, à mes yeux, reste une formulation éton-
nante, qui nous éclaire sur sa compréhension du document et de la litéra-
ture à cete époque. Au cours de sa discussion sur l’écriture, Derrida insiste
sur le fait que la possibilité de l’incorporation — l’ « incorporabilité », non
pas l’incorporation, de l’« idéalité » dans un medium linguistique et scrip-
tural — « prescrit à la communication, donc à la tradition et à l’histoire
pures, une spatio-temporalité originale, échappant à l’alternative du sen-
sible et de l’intelligible, de l’empirique et du métempirique » (88).

9. Parce que dans les derniers travaux de Husserl, l’idéalité du sens — la


manière d’Être de cete sorte de sens qui semble être la même partout
(nous lisons par exemple en français des versions identiques, et non simi-

5 Cependant, comme c’est bien connu, par exemple, nous avons dans sa totalité la thèse de
Derrida de 1954, pour son « Mémoire », Le Problème de la genèse dans la philosophie de
Husserl.

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laires, de Madame Bovary) — n’est pas simplement ou fnalement désincar-


née, parce qu’il est impossible de la retirer de tout type de signifcation ou
de se contenter d’envelopper sa surface, « comme en un "platonisme" ou
"bergsonisme" (« Introduction » 93) ; et parce qu’elle a son propre type
d’incorporation en la forme d’une chair vivante et signifante, Leiblichkeit,
chair, elle façonne ou trouve des formes de communication qui lui
conviennent, y compris ce que Derrida allait appeler « archi-documents »
— des unités de transmission se convenant à elles-mêmes, plus grandes que
des signifants écrits en tant que tels. Ces unités ne sont en efet ni empi-
riques ni non-empiriques et sans elles une telle histoire et une telle histori-
cité, et une « pure histoire et une pure tradition », ne pourraient se consti-
tuer. De telles formes, particulièrement visibles en litérature, doivent leur
existence à une idéalité et à une écriture conçue de manière transcendan-
tale ; et pourtant elles ne sont en même temps la fonction d’aucune inten-
tionnalité réelle mais plutôt son véhicule. Elles échappent ainsi à ces oppo-
sitions qui contrôlent autrement la tâche de la philosophie6.

10. Au-delà du geste par lequel il interrogera ultérieurement ces formes


dans leur spécifcité — le livre, la signature et ainsi de suite — Derrida
continuera de rencontrer dans celles-ci un problème nucléique, majeur et
« toujours jeune » dans sa pensée : à savoir, quelles conséquences l’exis-
tence de telles formes peut-elle avoir pour la vérité qu’elles aident à fon-
der ? Car, selon Derrida, il ressort des dernières œuvres de Husserl une tra-
dition radicale et transcendantale, non seulement du savoir mais aussi de la
vérité : une historicité transcendantale de la vérité reliée à la possibilité
d’une écriture transcendantale, aussi bien que d’une telle documentation 7.
Or, la constitution transcendantale comprend la signifcation linguistique
et même l’inscription, et la possibilité de la disparition de la vérité se pré-
sente en raison de ce nouveau rapport au corps du signe.

11. La portée de ce problème dans l’ensemble de la pensée de Derrida


devient d’autant plus évidente dans une expérience de pensée que Derrida
propose en 1962, et qui est absente de l’œuvre de Husserl. Ayant posé la
question de la possible disparition de la vérité, Derrida imagine « une
confagration universelle, un incendie de la bibliothèque mondiale, une
catastrophe du monument ou du “document” en général » (« Intro-
duction » 93). Pour metre « l’archidocument » à l’épreuve (88), pour déter-
miner de quelle manière ces formes qui ne répondent ni à l’empirique ni au
6 Tirant les conclusions de cete découverte, Derrida continue : « Dès lors, la vérité n’est plus
simplement exilée dans l’événement originaire de son langage. Son habitat historique
l’authentife, comme l’archi-document authentife s’il est le dépositaire d’une intention… » (88).
7 En outre, Derrida insiste en 1962 et quelque temps après cela que toute histoire est conçue à la
lumière de la possibilité que Husserl avance. Une telle vue de cete histoire et de cete historicité
apparaît à un moment décisif dans la première confrontation de Derrida avec Foucault et
L’histoire. Dans son essai intitulé « Cogito », nous lisons ces lignes, seulement réellement
intelligibles, étant donné le privilège qu’elles atribuent à l’histoire de la philosophie, sur la base
de ce qui précède. « Il s’agit de rendre compte de l’historicité même de la philosophie. Je crois
que l’historicité en général serait impossible sans une histoire de la philosophie et je crois que
celle-ci serait à son tour impossible s’il n’y’avait que des hyperboles, d’une part, ou s’il n’y avait,
d’autre part, que des structures déterminées, des Weltanschauungen fnies. » (L’Écriture et la
diférence 94).

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métempirique se rapportent aux deux en fn de compte, Derrida réféchit à


une destruction totale et factuelle de l’archive.

12. Une version de cete possibilité réapparaît bien sûr dans Mal d’Ar-
chive ; et s’avère par conséquent un élément clé dans la détermination de
la première distance ou l’espacement entre les premières positions de Der-
rida et celles qui suivront plus tard. Même si Derrida ne donne peut-être
jamais une réponse catégorique aux résultats de son hypothèse — il se
peut, après tout, qu’aucune n’existe — il faut souligner ici qu’il rejete la
justesse de cete possibilité ; il nie qu’une telle destruction puisse avoir un
quelconque efet sur la vérité, que cete circonstance aie une « pensable
signifcation » (« Introduction » 93)8.

13. Plus de trente ans plus tard, revenant à Mal d’Archive, l’opinion de
Derrida sur cete possibilité a clairement changé, bien qu’il soit difcile de
dire de quelle manière9. Derrida introduit en efet la notion de « mal d’ar-
chive », en gardant cete même possibilité de destruction à l’esprit. Il consi-
dère à présent que la destruction totale de l’archive est non seulement pos-
sible, mais aussi signifcative pour la possibilité de chaque histoire sans
exception.

14. Reprenant sa précédente lecture de Freud dans “Te Mystic Writing


Pad,” et dévoilant plus en détail ses assertions, Derrida soutient, d’abord,
que le model topologique du bloc-notes, comme il a été traité auparavant,
établit la possibilité dans la psyché d’un certain extérieur, d’une extériorité
intérieure, composé d’une surface d’hypomnèse et d’une « prothèse inté-
rieure », ces dernières n’appartenant plus au champ de la conscience.
Ensuite, Freud ouvre de ce fait la porte à ce que Derrida lui-même estime
être « un mal d’archive » : une extériorité encore plus radicale et puissante
qui porte en elle une puissance infniment destructrice et qui « touche au
mal radical » (39). « Cete menace », écrit Derrida, « est in-fnie » (38).

15. Derrida, dans Mal d’Archive, modife ainsi sa position envers le


(archi-)document, bien que ce soit d’une façon complexe. La destruction est
maintenant jugée infnie, non-fnie ; à ce titre, elle a trait à tout ce qui
pourrait être appelé histoire, l’histoire de la vérité scientifque et géomé-
trique comprise. Au moment où l’histoire à proprement parler commence,
c’est-à-dire au moment où la mémoire personnelle fait défaut, un moment
que Derrida nomme dès lors « fnitude radicale », un autre pouvoir de des-

8 Il conclut cete phase de sa discussion comme suit : « De la même façon, les enchaînements et
les sédimentations de la vérité géométrique étant totalement libres de toute facticité, aucune
catastrophe mondaine ne peut la metre elle-même en danger. Tout danger factice s’arrête donc
sur le seuil de son historicité interne. Même si tous les « documents » géométriques — et aussi
bien tous les géomètres réels — devraient sombrer un jour, en parler comme d’un événement
« de » la géométrie serait commetre la plus grave des confusions de sens et abdiquer la
responsabilité de tout discours rigoureux. » (Introduction 97).
9 Pour être clair, je ne sous-entends pas que Derrida en 1993 à Naples, ou où que ce fût, lorsqu’il
écrivait Mal d’Archive se rappela cete portion de son texte de 1962, que cet écart, si c’en est un,
était un écart dont il avait volontairement l’intention. Les corrélations que j’avance peuvent très
bien appartenir aux portions hypomnésiques, et non anamnésiques, de l’œuvre de Derrida.

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truction, infni à présent, ou du moins non-fni, entre en jeu, et duquel


aucune histoire, en principe, n’est à l’abri.

16. Pourtant, d’un autre côté, ce n’est toujours pas la destruction réelle,
factuelle, de l’archive qui semble être en question, mais plutôt la possibilité
d’une telle destruction, bien qu’il ne s’agisse pas d’une possibilité philoso-
phique, puisque cet argument est fltré par Freud 10. C’est une force qui est
en jeu, une pulsion qui en efet rend possible l’ archivation, puisque c’est
une pulsion de répétition (fonctionnant au-delà de la fnitude), qui pour-
tant menace simultanément de défaire l’archive, puisque c’est aussi une
pulsion axée sur la destruction, une « pulsion de mort » sans borne11.

17. Cete afrmation, nete mais toujours nuancée, de l’importance d’une


destructibilité non-fnie de l’archive constitue ainsi la première diférence
de la répétition, le premier espacement dans le corpus de Derrida sur
lequel je voudrais atirer votre atention. S’il n’est pas question du docu-
ment physique dans sa factualité — Derrida, dans Mal d’Archive, met en
avant le rite de la circoncision, une trace qui fonctionne précisément
comme et par l’efacement, comme un exemple du signe de l’archive,
confortant davantage cete nuance — la disparition, même totale ou du
moins non-fnie, se ratache néanmoins maintenant à toute l’histoire, y
compris, à qu’il semble, à l’histoire de la vérité. Contrairement à ce que
Derrida avançait trente ans plus tôt, les objets mêmes des sciences et de la
géométrie, dans la mesure où ils dépendent de ces formes, peuvent mainte-
nant disparaître.

18. La seconde caractéristique, la seconde distanciation ou diférenciation


que je voudrais exposer, se trouve dans la citation ci-dessus où Derrida
renvoie à un « mal radical », et poursuit pour identifer « la dimension
éthico-politique du problème » (38). Les références que Derrida fait dans
Mal d’Archive au concept s’avèrent déconcertantes et ceci nous donne une
autre raison de retourner aux premiers écrits de Derrida. La raison pour
laquelle, d’une part, « la possibilité…même du concept » (51) devrait être
en jeu dans l’archive, et d’autre part, Derrida se refuse à reconnaître
quelque concept d’archive que ce soit et opte pour les impressions à la
place, les impressions freudiennes, ne devient évidente que grâce au
contexte fourni par ses travaux précédents12.

19. Pour résumer, ce qui compromet l’existence de concepts dans les


archives, c’est le lien que Derrida établit dans l’ « Introduction » entre
l’historicité du discours (particulièrement, les discours du savoir, encore

10 « L’archive », comme Derrida l’écrit, « travaille toujours et a priori contre elle-même » (27).
11 Ainsi, parlant à nouveau du problème du corps du signe, Derrida semble inverser son
orientation précédente, alignant à présent un tel efet destructeur sur l'élimination de ses limites
factuelles. La citation ci-dessus continue en ces termes : « elle emporte la logique de la fnitude
et les simples limites factuelles, l’esthétique transcendantale, pourrait-on dire, les conditions
spatio-temporelles de la conservation » (38).
12 Le concept du concept et sa rigueur, il faut le noter, a été un sujet sensible pour Derrida, du
moins dans un contexte anglophone, depuis le contretemps avec John Searle, lorsque Derrida
semblait afrmer à la fois l’actualité des concepts et leur « rigueur ».

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une fois) et l’univocité et l’équivocité inhérentes aux concepts. La contribu-


tion indéniable de l’écriture et de la documentation à l’histoire pure et
transcendantale de la vérité consiste à doter un sens qui se constitue de
façon transcendantale d’une transmissibilité potentiellement infnie, de
rendre possible une tradition infnie ou non-fnie corrélée à la propre
omnitemporalité de la vérité. (Au moment où une inspiration géométrique
se dévoile comme universellement valide, valable pour potentiellement
tout le monde, il doit y avoir au moins en principe une possibilité subjec-
tive et transcendantale d’une disponibilité et répétabilité illimitées sur-
veillant et convenant à ce type d’ objectivité.) Pourtant, cete simple possi-
bilité d’une infnie transmissibilité que l’écriture permet, fait obstacle éga-
lement immédiatement à la garantie de ce moment dans la sphère de la
constitution transcendanto-historique elle-même. L’infnie transmissibilité
extrait de l’intérieur de l’historicité transcendantale cete possibilité de la
disparition de la vérité et la réintroduit, alors que, précédemment dans l’In-
troduction, elle était vue comme impossible lorsqu’elle émanait de l’exté-
rieur, de la destruction factuelle de l’archive. Car une telle historicité trans-
cendantale du discours est nécessairement toujours en cours, s’étalant du
point d’origine jusqu’à la fn. Par conséquent, elle occasionne sans conces-
sions, comme Derrida le dit avec tant de beauté, « des mises en perspec-
tives singulières » et une équivocité apparemment irréductible13.

20. Or, cete possibilité d’une équivocité inhérente sous-tend, comme je


l’avance, l’assimilation derridienne du problème du concept et de l’archive
dans Mal d’Archive. Au cours de sa conférence de 1994, Derrida parle d’
« un schème ou d’un processus in-fni ou indéfni » qui pourrait déstabili-
ser le concept : à la fois le concept de l’archive et tous les concepts, puisque
ces derniers, recourant à cete transmissibilité que l’Introduction souligne,
dépendent eux-mêmes de la notion non-conceptualisable d’une archive en
tant que telle14.

21. Ainsi, en 1994, Derrida adhère sans limite à la possible déstabilisation


des concepts découlant de leur historicité radicale. Je dis « sans limite »,
car, même s’ils sont liés, les travaux de 1994 et 1962 se distinguent, là
encore, de par l’issue du scénario qu’ils partagent. L’univocité, et non
l’équivocité, prévaut fnalement en 1962 : le concept se stabilise. Une
seconde diférenciation ou espacement fait ainsi son apparition, une difé-
renciation qui dépend du sujet que Derrida introduit à la fn de la citation
de la dernière note : « l’avenir ».

22. Plus exactement, en 1994, Derrida déclare que le concept de l’archive,


et peut-être tout concept, n’est pas encore, ni vraiment un concept, dans la
13 « Même si ces relations sont, à l’intérieur d’une science, relations d’idéalité pures et de "vérités",
elles ne donnent pas moins lieu à des mises en perspectives singulières, à des enchaînements
multiples du sens, donc à visée médiate et potentielle » (Introduction 106).
14 Derrida écrit : « Nous avons seulement une impression, une impression insistante à travers le
sentiment instable d’une fgure mobile, d’un schème ou d’un processus in-fni ou indéfni.
Contrairement à ce qu’un philosophe ou un savant classiques seraient tentés de faire, je ne tiens
pas cete impression […] pour un sous-concept […] mais au contraire […] pour la possibilité et
pour l’avenir même du concept […] » (Mal d’ archive 51).

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mesure où il repose sur une ouverture sur l’avenir, une ouverture qui
s’avère un espace de l’éthico-politique : à la fois la possibilité de la respon-
sabilité, la responsabilité de l’Autre et envers l’Autre, aussi bien que celle
du mal radical. En d’autres termes, dans Mal d’Archive, Derrida incorpore
la question philosophique de l’équivocité et de l’univocité des concepts à la
question historiographique de l’archive en tant que telle, et cete possibilité
(l’archivologie, comme l’appelle Derrida) fnit par recourir à une ouverture
sur un avenir inconnu, impossible à anticiper, que Derrida thématise à
l’époque sous le titre de messianité sans messianisme, une notion qui est
reversée au compte de la religion et à l’histoire, mais, de manière révéla-
trice, pas de la philosophie, comme nous allons le voir.

23. En efet, l’écart entre sa position actuelle et la précédente est frap-


pant, puisqu’en 1962 Derrida fait appel à un avenir également, à un futur
infni, malgré cete possibilité de radicale équivocité du concept. Ici, préci-
sément au moment où une telle équivocité se fait menaçante, un certain
futur fait son apparition ; cependant en 1962, ce futur supporte la stabilisa-
tion du concept.

24. Derrida introduit un tel futur dans sa comparaison célèbre entre Hus-
serl et Joyce ; elle prend la forme d’un telos, conçu comme une Idée infnie
— une conception qui se situe au centre de l’ensemble des dernières
œuvres de Husserl, traversées, comme elles le sont, par une crise de la rai-
son, face à laquelle ce telos et son avenir font leur entrée. Plus précisément,
bien que Husserl et Joyce thématisent et se heurtent à l’équivocité, la prio-
rité, selon Derrida, doit aller à Husserl, puisque sa pensée seule nous trans-
met l’« horizon absolu » de leur entreprise commune : à savoir, l’univo-
cité15. « Leur telos commun, la valeur positive d’univocité, ne se relève
immédiatement que dans la relativité défnie par Husserl. L’univocité est
aussi l’horizon absolu de l’équivocité » (107).

25. Le fonctionnement de ce telos, la raison en tant qu’idée infnie, s’ou-


vrant sur un avenir non-fni, a ainsi en 1962 une existence et une irréfuta-
bilité qui vont de soi, et qui s’étendent, comme Derrida le dit clairement
aussi, au-delà de toute histoire factuelle et de toute culture empirique ; il
s’agit d’un horizon à la fois privilégié et « absolu »16. Cete irréfutable pré-
dominance de la raison précisément, de son telos, qui ici prend la forme
d’une prise de recul vis-à-vis de l’histoire constituée, stabilisant en principe
tout concept en avance, n’est, alors, apparemment, plus afrmée par Der-
rida en 1994. Le mécanisme de l’à-venir, une certaine messianité sans mes-
sianisme, modelant à présent l’historicité et l’équivocité qui autrefois
accompagnaient la transmission de sens en une forme encore plus ouverte

15 Husserl vise à « réduire ou appauvrir méthodiquement la langue empirique jusqu’à la trans-


parence actuelle de ses éléments univoques et traductibles » (105) ; Joyce souhaite « répéter et
reprendre en charge la totalité de l’équivoque elle-même » (104).
16 Comme Derrida incorpore ceci vers la fn de l’Introduction, parlant du « logos divin » ou de
« Dieu » (la forme dans laquelle Husserl pense en fn de compte le travail de la raison comme
telos), « c’est travers l’histoire constituée que Dieu parle et passe, c’est par rapport à l’histoire
constituée et à tous les moments constitués de la vie transcendantale » (Introduction 164).

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et potentiellement plus déstabilisante, apporte avec lui un futur nouveau et


plus radical à la place. « Une messianité spectrale travaille le concept d’ar-
chive et le lie, comme la religion, comme l’histoire, comme la science
même, à une expérience très singulière de la promesse » (Mal d’Archive
60).

26. Cete nouvelle appréhension de l’avenir radical et de l’historicité,


accompagnée de la redétermination de la totalité philosophique et de sa
téléologie, représente ainsi la seconde diférenciation ou espacement visible
dans Mal d’Archive. Afn d’amorcer ma conclusion, si on les considère
ensemble, alors, à quoi ces deux espacements équivalent-ils, et en quoi
enfn se rapportent-ils tout à fait à l’histoire ?

27. Plus généralement, ces deux distanciations répondent, comme c’est


peut-être déjà clair, à ce que Derrida qualifait autrefois d’ « empirisme »,
bien que ce point soit toujours un sujet complexe dans son œuvre. Sans
chercher à metre toutes ses nuances sur le même plan, il est légitime
d’afrmer que la pensée de Derrida a pris une direction empiriste au cours
du temps. Ce n’est pas seulement le cas, bien que ce soit indubitablement le
plus évident, vis-à-vis de la première caractéristique. Le mal d’archive, la
pulsion de mort, en ce sens qu’il afrme la destruction absolue, même en
tant que simple possibilité, pointe en direction d’une issue empiriste. Le
fait que la destruction non-fnie de l’archive soit au moins une possibilité,
telle que la vérité pourrait disparaître — et ceci d’après les conclusions qui
relèvent en fn de compte de « l’histoire, la religion et la science » — signi-
fe qu’une sorte de factualité se montre irréductible en ce qui concerne la
nouvelle conception ou les impressions de Derrida sur l’archive.

28. De même, la messianité, tout spécialement dans la mesure où elle est


l’objet d’ « une expérience », comme Derrida le précise plus haut, incline
vers l’empirisme également, d’un type presque diamétralement opposé
cependant, un type qui renvoie à l’absolu lui-même, à la condition plutôt
qu’au conditionné. Une telle messianité est, néanmoins, ici et ailleurs
caractérisée par une « expérience », qui, de plus, est jugée inarticulable
pour l’essentiel, « une expérience de l’impossible », comme l’indique Der-
rida dans Spectres.

29. Cete distanciation (ou espacement) potentiellement empiriste — peu


importe sa disposition défnitive, puisqu’aucune de ces considérations ne
nécessite, bien sûr, que les écrits plus anciens de Derrida n’entrent fonda-
mentalement en confit avec ses œuvres postérieures — se retrouve au pre-
mier plan, en ce sens qu’elle rend visible un problème dans la pensée de
l’histoire qui traverse tout le corpus de Derrida 17. La phase empirique plus
tardive de Derrida, on peut le déclarer, rencontre des difcultés parallèles à

17 Derrida, d’une manière assez complexe, semble avoir cru que dans le travail le plus récent il
révélait simplement de plus larges horizons et/ou des points de référence que son travail
précédent impliquait déjà. Rien de ce qui a été déclaré ici n’a pour but de nier ceci ; bien que ce
que j’ai avancé puisse indiquer que cete conjonction relativement peu étudiée ou suture des
tout premiers travaux et des plus tardifs nécessite plus de recherches.

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la précédente, des difcultés qui, regroupées, forment un tout unique. Je


privilégie en partie les plus tardives cependant, non seulement parce que
ces questions, sous cete forme, semblent être relativement moins bien
reconnues, mais aussi parce qu’elles permetent d’établir le lien avec Fou-
cault.

30. Car, en adéquation avec ce penchant empiriste qui vient d’être mis en
évidence, peu importe son degré de détermination ultime, l’œuvre de Der-
rida, lorsqu’il revient à Foucault et aux questions de Foucault lui-même,
rencontre précisément le même souci que Derrida prétend avoir vis-à-vis
du projet de Foucault : à savoir, un certain historicisme. À cete époque,
celle de l’exploration, du moins par intermitence, de ce terrain empiriste
relativement novateur, la propre pensée de Derrida aborde aussi l’histori-
cisme18.

31. Plus clairement, il n’est pas question ici d’un segment historique fni,
limité de tout côté, tels que l’époque et l’âge foucauldiens qui se placent au
centre d’« Être juste ». À la place, Derrida parle sans cesse d’un change-
ment sismique dans lequel nous nous trouvons, un événement unique qui
traverse notre « moment », dû, dans Mal d’Archive et dans Spectres, à une
certaine prolifération et transformation du virtuel 19. En outre, comme les
lecteurs de Spectres le savent, un tel moment, tel que maintenant, notre
temps, selon Derrida, tient d’une certaine anachronie et d’une dislocation :
c’est un instant où la non-coïncidence du temps avec lui-même se révèle.
Néanmoins, les possibilités empiristes signalées plus haut ajoutées à l’afr-
mation de Derrida qu’aujourd’hui, une accélération ou un accroissement,
extraordinaire et novateur en lui-même, de ce qui a peut-être toujours été
en œuvre, ont lieu et produisent une version de l’historicisme dans la pen-
sée de Derrida. Ainsi, dans la discussion de Derrida sur le courriel, peut-
être le passage le plus connu et le plus cité de Mal d’Archive Derrida
afrme que cete technologie « aurait transformé cete histoire de fond en
comble et dans le plus initial de sa production, dans ses événements
mêmes » (34).

32. Derrida, à ce moment, prétend que le passé, et pas n’importe quel


passé, mais en efet celui d’une certaine connaissance et découverte, serait
radicalement diférent, s’il devait participer à contexte historique diférent
— le nôtre aujourd’hui. De ce fait, il va au-delà de l’agnosticisme vers le
déterminisme. En efet, il isole, d’un coup — au moins — ferme, le présent
dans sa singularité, et suggère que le moment qui en résulte a des efets
clairement lisibles sur la connaissance et la vérité (rappelant à cet égard le
18 Pour être clair, comme cela a déjà été examiné, Derrida a d’abord rencontré des documents et
des formes assimilées qui n’étaient ni empiriques, ni métempiriques. Par conséquent, les écrits
de Derrida pris dans leur ensemble peuvent être perçus comme soulignant d’abord cete
dimension métempirique, puis ensuite l’empirique, sans jamais, cependant, perdre de vue l’une
ou l’autre — l’articulation des deux étant souvent l’objet de ces écrits — vu les problèmes posés
par l’histoire les traversant toutes deux.
19 Ceci est peut-être le plus manifeste dans la déclaration de Derrida que « le moment sera venu
d’accepter un grand remuement dans notre archive conceptuelle, et d’y croiser une logique de
l'inconscient […]. » (Mal d’Archive, 107)

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fonctionnement d’un episteme). De cete façon, son analyse succombe à


une version peut-être unique de l’historicisme.

33. Il ne faut cependant pas perdre de vue le tableau d’ensemble. Si un tel


historicisme surgit sur un terrain empiriste, les premières articulations der-
ridiennes de l’histoire soulèvent aussi des difcultés. Cet historicisme
repose, comme cela a été clarifé plus haut, sur une historicité radicale et
transcendantale ratachée fnalement au postulat que le sens est idéalité,
une notion problématique comme je l’ai soutenu ailleurs. Ce qui a été
réexaminé ici suggère donc que le rôle de l’histoire a toujours été instable.
D’autant plus que, comme nombre d’entre vous s’en souviendront, Derrida,
en accord avec ce qu’il a appelé un « empirisme radical », dans ses pre-
miers écrits, proposait déjà une lecture de notre présent, du « lieu où nous
nous trouvons maintenant ». Depuis au moins De la grammatologie, Der-
rida atribue à notre temps — moment où l’impensable, l’absolument pério-
dique et l’a-périodique sont mis en œuvre — un privilège hyperbolique,
bien que dans ses premiers travaux il difère aussi immédiatement toute
articulation directe de ce moment et de son efet (à cause de la menace de
« l’infation absolue », « l’infation du signe lui-même »)20.

34. Ainsi que ce soit dans la forme précédente, où l’histoire dans sa tota-
lité apparaît sur le côté absolu et appartient à la philosophie dans sa singu-
larité, ou plus tard, quand les efets de celle-ci ou d’un autre absolu sont
établis à partir de notre présent et de leur apparition dans celui-ci, com-
ment une telle histoire doit être présentée, et comment l’instant présent, la
période, et ce qui les dépasse doivent être agencés par rapport à une telle
totalité, reste un problème perpétuellement en mouvement, comme le sug-
gère le fait que Derrida insiste de nouveau sur ces questions dans les
années 90.

35. De même, même si de toute évidence je n’ai pas le temps de le


démontrer ici, je crois que Foucault non plus n’arrive jamais à résoudre de
manière satisfaisante un ensemble analogue de questions relevant de l’ul-
time afranchissement de l’histoire dans son œuvre. Il se précipite non
seulement dans une impasse qu’il reconnaît dans l’ Archéologie, mais les
préoccupations de Derrida quant à Foucault et à la periode, sont, selon moi,
dans une certaine mesure, valides. Il faut ajouter une condition à ceci
cependant : à savoir, que l’usage foucauldien de l’époque a toujours été
stratégique, et est toujours inextricablement lié, comme pour Derrida, bien
que diféremment, à un intérêt et à un investissement dans quelque chose
d’autre, quelque chose qui, d’une façon complexe, dépasse l’histoire à nou-
veau, comme l’indique la volonté de Foucault d’identifer à plusieurs
reprises son projet à une hybridité, par exemple un projet historico-philo-
sophique, ou plus tard, une éthique21.
20 J. Derrida, De la Grammatologieî, 15. De cete manière, dans l’œuvre précédente, tout comme
dans Mal et dans Spectres, notre temps et sa nouveauté se coordonnent avec une ouverture
absolue (et son autre) sur l’histoire, les deux moments, le présent et le futur, trouvant une
nouvelle historicité dans le sens où chacun renvoie à l’autre.
21 Je considère que Derrida fait allusion au fait qu’il a appris d’une manière ou d’une autre cete

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36. Ce que ceci implique, néanmoins, si l’on fait un énorme bond en


avant, pour des questions de temps, c’est qu’il existe efectivement un che-
vauchement capital entre les pensées de Derrida et Foucault. Qe ce soit au
cours de cete phase plus tardive, où Derrida rencontre l’histoire sur un
terrain plus empiriste, ou à une précédente époque où il fait face à l’his-
toire sur un terrain plus philosophique à travers la lentille de l’idéalité —
même si là encore, bien sûr, au moins depuis De la Grammatologie, Derrida
atribue l’impensable à notre temps, lorsque l’absolument périodique et l’a-
périodique sont mis en œuvre, bien qu’il en reporte toute articulation
directe à cause de la menace de « l’infation absolue », « l’infation du
signe lui-même » — il s’avère que Foucault et Derrida, tous les deux, consi-
dèrent l’histoire et son autre, tous les deux utilisent l’histoire comme un
terrain pour un certain extérieur radical pour fxer un absolu nouveau et
sans précédent22.

37. Et même si je suis plutôt bien disposé, comme je l’ai esquissé ailleurs,
envers ces expérimentations respectives avec un « absolu » autre, nova-
teur, ou avec l’excès, que Derrida et Foucault entreprennent tous deux — ce
qui selon moi surpasse, par exemple, les schémas renouvelés d’une trans-
cendantalité essentiellement Kantienne que l’on trouve dans des œuvres,
sinon puissamment créatives, comme celle d’un Gilles Deleuze ou d’un
Bruno Latour — à présent, néanmoins — dans un sens totalement imma-
nent à la séquence textuelle que je viens de présenter — à présent est venu
le moment de se demander si ces utilisations totalisantes de l’histoire que
l’on trouve chez chaque auteur ne bloquent pas l’accès aux plus profondes
questions avec lesquelles ils se sont débatus, ainsi qu’à l’historicité efec-
tive de leur œuvre propre. Considérer l’âge, la période, ou l’époque, y com-
pris la messianité, l’abrahamique, et l’« instant présent disloqué », cache,
sans doute, les enjeux les plus profonds de leur œuvre, tout comme la
manière dont ces écrits s’insèrent en fait dans un devenir. L’histoire n’est
plus, et n’a peut-être jamais été, dans quelque forme reconnaissable que ce
soit, un terrain fertile sur lequel penser, surtout à ce qui peut fonctionner
selon des temporalités et des séquençages essentiellement étrangers. Au
minimum, ce sont là aujourd'hui les questions et les possibilités soulevées
par la façon dont Derrida interroge et Foucault (non sans le répéter d'une
certaine manière) et le problème de la période en ces derniers temps de
leur dialogue.

Traduction de LOIC LERME

pensée d’une extériorité radicale de Foucault lorsqu’il fait référence à lui-même au début du
« Cogito » en tant que possesseur de « la conscience du disciple » vis-à-vis de l’auteur de
L’histoire (L’Écriture 51).
22 Pour plus de clarté, l’historicité interne de la géométrie ou l’histoire de la philosophie dans sa
totalité étaient les objets de la déconstruction derridienne et non des principes que Derrida lui-
même a fni par afrmer. Néanmoins, en tant que suppositions, en tant en efet qu’occasion pour
la déconstruction et non critique, elles ont dû avoir elles-mêmes une validité efective ou
pratique qu’elles n’ont jamais eue, par exemple, pour Foucault.

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BIBLIOGRAPHIE

• DERRIDA, JACQUES. « Être Juste avec Freud : l’histoire de la folie à l’âge de


la psychanalyse ». ROUDINESCO, ÉLISABETH et al. Penser la folie : essais sur
Michel Foucault. Paris : Galilée,1992.

• DERRIDA, JACQUES. « Ponctuations : le temps de la thèse ». Du Droit à la


philosophie. Paris : Galilée, 1990.

• DERRIDA, JACQUES. De la grammatologie. Paris : Minuit, 1967.

• DERRIDA, JACQUES. L’Écriture et la diférence. Paris : Seuil, 1967.

• DERRIDA, JACQUES. Mal d’Archive : une impression freudienne. Paris :


Galilée, 1995.

• HUSSERL, EDMUND. L’Origine de la géométrie. Trad. et intr. JACQUES


DERRIDA. Paris : PUF, 1962.

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Dr Jekyll and Mr Hyde : une scène d’écriture à


deux mains

RICHARD PEDOT
UN I V ERSI T É PARIS OU EST NAN T ERRE

1.
M algré les apparences, mon titre n’est pas censé laisser entendre
que psychanalyse et déconstruction 1 seraient l'un pour l'autre
Jekyll ou Hyde. Encore que, bien sûr, un tel déni en ouverture mériterait
d’être interrogé, d’autant que j’ai commencé mon propos par un écho à
l’introduction également dénégatrice de « La Scène de l’écriture » : « Mal-
gré les apparences, la déconstruction du logocentrisme n’est pas une psy-
chanalyse de la philosophie2. » Il est plaisant, en efet, que ce soit après une
longue scène (une grande leçon ?) d’écriture faite à Freud ou à quelques-
uns de ses textes que Derrida remarque « Freud nous a fait la scène de
l’écriture3 » — sur laquelle s’entrevoit « l’au-delà et l’en-deçà de la clôture
que l’on peut appeler “platonicienne” 4 ». Écriture à deux mains, pour-
rait-on dire. Mais ce n’est pas celle-ci sur laquelle je vais me pencher prio-
ritairement, n’y touchant toujours que par rebonds ou dédoublements suc-
cessifs. C’est une autre scène d’écriture que je commenterai et qui est le
point de départ — je n’ai pas dit d’origine — des réfexions qui suivent,
scène à laquelle la première ou les deux premières sont mêlées.
2. Cete scène « litéraire » paraît pouvoir se circonscrire aux deux per-
sonnages éponymes du roman de Stevenson ainsi qu’à son dernier chapitre
et on croirait tout autant qu’elle peut se défaire aisément tant les deux
mains qui s’y produisent sont opposées : « main de praticien », « grande,
ferme, blanche et bien faite » pour Henry Jekyll ; tout à l'opposé de la main
« maigre, noueuse, osseuse, grisâtre et obscurcie par une toufe épaisse de
poils noirs » (88/126)5 d'Edward Hyde. Nous verrons ce qu’il en est de ce
partage trop évident, largement consacré par le mythe qu’est devenu le
récit stevensonien, ainsi que du trouble que vient y jeter l’écriture. Il
1 Sujet du colloque à l'origine de ce texte (Psychanalyse et déconstruction. Paris, 6-7-8 juin 2013.)
2 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 293.
3 Ibid., 338.
4 Ibid., 337.
5 R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde. La pagination entre parenthèses
renvoie à l’original en anglais, suivie de la pagination dans la traduction française,
éventuellement modifiée par mes soins.

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s’agira de retrouver dans Dr Jekyll and Mr Hyde la scène d’écriture refou-


lée par le mythe métaphysique, ce qui revient en partie à soulever les
enjeux du récit tels qu’ils se dessinent aussi entre Derrida et Freud à partir
de « La Scène de l’écriture » ; — dit autrement encore, nous chercherons à
faire sentir par l’exemple d’une lecture ce qu’une déconstruction de la psy-
chanalyse peut apporter à l’analyse litéraire.

L’ÉTRANGE ÉTUDE DE CAS


3. Commençons naïvement par nous demander quels sont les arguments
en faveur (« the case for ») d’un rapprochement de la psychanalyse et de
Jekyll and Hyde. Remarquons bien qu’il ne s’agit pas de savoir si la psycha-
nalyse a par rapport à cete œuvre un droit de visite, si la critique psycha-
nalytique a quelque légitimité ou non à forcer la porte du laboratoire du
bon docteur Jekyll. Tenant ici la réponse pour acquise, je m’intéresse moins
à l’argument de la psychanalyse quant à ce roman qu’à l’argument de la
psychanalyse « dans » celui-ci — avant que celle-ci n’émerge comme telle,
quelques années après la publication de Jekyll and Hyde (1886).
4. The Strange Case of Dr Jekyll and Mr Hyde appelle aisément des com-
mentaires de type psychanalytique qui touchent à la psyché, parfois de
manière simpliste, et cela en raison de la nature même de son intrigue et de
ses thèmes (rêves, dualité, pulsions, …). D’aucuns alors d’acclamer, nach-
träglich, un précurseur litéraire de la psychanalyse 6. Un de plus. Et cela ne
nous avance guère, car il est toujours difcile de désenchevêtrer ce qui
vient de l’après-coup interprétatif de ce qui vient de l’avant-coup litéraire.
C’est pour cela qu’il est toujours plus intéressant de considérer l’argument
psychanalytique dans l’œuvre, à condition de ne pas céder à la métapho-
rique de cete intériorité introuvable, le dedans de l’œuvre.
5. Beaucoup de parallèles ont déjà été relevés entre le roman de Steven-
son et les idées et événements de l’époque de sa composition. L’auteur lui-
même, par ses lectures, ses activités et ses fréquentations, s’intéressait aux
théories psychologiques et psychiatriques de son époque. De là à souligner
une certaine parenté avec une étude de cas, il n’y a qu’un pas, franchi le
plus souvent pour insister sur l’aspect parodique de l’imitation, qui mène le
réalisme diagnostique dans les parages du gothique.
6. Structurellement, le roman, pourrait-on dire, débute par l’exposition
des symptômes qui restent énigmatiques aux yeux de tous (récit à la troi-
sième personne de tous les événements liés à ce mystérieux Mr Hyde, tels
qu’ils afectent, entre autres, le comportement du Dr Jekyll). Il se termine
par deux chapitres, deux textes testamentaires (à la première personne) de
la main de deux médecins aux conceptions scientifiques complètement
opposées — comme si le diagnostic devait bégayer. Dans sa letre, le doc-
6 En 2005, B. D’Amato, dans « Jekyll and Hyde: A Literary Forerunner to Freud’s Discovery of the
Unconscious », va même jusqu’à comparer le roman et L’Interprétation des rêves pour leur
exploration du lien entre l’inconscient d’un auteur et son œuvre.

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teur Lanyon ne fait que constater la dualité Hyde/Jekyll et sa science ne


peut que céder devant l’horreur du fait sans pouvoir l’expliquer. Il revient
ensuite ironiquement au deuxième médecin, qui n’est autre que le patient,
de proposer lui-même une explication sans reste de son cas (un « full state-
ment of the case », selon le titre de ce dernier chapitre).
7. L’ironie est sensible dès ce niveau de lecture, en fait à partir du titre
du roman, avec l’adjonction de l’adjectif strange, dont l’efet est de faire
émerger le sensationnalisme souvent associé à l’idée de case ou — c’est la
même chose — l’ambivalence du même terme, qui signifie à la fois afaire
judiciaire ou policière, scandale, ou encore cas médical. L’usage du mot par
Stevenson est un refet de son importance dans la presse de l’époque,
comme l’indique également le fait que l’auteur se soit inspiré pour
construire son roman de récits de cas dont il a pu prendre connaissance
dans des revues grand public ou médicales, anglaises et françaises7.
8. C’est à ce niveau que l’on comprend déjà que lire The Strange Case of
Dr. Jekyll and Mr. Hyde comme une version romancée du dédoublement de
la personnalité, c’est oublier le travail d’écriture qui va exactement en sens
inverse. Le roman de Stevenson complique les récits de cas concernant les
personnalités multiples8, jouant avec l’illusion qu’un récit réaliste ( a full
statement) de ces cas soit possible. Lorsque Vivian, le héros d’Oscar Wilde
dans « Le Déclin du mensonge », remarque que la transformation de Jekyll
ressemble dangereusement à un compte rendu d’expérience dans The Lan-
cet, il souligne quelque chose d’essentiel (l’arrière-plan culturel et scienti-
fique) tout en se trompant de manière fagrante sur le diagnostic : il n’y a
dans cete œuvre aucun penchant au mimétisme, ni aucun péril de ce côté.
9. L’intérêt de Stevenson pour la psychologie, les rêves, la télépathie,
l’enfance9, ainsi que ses relations scientifiques (il était l’ami de James Sully
et de Frederic Myers et correspondait avec Pierre Janet), tout cela a sans
nul doute contribué à l’invention de Jekyll et Hyde, de même qu’aux choix
narratifs, et montre que l’auteur baignait dans un climat intellectuel qui
n’était pas éloigné de celui de Freud. Pour Michael Davis, Jekyll and Hyde
participe des débats de l’époque autour des modèles psychologiques, ce
dont le destin du laboratoire de Jekyll témoigne. Ses deux noms (« labora-
tory » ou « dissecting rooms » — salle d’anatomie) révèlent les intérêts
divergents de l’ancien propriétaire, un chirurgien, et du nouveau dont les
goûts le portent plus vers la chimie que vers l’anatomie, c’est-à-dire, sont
« centrés sur les phénomènes et les énergies du monde extérieur autant
que du moi, plutôt que sur les formes corporelles statiques10 ». Ce penchant

7 Telle la Revue scientifique où, dans les années 1870, il a pu suivre les articles d’Eugène Azam sur
son patient Félida X., source souvent citée. (A. Stiles, « Robert Louis Stevenson's “Jekyll and
Hyde” and the Double Brain », 880).
8 « Multiplex Personality », selon son ami F. Myers (A. Stiles, « Robert Louis Stevenson's “Jekyll
and Hyde” and the Double Brain », 880)
9 Intérêt dont témoignent nombre de ses essais, tels que : « A Gossip on Romance » (« À bâtons
rompus sur le roman »), « Child’s Play » (« Jeu d'enfant »), « A Chapter on Dreams » (« Un
chapitre sur les rêves ») — R. L. Stevenson, R. L. Stevenson on Fiction). Intérêt, également,
inséparable de sa conception de la création litéraire.
10 M. Davis, « Incongruous Compounds », 207.

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vers les modèles énergétiques plutôt qu’anatomiques (on songe à Lom-


broso) se retrouve aussi dans l’opposition au docteur Lanyon, pour qui ces
recherches sont des hérésies. On perçoit mieux l’élément parodique dans
l’écriture de Stevenson qui, selon un critique, en imitant l’étude de cas et
l’insérant dans un récit gothique, « met à nu les limitations de la prose
scientifique » lorsqu’il s’agit de saisir des phénomènes « impossibles à rela-
ter en des termes purement empiriques11 ». Le dédoublement de Jekyll se
lirait alors également comme un combat « pour maintenir une objectivité
scientifique face à une terrifiante réalité subjective qui menace de le sub-
merger12 ».
10. On aura noté un intéressant efet de lecture qui fait que les termes des
commentaires reprennent la structure duelle de l’intrigue et en renforcent
le binarisme apparent. L’objection est que, si pertinente que soit la réfé-
rence aux disputes intellectuelles de l’époque, elle ne réduit pas le jeu de la
diférance, c’est-à-dire les jeux d’écriture de la fiction. Il est par exemple
loin d’être insignifiant que le laboratoire soit habituellement désigné sous
ce nom ou presque aussi souvent sous celui de theatre (en contexte :
amphithéâtre ; mais de façon générale : théâtre). Le terme signifie la place
de l’écriture romanesque (la scénographie, la théâtralisation) et celle, liée,
d’un personnage qui tient un rôle fondamental dans l’intrigue et dans son
interprétation : Uterson, notaire et ami de Jekyll.
11. C’est le premier protagoniste à apparaître, introduit dès le premier
paragraphe où il est insisté — détail anodin ? — sur son caractère austère et
son goût pour la mortification, illustré entre autres choses par le fait que
« bien qu’il appréciât le théâtre [ theatre], il n’avait pas franchi le seuil d’un
seul ces vingt dernières années » — un tel contrôle de la compulsion de
répétition laisse rêveur. Or il se trouve qu’il franchira à plusieurs reprises
la porte du laboratoire (theatre) de Jekyll et que l’histoire (non le roman)
s’achève après qu’il l’a fermée pour reprendre le chemin de son domicile
afin de lire les deux textes testamentaires mentionnés plus haut, à lui desti-
nés. L’étrange afaire / cas ressemble alors à une mise en scène à son usage.
Le notaire est, comparé à Jekyll, une image adoucie mais non moins puis-
sante du refoulement puritain13 mais également — et c’est au moins aussi
intéressant — un double du lecteur, et cela sous l’angle de la curiosité14.
12. De fait, le refoulement du plaisir (les bons vins, le théâtre) va de pair
avec celui de la curiosité. Cependant, comme cela est souligné à l’occasion,
mortifier celle-ci « est une chose, c’en est une autre de la vaincre » (59/97)
et le notaire est agi par le désir de savoir et de voir. Il n’est donc pas sim-
plement un lecteur passif d’une énigme qu'il ne peut sonder, c’est un lec-
teur qui ne tient pas en place et finira, après bien des réticences, par briser
la porte qui le sépare du mystère, pour entrer enfin en scène (la hache pour
11 A. Stiles, op. cit., 881.
12 Ibid.
13 Une étude approfondie montrerait la duplicité du personnage, à la fois double de Jekyll et de
Hyde. Nous ne pouvons nous y atarder ici.
14 Cf. « Le désir de savoir, j'ai failli écrire le désir de viande, n'est pas aussi profond que cete
exigence de péripéties bien venues et saisissantes. » (R. L. Stevenson, « A Gossip on Romance »,
54-56).

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ce faire se trouve bizarrement dans l’amphithéâtre…). Q’il emploie à cete


fin des « moyens déloyaux » (foul means) signale une lecture par efrac-
tion, comme une écriture d’autant plus violente qu’elle a été longtemps
maintenue en position de lecture15.
13. Cete scène de lecture et d’écriture, de transfert et contre-transfert
presque, ne peut être oubliée au profit de celle que se font deux visions
scientifiques, et cela reste vrai lorsque c’est Jekyll qui est le sujet et l’objet
de l’expérience scientifique. En efet, il est séduisant d’évoquer le confit
entre objectivité et subjectivité en la personne de Jekyll mais la « terri-
fiante réalité subjective » est avant toute chose l’expérience du langage et
de l’écriture, comme nous allons le voir, et cete expérience, par définition,
déborde les limites de l’individu circonscrit par son nom et sa fonction.
14. De plus, l’écriture elle-même est dédoublée. Qant à celle du roman,
si l’on peut évoquer une parodie (litéraire) du discours scientifique fin-de-
siècle, il est également loisible de suggérer, comme Jacqueline Carroy, qu’à
l’époque de la psychologie physiologique et pathologique naissante, le
conte de Stevenson « reprend en style scientifique toute une litérature
magnétiste et spirite, qui hante, si l’on ose dire, les esprits 16 ». Litérature
ici ne s’entend pas uniquement au sens d’ensemble de productions intellec-
tuelles sur le sujet, tant le discours psychologique peut se trouver pris dans
une forme de litérature, les scientifiques (tel Alfred Binet 17, en France)
pouvant se révéler des « Mr. Hyde » litéraires.
15. La scène d’écriture que je vais maintenant commenter est marquante
en raison des dédoublements qu’elle met en jeu. Curieusement, elle est
rarement perçue comme telle, le dédoublement étant habituellement rap-
porté au personnage principal qui se livre sur cete scène, pourrait-on dire.

SCÈNE(S) D’ÉCRITURE
16. Il y a une forme de précipitation dans le privilège accordé au récit de
Jekyll, au détriment de la dimension de l’écriture, réduite au profit d’une
série d’oppositions connues et d’une intrigue linéaire qui va valoir pour
l’ensemble du roman. Cete hâte se traduit par l’illusion de parvenir enfin
(en fin) à la découverte du contenu latent de toute l'histoire, exposée sans
reste — illusion qui aura animé le notaire depuis le début et qui l’accom-
pagne encore lorsqu’il rentre chez lui, après le dernier acte de la pièce
jouée pour lui :

15 Conjonction non exempte de paradoxes : comme le fait que l’action n’aboutit qu’à retrouver une
position de lecture (des deux testaments) et qu’une lecture anticipée (de la letre de Lanyon)
aurait pu modifier le cours des choses — empêcher peut-être la mort ou la disparition de Jekyll,
qui était la condition pour que la letre soit ouverte. On soulignera là le double statut du secret
(et de la parole donnée) dans le récit : aiguillon et agent de refoulement.
16 J. Carroy, Les Personnalités doubles et multiples, XV. (Je souligne).
17 Ibid., 147-194. Binet avait, plus qu’Uterson, une passion pour le théâtre qui le conduira, au
début du XXème à écrire des pièces pour le Grand-Guignol.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

Ils sortirent, fermant à clef la porte de l’amphithéâtre [ theatre] derrière eux


et Uterson, laissant une fois de plus les serviteurs assemblés autour du feu dans
le vestibule, reprit d’un pas traînant le chemin de son étude afin de lire les deux
récits [celui de Lanyon et celui de Jekyll] dans lesquels ce mystère allait désor-
mais être élucidé [explained]. (73/108)
17. À croire que l’étrange cas pourrait céder devant l’exposé intégral,
purement transitif, des faits. C’est ne pas percevoir non plus que statement
est un anagramme de testament, qui évoque une forme d’écriture singu-
lière aussi bien que la singularité de l’écriture, qui suppose signature et
contre-signature et dissémine l’identité qu’elle est censée confirmer, sur-
tout si quelque chose comme une « confession » (72/107) doit avoir lieu.
Est également troublée en l’occurrence la position du lecteur, ici énoncia-
teur (Uterson)18 par destination, qui opère hors champ — à l’étude où la
lecture est censée s’efectuer — mais non hors texte car le texte, on pourrait
le montrer longuement, lui aura toujours déjà assigné la place du contre-si-
gnataire19.
18. Négligeons cela un instant, oublions que cet écrit qui compose le der-
nier chapitre du roman est entre les mains du lecteur Uterson, ami, notaire
et… légataire de Jekyll. Le texte se présente donc comme une révélation ou
une confession longtemps atendue et ce qui est révélé est la duplicité du
docteur Jekyll, sa stratégie pour laisser libre cours à ses pulsions (non spé-
cifiées), le combat de plus en plus difcile avec la conscience morale qui
conduit à la prise de décision finale : « Ici donc, comme [as] je pose la
plume et m’apprête à sceller [proceed to seal up ] ma confession, je mets fin
à la vie de ce malheureux Henry Jekyll. » (97/138)
19. Le schéma révélé est assez simple : il va de la manifestation de l’ hy-
bris du héros à la nemesis (soufrance, puis mort) et à l’anagnorisis qui est
à la fois l’objet de l’écrit de Jekyll et l’écrit même. Le rideau levé sur le
mystère peut donc retomber, mais pas aussi paisiblement qu’on voudrait le
croire. À ce moment de résolution — toute dernière phrase et de la confes-
sion et du roman —, nombre de problèmes restent en suspens. Qi dit / est
« je » ? Jekyll ? Par quel sursaut Jekyll (le je-qui-tue, le tue-je, la dépouille
(hide) du je) triompherait-il à la dernière minute ? Et qui donc met fin à ses
jours ? Si je dispose de Jekyll, malheureux ou non, je n’est pas Jekyll, je
peut être Hyde, le double d’un double, c’est-à-dire, à tout le moins : je /
Jekyll / Hyde ou toute combinaison des trois termes de l'équation. Nous y
regarderons de plus près en abordant les enjeux pronominaux du texte,
mais signalons encore une chose : le statut exorbitant de l’écriture, qui
autorise tous ces dédoublements et qui a partie liée avec la mort.
20. Q’est-ce qui serait le plus scandaleux, à supposer qu’on puisse tran-
cher entre deux hypothèses, deux interprétations de « comme » (as) ? Qe
la plume soit posée en même temps que la vie est ôtée ou que la poser soit
l’équivalent de donner la mort, l’écriture semble dotée d’un singulier pou-
voir. Ne prenons pas cela cependant pour un renversement intégral de l’op-

18 Celui qui profère ou énonce (uters) mais aussi fils de l'énonciation, fils de l'écriture qui n'a plus
de père.
19 Voir R. Pedot, Le Seuil de la fiction, chap. III, en particulier, 65-68.

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position parole / écriture où la dernière serait du côté de la vie. Si l’on tient


au terme, il s’agirait plutôt de ce renversement indissociable d’un maintien
sous rature des concepts concernés par ce que Derrida appelle justement
une « écriture bifide20 ». D’un côté, l’écriture maintient « Jekyll » en vie
mais cela signifie qu’il y survit en quelque manière. Elle est bien de nature
testamentaire, et pas seulement parce que le texte est adressé à un léga-
taire : « voici venue l’heure de ma véritable mort, et la suite concerne un
autre que moi » (97/138).
21. D’une part, l’écriture survit à sa disparition puisqu’on écrit alors
qu’on pose la plume (« Ici donc, comme je pose la plume »). Même chose
pour le scripteur, mort au moment d’écrire. D’autre part, la mort elle-
même, non représentée, irreprésentable (autant que Hyde), n’aura d’autre
équivalent que cete écriture suspendue, en son suspens. Mieux, si fin de
l’écriture et mort coïncident, alors metre les scellés à la première et arrêter
la dissémination est impossible, c’est un processus [ process, même racine
que proceed] toujours diféré. À cet égard, l’écriture est comparable à l’in-
conscient selon Freud : elle ne croit pas à sa propre mort 21, qui la traverse
pourtant de part en part.
22. Ce processus de suspens, d’inscription/disparition résonne avec le
propos de Derrida qui dit : « Les traces ne produisent donc l’espace de leur
inscription qu’en se donnant la période de leur efacement 22. » Il peut éga-
lement être rapproché du schéma de l’appareil psychique de la « Note sur
le “Bloc-notes magique” » — objet du commentaire derridien —, et en parti-
culier de son dernier paragraphe où Freud, selon ses mots, pousse un peu
plus loin la comparaison :
Si l’on imagine qu’une main détache périodiquement du tableau de cire la
feuille recouvrante pendant qu’une autre écrit sur la surface du bloc-notes
magique, on aura là une figuration sensible de la manière dont je voulais me
représenter la fonction de notre appareil perceptif psychique23.
23. En l’occurrence, Jekyll and Hyde présente une version sophistiquée
de l’écriture bifide que l’analogie du bloc magique tente de figurer. C’est ce
dont on a l’intuition dans la courte phrase de conclusion, au niveau de la
syntaxe subjective (le jeu du je et du nom propre) et de la syntaxe narrative
(le jeu d’un temps qui est plutôt celui de l’inconscient où a déjà eu lieu ce
qui va avoir lieu — « Jekyll » est mort, deux chapitres auparavant, la plume
est déjà posée — et où ce qui a lieu n’aura pas lieu — l’écriture est suspen-
due, indéfiniment). Nous reviendrons dans un instant sur ce tissage rap-
porté à l’ensemble du roman, mais tournons d’abord vers une version plus
théâtrale du dédoublement proposé par l’analogie freudienne.
24. À propos de Freud, Derrida conclut : « Donc Freud nous fait la scène
de l’écriture. Comme tous ceux qui écrivent. Et comme tous ceux qui
savent écrire, il a laissé la scène se dédoubler, se répéter et se dénoncer

20 J. Derrida, Positions, 57-58.


21 S. Freud, Considération actuelle sur la guerre et la mort, 287, 305.
22 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 334.
23 S. Freud, « Note sur le “Bloc-notes magique” », 124.

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elle-même dans la scène24. » Stevenson, on s’en doute, fait de même, avec le


brio d’un écrivain sûr de ses efets théâtraux. Fait intéressant, Jekyll men-
tionne peu avant sa conclusion les mauvais tours que Hyde, frustré d’être
prisonnier, lui joue : d’où, écrit-il, « les farces simiesques qu’il me faisait
sans cesse, gribouillant de ma main des blasphèmes en marge de mes livres,
brûlant les letres et détruisant le portrait de mon père » (96/137). Le pro-
blème serait simple si la survie de l’écriture une fois confiée à un support
d’extériorisation (le « fragment matérialisé de l’appareil mnésique » qui
occupe Freud25) pouvait être renforcée par l’emploi d’une autre moyen de
sécurité (pourquoi pas un cofre-fort où l’on pourrait l’oublier en toute
quiétude ?). Mais voilà, l’extériorité est d’autant plus menaçante qu’elle est
menacée, qu’elle s’ouvre à / de l’intérieur : ce serait de la main de Jekyll
que Hyde gribouille et commet des sacrilèges. Et ce qui rend la menace
possible et autorise l’indissociabilité de l’intérieur et de l’extérieur tient à la
nécessité et à l’impossibilité de l’oubli. Sous la plume de « Jekyll », cela se
résume ainsi : « Mes deux natures possédaient la mémoire en commun. »
(89/128)
25. Qe doit être la mémoire pour pouvoir tenir ce rôle, cela n’est pas dit,
mais c’est un des nœuds du problème. Lorsque Jekyll, réduit à être Hyde,
doit obtenir de Lanyon les produits qui le feront revenir à lui, pour ainsi
dire, il se souvient : « Je me suis alors souvenu que de mon personnage
[character] originel j’avais retenu une chose : je pouvais utiliser ma propre
écriture [I could write my own hand] : et dès que j’avais eu cete étincelle
en mon esprit, la route à suivre était éclairée de bout en bout. » (93/133)
Oublieuse mémoire du scripteur qui veut voir sa propre écriture ( hand)
s’ériger en protection alors qu’il a dès le début, à son profit croyait-il, passé
la main à son double et que dès lors toute idée de propre s’est envolée.
C’est pour éviter les poursuites et la curiosité, en efet, que Hyde aura le
droit à un compte en banque et à sa « propre » signature : « lorsqu’en pen-
chant ma propre écriture [my own hand] en arrière j’eus fourni à mon
double une signature, je crus être à l’abri du sort » (87/126).
26. La séparation totale dont rêvait le docteur est bien illusoire. C’est la
main velue de Hyde qui écrit une letre de la main de Jekyll, et c’est Jekyll
qui prête main forte à Hyde en cas de coup dur et signe ses actes — lais-
sons l’adjectif possessif à son ambiguïté. Hyde y gagne le moyen de s’infil-
trer dans l’écriture de Jekyll. Le résultat est, comme le remarqueront Uter-
son et son employé, une écriture bizarre, impaire, contrefaite (« an odd
hand » 54/86) un peu comme la main de Hyde comparée à celle de Jekyll
(88/126). Et c’est toujours par la vue de cete main que se manifeste pour
Jekyll le retour de son double. On ne sait donc jamais vraiment qui a la
main, qu’elle assassine ou qu’elle écrive.
27. Il faudrait s’atarder sur tous les emplois litéraux ou figurés du terme
hand, qu’il désigne l’organe ou l’écriture. On s’apercevrait de l’impossibi-
lité dans tous les cas à empêcher le glissement métonymique, à empêcher

24 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 338.


25 S. Freud, « Note », 119.

— • 42 •
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que le désir s'en mêle. On constaterait surtout l’existence d’un confit irré-
solu entre les deux pôles. Il est illustré comiquement dans la forfanterie du
policier persuadé de pouvoir rapidement metre la main au collet de Hyde
parce que celui-ci a brûlé son carnet de chèques avant de fuir : « Je le tiens
[I have him in my hand]. […] Nous n’avons plus qu’à aller l’atendre à la
banque et faire difuser son signalement [get out the handbills]. » (49-
50/81) Rien de plus insaisissable pourtant que Hyde, qui défie toute des-
cription et n’existe à la banque que par un jeu d’écriture. Et que dire d’Ut-
terson, le dupe par profession qui en tient pour la fiabilité des écrits olo-
graphes, et est enclin jusqu’à la presque dernière extrémité à les certifier,
pour se résoudre finalement à accepter que l’écriture n’ofre pas de prise et
qu’il faut prendre les choses en main, et partir à l’assaut : « Le notaire prit
en main cet outil rudimentaire mais de poids [le tisonnier de la cuisine] et
le soupesa. “Savez-vous, Poole, dit-il, en levant les yeux, que nous allons
nous exposer, vous et moi, à quelque danger ?” » (67/100) Il ne sait guère, le
saura-t-il ensuite ?, qu’en termes de saisie, il ne sera plus près de la révéla-
tion du mystère que d’être le destinataire de quelques letres, c’est-à-dire
de rien qui ne menace encore de lui glisser entre les doigts.
28. L’équivoque du terme hand, qui persiste dans le récit de Jekyll, est
l’un de ces indices qui suggèrent que si la mémoire contient une écriture
(celle du moi) à laquelle le sujet croit pouvoir se raccrocher, l’écriture pos-
sède une mémoire qui ne cesse de contredire l’illusion de maîtrise et de
présence à soi du sujet de l’écriture. Le signifiant de la saisie ( hand) ou de
la transmission (to hand down, in, …) est celui de la dissémination (hand-
writing). La confiance de Jekyll n’en est que plus extravagante. « I could
write my own hand », se félicite-t-il. Litéralement : je pouvais écrire ma
propre main. La main pour saisir et se ressaisir est produit de l’écriture, elle
en est saisie. C’est là tout l’échec de la stratégie de Jekyll. D’un trait de
plume, il a voulu se débarrasser (on pourrait dire : write of) du problème
de son double malfaisant, comme s’il n’était qu’une part indépendante de
lui-même. À la fin, c’est une volumineuse confession qu’il y faudra ; pour
paraphraser Derrida : une écriture qui « se constitue une protection, en
protection contre soi, contre l’écriture selon laquelle le “sujet” est lui-même
menacé en se laissant écrire : en s’exposant26 ». Cela finit par ressembler
très fort au bloc magique freudien et c’est d’autant plus intéressant que
Jekyll entendait à l’origine en sens inverse viser une séparation radicale.
29. Freud, dans « Note sur le “Bloc-notes” magique », est à la recherche
d’une analogie matérielle qui permete de représenter le fonctionnement de
l’appareil mnésique, dans sa double capacité de réceptivité sans cesse
renouvelée et de durabilité des traces. Imaginer que Jekyll et Hyde mènent
des vies entièrement séparées, sans laisser de traces de l’une dans l’autre
est à l’opposé de cete représentation. La logique cet appareil est binaire a
priori, une logique de l’ON/OFF. S’agit-il de tromper l’ennui d’une vie de
notable ? « Je n’avais qu’à boire le breuvage pour d’un seul coup me
défaire [dof : do of] du corps du professeur réputé et endosser [ assume,

26 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 331.

— • 43 •
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mais on pourrait aussi dire don : do on], tel un manteau épais, celui d’Ed-
ward Hyde » (85-86/123). Jekyll ou Hyde : la formule est sans ambages, à
ceci près que ce n’est pas tout à fait Hyde qui prend la place de Jekyll ni
l’inverse, mais que c’est « je » qui sert à chacun de porte-manteau. Dans ce
« je » d’écriture, sans lequel aucune confession n’est pensable, l’efacement
œuvre à même l’inscription et « la simplicité ponctuelle du sujet clas-
sique27 » s’évanouit.
30. Cela se comprenait dans l’énoncé dont nous sommes partis. L’origina-
rité du sujet (« my original character ») ne peut se soutenir (que) de l’écri-
ture. Le sujet se rêve plus originaire que l’écriture, il s’en souvient comme
de quelque chose à sa disposition pour garantir ce qu’il a en propre (« my
own hand »), mais il est en même temps un character de l’écriture : per-
sonnage mais aussi caractère typographique (« I »), tout sauf un sujet sou-
verain. C’est ainsi qu’un énoncé comme « je revins à moi chez Lanyon »
(94/134) est scandaleux. Non parce que la « réalité » en référence (la
brusque transformation de Hyde en Jekyll) l’est, aux yeux de Lanyon en
particulier, mais parce que, c’est peut-être là la plus terrible découverte, je
ne peut pas dire je. Jekyll (si c’est lui) écrit : « “Il”, dis-je : je ne peux pas
dire “je”. » (94/134) Comprendre donc que je ne peut dire je en tant que
Hyde, force d’efacement ou de gribouillage, mais je doit dire je en tant que
Jekyll dont je est la seule trace. Ce serait là l’image inversée de l’élan qui
portait le je / Jekyll vers le je / Hyde, quand il s’y (re)connaissait comme
tel, s’y montrait totalement réceptif : « au premier soufe de cete nouvelle
vie, je me reconnus [I knew myself] comme plus pervers, dix fois plus per-
vers, livré en esclavage à ma méchanceté originelle » (84/121) ; « Et pour-
tant, contemplant cete afreuse idole dans le miroir, je n’avais conscience
d’aucune répulsion, mais plutôt d’un élan qui me portait à l’accueillir [ a
leap of welcome]. Cela aussi, c’était moi. » (84/122)
31. Pris dans son ensemble, dès lors, le dispositif rappelle ce que Freud
voit dans le bloc magique, à savoir une solution au « problème que pose
l’union des deux fonctions [réceptivité et durabilité illimitées], en les
répartissant entre deux parties constitutives — ou systèmes — distinctes
mais reliées l’une à l’autre28 ». Il n’y a pas de séparation sans liaison simul-
tanée, Jekyll et Hyde auront toujours quelque chose en commun. Jekyll
appelle cela mémoire, nous l’avons vu, sans s’appesantir sur sa nature. Il
évoque également — en parlant de lui à la troisième personne ! — « cer-
tains phénomènes de la conscience » partagés avec cete « créature », ce
« limon de l’abîme » pourtant capable de pousser des cris et proférer des
paroles (95/136). Certains phénomènes de la conscience (lesquels ?), parta-
gés une créature du limon qui possède le langage, absence de répulsion
consciente à la venue de son autre, … il semble bien que la mémoire dont il
s’agit n’est pas la « faculté » (89/128) classique par laquelle il est possible
de se rappeler son nom, ou certains événements, de retrouver la clé d’une
porte dérobée, etc. — toutes choses utiles à Jekyll comme à Hyde. La
mémoire est partagée, cela veut dire aussi qu’elle n’est pas de part en part
27 Ibid., 335.
28 S. Freud, « Note », 122.

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consciente. Ainsi un Jekyll repenti jouit d’une belle journée ensoleillée


d’hiver à Regent’s Park et sa mémoire se laisse envahir par son côté « ani-
mal » — « L’animal en moi léchait les babines de la mémoire. » (93/132) —
et c’est le prélude au retour imminent de Hyde, l’oublié ne revenant pas,
pour citer Freud, comme souvenir « mais sous forme d’action », le refoulé
se traduisant en actes29.
32. Entre les deux formes de mémoire, donc, entre Jekyll et Hyde, je et je,
comme entre les couches du bloc magique, il n’y a « ni contact permanent,
ni rupture30 » et le « je », « système de rapport entre [ces] couches 31 », est
une trace comme « efacement de soi, de sa propre présence 32 » : il s’eface
comme il s’écrit. Ici, en rapport avec les exemples juste cités, il est impor -
tant de préciser un point : l’efacement / inscription n’est pas une sublima-
tion ou une symbolisation. Lire Jekyll and Hyde ainsi, c’est ne pas envisa-
ger l’écriture comme ce qui travaille la représentation, comme la représen-
tation au travail. Voir en Hyde l’animal et l’inconscient est ainsi une lec-
ture tentante, prégnante même. Or il se trouve que la métaphore animale, à
l’examen, est assez discrète, le terme animal n’étant d’ailleurs utilisé que
deux fois et ses synonymes étant aussi rares. En l’occurrence, lorsqu’il
s’agit de décrire Hyde, l’accent est plutôt mis sur l’indescriptible ou l’im-
possibilité de la description. L’optimisme policier qui compte rapidement
metre la main sur lui en publiant un signalement n’en est que plus
comique, les témoins ne s’accordant que sur un point : un sentiment de
« diformité inexprimée [unexpressed] » qui les « impressionnait [impress-
ed] » à la vue du criminel (50/81).
33. La coïncidence d’une forte impression et d’une impossible expression
est récurrente dans le roman. Même le placide Uterson en fait l’expérience,
chez qui Hyde provoque « une impression de diformité en l’absence de
toute malformation exprimable [namable] » (40/70). Metre un nom sur la
chose, et sur le dégoût et la haine qu’elle suscite, bref traduire l’inexpri-
mable, voilà l’objet de la quête du notaire, qui le mènera aux deux textes
olographes de Lanyon et de Jekyll. Ces textes sont-ils pour autant les tra-
ductions ou révélations atendues ? Uterson ne nous en dira rien, mais on
peut constater qu’ils sont parcourus de la même tension irrésolue entre
impression et (in)exprimé, à quoi Jekyll renvoie lorsqu’il s’horrifie que le
limon de l’abîme ait accès à la parole. La traduction de son expérience en
un exposé complet n’est pas sans doute en conséquence plus concevable.
C’est ce que suggère le dénouement de l’histoire, sur le seuil de la porte du
cabinet de Jekyll, entre une scène de lecture devenue frénétique et une
scène d’écriture à tiroirs. Tandis que les coups de hache pleuvent, un cri
« de terreur animale » (première et avant-dernière occurrence du terme
« animal », 69/103) se fait entendre, mais d’animal point, une fois la porte
abatue : à sa place, un lot de textes en héritage. Entre le cri « strident et

29 S. Freud, « Remémoration, répétition, perlaboration », 108. La Technique psychanalytique .


30 J. Derrida, « La Scène de l’écriture », 335.
31 Ibid.
32 Ibid., 339.

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lugubre » et le récit du « malheureux » Jekyll, quel rapport de traduction


peut-on envisager ?
34. La situation est comparable à ce qui advient dans la première scène
d’écriture du roman. Enfield, « lointain parent » d'Uterson, et toutes les
personnes présentes sur les lieux où Hyde a renversé une fillete
découvrent en eux un sentiment de haine envers ce personnage indescrip-
tible, qu’ils transforment en exigence de réparation financière. À quoi
Hyde répond « Name your figure » (« Votre prix sera le mien », 32/59)
avant de revenir avec un chèque signé de la main de Jekyll. Un nom est
ainsi bien donné à l’inexprimable, mais c’est un nom qui ne nomme rien ou
faussement (on soupçonnera tout de suite un document « apocryphe »). La
traduction si elle existe achète un certain silence, ou encore : elle est figu-
rale.
35. De ce point de vue, répétons-le, la confession de Jekyll n’est pas la
révélation atendue. Elle n’est d’ailleurs pas moins une quête, une lecture
que celle d’Uterson dont elle n’est séparable que par artifice interprétatif.
Elle témoigne plutôt qu’il reste toujours de l’intraduisible, terme qui nous
est en fait soufé par Derrida commentant Freud. Freud insiste sur le fait
qu’il n’y a pas de transcription du rêve, de l’inconscient dans une écriture
dérivée. « [L’]écriture psychique ne se prête pas à une traduction 33. » À
suivre Derrida, on est tentés de déduire que cete même idée de non-trans-
criptibilité est indissociable du recours à « une métaphorique de la trace
écrite34 » qui travaille la pensée freudienne depuis « L’Esquisse », comme
tentative de traduction d’une intraductibilité. C’est le dernier parallèle que
je soulèverai brièvement en guise de conclusion.
36. Il est intéressant à cet égard de noter que Freud, en quelques para-
graphes de conclusion, va discréditer l’analogie longuement élaborée (« il
faut bien qu’en un point [ irgendwo] cesse l’analogie35 ») et malgré tout
« avouer » qu’il est enclin (« Ich gestehe aber, daß ich geneigt bin ») à la
pousser plus loin et propose un usage inédit du bloc magique : l’écriture à
deux mains. Nous sommes au bord du litéraire — voire du fantastique —,
comme souvent lorsque la science freudienne doit marquer le pas, ou efec-
tuer un pas en arrière sur les traces des poètes qui l’ont précédé — ou, ici,
vers l’analogie tout juste dévalorisée. Écriture penchée ( geneigt, sloped), en
arrière (rückwärts, backward), selon la pente de l’imagination théorique.
37. Suis-je en train de suggérer que la litérature, et plus particulièrement
le roman de Stevenson, est une ardoise magique plus satisfaisante que l’ap-
pareil d’écriture choisi par Freud parce que d’emblée bien plus complexe ?
Je proposerais plutôt de placer le recours à la litérature chez Freud sur un
plan comparable à cete recherche d’une analogie jamais parfaite, qui doit
bien mais ne peut pas s’arrêter quelque part. D’où la fécondité de l’ap-
proche psychanalytique des textes litéraires, si l’on reste sensible, comme
la déconstruction derridienne nous y invite, à la « métaphorique de l’écri-

33 J. Derrida, « La Scène de l'écriture », 316.


34 Ibid., 297.
35 Ibid., 123.

— • 46 •
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ture » qui est au travail, dans la théorie freudienne, dans le rapport même à
l’œuvre litéraire — scène d’écriture contre scène d’écriture. Dès lors, toute
lecture de Jekyll and Hyde comme anticipation de la psychanalyse — qui
n’aurait plus alors qu’à le (re)traduire dans ses termes — s’écrirait sur une
scène désertée et par la fiction et par la psychanalyse.

BIBLIOGRAPHIE
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1967. Points. Paris : Seuil, 1979.
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Anthropologie de la guerre. Ouvertures bilingues. Paris : Fayard, 2010.
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• STEVENSON, ROBERT-LOUIS. The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde,
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1979.
• STEVENSON, ROBERT-LOUIS. L'Étrange cas du Docteur Jekyll et de Mr Hyde
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de poche. Paris : LGF, 2000.

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• STILES, ANNE. « Robert Louis Stevenson's “Jekyll and Hyde” and the
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De Derrida à Lacan : une phénoménologie sans


réserve

BERNARD BAAS
LYCÉE F U S T E L - D E -C O U L A N G E S , S T R A S B O U R G

1.
J'ai donc intitulé mon intervention : « De Derrida à Lacan : une phé-
noménologie sans réserve ». Comme on l'aura sans doute entendu,
cette locution, « sans réserve », fait écho à l'essai que Derrida consacra à
Bataille, en 1967, sous le titre : « De l'économie restreinte à l'économie
générale : un hégélianisme sans réserve », repris la même année dans
L'Écriture et la différence1.
2. On pourrait penser que « sans réserve » signifie simplement : « sans
restriction ». Bien sûr, il y a de cela ; à cette différence près que c'est aussi
et surtout « sans rien qui demeure en réserve ». Dans le contexte du com-
mentaire que Derrida consacre à Bataille, et qui porte donc sur l'hégélia-
nisme de Bataille, il s'agit de ceci : ce qui est mis en jeu dans la lutte à mort
hégélienne (et en général dans l'exposition à la mort) est aussi ce qui est
mis en réserve : c'est la conscience de soi, donc la présence et même la
jouissance de la conscience se retrouvant auprès de soi. On sait que la
logique de cette réserve est une logique économique, dont Derrida ne
manque pas de filer toutes les métaphores : c'est une logique de l'épargne,
puisqu'en épargnant le vaincu, le vainqueur amortit ce qu'il a investi dans
la lutte et recouvre par là – comme dans l'épargne bancaire – les intérêts
de ce qu'il a mis en jeu ; sa mise se convertit en gain, et ce gain est la
conscience de soi du maître. Le texte de Derrida consiste alors à distinguer
cette maîtrise de ce que Bataille appelle la souveraineté. C'est à cette sou-
veraineté que s'applique le « sans réserve ». Et Derrida de montrer, avec
Bataille, que la négativité à l'œuvre dans l' Aufhebung hégélienne est
encore une « comédie2 » et qu'elle implique de « se rendre […] aveugle au
sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du sens 3 ».
À l'inverse, la souveraineté requiert « une négativité radicale — il faut dire

1 J. Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve »,


L'Écriture et la différence, 369-407.
2 Ibid., 378.
3 Ibid., 377.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

ici sans réserve — »4 ; et même plus : elle est cette négativité radicale et
sans réserve qui suspend l'économie du sens, laquelle procède encore de
l'économie restreinte c'est-à-dire de l'économie de la réserve. La souverai-
neté est donc, pour reprendre le mot de Bataille, la souveraineté de, dans et
par la « dépense » du sens telle qu'elle advient dans le rire, dans l'érotisme,
dans le sacrifice et — Derrida le montre en référence implicite à Blanchot —
dans une écriture qui forcerait les lois du logos, c'est-à-dire aussi bien de la
grammaire et de la conceptualité du discours philosophique.

3. La question que pose cette souveraineté est bien sûr de savoir si le


« sans réserve » n'implique pas encore une « réserve ». Bataille déjà recon-
naissait qu'il n'est pas possible « de trouver la souveraineté en la cher-
chant »5. Derrida, lui-même, évoquant, dans Marges de la philosophie, son
texte de 1967, parlait aussi de « l'économie générale […] tenant en réserve
la non-réserve »6. Et Jean-Luc Nancy allait jusqu'à dire :
L'« hégélianisme sans réserve » que Derrida repérait chez Bataille ne peut
pas ne pas être soumis, au bout du compte, à la loi hégélienne d'une réserve tou-
jours plus puissante que tout abandon de réserve : la réserve, c'est-à-dire en fait
la relève du Sujet, qui se réapproprie dans la présence — c'est sa jouissance7.

4. Évidemment, cette dernière formule pourrait servir à initier un pro-


pos sur la relation de Derrida à Lacan. Ce n'est pourtant pas d'elle que je
veux prendre ici mon départ, mais de cette autre formule de Derrida dans
son essai sur Bataille, formule assertorique et, pour le coup, sans nuance :
« la phénoménologie de l'esprit ( et la phénoménologie en général [je sou-
ligne ] ) correspond à une économie restreinte 8 » ; cela signifie que la phé-
noménologie — toute phénoménologie — correspond à une logique de la
« réserve ». Le commentaire du texte de Bataille en fait la démonstration
pour le cas de Hegel. En revanche, dans cet essai, Derrida n'argumente pas
la généralisation de son assertion à « la phénoménologie en général ».
Cette argumentation est à chercher — comme on sait — dans cet autre essai
contemporain du premier : La Voix et le phénomène9, essai consacré cette
fois à la phénoménologie de Husserl, mais dans lequel la référence à Hegel
fait contrepoint au commentaire de Husserl. La déconstruction qu'opère
alors Derrida tend à remarquer — c'est le mot juste — le phono–centrisme
auquel n'échappent ni la phénoménologie husserlienne, ni la phénoméno-
logie hégélienne. Dans les deux cas — j'allais dire : dans ces deux versions
de la « phono–ménologie » —, il y va d'une métaphysique de la présence à
soi du sujet dans le régime de la voix, d'une certaine voix, présence à soi
qui fait la « réserve » à laquelle est irrémédiablement attachée la phénomé-
nologie.

4 Ibid., 380.
5 G. Bataille, Hegel, la mort et le sacrifice, 42.
6 J. Derrida, Marges de la philosophie, 20.
7 J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, 62-63.
8 J. Derrida, « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve »,
399.
9 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 1967.

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5. A ce traitement derridien de la voix, je voudrais ici confronter la thèse


de Lacan sur la voix, en tant qu'elle s'excepte de cette métaphysique sans
pour autant – je crois – se démarquer totalement de la phénoménologie,
donc en tant qu'elle peut être lue comme ce que j'appelle ici une « phéno-
ménologie sans réserve ».

6. Précisons d'abord que, dans le titre de l'ouvrage La Voix et le phéno-


mène, la voix ne désigne pas simplement la réalité phonématique — même
si, comme telle, elle est l'un des « objets temporels immanents » auxquels
s'intéressait Husserl — ; elle n'est donc pas le phénomène phonématique ou
la voix phénoménale, mais une autre voix, déduite de celle-ci, une voix
intérieure à la conscience et constitutive de l'intentionnalité par laquelle la
conscience vise la signification des phénomènes en tant que phénomènes
de conscience. Le phénomène ainsi visé est tout à la fois intérieur à la
conscience et extérieure à elle puisqu'il ne se confond pas avec elle. Cette
ambivalence est justement constitutive du mot, du signe linguistique, non
comme entité phonématique mais comme image acoustique, donc comme
signifiant (au sens saussurien de ces termes). Derrida ne manque pas de
rappeler ce qui rapproche ici Husserl de Hegel qui disait déjà que « seul le
mot nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement
unis10 ». C'est dire que, dans le discours silencieux qu'elle déroule en elle-
même, la conscience saisit les significations comme objets noématiques et,
en même temps, elle se saisit elle-même dans l'opération noétique en tant
que voix intérieure, donc silencieuse. Cette voix intérieure, cette « voix qui
garde le silence » (comme le dit le titre du chapitre VI de La Voix et le phé-
nomène11) est cette voix que Derrida nomme la « voix phénoménolo-
gique12 », en tant que distincte de la voix phénoménale. C'est donc par ou
plutôt dans cette voix que la conscience s'actualise en tant que telle, c'est-
à-dire — selon la définition même de Husserl — en tant qu'elle est à la fois
conscience de quelque chose et conscience de soi. La conscience se perçoit
elle-même comme sa propre voix ; Derrida est donc fondé à conclure : « la
voix est la conscience13 ».

7. Et on aura compris que sa lecture entend ainsi déconstruire ce qui de


la réduction phénoménologique conduit à la réduction transcendantale et
donc à l'ego transcendantal comme conscience pure de toute détermination
empirique. Mais cette déconstruction est d'abord une critique de l'illusion
dont procède la prétendue présence à soi de la conscience dans la voix phé-
noménologique. Du reste, cette critique s'appuie sur les réflexions de Hus-
serl lui-même lorsqu'il laissait entendre que, si le sujet se constitue dans le
flux de ses perceptions et de ses représentations, il ne peut toutefois jamais
s'appréhender dans l'instantanéité d'un présent. Car, en toute rigueur, ce

10 Cf. G.W.F. Hegel, Philosophie de l'esprit, add. § 462, 560.


11 J. Derrida, La Voix et le phénomène, 78.
12 Ibid., 85.
13 Ibid., 89.

— • 113 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

n'est que dans l'après-coup de la rétention que le sujet peut se viser comme
ce qui était présent dans sa représentation. Si la temporalité procède ainsi
de la modification rétentionnelle, cela signifie que, à chaque moment de la
parole silencieuse que déroule la voix phénoménologique, la conscience ne
peut se viser que dans ce qui précède et n'est déjà plus. Le sujet comme
présence à soi de la conscience vient toujours trop tard. Bel effet de Nach-
träglichkeit, dirait l'autre… Mais c'est aussi dire que la conscience est tou-
jours déjà affectée par la différance (à l'écrire avec un petit a). Derrida pré-
cise : « Le soi du présent vivant est originairement une trace 14 ». Pour que
ce soi ne soit pas une trace (autrement dit : pour qu'il soit sans différance
ou — comme dit encore Derrida — sans « écriture »), il faudrait que ce soi
du présent vivant soit un soi mort. Et comme ce soi de la présence à soi
n'est autre que la voix phénoménologique elle-même, Derrida peut refor-
muler son propos : « une voix sans différance, une voix sans écriture est à
la fois absolument vive et absolument morte 15 ». Tel est, en quelque sorte,
le point d'impossibilité sur lequel vient buter la thèse husserlienne ainsi
déconstruite.

8. Cette impossibilité n'est, du reste, pas sans rapport avec l'impossibilité


de la vie souveraine que Derrida souligne dans le texte de Bataille sur
Hegel, la mort et le sacrifice. Certes, on pourrait penser que je vise par là
ce passage du commentaire de ce texte par Derrida, où il est question de la
« nécessité de l'impossible » qui serait de « dire dans le langage de la servi-
lité ce qui n'est pas servile » ; à cette fin, il faudrait – commente Derrida –
« trouver une parole qui garde le silence »16. Mais cette parole n'est évi-
demment pas à confondre avec la « voix qui garde le silence » ; celle-ci est
la condition de la vie de la conscience — autrement dit : le transcendantal
du phonocentrisme — ; celle-là, au contraire, annonce l'écriture comme for-
çage du logos philosophique. Ce n'est toutefois pas là seulement ce que je
vise comme rapport entre le point d'impossibilité de la thèse de Husserl et
l'impossible souveraineté dont parle Bataille ; ce rapport concerne d'abord
ce que dit le titre de l'essai de Bataille : Hegel, la mort et le sacrifice. En
effet, Bataille montre comment l'enjeu du sacrifice serait, pour le sacrifiant,
de vivre sa propre mort, ce qui est l'impossible même. Or c'est cette impos-
sibilité même qui fait aussi l'enjeu de la métaphysique hégélienne, comme
le montre Derrida :
Puisque la présence pleine a vocation d'infinité comme présence absolue à
soi-même dans la con-science, l'accomplissement du savoir absolu est la fin de
l'infini qui ne peut être que l'unité du concept, du logos et de la conscience dans
une voix sans différance.

9. Et Derrida ajoute : L'histoire de la métaphysique est le vouloir–s'en-


tendre–parler absolu. Cette histoire est close quand cet absolu infini s'ap-
paraît comme sa propre mort 17. » Reste donc à prendre acte de cette impos-

14 Ibid., 95.
15 Ibid., 115.
16 « De l'économie restreinte à l'économie générale : un hégélianisme sans réserve », op. cit., 385.
17 J. Derrida, La Voix et phénomène, 115.

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sibilité sur laquelle vient buter, en effet, « la phénoménologie en général »


(hégélienne et husserlienne) et à essayer de penser au-delà de toute assu-
rance de la présence, donc aussi bien à forcer les limites du logos philoso-
phique, y compris le logos phénoménologique.

10. C'est peut-être ce forçage qu'accomplit, à sa manière, Lacan. On pour-


rait le montrer à bien des égards ; mais je me limiterai ici au motif de la
voix. Tout d'abord, il n'est pas indifférent que la leçon de Lacan sur la voix,
dans le Séminaire sur L'angoisse, prend justement son départ d'une
remarque sur le sacrifice. Certes, le prétexte de cette remarque n'est pas
Bataille, mais Théodore Reik. Toutefois, comme chez Bataille, se trouve ici
soulignée la dimension d'inquiétante étrangeté qu'implique le sacrifice ;
dans le cas présent, cette Unheimlichkeit concerne principalement l'usage
du shofar que le rituel juif fait résonner en souvenir du sacrifice d'Abra-
ham. On sait que cette voix du shofar sera, pour Lacan, le protype de la
voix comme objet a en tant qu'elle revient de l'Autre sur le sujet. Mais je
laisse de côté cette référence au shofar pour m'intéresser justement à la
voix comme objet a, donc à cet objet-voix tel que Lacan le construit dans ce
Séminaire. De cet objet voix (ou de cette voix-objet), Lacan dit qu'elle est
« détachée de son support », donc distincte de la sonorité vocale ; il faut
– dit-il encore – la «détacher de la phonématisation comme telle 18 ». C'est
donc une voix silencieuse qui, comme telle, peut être rapprochée de ce que
Derrida appelait la « voix phénoménologique », « la voix qui garde le
silence » ; peut-être même pourrait-on dire que les choses se présentent ici
comme si Lacan suivait jusqu'en ce point la lecture de Husserl par Derrida.
Mais ce n'est pas si simple que cela. Car le texte de Lacan avance, dans le
même temps, cette formule paradoxale et même en quelque sorte oxymo-
rique : « la voix, en tant que distincte des sonorités […] résonne 19 ». Quelle
peut donc être cette résonance sans sonorité ? Pour résoudre le paradoxe, il
faut faire un pas supplémentaire, un pas au-delà de la voix phénoménolo-
gique et donc poursuivre d'une certaine manière la réduction phénoméno-
logique, mais dans une direction autre que celle de Husserl telle que l'a sui-
vie sa déconstruction par Derrida.

11. Je m'explique. La voix comme objet-voix, comme objet a, n'est pas la


voix phénoménale. Elle n'est donc pas ce que laisse entendre la parole
vocalisée. Pour autant, elle n'est pas non plus la parole intérieure que
déroule la voix phénoménologique silencieuse. Mais elle est le produit de la
soustraction du discours à cette parole silencieuse. Elle est donc la voix
phénoménologique déliée de tout contenu discursif. Mais cette déliaison
n'est possible qu'à partir de la liaison. Si c'est bien de l'Autre que le sujet
reçoit la langue et donc son statut de parlêtre, la voix est, dans et de ce que
le sujet reçoit de l'Autre, la part non-discursive. En quoi la voix (comme
tout objet a) est ce qui revient de l'Autre sur le sujet. C'est pourquoi Lacan
18 J. Lacan, Le Séminaire X, L'Angoisse, 288.
19 Ibid., 319.

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précise que c'est « dans le vide de l'Autre 20 » que la voix, en tant que dis-
tincte des sonorités, résonne. Cette résonance encore énigmatique, cette
résonance non sonore, constitue donc le fond non discursif sur le lequel
advient le discours ou aussi bien la parole silencieuse, et sans lequel ce dis -
cours ou cette parole n'adviendrait pas. Elle est donc la condition de possi-
bilité a priori de toute parole, même silencieuse, donc condition de possibi-
lité a priori de la voix phénoménologique ; à ce titre, on peut la qualifier de
résonance transcendantale. Et donc on doit la distinguer de ce dont elle est
ainsi le transcendantal. C'est dire que la voix ici visée n'est pas seulement,
en tant que non sonore, voix silencieuse — cela définit la voix phénoméno-
logique —, mais aussi, en tant que pure résonance, voix muette, voix déliée
de tout discours. On comprend bien par là la fameuse définition que J.-A.
Miller en a donnée : « la voix est ce qui ne peut pas se dire 21 ». En tant que
silencieuse et muette, cette voix comme pure résonance est donc inobjecti-
vable.

12. On peut toutefois en faire entendre quelque chose. Je me permets de


reprendre ici une explication que j'ai déjà donnée ailleurs 22 : si l'on énonce
une phrase - par exemple, la phrase suivante : « Pierre est allé.... ». Silence.
Mais on entend bien que ce silence n'est pas rien ; bien qu'il ne dise rien, ce
silence fait entendre toute la dynamique de l'énoncé : « Pierre est allé... » ;
mais où est-il allé ? chez qui est-il allé ? ou qu'est-il allé faire ? Bref, il faut
une suite ; sinon ça ne veut rien dire. Mais justement, cette dynamique du
silence qui appelle la suite de l'énoncé, voilà ce qu'est cette pure résonance,
cette résonance non sonore. Elle est aussi bien manifestée par l'écriture
dans ce que nous appelons, non sans raison, les points de suspension :
« Pierre est allé... » — trois petits points. Dans ce vide du discours est
maintenue, en suspens, la dynamique du discours. Telle est cette pure réso-
nance, cette résonance pure de toute sonorité. C'est le silence en attente de
la continuité de la phrase ; autrement dit — pour reprendre ici quelque
chose de la conceptualité husserlienne —, c'est le flux de l'énonciation, mais
vide de tout contenu, c'est la pure résonance où rien d'autre ne résonne
que la résonance elle-même.

13. Cette pure résonance, ici illustrée par une simple phrase interrompue
(mais on pourrait en donner d'autres figurations, notamment dans la situa-
tion analytique, lorsque l'analysant, pétrifié dans son silence, entend la
pure résonance, la pure voix, qui lui enjoint de parler alors même que rien
ne lui vient à dire), — cette pure résonance n'est donc pas la résonance
sonore de la voix phénoménale ; mais elle est la résonance absolument
silencieuse et donc aussi muette de la voix phénoménologique. La pure
voix, la voix dans sa pureté essentielle, n'est rien d'autre que cette réso-
nance. Et cette résonance rend possible la liaison des mots, c'est-à-dire la
continuité de la chaîne signifiante ; elle est le transcendantal du flux énon-

20 Ibid., 318.
21 J.A. Miller, « Jacques Lacan et la voix », 183.
22 Cf B. Baas, « Lacan, la voix, le temps », 149 à 253.

— • 116 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

ciatif dont se soutient l'énoncé. Elle ne saurait donc être confondue avec
l'énoncé. Elle est plutôt une pure énonciation sans énoncé.

14. Mais, avant même d'évaluer les conséquences de cette conclusion, je


voudrais souligner que, jusque là, la démarche analytique de Lacan, ou plu-
tôt la construction par Lacan de son concept de voix comme objet a s'ins-
crit dans la logique de la déconstruction derridienne de la phénoménologie
de Husserl. Dans les deux cas, en effet, et malgré ce qui par ailleurs les dis-
tingue (et sur quoi je vais revenir tout de suite), il s'agit de suivre la réduc-
tion de la voix phénoménale à la voix phénoménologique ; mais, là où Der-
rida en vient à l'impossible qui fait la butée de la thèse de Husserl (et aussi
bien de Hegel), Lacan poursuit la réduction phénoménologique jusqu'à iso-
ler, en quelque sorte, la voix comme pure résonance ou comme énonciation
sans énoncé. Autrement dit : loin de congédier la phénoménologie, la
démarche que je crois pouvoir deviner dans la réflexion de Lacan consiste
à tenir le pari phénoménologique le plus loin possible, à poursuivre la
réduction au-delà de la voix phénoménale et au-delà de la voix phénomé-
nologique, jusqu'à ce point où la voix se défait de sa liaison au discours,
pour n'être plus que voix déliée de tout contenu discursif23. En ce sens, on
peut bien qualifier la démarche de Lacan de « phénoménologie sans
réserve », à l'entendre d'abord comme phénoménologie sans retenue. Mais
on peut et on doit aussi l'entendre au sens où cette réduction ainsi poursui-
vie ne conduit pas, contrairement à ce que Husserl pensait pouvoir en
gagner, à l'hypostase du sujet comme présence à soi. Car le sujet n'est plus
ici mis en « réserve », comme ego transcendantal ; il est le sujet barré du
désir ($) qui ne se soutient que de son impossible rapport à soi, puisque
l'objet–voix auquel il se rapporte, loin de permettre au sujet de s'objectiver
pour s'approprier lui-même, est au contraire objet inobjectivable ; inobjec-
tivable et non-spécularisable, de sorte que le « rapport » du sujet à cet
objet est tel qu'il interdit justement au sujet de s'y rapporter à lui-même
(c'est cette impossibilité que fixe le mathème du fantasme : $ ◊ a).

15. Sans doute n'est-il pas inutile de rappeler ici qu'en tant qu' objet a la
voix procède de la Chose ; elle est cet objet chosique qui ferait la jouissance
du sujet s'il n'en était pas irrémédiablement séparé du fait de son aliénation
à la langue. Elle est la part chosique, la part de jouissance, qui ne cesse
d'insister dans la chaîne signifiante sans jamais être un élément de cette
chaîne et qui donc, en vertu de son statut transcendantal, assure la conti-
nuité du flux énonciatif, et cela jusque dans les intervalles entre les signes,
c'est-à-dire là où rien ne se dit, mais où quelque chose — littéralement —
s'inter-dit dans le silence. Comme la Chose, la voix est, pour le parlêtre, à
la fois sa ressource et sa menace. Car elle ne cesse d'inscrire dans le sujet
l'écart entre la parole et la jouissance qui est aussi abolition ; autrement
dit : l'écart entre la voix signifiante, où le sujet se manque toujours lui-
même, et la voix chosique dont on peut bien dire, là aussi, qu'elle est à la
fois « absolument vive et absolument morte ». Absolument vive, parce
qu'elle serait la parousie du sujet dans la pure présence à soi ; absolument
23 Cf. B. Baas, La Voix déliée.

— • 117 •
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morte, parce qu'elle-même et le sujet s'aboliraient dans cette coprésence


fusionnelle.

16. Phénoménologie sans réserve : cela signifie que, si la démarche de


Lacan procède, à sa manière, d'une certaine « phonoménologie », elle ne
conduit pas pour autant à une nouvelle version de la métaphysique de la
présence. Le « sans réserve » de Lacan n'est pas la souveraineté qui fait
l'horizon de la phénoménologie hégélienne lue par Bataille. À cet égard, la
remarque de Nancy que je citais en introduction appellerait ici une correc-
tion. Même le « sans réserve » — disait-il — implique encore une réserve
qui est la relève du sujet se réappropriant dans la présence, réappropriation
qui fait sa jouissance. Certes, c'est aussi la jouissance qui est en jeu dans la
thèse de Lacan ; mais cette jouissance, en tant qu'impossible, n'est juste-
ment pas la réappropriation dans la présence, elle n'est pas la relève du
sujet. Aucune réserve, donc, même inavouée ou subreptice, dans la non
réserve lacanienne.

17. Et c'est en quoi ce que j'appelle ici la phénoménologie sans réserve de


Lacan est aussi traversée de la phénoménologie et même — pour répéter ici
la formule de Derrida — traversée de la « phénoménologie en général ».
Sans doute, la déconstruction est-elle aussi une telle traversée. Et, d'une
certaine façon, les deux traversées ouvrent à une même question, celle que
Derrida posait à partir de Bataille : c'est la question de savoir comment
transgresser l'économie du sens, comment s'émanciper du régime discursif
du sens, ou — pour reprendre la formule déjà citée — comment faire avec
« le sans-fond du non-sens dans lequel se puise et s'épuise le fonds du
sens ». Et, pour Derrida comme pour Lacan, cette question engage un nou-
veau rapport à l'écriture. Mais, c'est justement en ce point qu'advient la
divergence radicale entre Derrida et Lacan, entre déconstruction et psycha-
nalyse — divergence que je me permets de contracter au plus court : d'un
côté, l'écriture requise par la souveraineté, donc comme rapport à l'impos-
sibilité ontologico-existentielle de vivre et même de penser sa propre
mort ; de l'autre, l'écriture requise par ce que Lacan appellera l' « ab-sens »,
c'est-à-dire l'impossibilité du rapport sexuel. Dans les deux cas, la phéno-
ménologie ne sera plus qu'un lointain souvenir.

BIBLIOGRAPHIE
• BAAS, B.ERNARD. La Voix déliée. Paris : Hermann, 2010.

• BAAS, BERNARD. « Lacan, la voix, le temps ». De la Chose à l'objet. Lou-


vain : Peeters-Vrin, 1998.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

• BATAILLE, GEORGES. « Hegel, la mort et le sacrifice ». Deucalion 5. (1955 ).


Études Hégéliennes. Dir. JEAN WAHL.

• DERRIDA, JACQUES. L'Écriture et la différence. Paris : Seuil, 1967.

• DERRIDA, JACQUES. Marges de la philosophie. Paris : Minuit, 1972.

• DERRIDA, JACQUES. La Voix et le phénomène. Paris : PUF, 1967.

• HEGEL, G.W.F. Encyclopédie des sciences philosophiques : III : Philoso-


phie de l'Esprit. Trad. B. Bourgeois. Paris : Vrin, 1968.

• LACAN, JACQUES. Le Séminaire X. L'Angoisse. Paris : Seuil, 2004.

• MILLER, JACQUES- ALAIN. « Jacques Lacan et la voix ». La Voix. Paris :


Lysimaque, 1989.

• NANCY, JEAN-LUC. La Communauté désœuvrée. Détroits. Paris : Bourgois,


1986.

— • 119 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

Dissémination et clinique

MONIQUE DAVID-MÉNARD
UN I V ERSI T É DE PARIS 7 ; SOCI ÉTÉ DE P S YC H A N A LY S E F R E U D I E N N E

1.
Jacques Derrida et Paul Ricoeur ont permis aux jeunes philosophes
des années 70 de lire Husserl. Paul Ricoeur avait traduit les Ideen I,
ouvrant à une description des intentionnalités libérée du modèle exclusif
de la perception comme acte premier de la constitution du sens. Jacques
Derrida, en traduisant et en introduisant L’Origine de la Géométrie en
19621, nous permetait de penser comment la constitution des idéalités,
géométriques d’abord mais aussi litéraires et philosophiques, était liée à la
formation d’une tradition par l’écriture. Tradition qui est, en géométrie, au-
tant la possibilité d’oublier l’origine des actes de conscience captés par les
signes écrits que celle de sa réactivation. Par là, Derrida engageait un débat
concernant le statut de cete origine perdue dans les sciences : cete perte
d’une origine est-elle un efet d’après coup qui se produit toujours dans les
inventions conceptuelles des sciences galiléennes, comme le soutenait Su-
zanne Bachelard dans sa lecture de Logique formelle et transcendantale , ou
bien faut-il comprendre cet oubli d’origine dans l’intentionnalité mathéma-
tique comme l’une seulement des modalités de ce qui s’appellera bientôt la
Diférance à soi de l’origine et dont nous rend capable la letre, dès lors
qu’on se libère de l’illusion de présence à soi de l’esprit dans le logocen-
trisme ? Derrida engageait aussi dès sa traduction de L’Origine de la géo-
métrie une proximité avec la psychanalyse, car l’absence à soi du « sujet de
l’inconscient » concerne les hiéroglyphes du rêve et le symptôme comme
écriture. Il est amplement question dans ce colloque des conceptions de la
letre qui ont nourri cete proximité polémique dans la déconstruction der-
ridienne et dans la psychanalyse lacanienne.

1 Une première traduction, par Denise Souche-Dagues de Erfahrung und Urteil a commencé à
circuler dans le séminaire de troisième cycle tenu par Paul Ricoeur à la Sorbonne en 1967-1968.
La Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale Phänomenologie ne fut
publiée que beaucoup plus tard. Comme le signale Jacques Derrida dans son avertissement,
L’Origine de la géométrie est classée comme texte annexe n° III dans la Krisis.

—•1•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

I : IDÉALITÉ ET ÉCRITURES
2. Pour metre en perspective déconstruction et clinique, je voudrais
partir d’un usage particulier de la notion d’intentionnalité sous condition
d’oubli que je n’ai pu mener à bien que dans ce contexte balisé, comme le
précise Derrida, par les noms de Husserl, Cavaillès, Tran-Duc-Tao, Su-
zanne Bachelard, Merleau-Ponty. Un symptôme hystérique est inintelli-
gible si on essaie de le concevoir comme le passage d’une « énergie d’afect
psychique » dans un corps supposé organique. La notion freudienne de
conversion, pourtant mise au point avec soin dans les Études sur l’hystérie,
est donc confuse2. Si Elisabeth von R… ne peut plus marcher, ce n’est pas
qu’elle ait « converti » une parole interdite — « Ich komme nicht aus der
Stelle » : « je ne m’en sors pas, cela ne va plus » — en un trouble physiolo-
gique, c’est plutôt que ses jambes ont été depuis très longtemps impliquées
dans sa vie érotique. La métaphore en quoi consiste le symptôme ne se
comprend que par l’histoire d’un corps érogène, espace d’écriture d’un cer-
tain nombre d’événements auxquels le sujet peut ne pas avoir d’accès
conscient justement parce qu’ils s’écrivent ( Merkmale). Les signes écrits3
dans le corps n’ont pas à être appréhendés comme une marque physiolo-
gique douloureuse renvoyant à une conscience cognitive comme le voulait
la clinique médicale, mais comme les signes d’oubli (et parfois de rappel)
d’une expérience de plaisir, de déplaisir et d’angoisse, annulée dans le sens
qu’elle porte, mais qui reste adressée à un autre multiforme dont la cure,
par les répétitions qu’elle rend possibles, dessine les caractéristiques. Réali-
té à double face qu’on pourrait comparer, justement, aux idéalités mathé-
matiques ou romanesques qui ne constituent leur sens que par des écri-
tures dont le rapport à l’intentionnalité varie selon le type de noèse mais
aussi d’actes d’écriture dont il s’agit. L’idéalité constituée par l’écriture en
mathématique n’a pas le même statut, ni le même rapport à la parole qui lit
les signes, qu’une idéalité romanesque (qui se réactive par la lecture silen-
cieuse adhérant aux actes de la conscience lectrice) ou que l’idéalité d’un
symptôme, qui se constitue, lui, par une série de répétitions de ce qui est
resté inassimilable, cet élément traumatique ne prenant sa confguration
que par son adresse ou, comme dirait Derrida, son envoi. Dès lors, si
l’abord du symptôme hystérique peut profter, grâce à Derrida, des ana-
lyses husserliennes des Recherches Logiques et de L’Origine de la géomé-
trie, l’importance de la letre tient non seulement à sa fonction de per-
metre un oubli constituant d’une tradition mais plus encore à sa matériali-
té même, distincte de sa matérialité biologique. Il n’y a pas, donc, un seul
corps de nature physiologique et biologique ; pour concevoir un corps éro-
gène, il faut metre en série des lieux du corps et une adresse à un autre
d’abord mal défni. Il faut donc admetre plusieurs constructions de ce que

2 M. David-Ménard, L’Hystérique entre Freud et Lacan : corps et langage en psychanalyse, chap.


1. Et, pour la référence à L’Origine de la géométrie, 25-28. Traduction américaine par C. Porter,
Hysteria from Freud to Lacan: Body and Language in Psychoanalysis, 19-22.
3 Il y a tout un travail de la patiente dont parle Freud sur ces signes écrits dans son corps
(Merkmale) au sens où il y a un travail du rêve. Ce travail se nomme, en allemand,
Aufmerksamkeit. La traduction française par « atention » perd justement ce rapport à l’écriture
et revient à une psychologie de la conscience, présente à soi.

—•2•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

l’expérience immédiate appelle « corps ». En tant que construction, cete


acception de la matérialité du symptôme comme écriture ne s’accorde pas
aisément avec la réduction phénoménologique et la description pure des
phénomènes. L’appui que je prenais sur l’analyse phénoménologique des
signes relevait d’une « épistémologie régionale » plutôt que de la décons-
truction, et c’est bien ce qui impose que je précise aujourd’hui comment
concevoir les rapports entre psychanalyse, déconstruction et dissémina-
tion.

3. Diférencier les champs, croire aux objets comme distincts des tropes
qui leur donnent forme, quelle naïveté dira-t-on dès lors qu’on est au fait
de la déconstruction ! L’ascèse de la déconstruction, mais aussi la pensée
lacanienne du signifant auraient dû depuis longtemps permetre de renon-
cer à ces illusions. Je voudrais montrer qu’il n’en est rien, que la répétition,
dans la transposition de la vie sexuelle qu’est un transfert, déploie un
champ d’expérience et de conceptualisation spécifques, que ne réduisent
ni l’importance de la rhétorique ni les jeux de l’écriture et de la parole dans
la pensée.

4. Plutôt que d’aborder de front les thèmes de l’écriture, de la parole et


des tropes du discours que d’autres analyseront aujourd’hui même, je vais
suivre d’abord « la stratégie de l’exemple » et du détour chez Derrida et
chez Lacan qui défont l’un et l’autre les prétentions du concept. Est-ce tout
à fait de la même manière ?

5. Puis, je m’intéresserai moi-même à un exemple de lecture, par Derri-


da, d’un texte non plus de Lacan mais de Freud, celui de l’Au-delà du prin-
cipe de plaisir, en essayant de repérer comment il parvient à faire de ce
texte un parcours sans objet autre que le système des déplacements, es-
sayés par Freud et régulièrement ratés, par lesquels l’au-delà du principe
de plaisir se séparerait du principe de plaisir. La répétition dont semble
traiter Freud comme objet de son discours serait en fait la mise en acte de
ces essais successifs qui n’aboutissent pas à faire que l’au-delà du principe
de plaisir se sépare du principe de plaisir lui-même. De même que Freud,
dit Derrida, « nous faisait la scène de l’écriture » dans la Note sur le bloc-
notes magique, mais sans tirer toutes les conséquences de ce qu’il avançait
sur l’écrit et le rébus du rêve, de même en 1920, il nous « ferait la scène du
fort/da » : il présente l’accès au langage comme l’au-delà du principe de
plaisir alors que le texte lui-même instaurerait par sa rhétorique spécula-
tive le pouvoir du fondateur. Le sur-place de la pensée que Derrida lit dans
Freud forme l’indice textuel du fait que Freud se regarde lui-même et se
produit comme fondateur à travers la supposée observation de son petit-
fls accédant à l’au-delà du principe de plaisir. Qe le texte ne constitue au-
cun objet va de pair avec sa fonction performative qui est aussi de politique
psychanalytique. Lorsqu’il déconstruit l’Au-delà par cete lecture, Derrida
ne néglige-t-il pas un passage décisif du texte qui fait de l’au-delà du prin -
cipe de plaisir comme répétition un réel non encore conceptualisé ? C’est

—•3•
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

par là que j’en viens, en efet, à diférencier dissémination et clinique de la


répétition.

II : LA STRATÉGIE DE L’EXEMPLE CHEZ DERRIDA ET CHEZ


LACAN
6. Je me suis souvent batue avec la cohérence de la pensée lacanienne,
la trop grande cohérence de cete pensée : elle déconstruit ou plutôt elle
défait, grâce aux exercices rhétoriques et aux glissements du discours, les
prétentions du concept à surplomber ce dont il parle. Non pas malgré mais
grâce à ce style déroutant, le discours n’est jamais un discours sur l’incons-
cient qui ne soit en même temps un discours de l’inconscient, mimant dans
la pensée même, l’indéfnie plurivocité de l’inconscient. Voici ce que je
nommais le trop de cohérence de la pensée lacanienne : de même que la
théorie mime l’inconscient sans le dominer, de même les objets du désir ne
se distinguent par rien de positif des signifants qui les prennent en charge
dans les métaphores constitutives du sujet et dans les métonymies consti-
tutives du désir. Même si les dernières formulations de Lacan sur l’objet
« a » ont nuancé cete négativation de l’objet, il reste que sa pensée tourne
rond grâce à la négativation du sens, de la référence et de l’objet –aussi
bien objet du désir qu’objet du savoir sur le désir. Or cete cohérence ac-
corde au moment de l’exemple un rôle décisif. Rappelons-le sur l’exemple
de la fonction « Père ». Dans « L’Instance de la letre ou la raison depuis
Freud », Lacan prend successivement plusieurs exemples pour asseoir son
propos concernant la letre : la métonymie n’est pas la contiguïté spatiale
de la voile et du navire, elle prend son efcace du mot à mot, de la
connexion signifante. Il ajoute que d’ailleurs dans la réalité, un bateau a en
général plusieurs voiles. Donc, le signifant abolit la supposée pertinence
de la référence ou d’une réalité indemne du signifant. L’exemple, ici, reste
distinct du discours qu’il permet de préciser. Il en va tout autrement de la
métaphore : dans l’exemple emprunté à Victor Hugo, « sa gerbe n’était pas
avare ni haineuse », il s’agit certes d’abord, comme pour la métonymie, de
critiquer la prévalence du sens et de la référence. La générosité afrmée
(d’un organe) se voit « réduite à moins que rien par la munifcence de la
gerbe4 ». La substitution des multiples épis de blé à la fécondité d’un or-
gane sexuel crée du sens dans le non-sens surgi du motif végétal, c’est-à-
dire décuple la fécondité, l’installe dans un registre inédit tout en faisant
passer sous la barre du refoulement l’organe, qui n’est qu’un « moins que
rien » en tant qu’il est réel. « Le pénis n’est pas le phallus ».

7. Mais l’exemple, ici, a aussi pour fonction d’installer l’appartenance


mutuelle de la métaphore à la paternité et de la paternité à la métaphore. Il
s’agit de défaire (ou déconstruire) l’apparente extériorité de ces deux

4 J. Lacan, Écrits, 507.

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thèmes. Prendre comme exemple de métaphore la fécondité symbolique


d’un père « fait passer » la thèse du père comme métaphore. L’exemple ne
reste pas extérieur à la thèse qu’il paraît illustrer et développer, il tient lieu
d’établissement de la thèse :
C’est donc entre le signifant du nom propre d’un homme et celui qui l’abolit
métaphoriquement que se produit l’étincelle poétique, ici d’autant plus efcace à
réaliser la signifcation de la paternité qu’elle reproduit l’événement mythique
où Freud a reconstruit le cheminement, dans l’inconscient de tout homme, du
mystère paternel5.

8. Cete appartenance de la fonction « père » et de la métaphore orga-


nise aussi bien la pensée lacanienne de la psychose que celle de l’identifca-
tion. Nul n’est père que par métaphore, et réciproquement, seule la fonc-
tion paternelle donne accès pour un sujet de désir à l’usage des métaphores
dans la parole.

9. Curieusement, dans leur lecture serrée de « L’Instance de la letre


dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Nancy et Lacoue-Labarthe
ne soulignent pas le rôle de l’exemple qui fait involuer la pensée à l’inté-
rieur d’elle-même. Ils insistent plutôt sur le manque d’articulation entre la
lecture de Saussure à partir de Freud et la lecture de Freud à partir d’un
certain « détournement » de Saussure. « Dans quelle logique articuler en
fait que Freud est à lire selon Saussure lui-même lu selon Freud ? Est-ce ré-
ductible à quelque dialectique — à la dialectique elle-même ? Peut-on par-
ler en termes de circularité herméneutique6 ? »

10. Pourtant, l’exemple choisi pour la métaphore assume une étrange


fonction : déconstruire, mais sans le dire, le rôle logique de la démonstra-
tion au proft d’une conception systématique et circulaire de la pensée. Il
s’agit d’établir mais sans démonstration que la paternité est une métaphore
et que si le sujet est une métaphore, c’est qu’il a intégré la fonction Nom-
du-père. Lacoue-Labarthe et Nancy organisent leur lecture de Lacan autour
de l’idée que ce dernier ne justife jamais la manière dont il lit Freud à tra-
vers Saussure. En particulier, que le symptôme soit une métaphore et « que
ce ne soit pas une métaphore que de le dire 7 » reste une afrmation qui ne
se justife que par l’appel à Descartes qui permet de concevoir le rapport
entre symptôme et sujet. L’important, dans la lecture de Lacoue-Labarthe
et Nancy est ceci : il y chez Lacan une fuite en avant dans la philosophie
dont le défcit de preuve concernant la pertinence de ses emprunts à Saus-
sure est l’indice. Cete fuite en avant a elle-même une fonction stratégique
et politique : faire parler la vérité. Ce qui m’intéresse aujourd’hui est un
autre aspect : que l’exemple de métaphore soit d’abord celui de la paternité
elle-même défnie comme métaphore est en même temps pour Lacan la cri-
tique implicite d’une pensée hypothético-déductive. Mais il ne s’en ex-
plique pas et c’est en cela qu’il n’est pas un philosophe de la déconstruc-

5 Ibid., 508.
6 J.-L. Nancy et P. Lacoue-Labarthe, Le Titre de la letre, 87.
7 J. Lacan, « L’Instance de la letre », Écrits , 528.

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tion ; il s’afrme anti-philosophe ou il prend, par une pirouete, ses dis-


tances par rapport aux philosophèmes qu’il convoque. Chez Derrida, par
contre, la fonction déconstructrice de l’exemple est thématisée tout en
étant pratiquée (Force de loi) et mise en scène (La Carte postale). Telle est
sans doute la diférence entre l’anti-philosophie et la déconstruction . Et
c’est à partir de là que Derrida parfois, lit Freud ou Lacan en y débusquant
des naïvetés métaphysiques.

11. De cete « méthode » derridienne, qui est plus un paradoxe qu’une in-
volution, je prendrai deux exemples, appartenant à des moments distincts
de l’œuvre derridienne : Force de loi d’abord, un texte écrit en 1989-1990
lors de deux conférences données en anglais et aux Etats-Unis, puis La
Carte Postale, écrit en français et publié en 1980. Je fnirai sur cet exemple,
car il porte sur la psychanalyse, et doublement : il se présente comme une
réfutation de la thèse lacanienne selon laquelle une letre parvient toujours
à sa destination. En même temps, il propose une lecture du texte de Freud
sur l’Au-delà du principe de plaisir qui afrme que ce texte de Freud n’a
pas l’objet qu’il prétend avoir — défnir le concept de pulsion de mort —,
mais qu’il constitue un acte de Freud, se metant en scène comme fonda-
teur d’une pratique et d’une institution.

III : DÉTOURS, EXEMPLES, CONCEPTS

12. Ce que Derrida nomme lui-même ses « détours » lorsqu’il prend des
exemples qui semblent extérieurs au thème qu’il développe, ne reste pas
extérieur à l’ambition démonstrative de la thèse, justement parce que le dé-
veloppement de l’exemple amène une critique de cete ambition démons-
trative. L’objet d’une pensée et le discours qui le déploie ne restent pas ex-
térieurs l’un à l’autre. Ce qui est à penser ne trouve sa formulation perti-
nente que lorsqu’une remarque qui semblait d’abord accessoire devient es-
sentielle. Il s’agit de déconstruction en ce que ce « biais » dans le déploie-
ment d’un thème est l’objectif même du texte : l’extérieur et l’intérieur, le
thème d’un discours et le style par lequel il s’explicite ne font qu’un. Cela
ressemble fort au style de Lacan et à sa négativation de l’objet (référence et
sens abolis), à ceci près que parfois, Derrida prend pour thème ce qu’il ef-
fectue : la dissémination de l’illusoire unité conceptuelle dans les tropes a
la même fonction théorique que les exemples. Mais parfois, à l’inverse, la
mise en scène rhétorique des concepts laisse place à une re-saisie synthé-
tique qui rapporte l’aveuglement de la pensée hypothético-déductive et
conceptuelle à ses préjugés concernant la parole et l’écriture et à leurs ef-
fets.

13. Force de loi répond à une demande faite à Derrida d’ouvrir un col-
loque sur : « Deconstruction and the possibility of justice ». Derrida défait
l’extériorité apparente de ces deux notions en privilégiant deux détours qui
se révèlent capables de montrer l’appartenance mutuelle de la déconstruc-

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tion et de la justice. Il part de deux expressions intraduisibles : « To enforce


the law », qui n’est justement pas l’équivalent du français « appliquer la
loi » et « to address a discourse » qui, s’employant en anglais sans complé-
ment — en français, on « adresse quelque chose à quelqu’un » —, souligne
la performativité de la demande qui est faite au conférencier d’ouvrir un
colloque. La mention par Derrida du biais de l’intraduisible semble d’abord
un détour mais il se transforme en un exemple privilégié qui saisit le point
où justice et déconstruction se rejoignent : parler en langue étrangère lors-
qu’on est accueilli par une communauté de travail est un devoir, écrit et dit
Derrida ; cela n’est pas extérieur à l’exigence de penser la justice. Il faut
être juste avec l’auditoire qui vous accueille, lors même que la situation
vous afronte à l’intraduisible entre deux langues. Le déf adressé au confé-
rencier met en œuvre la déconstruction de l’universalité supposée du
concept de justice grâce à l’expérience actuelle de l’intraduisible entre les
langues. Le conférencier répond à ce déf en faisant de son acte de pensée
le levier pour concevoir l’impossible et le nécessaire dans les rapports du
droit et de la justice. Dans cete réponse, l’impossible de la traduction qui
caractérise la situation des discours permet d’aborder l’impossible d’une
identité simple ou d’une opposition trop simple entre le droit et la justice.
La question posée de la justice est donc transposée dans celle du langage
qui paraissait d’abord n’être qu’un détour puis un exemple. Faire justice à
la diférence des langues dans une situation politique d’hospitalité et au dé-
f de l’address nous conduit à la nécessité d’accentuer le moment de l’im-
possible dans les rapports de la justice et du droit. Ou encore : l’impossible
équivalence des langues devient, en situation d’ address, l’accès au point
d’impossible de la justice elle-même, que l’extériorité supposée de la dé-
construction et de la justice bloquait en quelque sorte. Ce qui amène Derri-
da à dire que la déconstruction, c’est l’(im)possibilité » même de la justice.

IV : LE LEGS DE FREUD DÉCONSTRUIT


14. L’autre exemple que je suis chez Derrida radicalise le propos : dans
Force de loi, la déconstruction est au service d’une avancée conceptuelle
sur l’impossible justice dont la pensée est politiquement et conceptuelle-
ment nécessaire. Lorsqu’il lit Freud et Lacan, la déconstruction ne s’arrête
pas et elle ateint la spécifcité tout à la fois de la clinique et de la pensée
psychanalytique. Elle conteste les limites respectives du philosophique et
de l’analytique en mêlant les genres d’une correspondance amoureuse tou-
jours liée à un envoi, et de la pensée conceptuelle qui se présente comme
universelle c’est-à-dire comme libérée de toute adresse particulière : « De
Socrate à Freud et au-delà », dit le sous-titre de La Carte postale.

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La déconstruction comme dissémination


15. Rappelons la construction fascinante et savante de La Carte postale :
l’ouvrage est séparé en deux : d’abord une correspondance amoureuse dont
l’enjeu est une letre qui n’est pas arrivée à destination, puis une lecture de
l’Au-delà du principe de plaisir qui s’intitule « Spéculer sur Freud ». On
passe de l’un à l’autre et de l’autre à l’un de ces textes apparemment dis-
tincts par une méditation constante sur l’absence et la présence des amants
séparés ; séparés géographiquement mais aussi par la confance qu’ils se
font ou ne se font plus du fait de cete letre restée en soufrance. Une pre-
mière exclamation de celui qui écrit « intercepte » en quelque sorte un pas-
sage de l’Au-delà. Ridicules, ces psychanalystes : « Ils veulent opposer fort
et da !!! »8; Ils montrent seulement qu’ils sont arriérés, que leur conception
de la présence et de l’absence dans un rapport flial ou amoureux reste tri-
butaire « d’une technologie aussi arriérée du fort/da ou du discours di-
rect »9: la poste. D’emblée, donc, l’un des thèmes de la correspondance
amoureuse est ce texte de Freud, dont celui qui écrit parle dans l’université
anglaise où il séjourne, écrit, téléphone, télégraphie à son interlocutrice.
Faute de retrouver cete letre restée en soufrance quelque part ou détruite
ou pas envoyée, celui qui écrit adresse une carte postale qui est une trou-
vaille : à la bibliothèque d’Oxford, « je suis tombé en arrêt, avec le senti-
ment de l’hallucination (il est fou ou quoi ? il s’est trompé de noms !) et
d’une révélation apocalyptique : Socrate écrivant, écrivant devant Platon,
je l’avais toujours su, c’était resté comme le négatif d’une photographie à
développer en pleine lumière. Platon est derrière Socrate, plus petit que lui
et de son doigt tendu montre la voie ou donne un ordre10. »

16. Dans ces échanges entre amants s’entrelacent encore bien d’autres
enjeux : il s’agit d’un livre de philosophie partant de la découverte par ha-
sard d’une image qui ravit l’auteur de la Grammatologie transformé en
protagoniste de la correspondance. Socrate le scribe de Platon ! Voilà de
quoi afoler la philosophie et ravir le penseur des illusions du phall-logo-
centrisme: qu’est-ce que la présence ? Q’est-ce que l’absence s’ils ne sont
pas des opposés ? Tel est le trait d’union entre cete catastrophe philoso-
phique de l’image qui tourne en dérision la préséance supposée de Socrate
parlant sur Platon écrivant, et la naïveté de Freud qui se sert de son petit-
fls pour opposer grossièrement la présence à l’absence. N’importe quel
couple d’amants démentirait ce dernier et refuserait l’image « catastro-
phique » pour la philosophie qui réunit « S » et « p » : « Plato instituteur
en érection derrière l’élève Socrates, … et en disant catastrophique, je
pense, bien sûr au renversement et à l’inversion des rapports, mais aussi,
tout à coup, à l’apotrope et à l’apostrophique : p. un père plus petit que son
fls ou que son disciple, ça arrive… fort da (Plato montre la voie) il l’apos-
trophe fort/da : sp11. » Voilà entremêlés le sadisme/masochisme comme ré-
gime des invertis, la philosophie qui s’enferme dans le privilège indu
8 Ibid., 48.
9 Ibid., 50.
10 Ibid, 13-14.
11 Ibid., 27.

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qu’elle accorde à l’alphabétisme, le rapport de Freud à son petit–fls qu’il


prétend observer pour en tirer une théorie du langage comme destin des
pulsions de mort alors qu’il se sert de lui comme Plato de Socrates. Il y au-
rait une continuité entre Socrate et Freud, Freud ne sortirait pas de
l’époque de la métaphysique. Et c’est aussi bien le sous-titre du livre qui
l’annonce : de Socrate à Freud et au-delà, sous-titre lui aussi polysémique,
ouvrant à la fois à la lecture du texte freudien éponyme et à l’au-delà pré-
tendu de la métaphysique représenté dans la correspondance par Heideg-
ger, tard venu dans les épitres. J’ai dit aussi qu’il s’agissait d’une critique de
Lacan : une letre n’arrive pas toujours à destination, loin s’en faut puis-
qu’une letre reste en soufrance dans les échanges. Cete perte d’une letre
est décisive dans l’histoire d’amour, elle va conduire à la rupture. La corres-
pondante ne croit pas à la parole de l’autre qui prétend avoir posté la letre,
les multiples échanges de parole au téléphone n’y feront rien, elle ne fera
pas de réclamation, d’ailleurs aucune « poste centrale » ne garantit l’inté-
gralité de l’acheminement Pas de synthèse transcendantale qui unife les
plans du palimpseste. La dissémination renvoie les uns aux autres les pans
de la mise en scène qui devient une mise en abîme bien que le narrateur
afrme qu’il n’abuse pas de la mise en abîme. « Une tragédie, mon amour,
de la destination12. » La pensée de Freud dans l’Au-delà du principe de plai-
sir ne détermine rien, la « détermination », d’ailleurs n’est rien d’autre
qu’une position subjective de la femme à qui les letres sont envoyées :
Le 4 septembre 1977 ;

Harcèle-les, au bureau de poste. Est-ce que la réclamation


passe par eux ?

Non, je ne la réécrirai jamais, cete letre.

Tu m’as encore parlé de ta « détermination », qu’est-ce que ça veut dire ? La


« détermination », c’est la limite – et d’abord du plaisir (du Philèbe à Au-delà…),
ce qui lie l’énergie ; elle identife, elle décide, elle défnit, elle marque les
contours, et puis c’est la destination ( Bestimmung, si on veut s’appeler comme
ça), et la loi et la guêpe (Sp) quand elle n’est pas folle, qu’elle veut savoir de qui,
de quoi : et moi donc, qu’est-ce que je deviens dans cete afaire, faudrait encore
que ça me fasse un peu retour, que la letre revienne à sa destination, etc.

D’abord timbrer, ou afranchir, puis oblitérer et composter13.

17. La liaison des quantités d’énergies dans le trauma et que le cauchemar


tente d’assurer même si cela est pénible et non pas plaisant, ce serait donc
la même pensée que la distinction des plaisirs purs et des plaisirs mélangés
dans le Philèbe ? Freud n’inventerait rien, il ne serait pas le penseur qui, au
lieu seulement de conjurer par une éthique des plaisirs purs l’excès habi-
tant le plaisir comme font toujours les philosophes, invente le concept de
cet excès en analysant son incidence dans la répétition. Avec Freud en ef-
fet, le plaisir n’est plus irrationnel, il ne rime plus avec « l’apeiron » grec,
cete illimitation qui fait un avec l’indéterminable, le plaisir paradoxal dans
12 Ibid.
13 Ibid., 65.

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la compulsion de répétition est déterminé dans son excès même par la ma-
nière dont il se répète.

18. Mais telle n’est pas la perspective de Derrida qui met en scène le vœu
émis par la correspondante « d’être par toi déchirée » puisque la letre
n’est pas arrivée ?14 ainsi que les clichés de l’image, et l’écriture du testa-
ment par Socrates obéissant au doigt tendu de Plato. Repliant Ernst sur So-
crate, Derrida transforme la scène du fort/da : le petit-fls de Freud écrirait
sous la dictée de son grand-père ce que Freud chef d’école veut faire passer
à ses légataires : transformer un savoir sur un au-delà introuvable du prin-
cipe de plaisir en une institution aussi universelle que celle de la philoso-
phie par Platon, tributaire d’un Socrate dont l’image ne dit pas, d’ailleurs,
s’il écrit vraiment ou s’il grate seulement la feuille avec un stylet. La dissé-
mination, c’est que le concept équivaut à la superposition des plans qui ne
s’unifent nulle part.

19. Cependant, pour que cete lecture tienne, il faut dissoudre l’hétérogé-
néité des scènes et en particulier celle de la clinique freudienne : Freud spé-
cule, il le dit lui-même, en particulier à la fn de son texte lorsqu’il évalue
sa spéculation sur les pulsions comme tendance à résoudre les tensions dé-
rangeantes des pulsions de vie15 comme une idée qu’il déploie sans néces-
sairement y croire pour voir jusqu’où on peut la déployer. Derrida en
conclut que spéculer, c’est ne parler de rien qui tienne par soi-même. Le
texte de Freud n’aurait pas d’autre contenu que l’acte par lequel l’horizon
invoqué de la pulsion de mort retourne au principe de plaisir ; le legs de
Freud (expression de Lacan dont Derrida fait un Witz), c’est que ses jambes
ne le font pas avancer d’un pas. La seule répétition à l’œuvre dans le texte
c’est ce retour monotone au principe de plaisir que son au-delà devait dé-

14 Ibid., 28.
15 Il serait intéressant de relire la fn de l’Au-delà comme une nouvelle manière d’en fnir avec la
référence à Fliess. La spéculation de Freud n’est pas celle de Fliess : ce dernier, non seulement
raisonnait de façon générale sur les grandes lois de la vie et de la mort, mais tenait à montrer
que partout dans la vie végétale, animale, humaine, la diférence des sexes est à l’œuvre, même
lorsque les scientifques, insistant trop sur la parthénogénèse ou l’androgenèse ne sont pas
parvenus encore à metre ce qu’il appelle « l’opposition des sexes » en évidence. Fliess ne tenait
si fermement aux écoulements périodiques dans la supposée « névrose nasale réflexe » chez les
hommes que parce que ces périodes diféremment modulées chez les femmes (le sang tous les 28
jours dans l’utérus et le vagin) et chez les hommes (la glaire tous les 23 jours dans le nez) étaient
censées reproduire dans l’individu la programmation génétique de la grande période inscrite
dans l’espèce, celle qui fait passer la vie à la mort. La périodicité des écoulements est le temps
propre à la sexuation chez Fliess, la division des vivants en deux sexes assure que l’individuation
dans son caractère provisoire répète ce qui est déterminé à l’échelle de la vie en général et de la
mort en général. (W. Fliess, « Masculin et féminin », Bisexualité et diférence des sexes, 251-273.)
Or Freud revisite ces thèmes à sa façon, en les corrigeant : d’une part, sa référence à
Schopenhauer est plus que critique : il craint, dit-il, de se retrouver sans l’avoir cherché sur la
pente illustrée par le nom de Schopenhauer, c’est-à-dire que, contrairement à ce dernier, Freud
distingue sexuation et reproduction. D’autre part, en se référant brièvement au discours
d’Aristophane, dans le Banquet il admet avec Platon le mythe d’un troisième sexe, ce devant
quoi reculait Fliess. Et si Freud s’intéresse à la temporalité, c’est pour préciser en quoi le plaisir
et le déplaisir sont des phénomènes temporels, de franchissement de seuils dans les tensions qui
animent la vie d’âme, et non pas des phénomènes énergétiques considérés seulement
quantitatifs. Enfn, tout en inscrivant la sexualité pulsionnelle dans les phénomènes d’intrication
de la mort et de la vie en biologie, il parle d’analogie et ne prétend pas avoir trouvé la véritable
modalité d’inscription de la psychanalyse dans la biologie.

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passer et redéfnir. À travers Freud et la correspondance des amants, Platon


s’envoie une carte postale dans la clôture d’une métaphysique de la pré-
sence qui recommence sans fn une répétition qui ressasse. Il n’y a donc
pas de clinique psychanalytique de la répétition, distincte des essais infruc-
tueux par lesquels Freud n’aménage que son propre narcissisme de grand
père et de légataire.

Faut-il isoler le « fort/da » ?


20. Dans cete splendide spéculation sur Freud, pourtant, subsistent
quelques ombres : pourquoi privilégier le « fort/da » en l’isolant ? Freud
prend de multiples exemples de répétition dans l’ Au-delà du principe de
plaisir : les cauchemars des névroses de guerre, les jeux des enfants, le plai-
sir des adultes à aller au théâtre, les névroses de destinée, le transfert lui-
même qui, d’instrument d’un changement pulsionnel, devient régulière-
ment l’entrave à une transformation. D’autre part, la « spéculation » de
Freud qui examine avec soin les recherches de son temps porte sur un
point précis : en biologie, les forces qui entraînent la mort d’organismes
primitifs par destruction spontanée des cellules se sont trouvées contra-
riées au cours de l’évolution par des unions hasardeuses avec d’autres cel-
lules d’organismes élémentaires qui rajeunissent les cellules des premiers
et retardent leur mort. Ce « rajeunissement » des organismes élémentaires
par le dérangement de leur course vers la mort s’oppose d’abord à une
perspective strictement déterministe, celle de Fliess, au moment même,
pourtant, où Freud parle du « caractère conservateur » des pulsions
sexuelles.

21. Mais surtout, l’intrication des processus de destruction et de construc-


tion sous la condition des dérangements constructifs est un processus que
le chercheur est amené à concevoir de la même manière dans la sexualité
humaine et dans l’évolution des vivants. Autrement dit en biologie, on ne
raisonne jamais directement, sur un progrès des êtres vivants et c’est cela
qui intéresse Freud. L’apparition de nouvelles formes de vie est le résultat
de l’inhibition, apparue au hasard, des forces d’autodestruction agissant au
préalable de l’intérieur de la matière vivante 16. Transposée dans le domaine
des pulsions sexuelles et des pulsions de mort, cete hypothèse est bien in-
téressante en efet : d’abord, il n’y a pas, dans la vie sexuelle, de pulsion de
perfectibilité, Freud l’afrme avec force en s’opposant aux psychologues de
son temps. Ensuite, il s’agit de distinguer les répétitions qui ne servent à
rien — ou plutôt qui fabriquent inlassablement de la mort, de ces répéti-
tions dans lesquelles la tendance à la destruction est déviée de son but par
des rencontres. Comment les cellules peuvent-elles se rajeunir ? Telle est la
question. Et il est explicite que cete question est, en psychanalyse, dis-
tincte de celle de la reproduction d’autres vivants ou de la procréation. La
spéculation biologique de Freud dans l’Au-delà du principe de plaisir sert à
metre au point un concept original de la répétition qui rende compte des

16 S. Freud, Œuvres complètes XV, 310 ; Gesammelte Werke XIII, 41 ; et OC 323, GW 54.

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cas où la répétition parvient à ne pas reproduire l’identique, c'est-à-dire la


destruction.

22. Le fort/da est un exemple parmi d’autres de phénomènes de répéti-


tion ou plutôt c’est un exemple qui ne permet pas encore de comprendre,
conceptuellement, comment sont entremêlées contrainte de répétition et
pulsions sexuelles. Dans le fl du texte freudien et par deux fois 17, cet
exemple voisine avec celui du plaisir des adultes au théâtre car seul ce der-
nier permet de préciser ce qui reste indécidable dans le jeu des enfants : le
plaisir de la répétition tient-il au fait que l’enfant maîtriserait par le jeu ce
qu’il a subi dans la douleur lors du départ de sa mère? Ou bien la jouis-
sance de la répétition est-elle plus intimement liée à l’épreuve de cete
soufrance ? Ou encore la bobine ne procure-t-elle du plaisir à l’enfant que
parce qu’il peut, grâce à la médiation de cet objet qui n’est plus tout à fait
lui-même, infliger aussi à un camarade de jeu la soufrance du départ de sa
mère ou de la visite chez le médecin qui a opéré sa gorge… ? A propos du
jeu, c’est indécidable, dit Freud 18, et c’est pourquoi il en vient au plaisir du
théâtre tragique : ici, pour la première fois dans le texte, on saisit par com-
paraison et par diférence un exemple où la jouissance est prise à ce qui
d’ordinaire fait soufrir. « Gardons-nous encore d’oublier que chez les
adultes l’activité artistique de jeu et d’imitation, qui, à la diférence du
comportement de l’enfant, vise la personne du spectateur, n’épargne pas à
celui-ci, par exemple dans la tragédie, les impressions les plus douloureuses
et peut pourtant être ressentie par lui comme une jouissance supé-
rieure19 ». Freud était un lecteur assidu de la Poétique d’Aristote comme en
témoigne les multiples emprunts qu’il fait dès les letres à Fliess de 1897 20
aux termes.

23. Et lorsque l’hypothèse d’une évolution des êtres vivants par déviation
d’abord contingente des processus de destruction a été formulée, Freud re-
vient à la diférence entre le jeu des enfants et le plaisir théâtral pour saisir
en quoi la contrainte de répétition difère dans ces rites culturels et dans la
cure analytique : tous les exemples freudiens servent en efet à concevoir la
double face de la répétition dans le transfert et la diférence entre le rêve et
le cauchemar pendant les cures.
Un trait d’esprit entendu pour la seconde fois restera presque sans efet, une
représentation théâtrale n’ateindra plus jamais la seconde fois l’impression
qu’elle avait laissée la première fois…Toujours, la nouveauté sera la condition de
la jouissance. Mais l’enfant, lui, ne sera jamais fatigué de réclamer de l’adulte la
17 S. Freud, Œuvres complètes XV, .287 ; Gesammelte Werke XIII, 307-308.
18 S. Freud, OC, 287 ; GW,15.
19 Ibid.
20 S. Freud, Letres à Fliess, letre n° 126, 2 mai 1897, 303. ( Briefe an Wilhelm Fliess, 253). Le
vocabulaire de Freud concernant la formation des fantasmes et des symptômes est emprunté aux
traductions allemandes de la Poétique d’Aristote : les scènes sont des « constructions
psychiques » montées comme les décors de théâtre, (psychische Vorbau ). Et l’important dans les
fantasmes ce sont les choses entendues comme au théâtre tragique selon Aristote. C’est même
cela qui fait préférer au philosophe Oedipe roi, comme tragédie accomplie, car les choses
entendues y sont sont plus importantes que le spectacle. Je dois à Marcus Coelen, philologue et
psychanalyste, de m’avoir signalé cete antériorité des références de Freud à Aristote. La
référence qui se trouve dans Jenseits… est donc un rappel.

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répétition d’un jeu qui lui a été montré ou qui a été entrepris avec lui, jusqu’à ce
que, épuisé, cet adulte refuse21.

24. Cete première diférence dans les formes culturelles de la répétition,


c’est-à-dire dans les entremêlements de la contrainte de répétition et de la
jouissance permet de préciser l’enjeu du transfert :
Chez l’analysé, en revanche, il apparaît clairement que la contrainte à répéter
dans le transfert les événements de la période infantile de sa vie, passe outre, de
toutes les façons, au principe de plaisir. Le malade a là comme une conduite
complètement infantile et nous montre ainsi que les traces mnésiques refoulées
de ses expériences vécues des temps originaires ne sont pas présentes en lui à
l’état lié, et en fait, dans une certaine mesure ne sont pas aptes au processus se-
condaire. C’est aussi par cete non-liaison qu’elles doivent leur capacité de for-
mer, par ratachement aux restes du jour, une fantaisie de souhait qui devra être
présentée dans le rêve. Cete même contrainte de répétition s’oppose bien sou-
vent à nous comme obstacle thérapeutique quand, à la fn de la cure, nous vou-
lons imposer le complet détachement d’avec le médecin…22

25. Ce travail conceptuel de diférenciation qui permet de donner un


contenu clinique à la notion de pulsion de mort relève, me semble-t-il, du
travail ordinaire de l’intelligence scientifque. Il est vrai que Freud est sou-
mis à un double mouvement : d’une part, il ne renonce pas à inscrire les
pulsions dans l’évolution de la vie ; mais d’autre part il dit se méfer de ce
qui serait ici plus qu’une analogie. Il s’agit là chez Freud, d’un constant ba-
lancement entre un empirisme de méthode et une tendance à une spécula-
tion sur les origines dont il se défend 23. N’est-il pas plus intéressant, au lieu
de se laisser aller à imaginer le point où biologie et psychanalyse se rejoin-
draient, d’afrmer qu’on conçoit de la même manière l’intrication de la
mort et de la vie en biologie et l’intrication de la destruction et de la réin-
vention dans les destins de pulsions ? On n’a pas besoin de chercher dans
l’être ou dans une origine introuvable ce moment commun qui appartient à
la pensée. Conceptuellement en efet, le moment de spéculation biologique
dans l’Au-delà… réussit moins à inscrire les pulsions dans les processus
évolutifs qu’à préciser le concept de pulsion de mort, qui unife, pour la
pensée, les formes multiples de contrainte de répétition qui entretiennent
avec la jouissance un rapport chaque fois spécifque. Je lis l’Au-delà du
principe de plaisir comme je lis les Dialogues entre Galilée et Sagredo
échangeant à n’en plus fnir sur « l’augmentation du degré de vitesse »
d’un mobile lorsqu’on lance une pierre du haut d’un mât d’un navire. Ce
phénomène n’a apparemment rien à voir avec les expérimentations aux-
quels les ingénieurs de la Renaissance se livraient inlassablement, même en
l’absence de techniques satisfaisantes24 : quelle force et quelle direction
faut-il donner à un boulet de canon pour qu’il ateigne une cible dont on
connaît la situation ? Pourquoi les fontainiers de Florence ne peuvent-ils
21 S. Freud, OC, 307 ; GW, 37.
22 Ibid.
23 Par exemple : « La spéculation veut que cet Eros soit à l’œuvre dès les débuts de la vie et qu’il
entre comme « pulsion de vie » en opposition avec la « pulsions de mort » qui est apparue du
fait que l’inorganique a pris vie. » (OC, 335, note 1 ; GW 66).
24 B. Gille, Les Ingénieurs de la Renaissance ; A. Koyré, Études Galiléennes et Études d’histoire de
la pensée scientifque.

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faire monter l’eau dans les puits au-dessus d’une certaines hauteurs ? Pour-
quoi les horlogers doivent-ils metre un frein au balancier de leurs horloges
s’ils veulent que le temps des horloges ne soit pas indéfniment accéléré ?
Le terme même d’accélération n’existe pas encore, justement, dans ces dia-
logues, mais celui de « degré de vitesse » qu’acquiert uniformément un
mobile à chaque instant de son mouvement de chute est bien le concept qui
se défnit en permetant de réunir ces phénomènes hétérogènes. L’afrma-
tion par Freud d’une pulsion de mort dans l’ Au-delà… n’a-t-elle pas le
même statut que l’énoncé du principe d’inertie par Descartes ? Mais là où
Galilée expérimentateur et Descartes philosophe se sont répartis le travail,
en quelque sorte, l’un énonçant la loi de la chute des corps, l’autre déga-
geant le « principe d’inertie » que cete loi suppose, Freud fait le travail à
lui tout seul : il met au point le principe en dégageant les modes de raison-
nement des évolutionnistes sur la mort et la vie (pulsion de mort
« comme » principe d’inertie), et il prend pour objet les formes empiriques
de répétition en les concevant comme les rapports variables du principe de
plaisir et des pulsions de mort dans la clinique. C’est donc bien l’hétérogé-
néité des phénomènes que le nouveau concept de répétition permet de
réunir qu’il faut respecter. Et par là sans doute, il convient de ne pas isoler
le jeu des enfants des autres phénomènes cliniques qui permetent de
concevoir de façon inédite l’ambiguïté de la répétition, qui est celle même
des destins de pulsions : contraintes à inventer. Le jeu des enfants, mais
aussi le plaisir des adultes au théâtre a le même statut que le pratiques des
fontainiers ou des horlogers à la Renaissance : ce sont des faits de l’expé-
rience commune mais qui changent de sens parce qu’ils entrent dans des
rapports nouveaux qui les fait communiquer avec des faits construits.

Lacan et Derrida lisant Freud


26. La lecture de l’Au-delà du principe de plaisir que je propose relève
d’une stratégie discursive qui est aussi un pari sur la fécondité des
« sciences régionales », comme j’ai tenté de le montrer au début de mon
texte. Il est certain que la psychanalyse n’est pas une science au sens gali-
léen du terme, même si elle partage avec les sciences depuis Galilée l’idée
d’une inventivité conceptuelle qui suppose des ruptures épistémiques ou
des changements de paradigme selon qu’on se réfère plutôt au vocabulaire
de Foucault ou à celui de Kuhn. Mais je voulais montrer que le texte de
Freud ne se réduit pas à un sur-place théorique qui reviendrait toujours, à
partir d’une pulsion de mort introuvable, au principe de plaisir. Si on peut
faire une critique à ce texte freudien, c’est que la question de départ
(qu’est-ce que le plaisir, qu’est-ce que le déplaisir et comment sont-ils liés
dans l’appareil de l’âme ?) se perd par moment lorsque Freud cherche l’ori-
gine supposée des pulsions sexuelles dans l’évolution des vivants. Il n’y re-
vient que grâce aux exemples et dans ses développements sur le sadisme et
le masochisme comme capture des pulsions de mort par les pulsions
sexuelles, sexualisation de la destruction. Il faudrait à présent se demander
si et comment la traduction de l’ Au-delà du principe de plaisir freudien par

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le concept lacanien de jouissance échappe aux critiques formulées par Der-


rida à Freud et, du côté de Derrida, il faudrait se demander si sa réévalua -
tion des pulsions de mort et des résistances en un sens plus radical que ce-
lui que la psychanalyse échoue selon lui à concevoir, retrouve ou perd la
question inaugurale du plaisir et du déplaisir comme expériences sexuelles.

BIBLIOGRAPHIE
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langage. Paris : Éditions universitaires, 1983. [Hysteria from Freud to La-
can: Body and Language in Psychoanalysis . Cornell University Press,
1989.]

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• DERRIDA, JACQUES. La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà . Paris :


Flammarion, 1980.

• FLIESS, WILHELM. « Masculin et féminin ». Bisexualité et diférence des


sexes. Nouvelle Revue de psychanalyse 7 (1973).

• FREUD, SIGMUND. Letres à Wilhelm Fliess : 1887-1914. Paris : PUF, 2006.


[Briefe an Wilhelm Fliess: 1887-1904. Frankfurt: Fischer Verlag, 1999.]

• FREUD, SIGMUND. Œuvres complètes : XV. Paris : PUF, 2002. [Gesammelte


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• GILLE, BERTRAND. Les Ingénieurs de la Renaissance . Paris : Hermann,


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• KOYRÉ, ALEXANDRE. Études d’histoire de la pensée scientifque. Paris :


PUF, 1966.

• KOYRÉ, ALEXANDRE. Études galiléennes. Paris : Hermann, 1966.

• LACAN, JACQUES. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

• NANCY, JEAN-LUC et PHILIPPE LACOUE-LABARTHE. Le Titre de la letre. Paris :


Galilée, 1973.

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Lacan Derrida le malentendu

ISABELLE ALFANDARY
UNIVERSI T É P A R I S -3 S O R B O N N E N O U V E L L E

1.
E ntre Lacan et Derrida, c’est du moins mon hypothèse de travail,
c’est l’hypothèse que je forme pour rendre compte de ce qu’au-
cune biographie n’a à ce jour documenté, de ce que nulle biographie ne
peut par défnition appréhender, il y a le non-lieu de leur rencontre, la
scène impossible de leur être en commun, le réel de la non-rencontre, le
ratage presque immédiat du lien, l’étincelle explosive de leur mise en rap-
port. L’hypothèse que je forme c’est que Derrida et Lacan, Lacan et Derrida
on ne sait pas bien dans quel ordre faire fgurer ces noms, se sont manqués
et sans doute l’ordre du nom, la dimension du nom propre n’est pas indifé-
rent, n’ont pas cessé de se manquer, continuent à ce jour de se manquer
dans l’intertexte, l’entre-deux-textes, qui n’est cependant pas l’ensemble
vide. Derrida a lui-même glosé longuement dans sa conférence « Pour
l’amour de Lacan » prononcée en mai 1992 lors du colloque consacré à
« Lacan et les philosophes » sur la préposition qui signe la relation, la co-
présence en français : avec. C’est de Derrida sans Lacan, de Lacan sans
Derrida, que je voudrais m’entretenir, continuer de m’entretenir avec vous.
2. Pourquoi ce ratage ? Ce ratage, cete discorde, cete impossibilité,
incompossibilité de la co-présence, de l’être-avec, ce passage à l’acte de
Lacan sur la personne de Derrida que rapporte Elisabeth Roudinesco 1, sur
la famille de Derrida, sur Jacques Derrida en père de famille, peut se lire
comme la forme du lien, la seule forme de lien possible, une forme dont
nous voudrions tenter d’interroger modestement la nécessité structurale.
Pour tenter d’esquisser entre eux la raison, les raisons de l’impossible et
l’asymétrie comme condition du rapport. Non que les conditions de la ren-
contre, de la catastrophe, du désastre n’aient pas tenu à des déterminations
contingentes. Il semble toutefois qu’entre Derrida et Lacan, Lacan et Der-

1 Dans son Histoire de la psychanalyse en France. 2 (1925-1985), l’auteur narre les deux temps de
rencontre entre Derrida et Lacan, notamment l’anecdote à caractère familial impliquant Jacques
Derrida, Pierre son fils aîné, et Marguerite son épouse, que le philosophe confie à Lacan lors d’un
dîner chez Jean Piel en 1967, confidence que Lacan reprendra et interprétera assez sauvagement
dans une conférence prononcée à l’Institut français de Naples quelques mois plus tard.
Roudinesco conclut : « Toujours est-il que cette histoire met fin aux rapports entre les deux
hommes. Dommage pour l’historien ! » (419).

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rida, la letre du non-rapport comme forme du rapport n’ait pas manqué


d’arriver à destination.

3. Manquer, je voudrais rebondir sur ce verbe, justement. Derrida et


Lacan, Lacan et Derrida n’ont pas manqué, n’auront pas manqué (au futur
antérieur d’un temps toujours déjà scellé et qui n’en fnit pas de ne pas
s’écrire) de se manquer selon le double régime que connaît et qu’autorise la
langue française qu’ils avaient en partage chacun jalousement : ils n’ont
pas manqué, n’auront pas manqué de se manquer l’un l’autre, de se man-
quer l’un à l’autre. La lecture des œuvres de chacun, leur mise en regard
donne à penser qu’entre eux deux, qu’entre « ces deux-là », comme on dit
quand on parle d’un couple passionné et tumultueux, peut-être plus
qu’entre n’importe quels autres, n’importe quel autre pour chacun pris
séparément, chacun dans sa relation à l’autre, il y a une relation presque
introuvable, à peine scriptible, dont l’historiographie tient en quelques
lignes, en deux temps d’une temporalité réglée comme une partition
fatale : « Je n’ai rencontré Lacan que deux fois et l’ai croisé dans un cock-
tail une troisième fois, longtemps après. Je ne sais si cela veut dire que
nous avons été ensemble, l’un avec l’autre, mais en tous cas ces deux ren-
contres n’eurent pas lieu chez ( apud) l’un ou l’autre mais chez un tiers, et
d’abord, pour la première fois, à l’étranger en 1966, aux Etats-Unis où nous
étions pour la première fois exportésJ. 2 ».

4. Cete relation frappée du sceau de l’impossible, au coin du réel, n’em-


pêche pas des efets d’adresse, innombrables (dont La Carte postale n’est
que l’une des occurrences, sans doute la plus remarquable, la plus com-
mentée) ni même, ainsi que l’écrit Derrida, les « déclarations d’amour »
qu’il ne faudrait pas prendre à la légère, ni comme de simples antiphrases
(« Et si je disais maintenant : voyez-vous je crois que nous nous sommes
beaucoup aimés, Lacan et moi 3 »). D’une part, le silence assourdissant de
Lacan qui dit « avoir l’auteur de la grammatologie à l’œil » n’a pas empê-
ché certaines ré-écritures, comme l’a suggéré Derrida lui-même, ou du
moins certains inféchissements, gauchissements autour de la question de
la letre et de la prégnance de l’écriture, son irréductible diférence d’avec
le signifant. L’on pourrait pour s’en convaincre relire, d’une part, certaines
des phrases du séminaire XX tirées du chapitre « La Fonction de l’écrit4 » ;
d’autre part, la critique de l’œuvre lacanienne par Derrida n’est pas incom-
patible avec la mobilisation récurrente et insistante de l’intertexte lacanien,
du nom de Lacan.

5. Le nom de Lacan, « Lacan », est pour Derrida un nom propre. Le nom


propre d’un signifé à géométrie variable, d’une hantise mouvante. À
chaque occurrence, et elles sont innombrables, il faut nous demander, nous
redemander de quoi le nom de Lacan peut être le nom. Le nom se trouve et
se retrouve dans des contextes inédits pour devenir spectral, ponctuant de
2 J. Derrida, « Pour l’amour de Lacan », Résistances, 68.
3 Ibid., 60.
4 « L’écrit n’est nullement du même registre, du même tabac si vous me permetez cete
expression, que le signifant » (Séminaire XX. Encore, 31).

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plus en plus fréquemment l’œuvre derridienne à mesure qu’elle se déploie


dans le temps, après la mort de Lacan. Je n’en citerai qu’un exemple, inat-
tendu, pour ne pas dire improbable, tiré de L’Animal que donc je suis5 où
Derrida convoque Lacan en traquant dans les Écrits les traces de l’animal,
de « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freu-
dien » (1960) à « La Direction de la cure », en passant par « Position de
l’inconscient ». Lacan, qui n’est pas d’abord connu pour sa pensée de l’ani-
mal, est sollicité en tant que faisant fonction de représentant moderne de la
tradition métaphysique qui postulerait l’animal dans son altérité constitu-
tive, sa diférence dans une orthographe conventionnelle et invariable. Pur
faire-valoir, l’animal lacanien vaudrait comme métaphore du non-humain,
« l’homme est un animal mais il parle, et il est moins bête de proie qu’une
bête en proie à la parole6 ». Le nom de Lacan fait ofce de métaphore au
sens précis où l’entend Lacan : au-delà de la critique, il est le nom d’une
substitution, il est un nom qui peut en cacher un autre, sinon une pluralité
d’autres, un nom qui tient lieu d’une position, d’une thèse. Lacan est
nommé pour consister, faire consister, faire tenir ensemble une tradition.
Les catégories lacaniennes sont dans ce contexte relues par Derrida, qui est
coutumier de ce mode de revisitation analytique et reconfgurante, à l’aune
d’un concept, ici l’animal, notamment dans ce qu’il appelle « la distinction
oppositionnelle entre l’imaginaire et le symbolique 7 ». L’auteur de L’Ani-
mal que donc je suis profte de l’animal pour reparcourir, recatégoriser,
domestiquer l’œuvre et l’animal lacaniens. Le chapitre que Jacques Derrida
lui dédie explicitement (« À Jacques Lacan8 »), et dont le titre « Et si l’ani-
mal répondait ? » peut s’entendre comme un clin d’œil à l’analyste disparu,
continue d’interroger au plus près la question de la trace que Derrida
oppose au signifant et qu’il dit avoir soutenue contre lui, l’animal se carac-
térisant pour Derrida chez Lacan par « l’incapacité à feindre de feindre, et
à efacer ses traces9 » :
Outre que j’avais essayé de montrer ailleurs (et c’est pourquoi il y a si long-
temps, j’avais substitué le concept de trace à celui de signifant), la structure de
la trace suppose que tracer revienne à efacer une trace (toujours présente-ab-
sente) autant qu’à l’imprimer, toutes sortes de pratiques animales, parfois
rituelles, associent, par exemple dans la sépulture et le deuil, l’expérience de la
trace à celle de l’efacement de la trace10.

6. Entre Derrida et Lacan, c’est de fait autour de la trace, de la paternité


de la trace, de la trace de la paternité que se nouent et dénouent les liens.
Outre le fait que Lacan tient lieu de tenant lieu, de métaphore au sens laca-
nien, d’une tradition qu’il incarne, il se trouve convoqué à la barre pour
être mieux relégué dans le rang de la métaphysique ordinaire, au terme
d’un procès qui pour n’être pas injuste n’en est pas moins implacable.
Pourquoi avoir élu Lacan à cete place ? La question mérite examen et les

5 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 163-191.


6 Ibid., 165.
7 Ibid., 182.
8 Ibid., 163
9 Ibid., 165.
10 Ibid., 185.

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arguments aussi bien que la manière de Derrida valent d’être brièvement


rappelés.

CONTRE LACAN
7. Dans « Pour l’amour de Lacan », le philosophe expose méthodique-
ment comme il l’avait déjà fait dans la note 33 de Positions sur ce qui
oppose diamétralement, axialement, la psychanalyse lacanienne à la
déconstruction. C’est à la fgure du chiasme, empruntée à René Major, qu’il
recourt :
Il arriva ceci, et cela m’arriva, qu’au moment où certains philosophèmes
majeurs ou dominants, organisés dans ce que je proposai de nommer à ce
moment-là phonocentrisme et/ou phallogocentrisme, appelaient un questionne-
ment disons pour faire vite « déconstructeur » (questionnement qui bien évi-
demment, par défnition, était à la fois philosophique et excentrique, ex-centrant
par rapport au philosophique comme tel, donnant à penser le philosophique
depuis un lieu qui ne pouvait plus être simplement philosophique ni contre-phi-
losophique, dans ou hors la philosophie), à ce même moment, exactement au
même moment, on pouvait assister à une reliure théorique du discours lacanien
qui faisait l’usage le plus fort, et puissamment spectaculaire, de tous les motifs à
mes yeux déconstructibles, en cours de déconstruction : ce qui était encore selon
moi plus grave, c’est qu’il s’agissait non seulement du plus déconstructible de la
philosophie (le phonocentrisme, le logocentrisme, le phallocentrisme, la parole
pleine comme vérité, le transcendantalisme du signifant, le retour circulaire de
la réappropriation vers le plus propre du lieu propre, aux bords circonscrits du
manque, etc., dans un maniement de la référence philosophique dont la forme au
moins était dans le meilleur des cas elliptique et aphoristique, dans le pire dog-
matique, j’y reviens dans un instant), non seulement donc du plus déconstruc-
tible mais même de ce qui traversant et débordant la philosophie ou l’onto-théo -
logie (je veux dire le discours heideggerien) me paraissait déjà — et cela remonte
à 1965 — appeler à son tour des questions déconstructrices. Car Lacan se référait
alors, on l’a souvent rappelé ici, de façon fréquente, décisive et confante, parfois
incantatoire, à la parole heidegerienne, au logos interprété par Heidegger, à la
vérité autant d’ailleurs comme adéquation que comme voilement/dévoilement11.

8. Le discours de la psychanalyse lacanienne occupe et préoccupe la


déconstruction au premier chef. Jacques Derrida n’arrêtant pas de s’expli-
quer sur les raisons de son « explication » avec l’œuvre de Lacan déclare
ainsi :
Ce qui tient en alerte mon écoute interminable de Lacan, toute insufsante,
intermitente, distraite et fotante qu’elle est, c’est moins la question de la philo-
sophie, de la science ou de la psychanalyse, que telle autre qui concerne un cer-
tain état dominant (dominant c’est-à-dire maître) de l’histoire de la philosophie,
de la science, de la psychanalyse, à savoir l’état dominant que j’ai nommé phal-
logocentrisme à un certain moment, selon une certaine détermination histo-
rique, précaire, conventionnelle, fnie, de la situation analytique, de ses règles et
de ses limites12.

11 J. Derrida, Résistances, 73.


12 Ibid., 88.

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9. Dans cete même conférence, il recense « huit motifs13 » qui consti-


tuent une ataque en règle des principes supposés régir la théorie laca-
nienne telle qu’elle s’expose dans le séminaire sur La letre volée par lequel
s’ouvrent les Écrits. Les chefs d’accusation qui se trouvent dans Positions
(1972) et dans La Carte postale (« Le Facteur de la vérité », 1980) sont
repris dans cete explication tardive. L’on pourrait s’étonner de la modalité
qu’emprunte la critique derridienne de la psychanalyse lacanienne. Invaria-
blement, Derrida égrène les motifs de la discorde, d’un dissensus radical.
Une remarque se glisse cependant incidemment dans cete litanie acca-
blante au détour de laquelle Jacques Derrida règle ses comptes autant avec
la personne de Lacan qu’avec son enseignement, remarque au terme de
laquelle celui-ci reconnaît de facto une limite à sa propre critique du pho-
nocentrisme lacanien. La nuance est d’importance car elle ouvre une faille
dans le dispositif de traque des « complicités métaphysiques14 » qu’évoque
Derrida dans la préface à « Freud et la scène de l’écriture » : « Ce phono-
centrisme explicite et massif sera contredit par Lacan lui-même, comme si
de rien n’était, comme s’il l’avait toujours été (futur antérieur de l’après-
coup), en 1972-1973, non pas “avant” mais “après” toute grammatologie, je
le montrerai dans un instant)15. » La question du phonocentrisme lacanien
est une pomme de discorde « massive » et discutable entre Lacan et Der-
rida. La thèse soutenue est que le phonématisme s’est mué en graphéma-
tisme, mais qu’en dépit de cete mue hâtive, la pensée lacanienne sensible
aux thèses grammatologiques, reste fondée sur un logocentrisme qui serait
sa vérité profonde :
Le discours de Lacan, toujours très sensible — et qui le lui reprocherait ? — à
tous les mouvements de la scène théorique, n’a cessé depuis de réajuster,
refondre même, parfois contredire les axiomes dont je viens de parler. L’accent
sur l’écriture n’a pas cessé de s’alourdir après 68, jusqu’à inverser, très « gram-
matologiquement », l’énoncé que j’ai cité tout à l’heure sur l’écriture « phoné-
matique et même toujours phonétique », puisqu’il écrit dans le séminaire
Encore : « Mais le signifant ne se peut en aucune façon se limiter au support
phonématique16 ».

10. Ce que Derrida appelle « ce genre de substitution de l’écriture à la


parole autour de 1970 » mériterait que l’on s’y atarde car Lacan, à en
croire Derrida n’aurait pas été le seul à avoir cédé aux sirènes grammatolo-
giques. S’ensuit une liste de penseurs, et non des moindres, qui auraient
remplacé « ici ou là parole par écriture sans dommage 17 ». Cete proposi-
tion qui en soi appellerait bien des commentaires aténue au passage la cri-
tique sévère portée contre Lacan dont Derrida ne fait ici qu’un auteur
parmi d’autres à avoir tourné casaque théorique sous l’efet de La Gram-
matologie. De quoi Lacan est-il donc le nom quand on sait que le nom de
Lacan n’est pas seul dans la série des doubles métonymiques ?

13 Ibid., 78.
14 J. Derrida, L’Écriture et la diférence, 294.
15 J. Derrida, Résistances, 77.
16 Ibid., 79-80.
17 Ibid., 80.

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11. Entre Derrida et Lacan, entre Lacan et Derrida, c’est à une contesta-
tion de propriété intellectuelle que l’on assiste, et, plus fondamentalement,
à une contestation d’héritage, une reconnaissance de dete déniée sur fond
de revendication de fliation. Derrida et Lacan, Lacan et Derrida sont
incontestablement les fls français de Freud. C’est de l’héritage freudien,
plus que de tout autre, qu’il s’agit en dernière instance entre eux : qui de
Lacan ou Derrida est le fls de l’autre ? qui de Derrida ou de Lacan est le
fls prodigue (français) du père de la psychanalyse ? La virulence et l’insis-
tance de la critique derridienne de Lacan pourrait s’interpréter comme la
forme du « retour » de Derrida à Freud.

12. Derrida, quoique sa critique du hégélianisme lacanien soit d’une


fnesse redoutable, même si sa stance contre le phallologocentrisme touche
sa cible, revient à Lacan, plus qu’il ne s’acharne contre lui. Pourquoi reve-
nir à Lacan encore et encore ? Certes Lacan tient pour Derrida souvent lieu
de borne nominale d’une tradition vieille de plusieurs siècles (de Platon à
Freud et au-delà). Mais les efets de série méritent que l’on s’y arrête car ils
sont plus complexes et ambigus que l’on pourrait le croire: ainsi dans la
préface à l’édition américaine de Typography18 de Philippe Lacoue-La-
barthe, d’ailleurs non pas exempte d’une critique sous-jacente à destination
de l’ami de toujours, Derrida en revient une fois de plus à ce qui l’a d’em-
blée opposé à Jacques Lacan. Très justement, il y pointe les afnités élec-
tives qui lient l’un des auteurs du Titre de la letre au psychanalyste autour
de la question de la résonance. Pourquoi donc ce retour à Lacan ?

13. C’est sans doute la proximité extime de la psychanalyse et de la


déconstruction qui motive tant de tours et détours théoriques et rhéto-
riques : il s’agit pour Derrida de se démarquer de Lacan, de débusquer les
efets de « ressemblance informe19 » pour reprendre l’expression de
Georges Didi-Hubermann, d’inquiétante étrangeté. Lisons « Désistance » :
Empreinte et césure, la signature aiguë de cete œuvre interrompt les flia-
tions les plus puissantes. Inéluctablement, au moment le plus nécessaire, quand
la tradition ne peut plus penser, ni assurer cela même qu’elle répète comme sa
propre traditionnalité (exemplarité, identifcation, imitation, répétition). La
signature interrompt ou plutôt marque d’une incision le pli selon lequel doit se
diviser ou désister l’onto-mimétologie métaphysique de Platon à Aristote, de
Hegel à Heidegger, mais aussi celle qui dure de façon plus subreptice chez
Nietzsche, Freud et Lacan20.

14. Il y aurait beaucoup à dire sur le trio en question. Tentons non seule-
ment d’interroger dans chaque convocation singulière de quoi Lacan est le
nom, mais d’examiner les instances où la convocation du nom de Lacan
s’accompagne de celle d’autres noms selon un processus de dédoublement
du nom propre, de pluralisation du nom-du-père. Le duo, le trio, le quatuor
est signifcatif en ce qu’il est toujours singulier et vaut à ce titre d’être
chaque fois interprété. Lacan semble ici mobilisé pour servir de borne, d’ul-

18 J. Derrida, « Désistance », Typography.


19 G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe.
20 J. Derrida, « Désistance », Psyché : Inventions de l’autre II, 207.

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time présentation de l’onto-théologie, mais dans le même mouvement, son


nom se voit fanqué de celui de Freud et de Nietzsche. La déclinaison des
noms fnit par devenir un jeu risqué : en l’espèce il est difcile de dire qui
contamine qui au point que le féau de la balance critique pourrait fnir par
pencher dans le sens opposé à celui apparemment voulu par son auteur.
Dans la proximité avec le nom de Freud et de Nietzsche, il semble que le
sens de la convocation de Lacan se retourne contre Derrida en lui échap-
pant.

15. Il n’est pas indiférent que les deux rencontres historiques entre les
deux hommes se soient passées à l’étranger, aux États-Unis, comme le rap-
pelle Jacques Derrida dans « Pour l’amour de Lacan ». L’auteur De la
grammatologie s’amuse du fait que la première d’entre elles a eu lieu à Bal-
timore, la ville d’un auteur qui les aura réunis et divisés aussi bien : Edgar
Alan Poe, on le sait, est l’auteur de la nouvelle « La Letre volée ». Mais le
signifant de « Baltimore » que Derrida entend dans sa langue, dans leur
langue commune parlée à l’étranger, dans la langue de l’autre (américain)
monolingue chargée de l’accent que lui confère le locuteur français, excède
le seul intertexte litéraire :
Et je remarque ici peut-être à cause du problème de la destinerrance qui nous
atend et peut-être à cause du nom de mort de Baltimore (Baltimore, danse ou
transe et terreur), Baltimore qui est aussi la ville de Poe dont j’avais en vain
cherché la tombe ces jours-là mais en tout cas pu visiter la maison en cete occa-
sion (je suis allé chez Poe en 1966), je remarque ici peut-être à cause du nom de
mort dans Baltimore que les deux seules fois où nous nous sommes rencontrés
et où nous avons un peu parlé l’un avec l’autre, il fut question de mort entre
nous et d’abord dans la bouche de Lacan. À Baltimore, par exemple, il me parla
de la façon dont il pensait qu’il serait lu, en particulier par moi, après sa mort21.

16. La mort n’est nullement un exemple ; elle n’est pas un exemple pour
Derrida, pas plus qu’elle n’est un signifant comme les autres entre eux. La
mort les occupe chacun à sa manière : dans la fgure de l’aporie de la pul-
sion de mort chez l’un, celle du soleil du désir pur chez l’autre. De la même
manière que le soleil et la mort ne peuvent se regarder en face, nous for-
mons pour conclure l’hypothèse que Jacques Lacan et Jacques Derrida
n’ont pu se tenir l’un avec l’autre :
Donc il y avait la mort entre nous, il fut surtout question de la mort, je dirais
même seulement question de la mort de l’un de nous, comme avec ou chez tous
ceux qui s’aiment. Ou plutôt il en parlait, lui, seul, de notre mort, de la sienne
qui ne manquerait pas d’arriver, et de la mort et du mort dont selon lui je
jouais22.

17. Y compris dans l’interprétation d’une violence soufante que Lacan


ft d’une parole privée de Derrida à son fls, que Derrida dit ne pas bien
comprendre, mais dont il semble avoir pris toute la mesure, c’est de la mort
de l’un et de la mise à mort de l’autre qu’il s’est agi, qu’il n’a pas cessé de

21 J. Derrida, Résistances, 69.


22 Ibid., 70.

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s’agir, du signifant de la mort qui n’a pas cessé d’être agi et de circuler
entre Derrida et Lacan, Lacan et Derrida.

18. Parce que la mort travaille les œuvres respectives, sur des modes irré-
conciliables, selon des modalités intimes, de « La double séance23 » et la
fgure de Pierrot assassin de sa femme au séminaire sur la peine de mort 24,
au cœur de l’expérience du désir dans le séminaire sur l’Ethique 25. Il n’est
pas étonnant à cet égard que ce que Derrida dans États d’âme de la psycha-
nalyse épingle comme la question de la psychanalyse soit celle précisément
de la cruauté :
Hypothèse sur une hypothèse : s’il y a quelque chose d’irréductible dans la
vie de l’être vivant, dans l’âme, dans la psyché […], et si cete chose irréductible
dans la vie de l’être animé est bien la possibilité de la cruauté (la pulsion, si vous
voulez du mal pour le mal, d’une soufrance qui jouerait à jouir du soufrir pour
le plaisir) alors aucun autre discours — théologique, métaphysique, génétique,
physicaliste, cognitiviste, etc. — ne saurait s’ouvrir à cete hypothèse. Ils seraient
tous faits pour la réduire, l’exclure, la priver de sens. Le seul discours qui pour-
rait aujourd’hui revendiquer la chose de la cruauté psychique comme son afaire
propre, ce serait bien ce qui s’appelle, depuis un siècle à peu près, la psychana-
lyse26.

19. À la page suivante, suivant Freud, Derrida identife la pulsion de mort


à une « pulsion cruelle de destruction et d’anéantissement27 ». La question
que le philosophe adresse à la psychanalyse est celle de l’au-delà de la pul-
sion de mort qu’il désigne comme « l’au-delà de l’au-delà du principe de
plaisir28 ». La pulsion de mort ( Todestrieb) intéresse Derrida en ce qu’elle
s’avère inséparable de « la cruauté inhérente à la pulsion de pouvoir ou de
maîtrise souveraine (Bemachtigungstrieb)29 ». Les positions respectives de
chacun par rapport à la mort, à l’aporie, au roc de la pulsion de mort, les
divisent non seulement parce qu’elle les divise l’un par rapport à l’autre,
dans son rapport à l’autre, dans son rapport à l’œuvre freudienne, mais
plus profondément en ce qu’elle les divise l’un et l’autre pris séparément,
qu’elle divise chacun d’entre eux singulièrement.

BIBLIOGRAPHIE
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• DERRIDA, JACQUES. La Carte postale. Paris : Flammarion, 1980.

• DERRIDA, JACQUES. La Dissémination. Paris : Seuil, 1972.

23 J. Derrida, La Dissémination, 1972.


24 J. Derrida, La Peine de mort. Vol. I (1999-2000).
25 J. Lacan, Séminaire 7. L’Éthique de la psychanalyse.
26 J. Derrida, États d’âme de la psychanalyse, 12.
27 Ibid., 14.
28 Ibid., 15.
29 Ibid., 15.

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• DERRIDA, JACQUES. L’Écriture et la diférence. Paris : Seuil, 1967.

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2012.

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1986.

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1985). Paris : Fayard, 1994.

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De l’origine du film et de la résurrection du


peuple : Intolérance de D. W. Griffiths

EYAL PERETZ
INDIANA UNIVERSITY, BLOOMINGTON

L'historien […] voit souvent dans ses rêves une foule qui
pleure et se lamente, la foule de ceux qui n'ont pas
assez, qui voudraient revivre. Cet e foule, c'est tout le
monde, l'humanité. Demain nous en serons […].
(Michelet, Journal)

Le Berceau de l'humanité

1.
U ne femme assise. Devant elle, un berceau ; les ténèbres l’en-
tourent. Petit à petit, une lumière venant du dessus commence à

— • 139 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

illuminer la scène. Nous sommes dans une pièce, au fond de laquelle se


tiennent trois femmes, toutes habillées de noir, qui semblent tricoter. Les
ténèbres reviennent à nouveau, et tout disparaît. La première image,
annonçant la naissance de notre flm, peut-être du flm en général, et notre
propre naissance en tant que spectateurs de cinéma. Qi sont ces sil-
houettes ? Qelle est cette pièce ? Qi est dans le berceau ? Qi sommes-
nous ? Le carton qui suit cette première image devrait nous donner une
réponse : « Aujourd’hui comme hier, bercé sans fn, apportant avec lui tou-
jours les mêmes passions humaines, les mêmes joies et tristesses. » L’image
semble ne pas appartenir à un moment ou un espace en particulier, mais à
ce qui est sans fn, toujours le même, toujours récurrent. Nous sommes évi-
demment dans le royaume de l’allégorie. Ce que nous voyons n’est pas la
chose en soi mais apparaît en lieu de quelque chose d’autre. Mais quel est
cet autre ? Ce n’est pas caractérisé par un nom, comme dans une allégorie
classique, mais désigné seulement par un verbe, comme ce qui « apporte »,
associé à une indication temporelle, toujours ou perpétuellement. L’Autre
qui est donné par l’image allégorique est ce qui apporte toujours le même.
Qel est ce toujours le même ? La seule chose que l’on sait à ce moment,
est que cela a à voir avec la naissance, avec quelque chose de nouvellement
né, et qui occupe le berceau. Pourtant ce nouveau-né demeure invisible et
sa place reste donc vide, en attente d’être occupée. Mais par qui, et com-
ment ? Qi est né ?
2. Toutefois, si le berceau est efectivement vide, et entouré de trois
femmes en noir, il est possible que l’image n’apporte pas la joie de la nais-
sance mais la tristesse de la mort. L’image, qui réfère au célèbre poème de
Whitman « Exhalé du berceau sans fn balancé », pourrait faire référence
au vers : « Et encore la Mort — Toujours la mort, la mort, la mort »… La
question demeure : qui est pour toujours mourant ?
3. Toutes ces questions sont évoquées par la scène d’ouverture énigma-
tique d’Intolérance de D.W. Grifth. Je propose d’envisager que la tâche
d’Intolérance sera de développer le flm comme médium qui s’attache à
répondre à ces mêmes questions.
4. Grifth n’est bien sûr pas un inconnu dans l’histoire du cinéma. Il
semble jouir d’un statut quasi-mythique, grâce à son auto-promotion et à
l’opinion de certains de ses héritiers les plus infuents : il a été consacré
inventeur d’un médium artistique, le messie d’une nouvelle forme d’ex-
pression. Lillian Gish, par exemple, l’a surnommé le père du cinéma. Il est,
selon Chaplin, notre maître à tous ; pour Hitchcock, il est le Christophe
Colomb de l’écran. Je ne chercherai pas à discuter le bien-fondé de ces
jugements dans cette communication, ni le rôle précis que Grifth a eu
dans la naissance de l’art flmique. Je m’intéresse plutôt à la relation entre
la question de la naissance et de l’origine, et celle du médium du flm
comme forme d’art, une obsession qui entoure Grifth et son œuvre plus
que tout autre cinéaste C’est pourquoi je voudrais examiner à travers cette
discussion sur Intolérance ce que Grifth nous dit sur la question de l’ori-
gine telle qu’elle apparaît à travers le médium du flm.

— • 140 •
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5. La structure d’Intolérance est très complexe. Le flm est composé de


quatre récits d’actes de violence et de répression intolérants : le premier est
un mélodrame moderne, dans lequel un riche industriel et sa sœur
fnancent une campagne de réforme morale des pauvres. Le deuxième récit
consiste en un certain nombre d’épisodes de la vie du Christ. Le troisième
se passe à l’époque du massacre de la Saint Barthélémy en France. Le qua-
trième se passe au temps de Babylone quelques jours avant la chute de la
ville aux mains des Perses. À la fn du flm, une brève coda semble se
dérouler pendant la première guerre mondiale, qui avait lieu au moment où
le flm est sorti, et qui est interrompue par une vision miraculeuse de la
Croix, donnant au flm un happy end grâce à des images utopiques et para-
disiaques. Enfn, l’image récurrente et énigmatique du berceau est insérée
entre les diférentes histoires, bien qu’elle n’appartienne à aucune d’entre
elles ; elle apparaît exclusivement pour chaque transition. Ces histoires ne
sont pas présentées dans l’ordre. A la place, nous avons un montage paral-
lèle continu d’une histoire à l’autre, dont le rythme croît de plus en plus de
sorte que vers la fn du flm les transitions commencent à créer un montage
étourdissant dans lequel le spectateur a du mal à se retrouver, et l’histoire
dans son ensemble semble se rassembler dans un cri ou un appel universel,
un appel qui trouve sa réponse dans les images fnales du flm, afn que
l’histoire trouve sa rédemption de l’intolérance qui l’a dominée.
6. Il me serait impossible aujourd’hui d’analyser dans le détail les quatre
intrigues. Je limiterai donc ma discussion aux images d’ouverture de l’his-
toire moderne et à la première transition historique, celle de l’histoire du
Christ. La méthode que j’utiliserai est une lecture rapprochée de ces
moments d’ouverture, à travers lesquels j’aimerais analyser certains
aspects fondamentaux de la grammaire cinématographique de Grifth.
C’est son approche de la grammaire de l’image cinématographique, je
pense, qui est la base de la vision qu’a Grifth de la tâche dont ce nouveau
médium dont il est à l’origine, est capable. J’analyserai plus particulière-
ment vers la fn de ce travail la question pour laquelle la grammaire de
l’image, telle qu’elle est perçue dans Intolérance, prend une importance par-
ticulière, la question de l’histoire.
7. Commençons donc. Dans le court prologue, que je n’analyserai pas,
on voit un groupe de réformatrices sociales qui décident d’aller voir une
riche mondaine et lui demander une aide fnancière. La scène se passe lors
d’une réception donnée par la mondaine, Miss Jenkins, où les réformatrices
vont essayer de la persuader de soutenir leur cause. La réception va être le
moment où une décision doit être prise : soutenir ou ne pas soutenir une
campagne sociale de réforme morale. Nous sommes donc à une réception,
et une coupe nous donnant une perspective rapprochée nous présente un
groupe de quatre personnes ; une d’elles, une femme d’allure distinguée
dont nous apprenons qu’elle est Miss Jenkins, salue les autres alors qu’elle
sort du cadre. Une autre coupe. On voit son départ à nouveau, cette fois
dans le cadre plus large de la réception. Miss Jenkins commence à s’éloi-
gner, sortant à nouveau du cadre. Nouvelle coupe. Miss Jenkins est à pré-

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

sent dans un espace contigu ; un jeune homme la rejoint et lui serre la


main. Avant de commencer l’analyse, réféchissons un peu à ce que nous
venons de voir. Dans le contexte général de la réception, Miss Jenkins est
devenue le centre de notre attention grâce à deux procédés : la coupe qui
l’isole du reste des personnages, et sa singularisation comme personnage
qui sort des cadres et rentre dans de nouveaux cadres. Elle semble donc
soumise à un schéma de transitions entre les cadres, entre lesquels se
trouvent les coupes. Qel est ce schéma, sinon la façon dont on peut
décrire le médium du flm lui-même?… C’est ce qui nous donne le premier
indice pour la lecture d’un flm de Grifth : le contenu du flm devra être
compris en relation avec le médium lui-même, comme le refétant ou com-
muniquant avec lui. C’est-à-dire que l’aventure de Miss Jenkins semble être
d’emblée impliquée dans la question du flm lui-même de sorte que, afn de
comprendre qui elle est, nous devrons comprendre sa relation au médium
dans lequel elle se trouve. Le fait qu’elle se trouve au centre de l’attention
nous signale qu’elle est impliquée dans la question du cinéma et que nous
devons comprendre son aventure comme une allégorie de la rencontre avec
le cinéma. Lorsque je parle d’Allégorie ici, je ne veux pas dire que nous
devons chercher un autre sens que le contenu auquel l’image réfère impli-
citement, mais plutôt que l’on cherche de quelle façon un autre au contenu,
ou à un sens en particulier, un autre qui n’est rien d’autre que le médium
du flm lui-même, et qui s’inscrit dans le contenu et communique avec lui.
L’aspect le plus important de ce cette rencontre allégorique avec le médium
dans tous les flms de Grifth est la façon dont les personnages sont mis en
communication avec ce qui est hors-champ, en-dehors du cadre qui nous est
donné à voir. Qel est donc ce qui est en-dehors du cadre, et pourquoi cela
doit-il être, paradoxalement peut-être, l’aspect le plus important du flm, et
ce qui nous signale l’ouverture de la question même du médium ? D’une
part, on pourrait dire que le dehors n’est rien de plus que les espaces conti-
gus entre lesquels se déplace miss Jenkins, auquel cas la transition entre les
cadres articule une continuité d’un monde faisant sens. Mais d’autre part,
on peut dire que le dehors marque une différence fondamentale entre le
visible, ou le perceptible, et son autre invisible. L’image cadrée est donc, et
a toujours été, l’inscription au cœur d’un contenu signifant d’une difé-
rence entre le visible qui est dedans, et l’invisible en-dehors. Mais quel est
cet en-dehors invisible que le flm permet d’articuler ? Rien, sinon le fait
même que la transition entre les plans, transition possible grâce au mon-
tage flmique, n’est pas dictée par un ordre préétabli, et n’est pas soumis à
une vision privilégiée et unifcatrice à travers laquelle tout ce que l’on voit
pourrait être orienté. Dans ce cas, le flm semble être le médium qui montre
comment un monde continu et signifant se pose en relation à une possibi-
lité de signifer sans contenu, qui ne dicte pas de sens préétabli, et qui
demeure inscrit au cœur de la continuité tel une apparition ou un fantôme.
Grifth est célèbre pour avoir libéré la place de la caméra, ne simulant plus
la position d’un public comme au théâtre, et par là-même lui a permis de
ne plus occuper un centre et une distance vis-à-vis de la scène qui s’ouvre.
Cela implique que la perspective et l’ordre des plans n’étaient plus assujet-

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

tis au principe d’un centre prédéterminé. En conséquence, ce qui est en-de-


hors du cadre devient la marque du fait que l’ordre des plans n’est pas jus-
tifé par un sens prédéterminé mais précisément à cause du fait qu’il n’y ait
pas de sens assigné. L’image cinématographique, créée par la liaison des
cadres et des plans hantés par une absence de fondement qui permet leur
transition, inscrit cet abysse au cœur du perceptible ou du monde visible.
8. Pour en revenir à Miss Jenkins, nous avons vu qu’elle est exposée au
non-donné du sens, un non-donné que l’image cinématographique produit.
Cette exposition que produit cette série de coupes peut être considérée
comme metant en suspension la place de Miss Jenkins dans un monde
ordonné, signifcatif, continu, et lui ouvrant par là-même ce qui peut aussi
être vu comme un espace de décision, à la fois dans le sens de la décision
concernant le sens et l’orientation de ce qui va suivre la coupe, mais aussi
la décision concernant la relation de soi à la coupe elle-même, la décision
d’accepter ou de rejeter l’absence de fondement dont elle devient un
témoin. Au niveau du contenu narratif, nous l’avons vu, cette dernière
décision sera de soutenir ou non les réformatrices morales, mais avant
tout, la décision de Miss Jenkins est un choix formel ou allégorique, une
décision qui concerne l’image cinématographique elle-même. Accepte-
ra-t-elle le cinéma, dans le sens d’accepter une nouvelle relation à une
absence immanente de fondement, ou le rejettera-t-elle ? Au fond, ceci
devient la question à laquelle devra répondre tout personnage des flms de
Grifth qui devient le centre de l’attention : « suis-je pour ou contre le
cinéma ? » Une moralité anti-cinématographique, à laquelle Grifth donne
le nom d’Intolérance, sera opposée à une éthique de l’image cinématogra-
phique. Intolérance est, au niveau formel, l’intolérance envers l’image ciné-
matographique.
9. Suivons Miss Jenkins un peu plus alors qu’elle fait peu à peu face à la
décision qui l’occupe. Alors qu’elle rentre dans la pièce après la coupe, elle
est rejointe par un jeune homme qui entre dans le cadre depuis l’extérieur,
lui aussi. Tout se passe comme si Jenkins et le jeune homme étaient suivis
par la déconnection et la désorientation, l’interruption de la continuité et
l’exposition à l’absence de fondement, dont ils émergent pour rentrer dans
le cadre. Ceux qui viennent du dehors dans un flm de Grifth apportent
toujours avec eux les capacités de troubles et la puissance du dehors. L’ab-
sence de fondement tel qu’il est produit par le montage cinématogra-
phique, comme nous l’avons vu, est un principe de liaison et de déliaison
de plans et de cadres, sans ordre ou centre préétabli. C’est pourquoi
lorsque Miss Jenkins et l’homme joignent leurs mains, cela refète le
médium qui les a amenés dans le même cadre : ils se rejoignent, sans raison
préétablie. Mais ce qui rejoint déconnecte aussi, ce qui apporte sans raison,
en produisant de nouveaux liens, est aussi ce qui enlève. Le moment précis
où leurs mains se rejoignent devient le moment d’une coupe qui va amener
leur déconnection.
10. Une autre dimension cruciale de l’image cinématographique comme
porteuse de l’absence de fondement se trouve dans la deuxième séparation

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dont fait l’objet Miss Jenkins, la séparation d’un autre jeune homme qui l’a
rejointe brièvement, venant du hors champ. Alors que leurs mains se
joignent il y a une nouvelle coupe, qui nous ramène à la femme assise,
seule dans le cadre. Elle se lève et on la voit sourire. Une coupe revient au
jeune homme, qui semble soudainement avoir été appelé de nulle part, l’ap-
pel du dehors, et il sort. Qe s’est-il passé ici ? La femme seule dans le
cadre devient celle qui incarne le pouvoir de communication de l’image
cinématographique. Qel est ce pouvoir de communication ? Le pouvoir
d’un appel, ou, en d’autres termes, le pouvoir d’une communication prove-
nant de nulle part, ne portant aucun message en particulier, et qui n’ap-
porte aucune explication. L’appel communicatif est la transmission du pou-
voir de l’absence de fondement d’interrompre quelque sens ou ordre de raison
que ce soit. C’est parce que l’image cinématographique est devenue un
appel que l’on peut dire qu’elle fonctionne de façon télépathique, depuis un
endroit distant ou un intervalle qui ne peut pas être localisé de façon spa-
tiale ou temporelle, et est hors du temps et de l’espace.
11. Retournons à nouveau vers Miss Jenkins qui a été abandonnée ; il
semble qu’elle doive enfn se décider. Dans un plan de génie, Grifth la
montre regardant un miroir, mais le miroir lui-même, étant isolé dans le
cadre, semble incarner le principe même de l’image cinématographique
comme exposition, de sorte que ce qui est refété à Miss Jenkins n’est pas
un visage, dans le sens où il incarne une identité qu’elle peut reconnaître,
mais seulement son exposition par et à l’image, l’abysse que l’image
comme inscription de l’absence de fondement amène et qui la confronte
avec sa propre énigme qu’elle ne peut pas reconnaître. C’est le moment de
prendre une décision : acceptera-t-elle son refet dans l’image, c’est-à-dire,
acceptera-t-elle son exposition au flm, ou bien va-t-elle le rejeter, et deve-
nir ce que Grifth voit comme un principe d’intolérance ? C’est à ce
moment, en nous laissant dans le suspense, que Grifth opère une coupe
vers la seconde partie de l’histoire moderne d’Intolérance, en introduisant
un autre personnage qui sera sur le devant de la scène à travers sa relation
avec l’extérieur. (ATTENTION SPOILER, PUISQUE NOUS N’AURONS PAS
LE TEMPS DE SUIVRE CETTE HISTOIRE. MISS JENKINS DÉCIDE DE
S’INSCRIRE CONTRE LE CINÉMA, CAR ELLE REJOINT LES RÉFORMA-
TEURS INTOLÉRANTS, ET NE SORT PLUS JAMAIS DU CADRE.)
12. Cette séquence remarquable, de par sa division tripartite d’une jeune
flle et son père, un garçon et son père, et les ouvriers qui vont à l’usine,
résume bien ce qui est à l’œuvre dans Intolérance. Analysons rapidement
ses éléments principaux. Venant exactement du centre du cadre, et l’occu-
pant avant que l’on n’aperçoive la jeune flle venant de l’extérieur, le père,
si on l’analyse en termes formels, peut être vu comme celui qui peut proté-
ger contre le dehors, étant celui qui détient le pouvoir du cadre qui sert
d’enceinte. Le père est tout de suite rejoint par la jeune flle, comme si elle
cherchait une protection, mais il part presque aussitôt. Son départ signale
l’exposition et l’abandon de la flle à l’extérieur, ce qui fait d’elle, si l’on suit
la règle élaborée précédemment, un centre d’attention dans l’histoire, un

— • 144 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

autre personnage dont l’aventure devient une allégorie de l’implication du


cinéma. Une coupe rapide, suivie par un plan plus rapproché de la flle qui
appelle son père, un appel qui signale son abandon par le cadre protecteur,
et qui la met en communication rapprochée avec le dehors. Ici, on est
moins proche de ce qui se passe avec Miss Jenkins et plus proche de ce qui
est évoqué avec la jeune femme télépathique de la réception ; l’abandon de
la jeune flle à l’absence de fondement lui permet de s’impliquer dans le
pouvoir communicatif de l’image. Cette communication, que Grifth appro-
fondit ici, va au-delà de la simple attirance télépathique que possède la
jeune femme pendant la réception, et est développée selon trois aspects
supplémentaires : l’annonce du décès des pères, un message d’amour, et la
naissance d’une multitude sans hiérarchie que Grifth comprend comme
« le peuple ». Le plan de la jeune flle abandonnée annonce la mort du père
à venir, ainsi que la mort du père du jeune homme. Il annonce d’autre part
son histoire d’amour avec le jeune homme qui suit, ainsi que l’apparition
des ouvriers dans la troisième partie de la séquence que nous regardons.
Q’est-ce-que cela signife ? Si nous analysons le père de façon formelle, il
est celui qui détient le pouvoir du cadre pour protéger contre l’absence de
fondement, ce qui implique que l’existence du flm comme médium, l’exis-
tence d’une série d’images qui s’enchaînent à travers une nouvelle activa-
tion d’un hors-champ sans fondement, signife la mort du père comme
principe organisateur. Sa mort ouvre le champ à la communication entre
ceux qui sont exposés au dehors, une communication des abandonnées
(c’est-à-dire, abandonnée par le père, et à l’absence de fondement). Le par-
tage de ce nouveau type de communication entre les délaissés est au cœur
de ce que Grifth considère comme l’amour, et marque d’autre part le
devenir d’une multitude, ceux qui occupent les cadres exposés qui s’en-
chaînent selon un principe autre que celui de l’enceinte centralisatrice du
principe paternel, une multitude que Grifth présente comme le peuple.
C’est la jeune flle abandonnée dans la première partie de notre séquence
qui semble être l’agent mystérieux, ou le médium, qui annonce à travers
ses pouvoirs télépathiques ce devenir d’une nouvelle relation de par l’aban-
don du principe paternel, de l’amour, et du peuple.
13. Qi est le peuple ? Ce sont tous ceux qui sont abandonnés par le
cadre paternel et qui sont appelés à s’assembler.

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Entrée des travailleurs à l'usine

14. On les voit apparaître depuis le hors-champ, sortant de nulle part,


chaque individu sortant de sa propre absence de fondement et de son expo-
sition, comme s’ils avaient été appelés par le flm, et que nous sommes
conviés avec eux, puisqu’ils sont l’image des spectateurs du flm en tant
que multitude appelée par l’absence de fondement exposée par les coupes
entre les plans.
15. Un message lyrique d’amour et un appel au rassemblement de la
foule, deux évènements qui ont lieu à travers l’expérience de la mort du
père, sont donc les deux dimensions principales autour desquelles le
cinéma de Grifth gravite. Ce sont aussi les deux dimensions autour des-
quelles gravite la dernière question dont je voudrais parler, celle des rela-
tions entre cinéma et histoire.
16. L’histoire qui intéresse le cinéma, selon Grifth, est une histoire de
l’intolérance au travers de laquelle la relation entre le message de l’amour
et le rassemblement des gens abandonnés en tant que peuple demeure ins-
crite telle un excès invisible qui hante l’humanité comme un souvenir
inconscient, refoulé de manière constante et intolérante, et qui peut à pré-
sent crier, ou peut-être saigner, à travers les plaies ouvertes des coupes
cinématographiques, et être enfn entendu et exister. Comme nous l’avons
vu, l’intolérance pour Grifth est toujours aussi l’intolérance contre
l’image cinématographique, une intolérance iconoclaste. En ce sens l’his-
toire inconsciente des gens abandonnés en tant que peuple peut aussi être
pensée comme une image proto-cinématographique latente, et c’est comme
si cette image avait hanté l’humanité jusqu’à la naissance du cinéma. Le

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

flm est le médium qui donne vie et est l’expression de cette image incons-
ciente du peuple, refoulée par l’histoire iconoclaste de l’intolérance.
17. La première transition d’Intolérance vers l’histoire est celle de l’his-
toire du Christ. Regardons le un peu :
18. Un plan d’ensemble du peuple à la porte de Jafa, suivi par trois plans
courts, le premier dans lequel la caméra se déplace pour suivre le cha-
meau ; le suivant montre un vendeur de colombes, toujours une référence à
l’amour chez Grifth ; puis une image d’une femme et un enfant seuls dans
le cadre, comme s’ils étaient exposés à la merci du dehors, et fonctionnant
comme un appel. Enfn, la maison à Cana, le site du premier miracle. C’est
ainsi que l’histoire du Christ nous est présentée. Où est le Christ ? On ne le
voit nulle part, mais il est annoncé. Q’est-ce qui l’annonce ? Le médium
du flm lui-même, avec lequel les pouvoirs du dehors activés par les transi-
tions entre les plans devient un appel. Le Christ n’est pas visible dans le
premier segment de l’histoire christique d’Intolérance, puisqu’il n’est rien
d’autre que l’évènement même du flm en tant qu’appel. Si le Christ appa-
raît, c’est dans les coupes, et en tant que coupes. Q’est-ce qu’est le Christ
dans Intolérance ? Il n’est rien d’autre que le médium qui permet au peuple
qui ouvre la scène d’être exprimé à travers un nouveau moyen de communi-
cation. Le Christ vient peut-être de l’extérieur, de ce qui n’est pas terrestre
et invisible, mais cet extérieur n’est plus un domaine transcendant ; plutôt
il n’est rien d’autre que l’absence de fondement de ce monde, inscrit entre
les cadres comme un fantôme. C’est le cinéma en tant qu’art d’un en-de-
hors immanent qui appelle le Christ ; et le Christ, celui qui est appelé par le
peuple, ceux qui sont abandonnés à l’extérieur du cadre, appelle le cinéma.
L’histoire entre donc dans notre flm avec l’histoire du Christ, tel l’appel
d’un peuple ancien attendant le nouveau médium. Regardons rapidement
le moment ou le Christ apparaît dans Intolérance, le moment du premier
miracle, un miracle qui n’est rien d’autre, selon moi, que l’apparence du
médium du flm en tant que tel.

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Les noces de Cana

19. Qel est ce moment où le pouvoir miraculeux du Christ est activé ?


Rien, sinon l’inscription de ce qui est hors-champ dans le cadre, telle une
ombre spectrale de la forme d’une croix qui divise l’écran en quatre
images, comme les quatre histoires qui composent Intolérance et entre les-
quelles Grifth opère un montage alterné, adoptant le message même du
Christ comme sa signature cinématographique. Se tenant au milieu du
peuple, le Christ apporte l’en-dehors en tant que coupe immanente dans
une série de cadres exposés qui permettent le miracle de la transmission de
leur message d’amour. Qi sont ceux qui composent le peuple ? Tous ceux
qui n’ont pas d’espace ou de moment dans un ordre pré-décidé de connec-
tions, et dont le messie est le Christ dans le sens d’un principe de commu-
nication des cadres exposés qui n’ont pas de rapport entre eux selon un
ordre ou une place spécifque. Le cinéma, qui est l’art de l’exposition à l’ab-
sence de fondement, devient ainsi ce non-espace anachronique où se ras-
semblent tous ceux qui ont été déplacés, qui n’ont jamais un temps pour
eux et qui donc n’ont jamais été inclus dans une histoire linéaire. Pour
Grifth, c’est comme si ce peuple avait toujours appartenu au cinéma,
l’avait pressenti, désiré et rêvé, mais ne l’avait jamais possédé. Leurs rêves
anachroniques et anonymes, qui persistaient telle une sorte de cicatrice
inconsciente et excessive sur le corps linéaire de l’histoire consciente,
peuvent ainsi être réalisés, dans le sens où ils sont fnalement exprimés,
mais grâce à l’arrivé de ce nouveau médium messianique, le flm comme
médium de l’anachronie elle-même.
20. C’est donc l’accomplissement du désir cinématographique du peuple,
préfgurant le cinéma pas encore accompli en son temps, qui rend l’appari-

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tion du médium du flm le miracle de la résurrection et de la deuxième


venue du Christ, tel qu’il est le principe de communication des cadres
exposés. Le Christ n’est donc autre pour Grifth que le principe de résur-
rection du peuple réalisée grâce au médium du flm.
21. Cette résurrection, qui a lieu à la fois dans et comme image cinémato-
graphique, est à l’origine même du flm ; c’est-à-dire, d’une part, que c’est
comme si le peuple lui donnait naissance, lui qui avait toujours appelé le
flm, attendant son arrivée, et que d’autre part le flm parvient à générer
des spectateurs en tant que peuple. Q’est-ce que le flm génère ? Nous
tous, en tant que public du cinéma, la multitude sans origine, dans le sens
d’un point d’origine donné dans un ordre téléologique des choses, nous
tous en tant que public qui appartenons au principe de l’absence de fonde-
ment plutôt qu’à une série ordonnée de cadres assujettis à un centre. L’ori -
gine est donc tout simplement la coupe, et ce qui se passe dans l’absence de
fondement à laquelle la coupe nous expose, une coupe que nous décou-
vrons — comme l’image récurrente du berceau avec laquelle nous avons
commencé, et qui refait surface dans les coupes de transition entre les his-
toires — comme étant le berceau de l’humanité, dans le sens où il est cette
absence de fondement dont la rencontre devient l’évènement de notre mort
et notre vie dans l’image cinématographique en tant que peuple, une
coupe/image qui se répète sans fn, qui est toujours la même, puisqu’elle
n’est rien d’autre que le principe toujours récurrent et toujours nouveau du
monde sans origine, et sans fn.

Le berceau de l'humanité

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FILMOGRAPHIE
• GRIFFITH, D. W. Intolerance: Love's Struggle Troughout the Ages. Triangle
Film Corporation, 1916.

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« Ce Da, ce là » : les noms-dits

MARIE-DOMINIQUE GARNIER
UNIVERSITÉ DE PARIS 8

1.
D e cette bribe de texte signée (de plus d’une façon) Jacques Der-
rida, prélevée au second volume de La Bête et le Souverain1
s’échappe ce qui a tout l’air d’opérer à la façon d’un raccourci ou d’un
flash-code : nano-poème, plus petit dénominateur commun, prolégomène-
théorème de poche, équation portative à deux inconnues, paire de corps
coupés émettant chacun un signal en direction de chez -Da ou du côté de
chez La-, selon le chemin choisi, Méséglise ou Guermantes.

CHEMINER AVEC HEIDEGGER


2. Dans cette bribe de texte se laissent lire, d’une lecture pressée, pres-
sante, avide ou partiale, deux segments de nom propre à la surface des-
quels entendre passer deux ombres en tandem, Derrida devant, Lacan der-
rière : -da, la-. Entendre et non pas voir, car la graphie n’accorde aucun
crédit à cette hypothèse, pas plus que le contexte d’où provient la citation.
Entendre et non pas voir, car ce texte publié sous le titre de « séminaire »
n’avait pas pour vocation de devenir graphie. Dans ce « Là » que fait
résonner l’extrait (cité plus loin) de La Bête et le Souverain, ne résonne
aucune « lalangue ». L’adverbe (traduit de la particule allemande) est intro-
duit, puis répété lors de chacune des démarches de traduction entreprises
par un animal philosophe au pas lent, car prudent, à chaque fois que cet
animal prudent traduit (et il ne cesse de traduire et d’être-en-traduction).
« Là » porte ici l’accent grave qu’il doit avoir en tant qu’essai de traduction
du « Da » heideggerien, qui une fois replacé dans le contexte de la citation
en question renvoie à la fois au « da » de « Dahin » et au « da » de
« Dasein ».

3. Cette citation appartient à la quatrième séance de la dernière année


de séminaire de Jacques Derrida, séminaire traversé par l’idée heidegge-
1 J. Derrida, Séminaire La Bête et le souverain : II, 155. Les citations suivantes de ce même volume
portent dans le corps du texte la référence BS suivie du numéro de page.

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rienne que l’animal (contrairement à l’homme) ne meurt pas — sur fond de


douloureuse coïncidence avec l’annonce, en mars 2003, de la maladie, et de
son verdict proche. Par delà la graphie divergente, par delà le contexte
pédagogique et le contenu philosophique, comment ne pas entendre glisser
dans « ce Da, ce là » le pas de deux d’un curieux couple, l’ombre d’un
étrange tandem : deux noms, (qui fera la bête ? qui le souverain ?), posant
chacun à leur façon la question de la « place ». Comme cet essai tentera de
le montrer, il y va du même jeu de place impossible, intenable, entre d’une
part les polarités de « bête » et de « souverain » qui tiennent lieu de cadre
au séminaire, et d’autre part cette ellipse à double coeur (-da-la), cette paire
de noms partiels appelés à entrer en traduction, c’est-à-dire en trahison.
Derrida/Lacan : de « da » en « là », « da » ou « là », qui occupe quelle
place ? Dans le biplace de ces noms partiels réduits à l’état de particules,
comment ne pas lire une partie de l’étrange jeu de taquet joué par la
déconstruction contre (tout contre, au plus près de) la psychanalyse ? Qui
est « da » ? Qui joue « la » ? Comment ne pas percevoir les vitesses de
déplacement de ce « da » (bête ou souverain) cherchant à contester, à tra-
hir la place de « là-Lacan », à fausser le diapason de ce « la », et plus loin
(dans la citation qui suit), à inquiéter la marque de fabrique LA, venue en
majuscules se dresser à la surface de ce commentaire ?

4. Les deux longs extraits du séminaire La Bête et le souverain analysés


dans ce qui suit ont en commun de pointer en direction de ce devenir : du
devenir-bête de Lacan, traité plus loin (non sans un certain coefficient de
maltraitance) de « vison », devenu-vison(s), puis étrangement introduit
dans un jeu de fort-da, ou un jeu de da-là, dans une scène où se mêlent
séduction, homo-érotisme, et traversées des barrières dites du « genre » ?

5. A l’ouverture de la séance du 29 janvier 2003 placée sous le sceau du


« ce da, ce là » par lequel cette lecture commence, Jacques Derrida entre-
prend de résumer le parcours en suivant une topologie des plus étranges,
qui, dit-il, prend position « au carrefour de trois chemins » (BS 145). La
séance, précise Derrida, sera consacrée à trois textes, extraits de Robinson
Crusoe, auxquels viendront s’ajouter deux textes de Heidegger portant
d’une part sur le Dasein, d’autre part sur le terme Walten, terme importé
de L’Introduction à la métaphysique. Pourtant, en lisant-écoutant de près
ce commentaire, un quatrième chemin (annoncé dans le mot de « carre-
four ») se dessine, bien qu’en apparence guère invité ou plutôt à la fois
évité et inévité : un chemin analytique, qui entre dans le commentaire de
Derrida en poussant une porte heideggerienne. Ce quatrième chemin, par
lequel il faut passer, et d’une certaine façon il faut y aller par quatre che-
mins pour essayer de longer à la fois l’écriture analytique et la déconstruc-
tion, ce quatrième chemin est celui qu’on pourrait appeler non pas le che-
min de l’invité mais celui de l’évité ou de « l’inévité », en appliquant cette
fois le terme à Lacan et non plus à Derrida, lequel faisait une apparition
sous le masque de l’invité/inévité dans le court dialogue avec René Major
sur lequel s’achève La Carte postale, dans un texte intitulé « Du Tout »2.
2 J. Derrida, « Du Tout », La Carte postale, 527-549.

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Dans La Bête et le Souverain, Lacan occupe à la fois le poste de l’évité (son


nom n’apparaissant que bien plus tard et n’étant nulle part mentionné,
sinon en sous-main, dans cette séance) et de l’inévité : il y surgit, pourrait-
on dire, en tant qu’objet graphique partiel, avant d’apparaître plus loin en
pleine lumière, longuement cité à comparaître dans le séminaire de l’avant-
dernière séance datée du 12 mars 2003. Ces deux textes appellent à un
double ralentissement du pas, à partir du très court passage « ce da, ce là »
d’une part, et d’autre part à partir des longs paragraphes retors de ce que
l’on pourrait appeler les « méchances » de la déconstruction : coups de
griffes lancés d’un philosophe en direction de Lacan, qui paradoxalement
ici se retrouve endosser la peau de l’animal, devient-animal sous la plume
(venimeuse, crochue, et en plus d’un sens « gifted ») de Jacques Derrida.
Dans cette avant-dernière séance de mars 2003, Lacan ne trouve place dans
le commentaire que pour y être remis dans le rang, replacé par Derrida
parmi ceux qui refusent de donner la parole à l’animal – autrement dit
placé en situation de « congruence profonde » (BS 349) avec Heidegger,
rangé parmi ceux qui réservent le langage à l’homme et distinguent par
conséquent le signifiant humain du (je cite Derrida) « code ou du signal
animal » (BS 342).

6. Or, dans ces deux textes, jamais « l’animal » ne s’est autant mis à par-
ler, à parler dans un code qui longe et perturbe la limite entre psychanalyse
et déconstruction – j’entends par « animal », ici, ce qui parle (sans la par-
ler) une langue mi-dite, la langue du « ce da-ce la », langue non pas symp-
tomatique ou symptomale, mais infra-langue partielle faite d’anamor-
phoses et de voisinages a-signifiants. Si la déconstruction a tant cherché (et
réussi) à brouiller la limite entre langage humain et code animal, quel effet
reçoit-elle en retour depuis ce qu’il faudrait appeler son bord (mais par où
passe-t-il ?), depuis le bord psychanalytique ? Lorsque Derrida introduit
(ici, et dans d’autres textes) ce qu’il appelle le « code psychanalytique »,
plaçant implicitement la psychanalyse en position « bête », à la place de la
« bête » sans accès à d’autre langage que codé, comment ce « code »
opère-t-il en retour ? Où est la bête, où est le souverain ? à quelles places ?
Da ou là ? Et si la bête jouait à se glisser partout, jouait à déloger le souve-
rain à coup de « reins » ? J’y viendrai, un peu plus tard – diverses parties
de corps montrant leur dose dans le second texte soumis à la lecture.

7. Au détour du séminaire consacré à Defoe et à Heidegger dont pro-


vient la citation qui me sert ici de titre et de point de départ, « ce da, ce
là », entre très vite, sinon la figure de Lacan, du moins celle de « la » psy-
chanalyse, au détour de ce qui semblait être initialement un simple exer-
cice de traduction et un commentaire patient de Die Grundbegriffe der
Metaphysik (Welt, Endlichkeit, Einsamkeit), autrement dit du texte de Hei-
degger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique (mais il importe,
comme le fait Derrida, de maintenir le bruissement germanophone du
texte, ces « Grundbegriffe » armés de grognements et de griffes parlant
plus immédiatement la langue mutique qui s’échange entre les deux camps,
le camp de Lacan-(Heidegger), et le camp ou décampement-Derrida). Le

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

passage qui suit, et son devenir-majuscule (de « là » à LA) pose les limites
(ouvertes) d’un certain terrain de jeu, lieu de rencontre possible-impossible
entre déconstruction (da) et psychanalyse (là) :
Voilà donc ce qu’est le monde, à savoir le tout en tant que nous sommes ce
chemin en chemin vers lui, mais vers lui en tant que le chemin s’y trace, s’y
fraie, s’y ouvre, s’y inscrit. Je lis ou traduis ou paraphrase : « Vers là [il vient de
nommer le monde : qu’est-ce que le monde ? Réponse], [vers là, Dahin], vers cet
être entier (zum Sein im Ganzen) – voilà vers quoi nous sommes poussés
(getrieben) dans notre nostalgie. » Donc quand il dit « vers là (Dahin) », et en
apposition, vers l’être dans son entier (« zum Sein im Ganzen »), voilà vers quoi
nous sommes poussés dans notre nostalgie, ce là (le monde vers lequel nous
pousse la nostalgie et qui va définir notre être), ce là du Dahin, il sera indispen-
sable pour penser ce là, le da du Da-sein, qui désigne ou décrit aussi bien un
mouvement de transcendance qu’une situation immobile, là ou Da du Dasein
dont Heidegger dira beaucoup plus tard qu’il faut le penser comme le Da, le là-
bas du Sein avant de le penser communément comme l’existence. Ce Da, ce là,
est la dimension de ce qui oriente et met en mouvement notre être comme être
au monde. Nostalgiquement. La poussée ou la pulsion nostalgique est ce qui en
somme, loin de nous pousser vers ceci ou cela, Ithaque ou l’Angleterre, c’est ce
qui nous pousse vers tout, vers le monde en tant que l’entier. Heidegger pour-
suit : « Notre être est cet être-poussé [la poussée ou la pulsion de cet être-
poussé : Unser Sein ist diese Getriebenheit]. »

[…] Puisque cette Getriebenheit détermine aussi le monde comme ce vers


quoi cette poussée d’une nostalgie essentielle et originaire nous pousse, elle
n’est pas une pulsion ou une poussée parmi d’autres. Tout vient d’elle ou revient
à elle, à la pousse, à la poussée de ce Trieb, de cette pulsion. C’est elle qui nous
met en chemin, sinon en route (car la route une fois frayée, ouverte, rompue, via
rupta, n’est qu’une espèce de chemin, comme la méthode n’est qu’une espèce de
hodos), c’est le Trieb qui nous met en chemin et nous tient en chemin. Mais
comme c’est un mouvement, un processus, une tendance, une force plutôt
qu’une chose, un processus sans sujet ni objet déterminé, avant tout sujet ou
tout objet déterminé, avant tout étant, avant tout qui et tout quoi, le mot même,
la forme nominale ou nominalisée du vocable (Trieb, Getriebenheit) est problé-
matique, et il faut la lire comme telle. On en dira de même de LA pulsion ou de
LA poussée et même de la force. Ça pousse, mais là où ça pousse, il n’y a encore
ni pulsion ni poussée, ni pouls, ni être-poussé ni être-poussant.

Trieb, ici, n’appartient pas encore à tel régime ou à tel code psychanalytique,
d’ailleurs lui-même très ambigu et surdéterminable entre la charge énergétique
d’une poussée qui a son lieu à la fois dans l’âme, la psuchê, et dans le corps
comme organisme3. (BS 155-157)

8. Je commencerai par tenter de lire le corps à corps, la lutte littérale et


micro-textuelle entre ces deux particules « da » et « là » employées une
vingtaine de fois en l’espace de deux pages, particules que je lis aussi
comme des bribes de noms propres mi-dits, ouï-dits, échangés au fil d’un
texte conduisant au terme du chemin vers ces deux majuscules, LA. En fin
de texte viennent en effet se graver comme en relief, promises à une lec-
ture tactile et quasi a-signifiante, ces lettres majuscules, lettres
« voyantes » et pourtant passées inaperçues, LA, étrange trahison et tra-
duction du « là » initial. Comme si. Comme si au fil de cet étrange corpus

3 Je souligne. Les nombreuses notes éditoriales de cette séance du séminaire ne sont pas données
ici.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

deux corps entraient en une série de déplacements/remplacements, un


« là » (Derrida) cherchant à faire taire les lettres données comme « problé-
matiques » d’un LA (Lacan). C’est d’ailleurs sur cette syllabe même que
s’ouvre la séance inaugurale du premier volume du séminaire en 2001 :
La…. Le

Je rappelle le titre proposé pour le séminaire de cette année : la bête et le


souverain. La. Le 4.

9. Ce passage articulé autour de deux particules (« da », « là », et leur


traduction/trahison par « LA » et « la ») conduit droit (par un chemine-
ment sans rupture) au texte de l’avant-dernière séance, c’est-à-dire à ce
pénultième moment du séminaire dans lequel Jacques Lacan est cette fois
longuement cité, ainsi qu’un passage du Séminaire V – un séminaire
venant en hanter ou en doubler un autre. Dans ce second passage (cité plus
loin) entre-sort « la bête », une bête, un petit animal que Derrida convoque
sous le prétexte qu’il manquait tout simplement à son tableau, le vison. Or
ce vison ne demande qu’à être provisoirement capturé ou caressé. Outre
une allusion à peine masquée aux riches manteaux de fourrure animale que
peut s’offrir la gent analyste, on lira dans ce vison un curieux « animot »
instable, transgenre, masculin-féminisant : non seulement la bête (marte,
fouine ou furet) dont on se fait des peaux, dont on fait la peau, mais aussi
l’animot dont on se glisse sous la peau, dont on cherche à endosser la peau
même. De ce texte émergera cette phrase-affre, cette griffure signée Der-
rida : « Lacan parle vison » (BS 343).

POSITIONS DE (LA) DÉCONSTRUCTION


10. Recommençons. C’est en passant par le mot de « position » qu’il est
possible de recommencer, la question intitulée « psychanalyse et décons-
truction » pouvant être comprise comme sous-entendant une hiérarchie,
un dispositif de pole-position. A partir de la brève juxtaposition de deux
mi-noms (da/là) dont il est possible de suivre localement le pas de deux
dans le volume deux de La bête et le souverain, jusqu’à la scène de Lacan-
en-vison, cet essai pose la question de savoir qui est devant qui, question
déjà posée par La carte postale, revenant à lire (mais dans quel sens) une
scène figurale : Derrida derrière Lacan. Lacan devant. A la fois devant, en
termes de position, et « devant » au sens de redevable. Dans sa lutte
avec/contre « LA » alias Lacan, dans la lutte avec « La », Derrida laisse
entrer une scène trans/érotique qu l’on pourrait décrire en termes obliques,
en termes queer : Derrida derrière Lacan, et Lacan-en-vison, Lacan-venu-
(anti-Vénus) en-fourrure.

4 J. Derrida, Séminaire La Bête et le souverain : 1, 19.

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11. On se souvient de la phrase de Jacques Lacan accusant Derrida de vol


de propriété intellectuelle ou de braconnage, lors d’un dîner à New York en
octobre 1966, cette phrase que rapporte Élisabeth Roudinesco: « vous ne
supportez pas que j’aie déjà dit ce que vous avez envie de dire 5 ». Il y va de
la place, toujours, quarante ans plus tard, à la fois dans le texte cité plus
haut, et dans le second passage que l’on pourrait appeler la scène du
Lacan-en-fourrure, citée plus bas. Ce qui s’inscrit au départ dans la forme
adverbiale « ce Da, ce là », et se répète dix de fois en l’espace d’une page,
relève d’une lutte graphique ou micro-graphique qui engage toute la ques-
tion de la préséance, de la redevance, d’une discipline envers l’autre. la
psychanalyse une lutte non pas dialectique mais diacritique. Derrida for-
mule deux fois le couple adverbial « ce Da, ce là », mais, on l’aura remar-
qué à la lecture, ces deux coups frappés le sont avec une différence, un
léger différentiel. Le « là » du Dahin, dit-il, est indispensable « pour penser
ce là, le da du Da-sein ». Deux lignes plus loin, lorsque la formule revient,
l’ordre de ses parties a subi une inversion : « ce là, ce Da » est désormais
« ce Da, ce là », par effet d’entorse : il y va non pas d’un simple effet de
chiasme ou de chassé-croisé dans ce qui serait un ballet réglé, mais bien
d’une lutte, d’un mouvement de luxation : luxation du nom propre, Da-
Derrida venant en première position par rapport à ce qui serait, dans le
non-dit des noms dits, le « là » de Lacan (« là », appelé à devenir dans le
second texte commenté ici un « la », une place, plus ou moins vide, à
prendre). Une demi-page plus loin, c’est au tour de « là » de subir une dis-
torsion graphique, et de s’écrire non plus « là » accent grave, mais LA en
doubles capitales (« on en dira de même de LA pulsion ou de LA poussée
… » BS 156). Derrida commente le terme heideggerien de poussée ou
« getrieben », mot que Derrida entreprend de déconstruire en argumentant
qu’il n’appartient pas encore à ce qu’il nomme le « code psychanaly-
tique », code, ajoute-t-il, « très ambigu ». Au fil de ce commentaire de Hei-
degger se met en place en sourdine (mais de façon lisible) une critique de la
psychanalyse en tant que savoir ou pratique arrimée à un « vocable » dont
la forme nominale est « problématique », car, pour paraphraser Derrida, il
n’y a pas de LA. Impossible de dire LA. Ce « LA » inscrit en majuscule fait
autrement dit symptôme ou éruption partielle à fleur de texte devenu peau
irritable. Griffé ou greffé en double capitales, il vient inscrire un discours
critique, exemple même de ce à quoi il ne faut pas céder. Lors de la séance,
comme le précise une note précieuse des éditeurs scientifiques du volume,
Derrida a pris la peine d’ajouter qu’il hésite « à traduire [Trieb] par la force
(…) : c’est un forçage, un forcement, un efforcement, ce n’est pas une force
au sens substantiel6 ». Etrange entrée en scène, dans cette note de bas de
page, d’un double devenir-impersonnel éminemment deleuzien, qui amène
dans son sillage une scène à deux corps, partiellement érotique, avec « for-
çage ». Derrida cite ensuite le Freud de Trois essais sur la théorie sexuelle,
où la pulsion, Trieb, fait figure de concept-seuil, occupant une frontière
problématique entre le psychique et le corporel, ce qui lui permet d’ajou-

5 É. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France : II, 417.


6 Séminaire La Bête et le souverain : 2, note 4, 156.

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ter : « le fait que Freud situe la pulsion sur la frontière entre le psychique
et le somatique, cela même interdit d’en circonscrire le domaine dans un
seul champ ».

NOMS-DITS
12. Ce texte parle en d’autres termes une mi-langue parasite, griffée
d’ « animots » et d’animosité, mi-langue dans laquelle ce qui importe est
affaire de coup, de position, de griffe et de signature à même la « peau » a-
signifiante du texte et de ses non-dits, c’est-à-dire de ses noms-dits. On lira
en particulier la déclaration d’impossibilité de Derrida (l’impossibilité de
circonscrire le domaine de la « Trieb » dans « un seul champ ») comme
une prise/déprise de nom propre, cette fois celui de Lacan : un « seul
champ » est une des traductions littérales du nom propre de Lacan, parfois
écrit Lacamp (ou le « champ » au proche voisinage du « champ »
freudien).

13. Les déplacements onomastiques que constituent la danse des parti-


cules en « là » et en « da », ainsi que l’étrange greffe capitale de l’article
LA aussitôt démoli comme n’ayant pas sa place (substantivante) ici, ren-
voient, de manière implicite, à des effets d’écriture-signature similaires à
l’œuvre dans La Carte postale, en particulier dans « Spéculer – sur Freud »,
et à la problématique de la postériorité du s, du p, du s/p, de Socrate et de
Platon, entre autres déplacements. Il y s’agit de questionner l’antériorité et
le devancement de « LA-» par « -Da », de montrer les limites essentiali-
santes d’un principe de nominalisation en « LA » (en Lacan, ou bien en LA
psychanalyse). Il y s’agit en d’autres termes de faire en sorte qu’une syllabe
caudale prise à un nom d’animal (qui plus tard sera à lire comme « ani-
mâle »), de faire en sorte que ce bout de « -da » agité et remuant, transla-
tant-traduisant, prélevé sur l’animal-Derrida, soit capable de courir si vite
qu’il en vienne à devancer son devancier, et de se positionner devant le LA,
qui par conséquent lui est redevable et souffre d’un effet-retard. L’écriture
de « Spéculer sur Freud » est par ailleurs elle-aussi traversée de mots qui
laissent parler, à couvert, le nom propre de Lacan, à travers une série insis-
tante de « lacets » et « d’entrelacs », dont je ne citerai qu’un exemple, dans
lequel lire, à propos des irrésolutions et des sur-places de Freud dans Au-
delà du Principe de plaisir, ceci : « les bords de l’ensemble ne sont alors ni
fermés ni ouverts. Leur trait se divise et des entrelacs ne se défont plus7 »
– ou comment entrelacer, comment nouer le nom de Lacan à l’écriture
même, à la dentelle (pleine de dents) de la déconstruction. Une note en fin
de phrase, peut-être ajoutée lors de la relecture et comme pour garder à
bonne distance ce mot d’« entrelacs », précise : « d’autres essais à paraître
analysent cette figure sous le nom de « double invagination chiasmatique
des bords ».

7 J. Derrida, La Carte postale, 417. Je souligne.

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14. Je reviens au mot « code », qui matérialise un des entrelacs entre psy-
chanalyse et déconstruction dans La Bête et le Souverain. Ce mot de code
appartient à la fois à l’endroit et à l’envers de La Bête et le Souverain, à la
fois à la pesanteur d’une discursivité réductrice qui viserait à faire de l’ana-
lyse une simple herméneutique, un décodage de vérités refoulées, et à une
mi-langue animale qu’il s’agit au contraire de délier, de libérer, de faire
parler, pendre ou courir.

15. On pourra dès lors avancer l’idée que c’est ce que fait, précisément,
dans le dos de Derrida-souverain, le dos de Lacan-la bête, dans le second
texte cité à comparaître dans cet essai. Le nom de Lacan, dont le « LA » fait
glas, dont la syllabe initiale est semée, égrenée, déployée à travers les
marges lisibles plus que visibles du territoire derridien, ne cesse d’impri-
mer à celui-ci des forces adverses, des poussées déhiscentes, comme les
exemples cités ci-après s’efforcent de le montrer.

LACAN EN FOURRURE
16. Lacan fait son entrée dans le volume lors du séminaire du 12 mars
2003, dans un texte qui s’annonce comme animé par, je cite, « notre ancien
et vertigineux souci du pardon » (BS 323) – affirmation en dépit de laquelle
le nom de Lacan est indirectement cité, de façon critique et négative. Deux
longs extraits du Livre V du Séminaire, Les Formations de l’inconscient ,
sont introduits, dans lesquels le concept de cadre, le parergon derridien,
intervient afin de mimer, de suppléer à la grandeur négative dont parle la
pensée de Lacan., comme en défaut de concept. Lacan est invité ou
« inévité » d’abord de façon anonyme, puis sur le mode interrogatif. Le
premier passage où Lacan apparaît a pour contexte la lecture qu’il fait de
Robinson Crusoë, en particulier celle des traces de pas sur le sable du l’île,
ce qui le conduit à opposer trace de pas et signifiant :
Une trace est une empreinte, ce n’est pas un signifiant […] L’empreinte du
pied de Vendredi que Robinson découvre au cours de sa promenade dans l’île,
n’est pas un signifiant. En revanche, à supposer que lui, Robinson, pour une rai-
son quelconque, efface cette trace, là s’introduit nettement la dimension du
signifiant […] le signifiant est un creux. (BS 329) 8

17. C’est en creux également que Lacan est introduit sous la plume de
Derrida, dont le commentaire semble vouer le nom même de Lacan à une
disparition, à un jeu d’effacement discursif. Je cite la phrase qui précède
l’extrait, puis celle qui le suit immédiatement: « Vous pourrez reconnaître
vite et sans mal l’auteur de ces phrases […] Pourquoi est-ce que je cite ici
ces phrases de Lacan ? (BS 329) : réponse, que je résume rapidement : parce
que, pour Derrida, Lacan commet plusieurs erreurs, comme celle de consi-
dérer que l’empreinte du pied est bien celle de Vendredi, et celle aussi qui
consiste à croire, comme le fait Heidegger, que l’animal est sans signifiant.
8 J. Lacan, Le Séminaire V, 342-343.

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Un déplacement important survient plus loin, après un long détour via


Heidegger, détour après lequel Derrida revient sur ses traces et semble
effacer ce qu’il a dit précédemment, en redonnant voix, cette fois, à Lacan,
en faisant entendre sa voix même. Derrida cite et commente la seconde
partie de la citation, où Lacan écrit :
Si le signifiant est ainsi un creux, c’est en tant qu’il témoigne d’une présence
passée. Inversement, dans ce qui est signifiant, dans le signifiant pleinement
développé qu’est la parole, il y a toujours un passage, c’est-à-dire quelque chose
qui est au-delà de chacun des éléments qui sont articulés, et qui sont de leur
nature fugaces, évanouissants9. (BS 329)

18. Ce que Derrida commente ainsi:


Que veut dire ici pleinement développé ? Est-ce qu’il y a du signifiant non
pleinement développé, encore virtuel, esquissé, dans une sorte d’échelle téléolo-
gique des vivants où certes l’animal aurait du signifiant – contrairement à ce
que Lacan dit obstinément ailleurs --, mais du signifiant non pleinement déve-
loppé, pauvrement développé, sans mot et sans voix, si bien que la distinction ne
serait plus tranchante entre signifiant et non-signifiant, il ne pourrait plus être
question d’émergence du signifiant humain, mais seulement de degrés dans le
développement de signifiants plus ou moins développés […] »? (BS 343-344)

19. C’est à la suite de ce commentaire, dans la foulée de ce commentaire


dans lequel Derrida redonne partiellement voix à Lacan tout en soulevant
des contradictions dans sa pensée, que l’animal fait son entrée dans le
texte. Un vison, ou plus exactement un animal dé-articulé, sans article,
« vison », vient soudain traverser la page à toute vitesse, substantif incer-
tain puisque sans marque de détermination – et par conséquent aussi bien
verbe que nom. C’est à la suite de ce commentaire placé sous le signe d’une
réouverture des négociations et d’une forme de déconstruction à l’œuvre
chez Lacan même qu’entrent, du même pas, Lacan-l’animal et Lacan-l’ani-
mot, sous ce signe commun du vison, sous la bannière de cette étranger
phrase : « Lacan parle “vison” » (BS 343).

20. C’est à partir de cette phrase et sous le déclenchement de son


« code » ou régime linguistique qu’est introduite, courant sur plus de trois
pages, une très longue citation que Derrida tire (BS 346-349) du Séminaire
V de Jacques Lacan10, citation dans laquelle Lacan mentionne (avec
humour) l’effet produit par le langage humain sur les visons en captivité
qui, dit-il, « dépérissent et ne donnent que d’assez médiocres produits aux
pelletiers si on ne leur fait pas la conversation » (BS 347). Ce texte est l’oc-
casion pour Derrida, une fois de plus, de faire une scène à Lacan. Il s’agit
cette fois-ci d’une scène de ménage, ou d’une scène de ménagerie, en deux
temps. D’abord le temps de l’écriture, par laquelle libre cours est donné au
mot « vison » de faire son animot, de devenir-limitrophe, de traverser la
frontière entre nom et verbe, vison/viser. Replacé dans le contexte du para-
graphe, l’animot joue : « Nous n’avons pas encore vu, ici, de vison. Lacan

9 J. Lacan, Ibid., 343.


10 J. Lacan, Ibid., 339-341.

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parle “vison” et il a une sorte de vision de vison dans le passage qui m’inté-
resse aujourd’hui » (BS 343).

21. Deuxième temps : une fois dépassé le « stade » du jeu et ses effets de
miroir, de dissémination et de porosité autour et à partir du signifiant
vison, se met en place un étrange texte, un développement dont le code
libère « de l’animal », de l’animal analytique. Une fois dépassée le stade
critique du mot « vison », une fois allégée sa charge optique et phénomé-
nologique (et notamment son voisinage avec la « visée », l’intentionalité,
et les horizons qu’elles impliquent), une tout autre voix se fait entendre,
une « voix » muette-parlante que l’on pourrait désigner du néologisme de
« parluette » : une voix-tue, voix-de-vison en semi-captivité. La (pauvre)
bête prend la parole par le biais d’un dialecte venant affecter, infecter,
parasiter le « style » écrit signé Derrida. La voix (toujours déjà écrite)-Der-
rida bascule dans la parole, dans la vocalité du séminaire-en-cours et par
conséquent non écrit, et troque la digression philosophique contre l’agres-
sion, l’agressivité directe, elle-même retournable (à la façon d’une peau) en
son contraire et sur le « champ » :
Je m’en vas lire et commenter ce long passage autour des animaux domes-
tiques, du dressage, des réflexes conditionnés, des animaux de luxe et surtout
des animaux de lucre (« lucre » est le mot de Lacan à propos du vison […]). (BS
345)

22. Le « je m’en vas » est assorti d’une note éditoriale qui précise « tel
dans le tapuscrit »11. Mais si Derrida patoise ici, c’est avec quelque chose de
précis en tête : son analyse fait un détour par le Littré, qui conduit droit, à
partir du mot vison, à un cheminement anal, en direction, via diverses
poussées étymologiques, de la « vesse » et de ses bas-fonds anatomiques :
[…] pet, vent qui sort du corps avec ou sans bruit mais toujours en puant.
[…] On appelle « vesse de loup » ou « pet de loup » un champignon qui répand
de mauvaises odeurs. La France d’en haut de Raffarin devrait être découragée
par l’association à la puanteur du nom de ce petit mammifère carnivore, le
vison, et surtout nord-américain, recherché par les riches d’en haut et commer-
cialisé pour ses fourrures (lire et commenter Lacan)12. (BS 346).

23. Le « je vas » initial est à lire comme un effet de registre par lequel
Derrida se positionne à l’opposé de Lacan, à même le terroir, au ras du sol :
faire le choix de parler-peuple, ou de parler-campagne, c’est résister aux
effets de fourrure et d’analyse de la France d’en haut. Jouer l’anal contre
l’analyse. Parler-paysan, parler-terroir, de sorte que « la » déconstruction
puisse faire venir à elle ses peuples à venir, laissant à Lacan sa cour et ses
parures. Il est intéressant que l’Amérique du nord soit ici mentionnée, pre-
mier sol en 1966 de la rencontre Derrida/Lacan, sol sur lequel ce dernier
avait essuyé des difficultés à se faire comprendre lorsqu’il tentait d’y faire
en anglais la « conversation ». Derrida ajoute une morsure supplémentaire
11 J. Derrida, La Bête et le souverain : II, note 2, 345.
12 Je souligne. Une note éditoriale non citée ici rappelle le contexte politique de la France
contemporaine et attribue à Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre, l’origine de
l’expression « la France d’en bas », détournée par J. Derrida.

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en reprochant à Lacan de ne pas parler du signifiant vison, et de ne parler


que de la chose (BS 346). A contrario, les exemples et variantes du Littré
correspondant aux proliférations de mot « vison » sont passés au peigne
fin par Derrida, qui cite non seulement l’expression « vison-visu », entre-
vue dans La Fontaine, mais va jusqu’à inclure un certain M. de la Trousse
que cite Madame de Sévigné, ce Monsieur de la Trousse qui « en voulait à
la maison vison-visu, la maison d’en face, en vis à vis » (BS 346).

24. « Vison-visu » pourrait tenir lieu ici de un mot de la fin, positionnant


dans un face à face sans issue deux discours, analyse contre déconstruc-
tion, figures posées en chiennes de faïence, jumelles sacrificielles figées
dans une rivalité infertile. Mais ce serait manquer l’une et l’autre, et accor-
der au « visu » et à la vision trop d’importance. Et ce serait ne tenir aucun
compte de l’étrange « M. de la Trousse », que le texte de Derrida prend la
peine d’inviter, et dont le nom propre, pourtant très loin de ce dont il est
question ici, permet cependant, par un curieux de détour qui raccourcit, de
parcourir du chemin (selon ce mode paradoxalement « éloignant » qui seul
permet, en langue heideggerienne, l’approche, la marche d’approche).
Monsieur « de la Trousse », en tant que nom propre, commente indirecte-
ment la scène, l’empoignade à laquelle se livre, non sans violence, cette lec-
ture de Lacan par Derrida. Trousser. Il s’agit ici de trousser. De prendre par
derrière. Sans demander le consentement et sans conversation. Cette scène
de « vison » trousse, d’une façon obscène, détourné, aveuglante. Littré :
« trousser une femme, se dit dans un sens obscène ». « Trousser » vient du
latin torquere, tordre – mot qui par conséquent se prête à toutes les tour-
nures, les biais, les prises à partie. Derrida avait pris la peine de préciser,
juste avant de recourir à l’étymologie latine du vison et de sa vis étymolo-
gique sans fin (vissio, vissire, vesser), que ce signifiant est associé au vête-
ment riche et « de préférence féminin » (BS 346) – ce qui nous reconduit à
LAcan.

25. En cherchant « la » femme, ou sans la chercher, il deviendrait alors


possible de relever dans ce texte les éléments d’une lecture rapprochée,
aimante-menaçante, faisant entrer Lacan et Derrida dans un jeu de « la » et
de « da », jeu de traversée des genres, des corps, des disciplines, jeu de
force et de forçage de la bête par le souverain, ou l’inverse.

26. Un « vison » (arboré par Lacan) entre ici en déconstruction, passe du


côté du loup, puis de la meute entière, puis du pet de loup, c’est-à-dire du
champignon. L’animal parle un genre de langue d’en bas à fleur de laquelle
entendre circuler quelque chose qui n’est pas de l’ordre du signifiant plei-
nement développé. Dans ce long texte de Lacan que Derrida ne commente
que partiellement, à propos du vison et de son conditionnement, s’entend
(dès 1957) un mot qui ne sera à nouveau audible que bien plus tard, au
seuil de la déconstruction, à l’ouverture de Marges de la philosophie, à
savoir le mot « tympaniser »:

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Tous ces petit signaux électriques, ces petites sonnettes, clochettes dont on
tympanise les pauvres animaux pour arriver à leur faire sécréter aux ordres
leurs diverses productions physiologiques, leurs sucs gastriques, ce sont tout de
même bien des signifiants et rien d’autre13.

27. Derrida ne commente pas, non plus, la fin du texte de Lacan, dans
lequel se trouve reformulée la structure signifiante en tant qu’ « espace
typologique, pour ne pas dire typographique, qui fait justement de la sub-
stitution sa loi. Le numérotage des places donne la structure fondamentale
d’un système signifiant comme tel 14 ». Son propre texte n’est-il pas tra-
versé, travaillé d’effets de numérotage de places ? Ne se met-il pas à parler
une curieuse langue-code, moins logos que série de « sécrétions » ? En
reposant la question du numérotage des places qu’évoquait Lacan en 1957
(certes sous l’influence de la linguistique saussurienne), ne peut-on lire
l’étrange jeu de places qui se joue entre Lacan et Derrida comme une
parade entre deux lanceurs de signaux. En suivant l’étrange jeu de lacet,
d’entrelacs ou de lasso qui relie par exemple les trois lettres du « RSI » ou
de l’hérésie selon Lacan, on obtient, une fois dénouées, trois autres lettres
très semblables, et envoyables à une certaine destination que l’on pourrait
re-désigner du nom de la place-de-Derrida. Ces lettres sont adressées à la
place, au lieu de Derrida : à sa place. Depuis sa place, il les remet en ordre,
depuis la banlieue : à Ris-Orangis. A son adresse, à RIS. Cette langue-là
parle non pas la dialectique, mais une sorte de dialecte animal — langue du
« ce da, ce là » et des noms-dits.

BIBLIOGRAPHIE
• DERRIDA, JACQUES. La Bête et le souverain : 1 : 2001-2002. Paris : Galilée,
2008.

• DERRIDA, JACQUES. La Bête et le souverain : 2 : 2002-2003. Paris : Galilée,


2010.

• DERRIDA, JACQUES. La Carte postale, de Socrate à Freud et au-delà. Paris :


Flammarion, 1980.

• LACAN, JACQUES, Le Séminaire V. Les Formations de l’inconscient : 1957-


1958. Éd. JACQUES-ALAIN MILLER. Paris : Seuil, 1998.

• ROUDINESCO, ÉLISABETH. Histoire de la psychanalyse en France : II : 1925-


1985. Paris : Fayard, 1994.

13 J. Lacan, Le Séminaire V, 340.


14 J. Lacan, ibid., 340.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

L'Animal (entre psychanalyse et déconstruction) :


le lynx de Poe, le chat de Derrida et le chien de
Woolf

JANE GOLDMAN
GLASGOW UNIVERSITY

INTRODUCTION
Mais un animal ne feint pas de feindre . Il ne fait pas de traces dont la trom-
perie consisterait à se faire prendre pour fausses, étant les vraies, c'est–à–dire
celles qui donneraient la bonne piste. Pas plus qu'il n'efface ses traces, ce qui
serait déjà pour lui se faire sujet du signifiant . (Lacan; italiques de Derrida)1
La même question deviendrait alors : devrais-je me montrer mais ce faisant
me voir un (donc réfléchir mon image dans un miroir, quand cela me regarde, ce
chat, ce vivant qui peut être pris dans le même miroir ? Y a-t-il du narcissisme
animal ? Mais ce chat ne peut-il être, au fond de ses yeux, mon premier miroir ?2
Et le lynx qui demeure dans la tombe pour l'éternité, en sortit, et il se coucha
aux pieds du démon, et il le regarda fixement dans les yeux3.
Elle le fit se tenir face au miroir avec elle, et lui demanda pourquoi il se met-
tait alors à trembler et à aboyer. Le petit chien marron qui se tenait face à lui
n'était-il pas lui-même ? Mais que voulait dire soi-même ? Est-ce ce que voient
les gens ? Ou est-ce ce que l'on est ? Ainsi Flush médita-t-il aussi sur cette ques-
tion, et, incapable de résoudre le problème de la réalité, se serra contre Miss Bar-
rett et l'embrassa « avec éloquence ». Cela au moins était bien réel4.
1.
M ais comment vais-je, moi qui suis critique littéraire dans les pas
de Woolf, poser l'animalité entre la psychanalyse et la décons-
truction (deux disciplines qui sont parallèles à la mienne, et que je lis prin-
cipalement d'un œil de critique littéraire) ? Ce n'est pas sans inquiétude
que je tente de placer le chien de Woolf entre Lacan et Derrida, qui respec-
tivement peuvent être pris, l'un pour « un réaliste », entre la psychanalyse
et le structuralisme (au moins), l'autre pour « un relativiste » entre la litté-

1 J. Derrida, L’Animal que donc je suis , 177-178. (Citation de J. Lacan, « La Subversion du sujet et
la dialectique du désir dans l’inconscient freudien » — italiques de Derrida).
2 J. Derrida, L'Animal que donc je suis , 77.
3 E. A. Poe, « Silence », 483.
4 V. Woolf, Flush, 647.

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

rature et la philosophie (au moins). N'étant ni une analyste dotée d'une for-
mation clinique lacanienne ni une philosophe ayant fait discipline de
l'œuvre de Derrida, je cours en compagnie de chiens chasseurs féministes
espiègles sur les traces du chien signifiant chez Woolf, suivant le cours
transgressif qu'il lui viendra de prendre. Le propos qui suit emboite le pas
des écrits canins de Woolf puis celui de la rencontre féline de Derrida, et
revisite (manière de marquer son territoire) la querelle de Derrida avec
Lacan au sujet de « La Lettre volée » à l’aide du regard dérobé du lynx
silencieux (manquant) de Poe 5. Pour aller droit au but, mon propos vise à
montrer que dans l'ouverture théâtralisée « Au commencement » de
L'Animal que donc je suis, dans la parabole de sa rencontre, nu, avec le
regard de son « chaton » silencieux qui n'est bien sûr ni « la figure d'un
chat » ni une « allégorie6 », Derrida cache sa controverse, ancienne mais
inchangée, avec Lacan au sujet de « La Lettre volée »7, à la vue de tous.

PREMIÈRE PARTIE
2. « Maintenant ils avancent dans une contrée silencieuse; bientôt la
voix humaine ne pourra plus les atteindre » disent deux invités dans l'essai
écrit par Woolf à la manière du Banquet, « Walter Sickert : une conversa-
tion », alors qu'ils observent deux autres invités, se penchant (du regard ou
de la patte) sur des reproductions photographiques de tableaux de Sickert :
Ils voient des choses que nous ne voyons pas, tout comme un chien hérisse le
poil et gémit dans une allée sombre alors que rien n'est visible au regard de
l'homme. Ils font des passes avec les mains, pour exprimer ce qu'ils ne peuvent
pas dire. Mais, comme la plupart des anglais, nous avons été formés à ne pas
voir, mais à parler. Mais il se peut , continuèrent-ils, qu'il y ait une zone de
silence au sein de chaque art8.
3. L'essai de Woolf, publié un an après son roman canin Flush : une bio-
graphie (1933), joue « sur les bords et les marges » de la zone silencieuse
au sein de, et entre, la peinture et la poésie, l'image et le mot, l'animal et
l'humain.
4. Selon ces invités, « les artistes eux-mêmes vivent dans [cette zone
silencieuse], mais également les poètes :
Coleridge ne pouvait pas expliquer Kubla Khan — il laissait cela aux cri-
tiques. Et ceux qui vont presque de pair avec les artistes, comme nos amis qui
regardent les photographies, ne peuvent pas faire part de ce qu'ils ressentent
quand ils vont au-delà des lisières. Ils ne peuvent qu'ouvrir et fermer les doigts.
Nous devons nous résigner au fait que nous sommes des étrangers, condamnés à
errer à tout jamais sur les frontières et les marges de ce grand art 9 .

5 Woolf lectrice de Poe n’entre pas dans le cadre de cet article. Mis à part son essai, « Poe’s
Helen » (1917), recension de Caroline Tickner, Poe’s Helen, pour le Times Literary Supplement,
il est rarement cité dans ses écrits. (Cf. The Essays of Virginia Woolf, dorénavant : E, suivi du
numéro de volume).
6 Derrida, L’Animal que donc je suis, 20.
7 Voir John P. Muller et William J. Richardson, dir. The Purloined Poe.
8 V. Woolf, « Sickert: A Conversation », The Captain’s Death Bed and Other Essays, 176 .
9 Ibid.

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5. Qui sont ceux « qui vont presque de pair avec les artistes » ? Qui
« sommes-nous […] étrangers errant sur les frontières et les marges » ?
Dans une phrase qui suit, elle-même équilibrée de façon à placer le verbal
d'un côté de cette frontière qu'elle a ici tracée et le visuel de l'autre, Woolf
choisit de ne pas sceller l’une et l’autre de ses propositions par un point
mais au contraire les articule à l'aide d'un point-virgule — portail entre
deux ordres : « Les mots sont un médium impur ; il vaudrait bien mieux
être né dans le royaume silencieux de la peinture 10 ». Ces mots semblent
tenter de pointer, ou même de porter leurs lecteurs, vers l'autre côté du
langage — dont l'attribution même élève l'humain au-dessus de l'animal —
et d'entrer dans le domaine pur, silencieux et visuel où ces autres invités
ont du chien — dans la mesure où « ils voient des choses que nous en
voyons pas, tout comme un chien hérisse le poil et gémit dans une allée
sombre alors que rien n'est visible au regard de l'homme ». Ils sont supé-
rieurs du fait de leurs qualités canines. L'utilisation de la comparaison crée
une zone frontalière silencieuse nous permettant à la fois de nous figurer
ces autres invités comme canins, et pourtant nous rapatriant tout aussi
vivement de ce côté-ci de la frontière de l'analogie : ce sont des humains et
non des « commensaux » canins (à la Donna Haraway) 11 — ils sont comme
des, ou en tant que, chiens, mais ne sont pas réellement des chiens.
6. Comment pourtant les mots de Woolf pourraient-ils nous empêcher
d’entrevoir, en un coup d'œil silencieux, ces invités comme mi-humains,
mi-chiens, franchissant le seuil entre l'humain et l'animal ? Ils ont des
mains et pourtant ils ressemblent à des chiens. La caricature implicite du
narrateur faisant d'eux des interlocuteurs cynocéphales, aux mains
humaines (car si on les imagine avec des mains, ne les imagine-t-on pas
aussi avec des têtes de cabochards ?) semble imiter leur propre méthode
non-verbale pour analyser les reproductions de l'art de Sickert :
Et ils allèrent chercher un livre de photographies des tableaux de Sickert, et
se mirent à détacher une main ou une tête, et à les faire se relier ou se séparer,
non pas comme une main ou comme une tête, mais comme s'ils entretenaient un
lien tout à fait différent12.
7. Ces observateurs sont occupés à cette pratique commune qui consiste
à isoler des parties d'œuvres d'art visuelles pour un examen plus détaillé,
parties qui ne correspondent pas nécessairement à des images cohérentes ;
mais dans ce cas, les parties isolées sont les représentations par Sickert de
parties du corps — des mains et des têtes. Si bien que la narration de Woolf
est un récit complexe et réflexif de leurs gestes, qui lui-même choisit les
doigts et les mains. J'analyse ailleurs comment l'écriture de Woolf joue
souvent à des jeux semblables avec mains et têtes, colliers et pattes, nous
faisant entrevoir des personnages apparemment humains comme des
figures cynocéphales ou thériocéphales 13. Les critiques qui suivent la trace

10 Ibid.
11 D. Haraway, When Species Meet, 17.
12 V. Woolf, « Sickert: A Conversation », 175.
13 Voir J. Goldman, « “When Dogs Will Become Men“: Melancholia, Canine Allegories and
Theriocephalous Figures in Woolf’s Urban Contact Zones ». La narration enjouée de Woolf,
dans « Sickert: A Conversation », qui par sa description des mains (canines) de Sickert à son

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du chien chimérique chez Woolf pratiquent une forme de communication


non-verbale, silencieuse qui peut correspondre aux propositions de Der-
rida, non pas en « rendant la parole aux animaux » mais peut-être en accé-
dant à une pensée, si fabuleuse et chimérique soit elle, qui pense autrement
l'absence du nom et du mot, autrement que comme une privation 14 ».
8. Vers la fin de l'essai de Woolf les observateurs canins gesticulant au
sujet de Sickert sont plus ouvertement identifiés comme des critiques
(genre non spécifié), et l'analogie canine est répétée, en réponse à une
reprise de cette friction entretenue aux marges du visuel et du verbal :
Mais quelle sorte de sens est celui qui ne peut pas être exprimé par des
mots ? Qu'est-ce qu'une image quand elle s'est débarrassée de la compagnie du
langage et de la musique ? Demandons aux critiques.
Mais les critiques parlaient toujours avec leurs doigts. Ils étaient encore
hérissés et tremblants comme des chiens dans des allées sombres quand quelque
chose passe que nous ne pouvons pas voir. Ils se sont engagés bien plus avant
dans la forêt que nous ne le ferons jamais, dit avec tristesse un des parleurs.
Nous ne pouvons qu'entrevoir de temps en temps ce qui vit là-bas; nous
essayons de le décrire et nous ne pouvons pas; et puis cela disparaît, et, de
l'avoir vu et de l'avoir perdu, la fatigue et la dépression nous gagnent; nous
reconnaissons les limites que la Nature nous a imposées, et nous nous retour-
nons vers la marge ensoleillée où les arts flirtent, plaisantent entre eux et
s'adressent des compliments15.
9. Les critiques, alors, apparaissent aller « presque de pair avec les
artistes » en raison de leur capacité canine à aller plus loin dans le domaine
silencieux de l'art que ne le font les simples « parleurs » qui sont décrits
comme mélancoliques — envahis par la « fatigue et la dépression » alors
qu'en vain ils suivent les traces des chiens chasseurs 16. Une fois de plus,
dans l'essai de Sickert ceux qui sont dotés du langage — les invités et par-
leurs humains sont envieux de ces compagnons canidés qui s'en passent —
les invités critiques plus cabochards qui parlent seulement avec les gestes
et se hérissent et tremblent comme des chiens (ils ne gémissent même plus
maintenant). Une fois de plus, l'ironie ouvre de vastes gouffres lorsque
ceux qui sont dotés de langage reconnaissent « les limites que la nature
nous a infligées ». Mais le gouffre s'accuse encore davantage pour les lec-
teurs qui connaissent déjà le manifeste moderniste et féministe de Woolf,
Une chambre à soi (1929), publié cinq ans plus tôt, et qui se souviennent —
avec un frisson qui leur parcourt l'échine — de la critique virulente avec

tour les désincarne au bout du compte fait de même avec la description que le peintre fait de
mains et de têtes, pourrait bien être rendue plus complexe encore si on se tourne vers l’art de
Sickert lui-même. Ses fameux nus de Camden Town, (La Hollandaise (c. 1906), Mornington
Crescent Nude (c. 1907), et The Camden Town Murder or What Shall we do for rent? (c. 1908)),
par exemple, représentent la forme féminine dans diverses positions de distorsion, de façon
suffisamment ambiguë pour suggérer des membres tronqués, une rigor mortis, de la chair
mutilée et, dans le cas de La Hollandaise, une tête de chien (mais cela serait l’objet d’un autre
article).
14 Derrida, L’Animal que donc je suis, 74. Voir D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush »,
147.
15 V. Woolf, « Sickert : A Conversation », 184.
16 Il est important de se souvenir que Woolf elle-même était une critique reconnue autant qu’une
romancière célèbre lorsqu’elle écrivit cet essai, ayant déjà publié deux volumes d’essais sous le
titre, The Common Reader, (1925 ; 1932).

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laquelle il est fait référence aux « limites » dans cet ouvrage où le narra-
teur s’en prend à la misogynie des critiques littéraires contemporains qui
jusque dans la critique de la poésie ne peuvent se priver de critiquer le sexe
des auteurs femmes ; les exhortant, si elles veulent être sages et gagner, comme
je l'imagine, quelque prix scintillant, à ne pas dépasser certaines limites que le
gentleman en question estime convenables : « les romancières ne devraient aspi-
rer à l'excellence qu'en reconnaissant courageusement les limites de leur
sexe »17.
10. J'ai montré ailleurs en détail que ce passage provenait d'une querelle
entre Woolf et le critique P. Q. [Peter Quennell] (par ailleurs poète). La
phrase de Quennell sur les « limites » que Woolf cite est tirée de sa recen-
sion dans Life and Letters d'un premier roman par une jeune femme 18.
Quand « P. Q. » à son tour écrivit la recension d'Une chambre à soi pour le
même journal il se reconnait dans la citation anonyme qui figure dans l'es-
sai et défend son utilisation du mot « malheureux » de « limites » en com-
parant les romancières à des panthères et des chats domestiques :
Certes, ils ne savent pas construire des machines à coudre, pas plus qu'ils
n'ont de talent pour inventer de nouveaux systèmes de métaphysique. Mais leur
vue est plus aiguisée, leur odorat plus exquis, et leurs mouvements bien plus
gracieux que les vôtres et les miens. En fait, ils aussi ont leurs limites; mais on
en les pense pas inférieurs. Et ce qui caractérise leur sagesse instinctive et leur
dignité insondable, c'est que jamais, au grand jamais, ils ne tentent de se dresser
sur leurs pattes arrière. Tel est, hélas, le spectacle que nous offre la grande majo-
rité des femmes romancières19.
11. La figure du chien dansant misogyne du Dr Johnson, cité lui aussi et
refiguré par Woolf dans Une chambre à soi20, s'est ici transformé en minet,
et les tropes félins misogynes prolifèrent. Le retournement fréquent du
terme « limites » dans Une Chambre à soi et dans l'essai de Sickert entre
en résonance avec des propositions philosophiques plus récentes sur les
limites de l'animalité, sur la marge ou la césure instable entre l'humain et
l'animal — « la limite abyssale » de Jacques Derrida — ou encore sur la
question de « où couper » comme l'explique John Llewelyn dans son
approche de l'œuvre tardive de Derrida sur l'animalité et de celle de Mat-
thew Calarco :
Dans le contexte de cette question qui nous amène à nous demander si nous
pouvons renoncer à la question de là « où couper » la relation homme-animal,
nous pourrions, en adoptant le titre de Calarco, appeler cette archi-écriture
archi-zoographie, comprenant par là la vie qui excède la distinction entre ce que
nous appelons l'animal et ce que nous les humains autobiographiques désignons
par « nous« . L'Animal que donc je suis aussi bien que Zoographies expéri-
mentent une pensée du futur dans laquelle « nous » inclut tous les êtres doués
de sensation21.

17 V. Woolf, A Room of One's Own, 64.


18 Voir J. Goldman, « Desmond MacCarthy, Life and Letters (1928-35), and Bloomsbury
Modernism », 445.
19 P. Q., « New Novels’, Life and Letters, 3 (July-Dec 1929), 551 ; Goldman, « Desmond
MacCarthy », 447.
20 Voir J. Goldman, « Who Let the Dogs Out? Samuel Johnson, Thomas Carlyle, Virginia Woolf
and the Little Brown Dog », 50.
21 J. Llewelyn, « Where to Cut: Boucherie and Delikatessen », 161. Voir également M. Calarco,
Zoographies: The Question of the Animal from Heidegger to Derrida ; J. Llewelyn, The Middle
Voice of Ecological Conscience.

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12. Le travail de Woolf sur les limites dans Une chambre à soi explore les
frontières entre races et genres qui laissent trace des choix qui dans l'his-
toire ont déterminé « là où couper la relation humain-animal ». Mais com-
ment comprendre le roman Flush : une biographie, dans lequel Woolf
décrit le chien Flush et sa maîtresse, la poétesse Elizabeth Barrett, devant le
miroir ?
13. Un certain nombre de critiques de Woolf, de façon prévisible, se sont
tournés vers le « stade du miroir » de Lacan pour explorer les nombreux
passages dans le roman où le chien est devant le miroir. Marjorie Garber
propose une interprétation plutôt prévisible de Flush empruntant à Lacan
« sa lecture suggestive de l'enfant produit comme sujet social par une
(mé)reconnaissance de sa propre image dans le miroir », et relie le chien
qui ne parle pas à ce que Lacan dit « de l'assomption jubilatoire par l'enfant
de sa propre image spéculaire au stade d' infans [à savoir, qui ne parle
pas]22 ». Jacqui Griffiths, quant à lui, trouve que Flush est « manifestement
à un stade avancé (à savoir post-oedipien) de son développement d’en-
fant » et que Woolf fait donc « un usage anthropomorphique d'un chien
« Oedipianisé » comme figure humaine 23 ». Derek Ryan objecte et y
trouve, au contraire, un autre exemple de présupposés anthropo centriques
chez le critique24.
14. Dans « La Question de l'Animal dans Flush », dans son livre récent,
Virginia Woolf and the Materliaity of Theory: Sex, Animal, Life ( 2013),
Ryan lit Flush avec Agamben, Derrida, Haraway, Deleuze et Guattari, et
rejoint Dan Wylie lorsqu'il suggère que « l'écriture anthropomorphique de
Woolf […] semble impliquer plus qu’ un simple recours aux tropes ou à
l’allégorie. Woolf semble aussi être intéressée par ce qu'est réellement la
conscience d'un chien25 ». Dans un chapitre très riche, Ryan lit Flush avec,
parmi ses nombreuses approches, « quatre regards: face-à-face avec une
espèce compagne »; il crée le néologisme « animaleux » qui lui vient en
aide dans l'exploration d'une relation plus entremêlée et non-hiérarchique
entre l'humain et le non-humain 26 ; et il noue un dialogue avec la spécula-
tion de Derrida sur la nudité animale, dans son récit célèbre du moment où,
nu, il rencontre son chat, et sur le consensus établi selon lequel « ce qui
distingue en dernière instance [les animaux] de l'homme, c'est d'être nus
sans le savoir. Donc de ne pas être nus, de ne pas avoir le savoir de leur
nudité27 ». Le chien de Woolf est en avance sur le chat de Derrida, dans
cette scène de miroir fascinante, où, à Florence, en Italie, lieu de la conver-
22 M. Garber, Dog Love, 47.
23 J. Griffiths, « Almost Human: Indeterminate Children and Dogs in Flush and The Sound and the
Fury », 166. Voir également K. Swarbrick, « Lacanian Orlando », Contradictory Woolf.
Swarbrick propose un commentaire éclairant du roman de Woolf, Orlando (1928) en lien avec la
question du genre et la jouissance lacanienne. Il serait intéressant d’examiner Flush (également
sous-titré : A Biography) dans cette perspective ouverte par l’érudition lacanienne de Swarbrick.
Je la remercie pour ses commentaires sur le présent article.
24 D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 166 (je souligne).
25 D. Wylie, « The Anthropomorphic Ethic: Fiction and the Animal Mind in Virginia Woolf’s Flush
and Barbara Gowdy’s The White Bone » ; D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush »,
135.
26 D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 159.
27 Derrida, L’Animal que donc je suis, 19 ; D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 138.

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sion finale de Flush à une politique démocratique d’émancipation, le chien


se fait tondre sa fourrure infestée de puces, qu'auparavant « il portait […]
sur le dos » comme une co-signature de son pédigrée aristocratique :
À mesure que Robert Browning le tondait, à mesure que les signes distinctifs
du cocker jonchaient le sol et que surgissait l'apparence contrefaite d'un tout
autre animal, Flush se sentit émasculé, rabaissé, humilié. Que suis-je désormais ?
se demanda-t-il en se contemplant dans le miroir. Et le miroir lui répondit avec
la sincérité brutale des miroirs : « tu n'es rien ». Il n'était plus personne. En tout
état de cause, il n'était plus un cocker. Mais, alors qu'il s'observait, ses oreilles,
désormais chauves et lisses parurent tressaillir. C'était comme si les puissants
esprits de la vérité et du rire leur chuchotaient quelque chose. N'être rien n'est-
ce pas après tout la condition la plus satisfaisante du monde ? Il se regarda
encore. Il avait bien une collerette. Caricaturer la suffisance de ceux qui pré-
tendent être quelque chose - n'était-ce pas là en un sens une vocation ? Peu
importait, quoiqu'il pût conclure, il n'y avait aucun doute qu'il était débarrassé
des puces. Il secoua sa collerette. Il dansa sur ses petites pattes dénudées. Sa
bonne humeur revint. Une grande beauté qui relève de maladie et réalise que
son visage est à jamais défiguré ferait de même, brûlant ses atours et ses fards,
et riant de bonheur à l'idée qu'elle n'aura plus jamais à se regarder dans le miroir
ou à craindre la froideur d'un amant ou la beauté d'une rivale. Il en serait de
même d'un homme d'église, prisonnier depuis vingt ans de son lourd habit noir,
qui jette son col amidonné aux orties et se saisit des œuvres de Voltaire. C'est
ainsi que Flush transformé en une sorte de lion par quelques coups de ciseaux,
mais débarrassé de ses puces, s'éloigna en trottinant. « Flush » Mrs Browning
écrivit-elle à sa sœur, « est plein de sagesse ». Peut-être pensait-elle aux grecs
pour qui le bonheur ne peut s'atteindre que par la souffrance. Le véritable philo-
sophe est celui qui a perdu sa fourrure, mais qui est débarrassé de ses puces 28.
15. Ryan ne renvoie pas cette scène explicitement au miroir de Lacan,
mais au contraire l’oriente vers le chat de Derrida:
Remettant en question le fait qu’un animal ne puisse pas faire l’expérience
de la nudité, et que l’interrogation même de cette expérience doive impliquer un
être humain, Flush reconnaît le changement de son apparence dans la confronta-
tion avec son moi dénudé dans le miroir plutôt qu’avec Mr Browning. Derrida
nous rappelle que ces questions de nudité animale et de reconnaissance sont de
celles que « la pensée philosophique […] n’a jamais abordées ». En tant qu’un
de ces animaux [mentionnés par Derrida] qui semble avoir une certaine expé-
rience du miroir, est-ce que la rencontre de Flush avec son corps dénudé montre
que Woolf commence à imaginer dans la littérature ce que la philosophie n’a pas
envisagé29 ?
16. Derrida de façon provocatrice campe le regard du chat en face de la
doxa lacanienne selon laquelle le regard qui fait fonction de miroir doit
être humain. Ce qui exonère Flush : une biographie d’accusations d’allégo-
risation anthropocentrique du chien, dans les propositions de ces critiques
woolfiens, comme Ryan, qui préfèrent ne pas voir en son « petit chien
marron » l’instrument d’une allégorie réductrice, de la romancière, ou de
28 V. Woolf, Flush, 695-696. On comparera ici la transformation de Flush de créature habillée en
créature nue à celle d’Orlando d’homme à femme, une scène qui fait également appel au miroir.
Voir Swarbrick : « Comme le suggère la figure du chêne, pour le protagoniste de Woolf, le
phallus n’appartient intégralement à aucun sexe. L’histoire d’Orlando garçon met en lumière
l’échec du phallus à représenter la jouissance absolue, établissant ainis clairement ses limites. En
ce qui concerne le féminin, Orlando ne confirme en aucun cas la notion d’une frigidité du
féminin a priori ; la femme n’est pas castrée, elle est femme. Dès lors, le corps nouveau
d’Orlando évoque un potentiel érotique dès le début, car « nul n’avait jamais semblé si
ravissant ». (Swarbrick, 146)
29 D. Ryan, « The Question of the Animal in Flush », 140.

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l’amour lesbien, ou d’une politique anti-fasciste, ou de « la formation d’un


canon et de valeurs canoniques », ou de quoique ce soit d’autre30, ce qui
exonère Flush c’est son double « réel », historique, à savoir Flush, l’épa-
gneul de la poétesse Elizabeth Barrett-Browning qui l’immortalise dans sa
poésie mais aussi note dans ses lettres des observations de son comporte-
ment quotidien. La scène de Woolf présentant le chien et la maitresse-poé-
tesse devant le miroir trouve sa source, par exemple, dans une lettre de
Barrett adressée à l’érudit classique aveugle, Hugh Stuart Boyd : « Flush ne
supporte pas que je me regarde dans un miroir, parce qu’il pense qu’il y a
un petit chien marron dans chaque miroir, et il est jaloux qu’il soit si
proche de moi. Auparavant il tremblait et aboyait devant, mais maintenant
il est silencieusement jaloux, et se contente de se serrer tout contre, tout
contre moi et de m’embrasser avec éloquence31 ».
17. Mais c’est vers la lettre elle-même que je voudrais maintenant que
l’on se tourne, plutôt que vers son contenu déplacé qui souligne, comme
les critiques l’ont observé, la conscience canine de Flush par Woolf. Car le
roman lui-même, c’est là ma proposition, articule la place de l’animal à une
scène liée à l’aptitude à lire la lettre, dans laquelle le regard canin péné-
trant peut être compris comme lisant, sans lire, la correspondance entre ses
compagnons humains, comme pièce à conviction.
À nouveau, quelques soirs plus tard, la même lettre réapparut sur le plateau
de Wilson. A nouveau elle fut lue en toute hâte, puis lentement ; elle fut lue et
relue. Puis elle fut rangée soigneusement, non pas dans le tiroir avec les lettres
volumineuses de Miss Mitford, mais à part. C’est alors que Flush paya le prix
d’une sensibilité raffinée par les années qu’il avait passées allongé aux pieds de
Miss Barrett. Il était capable de déchiffrer des signes que personne d’autre ne
pouvait même percevoir. Il était capable de déceler au contact des doigts de Miss
Barrett qu’elle n’attendait qu’une chose — le moment où le facteur frapperait à
la porte et la lettre sur le plateau. Elle pouvait être en train de le caresser d’un
mouvement doux et régulier ; soudain — on frappait à la porte — ses doigts se
crispaient ; un étau se refermait sur lui tandis que Wilson montait l’escalier. Puis
elle prenait la lettre ; on le relâchait et l’oubliait32.
18. Flush chez Woolf est non seulement capable de lire le langage corpo-
rel de sa maîtresse, les sensations et rythmes diurnes de son toucher, de
son comportement et de ses habitudes, il est aussi capable de raisonner,
dans la mesure où il reconnait l’effet cumulatif de l’arrivée des lettres et se
demande s’il ne faut pas qu’il prenne certaines mesures : « Pourtant, ten-
tait-il de se convaincre, que pouvait-il craindre, tant que la vie de Miss Bar-
rett restait inchangée ? Et elle restait inchangée. Il n’y avait pas de nou-
veaux visiteurs33 ».

30 S. M. Squier, Virginia Woolf and London: The Sexual Politics of the City , 124 ; M. Rosenthal,
Virginia Woolf, 206 ; P. Caughie, Virginia Woolf and Postmodernism, 146 ; D. Eberley,
« Housebroken: The Domesticated Relations of Flush », Texts and Contexts: Proceedings of the
Fifth Annual Conference on Virginia Woolf, 21-25, 24 ; R. Vanita, « »Love Unspeakable »: The
Uses of Allusion in Flush », Themes and Variations: Proceedings of the Second Annual
International Conference on Virginia Woolf, 252.
31 E. Barrett-Browning, Letter (22 June 1842), The Letters of Elizabeth Barrett-Browning, vol. 1,
107 ; Garber, Dog Love, 47. Garber remarque : « Là où le Flush de Barrett voit “un autre” chien
et en est jaloux, celui de Woolf se voit “lui-même” et médite la question de la réalité. »
32 V. Woolf, Flush, 649-651.
33 Ibid., 651.

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19. Woolf montre un Flush intimement lié aux scènes d’inscription et


de lecture de ses compagnons humains même lorsqu’il reste désavantagé
par son illettrisme « littéral » :
Elle contenait plusieurs pages, écrites serré, maculées de taches noires, cou-
vertes d’étranges petits caractères péremptoires. Rien de tout cela n’échappa à
Flush posté à ses pieds. Mais il fut impuissant à donner un sens aux mots que
Miss Barrett se murmurait. Il put tout au plus sentir son trouble lorsqu’elle par-
vint à la fin de la page, et lut tout haut (quoiqu’il ne le comprît pas) : « Pensez-
vous que je vous verrai dans deux mois, dans trois mois ? ».
Puis elle prit sa plume et la fit courir nerveusement sur plusieurs pages. Mais
que pouvaient-ils dire — ces petits mots qu’écrivit Miss Barrett ? […] Flush ne
pouvait déchiffrer ce qu’elle écrivait à un pouce ou deux au-dessus de sa tête.
Mais il savait aussi clairement que s’il avait été capable de déchiffrer chaque mot
combien étrangement agitée était sa maîtresse en écrivant ses mots ; combien
elle était envahie de désirs contradictoires —34
20. L’œil du chien illettré en a suffisamment lu silencieusement pour
mordre Robert Browning, d’un coup de croc à la jambe à chaque occasion,
lorsque l’auteur de toutes ces lettres arrive finalement en personne. Plus
encore, après avoir été libéré par ses kidnappeurs de Whitechapel, Flush
retrouve sa place auprès de sa maîtresse juste au moment où arrive le cour-
rier.
À Wimpole Street, Miss Barrett ne pouvait avaler son dîner. Flush était-il
mort, ou Flush était-il vivant ? Elle ne savait. A 8 heures un coup retentit à la
porte ; c’était la lettre habituelle de Mr Browning. Mais comme la porte s’ouvrait
pour laisser entrer la lettre, quelque chose d’autre entra en courant : — Flush35.
21. Woolf greffe à la scène de l’aptitude à lire, à l’arrivée de chaque lettre
quotidienne, le chien silencieux mais lisant. Il se peut que Flush ne soit pas
le seul chien à œil de lynx à lire une lettre sans la lire, ou à sonder le secret
de son destinataire.

DEUXIÈME PARTIE
22. Écoutez-moi. A Glasgow, au mois de mai, par un jour de grand vent et
sombre, alors que j’étais au 5 University Gardens, en train de préparer une
intervention pour un colloque sur Lacan, Derrida et l’insistance têtue du
chien dans le roman canin de Woolf, Flush : une biographie, la porte de
mon bureau fut grand ouverte par ma collègue V, l’organisatrice de notre
séminaire de Théorie Littéraire, qui tenait dans la main une dissertation, à
propos de laquelle elle avait besoin, disait-elle, du jugement d’un tiers puis-
qu’elle-même et un autre collègue n’étaient pas parvenus à un accord sur
ses mérites. Une dissertation sur « le détournement de Poe » avait jeté un
grand trouble puisque son auteur, un étudiant dont j’appris plus tard que le
nom était Osip Balfer, mais que je connaissais alors seulement comme O

34 Ibid., 651-652.
35 Ibid., 676-677.

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avait mis en péril une note brillante qui sinon était assurée, selon V, en se
livrant à une parodie ou appropriation créative de la nouvelle de Poe,
« Silence » (1837-1842)36 afin d’interroger la célèbre querelle de Derrida
avec Lacan au sujet de « La Lettre volée » (1844). En effet l’essai de O com-
mence par la reproduction verbatim et intégrale de la version de 1845 de
« Silence » (il existe une version antérieure de la même histoire utilisant le
terme grec pour silence, Siope — une fable, qui ne retiendra pas notre
attention, si ce n’est pour noter l’anagramme de « is Poe ») — dans son
intégralité, mais à dire vrai, à la seule exception de deux mots :
Ecoute-moi, dit le Démon, en plaçant sa main sur ma tête. La contrée dont je
parle est une contrée lugubre en Libye, sur les bords de la rivière Zaïre. Et là, il
n'y a ni repos ni silence. […] C'était la nuit, et la pluie tombait ; et quand elle
tombait, c'était de la pluie, mais quand elle était tombée, c'était du sang. […] et
mes yeux tombèrent sur un énorme rocher grisâtre qui se dressait au bord de la
rivière, et qu'éclairait la lueur de la lune. Et le rocher était grisâtre, et sinistre, et
très haut, – et le rocher était grisâtre. Sur son front de pierre étaient gravés des
caractères ; et je m'avançais à travers le marécage de nénuphars, jusqu'à ce que
je fusse tout près du rivage, afin de lire les caractères gravés dans la pierre. Mais
je ne pus pas les déchiffrer. Et j’allais retourner vers le marécage, quand la lune
brilla d'un rouge plus vif, et je me retournai et je regardai de nouveau vers le
rocher et les caractères ; et ces caractères étaient DÉPLACEMENT37.
23. Le « DÉPLACEMENT » de O a ici déplacé le terme originel de Poe
DÉSOLATION. Le Démon de O comme le Démon de Poe, observe en
cachette les actions d'un homme « sur le faîte du rocher » et lit sur ses
traits « les légendes du chagrin, de la fatigue, du dégoût de l'humanité, et
une grande aspiration vers la solitude » et l'observe comme « il tremblait
dans la solitude ; cependant, la nuit avançait, et il restait assis sur le
rocher38 » (Poe, « Silence ») O ici transforme la main tremblante de Poe en
allégorie d'un étudiant faisant l'épreuve d'une confrontation tumultueuse
avec la lecture de Poe par Lacan. Le Démon, car O assume ici le rôle d'un
enseignant de théorie littéraire et elle avait donné au Démon de Poe
quelques traits qui, je dois dire, n'étaient pas sans rappeler uncannily V,
alors que V était tout autant convaincue que j'étais la cible.
24. Le démon de O, comme celui de Poe, ne se contente pas de la misère
infligée sur l'autre tremblant ; de façon répétée, il s'irrite de ce que « la nuit
avançait, et il restait assis sur le rocher » ; ou bien comme le propose un
commentaire de O, le malheureux étudiant ne peut trouver d'autre issue à
ses démêlés avec la lecture lacanienne commune de « La lettre volée » que
par l'allégorie du déplacement du signifiant, mais le fait de s'accrocher
ainsi au rocher de Lacan ne semble que rendre encore plus furieux le
Démon enseignant. Et si la DÉSOLATION du Démon de Poe (refiguration

36 Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s “Silence” », 1 : « Poe publia trois versions de ce conte.
Dans celle de 1837 [« Siope. A Fable »] qui parut dans The Baltimore Book, il utilise une
épigraphe tiré de « Al Aaraaf » : « Notre monde est un monde de mots : le Calme nous
l’appelons / Silence — qui est le plus simple de tous les mots ». Dans la version de 1840, publiée
avec The Tales of the Grotesque and Arabesque, Poe remplace cette épigraphe par une citation
bien connue d’Alcman : « Les cimes des montagnes dorment paisiblement ; vallées, éperons
rocheux et cavernes sont silencieuses ». Le titre devint également « Silence—A Fable] ».
37 Cf. E. A. Poe, « Silence », Œuvres en prose, 480-481.
38 E. A. Poe, « Silence », 481.

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de la gravure de Dürer Melencolia 139) est devenue la version pédagogique


du déplacement (du signifiant) chez Lacan, que faut-il faire pour arracher
l'étudiant/e à son rocher ?
Alors je fus irrité, et je maudis de la malédiction du silence la rivière et les
nénuphars, et le vent, et la forêt, et le ciel et le tonnerre, et les soupirs des nénu -
phars. Et ils furent frappés de la malédiction, et ils devinrent muets. Et la lune
cessa de faire péniblement sa route dans le ciel, et le tonnerre expire et l'éclair
ne jaillit plus, et les nuages pendirent immobiles, et les eaux redescendirent dans
leur lit et y restèrent, et les arbres cessèrent de se balancer et les nénuphars ne
soupirèrent plus, et il ne s'éleva plus de leur foule le moindre murmure, ni
l'ombre d'un son dans tout le vaste désert sans limite. Et je regardai les carac-
tères du rocher, et ils étaient changés; et maintenant ils formaient le mot DIFFÉ-
RANCE40.
25. Tout comme l’homme tremblant de Poe supporte le rocher marqué
DÉSOLATION mais ne peut affronter le SILENCE imposé et « s’enfuit loin,
loin, précipitamment, si bien que [le démon] ne le [vit] plus 41 », l’étudiant
affligé de la parodie d’O—, pouvant à peine supporter son bail de location
du rocher frappé du DÉPLACEMENT lacanien fuit empli d’horreur la DIF-
FÉRANCE derridienne — ou du moins la tutelle commune de l’implacable
dénonciation par Derrida du détournement de Poe par Lacan, lequel fait
tenir le conte de Poe dans l’allégorie lacanienne (« Le déplacement du
signifiant est donc analysé comme un signifié, comme l’objet raconté dans
une nouvelle42. » « Alors que si Lacan avait lu tant soit peu Derrida, il sau-
rait », écrit O— continuant l’antienne, dans les traces de Donald Pease,
que le signifiant textuel dépose toujours un vestige irréductible, une trace ou
un jeu subtil de « différance » qui résiste absolument à la totalisation : « le reste,
le vestige, serait « La Lettre volée », le texte qui porte ce titre et dont la place,
comme les lettres en majuscule sur la carte, n’est pas où l’on s’attend à la trou-
ver, dans le contenu du « drame réel’ ou à l’intérieur secret et scellé du conte,
mais dans et en tant que la lettre ouverte, la lettre ouverte même qu’est la fic-
tion43.
26. La radicale ouverture derridienne, comme le SILENCE du démon chez
Poe a fait fuir l’étudiant du séminaire.
27. La fin de « Silence » reste inchangé dans la version d’O— :
Et quand le démon eut fini son histoire, il se renversa dans la profondeur de
la tombe, et se mit à rire. Et je ne pus pas rire avec le Démon, et il me maudit
parce que je ne pouvais pas rire. Et le lynx, qui demeure dans la tombe pour
l’éternité, en sortit, et il se coucha aux pieds du Démon, et il le regarda fixement
dans les yeux44.
28. Le regard menaçant du lynx de Poe, son felix ex machina peut-être,
est souvent compris par les commentateurs en lien avec ses Marginalia :
« Seul l’œil de lynx philosophique, à travers le brouillard d’indignité de la
39 For discussion of Dürer’s engraving Melencolia I in relation to Woolf’s AROO, see Goldman,
« « When Dogs Will Become Men »: Melancholia, Canine Allegories and Theriocephalous
Figures in Woolf’s Urban Contact Zones’.
40 Cf. E. A. Poe, « Silence », 482.
41 Ibid., 483..
42 J. Derrida, «Le Facteur de la vérité », 455.
43 D. Pease, « Marginal Politics and “The Purloined Letter” : A Review Essay », 21. Cet article est
une recension critique du « Séminaire sur la Lettre volée » de Lacan.
44 E. A. Poe, « Silence », 484.

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vie de l’Homme, peut malgré tout discerner sa dignité 45 ». Le mythique


pouvoir oculaire du lynx, ou chat sauvage ( bobcat, aux États-Unis) est tel
que l’on croit cette créature capable de voir à travers les objets solides. Le
lynx, pour les Indiens d’Amérique, est légendairement tenu pour le gardien
du secret46. Poe lui-même raffole de l’épithète « aux yeux de lynx » qui se
trouve dans nombre de ses écrits47. De plus, et significativement, le
Ministre « D— », qui vole la lettre dans « La Lettre volée » possède un
« œil de lynx » qui « perçoit immédiatement le papier, reconnaît l’écriture
de l’adresse, observe la confusion de la destinataire et pénètre son
secret48. »
29. Dans « Silence », la dette probable de Poe envers James Hogg et sa
fameuse parodie des Écritures, « Traduction d’un fragment de manuscrit
chaldéen antique », une satire des écrivains de magazine littéraire édim-
bourgeois, nous encourage à lire son lynx, dans « Silence », comme un
intertexte avec celui, symbolique, de Hogg « qui rôde derrière la chaumière
blanche dans les montagnes », que les lecteurs de Hogg tiennent pour une
allégorie de l’écrivain Arthur Mower, « auteur d’un petit conte appelé La
Chaumière blanche » (Hogg lui-même figurant « l’ours sauvage49 »). Si tel
est le cas, nous pourrions passer à côté du choix de Poe référant à Arthur
Mower comme signifié tout prêt du lynx, lui-même regardant le démon
« fixement dans les yeux » et préférant suppléer en termes plus largement
symboliques le regard philosophique du lynx d’un regard littéraire, tout à
fait le même et pourtant un « signifié » ou « objet raconté dans une nou-
velle » appauvri et réduit. Néanmoins, dans « La Lettre volée », l’œil de
lynx de « D— » est l’œil d’un poète : « Comme poète et mathématicien, il a
dû raisonner juste ; comme simple mathématicien, il n'aurait pas raisonné
du tout, et se serait ainsi mis à la merci du préfet50. » L’œil de lynx du poète
lui permet d’emblée de saisir (pénétrer le secret de) la lettre autant que de
cacher ensuite avec succès la lettre volée jusqu’à ce que Dupin, ses lunettes
vertes sur le nez, prenant l’ascendant sur le Ministre, localise la lettre et la
vole à son tour. Dupin a-t-il dès lors également un œil de lynx ? Ou ses
lunettes vertes suggèrent-elles une autre forme de vision ? O— propose
qu’ici nous nous tournions vers une autre allégorie du lynx, nous venant
des Lumières, selon Wikipedia : l’emblème de l’« Académie des lynx »,
fondée en 1603, qui comptait Galilée parmi ses membres, était un lynx
combattant Cerbère, et évoquant la réputation du lynx capable de voir à
travers le mensonge pour découvrir la vérité. Mais aux yeux d’O—, aux
abois, le regard du lynx dans « Silence » est une allégorie de la fameuse
intervention féministe de Barbara Johnson dans le débat Derrida-Lacan
autour de « La Lettre volée », dans « The Frame of Reference: Poe, Lacan,
Derrida ». Johnson devient la « reine » silencieuse du conte. Pour Pease,

45 E. A. Poe, Marginalia no. 230, « Marginalia - part 15, » The Collected Writings of Edgar Allan
Poe, 379. Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s « Silence »’, 3.
46 Voir C. Lévi-Strauss, Histoire de Lynx.
47 Voir B. Cantalupo, « The Lynx in Poe’s « Silence »’, 3.
48 E. A. Poe, «La Lettre volée », Œuvres en prose, 47.
49 J. Hogg, « Translation from an Ancient Chaldee Manuscript ».
50 E. A. Poe, « La Lettre volée », 57.

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dont O— dérobe avec délices la grossière allégorie elle-même dérobée :


« Ms. Johnson les « castre » [Lacan et Derrida] avec leurs propres « diffé-
rances » « phalliques » […], faisant d’eux, pour ainsi dire, une paire de
« reines » [queens]51. »
30. Constituant une rafraichissante entorse au résumé standard pour étu-
diants de la rencontre entre Derrida et Lacan autour de Poe (« pour Lacan
la Lettre arrive toujours à destination ; pour Derrida, la Lettre n’arrive
pas »), l’appropriation de « Silence » par O— en tant qu’allégorie de trois
lectures fameuses de « La Lettre volée », a impressionné V—, mais moins K
—, le deuxième correcteur, lacanien convaincu qui, bien qu’intéressé par la
découverte du conte de Poe, considérait que la dissertation avait laissé pas-
ser une opportunité. K— non seulement écarte d’un nonchalant « Et quand
bien même ? » la charge derridienne contre Lacan faisant de « La Lettre
volée » une allégorie de sa propre théorie du déplacement du signifiant,
mais considère également « Silence » comme une autre parfaite parabole
de Lacan. Oui, le rocher de la DÉSOLATION chez Poe peut tout à fait être
lu comme le DÉPLACEMENT lacanien (du signifiant), le lieu castrateur et
productif de l’entrée du sujet dans l’ordre symbolique ; et l’ancrage tenace
de l’homme sur le rocher peut être lu comme l’immobilisation du sujet
sous l’emprise de la signification, l’empire du signe (comparer la reine
immobilisée par la lettre, puis le Ministre D— également immobilisé une
fois en sa possession (la céder est céder le pouvoir). Tandis qu’O— conçoit
le rocher de Poe, marqué par le SILENCE et déserté par l’homme, en
termes derridiens de DIFFÉRANCE, K— tient que le SILENCE de Poe est
aussi celui de Lacan et représente la fuite dans la psychose d’un sujet qui
n’a plus pied dans l’ordre symbolique.
31. Comment vais-je trouver une voie d’entente entre V— et O— ? entre
l’admiration de V— pour l’audace intellectuelle d’O— (consistant à substi-
tuer deux mots parfaitement visibles dans une nouvelle de Poe par ailleurs
plagiée et déjà volée, afin d’allégoriser trois lectures classiques de « La
Lettre volée » du même auteur, ce qui, malgré le flirt avec Derrida, ne pro-
pose pas moins sa lecture de la lecture de Poe par Lacan comme « le signi-
fié, l’objet raconté d’une nouvelle » de Poe), entre cela et l’appréciation
plus réticente de K— qui voit dans le subterfuge et le vol d’O— une straté-
gie bâclée qui, avec plus de rigueur, aurait pu livrer une lecture lacanienne
plus complète ?

51 Barbara Johnson les « castre » avec leurs propres « différances » « phalliques ». Elle retire à la
lettre volée ses prétentions au pouvoir par un énoncé qui ne viendrait pas d’une position du
sujet mais depuis le dé-positionnement endémique à une lettre qui ne cesse de se « dérober ».
En leur retirant leur position de pouvoir, Johnson, évidemment, parvient à « maîtriser »
l’illusion de maîtrise de Lacan et de Derrida. Mais, ce qui est plus intéressant est qu’elle en fait,
pour ainsi dire une paire de reines.

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CONCLUSION
32. Cherchant à réconcilier Derrida et Lacan, sur la base d’« airs de
famille » entre eux, dans la mesure où la relecture par Lacan des textes
freudiens « en termes de « logique structurale » s’accordent précisément
avec « la logique plurielle de l’aporie » », même Andrea Hurst, en 2008,
conclut que pour Derrida le « désaccord entre « la philosophie déconstruc-
tive et la psychanalyse philosophique » demeure52 » (Andrea Hurst, Der-
rida Vis-à-vis Lacan: Interweaving Deconstruction and Psychoanalysis ).
Dans les décennies qui ont suivi la dispute autour de Poe, « Derrida n’a pas
bougé d’un pouce de sa première position. Dans ses propres termes :
« Donc, depuis lors ? Depuis lors, sommes-nous sortis de ce chiasme ? Je
ne le crois pas53. » Pourtant, dans le dernier Derrida, la question de l’animal
est un enjeu plus visible de ce chiasme. Derrida, dans les pages de conclu-
sion de L’Animal que donc je suis, par exemple, comprend que le déni de
Lacan de la capacité pour l’animal à «feindre de feindre 54 », son « allusion
à une “structure de fiction” nous rapporterai[en]t au débat concernant “La
Lettre volée”55 ». Derrida déclare s’abstenir de le « ré-ouvrir » dans ce texte
où il prend Lacan à partie au sujet du « passage à l’ordre humain du sujet,
au-delà de l’imaginaire animal » par quoi manque à l’animal l’« en tant
que tel », l’autre « en tant que tel », par quoi il ne peut mentir ou mourir et
ainsi de suite56. Mais mon argument est que dans l’ouverture théâtralisée,
« Au commencement », de ce même ouvrage, dans la parabole de sa ren-
contre, nu, avec le regard de son « chaton » silencieux qui n’est bien
entendu ni « la figure d’un chat », ni une « allégorie », Derrida cache sa
controverse avec Lacan à la vue de tous. Ignorant ses protestations et prê-
tant attention aux structures et aux chaînes signifiantes du lynx de Poe, le
regard du chat de Derrida tout à la fois nous détourne de — et nous fait
retourner à — « La Lettre volée », une source de rafraichissement toujours
renouvelée ou encore, sans doute, dans les termes canins de Woolf :
A Wimpole Street, Miss Barrett ne pouvait avaler son dîner. Flush était-il
mort, ou Flush était-il vivant ? Elle ne savait. A 8 heures un coup retentit à la
porte ; c’était la lettre habituelle de Mr Browning. Mais comme la porte s’ouvrait
pour laisser entrer la lettre, quelque chose d’autre entra en courant : - Flush. Il se
rua vers sa coupelle rouge. On la remplit trois fois et Flush continuait toujours
de boire. Miss Barrett regardait boire le chien sale, désorienté et abasourdi. « Il
ne fut pas aussi ravi de me revoir que je m’y attendais », remarqua-t-elle. Non, il
n’avait envie que d’une chose au monde d’eau claire57.
33. Flush, l’animal qui arrive en même temps que la lettre, n’est pas bien
lu par son compagnon humain. Comme les poètes, les artistes et les cri-
tiques dans les textes de Poe et de Woolf, son œil de lynx voit peut-être ce
que la signification manque. … Je m’interroge : Pourrions-nous également

52 A. Hurst, Derrida Vis-à-vis Lacan: Interweaving Deconstruction and Psychoanalysis, 373, 375.
53 Ibid., 376.
54 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 165.
55 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 180.
56 J. Derrida, L’Animal que donc je suis, 178-180.
57 V. Woolf, Flush, 677.

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lire « Derrida » à la place de « Miss Barrett » et « le Réel lacanien » à la


place de « l’eau claire »58 ?
FIN

BIBLIOGRAPHIE
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58 Je suis très reconnaissante à Marie Dick, mon estimée collègue de l’université de Glasgow pour
ses commentaires sur une des premières versions de ce texte.

— • 135 •
———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

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———— LE TOUR CRITIQUE 3 (2014) ———

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131.

— • 137 •
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Psychanalyse et déconstruction

ISABELLE ALFANDARY, CHANTAL DELOURME, RICHARD PEDOT

1.
D ans « La Scène de l’écriture », Jacques Derrida écrivait : « Mal-
gré les apparences, la déconstruction du logocentrisme n’est pas
une psychanalyse de la philosophie », ajoutant que les concepts freudiens
« appartiennent tous, sans aucune exception, à l’histoire de la métaphy-
sique ». Ces deux citations, dans la symétrie qu’elles proposent, sont une
invitation à interroger le lien entre psychanalyse et déconstruction — geste
qui est tout sauf évident.
2. En efet, aucun des deux termes ne va de soi. En premier lieu, pour
chacun d’eux, se pose la question même de « soi », à la fois dans sa défni-
tion spécifque et dans celle de ses objets. D’autre part, comme les citations
de Derrida semblent l’indiquer, le lien est précisément ce qui est double-
ment mis en cause : intrinsèquement, chaque domaine exposant la question
du lien comme question inépuisable ; extrinsèquement, le rapport entre ces
deux domaines se caractérisant par des modalités allant du malentendu à
l’ignorance ou au déni. Il y va sans doute, pour l’un comme pour l’autre,
d’héritages multiples tant dans l’histoire de la philosophie qu’autour de
l'œuvre de Freud, et entre les deux — héritages assumés ou non, voire refus
d’héritage ou « mal d’archives » qui ne serait pas sans ateindre la décons-
truction. On pourrait s’interroger sur les efets institutionnels et institu-
tionnalisants qui tendent à rendre les deux domaines étanches l’un à
l’autre alors même qu’ils ne cessent de s’interpeller.

3. Mais si le lien peut être posé, ne serait-ce que comme question, n’est-
ce pas en raison de l’existence de lieux de passage où se joue l’interpréta-
tion, tels que le signifant, la letre, la litérature, le secret, l’identité, … ?
Lieux qui auraient en commun de défer les préjugés métaphysiques.

4. On aura compris que ce numéro du Tour critique, issu du colloque


organisé à Paris en juin 2013, invite à voyager d’indécidable en intermi-
nable, à la manière de l’interprétation selon qu’elle procède de l’un ou
l’autre champ critique ou des deux, en un geste de diférement renouvelé.
Ainsi donc, le « et » du titre ne suppose pas une addition qui fnirait en
synthèse, ni ne se conçoit comme la possibilité de soustraire un champ à

— •I•
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l’autre, ou de l’autre, pour une meilleure défnition de chacun des deux


termes, impensables séparément.

5. Les textes ici présentés proviennent à dessein d’horizons variés et


portent ainsi la réfexion à la croisée de champs (philosophie, psychana-
lyse, études litéraires ou cinématographiques) où la question des liens
entre psychanalyse et déconstruction surgit immanquablement. En eux-
mêmes et dans les échos qu'ils se font l'un à l'autre, ils refètent et relancent
donc un débat dont l’actualité et la richesse apparaîtront au fl de la lecture
rien moins que surprenantes.

— • II •

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