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DU MÊME AUTEUR
(su ite e n f i n d ’o u v ra g e )
JEAN-LUC MARION
de l ’Académie française
CERTITUDES NÉGATIVES
BERNARD GRASSET
PARIS
ISBN : 978-2-246-66931-9
1. Descartes, Régula VIII, ibid., p. 398, trad, fr., op. cit., p. 30.
18 Certitudes négatives
U indéfinis s able
ou la face de l ’homme
François Villon1
1. Kant, Cours de logique, Ak.A. IX p. 25. Voir aussi les parallèles dans la
Critique de la raison pure, A804/B832, les Vorlesungen über Metaphysik und
Rationaltheologie (Pölitz), Ak.A. XVIII, 2, 1, Berlin, 1970, p. 534 (Leçons de
métaphysique, trad. fr. M. Castillo, Paris, 1993, p. 119 sq.) et la Lettre à Stäu-
dlin, 4 mai 1793, Ak.A. XI, p. 429. - Heidegger commente : « L ’instauration
kantienne du fondement fait découvrir que fonder la métaphysique est une
interrogation sur l ’homme, est anthropologie» (Kant et le problème de la
métaphysique § 6, Gesaumtausgabe [désormais GA] 3, p. 205, trad. fr. A. de
Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953, p. 262). Si l ’interrogation de
l’homme sur l ’homme aboutit nécessairement au paradoxe de l’inaccessibilité
de la pensée pensante à elle-même, alors la métaphysique elle-même devient
aporétique, au moins, mais surtout dans son principe moderne.
30 Certitudes négatives
sur la grève, mais pourtant sans jamais elle non plus tenir,
ni convaincre.
Il y a une bonne raison à cela : l ’aporie ici repérée offre
beaucoup plus qu’une impasse : elle laisse paraître un para
doxe.
L ’inaccessibilité de l’homme à lui-même et son irréduc
tibilité à toute définition pourraient en effet s’entendre aussi
comme une détermination descriptible, voire comme un
privilège d’autant plus solide qu’il s’offre d’abord négati
vement. Car si l ’homme que je suis (me) reste inaccessible,
plus exactement si ce que je suis ne peut se définir comme
« homme » (ni aucun équivalent plus détaillé), cela ne
résulte pas de ce que je ne le connaîtrais pas, mais au
contraire de ce que je ne le connaîtrais que trop et trop faci
lement, parce que je ne le connais qu’à titre d'objet.
L ’homme m ’échappe dans la mesure où le mode même de
sa connaissance possible, qui en fait un objet pensé, contre
dit et dissimule sa caractéristique première, celle d’un p en
sant pur, qui pense sans devenir un pensé. De cette
impossibilité de principe, faut-il conclure que le je lui-
même ne veut rien dire ? Pourtant non seulement il « dit
beaucoup » (Leibniz), mais il se dit, il se laisse dire par
mon je, comme un acte toujours performable, incontesta
blement performable, parce qu’il ne nécessite aucune autre
condition que précisément celle-ci - que je dise je. Si je
« dit beaucoup » et se dit, pourvu seulement qu’il ne dise
rien de plus, ni d’autre que ce je lui-même, ne faudrait-il
pas plutôt conclure qu’il n ’aura accès à lui-même en tant
que tel que dans l ’exacte mesure où il ne se laissera jamais
confondre avec un objet pensé, bref que s’il renonce à
l ’illusion de se connaître comme un moi, pour admettre ne
pas se connaître soi-même, du moins à la manière dont il
connaît des objets ? Autrement dit, mon accès à ce je que je
reconnais seul pour mien et comme je, me demanderait
d ’admettre ne pas pouvoir, ni même devoir m ’apparaître
comme une connaissance (un objet pensé), mais comme
une définitive question (pensante sans réponse d ’objet). Car
L ’indéfinissable ou la face de l ’homme 35
1. Confessiones X, 33, 50. Cet écart de moi avec moi-même sert même de
conclusion au livre II : « Et factus sum mihi regio egestatis » (II, 10, 18), où
cette « région d’indigence » définit mon aliénation à moi-même (lors du pre
mier vol) sous l’influence du groupe des mauvais amis.
38 Certitudes négatives
1. Confessiones X, 16, 25. Voir : « Intravi ad ipsius animi mei sedem, quae
illi est in memoria mea, quoniam sui quoque meminit animus - je suis entré au
siege même de mon esprit, qui est, pour lui, dans la mémoire, puisque l ’esprit
ie souvient aussi de lui-même » (Confessiones X, 25, 36).
2. Confessiones X, 16, 25.
3. Confessiones X, 17, 26.
40 Certitudes négatives
1. Pensées, 131 (in Œuvres complètes, éd. Lafuma, Paris, 1963, p. 515).
2. Essais III, 9, op. cit., p. 1001. Cette thèse (la première connaissance et
qui décide de tout est celle de soi) se retrouve ailleurs : « Quand Thalès estime
la connaissance de l’homme très difficile à l ’homme, il lui apprend la connais
sance de toute autre chose lui être impossible. » Ou bien : « Or il est vraisem
blable que, si l ’âme savait quelque chose, elle se saurait premièrement elle-
même » (II, 12, op. cit., respectivement p. 557 et 561).
42 Certitudes négatives
1. Essais III, 13, op. cit., p. 1075 (nous ne citons que le texte de l’édition de
1588).
L ’indéfinissable ou la face de l ’homme 43
1. Ibid., p. 16. Voir aussi : « Le premier acte par lequel Adam a établi sa
maîtrise sur les animaux consista à leur donner un nom, c ’est-à-dire à les
anéantir en tant qu’étants et à en faire des [étants] idéels pour soi [...]. Dans le
nom, la réalité étant pour soi du signe est anéantie » (in Gesammelte Werke, éd.
K. Düssing et H. Kimmerle, t. 6, Hambourg, 1975, p. 288, trad. fr.).
2. On nous permettra peut-être de ne pas entrer ici dans le débat, important
sans doute mais souvent biaisé, sur le statut phénoménologique de l’animalité.
48 Certitudes négatives
1. En effet, le nom donné à Eve reste du même ordre que celui d’Adam,
puisqu’elle lui apparaît comme « la chair de [sa] chair » ; d’ailleurs, il ne lui
attribue pas tant lui-même son nom, qu’il le constate comme semblable au sien,
donc comme propre : « Celle-ci sera appelée “femme”, car elle fut tirée de
l ’homme, celle-ci » (Genèse 2, 23).
L ’indéfinissable ou la face de l ’homme 49
§ 5. La proscription
1. Ces normes (tel taux de telle substance dans tel liquide du corps, tel pour
centage, mais aussi tels antécédents familiaux, telle statistique sociologique, telles
chances de réussite d’un traitement, tel coût économique, etc.) définissent une nor
malité, qui, par contraste inéluctable, définissent aussi l ’anormalité. Ce qui signifie
que les concepts mêmes de maladie et de santé varient selon l ’établissement des
L ’indéfinissable ou la face de l ’homme 53
normes : le tabagisme est devenu récemment une maladie, comme au siècle der
nier l ’alcoolisme, l ’homosexualité a cessé d’en être une, comme l’hystérie et
autres maladies pour ainsi dire administratives. Mais chaque fois qu’une cam
pagne de prévention est lancée par des services de santé, c ’est-à-dire par un
complexe décisionnel technico-politique, une nouvelle norme, donc une nou
velle anormalité, donc une nouvelle maladie, reçoivent leurs lettres de créance.
Tout homme doit satisfaire à cette norme, sauf à se voir déclaré malade de cette
nouvelle exigence : toute prévention, aussi bien intentionnée soit-elle (et elle
l ’est, pourquoi en douter ?), constitue donc à la fois une sécurité pour l ’homme
en général et une menace de maladie et d’anormalité pour tel homme. Le main
tien en prison de coupables ayant purgé leur peine, au motif qu’ils doivent être
soignés de manière permanente, marque cette évolution implacable. Ainsi ce
que Foucault avait montré sur l ’exclusion provoquée par l ’instauration et la
définition de maladies psychologiques et sociales vaut désormais pour l ’instau
ration et la définition de maladies physiologiques préventives. Il s’agit là du
constat neutre d’une situation ambivalente en soi.
54 Certitudes négatives
1. Spinoza, Lettre 50, à J. Jelles, éd. J. Van Vloten et J.P.N. Land, La Haye,
t. 3, p. 172.
2. « Il [sc. le bourreau] peut tuer un homme, mais il ne peut le changer en
autre chose. » Cette constatation faite, et à quel prix, par R. Antelme (L ’espèce
humaine, Paris, 19471, 19782, p. 241) repose sur l ’impossibilité de dénier l ’uni
cité de l ’espèce humaine : « Il n’y a pas d’ambiguïté, nous restons des hommes,
nous ne finirons tous qu’en hommes » (ibid., p. 239) ; « On fait l ’épreuve de la
solidarité de cette espèce, de sa fixité. [...] Il n’y a pas d’espèces humaines, il
n’y a qu’une espèce humaine. C’est parce que nous sommes des hommes
comme eux que les S.S. seront toujours en définitive impuissants devant nous »
(p. 240) ; « La chose, qui, d’ici, est certainement la chose la plus considérable
que l ’on puisse penser : “les S.S. ne sont que des hommes comme nous” »
(p. 240). Cette unicité de l ’espèce humaine tient justement à ce que sa défini
tion, par définition toujours restrictive en tant que définition, n ’est pas possible
et s’oppose à un refus sans autre motif que lui-même : « La mise en question de
la qualité d’homme provoque une réaction presque biologique d’appartenance
à l ’espèce humaine » (p. 9, nous soulignons). Aussi faut-il y réfléchir avec
beaucoup de prudence et penser un peu à ce qu’on dit, avant de célébrer avec
grande joie et force sonneries de trompe « la fin de l’exception humaine ».
66 Certitudes négatives
§ 6. Le fonds d ’incompréhensibilité
1. R. Antelme a marqué avec la plus grande clarté l ’enjeu dernier des camps
d’extermination. D ’une part, l ’homme « se trouve contesté comme homme par
le S.S. » (ibid., respectivement p. 106 ou p. 11), et s’entend dire « il ne faut pas
que tu sois » (ibid., p. 59 voir 83), d’autre part il rencontre « l ’Allemand clan
destin, celui qui pense que nous sommes des hommes » (ibid., p. 69), ou ce
Rhénan qui tend la main en silence ou murmure « Allez-y doucement » aux tra
vailleurs esclaves (ibid., pp. 84 e t 62), ou « l ’événement» de cette femme qui
donne « du pain humain » (pp. 68-69).
L ’indéfinissable ou la face de l ’homme 67
âme, bien plutôt nous ne la connaissons même pas du tout » (Sur l ’incompré-
hensibilité de Dieu V, 259 sq., PG 48, col. 740d, et éd. J. Daniélou, A.-M.
Malingrey et R. Flacelière, « Sources chrétiennes », n° 28 bis, p. 294). Saint
Augustin s’en fera puissamment l ’écho : « Il y a quelque chose de l ’homme que
ne connaît même pas l ’esprit de l ’homme, qui est en lui (aliquid hominis, quod
nec ipse scit spiritus hominis, qui in ipso est), mais toi, Seigneur, tu sais tout de
lui, toi qui l’as fait » (Confessions, X, 5, 7, voir notre cojnmentaire dans Au lieu
de soi. L ’approche de saint Augustin, Paris, PUF, 2009 , H, §10, p. 106 sq.).
1. Basile de Césarée, Sur l ’origine de l ’homme, I, 7, PG 44, col. 264b, et
éd. A. Smets et M. Van Esbroeck, « Sources chrétiennes » n° 160, p. 182. Il
s’agit de l ’homme « d e l ’intérieur», par opposition à 1’« homme phénoménal
(<j>aivonévov) », car nous sommes « doubles (Siicâoî) » : pourrait-on l’entendre
aussi au sens de la scission entre je et moi ?
70 Certitudes négatives
est (se nescire quid siî, quam scire quia est), exactement
comme la négation convient davantage et mieux que l ’affir
mation pour louer la nature divine, et comme il est plus
sage d ’ignorer que de savoir ce dont l’ignorance même est
la vraie sagesse, parce qu’elle se connaît mieux en ne se
sachant pas (sapientius est ignorare illam quam nosse,
cujus ignorantia vera est sapientia, quae melius nesciendo
scitur)1. » Ainsi repère-t-on très ouvertement la ressem
blance divine dans l’esprit humain, en ceci que celui-ci
« sait seulement qu’il est, mais ne sait pas ce qu’il est
(solummodo esse scitur, quid autem nescitur)2 ». Et cette
inconnaissance redoublée aboutit clairement à l’impossibi
lité de définir ce qui porte la ressemblance de l’infini, lui-
même indéfinissable : « Ainsi, comme est infinie la nature
divine, à l ’image de laquelle elle est faite, ainsi la subsis
tance de l’homme ne se laisse limiter et déterminer par
aucune limite certaine et définie (humana substitutio nullo
certo fin e terminatur)3. » L ’incompréhensibilité de Dieu
préserve l ’essence de l ’homme de succomber à une défi
nition, et elle seule le peut, non pas l’homme.
1. De divisione naturae IV, 7, PL 122, 771bc, voir trad. fr. F. Bertin, Paris,
2000, p. 98-99. La dernière formule provient de saint Augustin, De ordine II,
16, 44, PL 32, col. 1015 (et se retrouve chez Denys, Lettre 1, PG 3,
col. 1065ab). Mais, tel paraît ici le point décisif, le privilège d’inconnaissance
(voir De surcroît. Etudes sur les phénomènes saturés, PUF, Paris, 2001,
chap. VI, § 5, pp. 179 sq., qui donne d’autres textes comparables) s’étend ici
non seulement à Dieu, mais à l ’homme, qui requiert donc lui aussi les trois
voies de la théologie mystique (dont la négative).
2. De divisione naturae IV, 7, ibid. Il s ’agit exactement de ce que D. Tracy
nomme « the Incomprehensible-Comprehensible God » (On Naming the
Present. God, Humanity and the Church, Chicago, 1994, p. 54).
3. De divisione naturae TV, 1, op. cit., 772a. Sur cette doctrine, voir
B. McGinn, « The negative element in the anthropology o f John the Scot », in
R. Roques (éd.), Jean Scot Erigène et l ’histoire de la philosophie (Laon 7-
12 juillet 1975), Ed. CNRS, Paris, 1977, et W. Beierwaltes, « Das Problem des
absoluten SelbstbewuGtseins bei Johannes Scotus Eriugena (Divina ignorantia
summa ac vera sapientia) », Philosophisches Jahrbuch 73, 1966. K. Rahner a
même pu montrer, de façon convaincante, que l ’incompréhensibilité de Dieu
avait la même conséquence sur la définition de l’homme chez Thomas d’Aquin
(« Thomas Aquinas on the Incomprehensibility o f God », The Journal o f Reli
gion 58, Chicago, 1978).
72 Certitudes négatives
1. De TrinitateX., 5, 7.
74 Certitudes négatives
.
§ 7 L ’indéfini et l ’instable
(ici que « l ’étant, pour autant qu’il n ’est pas Dieu lui-même, est créé par lui ») ;
en effet « quiconque se tient sur le sol d’une telle foi, peut certes d’une certaine
manière (in gewisser Weise) entendre le questionner de cette question, voire le
suivre, mais sans pouvoir authentiquement la poser (nicht eigentlich fragen)
[...]. Il ne peut que faire comme si (nur so tun as ob) » (Einführung in die
Metaphysik, § 1, G A 40, p. 8). En l ’occurrence, cette réponse toujours déjà
connue appartient à 1’« humanisme », donc à la métaphysique : « Le chrétien
voit l’humanité de l ’homme, Vhumanitas des homo, à partir de sa délimitation
envers la Deitas. Il est homme selon l ’histoire du salut comme “enfant de
Dieu” » (Lettre sur l ’« humanisme », GA 9, p. 319).
76 Certitudes négatives
1. Ibid., § 5 , 16, 1.
78 Certitudes négatives
René Char1
§ 8. Le phénomène impossible
§ 9. L ’irréductible
1. Heidegger, Geschichte der Philosophie von Thomas von Aquinas bis Kant,
GA 23, Francfort, 2006, p. 77.
2. Voir une esquisse du même argument dans « L ’irréductible », Critique,
n° 706-707, Paris, janvier 2006.
L ’impossible ou le propre de Dieu 97
1. « Nihil est, inquiunt, quod deus efficere non possit » (De divinatione, II,
41, 86). Voir : « vos [sc. les stoïciens ?] enim ipsi dicere soletis nihil esse quod
deus efficere non possit et quidem sine labore ullo » (De natura deorum, II, 39,
92).
2. Respectivement : « Sed Deo nihil est impossibile, nisi quod non vult »
(De Carne Christi, III, PL 2, 801b), et De la création de l ’Homme, XXVI,
PG 44, 224bc.
3. « Omnis quippe nécessitas et impossibilitas ejus subjacet voluntati : illius
autem voluntas nulli subditur necessitati aut impossibilitati » (Cur Deus
homo ? H, 17).
4. « Quamobrem indubitabili fid e credendum est omnia D eus posse, sive
faciat, sive non fa c ia t » (Lettre sur la toute-puissance divine, XII, 1, PL
144, 610d, ou éd. P. Cantin, «Sources chrétiennes», n° 191, Paris, 1972,
p. 442.)
5. « Deus dicitur omnipotens, quia p o test omnia p o ssib ilia absolute,
quod est alter modus dicendi possibile » (Summa Theologiae, la, q. 25, a. 3,
resp.).
102 Certitudes négatives
1. Essais, II, 17, op. cit., t. 1, p. 179. Qui poursuit : « Les condamner impos
sibles, c’est se faire fort, par une téméraire présomption, de savoir jusques où
va la possibilité » (ibid., p. 180). Montaigne pouvait aussi se souvenir de Rabe
lais : «M ais si le vouloir de Dieu tel eût été, diriez-vous qu’il ne l ’a pas pu
faire ? Hà, pour grâce, ne emburelucoquez jamais vos esprits de ces vaines pen
sées, car je vous dis que à Dieu rien n’est impossible et s’il le voulait, les fem
mes auraient dorénavant ainsi leurs enfants par l ’oreille » (Gargantua, chap. 6,
Œuvres complètes, éd. G. Demerson, Paris, 1973, p. 57).
2. « Infixa quaedam est meae menti vêtus opinio, Deum esse qui potest
omnia » (Meditationes, 1, AT VII, 21, 1-2, trad. fr. Luynes, AT IX -1, 16). On
pourrait aussi s ’appuyer sur la détermination de Dieu comme « puissance
incompréhensible » qui crée même les vérités mathématiques supposées éter
nelles (A Mersenne, 6 mai 1630, AT I, 150). Ici particulièrement Descartes suit
Montaigne, Essais, II, 12, op. cit., t. 2, pp. 523, 527-8, 540).
3. « Mihi autem non videtur de ulla umquam re esse dicendum, ipsam a
D eo fieri non posse » (A Amauld, 29 juillet 1648, AT V, 223, 31 - 224, 1).
4. « This etem al source, then, o f ail being, must also be the source and ori
ginal o fa ll pow er ; and so this etemal Being must be also the most powerful »
(An Essay conceming Human Understanding, IV, 10, § 4, op. cit., p. 620). -
L ’émergence de 1’« athéisme » moderne a dû naturellement assumer une défini
tion résiduelle du « Dieu » n’existant pas ou censé ne pas exister (« O toi dont
l ’existence est encore un problème», déplorait Sylvain Maréchal, en 1781, in
Anthologie de la poésie française, « Pléiade », t. 2, Paris, 2000, p. 298) ; ce fut
justement la notion de « cause universelle », la plus proche de la toute-
puissance sur l ’impossible (comme l’a établi W. Schroder, Ursprünge des
Atheismus. Untersuchungen zur Metaphysik und Religionskritik des 17. und 18.
Jahrhunderts [en particulier IV, 2, a], Stuttgart, 1998, p. 209 sq.).
L ’impossible ou le propre de Dieu 103
1. Sur la contre-expérience, voir Etant donné, op. cit., § 22, p. 300 sq., et Le
visible et le révélé, op. cit., chap. 6, pp. 170 sq.
L ’impossible ou le propre de Dieu 111
ou bien elle nous reste inaccessible, ou bien Dieu s’en dispense), mais sur son
absence (voir notre étude dans Questions cartésiennes, op. cit., chap. 7 : « L’argu
ment est-il ontologique ? »). En fait la réfutation de Kant présuppose ce qu’il
devait démontrer : que si Dieu est, alors il est selon les mêmes principes que les
autres étants, autrement dit qu’il se soumet aux conditions (transcendantales) de
l’expérience en général, bref qu’il n’a que rang d’un objet de l ’expérience parmi
les autres. La réfutation kantienne de l’argument « ontologique » présuppose que
Dieu n’est pas Dieu, elle ne le démontre pas ; et sans cette présupposition, elle ne
pourrait pas démontrer qu’on ne peut démontrer a priori l’existence de Dieu. Que
le contre-argument de Kant ait pu s’imposer comme une évidence atteste seule
ment l ’inculture théologique profonde de la plupart des philosophes modernes,
sans le renforcer en quoi que ce soit.
1. Il s’agit d’autant moins de prouver l’existence de Dieu que son impossi
bilité contredit exactement la définition de l ’essence et donc de l’étant comme
possibilité. Comme impossible, Dieu se trouve d’emblée hors essence, donc
déjà hors d’être (du moins hors de situation d’être au titre d’un étant) au sens
de l ’ontologie (metaphysica generalis) dans le système de la métaphysique.
116 Certitudes négatives
1. « Ita ut solus Deus id sit quod esse potest, nequaquam autem quaecumque
creatura, cum potentia et actus non sint idem, nisi in principio » (Trialogus de
possest, Werke, éd. Wilpest, p. 646), op. cit., E t: « Deus sit absoluta potentia et
actus atque utriusque nexus et ideo sit actu omne possibile esse... » (ibid.).
2. « Deum id esse quod esse potest » (ibid., p. 654).
3. « Nulla creatura est p o ss e st» (ibid.).
4. « Increata possibilitas est ipsum p o s s e s t» (ibid.).
118 Certitudes négatives
§ 11. L ’[im]possible :
de la contradiction à l ’événement
1. Une fois n’est pas coutume, mais on doit reconnaître qu’ici Suârez fait
parfaitement la distinction entre les deux possibles, celui pour Dieu et celui
pour notre entendement (critiquant explicitement Thomas d’Aquin sur ce
point) : « Aussi la lumière naturelle de notre entendement ne peut pas être la
règle de l ’objet possible ou contradictoire pour la toute-puissance de Dieu (non
p o test naturale lumen intellectus nostri esse régula objecti p o ssibilis vel
repugnantis omnipotentiae D ei) ; sinon, il faudrait juger contradictoires beau
coup de choses que nous croyons de foi certaine. [...] Car, même si notre
entendement recule et n ’a pas la force de concevoir comment cela peut se faire
(concipere quomodo id fieri possit), il n ’est pourtant pas suffisammment fondé
à estimer que c ’est impossible ou opposé à Dieu, mais seulement [à estimer que
c’est] au-dessus de la raison ou de la nature (non habet sufficiens fundamentum
ut existimet illud esse impossibile Deo, vel contra, sed supra rationem vel natu
ram) » (Disputationes Metaphysicae XXX, s. 17, n. 13, in Opera omnia, t. 26,
p. 210, avec un impeccable commentaire de Luc 1, 37 au n. 14).
2. Sein und Zeit, op. cit. § 7, p. 38.
L ’impossible ou le propre de Dieu 123
1. « Deus omnipotens est ; et cum sit omnipotens, mori non potest, falli non
potest ; et, quod ait Apostolus, "Negari se ipsum non potest” (2 Timothée 2, 13).
Quarn multa non potest et omnipotens est : et ideo omnipotens est, quia ista non
potest. Nam si mori posset, non esset omnipotens ; si mentiri, si falli, sifallere, si
inique agere, non esset omnipotens : quia si hoc in eo esset, non fuisset dignus
qui esset omnipotens. Prorsus omnipotens Pater noster peccare non potest. Facit
quidquid vult : ipsa est omnipotentia. Facit quidquid bene vult, quidquid juste
vult : quidquid autem maie fit, non vult » (De Fide et Symbolo, I, 2). Voir « Sicut
nec potestas ejus [sc. D ei] minuitur, cum dicitur mori fallique non posse. Sic
enim hoc non potest, ut potius, si posset, minoris esset utique potestatis. Recte
quippe omnipotens dicitur, qui tamen mori et falli non potest. Dicitur enim omni
potens faciendo quod vult, non patiendo quod non vult ; quod ei si accideret,
nequaquam esset omnipotens. Unde propterea quaedam non potest, quia omnipo
tens est » (De Civitate Dei, V, 10, 1). Dans le même sens, on peut relever l’effort
de Hugues de Saint-Victor pour redéfinir un possible d’un ordre non ontique :
« Ergo summe potens est, quia potest omne quod possibile est, nec ideo minus
potest, quia impossibilia non potest : impossibilia posse non esset posse, sed non
posse. Itaque omnia potest Deus, quae posse potentia est ; et ideo vere omnipo
tens est, quia impotens esse non potest » (De Sacramentis christianae fidei, II, 2,
PL 176, col. 216). Ou celui de Thomas d’Aquin : « Peccare est deficere a per-
fecta actione ; unde posse peccare est posse deficere in agendo, quod répugnât
omnipotentiae ; et propter hoc Deus non potest peccare, quia est omnipotens »
(Summa Theologiae, la, q. 25, a. 3, ad 2m). Même dans ces cas, on doute cepen
dant qu’une redéfinition, même critique, du possible par lui-même, suffise à pas
ser à 1’[im-]possible du côté de chez Dieu.
134 Certitudes négatives
que lui seul peut pouvoir, parce qu’il peut seul le vouloir ?
Une telle prétention ne s’annule-t-elle pas en un dogma
tisme métaphysique absolu ou un délire d ’interprétation
insignifiant ? Il reste une troisième voie : revenir à ce que,
selon les textes bibliques, Dieu révèle lui-même vouloir et
pouvoir comme le plus extrême [im-]possible, pour nous
d ’abord, mais aussi pour toute humanité, même la sienne.
Considérons en particulier Matthieu 19, 26 : « Pour les
hommes, ceci [qu’un riche entre dans le Royaume de Dieu]
est impossible, mais pour Dieu, toutes choses sont possibles
- Tiapà àvôpam oiç to w o àS-ûvaTÔv éaeiv, m p à 8è
0etp Tiâvta ô u v a x à 1» {Matthieu 19, 26). Quel [imjpossible
le Christ désigne-t-il ici comme le critère distinctif entre
l’homme et Dieu, sous le nom de difficulté (ou facilité) ?
« Il est plus facile (£\)K07tG)T£p0V) à un chameau de passer
par le chas d ’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le
Royaume de Dieu » (v. 25) : l’impossibilité physique et
mondaine sert de signe pour exposer une impossibilité
encore plus grande, mais qui, elle, ne frappe pas directe
ment au regard des hommes, ni ne paraît dans la lumière du
monde. D ’où un chiasme : une impossibilité pour les
hommes (mais pas pour Dieu), entrer dans le Royaume,
n ’apparaît précisément pas aux hommes (mais seulement
au Christ, donc à Dieu). Comment l’expliquer ? Parce que,
pour les hommes, tant les spectateurs du dialogue que le
jeune homme riche lui-même, celui-ci est déjà bel et bien
entré dans le Royaume de Dieu, puisqu’il a déjà accompli
les commandements (« Je les ai gardés »). Aussi s’étonne-
t-il qu’il lui manque encore quelque chose : « Que me reste-
t-il [à faire] encore ? » (v. 20). En effet, que lui manque-t-il ?
A strictement parler rien - sauf justement ce rien et ce
manque. Il manque au jeune homme riche de ne plus
posséder l ’accomplissement lui-même des commande
ments comme sa dernière et plus parfaite richesse. Il lui
manque d ’expérimenter l ’accomplissement des commande
1. De même, pour les hommes il est plus difficile que le ciel et la terre pas
sent - tandis que pour Dieu, cela reste beaucoup « plus facile » (e'ÙKOjicüTepov)
que de supprimer un seul accent dans la Loi (Luc 16, 17), c ’est-à-dire de ce à
quoi Dieu s’est engagé sur sa Parole - donc sur le Christ et par lui. Dans la loi,
Dieu risque littéralement (à l’accent près) sa parole, donc son Verbe, le Christ.
Il y risque sa tête et sa vie - et d’ailleurs la perdra.
2. Et Marc 2, 1-12 = Luc 5, 17-26.
L ’impossible ou le propre de Dieu 137
L ’inconditionné
ou la force du don
Thomas d’Aquin1
1. Le Capital, Livre I, respectivement sect. VI, chap. 19, sect. V, chap. 18, et
sect. I, chap. 1, IV (éd. L. Althusser, Paris, GF, 1970, pp. 388 sq., 383 et 68 sq.).
L’excès de la plus-value, qui n’apparaît pas dans la formulation de l ’échange, en
détruit l ’égalité : cela certes contredit la justice sociale et la théorie de la valeur
de Smith ou Ricardo, mais disqualifie surtout la notion entière d’économie politi
que (désormais dite « bourgeoise »). L’excès, même celui, invisible, de la plus-
value, détruit les termes de l’échange, donc l ’économie. - Certes, Bataille évoque
bien une économie qui serait fondée sur l ’excès : « Le rayon de soleil retrouve à
la fin la nature et le sens du soleil : il lui faut se donner, se perdre sans compter.
Un système vivant croît, sinon se prodigue sans raison » ; en sorte que « prati
quement, du point de vue de la richesse, le rayonnement du soleil se distingue par
un caractère unilatéral : il se perd sans compter, sans contrepartie. L'économie
solaire est fondée sur ce principe» (L ’économie à la mesure de l ’univers
[d’abord dans La France Libre, n° 65, Paris, juillet 1946], in Œuvres complètes,
t. VII, Paris, Gallimard, 1976, p. 10). Mais on peut s’interroger sur la légitimité
de vouloir encore penser cet excès (sans raison, ni mesure) de la dépense à partir
d’une économie, puisque cela revient à supposer une économie dépourvue de
l’échange, du prix et du calcul de la valeur, c ’est-à-dire exactement le contraire de
ce que les économistes entendent sous ce nom.
2. Marx reste ici sur les positions d’Aristote. D ’une part l’égalité définit la jus
tice, donc l’échange : « Puisque 1’[homme] injuste est inégal et [la chose] injuste est
l’inégal, il est manifeste qu’il y a un moyen concernant l’inégal, et c ’est l’égal »
(.Ethique à Nicomaque, V, 6, 1131al0-ll). D ’autre part, l’injustice consiste à rom
pre l’égalité en s’appropriant « plus » (de valeur) : « L’injuste possède plus de bien,
l’injurié [celui qui subit l ’injustice] en possède moins » (ibid., 1131bl9-20).
3. Leibniz souligne fermement que cette universalité du principe de raison suf
fisante s’étend jusqu’à la contingence de l ’événement. Voir : «Aucun fait ne sau
rait se trouver vrai, ou existant, aucune énonciation véritable, sans qu’il y ait une
raison suffisante pourquoi il en soit ainsi et non pas autrement » (Monadologie,
§ 32, in Die philosophischen Schriften, éd. Gerhardt, t. VI). Ou : « Ce principe
est celui d’une raison suffisante, pour qu’une chose existe, qu ’un événement
arrive, qu ’une vérité ait lieu » (Cinquième écrit contre Clarke, ibid., t. VU,
p. 415, nous soulignons). Ou encore : « Constat ergo omnes veritates etiam
150 Certitudes négatives
1. La gratuité peut, elle aussi, finir par produire une injustice ou une sou
mission - d’ailleurs gratuity ne signifie-t-il pas aussi le pourboire ?
152 Certitudes négatives
1. Corneille : « Soyons amis, Cinna, c ’est moi qui t’en convie : / Comm
mon ennemi je t’ai donné la vie, / Et malgré la fureur de ton lâche destin, / ’
te la donne encor comme à mon assassin. / Commençons un combat qui monti
par l ’issue / Qui l ’aura mieux de nous ou donnée ou reçue. / Tu trahis mes biei
faits, je les veux redoubler ; / Je t’en avais comblés, je t’en veux accabler
(Cinna ou la clémence d ’A uguste, V, 3, v. 1701-1708). Certes, Cinna recevra
don comme il se donne - mais nous sommes là dans le monde de Corneille, p;
ici, dans le nôtre.
L ’inconditionné ou la force du don 159
1. Voir notre analyse dans De surcroît. Etudes sur les phénomènes saturés,
op. cit., chap. V.
L ’inconditionné ou la force du don 161
après coup, une fois que s’est exercée sur elle l ’interpré
tation économique en termes d ’échange et qu’elle a repris
place, comme un premier échelon, dans la série des
communautés de plus en plus complexes qui aboutissent,
en principe, à l’Etat. Mais cette interprétation, pour puis
sante et courante qu’elle soit, appartient encore à la méta
physique ; surtout elle dissimule les déterminations de ce
don, tel qu’il apparaît dans l’horizon de la donation.
D ’abord, la paternité apparaît, comme tout phénomène,
en tant qu’elle se donne ; mais, à la différence de la plupart
des autres phénomènes, elle se donne d ’abord en tant
q u ’elle donne1. On y retrouve tous les caractères du phéno
mène donné, mais déclinés sur le mode non plus seulement
du donné, mais du donnant ; car, si la paternité ne donnait
pas, elle ne se donnerait pas non plus comme phénomène se
montrant. Elle donne donc, mais avec un style absolument
propre et remarquable. - Elle donne en effet, mais sans
pouvoir se prévoir ; car l ’intention de procréer ne suffit
jamais à procréer, pas plus que l’intention de ne pas pro
créer n ’assure contre la procréation. - Elle donne encore,
mais sans cause2, ni raison univoquement assignables : la
science démographique ne parvient pas à calculer les évolu
tions de la courbe de fécondité, ni à anticiper à long terme
la croissance ou la décroissance des populations, au point
qu’elle doit s’en remettre à la considération non quantifia-
ble de facteurs psychologiques, culturels, voire religieux ;
et, dans le meilleur des cas, ces facteurs n ’en permettent
qu’une intelligibilité a posteriori, sans promettre de prévi
sion sérieuse. La paternité produit ou plutôt se produit
comme un événement et non comme un simple fait, parce
que, surgie du pur possible, elle ne fabrique pas un résultat
1. « Axioma magnum / Nihil est sine ratione / Sive, quod idem est, nihil
existit quin aliqua ratio reddi possit (saltem ab omniscio) cur sit potius quam
non sit et cur sic sit potius quam aliter » (Elementa verae pietatis [1677-1678],
in Leibniz, éd. G. Grua, Textes inédits, Paris, 19431, 19992, p. 13). Voir, entre
autres textes : « Principium omnis ratiocinationis primarium est, nihil esse aut
fieri, quin ratio reddi possit, saltem ab omniscio, cur sit potius quam non sit,
aut cur sic potius quam aliter, paucis omnium rationem reddi posse » {ibid.,
p. 25) ; ou : « Principium reddendae rationis, quod scilicet omnis propositio
vera, quae p er se nota non est, probationem recipit a priori, sive quod omnis
veritatis ratio reddi potest, ut vulgo ajiunt, quod nihil fit sine ratione » (Speci
men inventorum de admirandis naturae generalis arcanis, in Die philosophis
chen Schriften, éd. Gerhardt, t. VII, p. 309).
L ’inconditionné ou la force du don 183
L ’inconditionné
et les variations du don
1. Zeit und Sein, in Zur Sache des Denkens, GA 14, Francfort, 2007, p. 12.
L ’inconditionné et les variations du don 201
1. Voir Le phénomène érotique. Six méditations, §§ 12-14, op. cit., pp. 89 sq.
L ’inconditionné et les variations du don 217
contre nous est ou peut être avec nous »). De limite en limite,
la négociation parvient à étendre le compromis au point
d’équilibre, où l’avantage de suspendre la violence compense
l’abandon du don dû, où donc l’échange inégal se rembourse
par la suspension de la peur d’autrui.
Ici pourtant apparaît la difficulté réelle d’une telle défini
tion du pardon comme l’abandon de la dette du don (dans
l’échange inégal) : un tel pardon s’inscrivant dans une
négociation, il impose ses conditions, les conditions sans
lesquelles il ne pourrait jamais s’accomplir. De conditions,
il s’en trouve au moins deux. - D ’abord, l’endetté, le béné
ficiaire injuste de l’échange inégal, doit demander l ’aban
don (sous conditions) du don, de la dette du don ; bref,
l’injuste et le coupable doivent demander qu’on leur par
donne ; sans cette demande, il n ’y a aucune raison d’entrer
en discussion, aucun motif d ’ouvrir des négociations,
puisque la violence de l’injustice se perpétuerait sans que
l’auteur de cette violence demande qu’elle cesse. D ’où la
première condition : demander le pardon. - Ensuite vient
une deuxième condition : il faut que le pardon soit
demandé à celui qui souffre de l’injustice, au donateur ou,
du moins (écart décisif), qu’il soit demandé à la victime de
l’échange inégal ; car personne d ’autre que celui qui fut
lésé ne peut remettre la dette ; le pardon ne peut venir que
de celui que concerne l ’injustice faite au don. Sans ces
deux conditions - la demande de pardon par le coupable, et
la demande faite à la victime ou au donateur du don non
rendu - , le pardon, au sens du moins de l ’abandon du don
perdu dans l ’échange inégal afin d’y suspendre la violence
et donc la peur d’autrui, devient impensable, donc impos
sible. Il se trouve bien sûr des cas où ces conditions se
trouvent remplies ; mais il s’en trouve au moins un, analysé
avec autant d ’indignation que de précision par V. Jankélé-
vitch, où elles ne le sont toujours pas - l ’extermination de
juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Les
nazis n ’ont jamais demandé pardon : « Le pardon ! Mais
nous ont-ils jamais demandé pardon ? C ’est la détresse et la
220 Certitudes négatives
1. Sur ce texte et ce terme, voir déjà la lecture proposée en Dieu sans l ’être,
op. cit., m , § 4, p. 140 sq.
234 Certitudes négatives
1. La distribution se fait avec une double part pour l ’aîné, et une part simple
pour le cadet (selon Deutéronome 21, 15-17), mais ce partage anticipé n ’est ni
obligatoire, ni même conseillé (du moins selon les prudents avis du Siracide 33,
19-23).
2. Il s’agit exactement de la %mpa, telle que finalement J. Derrida l ’objecte,
à la donation. L ’expression "/rnpav (iaicpàv ne signifie pas une grande région,
mais une région éloignée (adverbe, comme au v. 21, où le père voit son fils
« de loin », (ia/p r/v, ainsi qu’en 7, 6).
L ’inconditionné et les variations du don 235
dans l ’absence même de tout don (v. 16), qui lui retourne
en quelque manière son refus initial du don du père (v. 12).
Son père se profile à nouveau dans le manque du père.
Autrement dit, il apparaît comme celui contre qui le fils « a
péché» (vv. 18, 21), comme le père récusé, refusé, man
qué. Le manquement envers le père (le péché) transforme le
manque du père en l’absence du père. Et du même coup,
dans l’aveu à lui-même de ce manquement (au père), le fils
recommence (ou plutôt commence pour la première fois) à
se voir lui-même comme un fils, qui peut appeler son père
(le vocatif des vv. 18, 21 renverse celui du v. 12) et retour
ner l’appel (éprô, v. 18) - même s’il n ’imagine pas encore
que ce père puisse l’appeler à nouveau comme un fils. Du
moins, le fils se relève-t-il (vv. 18, 20) assez1 pour marcher
vers le père, sous la figure de son manque, au double sens
du père manquant et manqué. - Alors intervient la dernière
étape : le père, « voyant de loin » (v. 20) le fils perdu, le
reçoit, non seulement, comme le prodigue l’espérait au
mieux, dans l ’échange, mais d ’emblée comme un fils (le
père ne laissant même pas le temps au fils de finir sa phrase
et de se proposer comme « employé, |LUG0ôç », car le mot
prévu au v. 18 ne se retrouve pas au v. 212). Le père donne
au fils ce que le fils ne lui demandait plus, la filiation, sans
même entendre ce que le fils demandait, l’échange. Le père
répond à la demande de rétablir l’échange par le don, ou
plutôt la redondance du don, par la répétition de la filiation,
par le pardon redonnant le don initial et perdu. Le fils avait
rendu le don (la filiation) invisible en se l’appropriant
1. Luc 3, 22 en dit plus : « Celui-ci est mon fils, mon bien-aimé, dans lequel
je me complais », ce qui renforce encore la dimension trinitaire de cette procla
mation. - Les trois dons faits au fils revenu manifestent d’ailleurs ce statut de
filiation complète : la tunique d’honneur désigne l ’hôte principal de la réception
(ce devrait même être celle de l ’aîné), l ’anneau indique l’héritier qui possédera
tout le domaine, et les sandales mises aux pieds soulignent non seulement la
différence avec le serviteur (qui marche nu-pieds), mais aussi l ’écart avec le
visiteur (dont on lave les pieds, mais qui marche sans sandales dans la maison).
238 Certitudes négatives
L'imprévisible ou Vévénement
1. Certes, Kant maintient les noumènes (au sens positif du moins, voir infra
§ 26), qui gardent le statut d’objet ; mais il s’agit d’objets assez particuliers,
puisque nous ne pouvons pas les connaître selon la seule intuition dont nous
disposions, l’intuition sensible. Descartes échappe à cette ambiguïté (ou cette
inconsistance) en se gardant de nommer « objets » Dieu ou l ’esprit humain (les
vérités proprement métaphysiques) ; il les maintient donc connaissables, sans
les soumettre à la méthode, ou plus exactement sans leur imposer la mesure
(mensura) de la Mathesis Universalis, dans une rationalité encore théorique
(alors que Kant devra, pour les penser, les transposer dans la raison pratique).
Voir Questions cartésiennes, op. cit., chap. III, pp. 75 sq., et Questions carté
siennes II, Paris, PUF, 19961, 20022, chap. VHI, pp. 283 sq.
L ’imprévisible ou l ’événement 247
1. Meditatio II, AT VII, 31, 2-3 (nous traduisons). Gassendi voit, justement,
dans cette réduction une « detractio formarum quasi vestium », un arrachement
des formes, comme on arrache des vêtements (AT VII, 271, 30 sq.). Descartes se
défendra d’avoir « abstrait le concept de cire de celui de ses accidents » et
soutient avoir seulement montré comment la substance se manifestait par ses
accidents (« p er accidentia manifestetur », (AT VII, 359, 3-17). Mais justement,
en se manifestant ainsi par une instance autre qu’elle-même, la substance ne se
manifeste pas, du moins elle ne se manifeste pas elle-même ; autrement dit, dans
le langage de Descartes, elle « ne nous affecte plus » comme telle en première
instance (voir Principia philosophiae, I, § 52). La chose seule nous affecterait,
mais pas l ’objet qu’elle est devenue ; lui, nous le constituons, ici nous le
concluons de son attribut principal. L ’objet a bien été dépouillé de son soi.
2. Nihil aliud quam (AT VII, 31, 2-3, dont on relève plusieurs autres occur
rences significatives : 45, 5 ; 49, 15 ; 81, 6) devrait même s’entendre comme un
quasi-concept, l ’indicateur de la réduction qui aboutit à l ’objet. J. Beaufret le
disait fort bien : « Comment passe-t-on de la fantaisie au savoir ? Non pas
tourné vers la chose et en la regardant mieux, mais bien : se retournant vers soi-
même pour, de là, pouvoir dire en retour à la chose : tu n’es pas autre chose que
- nihil aliud quam. Ainsi le célèbre morceau de cire est : nihil aliud quam
extensum quid, flexibile, mutabile » (Dialogue avec Heidegger, t. HI, Paris, éd.
de Minuit, 1974, p. 33).
256 Certitudes négatives
1. Régula II, AT X, 365, 16-18 (trad. citée, p. 6). Voir l ’autre occurrence
d’experientia, juste auparavant (365, 11-14).
2. Voir Aristote, Métaphysique E, 2, 1027bl3 sq.
L ’imprévisible ou l ’événement 257
1. Régula IV, AT X, 377, 23 - 378, 1 (trad, citée, mais ici modifiée, p. 15).
Sur la traduction de Mathesis [Universalis], voir n. 31, pp. 156 sq. et Annexe II,
pp. 302-309.
258 Certitudes négatives
1. « Wenn nicht mehr Zahlen und Figuren / Sind Schlüßel aller Kreaturen,
/ Wenn die so singen oder küssen, / Mehr als die Tiefgelehrten wissen, [ . . . ] /
Wenn sich die Welt ins freie Leben/ Und in die freie Welt wird zurück begeben
[...] / Dann fliegt vor Einem geheimen Wort/ Das ganze verkehrte Wesen
sofort » (Schriften, op. cit., t. 1, p. 341).
2. Nietzsche, « Qu’on en finisse avec ce “monde inversé” ! - Fort mit die
ser “verkehrten Welt’’ ! », t. VIII/3, op. cit., p. 74. Husserl a exposé plus en
détails et en arguments cette « interprétation mathématisante inversée de la
nature - mathematisierende Umdeutung der Natur » (La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, § 9, Hua VI, p. 54, trad. fr.
Paris, Gallimard, 1976, p. 62).
272 Certitudes négatives
1. V. Kandinsky, Regards sur le passé, trad. fr. J.-P. Bouillon, Paris, Her-
mann, 1974, p. 169 (voir le commentaire d’A. Bonfand, Histoire de l ’art et
phénoménologie. Recueil de textes 1984-2008, Paris, Vrin, 2009, pp. 119 sq.).
Cet épisode confirme exactement l ’analyse de l ’effet du tableau que nous avi
ons tentée dans Etant donné, op. cit., I, § 4, p. 60 sq. Voir aussi la description
du passage des mêmes couleurs du statut d’objet (drapeau ou signal routier) à
celui de tableau (de Rothko) esquissée dans Le visible et le révélé, op. cit.,
chap. 6, § 4, pp. 157 sq.
L ’imprévisible ou l ’événement 273
1. Critique de la raison pure, A249, tr. fr., op. cit., p. 979 (voir « On peut
comparer logiquement les concepts [de la réflexion], sans s’inquiéter de savoir à
quoi se rattachent leurs objets, si c’est à l’entendement comme noumènes, ou à la
sensibilité comme phénomènes », ibid., A269/B325, trad, fr., op. cit., p. 995).
2. Ibid., respectivement : A238/B298, trad, fr., op. cit., p. 972 ; A258/B314,
trad, fr., p. 987 ; A245, trad, fr., p. 976.
3. Ibid., respectivement : B307, trad, fr., op. cit., p. 982 ; A246, trad, fr.,
p. 977 ; A255/B311, trad, fr., p. 985.
L ’imprévisible ou l ’événement 279
1. Ibid., respectivement : A288/B344, trad. fr., op. cit., pp. 1008 sq.
2. Ibid., A 250, 251, 252, trad. fr., op. cit., pp. 979-980.
L ’imprévisible ou Vévénement 281
1. Ainsi, dans tout bon roman policier, surtout si l’enquêteur est un privé,
l’enquête qui devrait idéalement résoudre l ’énigme en dissolvant son événe
ment (sans cause, irrépétable, imprévisible, impossible) dans l ’objectivité d’une
explication (lieu, heure et date, motif ou cause, moyen ou arme, et finalement
coupable), ne se déroule et n’avance qu’au rythme de ce qui arrive au héros :
coup de chance, coup de feu, coup de foudre, coup par coup, coup pour coup,
bref que des « coups », à savoir à nouveau des événements. Nestor Burma ne
passe pas son temps à résoudre (faire disparaître) les mystères, mais - en bon
phénoménologue - à les regarder comme des phénomènes arrivés, en restituant,
à la place des objets supposés, autant d’événements. Il ne le peut qu’en pro
voquant leur surgissement par et sur lui-même, en un sens pour la première et
unique fois ; mais cette fois-ci seule explique les autres fois des autres événe
ments. On pourrait bien sûr en dire autant du narrateur de Proust.
286 Certitudes négatives
1. Voir Etant donné, op. cit., III, § 17, pp. 225 sq.
2. Voir ibid., n i, §§ 9-11, p. 124-160 et supra, § 16.
L ’imprévisible ou l ’événement 299
1. On disposerait ainsi d’une nouvelle table des phénomènes. D ’un côté, les
phénomènes du type de l’objet, comprenant les phénomènes pauvres (formes
logiques, idéalités mathématiques, etc.) et les phénomènes de droit commun
(objets des sciences de la « nature », objets industriels, etc.). De l’autre, les phéno
mènes du type de l ’événement, comprenant les phénomènes saturés simples
(l’événement au sens restreint, selon la quantité ; l’idole ou le tableau, selon la
qualité ; la chair, selon la relation ; et l ’icône ou visage d’autrui selon la modalité),
mais encore les phénomènes de révélation (qui combinent plusieurs phénomènes
saturés, comme le phénomène érotique, les phénomènes de révélation, la Révéla
tion, etc.). Ce tableau compléterait et compliquerait celui de Etant donné (op. cit.,
IV, § 23, pp. 309 sq.), en liant saturation et événementialité : un phénomène se
montre d’autant plus saturé, qu’il se donne avec une plus grande événementialité.
302 Certitudes négatives
1. Sein und Zeit, § 63, p. 361 (trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica,
1985, p. 250, modifiée).
306 Certitudes négatives
1. Ibid., § 33, p. 158 (trad. fr. E. Martineau, op. cit., p. 127 modifiée). De
même : « Ce nivellement du “comme” originaire de l’explication circonspecte en
“comme” de la détermination d’objet subsistant (Vorhandene) est la prérogative
de l ’énoncé » (ibid.).
L ’imprévisible ou l ’événement 307
1. Idées directrices pour une phénoménologie pure, I, § 24, Hua III, p. 52,
trad. fr. P. Ricœur, Paris, 1950, pp. 78 sq.
Conclusion 311
1. Critique de la raison pure, A50/B74 (trad, fr., op. cit., pp. 811 sq.).
312 Certitudes négatives
Pour le chap. I :
« Mihi magna quaestio facîus sum. The Privilege of
Unknowing », The Journal o f Religion, issued by the Divi
nity School of the University of Chicago, 85/1, janvier 2005
(texte de la leçon inaugurale pour la chaire John Nuveen,
Université de Chicago, 29 mars 2004).
Original français : « “Mihi magna quaestio factus sum”, le
privilège d’inconnaissance », Conférence, n° 20, printemps
2005.
Pour le chap. II :
« L ’impossible pour l’homme - Dieu », Conférence,
n° 18, printemps 2004.
D ’abord prononcé, en 2003, comme « The impossible for
Man - God », publié ensuite in J.D. Caputo et M.J. Scanlon
(éd.), Transcendence and Beyond. A Postmodern Inquiry,
Indiana University Press, 2007
Voir, en abrégé, « L ’irréductible », Critique, nos 708-709,
Paris, 2006.
320 Certitudes négatives
Pour le chap. IV :
« Esquisse d’un concept phénoménologique du sacri
fice », in Archivio di filosofia, LXXVI, 2008, n os 1-2,
Rome-Pise, 2009.
Pour le chap. V :
D ’abord prononcé comme une conférence à la New
School for Social Research (Pr R. Bernstein), New York,
19 avril 2002, publiée par E. Brians et E. Lawler, « Pheno-
Note bibliographique 321
Avant-propos....................................................................................... 9
C o n c lu s io n ........................................................................................309
§ 31. E lo g e du p a r a d o x e ...........................................................309