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Daisuke Fukuda
2010/1 - n° 12
pages 48 à 57
ISSN 1634-3298
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Le deuil et la mélancolie…
dans Cinéma de Deleuze
et analyse de Profession reporter
d’Antonioni
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Daisuke Fukuda
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à peindre les figures et à représenter le monde mais à intensifier
la sensation du sujet absent à lui-même et à faire vibrer le contour
éphémère des objets perdus. Les personnages principaux errent dans
cet espace vide et insipide pourtant chargé d’affect invivable. Il s’agit
de l’affect flottant, intense, détaché de toute banalité de l’histoire
personnelle, et ce, surtout quand il s’agit des films en noir et blanc :
« Antonioni coloriste saura traiter les variations de couleurs comme
des symptômes, et la monochromie, comme le signe chronique qui
gagne un monde, grâce à tout un jeu de modifications délibérées 3. »
Le gris antonionien est une « ex-pression » par excellence de la
tristesse, de l’amertume et de la mélancolie des personnages. En ce
sens, les couleurs dans le film d’Antonioni incluent en elles-mêmes la
valeur symptomatique des sujets en souffrance.
Le champ optique des films d’Antonioni est structuré par le
regard d’« une étrange subjectivité invisible ». Il s’agit d’un « point de
vue subjectif d’un personnage pourtant absent, ou même disparu, non
seulement hors champs, mais passé dans le vide 4 ». C’est un regard
que l’on ne voit pas, que l’on peut qualifier avec Lacan d’« objet non
spécularisable ». Les personnages sont sous ce regard impersonnel et
imperceptible situé hors du champ de vision. Par exemple, Deleuze
parle du « regard imaginaire sous lequel cette fuite se fait et raccorde
ses propres segments : regard qui revient au réel au moment de la
mort 5 » dans Le cri ; il mentionne aussi le « regard indéterminable »
de la disparue qui donne au couple « le sentiment perpétuel d’être
épié 6 » dans L’avventura. Ce regard sombre se dilue dans le paysage
grisâtre comme eau dans l’eau. Le gris existentiel est un moyen
2. Ibid., p. 14-15 (souligné par majeur de l’expression affective et sensationnelle ; le mood de l’uni-
nous). vers antonionien est non articulable par les signifiants.
3. Ibid., p. 36-37. Mais le film multicolore change radicalement le monde anto-
4. Ibid., p. 16.
5. Ibid., p. 16-17. nionien ; le réalisateur italien met en valeur si puissamment l’inten-
6. Ibid., p. 17. sité de la couleur que le monde monochrome et mélancolique perd
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les bleus complexes de la côte africaine, le blanc surexposé des petits
villages espagnols, le bleu du ciel troublé de chaleur du Sahara. Par
conséquent, même s’il s’agit du « regard perdu de l’être absent au
monde autant qu’à soi 8 », dans Profession reporter l’air mélanco-
lique est esthétiquement couvert, enveloppé et rendu invisible par
le coloriage splendide. Or, l’auteur de Cinéma ne parlera de ce film
qu’une seule fois 9 alors qu’il commente longuement le film en noir
et blanc Chronique d’amour. Il est donc nécessaire de développer une
lecture de Profession reporter plus deleuzienne que celle de Deleuze
lui-même. Ainsi, je m’efforcerai d’élucider cette ellipse du philosophe
qui repose sur sa conception de l’image.
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telle que celle du conte d’Hoffmann commenté par Freud. Il ne s’agit
pas de l’apparition d’une inquiétante étrangeté ; l’étrangeté se mani-
feste ici sans susciter de l’inquiétude. On peut même dire que c’est la
sérénité qui règne dans cette scène. Et c’est justement là que David se
sépare de sa vie une fois pour toutes.
Contrairement à ce qui a été dit sur ce film, il n’est pas question
pour David de changer d’identité. L’enjeu est plus radical. Certes,
David change de vêtements, de montre, de passeport, de métier et
surtout de nom, il deviendra, comme Robertson, homme qui n’a ni
famille ni amis proches, un voyageur insatiable, mais ce n’est que le
résultat du processus du « devenir imperceptible », si l’on emprunte
le concept de Deleuze : « Devenir soi-même imperceptible, avoir
défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre
moi pour être enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de
la ligne. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n’est un
devenir que pour celui qui sait n’être personne, n’être plus personne.
Il s’est peint gris sur gris 10. »
Deleuze aurait pu parler également de la « fuite du corps par un
trou du corps », comme il l’a fait dans son livre consacré aux tableaux
de Francis Bacon 11. Le corps sans nom échappe à lui-même par le
trou noir du regard de Robertson. Si l’on adopte l’optique deleuzienne,
Profession reporter est l’histoire d’un corps qui veut devenir imper-
ceptible et ne veut plus appartenir à personne. La scène où David
10. G. Deleuze, F. Guattari, Mille
change les photos des passeports montre bien ce corps suspendu entre
Plateaux, Paris, Ed. de Minuit, deux noms, entre deux images : celle de l’homme qu’il n’est plus et
1980, p. 241-242. celle de l’homme qu’il n’est pas encore. Son corps, suspendu entre le
11. « [Le] cri, le cri de Bacon,
c’est l’opération par laquelle le
David du passé et le David du futur, cherchera une vie plus intense
corps tout entier s’échappe par et un présent plus éblouissant ; en un mot, David cherche une « ligne
la bouche. Toutes les poussées de fuite ».
du corps » (G. Deleuze, Francis
Bacon : Logique de la sensation,
Cela aboutit à une scène de flash back qui montre la conversation
Paris, Le Seuil, 2002, p. 17). entre deux David (ou la conversion d’image corporelle entre eux).
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à Munich, voulant suivre sans contrainte l’agenda de Robertson. À
l’aéroport, il découvre les papiers concernant des armes ; Robertson
était marchand d’armes. Déplacé dans une petite église munichoise,
il est appelé par les guérillas africaines sous le nom de Robertson. Ne
pouvant pas croire à ce qu’il vient d’entendre, il se retourne lentement
vers la direction d’où provient cette voix. On assiste à l’expérience du
stade de miroir de David devant l’autel. Le corps sans nom est nommé
Robertson devant Dieu. Ainsi, il se retrouve pris dans l’histoire des
trafics d’armes. David est maintenant au cœur des affaires dans
lesquelles il avait tenté de pénétrer en tant que reporter, mais toutes
ces exclusivités ne l’intéressent plus. Cet homme libre poursuivra
ainsi son chemin qui ne l’amène nulle part.
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lieu de lui faire abandonner son projet, la jeune femme soutient cette
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tentative de fuite. Dans le regard vide de cette dernière, la beauté
désertique reflétera le mirage de la liberté. David s’élance en direction
de son regard qui est aussi vide que celui de Robertson.
Quand ils arrivent sur la place d’Iglisia, troisième lieu de rendez-
vous noté dans l’agenda de Robertson, il n’y a personne. Déçu et
fatigué, David s’endort sous un arbre. Quand il ouvre les yeux, son
surmoi se réveille avec lui : « Qu’est-ce que tu fous ici avec moi ? »,
se dit-il froidement à lui-même. Cette phrase échappée du sujet, qui
oscille entre le sommeil et la veille, révèle soudainement le regard
sévère qui poursuivait depuis toujours David et ce devant quoi il
fuyait désespérément. Pas de chance, l’étudiante est là quand cette
parole d’autoreproche est prononcée. Elle l’a prise pour elle-même.
David avoue que son passé, dont il pensait s’être débarrassé, lui colle
encore à la peau : ce « vieux moi […], le seul qu’il connaisse » dans
sa vie. David est pris « dans la forme pure d’un temps qui se déchire
entre un passé déjà terminé et un futur sans issue 13 ». Malgré ce
long parcours, le corps n’arrive pas à s’échapper complètement à
lui-même.
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ne peux pas continuer à t’enfuir comme ça. » Cette parole se transforme
malgré elle en un impératif surmoïque. L’étudiante espère que David
va aller au bout de ce qui reste encore ouvert devant ses yeux. Sans le
savoir, elle conduit son amant à la mort.
La fin du voyage
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le dehors poussiéreux.
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Un agent secret du gouvernement congolais peut bien le tuer,
David a déjà laissé sa vie très loin derrière lui. Le meurtre n’est qu’un
acte de redondance. Rachel ne le reconnaîtra pas. Et ce n’est pas de la
dénégation. Elle ne reconnaît réellement pas le visage de l’homme qui
gît devant elle. D’après l’explication de Deleuze, « chez Antonioni, le
visage disparaît en même temps que le personnage et l’action, et l’ins-
tance affective est celle de l’espace quelconque qu’Antonioni pousse à
son tour jusqu’au vide 16 ». Pas de reconnaissance sans visage. L’étu-
diante, quant à elle, le reconnaît. Non pas qu’elle ait fait le voyage
avec David, mais parce qu’elle s’appelle « Mme Robertson ». C’est
un acte aussi vide que l’acte de l’assassinat de l’agent secret. Comme
auparavant elle est absente ; absente en tant que sujet de l’énonciation
dans son énoncé juridique purement formel.
La dernière image de Profession reporter est le paysage crépus-
culaire figé comme une carte postale où rien ne reste, sauf la couleur
rose dépourvue du regard invisible. « Avec Antonioni, dit l’auteur de
Cinéma, la couleur porte l’espace jusqu’au vide, elle efface ce qu’elle
a élaboré 17. » Dans le monde de Profession reporter, la couleur finit
par perforer elle-même son enveloppe fantasmatique qui a enchanté
le sujet mélancolique.
D’un point de vue psychanalytique, l’histoire de David s’est
déjà écrite au premier instant où il s’identifie sans retour à son double
mort. Certes, rien n’a encore réellement lieu, et il faut attendre la
dernière scène pour voir cette mortelle identification finalement
réalisée. David y rejouera le geste de Robertson. Il mourra sur un lit
15. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-
Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1972, et sous un ciel bleu libéré de tout lien humain. Le mirage de la beauté
p. 157-158. Se reporter également splendide se transformera en désert incolore et insipide. Profession
à G. Deleuze, op. cit., 2002, p. 25. reporter est un film sur le temps qui se situe entre les deux morts :
16. G. Deleuze, Cinéma 1, L’image-
mouvement, op. cit., p. 168. mort de Robertson et mort de Locke. Mort symbolique de David et
17. Ibid. mort physique.
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Deleuze voit bien que le temps est suspendu entre les deux
morts ; et le philosophe exploite cette suspension du temps pour y
promouvoir sa philosophie. Dans cet intervalle temporel, un sujet
comme David croit se déjouer de toutes les déterminations imagi-
naires et symboliques. L’identification avec un mort est également
mise en suspens dans cette zone. Avec le concept du « devenir imper-
ceptible », on pourrait ensevelir, à l’instar de Deleuze, le concept
d’identification. La pulsion de mort est rendue inopérante par l’inten-
sité de l’image et de la couleur. Le suicide du sujet se transforme puis-
samment en devenir imperceptible. Chez David, la beauté du paysage
fait barrage à la jouissance morbide et mortifère. L’opposition entre
la fatigue et la couleur évoquée par Deleuze, l’idée que l’une puisse
se proposer comme un remède à l’autre, trouve ici sa vérification
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forme pure du fantasme sans contenu, sans parole ; un dernier seuil
contre la jouissance de l’Autre.
Mais Deleuze ne voit pas que la beauté a aussi été cette promesse
ou ce mirage d’une jouissance impossible à atteindre, ce pour quoi
l’on entre dans l’errance et la vie nomade. La beauté et la couleur
pourraient être aussi cette incitation, cette injonction non articulée
du surmoi à jouir à tout prix. De plus, Deleuze ne veut rien savoir
de ceci : quand cette barrière de la beauté finit par tomber, le sujet
lui-même se voit réduit à un désêtre. Deleuze devrait arrêter sa lecture
avant la mort du sujet, car il recule devant le corps mourant et le véri-
table moment d’arrêt où la mort règne souverainement sur tout. Son
regard philosophique ne voit que l’avant et l’après du dernier instant
régné par la mort : « L’attitude du corps met la pensée en rapport
avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le
monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière
attitude, parce qu’elle contient à la fois l’avant et l’après 18. »
Comme il doit démentir le temps de la mort ou dénier la mort
du temps, Deleuze promeut le concept de « corps immatériel » qui
est a priori insaisissable pour la pensée philosophique. Deleuze
n’admet le corps que dans l’alternance physique de deux « attitudes
du corps » : fatigue et attente. « Le corps n’est jamais au présent, il
contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente,
même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé plus loin
qu’Antonioni dans ces sens 19. » Le corps, étant forcément immatériel,
insituable dans le réel du présent, ne connaîtra pas la mort, ne subira
pas la pulsion de mort.
Deleuze a besoin d’un monde suspendu dans lequel on peut
ignorer toute la Loi. La mort est, sinon forclose, du moins pervertie
dans le système deleuzien par les concepts d’image et d’intensité. 18. G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-
temps, op. cit., p. 247.
C’est pour cela que Deleuze ne pouvait commenter jusqu’à la fin 19. Ibid., p. 246 (souligné par
Profession reporter. Il a dû se contenter d’une seule mention dans nous).
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son Cinéma. Devant une telle rêverie d’un philosophe qui s’intoxique
excessivement de l’imaginaire, la dernière phrase de la Traumdeu-
tung est plus que jamais curative et instructive : « Cet avenir, présent
pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du
passé 20. » Est ainsi soulignée la nécessité de faire retour au passé
20. S. Freud, L’interprétation des
rêves, traduit par I. Meyerson,
pour mieux rêver à un futur possible du concept d’image, autant pour
Paris, PUF, 1967, p. 527. la philosophie que pour la psychanalyse.
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