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LE DEUIL ET LA MÉLANCOLIE DANS CINÉMA DE DELEUZE,

ANALYSE DE PROFESSION REPORTER D'ANTONIONI

Daisuke Fukuda

ERES | Savoirs et clinique

2010/1 - n° 12
pages 48 à 57

ISSN 1634-3298
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http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2010-1-page-48.htm
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Pour citer cet article :


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Fukuda Daisuke, « Le deuil et la mélancolie dans Cinéma de Deleuze, Analyse de Profession reporter d'Antonioni »,
Savoirs et clinique, 2010/1 n° 12, p. 48-57. DOI : 10.3917/sc.012.0048
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Le deuil et la mélancolie…
dans Cinéma de Deleuze
et analyse de Profession reporter
d’Antonioni
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Daisuke Fukuda

L’enjeu de cet article consiste à examiner la critique deleuzienne


de Freud dans Cinéma, ouvrage considéré comme une référence
importante pour ceux qui s’intéressent à l’abord contemporain de
l’image. J’étudierai surtout les concepts d’intensité, d’image et de
couleur proposés par le philosophe comme antipodes majeurs de
la doctrine freudienne. Par chance, il y a dans Cinéma un point de
croisement des trois regards, philosophique, psychanalytique et ciné-
matographique. L’œuvre d’Antonioni, abordant comme thème majeur
l’« Eros malade 1 » de nos jours, est cruciale autant pour Deleuze que
pour Freud. Le premier se sert des films de ce cinéaste italien pour
se différencier de la doctrine psychanalytique, tandis que le second
partage les thèmes favoris d’Antonioni comme le double, le regard,
le deuil, la mélancolie, etc. La question est de repérer le point de
bifurcation de Freud et de Deleuze (ou le point de ratage de l’auteur
de Cinéma).

LA LECTURE DELEUZIENNE DES FILMS D’ANTONIONI


Daisuke Fukuda, chargé de cours
Deleuze tient Antonioni pour cinéaste anti-freudien tout en à l’université d’Aoyama Gakuin
relevant les traits suivants : 1) l’épuisement de la parole et de la de Tokyo (Japon).
1. G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-
signification ; 2) le regard imaginaire comme agent d’organisation temps, Paris, Éd. de Minuit, 1985,
des séquences disjointes ; 3) la suprématie de l’intensité de l’image p. 36.

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Le deuil et la mélancolie…

et de la couleur sur le silence lourd de la fatigue et de la mélancolie.


En effet, le cinéaste italien montre une dérive d’un processus de sépa-
ration et ses effets irrémédiables et irrécupérables. Les personnages
antonioniens se trouvent donc dans un monde où l’on n’a plus rien à
dire. De plus, sa recherche cinématographique porte sur le vidage de
sens autant dans les personnages que dans le temps et l’espace qui les
entourent : « La méthode constante chez Antonioni a toujours cette
fonction qui réunit les temps morts et les espaces vides : tirer toutes
les conséquences d’une expérience décisive passée, une fois que c’est
fait et que tout a été dit 2. » Le monde désœuvré d’Antonioni s’ouvre,
ainsi suggère le philosophe, là où se clôt l’espace psychanalytique
dont la parole est un élément fondamental.
À la place de la parole et du discours vient l’image, dans laquelle
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se transmutent la couleur et l’intensité. La couleur n’est pas vouée

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à peindre les figures et à représenter le monde mais à intensifier
la sensation du sujet absent à lui-même et à faire vibrer le contour
éphémère des objets perdus. Les personnages principaux errent dans
cet espace vide et insipide pourtant chargé d’affect invivable. Il s’agit
de l’affect flottant, intense, détaché de toute banalité de l’histoire
personnelle, et ce, surtout quand il s’agit des films en noir et blanc :
« Antonioni coloriste saura traiter les variations de couleurs comme
des symptômes, et la monochromie, comme le signe chronique qui
gagne un monde, grâce à tout un jeu de modifications délibérées 3. »
Le gris antonionien est une « ex-pression » par excellence de la
tristesse, de l’amertume et de la mélancolie des personnages. En ce
sens, les couleurs dans le film d’Antonioni incluent en elles-mêmes la
valeur symptomatique des sujets en souffrance.
Le champ optique des films d’Antonioni est structuré par le
regard d’« une étrange subjectivité invisible ». Il s’agit d’un « point de
vue subjectif d’un personnage pourtant absent, ou même disparu, non
seulement hors champs, mais passé dans le vide 4 ». C’est un regard
que l’on ne voit pas, que l’on peut qualifier avec Lacan d’« objet non
spécularisable ». Les personnages sont sous ce regard impersonnel et
imperceptible situé hors du champ de vision. Par exemple, Deleuze
parle du « regard imaginaire sous lequel cette fuite se fait et raccorde
ses propres segments : regard qui revient au réel au moment de la
mort 5 » dans Le cri ; il mentionne aussi le « regard indéterminable »
de la disparue qui donne au couple « le sentiment perpétuel d’être
épié 6 » dans L’avventura. Ce regard sombre se dilue dans le paysage
grisâtre comme eau dans l’eau. Le gris existentiel est un moyen
2. Ibid., p. 14-15 (souligné par majeur de l’expression affective et sensationnelle ; le mood de l’uni-
nous). vers antonionien est non articulable par les signifiants.
3. Ibid., p. 36-37. Mais le film multicolore change radicalement le monde anto-
4. Ibid., p. 16.
5. Ibid., p. 16-17. nionien ; le réalisateur italien met en valeur si puissamment l’inten-
6. Ibid., p. 17. sité de la couleur que le monde monochrome et mélancolique perd

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Freud et l’image

sa ténacité. Deleuze n’a pas ignoré ce changement de style : « Si


Antonioni est un grand coloriste, c’est parce qu’il a toujours cru
aux couleurs du monde, à la possibilité de les créer, et de renouveler
toute notre connaissance cérébrale. Ce n’est pas un auteur qui gémit
sur l’impossibilité de communiquer dans le monde. Simplement, le
monde est peint de splendides couleurs, tandis que les corps qui le
peuplent sont encore insipides et incolores 7. » D’où résulte la concep-
tion de la vie, affirmant l’intensité ou la force explosive, qui n’ad-
mettra jamais la tristesse malgré le signe apparent de la chute et de
la dépression ; y compris la présence du regard invisible. La couleur
l’efface en quelque sorte par sa puissance visuelle intense.
Sur ce point, Profession reporter, réalisé en 1974, est un film qui
illustre mieux que les autres la pensée deleuzienne des films d’Anto-
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nioni. Est travaillée dans ce film une lumière écrasante et splendide :

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les bleus complexes de la côte africaine, le blanc surexposé des petits
villages espagnols, le bleu du ciel troublé de chaleur du Sahara. Par
conséquent, même s’il s’agit du « regard perdu de l’être absent au
monde autant qu’à soi 8 », dans Profession reporter l’air mélanco-
lique est esthétiquement couvert, enveloppé et rendu invisible par
le coloriage splendide. Or, l’auteur de Cinéma ne parlera de ce film
qu’une seule fois 9 alors qu’il commente longuement le film en noir
et blanc Chronique d’amour. Il est donc nécessaire de développer une
lecture de Profession reporter plus deleuzienne que celle de Deleuze
lui-même. Ainsi, je m’efforcerai d’élucider cette ellipse du philosophe
qui repose sur sa conception de l’image.

LECTURE DE PROFESSION REPORTER

David Locke (Jack Nicholson) est un reporter anglais rencontré


alors qu’il est en train de faire un documentaire sur la guerre civile au
Congo. Ayant reçu un grand prix de journalisme dès le début de sa
carrière, il jouit d’une incontestable notoriété dans son domaine. Dans
le privé, il est marié avec Rachel, femme avec laquelle il a adopté un
enfant. Il ne connaît aucun problème dans sa vie.
Mais le film nous plonge d’emblée dans la réalité de son travail.
Et force est de constater que son enquête n’est nullement organisée.
Elle dépend du hasard des rencontres. David suit les indications du
premier venu de façon aveugle et ne peut parler avec ses interlocu-
teurs, soit que ceux-ci se méfient des étrangers, soit qu’ils craignent
des représailles. Il n’a pas choisi son chemin car il suivait toujours
la voie tracée par les autres. Il sait également que les lecteurs de ses
articles l’apprécient alors qu’il se contente de transcrire ce qui lui est
dicté par un autre. Ainsi, il se fait le jouet de la volonté de l’autre. 7. Ibid., p. 266-267.
C’est justement à cause de son manque de volonté que les rapports 8. Ibid., p. 17.
avec sa femme se sont refroidis. 9. Ibid.

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Le deuil et la mélancolie…

Rencontre avec un regard du mort

Après avoir abandonné sa voiture au beau milieu d’une route,


David rentre à l’hôtel dans un état d’extrême tension. Furieux, il
envisage à cet instant d’abandonner son métier. Il fait exploser sa
colère contre tout. Pour retrouver son calme, il décide de s’entretenir
avec David Alfred Robertson, un étrange compatriote qui occupe une
chambre voisine. Mais il retrouve Robertson mort sur son lit. Son
voisin paraît pourtant être toujours en vie. Sous le vent que la fenêtre
ouverte laisse entrer, son corps semble encore respirer. Ses yeux
restent ouverts comme s’ils contemplaient quelque chose au loin. Il
s’arrête alors sans raison précise sur le regard vide de Robertson et se
voit calmement dans les yeux sereins du mort. Il ne s’agit pas ici de la
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rencontre avec un double effrayant dans une situation crépusculaire,

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telle que celle du conte d’Hoffmann commenté par Freud. Il ne s’agit
pas de l’apparition d’une inquiétante étrangeté ; l’étrangeté se mani-
feste ici sans susciter de l’inquiétude. On peut même dire que c’est la
sérénité qui règne dans cette scène. Et c’est justement là que David se
sépare de sa vie une fois pour toutes.
Contrairement à ce qui a été dit sur ce film, il n’est pas question
pour David de changer d’identité. L’enjeu est plus radical. Certes,
David change de vêtements, de montre, de passeport, de métier et
surtout de nom, il deviendra, comme Robertson, homme qui n’a ni
famille ni amis proches, un voyageur insatiable, mais ce n’est que le
résultat du processus du « devenir imperceptible », si l’on emprunte
le concept de Deleuze : « Devenir soi-même imperceptible, avoir
défait l’amour pour devenir capable d’aimer. Avoir défait son propre
moi pour être enfin seul, et rencontrer le vrai double à l’autre bout de
la ligne. Devenir comme tout le monde, mais justement ce n’est un
devenir que pour celui qui sait n’être personne, n’être plus personne.
Il s’est peint gris sur gris 10. »
Deleuze aurait pu parler également de la « fuite du corps par un
trou du corps », comme il l’a fait dans son livre consacré aux tableaux
de Francis Bacon 11. Le corps sans nom échappe à lui-même par le
trou noir du regard de Robertson. Si l’on adopte l’optique deleuzienne,
Profession reporter est l’histoire d’un corps qui veut devenir imper-
ceptible et ne veut plus appartenir à personne. La scène où David
10. G. Deleuze, F. Guattari, Mille
change les photos des passeports montre bien ce corps suspendu entre
Plateaux, Paris, Ed. de Minuit, deux noms, entre deux images : celle de l’homme qu’il n’est plus et
1980, p. 241-242. celle de l’homme qu’il n’est pas encore. Son corps, suspendu entre le
11. « [Le] cri, le cri de Bacon,
c’est l’opération par laquelle le
David du passé et le David du futur, cherchera une vie plus intense
corps tout entier s’échappe par et un présent plus éblouissant ; en un mot, David cherche une « ligne
la bouche. Toutes les poussées de fuite ».
du corps » (G. Deleuze, Francis
Bacon : Logique de la sensation,
Cela aboutit à une scène de flash back qui montre la conversation
Paris, Le Seuil, 2002, p. 17). entre deux David (ou la conversion d’image corporelle entre eux).

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Freud et l’image

La scène commence sur un balcon. S’y tiennent les deux hommes,


derrière eux s’étend le désert. Soulignons que cette scène est cadrée
et encadrée par la fenêtre, qui est structure du fantasme : « Très beau !
dit Robertson, c’est tellement tranquille… Comme une attente. –
Vous êtes drôlement poète, répond David, pour un homme d’affaire.
– Ah oui ? Le désert n’a pas même effet sur vous ? – Non, je préfère
les hommes au paysage. – Les hommes qui habitent au désert ? »
Antonioni présente la scène décisive où la beauté du désert admiré
par Robertson a pris place dans le corps de David. Le regard vide de
Robertson, contemplant la beauté du désert, montre la direction de
fuite à prendre.
De retour à Londres, dans sa maison vide, David découvre son
avis de décès souligné par Rachel au crayon rouge. Elle croit qu’il
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est décédé en Afrique. Pensé mort par sa femme, il décide d’aller

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à Munich, voulant suivre sans contrainte l’agenda de Robertson. À
l’aéroport, il découvre les papiers concernant des armes ; Robertson
était marchand d’armes. Déplacé dans une petite église munichoise,
il est appelé par les guérillas africaines sous le nom de Robertson. Ne
pouvant pas croire à ce qu’il vient d’entendre, il se retourne lentement
vers la direction d’où provient cette voix. On assiste à l’expérience du
stade de miroir de David devant l’autel. Le corps sans nom est nommé
Robertson devant Dieu. Ainsi, il se retrouve pris dans l’histoire des
trafics d’armes. David est maintenant au cœur des affaires dans
lesquelles il avait tenté de pénétrer en tant que reporter, mais toutes
ces exclusivités ne l’intéressent plus. Cet homme libre poursuivra
ainsi son chemin qui ne l’amène nulle part.

Rencontre avec une femme sans nom

À Barcelone, David aperçoit son ami Martin, producteur à


la télévision. Il se cache, ne voulant pas que son passé le rattrape.
Se précipitant vers un bâtiment, il rencontre une étudiante (Maria
Schneider) dont on ne saura jamais le nom. Rencontre conçue par
Antonioni comme rencontre entre un homme ayant perdu son nom et
une femme sans nom.
Leur premier échange ne parle que de suspens et d’étrangeté.
Pourtant, comme c’était le cas lors de la rencontre avec le corps de
Robertson, il n’y a ni angoisse ni inquiétude. La rencontre a lieu dans
une ambiance étonnamment calme et ludique : « J’ai l’impression que
quelqu’un me suivait, dit David. Quelqu’un qui m’aurait reconnu –
Pourquoi ? répond l’étudiante – Je ne sais pas. – Je ne vous reconnais
pas. Qui êtes-vous ? – J’étais quelqu’un mais j’ai changé l’identité. »
Cette rencontre est la seule à n’être pas prévue dans l’agenda de
Robertson : la seule rencontre imprévisible.

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Le deuil et la mélancolie…

À l’opposé de Zoé, dans Gradiva de W. Jensen, qui arrivait à


déchiffrer le fantasme presque délirant de Norbert Hanold par l’usage
intelligent de l’ambiguïté signifiante 12, l’étudiante ne peut pas aider
David par la même voie ; dans le monde antonionien, tout a déjà été
dit irrévocablement. Néanmoins, cette jeune femme plaît à David
parce qu’elle ne le reconnaît aucunement ; son regard est sans but et
sans objet. Et cette rencontre jouera un rôle décisif dans la fuite de
David car il sera devenu à son insu l’objet d’une double poursuite.
Au moment où Rachel apprendra l’échange d’identité entre Robertson
et David, les agents du gouvernement du Congo commenceront à
enquêter sur les pas de Robertson. C’est avec cette étudiante qu’il
entamera la seconde tentative de fuite ; il doit non seulement quitter
l’histoire de David Locke mais aussi celle de David Robertson. Au
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lieu de lui faire abandonner son projet, la jeune femme soutient cette

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tentative de fuite. Dans le regard vide de cette dernière, la beauté
désertique reflétera le mirage de la liberté. David s’élance en direction
de son regard qui est aussi vide que celui de Robertson.
Quand ils arrivent sur la place d’Iglisia, troisième lieu de rendez-
vous noté dans l’agenda de Robertson, il n’y a personne. Déçu et
fatigué, David s’endort sous un arbre. Quand il ouvre les yeux, son
surmoi se réveille avec lui : « Qu’est-ce que tu fous ici avec moi ? »,
se dit-il froidement à lui-même. Cette phrase échappée du sujet, qui
oscille entre le sommeil et la veille, révèle soudainement le regard
sévère qui poursuivait depuis toujours David et ce devant quoi il
fuyait désespérément. Pas de chance, l’étudiante est là quand cette
parole d’autoreproche est prononcée. Elle l’a prise pour elle-même.
David avoue que son passé, dont il pensait s’être débarrassé, lui colle
encore à la peau : ce « vieux moi […], le seul qu’il connaisse » dans
sa vie. David est pris « dans la forme pure d’un temps qui se déchire
entre un passé déjà terminé et un futur sans issue 13 ». Malgré ce
long parcours, le corps n’arrive pas à s’échapper complètement à
lui-même.

LES VUES CROISÉES DEVANT LA BEAUTÉ DE LA MER

Après s’être réconciliés, l’étudiante et David regardent la mer


12. S. Freud, Délires et rêves dans qui borde le désert. Dans la paix brève de ce moment, les points de
la Gradiva de W. Jensen, Paris,
Gallimard, Folio Essai, 1991. vue se superposent parfaitement : il voit la mer du point d’où elle la
13. G. Deleuze, Cinéma 2, L’ima- voit. Parallèlement, la mer et le désert se croisent dans leur bleuisse-
ge-temps, op. cit., p. 36. ment ensoleillé et splendide 14, tout semble alors pour lui coïncider.
14. Il est d’autant plus beau et
paisible que l’on vient de regarder Et c’est à ce moment-là qu’il se souvient de sa première rencontre
la scène de la fusillade d’un avec cette jeune femme énigmatique. Il l’a déjà vue à Londres, avant
Congolais au bord de la mer dont de se mettre dans les pas de Robertson. Ils partagent donc un passé
la couleur est cruellement splen-
dide (c’est un ancien film de David commun, flou et indéterminé. Autre moment suspendu qui cicatrise
revu par Rachel). la plaie ouverte par le surmoi de David. La couleur gracieuse de la

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Freud et l’image

beauté reconstitue le mirage enveloppant du beau qui a pour fonction


de soutenir la fuite de David. Les deux sujets oublient leur histoire de
poursuite et s’oublient dans le bleu transparent dont le fond se perd à
l’infini vers l’horizon.
Puis les voilà qui rentrent en ville. À la réception d’un hôtel, ils
croisent par hasard Rachel. David fuit à toute vitesse comme s’il rencon-
trait dans le réel une part insupportable de son passé. Il sème la police
et laisse une voiture défoncée. Perdu, il interroge l’étudiante. Elle lui
dit quoi faire puis ajoute « c’est beau ici » ; comme si le beau paysage
pouvait effacer une fois de plus la fatigue et l’angoisse de David. Mais
la couleur du monde est nettement moins éblouissante. Elle perd son
intensité et sa vivacité. Pas d’effets de mirage ou d’éblouissement. Ici
s’applique ce que Deleuze nomme l’épuisement de la couleur. Devant
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le malaise de David, c’est encore à l’étudiante de l’encourager : « Tu

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ne peux pas continuer à t’enfuir comme ça. » Cette parole se transforme
malgré elle en un impératif surmoïque. L’étudiante espère que David
va aller au bout de ce qui reste encore ouvert devant ses yeux. Sans le
savoir, elle conduit son amant à la mort.

La fin du voyage

David arrive à l’hôtel Gloria sans bagage ni passeport ; aussi


épuisé qu’en Afrique. Cette fois-ci « Mme Robertson » l’a devancé,
mais David ne cherche plus qu’à l’éviter : il ne veut plus rien voir en
raison d’une fatigue insupportable et d’une attente interminable. Plus
David voit nettement les choses, plus elles semblent se ressembler.
Autrement dit, il voit son passé et son futur se superposer d’une façon
indéniable. Voyant qu’il n’y a aucune fuite possible dans le monde,
David en est réduit à déléguer la fonction du regard à la jeune femme
qui l’accompagne, l’interrogeant sur ce qu’elle voit, découragé :
« Qu’est-ce que tu vois ? – Un petit garçon et une vieille femme. Ils
se disputent sur la direction à prendre. » Il répète encore la même
question : « Et maintenant, qu’est-ce que tu vois ? – Un homme qui se
gratte l’épaule. Un enfant qui lance des pierres. De la poussière. C’est
très poussiéreux ici. » Le refus de voir revient à quitter la femme qui
voit et partage son rêve. « Qu’est-ce que tu fous ici ? dit David. Tu
ferais mieux d’y aller. » Ayant bouclé son circuit, ne bougeant plus,
David est allongé négligemment sur le lit.
Laisser tomber son amante revient à se soustraire au regard « qui
ne le reconnaît pas » et qui pourtant soutenait la fuite de David dès la
rencontre à Barcelone. Après ses dernières paroles qui s’attardent sur le
suicide d’un homme aveugle à la suite d’une opération qui lui a rendu
la vue, David, les yeux fermés, se laisse doucement disparaître. Le
regard surmoïque qui le surveillait constamment passe entre les grilles

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Le deuil et la mélancolie…

de la fenêtre, commence à s’élever. David laisse partir ce regard qui


était toujours extérieur mais intime. David se disperse dans l’intensité
du désert et l’immensité du vide. On pourrait dire avec Deleuze que
le corps de David se dissout dans les brouillards du désert comme s’il
était pris, percé, traversé par un torrent de poussière. C’est l’image par
excellence du « devenir imperceptible » − Deleuze aimait se référer
aux derniers tableaux de Turner 15. Se réduisant en poussière, le corps
de David s’est radicalement échappé de lui-même.
La caméra se meut lentement, passe entre les grilles de la fenêtre,
rejoint le dehors. Puis elle fait un tour avant de revenir vers le cadavre
de David. Cette lente défenestration de la vision fonctionne autant
comme une métaphore du suicide de David que comme la fin du
processus de la fuite du corps. Ainsi, le regard extime disparaît dans
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le dehors poussiéreux.

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Un agent secret du gouvernement congolais peut bien le tuer,
David a déjà laissé sa vie très loin derrière lui. Le meurtre n’est qu’un
acte de redondance. Rachel ne le reconnaîtra pas. Et ce n’est pas de la
dénégation. Elle ne reconnaît réellement pas le visage de l’homme qui
gît devant elle. D’après l’explication de Deleuze, « chez Antonioni, le
visage disparaît en même temps que le personnage et l’action, et l’ins-
tance affective est celle de l’espace quelconque qu’Antonioni pousse à
son tour jusqu’au vide 16 ». Pas de reconnaissance sans visage. L’étu-
diante, quant à elle, le reconnaît. Non pas qu’elle ait fait le voyage
avec David, mais parce qu’elle s’appelle « Mme Robertson ». C’est
un acte aussi vide que l’acte de l’assassinat de l’agent secret. Comme
auparavant elle est absente ; absente en tant que sujet de l’énonciation
dans son énoncé juridique purement formel.
La dernière image de Profession reporter est le paysage crépus-
culaire figé comme une carte postale où rien ne reste, sauf la couleur
rose dépourvue du regard invisible. « Avec Antonioni, dit l’auteur de
Cinéma, la couleur porte l’espace jusqu’au vide, elle efface ce qu’elle
a élaboré 17. » Dans le monde de Profession reporter, la couleur finit
par perforer elle-même son enveloppe fantasmatique qui a enchanté
le sujet mélancolique.
D’un point de vue psychanalytique, l’histoire de David s’est
déjà écrite au premier instant où il s’identifie sans retour à son double
mort. Certes, rien n’a encore réellement lieu, et il faut attendre la
dernière scène pour voir cette mortelle identification finalement
réalisée. David y rejouera le geste de Robertson. Il mourra sur un lit
15. G. Deleuze, F. Guattari, L’Anti-
Œdipe, Paris, Ed. de Minuit, 1972, et sous un ciel bleu libéré de tout lien humain. Le mirage de la beauté
p. 157-158. Se reporter également splendide se transformera en désert incolore et insipide. Profession
à G. Deleuze, op. cit., 2002, p. 25. reporter est un film sur le temps qui se situe entre les deux morts :
16. G. Deleuze, Cinéma 1, L’image-
mouvement, op. cit., p. 168. mort de Robertson et mort de Locke. Mort symbolique de David et
17. Ibid. mort physique.

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Freud et l’image

Deleuze voit bien que le temps est suspendu entre les deux
morts ; et le philosophe exploite cette suspension du temps pour y
promouvoir sa philosophie. Dans cet intervalle temporel, un sujet
comme David croit se déjouer de toutes les déterminations imagi-
naires et symboliques. L’identification avec un mort est également
mise en suspens dans cette zone. Avec le concept du « devenir imper-
ceptible », on pourrait ensevelir, à l’instar de Deleuze, le concept
d’identification. La pulsion de mort est rendue inopérante par l’inten-
sité de l’image et de la couleur. Le suicide du sujet se transforme puis-
samment en devenir imperceptible. Chez David, la beauté du paysage
fait barrage à la jouissance morbide et mortifère. L’opposition entre
la fatigue et la couleur évoquée par Deleuze, l’idée que l’une puisse
se proposer comme un remède à l’autre, trouve ici sa vérification
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partielle en images. Il pourrait même affirmer que la beauté est une

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forme pure du fantasme sans contenu, sans parole ; un dernier seuil
contre la jouissance de l’Autre.
Mais Deleuze ne voit pas que la beauté a aussi été cette promesse
ou ce mirage d’une jouissance impossible à atteindre, ce pour quoi
l’on entre dans l’errance et la vie nomade. La beauté et la couleur
pourraient être aussi cette incitation, cette injonction non articulée
du surmoi à jouir à tout prix. De plus, Deleuze ne veut rien savoir
de ceci : quand cette barrière de la beauté finit par tomber, le sujet
lui-même se voit réduit à un désêtre. Deleuze devrait arrêter sa lecture
avant la mort du sujet, car il recule devant le corps mourant et le véri-
table moment d’arrêt où la mort règne souverainement sur tout. Son
regard philosophique ne voit que l’avant et l’après du dernier instant
régné par la mort : « L’attitude du corps met la pensée en rapport
avec le temps comme avec ce dehors infiniment plus lointain que le
monde extérieur. Peut-être la fatigue est-elle la première et la dernière
attitude, parce qu’elle contient à la fois l’avant et l’après 18. »
Comme il doit démentir le temps de la mort ou dénier la mort
du temps, Deleuze promeut le concept de « corps immatériel » qui
est a priori insaisissable pour la pensée philosophique. Deleuze
n’admet le corps que dans l’alternance physique de deux « attitudes
du corps » : fatigue et attente. « Le corps n’est jamais au présent, il
contient l’avant et l’après, la fatigue, l’attente. La fatigue, l’attente,
même le désespoir sont les attitudes du corps. Nul n’est allé plus loin
qu’Antonioni dans ces sens 19. » Le corps, étant forcément immatériel,
insituable dans le réel du présent, ne connaîtra pas la mort, ne subira
pas la pulsion de mort.
Deleuze a besoin d’un monde suspendu dans lequel on peut
ignorer toute la Loi. La mort est, sinon forclose, du moins pervertie
dans le système deleuzien par les concepts d’image et d’intensité. 18. G. Deleuze, Cinéma 2, L’image-
temps, op. cit., p. 247.
C’est pour cela que Deleuze ne pouvait commenter jusqu’à la fin 19. Ibid., p. 246 (souligné par
Profession reporter. Il a dû se contenter d’une seule mention dans nous).

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Le deuil et la mélancolie…

son Cinéma. Devant une telle rêverie d’un philosophe qui s’intoxique
excessivement de l’imaginaire, la dernière phrase de la Traumdeu-
tung est plus que jamais curative et instructive : « Cet avenir, présent
pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du
passé 20. » Est ainsi soulignée la nécessité de faire retour au passé
20. S. Freud, L’interprétation des
rêves, traduit par I. Meyerson,
pour mieux rêver à un futur possible du concept d’image, autant pour
Paris, PUF, 1967, p. 527. la philosophie que pour la psychanalyse.
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