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UNE ANTHROPOLOGIE DE LA MORT : LE «TAMBOR DE CHORO »DU MARAGNAN

Author(s): Jean Ziégler


Source: Cahiers Internationaux de Sociologie, NOUVELLE SÉRIE, Vol. 57 (Juillet-décembre
1974), pp. 297-310
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40689690 .
Accessed: 12/06/2014 13:25

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UNE ANTHROPOLOGIE DE LA MORT :
LE « TAMBOR DE CHORO » DU MARAGNAN
par Jean Ziégler

RÉSUMÉ
La thanaiopraxisdes sociétésde la diaspora africaine des Amériques,dont
le Tambor de choro constitueun des segmentsles plus intéressants, restitueun
systèmesymboliqueet une praxis mortuairequi contrastent singulièrementavec
le traitementrudimentale qu'accordentles sociétés dites avancées d'Europe à
leurs propres défunts.La présenteétude est Vun des chapitrescentrauxd'une
Anthropologiede la mort qui sera publiée en 1975.

SUMMARY

The practices relating to death in societies issued fromthe dispersion of


Africans in America, one of the most interestingaspects of which being the
Tambor de choro, exhibita symbolical systemand a praxis of death which
contrastdeeplywiththe rudimentaryway of treatingthe dead in the so-called
advanced European societies. This study is one of the main chapters of a
Antropology of Death to be published in 1975.

1. La Casa das Minas


Une étrangedialectiquegouverneles rapportsentrela souf-
francevécue des hommeset l'image de la mortqui en constituele
refuset la réponse.Plus cette souffranceest intense,désespérante
et sans remède,plus le systèmesymboliquequi l'annule est riche,
nuancé et subtil (1).
A aucun endroitdu Brésil,nous n'avons trouvéune situation
économique et des structuressociales aussi meurtrièresqu'au
Maragnan.Mais, nulle part ailleurs,la mortcertaine,libératrice,
ne jouit,de la partdes vivants,d'une attentionplus intense.Nulle
part non plus, tant de forcescréatrices,d'images de rêve ne sont
quotidiennement investiesdans son abolitionpossible. La misère
d'abord : elle est vécue par les pauvres, par les richessous des
masques multipleset différents.
Dans un continentoù les guerres,les répressions, la révolteet

(1) Cf. à ce sujet la préface de Georges Balandier à la réédition de


l'œuvre de R. Hertz, Sociologie religieuseet folklore,Presses Universitaires
de France, 1970, notamment : « Contributionà une étude sur la représenta-
tion collective de la mort». Aussi J. Duvignaud, La mort- et après ?, dans
Cahiers internationauxde Sociologie, 1971, vol. LI, p. 293.
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la faimont profondément bouleverséles sociétéset les consciences,


les villesde São Luiz, d'Alcantaraet de Timonformentdes sortes
d'îlotsd'archaïsme.Dans ces terresvagues,des structuresféodales
apparemmentimmuablesmaintiennent les hommeset les choses
dans un état de derelictioneffrayante.
Jusqu'à l'arrivéedes bateaux à vapeur,les deux coloniespor-
tugaisesdes Amériques,l'Etat du Brésil et l'Etat du Maragnan,
étaientséparées.L'immensebassinamazonien,les seriaosdu Géara,
les vallées du Maragnanet une partie du Piaui étaient gouvernés
par le palais de São Luiz. Des courants maritimescontraires
empêchaientles navires de circulerentre Salvador, capitale du
Brésil et São Luiz. Cependant,Jésuites, Dominicains,prêtres
séculiers,évêques, gouverneurs, fidalgoset bourgeois,juifs persé-
cutés, banquiers,paysans et artisansallaient et venaientsur les
routesmaritimesassurantles liaisons entreles côtes du nord et
Lisbonne,d'une part,les capitaineriesdu Brésil et le Portugal,
d'autre part (1).
D'une merveilleuserichessenaturelle,avec sa forêtamazo-
nienne,ses largesplaines,ses vallées fertileset ses côtes parmiles
plus bellesdu monde,le Maragnancompteenvironquatremillions
d'habitants. Mais ces hommes et ces femmes,ces enfants,ces
vieillardssont des paysans décharnés,oubliés par l'histoire.
São Luiz, ville du Saint Roi de France,capitale puissanteet
dégénéréede l'Etat du Grand-Para,futmarquéepar une première
présencefrançaise.« L'Athènesdu Nord », ainsi la nommentses
poètes,était un gigantesquedépôt d'esclaves; elle est restéejus-
qu'à nos jours, un lieu de souffranceshallucinantes.Au-delàde la
baie, sa sœurjumelle,Alcantara,ainsi que Salvador,Ifeet Ibadan,
restentles villes saintesdes Nagos et, commetelles,les capitales
ignoréesd'une des plus hautes culturesnoires,réparatricesde la
démencede l'hommeblanc.
La mortjouit donc au Maragnand'une attentionprivilégiée.
Dans la Gasa Abassa de Yemanja, située dans la Travessa de Fe
em Deus,n° 46, à São Luiz, nousassistâmesen août 1972au Tambor
de choroque le Babalorixá de la maison ordonnapour renvoyer
définitivement l'Egun de sa mèredécédée. Le Babalorixá, filsde
Shango,s'appelle Jorge.C'est un mulâtre.Il a été « fait», c'est-à-
direinitiéaux premiersmystèresde son Orixa par une Yawalorixa

(1) Pour le devenir social du Maragnan, cf. :


- Mario M. Meireles, Historia do Maranhão, São Luiz, éd. Serviço
documentação D.A.S.P., 1960 ; pour la constitutionde la diaspora noire,
cf. p. 181 ss.
- Jerónimo de Viveiros, Historia do comerciodo Maranhão, 1612-1895,
São Luiz, éd. Associação comercial do Maranhão, 1954, 2 vol. ; pour le
commerce d'esclaves cf. vol. I, chap. IX, p. 81 ss.
- Cesar Augusto Marques, Dicionário hisiorico-geographico do Maranhão,
Rio de Janeiro, éd. Cia editora Fon-fon e Seleta, 3e éd., 197 p.
- Felipe Conduru Pacheco, Historia Eclesiástica do Maranhão, São Luiz,
éd. Depart, de cultura do Est. Maranhão, 1968.
- Domingos Vieira Filho, Breve historia das ruas et praças de São Luiz,
chez l'auteur, 2* éd., 1966.

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prestigieuse: Mâe Pia, filled'esclaves fugitifs, née au Quilombo


Egyptoet mortedans la Baixada en 1968,à l'âge de 118 ans. Son
terreirocompte 84 filleset 12 fils d'Orixa. Le nom séculier de
son terreiro est Tamborde Mina (tambourdes peuplesMina) nom
communà plusieursautres grandes théocratiesdu Maragnanet
du Para.
Mais le rituelqui s'y célèbre,les Orixa qui apparaissentdans
les transes,le mode de gouvernement sont d'originenagô (1), de
même que la langue rituellede la maison,sa cosmogonieet ses
hiérarchiesactualisées par des fêtes.
Cette contradiction,propre à de nombreusessociétés théo-
cratiquesde la diaspora africainedu nordbrésiliens'explique par
une situationparadoxale : il existe depuis le tempsde la déporta-
tion,au sein mêmedes peuplesnoirsde l'ancien Grand-Para,une
théocratieunique, dépositaireexclusive, dans le continentsud-
américain,de la cosmogoniefon. Le grand royaumed'Abomey,
ennemiséculairedes Etats yoruba,déposa sur le continentamé-
ricainsa semencefertile.Paradoxe de l'histoire,les guerresentre
fon et yoruba, plus précisémententre deux castes de prêtres,
entredeux hiérarchies politiquesopposées,sontdirectement respon-
sables de la déportationde centainesde milliersde personnes.
D'abord, la guerrefratricideque des peuples africains,pourtant
menacéspar un ennemicommun,se livrèrentpendantdes généra-
tionsle longdu golfede Guinéefacilitagrandement la pénétration
des mercenaires. Ceux-ci,ainsique les trafiquantsdanois,prussiens,
hollandais, anglais, portugais,espagnols et français opérèrent
d'abord dans la bande côtièrede l'Ouest. Les classes dirigeantes
yoruba et fon faisaientaussi du traficd'esclaves. Les captifsde
chaque guerreétaienten généralvendus aux Blancs. Plus le rang
social du captif était élevé, plus sa valeur marchande était
grande(2).
C'est ainsi que les grandsCandomblésdu Nord,commed'ail-
leurs de la Bahia, sont encore aujourd'hui peuplés d'hommeset
de femmesissus de dynastiesperduesen Afrique.Pourtant,leur
savoircosmogonique,leur art de gouverneret leur subtilitéintel-
lectuellesont restésintactset vigoureuxdans la diaspora améri-
caine. Entrela grandeCasa das Minasde São Luiz et les commu-
nautés yorubade l'île, les relationssont aujourd'huitendues.Les
prêtresses-reines fon,de la dynastiede celles qui vécurentla vie
d'esclave jusqu'à celles qui ont gouvernédepuis l'abolition de

(1) Exceptionnellement, certainesfiguresrituelleset certainesidées


cosmogoniques appartenantà des systèmessymboliquesallogènes,notam-
mentau systèmedu catholicisme lusitanien,sontintégréesdans le système
africain.C'estle cas par exemplepourla fêtedu Saint-Esprit qui a beaucoup
préoccupé R. Bastide ; à ce sujet : Cf.Carlosde Lima,Festado divinoespirito
santoem Alcantara,São Luiz, éd. Departamentode culturado Estado do
Maranhão,1972.
(2) Pour le peuplementafricaindu Brésil,la provenanceethnique,la
stratificationet les routesde la déportationdes principauxpeuplesde la
diaspora,cf. J. Ziégler, Le pouvoirafricain,Ed. du Seuil,1971,partieII,
chap. 1 et la bibliographie succinctequi s'y rapporte.
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l'esclavage en 1888, les Mères Andresa, Leocadia, Filomena et


Gicida,leur orgueilleusesolitudeet leur refushautain de parler
aux nagô, provoquent,face aux candomblésnagô plus jeunes, des
effetsparadoxaux.
La déportationnagô-yorubane débuteen effetqu'en l'an 1800
environ.A cette date déjà, la diaspora fon était implantéeau
Maragnandepuis des générations.Elle y vint probablementavec
les premierspiratesfrançais.Tout le monde,dans l'île et sur la
terreferme,craintle savoir et les pouvoirsde la Casa das Minas.
Presque spontanément,la plupart des terreirosfondés après
l'abolitionprirentle nom populairede Tamborde Mina, doublé
d'un nom africainqui généralement procèdede la plus pure tra-
ditionnagô-yoruba.Seule, la grandethéocratienagô des origines,
cellequi découledirectement de la Cafua,de la maison-forteresse du
portde São Luiz, où étaiententassésles esclaves,a gardé le nom
de Casa das Nagô. Dès leur arrivée,hommes,femmes,enfants
étaientparqués dans la forteresse avant d'être vendus aux bour-
geoiset aux planteurs.Elle est situéeà quelquescentainesde mètres
seulementde la Casa das Minas,rue Pantaleão.
La Casa das Minas,sociétéqui refusetout syncrétisme, semble
mouriraujourd'hui,muréedans son silencesolitaire.Elle est mal
connuenon seulementdes prêtreset des prêtresses, des filles,des
filset des fidèlesdes autresterreiros du nord,mais aussi des cher-
cheursblancs. Le Babalorixá d'Abassa de Yemanja, par exemple,
se plaintà nous en termestrèsviolents,où le dépitse mêlemalgré
tout à un respectcraintif,du refusde mãe Andresade lui parler.
La mère,en effet,ne lui avait, pendantprès de vingt-sixans, où
les tentativesde contact furentinnombrables, jamais adressé la
parole.Cependant,les Babalorixáde São Luiz ne sontpas les seules
victimesde ce silenceobstiné.Les visiteursoccidentaux,malgré
toute l'hospitalitésubtileet généreusequ'ils rencontrent à la Casa
das Minas, butentrapidementsur le murdu secret.Aujourd'hui
la littératuresociologiquequi traite de la diaspora africainedu
nord brésilienne dispose guère,sur la Casa das Minas, que des
quelques références donnéespar R. Bastide (1) et de la monogra-
phie de Nunes Pereira(2). Cet ouvrageest d'ailleursle fruitd'une
situationexceptionnelle: filsd'un Juifportugais,commerçantà
São Luiz, et d'une lavandièrenoire,prêtressede la Casa das Minas,
Nunes Pereirapassa son enfancedans l'intimitédes Legba fons.
Il échappa,du moinsau niveaude ses propreset trèsfragilesratio-
nalisations,aux conflitsinsoutenablesdes cultures hostiles en
emigrantdans le sud, à Rio de Janeiro.Il entrepritl'élaboration
d'une œuvre qui fait de lui aujourd'hui,à près de quatre-vingt-
dix ans, l'un des savantsles plus originauxet les plus fécondsde la
sociologiebrésiliennede la diaspora.
(1) R. Bastide, Les religionsafricainesau Brésil,Paris, Presses Uni-
versitairesde France,1960.
(2) N. Pereira, A Casa das Minas, contribuiçãoao estudo das sobrevi-
venciasdaomeanasnoBrasil,avec uneintroduction d'ArthurRamos,mémoire
de la Sociétébrésilienne
d'Anthropologie, Rio de Janeiro,1947.
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Nos propresrecherchesdans la Casa das Minas et les pans de


discoursthanatique qu'elles permettentde reconstruireferont,
plus tard,l'objet d'une formalisation particulière.Pour l'instant,
nous ne faisonsqu'avancerl'affirmation apodictiqueselonlaquelle
le discoursthanatiquede la Casa Abassa de Yemanja est un dis-
coursd'originenagô et ceci, encoreune fois,malgréla prétention
subjectivede son Babalorixá qui, par la désignationséculièrede
son terreiro (Tamborde Mina), tentede suggérerfaussementune
à la grandeCasa das Minas.
affiliation
Selon Nunes Pereira, l'exclusion de Jorge des fêtes, même
publiques,de la Casa das Minas (exceptionfaitepour la fête du
Saint-Esprit,fête« profane» puisqu'elleest empruntéeà la civili-
sation chrétienne)aurait une raison particulièreencore. Legba,
qui dans la cosmogoniejeje a la même fonctionqu'Exu dans la
cosmogonienagô, celle d'un ouvreur de chemin, d'un avant-
coureur,hérautdes Orixa, qui apparaît dans la divinationet dans
la transe,est un être pansexuel. La présenced'un homosexuel
affirmé,tel le BabalorixáJorge,ne sauraitdès lorsêtretoléréedans
une maisonoù s'incarneLegba. D'ailleurs,la plupartdes grandes
Noxés (équivalent jêjê du termenagô « Yawalorixa ») ont été
célibataires(1). De mãe Andresa,la plus granded'entreles reines
de la période post-abolitionniste, les fillesde saints interrogées
par nous affirment qu'elle est restéeviergejusqu'à sa mort (2).

2. La mortà São Luiz


Le roulementdu Tamborde chorodure une semainelorsque
meurtune résidentede la maison. Il dure trois mois si le mort
appartientà une hiérarchiesacerdotaleou gouvernementaledu
terreiro.Il est enfind'un an completsi c'est le Babalorixá qui
disparaît.Le termedésigneen faitdeux sériesdistinctesd'événe-
ments: d'une part,Tamborde choroveutdire,littéralement : Tam-
bourde pleurs(traduitgénéralement par « Tambourd'affliction »).
Le candomblémeurtavec son enfant.Aucun Orixa ne descend
pendantce temps,aucune transene se produit,aucune initiation,
aucune obligationautre que funérairen'est remplie. Devant la
porte du terreiro,les malades, les angoissés,les désespérés se
pressenten vain. Personnene peut jeter les cauris ou lire le
« collierd'Ifa ». Les Orixa ne répondentpas, la divinationn'a pas
lieu. Mais l'expressionTambor de chorone désigne pas que le
tempsde la mort.Elle contientla figuredialectique de la mort

(1) Notamment la mãe Geleste(nomafricain: mãe Barry),22 ans de vie


d'initiée,« faite » par mãe Andresa, morte en 1958. Depuis la mort,
le 25 mars1972,de mãe Filomenade JesusTerresa,mãe Celesteest une des
dernières des grandesinitiéesde la générationde la Noxe Andresa,c'est-à-
dire de la générationdes fillesdont les parentsétaientesclaves.
Hormisla mãe Celeste,deux autresgrandesinitiéesde cettegénération
viventencore,à la Casa das Minas: AmeliaVieiraPintoet Amanciade Jesus
Evangelista,chacuneétantinitiéedepuisplus d'un demi-siècle.
(2) N. Pereira, conversationavec l'auteur.
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toutentière: pendantque les Orixase taisent,les hommes, blo-


qués dans une pureimmanence, s'occupentune dernière foisdu
corpset de la conscience qui l'a quitté,en routemaintenant vers
l'Orun.Ce corps,cetteconscience, cettepersonne envoiede muta-
tiona besoindes soinsles plus attentifs, de l'aide prudenteet
efficacede ceuxqu'ellevientd'abandonner. Elles'engagedansune
zonecrépusculaire, surun terrain où toutfauxmouvement peut
entraînerla catastrophe, c'est-à-dire la pertede sonidentité.
Ce mardi22 août,à 15heures, JorgeItarcyde OliveiraGomez,
filsde Shangoet Babalorixádu Candomblé Abassade Yemanja,
se tientdeboutau milieude son peuple,devanttroistambours
couchéssur des gabares,voilésde blanc. Il porte,commeses
dignitaires,ses servantset tous ses fidèles, l'habitde deuil: la
longuerobeblanche.Seulde tousles Orixa,Oxala portele blanc.
Or,c'estOxala qui reçutd'Olorunles forcesde la nature,les élé-
mentsconstitutifs de l'univers.Et surl'ordred'Olorun, il fabriqua
les Orixa,appelésà leurtourà fabriquer les hommes.Le récit
fondateur yorubaestd'unegrandeclarté: la mortestunesortede
créationà l'envers.L'hommea été crééparson Orixapourvivre
surla terre.Ce péripleest maintenant terminé. Il retourne dans
l'Orun,maispas entreles mainsde l'Orixacréateur. La réincarna-
tion est une penséeétrangère au discoursthanatiqueyoruba.
L'hommedontla vie terrestre prendfins'en va auprèsd'Oxala,
créateur des créateurs d'hommes. C'estlà qu'il rejointson Ipori,
têtepremière poséedansl'Orun,sonêtreimpérissable, qui nejouit
néanmoins que d'une vie hasardeuse.Ceux qui sontrassemblés
autourde son cercueille saventbien.En ce jour de départ,ils
honorent Oxala et non pas l'Orixaqui donnala vie au défunt.
Ils portentla couleurd'Oxala,le blanc.Et toutle Candomblé,
tousles tambours, les parois,les portes,les ouvertures des murs
sontvoilés,à grandsfrais,de pauvresétoffes blanches,lavéeset
frottéespendanttoutela nuitprécédente à la rivièrequi coule
derrièrele Bairro.
Surde largesnattesde paille,toutle mondeestassisparterre,
jambescroisées, le torsedroitet les mainsposéessurles genoux.
En un murmure continu, irrégulier,logeantquelquepartentrele
silenceet la voix humaine,les Orixa sont invoquésun à un.
Commepourse protéger d'unetransesauvage,de l'agression sour-
noised'un quelconqueExu, les filleset les filsd'Orixase serrent
les unscontreles autres.Ils se balancentdoucement d'avanten
arrière,d'arrièreen avant, au rythmealterné,obsédant,des
tambours.
Partout, à l'extérieur desmursdu terreiro, surles deuxpistes
de terrerougequi le cernent, hommeset femmes se bousculent.
On en voitaussi,venantdu faubourg, montéssurla colline,entre
les bananiers, au carrefour et jusqu'à la lignedu cheminde fer,
qui attendent sous le soleiltorridede l'après-midi. Des dizaines
de groupesétrangers venantde l'université, du palaisdu gouver-
neur,desquartiers résidentielsontgaréleursvoitures au borddes
pistes.Des enfants noirsaux yeuximmenses et gravesguettent les
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silhouettesblanchesqui passentparfoisdevantles deux ouvertures


du murlatéral.Des grappeshumaines,denses,chaudes,bruyantes
et vivementcolorées,aux souriresblancs,s'accrochentaux portes
et aux fenêtresde la case centrale.
De nombreuxactes ont déjà été accomplis avant ce départ
publicdu défunt,où toutle Candomblé,les hommesdes alentours,
les habitantsdu quartieret les lointainsaffiliéset amis du terreiro
se rassemblentpour envoyerdéfinitivement le mortsur la route
que, pendanttroismois,il avait hésitéà prendre.
Les cérémoniesfunérairesprécédantl'acte public de l'adieu
ne sont accessibles qu'aux initiés. Plus précisément,à chaque
degré de la hiérarchiedu savoir et de la fonctionsacerdotale
correspondent un geste,un acte, une visualisationparticulière.Ces
cérémoniesdu secret se déroulentsur deux plans strictement
séparés : pendant la vie terrestre,tout homme est doublement
présentparmiles siens. Il possèdeun corps,un visage et un carac-
tère. En mêmetemps,déposé dans le pégi (autel) du Candomblé,
il y a son Baba-Orun,la calebasse qui contientune part de la
matièredont,au ciel,son Ipori est fait.Toute personnejouit donc
d'une double matérialité.La mortphysiquen'affecteque la pre-
mièreincarnationterrestre.La seconde doit être détruitepar la
communautémême.
Voici la successionschématiqueet probablementlacunairedes
démarchesrituellesexécutéesen privé pendantla période allant
de l'arrêtde la respirationà l'éclatementde la fêtepublique.Sitôt
après la mortphysique,un chant s'élève dans l'assistance.D'un
ton qui confineau murmure,il invoque l'Orixa du défunt. Si
l'Orixa ne descendpas, si le corpsne se ranimeplus et qu'aucune
transene le secoue,le Babalorixá,d'une voix haute,constateune
premièrefoisla mort.Le corps est alors soulevé et posé sur une
table recouverted'une natte de paille, au milieu du terreiro, à la
place exacte où, normalement, se formela rondeet où, en temps
de vie, les transesontlieu. Le corpsest alorssoulevésept foisde la
natte et reposésept fois. Si aucune des mains qui le touchentne
sent le moindretressaillement, la moindreréponse,le corps est
déclaré mortune deuxièmefois. La mãe Pequena fait alors pré-
parerles herbespropresà l'Orixa du défunt.On lave soigneusement
le corpsavec l'eau de cuissondes herbesafinqu'aucune poussière,
aucunetraceterrestre ne restesurlui pourle voyagequ'il va entre-
prendre.Il est ensuiterecouvertde la robe blanche d'Oxala. Au-
tourdu corpssontalignésles collierspropresà son Orixaet qui sont
autant de protectionspourle cheminet pour son entréeà l'Orun.
Ici, la loi africainereculeun instantdevant la loi des Blancs,
cette dérogationétant exigée par la loi brésiliennequi ordonne
l'enterrementdans les vingt-quatreheures. Le corps, magnifi-
quementvêtu,est portédehors,sous le soleil.Les voisins,les amis
et connaissances,les curieuxaussi se pressentau seuil de la porte.
Ils prennentcongédu mort,lui envoientun dernieradieu. Le corps
est alors portédans son cercueil,parfoisdans un hamac,jusqu'au
camposanto,le cimetière.
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Pendantla levéedu corps,d'autrescérémonies ontlieu,d'autres


obligations,qui sont tenuesrigoureusement secrètes.Nous savons
seulementqu'un matin,la Pejija, en présencedu Babalorixá,de la
lia quequere et de l'Ajibona s'approche du pégi, en extrait le
Bala-Orun du défuntet détruit,au cours d'une cérémoniedont
nous ne savonsriende précis,le contenude la calebasse. Le défunt
est ainsi définitivement délivré de toute matérialité,de toute
incarnationsur terre.Il peut s'en allerlibrementversl'Orun. Tout
le problèmesera,dès maintenant,d'assurerson voyageet de faire
en sortequ'il parteréellement versl'Orunet ne s'égarepointdans
la nuit du non-être.
Les problèmesdu corpset du Bala-Orun étant résolus,il faut
apporterune solutionà un troisièmeproblème,celui de l'Orixa
qui brusquementne trouveplus à s'incarner.Situationdangereuse
car un Orixa privé de cavalo, d'hommeconsacré qui l'accueille,
risque de « descendre» n'importeoù et de provoquer,chez des
êtresdésarmés,des possessionssauvages et peut-êtredémentielles.
Il faut l'apaiser. C'est là qu'interviennentl'Agoxogun et son
adjoint l'Otoxogun,détenteursdes secretsdu sacrifice,à qui est
confiéeune importantecérémonie.
A un momentmal déterminé, mais se situantentrela première
vérification de la mortet le début de la fêtepublique,un animal
est sacrifiéà son Orixa,car à chaque Orixa correspondun animal
qui lui est spécifiquement attribué(1). Le Tambor de chorode
São Luiz était ici dédié à la mèredu Babalorixá, fillede l'Orixa
d'Oroun.L'animald'Orounestle mouton.Gommeil s'agissaitd'une
femme,ce futune brebisqui futsacrifiéedevantle pégi d'Oroun.
Avant que ne débute la fêtepublique,troissériesde démarches
sont donc accomplies.La mortphysiologiquedu corpsest vérifiée
avec soin,le corps,préparéau voyageet misen terre.La deuxième
matérialitéterrestrede l'homme,l'ensemblede ses élémentsconsti-
tutifsreposantsous formeobjectale dans la partie basse du pégi,
est détruitepar les survivants.La troisièmedémarcheconsiste
à « expliquer» le tout à l'Orixa-créateur du défuntet à empêcher
que cet Orixa,dans son agressivevolontéd'incarnationet de com-
munication,ne se saisisse d'une consciencenon préparée,non
initiée,donc menacéede folie.Une ambiguïtésubsiste.Elle tient
certainementà notremanque d'informations et non aux lacunes
du systèmenagô. Elle concernele voyage. Qui part vers l'Orun ?
Le corps sorti de la terredu campo santo, la consciencedésor-
mais dématérialiséepar la destructiondu Bala-Orun ou encore
l'être de VIpori,l'Egun, qui est constammentprésentlors de la

(1) Notreétude présenteici une lacune. Au stade actuel de notre fré-


quentationdu systèmenagô,nousnoussentonsincapablede nousprononcer
surla questioncentrale: ce systèmevéhicule-t-il,
avec certitude à l'intérieur
de structuresmythiqueset rituellesintelligibles,une structuretotémique
dont les principauxélémentsconstitutifs seraientles animauxsacrificiels
des différentsOrixa? Cette théorieest notammentdéfenduepar Juana
Elbein dos Santos dans une thèse de doctoratde troisièmecycle non
encorepubliée,Les Nagô et la mort,soutenueà Paris, en 1972.
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UNE ANTHROPOLOGIE DE LA MORT

fêtepubliquequi va avoir lieu ? Nous tenteronsd'y répondrepar


extrapolationlors de la discussiondu discoursformel.
La fêtepublique se dérouleselon un horairestrict: elle com-
menceà troisheuresde l'après-midi,lorsquele soleil equatoriala
franchison zénithet elle se termineavec la tombée de la nuit.
Assis par terre,jambes croiséessous leurslonguesrobesblanches,
portantun uniquecollier,celuide leurpropreOrixa,les dignitaires,
savants,sacrificateurs, ceux qui conduisentles chants,les devins,
les initiéset tous les fidèlesinvoquentà voix basse le peuple loin-
taindes Orixa.Leurtorsese balanceau rythmesourddes tambours
voilés. Dehors,dans le silencerompude tempsà autrepar les cris
des enfantset les remontrances des mères,la foulese pressesous le
trouscarrésdans les mursde terre,res-
soleil. Seules les fenêtres,
pirentl'ombre. Toutes les portes sont ferméesà l'exceptionde
celle qui donne sur le carrefour,à l'angle droit du terreiro,au
fond,et se trouveorientéeau nord-est.
Un seul battantest ouvert,gardé par une fillede saints.
Cette splendidejeune filleau beau visage africain,aux traits
finssous le turbannoué, a la dignitéet la tranquilleassurancede
ceux qui connaissentla possessionpar les Orixa. Hors du terreiro,
le mondedes vivants,à l'intérieur,celui des morts: personnene
peut franchirce seuil, ni pour entrerni pour sortir.Posée à côté
de la gardienne,une jarre de terrecuite, remplied'eau. En un
geste qu'elle répète et qu'elle décomposeen trois mouvements,
la jeune filleverse d'abord quelques gouttesde l'eau de la jarre
dans une vaste bassine de bois, posée devant elle. Serrantensuite
les doigts,elle projette,du dos de la main, en de larges gestes
rythmés,des jets d'eau étincelantssur le carrefour.Des gosses
rient,se bousculenten essayant d'attraperquelques gouttes.La
servantede l'eau se fâche et roule des yeux menaçants.Visible-
ment,les enfantsne se rendentpas compte de la gravitéde la
situation,de la solennitédu moment.
Pour les vivants,l'eau remplit,cet après-midilà, une fonction
essentielle.La jarre contientle liquide du Bala-Orun,de la cale-
recelaitles élémentsconstitutifs
basse qui, dans le pégi du terreiro,
de la personnalitéde la morte.Ce liquide de vie est donc versé,en
un premiergeste, dans la grande bassine posée aux pieds de la
gardienne.La bassine, symboleet lieu de la communautétout
à la fois,recueillela vie de la morte.L'eau de la mortey est d'ail-
leurs mélangée à l'eau de la communauté,perdant ainsi son
individualité(1).
L'eau de la bassineest jetée parmiles hommesdu dehors.Ainsi
la vie de la communautérenforcéese répand-elledans le monde.

(1) Notonsici une hiérarchiede significations: le faitque le liquidedu


Bala-Orunde la défuntesoit mêlé à l'eau de la bassinecommunesignifie
dontla défuntedisposaitdans le
l'abolitionde la matérialitéindividualisée
pégi(parson Bala-Orun).Il ne signifie
pas que la défunte, elle-même présente
dès maintenant sous formed'Egun, perdeson identité.Cetteidentitéde la
conscienceindividuelledésincarnéese re-matérialisera dans l'Orun, en
rejoignantson Ipori, son visage impérissable.
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Mais au-delà de cette double démarche,la servantede l'eau


assureencoreune autrefonction,celle justementde gardiennedu
seuilqui sépare,pourun après-midi, deux universd'inégalequalité.
Elle doit empêcherles Eguns d'entrerdans le terreiro.D'abord,
l'Egun de la morte.Depuis trois mois en effet,la morte,Dona
Itarcyde Oliveira,vit une existenceambiguë.Privéede sa double
incarnationterrestre, de son corps humain,d'une part, et de son
Bala-Orun, d'autre part, elle est néanmoinsprésentesur terre.
Elle est devenueun Egun,pureconsciencequi peut se saisird'une
conscienceincarnéeet ainsi apparaîtrede nouveau aux yeux des
hommes.Le Tamborde choro,la fêtepublique,toutesces démarches
ont pour but de préparercet Egun à son voyage vers l'Orun,à
favoriserson entrepriseet à lui préparerle bagage qui lui est
nécessaire.
Dans l'Orun,l'Egun rejoindrason propreêtreimpérissable, son
Ipori.Maisla communautédoitse protéger contreles Egunserrants,
êtres dangereux puisque durant leur temps d'errance, aucun
contrôlesocial, aucun systèmerituelne les contient.Personnene
peut connaître,recueillir,dirigerleur volonté. Le fait même
d'ignorercette volontéest, pour les vivants,un danger.De plus,
ces Eguns errantssontnombreux.Ils risquentd'arriverde partout
aux premiersroulementsdu Tamborde choro.
Beaucoup d'hommes,en effet,meurentseuls, sans enfantsni
amis,sans parentsni alliés (aliados). Il y a ceux qui meurentde
faimdans les rues de São Luiz et que la police ramassele matin
pour les jeter à la fossecommune.Il y a aussi ceux qui, talonnés
par la misère,sont partisvers l'Amazonie,ses routes,ses forêts.
Beaucoup d'entreeux meurentsans que personnene sache ni où,
ni comment.Tous ces gensqui disparaissentsurla routede l'exode
ou dans les voies de la faim et de la maladie deviennentautant
d'Eguns errantde par le monde. Dès que, quelque part, retentit
le Tamborde choro , ils affluent,
espérant obtenirdu terreiroen
deuil un passeport,un dispachopour l'Orun. Ici, les pratiques
au Maragnanmêmediffèrent.
Dans la Casa das Nagô de la rue San Pantaleão,la maisonmère
des Candomblénagô de l'île, tous les Eguns errants,d'où qu'ils
viennent,sont accueillisdès que retentitle Tamborde choro.Mais
il ne bat que trèsrarement, seulementau cas où un devin,un sacri-
ficateur,un servantde tambour,un initiéou une servantemeurt
sous le toit même du terreiroet que se déroule le cycle complet
des funérailles.Pour les autres,ceux qui meurentloin du terreiro,
des rites parcellairessont célébrés.
A l'Abassa de Yemanja, dans la Travessa Fé em Deus, par
contre,le Tamborde chororetentitpourchaque défunt,que celui-ci
soit exilé à Rio, frappésur les routesde l'Amazonie ou dans les
prisonsde São Luiz. Il s'agit alors d'une cérémonie« fermée».
Aucun Egun errantn'y est admis, le dispachon'est destinéqu'à
l'Egun du mortde la maison.
Cette restrictioncruelleexplique la déterminationde la gar-
dienne. En projetant,au carrefourdes diversespistes du Bairro,
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l'eau de vie qui écarteles Eguns erranten ces lieux,elle leurinflige


des douleursintolérables.
Le Tamborde choro,la fêtefunérairepublique, se déroule à
des niveaux différents de « visibilité». En mêmetempsque, dans
le terreiro,on invoque les Orixa, toute une série d'actes
s'accomplissentdans l'enclos même de la maison. Bien que plus
discrets,plus hâtifsaussi que les somptueux rites publics que
nous décrironsplus loin, ils ne sont cependantnullementsecrets.
L'observateuradmisdans l'enclosne pourracertespas sortiravant
la nuit,mais il pourracirculerlibrementà l'intérieurdu terreiro
et assisteraux diversritesdécritsplus haut.
Deux femmes,parmiles plus anciennesde la société,Oyaba et
Ayakete,noms désignantune fonctionet non une identitéper-
sonnelle,préparentdans un coin reculé de l'enclos le bagage de
l'Egun. Il est réparti dans trois caisses d'environ 50x60 cm
chacune.Les caisses,enveloppéesde feuillesde bananieret d'herbes
cueillies aux alentours, sont soigneusementficelées avec des
cordes de sisal.
La premièrecaisse contientles élémentsdétruitsde la cale-
basse, le Bala-Orunbrisé.La secondeest rempliede la nourriture
préféréede la morte.On met enfindans la troisièmeses effets
personnels: robes usées, souvent en lambeaux, parfumsbon
marché, une ou deux paires de souliers, quelques sous-vête-
ments,des photos,un vieux peigne,pauvres restesde l'existence
besogneused'une femmeprolétairenoire d'un faubourgde São
Luiz.
Discrètement,trois personnages étonnants s'approchent :
d'abord un jeune mulâtreau visage pathétiqueet fardé,celui des
homosexuelsqui revendiquentleur particularité; puis un vieux
noirportantun tricotdéchiréet un pantalontroué,retenupar une
ficelleautour de ses hanchessquelettiques.Ses cheveux sont gri-
sonnants,il a un visage magnifique.Enfinune Africaine,belle et
grandefemmed'une trentained'années,vêtue d'un tailleurblanc
et qui porte,commeune couronne,son turbande foulardsblancs.
L'Oyaba et l'Ayaketes'inclinentdoucementdevant eux. Elles
remettent à chacundes messagersl'une des troiscaissesfunéraires
puis s'inclinentà nouveau. Ces troispersonnagessi dissemblables
se dirigentalors versla portegardée.Personnene sembleles voir.
Ils traversentla foule sans qu'une seule tête ne se tourne.Seul,
le Babalorixá les suit d'un regard inquiet, intense. Lorsqu'ils
arriventà la porte,le Babalorixá s'avance, les précèded'un pas
rapide.Il se baisseet prenddans sa mainun peu d'eau de la bassine.
Il la jette au carrefour,les messagerspassent. Ils prennentla
piste de terrerouge,descendent,le soleil dans le dos, longentles
mursocreset se dirigentversle fleuve,le Rio Anil. Le vieux a une
jambe plus courte que l'autre, il boîte. A côté de lui avance,
superbe,la démarcheondulante,l'Africaine.Derrièreeux, comme
effrayé par la caisse qu'il porte,le jeune homosexuelmaintientune
certainedistance.
JorgeItarcyde Oliveirales suit des yeux. Il faitquelques pas
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dans leur direction.Pour la premièrefois,son visage reflèteune


profondedouleur: il regardes'éloignersa mèrepour toujours.
Le soleilfaitrougeoyerles cases une dernièrefois,puis la terre
retourneà l'ombre.La lune apparaît,pleine,sur la Travessa Fe
em Deus. Les messagerss'en vontversla mer.Seuls le Babalorixá
et un cercleinitiéde dignitairessavent ce que les messagersvont
fairedes caisses,loin des regardset du terreiro. D'après les indi-
cationsfragmentaires qui nous ont été fournies,il sembleque les
Orixa « descendent» dans les vivants la nuit. Lorsqu'une cons-
cience,naturellement destinéeà recevoirson Orixa, cesse d'être
humaineet devientEgun, les Orixa ne savent plus où passer la
nuit. Ils s'en vont alors avec le soleil. C'est donc avant la tombée
de la nuit que les messagersdoiventarriverau bord de la mer,là
où disparaissentle soleilet avec lui les Orixa.
Commentse faitla remisedes caisses à l'Orixa de la défunte?
Commentl'Orixa reçoit-ill'Egun errant,pourvu maintenantdes
bagages nécessaires,et commentle prend-ilen charge pour le
long voyage vers l'Orun,la vie impérissable? Nous ne le savons
pas. Ce que l'extérioritéseulenous révèle,c'est un lieu et une suite
d'actes, en eux-mêmes chargés, pour nous, de significations
imprécises.
Arrivésau bord de l'eau, les messagerss'installentdans une
barque précairefaited'un troncd'arbre.L'un des hommess'assied
à l'avant et se saisitd'une rame.L'autre resteà l'arrièreet tientle
gouvernail.La femmeest au milieu,magnifique silhouetteblanche.
Elle tientsurses genouxles troiscaissesfunéraires. L'embarcation
glissesurles eaux brunesde l'Anilet lorsqu'elleatteindral'endroit
où le fleuveverse son eau douce dans la mer,les messagersjet-
terontles caisses à l'eau. Commentces caisses flottantes, bagages
de l'Egun maintenant« apprivoisé », rejoignent-elles l'Orixa ?
Eles sabem dit Jorge (les Orixa seuls le savent). Les caisses
mortuairess'éloignentversla haute meret avec elles l'Egun de la
morte,présenceimmatérielle et invisible.
Pendantce temps,la cérémoniecontinuedans le terreiro. Tout
le mondeest rassemblé,en cerclecompact.On apportede la cuisine
des plats fumantsde nourriture qui sontalignéssoigneusement sur
une natte,devantles tambours.Il y a des boules de riz blanc, la
« comidad'Oxala », la nourriture de l'Orixa créateurdes créateurs
d'hommes,et le cariru,alimentde Shango (1) composéde piment
rouge,de crevettes,de riz blanc et d'huile de palme.
Dans l'ordrehiérarchiquedu Candomblé,le peuple du terreiro
s'approche des plats, en silence,groupépar classes. Les classes
sacerdotalesviennenten premier,une à une, à genoux,en rangs
serrés.Les mainsse tendent,touchentdiscrètement la nourriture.
On porte ensuiteles doigtsaux lèvrespuis, à l'aide de serviettes
blanches,on effacetoute trace de nourriture sur la bouche. Tout

(1) L'Orixa qui est, dans l'Orun,le maride Yemanja, Orixa principal
du terreiroAbassa de Yemanja.
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le rang reculealors pour faireplace à un autre rang,issu d'une


autre classe.
En voulantse mettreà genouxpour suivrela procession,une
jeune fillecommenceà trembler violemment.Elle se rouleparterre.
Quelques vieilles femmesessaient de la calmer avec douceur.
Bientôtc'est la finde la transe,la jeune filleresteprostréeau sol,
immobile.
La natte,débarrasséedes aliments,est maintenantentouréede
bougiesallumées.Les plus anciennesdes grandesdignitairessont
agenouilléestout autour. Par le jeu des ombreset de la lumière,
par le vacillementdes flammes,l'espace laissé vide au centre,
baigné d'ombres,sembleprendrela formed'un corps absent. Les
prêtressesse balancent,leur torse s'inclineen avant, en arrière,
puis en avant encore,unemainouverte,l'autrefermée.En un mou-
vementcontinuet alterné,chaque femmepasse ainsi, inlassable-
ment,de sa maindroiteà sa maingauche,puisde sa maingaucheà
sa maindroite,un message,une présence,une promesse.
La nuit emplitla maison. Des yawos ont apporté des mon-
tagnesde feuillesvertes.Elles recouvrentles parois,les tambours,
le sol et jusqu'aux battantsde l'uniqueporteouvertesurle monde.
Les pégis,la cuisine,le terreiro tout entierdisparaissentsous les
branches. Les bananiersentourantla maison ont fournid'im-
mensesfeuillesallongées.
Ce rite est propreà la diaspora. En Afrique,les mortssont
enterrésdans la forêt.Ici les maîtresblancs imposentaux exilés
l'usage du cimetière.Cependant,pour quelques instantsdu moins,
le terreiro se transforme en forêt: la coutumeoriginaireresurgit.
Les convoyeursreviennent, pénètrentdans la maisontapissée
de feuillage.Pendanttout le tempsde leur absence,les tambours
n'ontpas cessé de battre,les encourageantde leur voix lointaine.
Ces messagers,porteursdes caisses funéraires,ont en effetbien
besoin d'être soutenus.Ils sont revenussans bruit,discrètement.
Ils ontremplisleurmission: les tamboursse taisent.A la porte,la
gardienneleur tend la bassine d'eau. Ils s'y lavent les pieds, qui
ont marchésur la route des morts,et les mains, qui ont touché
les caisses funéraires,bagages de l'Egun. Tout le monde se lève
lorsque, finalement, ils franchissent le seuil. Leur visage semble
vieillitout à coup.
On redresseles tambours. De la cuisine arrive un plat de
cariru,puis un autrede riz. Maisavant de pouvoiry toucher,avant
de prendreles alimentsdes vivants,les convoyeursdoiventd'abord
changerde vêtements.Ils doiventensuitese laver le visage, les
yeux,les narines,les oreilleset la bouche avec un liquide fait de
sang d'animalet d'herbescuites,que l'on apportedans de grandes
bassines.
La foule,tout autourdu terreiro, a les yeux brûlésde fatigue.
La plupartdes enfantsdorment,bercéspar les adultesou couchés
sur des nattes, quelques-unsmême au bord des pistes. Minuit
approche.Les servantsdes tamboursse relaientde nouveau. On
enlèveles feuillesqui recouvrentles murset les objets. Un cortège
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se forme,reproduction exacte de la hiérarchiedu terreiro,il se met


en marchevers la porte. L'enclos est vidé de tout objet qui, de
prèsou de loin,a serviou a été mêléà la cérémoniefunéraire.Les
natteset les restesd'aliments,les feuilles,les calebasseset les pots,
les cordesde sisal sontdéposéshorsde l'enclos.Tout ce qui rappelle
la défunte,les bandelettesd'étoffeblanchequi ornaientle terreiro,
les gabaresoù étaientcouchésles tambours,tout ce qui témoigne
de son renvoiversl'Orun est portéà l'extérieurpar le cortègedes
vivants.Ce flothumaintraversela place, envahitle carrefour, les
pistes. D'abord un peu effrayée, la foules'écarte,puis se referme
sur la procession.
Un ventfraisqui vientdu fleuveagiteles feuillesdes bananiers
et de l'unique palmierroyalplanté dans le quintal. Des chienset
des rats courententreles enfantsendormis.
A la croiséedes deux pistes principalesdu Bairro,à l'endroit
où la ligne de cheminde fercoupe la terrebattue, les hommes
jettentles brancheset les calebassesbrisées.Ils en fontun tas au
milieudu carrefour, là où, précisémentles Eguns errants,attirés
par le Tamborde choro,cherchaientleur salut, quelques heures
auparavant.Le tas grandit.Quand tout a été apporté,les groupes
se dispersenten silence.
Universitéde Genève.

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