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Cruauté : quand la sensibilité fait le droit

Les droits de l’homme-machine

Jacques Amar

Maître de conférences en droit privé HDR, Université Paris-Dauphine

Docteur en sociologie

Si les gens sont si méchants, c'est peut-être seulement parce qu'ils souffrent, mais le temps
est long qui sépare le moment où ils ont cessé de souffrir de celui où ils deviennent un peu
meilleurs.

L. F. Céline, Voyage au bout de la nuit, ed. Folio, p. 74°

La cruauté pose problème. Comme dirait le poète, « Quant à la torture, elle est née de la
partie infâme du cœur de l’homme, assoiffé de voluptés. Cruauté et volupté, sensations
identiques, comme l’extrême chaud et l’extrême froid1 ». Le médecin Georg Groddeck est
encore plus radical : « la cruauté est inéluctablement liée à l’amour et le sang rouge est le
charme le plus puissant de l’amour rouge ». Nul n’est cruel envers soi-même ; torturer est un
verbe transitif dont le sens premier selon le Larousse est d’infliger la torture, soit la recherche
par celui qui use de cette pratique de la vue du sang de l’être animé qu’il soumet un mauvais
traitement. Cruor, origine étymologique du mot cruauté qui signifie le sang répandu, distinct
en cela du sang versé dans un but noble auquel renvoie le vocable sanguis. Tout ne serait donc
que question de degré et non de nature quant à notre relation au monde. La vue du sang qui
coule produit le même effet sensible mais n’a pas pour origine la même cause. Sang,
souffrance et domination forment un triptyque pour comprendre et représenter la cruauté. La
relation de domination est l’une des causes, si ce n’est la cause qui justifie de distinguer des
comportements cruels d’autres qui seront acceptables.

1
C. Baudelaire, Mon cœur mis à nu, n°XII, 1857, disponible en ligne.
2

Inhérente à notre relation au monde, la cruauté est intimement liée à la manière dont nous
nous comportons avec des humains ou des animaux. Comportement ambivalent puisque
réversible, la souffrance de l’un pouvant stimuler le plaisir de l’autre. Qualifier un
comportement de cruel revient alors à le dénoncer aux yeux des autres pour mieux pouvoir
obtenir sa condamnation. Un individu n’est cruel qu’autant que son comportement est exposé
aux yeux du monde. Réfléchir sur la cruauté n’est ici pas dissociable d’une réflexion sur notre
manière de juger et par extension sur la règle de droit, c’est-à-dire sur la formalisation sociale
de cette faculté. Là encore, le poète nous éclaire mieux que quiconque : « Qui l’aurait dit !
Lorsqu’il embrassait un petit enfant, au visage rose, il aurait voulu lui enlever ses joues avec
un rasoir, et il l’aurait fait très souvent, si Justice, avec son long cortège de châtiments, ne
l’en eût chaque fois empêché.2 ». Tendance naturelle de l’homme que la société réprime par
ses châtiments. Le triptyque de la représentation de la cruauté génère ses normes de répression
dont la définition dépend de notre capacité à accepter ou à refuser ce que nous voyons. Pour
cette raison, la perception de la cruauté n’est rien d’autre que le reflet de l’évolution des
sociétés à prendre plaisir à regarder ou à infliger de la souffrance à un être animé. Il n’y a
aucune cruauté à détruire violemment un objet, seulement l’expression d’un sentiment de rage
et la jouissance qui pourrait en résulter permettrait d’identifier en l’auteur de l’acte tout au
plus un imbécile et non un individu cruel. Le stade suprême de la société déshumanisée, c’est
quand l’imbécilité supplante la cruauté. L’imbécile, à la différence de la personne cruelle, ne
dispose pas forcément de la capacité juridique au fondement de laquelle se trouve le
consentement et par là même la faculté d’accepter.

Vouloir esquisser les figures de la cruauté, la manière dont celle-ci se manifeste revient
pour cette raison à questionner la logique des normes juridiques qui sous-tend notre société.
Au titre de ces normes, les différentes déclarations de droits, enfants, animaux ou hommes
jouent un rôle cardinal en raison de leur portée symbolique ou de la place qu’elles occupent
dans la hiérarchie des normes, c’est-à-dire le fait que la validité des autres normes est
subordonnée au respect des droits reconnus par ces textes. Si des droits sont déclarés, c’est en
effet pour créer une rupture avec les textes antérieurs et dénoncer des situations qui
contredisent les exigences morales d’une société au moment où ces déclarations sont
adoptées. Ces textes et le rôle qu’ils jouent dans le discours contemporain peuvent donc être
analysés comme des révélateurs de la conception de la cruauté propre à notre société. C’est
pourquoi, après avoir rappelé le contexte dans lequel s’insèrent les textes qui utilisent le terme
cruauté, nous confronterons les différentes déclarations précitées aux comportements cruels
pour préciser la conception de l’homme qu’elles présupposent.

2
Lautreamont, Les chants de Maldoror, Chant premier, 1869, disponible en ligne.
3

La cruauté, ce que disent les textes

La cruauté pose la question des limites et de la manière dont la règle de droit prend en
compte la répulsion d’une société à l’encontre de certains comportements. Seront ici recensés
les textes qui utilisent les termes cruauté ou cruel pour justifier la répression de ces
comportements. Nous serons ainsi amenés de cette façon à distinguer la cruauté de la
barbarie.

En vertu de l’article 521-1 du Code pénal, « le fait, publiquement ou non, d'exercer des
sévices graves, ou de nature sexuelle, ou de commettre un acte de cruauté envers un animal
domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d'emprisonnement et de
30 000 euros d'amende ». Cohérence de la matière pénale, l’article 2-13 du Code de
procédure pénale utilise également le terme cruauté pour identifier les associations autorisées
à se constituer partie civile pour faciliter la poursuite des personnes qui infligent des mauvais
traitements aux animaux. Un article du Code général des impôts emploie le terme cruauté à
propos des associations de protection de l’enfance chargées de lutter contre les « actes de
cruauté et attentats envers les enfants » (art. 1067 du C.G.I.). Il est néanmoins isolé.
Autrement dit, est cruel l’acte dirigé contre un être vivant qui a pour caractéristique d’être en
position de faiblesse, de ne pas pouvoir se défendre.

La cruauté se distingue ici de la barbarie, ce terme étant privilégié pour accroître la


répression des comportements dirigés cette fois contre des individus, adultes ou enfants, à
condition qu’ils soient vivants au moment des faits (art. 222-1 du Code pénal). Il n’y a ni
barbarie ni cruauté à faire couler le sang d’un cadavre pour la simple raison qu’il n’y a pas de
souffrance dans cette hypothèse. L’appréciation de la barbarie dépend de l’intensité de la
souffrance – la souffrance infligée est telle qu’il n’est pas concevable que la victime ait pu y
consentir. La barbarie est en somme toujours à visage humain tant pour son auteur que pour
celui qui la subit ; la cruauté est le visage de l’homme face à l’animal. Les deux facettes sont
liées en matière de répression : le juge peut prononcer au titre des peines complémentaires à
l’encontre de la personne coupable de barbarie la confiscation de l’animal qui a été utilisé
pour commettre l’infraction (art. 222-44 du Code pénal).
4

En droit international,- effet induit des traductions ?- le terme cruel prime en revanche sur
celui de barbare. L’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que
l'article 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques stipulent que « Nul ne
sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ». A
également été adoptée une Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels,
inhumains ou dégradants (10 décembre 1984) au sein de laquelle sont distingués torture et
traitement cruel : la torture est un procédé pour obtenir des informations ou un mode de
punition ; le traitement cruel consiste en la soumission à des pratiques répréhensibles
indépendamment de toute finalité – pour le plaisir de celui qui les met en œuvre, pourrait-on
dire. Cette distinction dispose aujourd’hui de la portée suivante : dans les principes de justice
transitionnelle mis en place afin de faciliter la réconciliation nationale lorsqu’un pays a été
ravagé par la guerre civile, les personnes ayant commis des actes de torture ne sont pas
traitées de la manière que celles ayant fait preuve de cruauté. A l’instar de ce qui a pu être
établi en Afrique du Sud après l’apartheid, les premières peuvent être incluses dans les
procédures de justice dites rétributives alors que les secondes en sont exclues. Autrement dit,
la torture s’inscrit dans un cadre légal, ce qui est supposé atténuer l’antagonisme entre
coupable et victime une fois la cause légale justificative disparue ; le traitement cruel n’est
rien d’autre que l’expression d’une dangerosité de la personne qui doit être réprimée
indépendamment du changement des circonstances politiques. La loi peut justifier la
commission d’actes cruels ; l’individu ne peut s’octroyer ce droit et échapper à la répression.

Dénoncer la cruauté, c’est donc dénoncer l’action de faire couler le sang pour le simple
plaisir de voir du rouge sortir d’un être animé. La cruauté constitue ainsi une atteinte à la
dignité humaine. La sanction des actes cruels a donc pour pendant la conception de la dignité
humaine qui prévaut à notre époque. La reconnaissance de « la dignité inhérente à tous les
membres de la famille humaine » forme d’ailleurs l’incipit de la Déclaration universelle des
droits de l’homme. A la souffrance comme composante de la jouissance d’autrui répond la
règle comme limite à la souffrance et à la jouissance tant pour les enfants, les animaux que les
adultes afin d’en préserver la dignité. Cela n’en soulève pas moins dans ces trois corps de
règle des interrogations sur les contours de celle-ci.

Les droits de l’enfant, un moyen de protection contre la cruauté des adultes ?


Châtiments corporels, circoncision : interdire ou accepter ?
5

La convention relative aux droits de l’enfant s’inscrit explicitement dans le sillage de la


Déclaration universelle précitée. Est en effet également inscrite au frontispice du préambule
de cette convention la reconnaissance de « la dignité inhérente à tous les membres de la
famille humaine ». En vertu de l’article 37 de ladite convention, « les Etats parties veillent à
ce que nul enfant ne soit soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains
ou dégradants ». La convention se justifie en raison du « manque de maturité physique et
intellectuelle » de l’enfant, situation de fait à même de faciliter la réalisation d’actes de
cruauté à son encontre. La dignité de l’enfant tend alors à se confondre avec le respect de son
intégrité physique en raison de la difficulté de se fier à son consentement. Dans ce cadre,
l’approbation ou la condamnation des pratiques éducatives comme la fessée ou identitaires
comme la circoncision renvoie à un choix de société qui est loin d’être neutre.

Le lien entre fessée et cruauté a été établi par Freud à partir de l’expérience décrite par
Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions. « La stimulation douloureuse de l’épiderme fessier est
connue de tous les éducateurs, depuis les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, comme une des racines
érogènes de la pulsion passive de cruauté3 ». Groddeck tiendra ce propos radical : « l’enfant veut être
battu, il en rêve, il se consume d’envie de recevoir une raclée. Et par une sournoiserie qui se
manifeste de mille façons, il tâche de susciter la punition ». La fessée, c’est l’interaction de la
cruauté de celui qui punit – il recherche la couleur rouge que les frappes qu’il prodigue vont
provoquer chez l’enfant – et de celle de celui qui recherche la punition. Comme celui qui
souffre serait l’instigateur de cette souffrance, cette cruauté prend pour nom masochisme,
notion sur laquelle nous reviendrons.

3
S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1987, Gallimard, p. 122.
6

La suppression de la fessée comme méthode éducative en raison de son caractère cruel est
au cœur de l’éducation prônée par Alexander S. Neill dans Libres enfants de Summerhill. La
psychanalyste Alice Miller a récemment systématisé les raisons qui devraient conduire les
sociétés à interdire la fessée. Derrière ce comportement apparemment anodin et banal, ce
geste véhiculerait une conception foncièrement malsaine du monde. « Pourquoi les fessées,
les gifles et même des coups apparemment anodins comme les tapes sur les mains d'un bébé
sont-elles dangereuses ?Elles lui enseignent la violence, par l'exemple qu'elles en donnent
(…) Elles sont porteuses d'un mensonge : elles prétendent être éducatives alors qu'en réalité
elles servent aux parents à se débarrasser de leur colère et que, s'ils frappent, c'est parce
qu'ils ont été frappés enfants.(…) Elles programment l'enfant à accepter des arguments
illogiques ( je te fais mal pour ton bien) et les impriment dans son corps. (…)Parce qu'on a
obéi à la violence enfant, on est prêt à obéir à n'importe quel autorité qui rappelle l'autorité
des parents, comme les Allemands ont obéi à Hitler, les Russes à Staline, les Serbes à
Milosevic4 ». Dès lors, vouloir interdire la fessée revient soit à vouloir changer la nature de
l’enfant dont les multiples expressions de ses pulsions forment autant d’éléments constitutifs
de sa future personnalité, soit à promouvoir un changement de société tellement profond qu’il
en modifierait l’équilibre politique.

En l’état du droit positif, le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l'Europe
considère que « le droit interne des États doit contenir des dispositions qui permettent
d'interdire et de sanctionner toute forme de violence à l'encontre des enfants, c'est-à-dire de
tout acte ou comportement susceptible de porter atteinte à l'intégrité physique, à la dignité,
au développement ou à l'épanouissement psychique de l'enfant » (décision publique du 4 mars
2015). Le droit français ne condamne cependant pas expressément le recours aux châtiments
corporels infligés à des enfants ; seuls sont sanctionnés les excès sans qu’il soit toujours
possible de discerner la frontière entre licite et l’illicite. Les parents comme les éducateurs de
substitution restent titulaires d’un droit de correction, corollaire de leur obligation éducative,
qu’ils doivent exercer avec mesure s’ils ne veulent pas faire l’objet de condamnation pour
violences volontaires (art. 222-13 du Code pénal). L’excès, c’est quand le comportement
révèle une attitude cruelle envers l’enfant, une recherche de domination par la soumission - «
des coups de cravache ne peuvent s'analyser comme une correction éducative, de sorte qu'ils
relèvent du délit de violence volontaire » (…) « punir l'enfant qui mange salement, en
l'obligeant à manger au niveau du sol « comme les cochons » est une violence morale,
humiliante qui n'a rien d'éducatif » (CA Rouen, 28 avr. 2010, n° 09/00760 ; JurisData n°
2010-010950). Ce n’est donc pas le châtiment corporel qui est cruel, c’est la manière dont il
est infligé. Pour utiliser la terminologie du droit pénal, la cruauté n’existe que par l’intention
de celui qui frappe son semblable ou son prochain de trouver du plaisir en agissant de la sorte
– plaisir de la sensation de domination notamment.

4
Miller A., « Il n'y a pas de "bonne fessée! », http://www.alice-miller.com/tracts_fr.php?page=2 !
7

L’interdiction de principe des châtiments corporels soulèverait un problème permanent de


contrôle des parents. Comment en effet s’assurer que les parents respectent un interdit qui
restreint leurs tendances naturelles ? Paradoxalement, le contrôle social est déjà à l’œuvre :
rares sont les parents qui osent infliger un châtiment corporel à leur enfant en public. Il n’est
cependant malheureusement pas possible d’en déduire, pour l’heure, la mutation politique
prophétisée par Alice Miller. Il n’y a peut-être plus de violences en public d’un parent à
l’encontre de son enfant mais les statistiques sur la maltraitance des enfants continuent
d’aligner des chiffres qui contredisent les apparences. La banalisation des mauvais traitements
marquerait alors le passage d’une société dont la condamnation publique de la cruauté ne
serait pas synonyme de disparition de violence. Il ne s’agirait plus alors de sanctionner des
comportements pathologiques mais des actes quotidiens. Figure de la cruauté qui disparaît
pour mieux se draper du masque de la violence dont la statistique ne retient que les faits pour
mieux ignorer l’intention. La violence, c’est la cruauté débarrassée de l’intention ; la cruauté,
c’est la violence pour la violence.

Une autre pratique est également dénoncée en raison de son apparente cruauté, la
circoncision. Par delà les débats théologiques, la critique de la circoncision a permis de
supprimer le lien médical établi au XIXème siècle entre cette pratique et la lutte contre la
masturbation5. Le psychanalyste Wilhelm Reich, qui était également opposé aux châtiments
corporels, a ensuite radicalisé la perspective freudienne qui rattache la circoncision au
processus plus large de la castration. Reich a considéré que la circoncision constitue « l’un
des pires traitements infligés aux enfants 6». La circoncision revient à soumettre l’enfant à un
rite cruel en raison de l’atteinte à l’intégrité physique et psychique qu’elle engendre. La
circoncision est donc cruelle car le sang coule sans aucune justification autre que religieuse,
autre qu’une référence qui, comme la cruauté, trouve sa satisfaction uniquement en elle-
même, ignorant volontairement les conséquences induites par l’acte.

5
Bonomi C., Castration, circoncision et origines de la psychanalyse, Le Coq-héron 4/2010 (n° 203) , p. 16-
44.

6
Reich, W., Children of the Future: On the Prevention of Sexual Pathology (articles, 1928–1938), FSG,
1983,p. 17.
8

Difficile toutefois de soutenir que les personnes qui pratiquent ce rite y trouvent une
source de plaisir. La brièveté de l’acte ne permet pas de provoquer un moment de jouissance.
La cruauté, en même temps qu’elle renvoie à une intention de jouir ne prend sens que dans la
durée. On n’imagine mal une personne cruelle se satisfaire d’un plaisir instantané. Le couteau,
pas le pistolet, qu’elle que soit sa forme, est l’arme de la cruauté. Le stade suprême, c’est la
tronçonneuse, la réduction de l’être humain à son état de nature – Massacre à la tronçonneuse
ou le détournement ultime du constat kantien : « Dans un bois aussi courbe que celui dont est
fait l’homme, on ne peut rien tailler de tout-à-fait droit 7». Aussi, ceux qui qualifient la
circoncision de pratique barbare projettent une vision irénique de l’histoire en vertu de
laquelle les héritages du passé doivent être balayés pour que l’humanité puisse s’émanciper du
joug de la tradition. Bref, là encore, pas de dénonciation de la cruauté sans en arrière-fond une
conception de l’homme.

Le Conseil de l’Europe dans la résolution qu’il a consacré à ce sujet ne s’y est pas trompé.
Il n’a pas qualifié la circoncision d’acte cruel ou barbare. Il a justifié la condamnation de cette
pratique afin d’ « améliorer le bien-être des enfants et leur protection contre toute forme de
violence ». La violence est une modalité de la cruauté mais ne saisit en rien son essence. Cette
globalisation est semblable à celle que réalise le vocable de maltraitance à propos du sort
réservé aux enfants. La circoncision devient alors contestable en ce qu’elle fait partie « des
violations médicalement non justifiées de l’intégrité physique des enfants, qui peuvent avoir
une incidence durable sur leur vie ». Autrement dit, le critère pour apprécier la légitimité
d’une pratique dépend de la manière dont celle-ci est perçue par le corps médical. Pour citer
La Mettrie, médecin philosophe du XVIIIème siècle, théoricien de l’homme-machine « il
serait sans doute à souhaiter qu'il n'y eût pour juges, que d'excellents médecins. Eux seuls
pourraient distinguer le criminel innocent, du coupable. Si la raison est esclave d'un sens
dépravé, ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ? ». Bref, l’homme-machine reprend
ses droits.

7
Kant E., Kant, Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, proposition 6.
9

Nouveau paradoxe : on entend lutter juridiquement contre la cruauté de pratiques


religieuses pour mieux imposer un ordre hygiéniste au sein duquel les médecins se substituent
aux juges. La confusion des actes cruels sous le qualificatif générique de violences, c’est peut-
être la meilleure façon de fermer les yeux devant les comportements cruels pour masquer le
fait que ceux-ci sont bien souvent le fruit d’individus malades. Notre société se refuse à
stigmatiser les malades pour mieux traiter tous les individus en personnes à problème en
raison de leur identité. L’humanisation comme perte d’identité au nom de l’idéal d’un monde
sans cruauté. L’extension illimitée de la règle de droit favorise l’avènement d’un homme
détaché de toute nuance symbolique. Finalement, l’une des techniques utilisées impose
comme modèle d’humanité l’homme-machine, ce qui selon certains auteurs seraient la
matrice même de l’homme des droits de l’homme. « L'homme n'est qu'une machine, sa liberté
n'est qu'une chimère, toute son essence est circonscrite dans l'organique et l'animal. Avec
bien sûr des inflexions, avec aussi des occurrences dérogatoires, cette vue des choses est
décisive, est dominante, elle est banale, elle constitue l'étoffe majeure, constatons-nous, de
l'anthropologie qui conduit aux « droits de l'homme »8 ».

A ce stade, nous ne sommes plus à un paradoxe près. Les défenseurs des droits des
animaux contestent la conception de l’animal-machine issue de la philosophie de Descartes.
Or, cette conception est précisément à l’origine des écrits précités de La Mettrie sur l’homme-
machine. Au nom de la lutte contre la cruauté, humanisation de l’animal ou animalisation de
l’homme ?

La répression de la cruauté ou la justification du des droits des animaux ?

« Le devenir-animal de l’homme est réel, sans que soit réel l’animal qu’il devient »

G. Deleuze, F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 291.

8
Martin X., L’homme des droits de l'homme et sa compagne (1750-1850), sur le quotient intellectuel et
affectif du bon sauvage, Bouère, DMM, 2001, p. 8.
10

La Déclaration Universelle des droits de l'animal a été proclamée solennellement le 15


octobre 1978 sous l’égide de l’Unesco. Par son titre comme par sa rédaction, elle se veut le
pendant de la Déclaration universelle de 1948 même si elle ne dispose pas de la même valeur
normative. Pour autant, ce texte n’est plus dissociable du droit positif. De façon générale,
même si ce texte n’a pas été adopté sous l’égide des Nations Unies, il constitue aujourd’hui
une des références implicites à l’action de cette institution internationale. L’office des Nations
Unies contre la drogue et le crime a, par exemple, adopté en 2014 un programme visant à
sensibiliser les populations à la protection des espèces animales et végétales. Cet organe
reprend le vocabulaire de la Déclaration des droits des animaux et qualifie de crime le
braconnage et les dommages causés à la faune. En droit européen, un protocole sur la
protection et le bien-être des animaux a été annexé au Traité d’Amsterdam. De façon plus
particulière, en raison de l’effet performatif de la Déclaration et de sa forte reprise médiatique,
ce texte devient une source d’inspiration des différents législateurs nationaux. Ainsi, en droit
français, la rupture est spectaculaire : jusqu’en mars 2015, les animaux étaient considérés
comme des choses par opposition aux personnes. A présent, ils sont définis comme « des êtres
vivants doués de sensibilité » (art. 515-14 du Code civil).

Les droits des animaux modifient par ce biais la relation que nous entretenons avec la
nature. L’animal, comme l’être humain, a droit à ce que soit respectée sa dignité. Êtres
sensibles, ils ne sauraient donc être exposés et soumis à des traitements cruels. Selon la
Déclaration, la cruauté envers les animaux découle de mauvais traitements (article 3), d’une
mise à mort de manière injustifiée ( article 5), d’un acte impliquant sans nécessité la mort d'un
animal (article 7). La dénonciation de la cruauté revêt néanmoins une portée beaucoup plus
grande que celle du sentiment de rejet que peut susciter la vue ou la description du plaisir
qu’un enfant peut avoir à torturer un animal9.

9
Pour un exemple classique, Baudelaire C., Petits poèmes en prose, XIX, Le joujou du pauvre : À travers
ces barreaux symboliques séparant deux mondes, la grande route et le château, l’enfant pauvre montrait à
l’enfant riche son propre joujou, que celui-ci examinait avidement comme un objet rare et inconnu. Or, ce
joujou, que le petit souillon agaçait, agitait et secouait dans une boîte grillée, c’était un rat vivant ! Les parents,
par économie sans doute, avaient tiré le joujou de la vie elle-même. Et les deux enfants se riaient l’un à l’autre
fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur.
11

La dénonciation de la cruauté envers les animaux n’est d’une part pas dissociable d’une
critique des religions dont la réalisation des commandements passe par la pratique des
sacrifices d’animaux. Comme l’écrit l’autre grand contemporain de La Mettrie, le baron
d’Holbach, « il est évident que l'usage de répandre le sang à grands flots dans les sacrifices a
dû contribuer à rendre les hommes cruels ou à fortifier en eux la disposition naturelle qu'ils
ont à la cruauté; en effet n'était ce pas les familiariser avec le sang? 10 » Et l’auteur de
rapporter un verset du livre des Rois pour justifier son propos. Interdire les sacrifices
d’animaux au nom d’une humanité rétive à la vue du sang devient ici l’apanage de la lutte
contre l’obscurantisme que représente la pratique religieuse. Il y a ici une coïncidence
troublante entre la reconnaissance des droits des animaux et la condamnation de la pratique de
la circoncision. Le message est somme toute le suivant : si le sang coule, cela ne doit pas être
au nom de la religion.

D’autre part, à travers la critique du sort réservé aux animaux, c’est toute la rationalité
juridique qui est également contestée. A une époque où le succès d’une revendication dépend
de sa consécration législative, le propos peut paraître paradoxal. Pourtant, si la reconnaissance
des droits des animaux est la conséquence de la proximité génétique existant entre l’homme et
l’animal – l’homme partage avec le chimpanzé 99 % de gènes communs – alors cela revient à
mettre la rationalité juridique sous condition de sa compatibilité avec la rationalité
scientifique. Pratiquement, le débat éthique sur la souffrance animale aboutit à vider de sa
substance la notion de bioéthique : pourquoi débattre de valeurs si l’argument déterminant
relève de la seule logique scientifique ?

10
Holbach P. H. Dietrich, De la cruauté religieuse, 1769, disponible sur Gallica.
12

Pour reprendre les termes du manifeste en faveur de la reconnaissance de l’animal en tant


qu’être sensible, « ce n’est pourtant pas la proclamation d’une dignité métaphysique, mais
certains attributs - capacité à ressentir le plaisir et la douleur notamment - que les humains
partagent avec au moins tous les vertébrés, qui enracinent les droits les plus fondamentaux ».
L’héritage hégelien est effacé : « l’homme a par nature un instinct du droit, de la propriété,
de la moralité, ainsi qu’un instinct sexuel et un instinct social 11». Ne reste finalement pour les
partisans des droits des animaux que l’instinct sexuel, le seul à même de ressentir plaisir et
douleur. Pas étonnant comme nous le verrons par la suite que la problématique des droits de
l’homme par rapport à la cruauté se confonde avec la reconnaissance ou non de la possibilité
de faire souffrir son prochain dans le cadre d’un contrat.

Plus encore, Elisabeth de Fontenay, signataire du manifeste précité et auteure d’une


somme monumentale sur le statut des animaux dans le discours philosophique estime qu’ :
« On est, bien sûr, obligé d'établir une hiérarchie entre les espèces vivantes, pour évaluer
leur différent degré d'organisation et de sensibilité et ainsi décider de la nature de leurs
droits12» (c’est nous qui soulignons). Le philosophe Jacques Derrida est encore plus radical :
« il n’y a pas une seule frontière, une et indivisible, entre l'Homme et l'Animal (…). Il existe
dans le monde animal un grand nombre de structures différentes. Entre le protozoaire, la
mouche, l'abeille, le chien, le cheval, les limites se multiplient ( …) C'est le concept même du
droit qui devra être « re-pensé ».13 »L’argumentation juridique sur les droits des animaux
révèle ici son caractère superfétatoire. Le problème n’est finalement pas d’ériger l’animal en
catégorie juridique distincte des personnes et des choses mais de décliner les droits selon les
différents types d’animaux. Il devrait alors exister autant de droits des animaux que de
catégories juridiques14. Bref, il ne s’agit plus de lutter contre la cruauté faite aux animaux
mais de subvertir l’ordre juridique pour lui substituer un nouveau mode de relation – politique
de l’amitié pour citer une nouvelle fois Derrida. Nous sommes ainsi passés d’un constat sur la
souffrance animale à une logique de gradation des droits et des titulaires en fonction de leur
degré de sensibilité.

11
Hegel F. W., Principes de la philosophie du droit, princ. n°19, Gallimard, 1940.

12
de Fontenay E. «Les singes ne peuvent pas faire la révolution !», le Figaro, 23/10/2014.

13
Derrida J., Roudinesco E. ,De quoi demain... Dialogue, Champs Flammarion, 2001, p.105-127.

14
Pour un exemple Carius M., Quel statut juridique pour le cheval ?, Droit rural n° 425, Août 2014,
colloque 21.
13

Il faut alors s’interroger sur la dynamique de cette référence à la sensibilité dans


l’élaboration de la règle de droit. Nous rappellerons en premier lieu que les classifications des
animaux ont pour pendant les classifications des êtres humains. Il suffit de se reporter au
débat au XVIIIème siècle sur le statut du groenlandais, sur l’appartenance ou non de celui-ci à
la race humaine en raison de ses caractéristiques physiques 15. Comme dirait à notre époque la
militante de cause animale Paola Cavalieri, « nous avons toujours su, dans notre espèce, la
présence d’individus non paradigmatiques, qui sont irrévocablement dépourvus de
caractéristiques jugées typiquement humaines : les handicapés mentaux, les demeurés et les
séniles16 ». On ne saurait être plus clair : la comparaison étant au cœur du raisonnement
juridique en raison du principe à situations identiques, traitement identique et à situations
différentes traitement différent, la réévaluation du statut des animaux a pour pendant une
dévaluation de l’humanité.

En second lieu, si la première législation sur les droits des animaux est adoptée dès
l’arrivée d’Hitler au pouvoir, ce n’est pas parce qu’il y a un lien entre le nazisme et la cause
animale. Comme le remarque le philosophe Jacques Derrida, l’argument est stupide en raison
de la discussion multiséculaire sur l’éventuel statut à accorder aux animaux compte tenu de
leur faculté de souffrir17. Mais il est tout aussi stupide, comme le fait Derrida, d’arguer de la
justesse de la cause animale en se prévalant de l’identité juive de nombre de ses partisans.
Raisonnement par l’absurde : comme les Juifs ont soutenu la cause animale, celle-ci ne peut
être confondue avec le nazisme ; par extension, comme des Juifs ont adhéré au nazisme, le
nazisme n’est pas antisémite. Le même Jacques Derrida se refuse plus radicalement à
constater que la distinction entre les humains et les animaux est un préalable à la distinction
entre les êtres humains. La confusion est ici totale. Juridiquement la notion de personne fait,
conformément à son étymologie office de masque en société permettant par ce biais
l’affirmation du principe d’égalité. A l’inverse, l’introduction de caractéristiques propres à
l’individu afin de prendre davantage en compte sa situation réelle favorise la justification des
distinctions. Le nazisme est une illustration extrême de cette corrélation. Il n’en constitue
nullement le seul exemple.

15
Philonenko A. L’archipel de la conscience européenne, Grasset, 1990.

16
Cavalieri P., Les droits de l’homme pour les grands singes non humains ?, Le Débat, n° 108, janv.-fév.
2000, p. 156.

17
Cf Derrida J., Roudinesco E., op. préc.
14

Car, c’est cette corrélation que nous retrouvons dans le droit positif contemporain entre
l’affirmation juridique de la cause animale au nom de la lutte contre la cruauté dont les
animaux sont les victimes et la multiplication de catégories entre les êtres humains par delà
l’affirmation de droits universels. Tout d’abord, la multiplication des chartes régionales des
droits de l’homme oblige à distinguer les droits de l’homme arabe, de l’homme africain ou de
l’homme européen. A ce stade, le groenlandais, prototype du peuple premier, n’est plus très
loin et pointe déjà son nez en droit international 18. Ensuite, toujours sur le plan international,
de multiples textes catégorisent les individus afin d’améliorer l’effectivité de leur protection
en raison des mauvais traitements dont ils peuvent être les victimes. C’est le cas des membres
de minorités ou encore des femmes migrantes. Plus la règle se détermine en fonction d’un
critère de sensibilité, plus elle se particularise. Enfin, il ne faut pas exclure une reconnaissance
des droits à partir de la capacité de l’individu à ressentir les choses. L’arrêt de la Cour
européenne des droits de l’homme rendu à propos de Vincent Lambert, ce jeune lourdement
handicapé à propos duquel une partie de la famille a demandé l’arrêt des soins est un premier
pas en ce sens sous prétexte que son état végétatif le rendait insensible aux stimulations du
monde extérieur. Comme cela a été exprimé dans l’opinion dissidente, « ce qui est proposé
revient ni plus ni moins à dire qu’une personne lourdement handicapée, qui est dans
l’incapacité de communiquer ses souhaits quant à son état actuel, peut, sur la base de
plusieurs affirmations contestables, être privée de deux composants essentiels au maintien de
la vie, à savoir la nourriture et l’eau, et que de plus la Convention est inopérante face à cette
réalité. Nous estimons non seulement que cette conclusion est effrayante mais de plus – et
nous regrettons d’avoir à le dire – qu’elle équivaut à un pas en arrière dans le degré de
protection que la Convention et la Cour ont jusqu’ici offerte aux personnes vulnérables 19».
Comme disait Sade, « tout individu qui naît sans les qualités nécessaires pour devenir un jour
utile à la république n'a nul droit à conserver la vie, et ce qu'on peut faire de mieux est de la
lui ôter au moment où il la reçoit20 ».

18
Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, Ass. Gen. Nations Unies, 13
septembre 2007.

19
CEDH, Aff. Lambert et autres c/France, Requête no 46043/14

20
Sade F. D., Français, encore un effort si vous voulez être républicains, disponible sur internet.
15

Kojève considérait que « si les interactions humaines auxquelles le Droit s’applique


peuvent dans certains cas être assimilées à des interactions animales, L’intervention du tiers
qui les "juge" en tiers impartial et désintéressé n’a rien d’équivalent dans le monde
animal21 ». Il n’avait pas envisagé l’hypothèse où l’individu serait réduit à sa sensibilité et que
le médecin se substituerait au juge. Autrement dit, à travers la notion d’être sensible, ce n’est
pas la notion de chose qui a été modifiée mais celle de personne et par extension la notion
même de justice.

Dan ce cadre, les termes utilisés par la Déclaration universelle sur les droits de l’animal
participent pleinement de cette confusion. En vertu de son article 7, « Le massacre des
animaux sauvages, la pollution et la destruction des biotopes sont des génocides » ; en vertu
de son article 8, « Tout acte compromettant la survie d'une espèce sauvage, et toute décision
conduisant à un tel acte constituent un génocide, c'est à dire un crime contre l'espèce ». Or,
l’emploi du terme dans un tel contexte ne constitue pas uniquement un abus de langage ; c’est
une véritable subversion du langage. Le terme génocide a été crée par le juriste Raphaël
Lemkin en réponse à la phrase de Churchill à propos du caractère innommable des crimes
perpétrés par les nazis. Rapahël Lemkin a attaché au mot genos qui signifie genre en grec le
suffixe cide qui signifie tuerie. Le terme génocide présuppose un plan systématique
d’extermination, ce qui présuppose une action soutenue par un groupe structuré ou un Etat. En
matière de droits des animaux, la qualification de génocide peut intervenir indépendamment
de toute démarche systématique. La cause animale avec pour miroir la bonne conscience que
génère un engagement de ce genre représente ici l’expression achevée de la banalisation du
nazisme : le nazisme est à l’origine du génocide juif au même titre qu’une entreprise
multinationale pourrait être à l’origine du génocide d’une espèce. Derrida toujours qui en la
matière, n’est plus à une énormité près : « As if, for example, instead of throwing people into
ovens or gas chambers (let's say Nazi) doctors and geneticists had decided to organize the
overproduction and overgeneration of Jews, gypsies, and homosexuals by means of artificial
insemination, so that, being more numerous and better fed, they could be destined in always
increasing numbers for the same hell, that of the imposition of genetic experimentation or
extermination by gas or by fire »22.

21
Kojève A., Esquisse d’une phénoménologie du droit, Tel Gallimard, 2005, p. 196.

22
Derrida J. Wills D., The Animal That Therefore I Am (More to Follow), Critical Inquiry, Vol. 28, No. 2
(Winter, 2002), pp. 369-418, spec. p. 395.
16

Il existe aujourd’hui un consensus sur la comparaison entre les camps de concentration et


les méthodes de l’agriculture moderne. Le philosophe nazi Martin Heidegger s’était fendu
d’une analyse de ce genre dans le seul propos qu’il a tenu sur les camps d’extermination :
« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence
(Wesen) le Même (das Selbe) que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les
camps d’anéantissement, le Même (das Selbe) que le blocus et la réduction de pays à la
famine, le Même (das Selbe) que la fabrication de bombes à hydrogène. 23 ». Depuis, le propos
est devenu commun et se retrouvent bien évidemment chez tous les auteurs modernes qui
s’engagent en faveur des animaux, à commencer bien sûr par Jacques Derrida et Elisabeth de
Fontenay. Dénonciation des ravages de la technique ? De façon plus prosaïque, nous y voyons
le refus de distinguer entre l’homicide intentionnel et l’homicide non-intentionnel. Tout
l’enjeu du droit pénal vise à distinguer l’intention en fonction de son degré de dangerosité afin
d’établir une répression qui tienne compte de la personnalité du criminel ; la référence à la
technique, tout comme la dénonciation de la cruauté efface ces nuances pour ne proposer
qu’une lecture extatique du monde dans lequel le sujet de droit est concurrencé par « la
personnalité juridique de l’animal » (article 9). L’homme-machine a le mérite de coïncider
avec l’environnement technique dans lequel il évolue – il n’est responsable que de sa capacité
à s’émouvoir. « L'homme et l'animal ne sont que des machines de chair ou sensibles24 ».

La dénonciation de la cruauté faite aux animaux, thème récurrent dans l’histoire de


l’humanité, n’a donc plus la même portée à partir du moment où elle aboutit à consacrer des
droits aux animaux. Dans une optique kantienne, l’homme devait lutter contre la cruauté à
l’encontre des animaux pour améliorer son humanité. Il n’était nullement question de
reconnaître des droits aux animaux sans prendre le risque d’ébranler la figure moderne du
sujet de droit corrélée au principe d’égalité et à la notion de responsabilité civile ou pénale.
Dans la perspective contemporaine, il revient à l’homme de réévaluer sa position
métaphysique pour comprendre que la reconnaissance de droits à l’animal procède du même
fondement que ceux dont il est titulaire : la sensibilité. Dans les thèses contradictoires qui
traversent le siècle des Lumières, les matérialistes comme Diderot, La Mettrie, D’Holbach,
trouvent dans le droit contemporain la consécration posthume de leurs idées. Le succès à notre
époque d’un philosophe comme Michel Onfray, auteur qui revendique pleinement cette
filiation philosophique est le reflet intellectuel de cette mutation.

23
Heidegger cité par Faye E., Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, autour des
séminaires inédits de 1933-1935, Livre de Poche, 2007, p. 492.

24
Diderot, cité par Martin X., op. préc.
17

C’est un peu comme s’il y avait dès la proclamation des droits de l’homme une part
d’ombre qui se révèle d’autant plus à nous que le discours contemporain a précisément pour
norme de référence les droits de l’homme. Il convient donc pour achever ce panorama de la
dignité au nom de laquelle sont proclamées les diverses déclarations de prendre la pleine
mesure de cette part d’ombre.

Droits de l’homme et justification de la cruauté

Les Déclarations des droits de l’homme de 1789 comme de 1948 constituent les matrices
des déclarations précédemment étudiées. Pourtant, nous concluons notre réflexion sur la
cruauté par les textes relatifs à l’homme pour deux raisons : premièrement en 1789 comme en
1948 avec la Déclaration universelle, la reconnaissance des droits de l’homme n’a pas pour
finalité première, contrairement aux déclarations précédemment étudiées de lutter contre des
comportements cruels. Deuxièmement, les droits de l’homme ne se sont imposés comme
référence contentieuse qu’au cours des 30 dernières années davantage d’ailleurs dans la
formulation retenue par la Convention européenne des droits de l’homme promulguée en
1950 que dans celle adoptée en 1789. Les droits des enfants ou de l’animal s’inscrivent au
contraire pleinement dans une époque marquée par un recours accru des individus à la justice.
L’interprétation de ces droits a très rapidement mis à jour les ambigüités inhérentes à ces
textes. Pour les droits de l’homme à proprement dit, le dévoilement de la part d’ombre des
différentes déclarations de 1789, de 1948 ou de la convention européenne des droits de
l’homme, a été différent. Si très tôt, des auteurs ont proposé des lectures provocantes sur
l’ambivalence des droits de l’homme, ce n’est que très récemment que, finalement, l’homme-
machine a repris ses droits. La discussion contemporaine sur la validité du contrat masochiste
permet de prendre la mesure de cette situation.
18

L’homme des Lumières, au fondement duquel les droits de l’homme dérivent, est
classiquement défini comme un être de raison doué d’un sens moral. Mais, tout cela n’est que
présupposition. Comme l’écrit Kant, « Tout homme, en tant qu’être moral, possède en lui,
originairement, une telle conscience». A défaut pour la raison de postuler l’existence d’une loi
morale objective, l’action humaine se confondrait avec le règne de la loi naturelle. Et le
philosophe de conclure : « Ceux qui sont habitués uniquement aux explications
physiologiques ne peuvent pas se mettre dans la tête l’impératif catégorique 25». Déclarer les
droits de l’homme revient donc à vouloir aller contre nature à tous les sens du terme, - culture
contre nature, l’homme comme être moral contre l’homme être naturel. Pour être un homme
et ne pas se limiter à sa seule dimension naturelle, il importe que l’homme érige l’idéal de
liberté en idéal régulateur dont la réalisation passe par l’avènement d’un ordre juridique. Pour
reprendre l’analyse du philosophe J.-F. Lyotard, « la Déclaration est un ensemble de phrases
qui obéissent au régime spéculatif, au sens kantien26 ».

L’ambigüité majeure, c’est pour reprendre le titre d’un ouvrage célèbre du professeur
Ronald Dworkin au XXème siècle que les individus qui ont déclaré les droits de l’homme ne
les ont pas forcément pris au sérieux. Ces droits, une fois proclamés, n’ont pas été érigés en
norme positive pour régler les conflits qui peuvent surgir au sein d’une société. Un auteur a
même relevé que Victor Schoelcher, le militant anti-esclavagiste, ne cite qu’une seule fois
dans ses écrits la Déclaration des droits de l’homme de 178927. La Déclaration n’a peut-être eu
pour seul objet que le changement de régime, non l’abolition des distinctions jugées naturelles
comme celles à l’égard des femmes, des enfants ou des esclaves. L’humanitarisme du
XIXème siècle n’existe que dans les discours publics mais non dans ceux des tribunaux.

25
Nous reprenons ici la présentation faite par Pinheiro Saftale V. L'acte au-delà de la loi : Kant avec Sade
comme point de torsion de la pensée lacanienne, Essaim 2/2002, p. 73-106, présentation qui inclut les citations
de Kant reprise dans le corps de notre texte.

26
Lyotard J.-F., Le différend, Minuit, 1980, p. 210.

27
A. Girollet, Victor Schoelcher, abolitionniste et républicain, Khartala, 2000, p. 208 : « Paradoxalement,
Schoelcher ne fait pas de référence explicite à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à une
exception près dans la conclusion de son ouvrage sur Toussaint-Louverture ».
19

Dans cette perspective, force est de constater que l’impératif catégorique n’est pas
vraiment rentré dans toutes les têtes. Les mêmes époques peuvent alors produire des œuvres
aussi apparemment antinomiques que celle de Kant et celle de Sade. La même année le
philosophe Ernst Cassirer achève sa philosophie des formes symboliques et Hitler publie
« Mein Kampf ». Les ouvrages se répondent les uns les autres. Ces rapprochements ne sont
que la manifestation de la dialectique de la raison ou l’illustration d’une approche
structuraliste uniquement parce que l’homme des droits de l’homme n’est pas forcément l’être
rationnel que l’on croit. Pour en revenir une nouvelle fois au baron d’Holbach, « l'homme
sans culture, sans expérience, sans raison, n'est-il pas plus méprisable et plus digne de haine
que les insectes les plus vils ou que les bêtes les plus féroces ? 28 ». Et c’est parce
qu’intellectuellement il devient courant de comparer l’homme à l’animal que la cruauté
exercée à l’encontre de l’homme rencontre finalement moins d’obstacle. La Déclaration des
droits de l’homme est aussi une déclaration de guerre. « Désormais, on ne saura plus si la loi
ainsi déclarée est française ou humaine, si la guerre menée au nom des droits est de conquête
ou d’émancipation, si la violence exercée au titre de la liberté est répressive ou
pédagogique 29». Désormais, la perception de la cruauté n’est plus la même : tout peut être
justifié dans un schéma argumentatif qui fait pendant aux pratiques que l’homme des droits de
l’homme dénonce lorsque ces pratiques sont exécutées sous couvert de religion. La sensibilité
est la même ; seul le cadre dans lequel s’exercent les comportements cruels diffèrent.

28
D’Holbach, cité par Martin X. Sur les droits de l’homme et la Vendée, Dominique Martin Morin, 1995, p.
39.

29
Lyotard J.-F. op. préc., p. 212.
20

La judiciarisation contemporaine des droits de l’homme, le fait qu’ils aient muté de la


sphère politique à la sphère juridique au cours de ces 30 dernières années, contribue
pleinement au sacre de l’homme-machine, de l’homme réduit principalement à sa dimension
sensible. A présent, la cruauté revêt les apparats de la justice car l’argumentation visant à
justifier une pratique s’effectue au sein d’un tribunal. Nous avons déjà évoqué entre autres
aspects la solution adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme à propos de Vincent
Lambert. Nous pourrions plus largement montrer que la méthode de cette juridiction fondée
sur la pondération des intérêts en présence repose de façon sous-jacente sur une appréciation
des atteintes à la sensibilité de l’individu. Par exemple, pour contester l’interdiction du port du
voile dans les lieux publics, il a été soutenu que la loi devait être écartée car elle imposait
notamment un traitement « dégradant » aux femmes musulmanes contraire à l’article 3 de la
Convention européenne des droits de l’homme30 - dégradant, adjectif accolé au terme cruel
dans le Pacte international relatifs aux droits civils et politiques. De même, le refus d’inscrire
à l’état civil des enfants nés à la suite d’une gestation pour autrui était qualifié de cruel : la
mère n’obtenait pas la récompense de sa souffrance. Ou encore, la possibilité de recourir à
une méthode de suicide assistée est un élément de la dignité humaine dont il serait cruel de
priver l’individu qui ne trouve plus de satisfaction physique – sensible – à sa vie. A ce stade,
les mots n’ont plus aucun sens. Derrida fait écho à ce mouvement : il nous invite à penser « la
mutation même de la cruauté 31», soit peut-être une extrapolation de la sensibilité de l’homme
susceptible de le confondre avec l’animal et de rendre impossible l’expression du moindre
jugement de valeur afin de discréditer la capacité du sujet de droit d’être juridiquement
responsable. Sa seule responsabilité, c’est sa capacité à ressentir.

30
CEDH, gr. ch., 1er juill. 2014, n° 43835/11, S.A.S. c/ France : JurisData n° 2014-015213.

31
Derrida J., Etats d'âme de la psychanalyse. Adresse aux Etats-Généraux de la psychanalyse, Galilée,
2000.
21

C’est peut-être avec l’exemple du masochisme que les droits de l’homme-machine


prennent toute leur mesure. Le masochisme, dans une conception simplifiée, se définit comme
la recherche du plaisir dans la douleur. Contrairement au sadisme qui se veut une pratique
institutionnelle du plaisir obtenu par la souffrance indépendamment du consentement de la
victime, le masochisme présuppose une relation voulue – ou plus exactement consentie - et
non subie entre les parties. Autrement dit, Sade est l’autre versant du monde juridique kantien,
le refoulé de la nature de l’homme qui privilégie la force sur l’égalité ; Sacher-Masoch est la
version aporétique de la dialectique du maître et de l’esclave propre à la philosophie
hégelienne. Version d’ailleurs clairement revendiquée par l’auteur dont le protagoniste du
roman éponyme « La Vénus à la fourrure », roman qui met en scène une relation masochiste,
s’endort en lisant un ouvrage de Hegel. Et si l’esclave voulait rester esclave pour se sentir
dominé ? Et si l’esclave voulait souffrir de la manière la plus vile pour mieux affirmer son
statut d’esclave ? Il n’y a plus de dépassement, il n’y a plus d’égalité. Reste seulement le
contrat, élément généralement ignoré de la théorie psychanalytique, dont la logique même de
la relation qui se noue entre les parties rend improbable l’hypothèse où l’une des parties
traînerait l’autre devant les tribunaux pour obtenir l’exécution de ce qui a été contracté.

C’est ici que se produit la rupture entre une époque où les droits de l’homme relèvent
uniquement de la sphère politique d’une époque où ils participent pleinement du discours
juridique. Lorsque Sacher-Masoch publie son ouvrage et contracte avec ses compagnes des
contrats masochistes, il sait pertinemment que la justice n’aura jamais à connaître de ces
contrats. Il peut donc stipuler – en toute impunité – des clauses en vertu desquelles il autorise
sa compagne à faire preuve de la plus grande cruauté à son égard – « la plus grande cruauté
m’est permise et si je vous mutile, il vous faudra le supporter sans plainte 32 ». Sacher-Masoch
introduit une dimension nouvelle pour rendre compte de la conception moderne de l’individu :
le consentement. Bref, si l’individu consent, il n’y a pas cruauté. Le contrat masochiste, c’est
la version extrême du contrat de mariage ; dans l’un comme dans l’autre, le contrat ne peut
pratiquement concerner que deux personnes – « vous ne serez ainsi rien que mon esclave…
renonciation tout à fait absolue à votre moi » stipulent Sacher-Masoch et Wanda. Cette
dimension a-juridique du masochisme, par delà sa forme, permet d’expliquer pourquoi cette
pratique constitue un élément récurrent de la critique conjointe de la règle de droit et de la
psychanalyse formulée par Deleuze et Guattari - les psychanalystes « ont massacré le devenir
animal, chez l'homme et chez l 'enfant 33».

32
Sacher-Masoch L. La Vénus à la fourrure, ed. presses pocket 1985 avec en annexe les contrats passés
entre l’auteur et Fanny Pistor d’une part, Wanda d’autre part.

33
Deleuze G., Guattari F., Mille Plateaux, Éditions de Minuit, 1980, p. 317.
22

Mais toutes ces analyses s’inscrivaient dans un monde au sein duquel les droits de
l’homme restaient de l’ordre du discours et non de la pratique judiciaire. Une affaire récente
permet d’illustrer comment la judiciarisation des droits de l’homme aboutit à fournir une
appréciation judiciaire du contrat masochiste. Au passage, ce ne sont pas les parties au contrat
masochiste qui se sont tournées vers les tribunaux ; c’est le ministère public qui a estimé de
son devoir de se saisir à la suite de la mise en ligne sur internet d’une vidéo contenant des
ébats sexuels réalisés dans le cadre d’une relation masochiste. Même à une époque
caractérisée par l’hyper-individualisme et une tolérance morale accrue, y compris dans le
domaine sexuel, les pratiques qui s’étaient déroulées lors de la phase 4 étaient tellement
graves, choquantes, violentes et cruelles qu’elles portaient atteinte à la dignité humaine et ne
sauraient en aucun cas être acceptées par la société 34. Encore et toujours, la cruauté n’existe
qu’en raison d’une exposition de la pratique critiquée aux yeux du public.

La question posée aux juges était donc la suivante : une société peut-elle accepter que des
pratiques cruelles soient réalisées indépendamment de toute sanction avec pour seule
justification le caractère privé et consenti du comportement critiqué ? Les juges européens ont
alors estimé que « le droit d’entretenir des relations sexuelles découle du droit de disposer de
son corps, partie intégrante de la notion d’autonomie personnelle. A cet égard, « la faculté
pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de
s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement
dommageables ou dangereuses pour sa personne. En d’autres termes, la notion d’autonomie
personnelle peut s’entendre au sens du droit d’opérer des choix concernant son propre corps
» (Pretty, précité, § 66). Il en résulte que le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le
domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus ».
Logique imparable : la cruauté se limite aux pratiques non-consenties ; la cruauté, c’est quand
la violence n’est pas accomplie au nom des droits de l’homme. La dignité humaine n’est pas
dissociable de la faculté de se soumettre. Comme dirait Sade, l’individu doit disposer d’un
droit de propriété sur la jouissance.

Plus largement, si tout dépend du consentement alors, en même temps que s’affirme le
principe de protection des animaux sous prétexte qu’ils ne peuvent pas consentir, se
développe le principe de monétarisation des droits de l’homme. Il n’y a pas cruauté si, en
contrepartie d’une somme d’argent, un individu accepte de subir les pires outrages. La cruauté
tend finalement à être absorbée par la logique de l’échange. La banalisation de la violence, de
la maltraitance sont autant de symptômes d’un monde dans lequel le surgissement de la
cruauté rencontre la paralysie des individus dont le sens moral a été dissous par leur devenir-
animal, soit la survalorisation de leur sensibilité au détriment de leur raison.

34
CEDH, 17 février 2005, K.A. c/ Belgique, Requêtes nos 42758/98 et 45558/99, n°33. Cf Fabre-Magnan
M., Le sadisme n’est pas un droit de l’Homme », Recueil Dalloz, 2005, pp. 2973-2981

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