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CLASSE, PARTI, MOUVEMENT - CLASSE, « RACE », SEXE

Jacques Bidet

Presses Universitaires de France | « Actuel Marx »

2009/2 n° 46 | pages 104 à 120


ISSN 0994-4524

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ISBN 9782130572459
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Pour citer cet article :


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Jacques Bidet, « Classe, parti, mouvement - classe, « race », sexe », Actuel Marx
2009/2 (n° 46), p. 104-120.
DOI 10.3917/amx.046.0716
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Partis/mouvements

J. BIDET, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

Classe, parti, mouvement –


Classe, « race », sexe
Par Jacques BIDET

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La tradition issue de Marx rattache la configuration des partis à celle
des classes sociales. On peut accepter cette idée et néanmoins penser
que l’analyse que le marxisme classique propose des classes, et donc des
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partis, appelle une profonde révision. Il y a bien, en effet, deux classes.


Mais la classe dominante est une hydre à deux têtes – désignons-les
comme « la finance » et « l’élite ». Pour cette raison, la politique qui
vise à l’abattre est un jeu à trois, et non simplement un affrontement
_
entre deux classes. Dans ces conditions, la lutte populaire pour l’éman-
104 cipation n’a pas pour ultime horizon le « socialisme », qui porte encore
_ une marque d’en haut, mais, comme du reste Marx le suggérait, le
« communisme  », si l’on désigne par là le triomphe, également partagé
entre tous, de la parole et de la vie. Elle se trouve ainsi mise au défi de
faire converger les conflits apparemment disparates qui traversent la
société moderne et les mouvements qui les assument. Et cela suppose
en tout premier lieu de déchiffrer – selon un concept emprunté au
féminisme matérialiste contemporain1 – la « consubstantialité » des
rapports sociaux de classe, de « race » et de sexe, en ce qu’ils sont co-
constitutifs de la « forme moderne de société ». Pour cette raison, un
parti de l’émancipation n’est pas seulement une organisation de classe :
c’est tout autant un parti féministe, internationaliste et écologique.
C’est du moins la thèse que je chercherai à établir, dans les termes d’un
élargissement – que j’appelle « métastructurel » – de la théorie de Marx2.

.
1 Voir, par exemple, les derniers travaux de Danielle Kergoat, auteure de cette expression, et de Jules Falquet, dans Elsa
Dorlin (dir., avec la coll. d’Annie Bidet-Mordrel), Classe /Race /Genre. Pour une épistémologie de la domination, Paris, PUF, 2009,
collection Actuel Marx Confrontation, qui s’inscrivent dans une lignée notamment marquée par Colette Guillaumin et Christine
Delphy, pour se borner à la bibliographie française.
.
2 Les présupposés en sont élaborés à travers Théorie générale, Paris, PUF, 1999, Explication et reconstruction du Capital, PUF,
2004, pp. 219-265, et Altermarxisme (en coll. avec Gérard Duménil), PUF, 2007, chapitre IX. G. Duménil et D. Lévy ont, de leur
côté, produit une approche économique et sociale des classes sociales, en termes de « capito-cadrisme ». Voir notamment Éco-
nomie politique marxiste, Paris, La Découverte, 2003, et The Crisis of Neoliberalism, Harvard University Press, prévu pour 2009.
On trouvera ici les échos d’une recherche convergente à divers égards. Les deux matrices théoriques sont cependant de nature
très différente. Précisions sur le site http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.

Actuel Marx / no46 / 2009 : Partis/mouvements


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Approche métastructurelle des classes


Marx met en avant deux opérateurs sociaux fondamentaux, deux
« médiations » (Vermittlungen), le marché et l’organisation, qui relaient
dans une société complexe la relation discursive « immédiate » entre les
individus. Mais, de cette matrice, il a fait un usage inadéquat en l’insé-
rant dans un « grand récit » qui conduit du premier terme au second : du
marché capitaliste à son abolition dans l’organisation socialiste supposée
concertée. Il a « vu sans voir » que l’organisation était aussi, en elle-même,
facteur de classe. Et, dans cette mesure, son discours révolutionnaire se

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trouve être, en même temps, un discours de classe. Il dit le communisme
en termes de socialisme : la révolution du point de vue des organisateurs,
des « cadres et compétents ». Telle est du moins sa part d’ambiguïté, qui
a infiniment pesé sur le concept ultérieur de parti.
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La classe dominante. Pour lever cette ambiguïté, il faut considérer de


plus près le couple marché/organisation, qu’il avait si justement mis au
centre de l’analyse. Ce sont là en effet les deux principes de la coordination
rationnelle à l’échelle sociale. S’il est vrai que la modernité capitaliste se
_
fonde sur une « instrumentalisation de la raison », il s’agit là des deux
« facteurs de classe » qui se combinent dans le « rapport moderne de 105
classe ». La classe dominante comporte ainsi deux pôles : celui du pouvoir _
marchand, fondé sur des titres de propriété, celui du pouvoir organisa-
tionnel-culturel, fondé sur des titres d’autorité compétente. La propriété
permet de disposer formellement des moyens de production ; l’autorité-
compétence permet de mettre en œuvre le procès productif, au sens le
plus large du terme. L’exploitation suppose le propriétaire et le manager
(Marx et Weber…), la propriété et l’autorité compétente, dans une rela-
tion à la fois de connivence et d’antagonisme. Quant à la continuité entre
« cadres » et « compétents », de la production à la culture, elle tient à ce
que, dans l’organisation, il s’agit toujours de la relation entre les moyens,
supposés rationnels, et les fins, supposées raisonnables.
Cette analyse reprend le trope initial fondateur du Capital : l’échange
marchand entre des êtres supposés libres, égaux et rationnels (comme
ils le disent dans l’échange même) ne se pose comme universel qu’en se
retournant en domination de classe, par la marchandisation de la force
de travail. Marx comprend la structure de la classe comme un renverse-
ment de ce qu’il faut appeler la « métastructure » marchande. Il convient
d’élargir le point de départ de son analyse. Car les modernes s’interpellent
ainsi, comme des êtres rationnels et raisonnables, à travers les deux figures,
contrastées et combinées, du marché et de l’organisation. La métastructure
est donc à comprendre comme le présupposé marchand et organisationnel
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de la structure moderne de classe, que celle-ci ne pose qu’en le renversant


en son contraire : en deux « facteurs de classe » qui s’unissent pour former
le rapport de classe. Elle énonce que nous fondons notre communauté
sur notre libre relation marchande et organisationnelle (jusqu’au « contrat
social »). Telle est la fiction-prétention moderne – inter-interpellation dans
le cadre de l’État-nation –, qui se retourne en rapport de classe. Cet élargis-
sement de la conceptualité de Marx permet non seulement d’identifier la
« bipolarité » de la classe dominante, mais aussi de décrire l’autre classe.
La classe fondamentale. J’ai proposé le concept de « classe fonda-

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mentale   » pour désigner en positif, comme des acteurs historiques,
ceux qu’un langage paternaliste traite unilatéralement comme des
« dominés ». On ne déchiffre cette positivité qu’à condition de consi-
dérer, en deçà du rapport de classe, les facteurs de classe eux-mêmes
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– marché et organisation – en tant qu’ils sont d’abord les formes so-


ciales de notre rationalité-raison communes, instrumentalisées, il est
vrai, en leur contraire. Ainsi comprise, la classe fondamentale apparaît
d’emblée comme divisée en un certain nombre de fractions, selon
_
que prédominent des relations de marché (travailleurs « indépen-
106 dants »), d’organisation (salariés d’institutions publiques) ou une plus
_ forte interaction entre les deux facteurs (salariés du privé). Quant à
la condition de l’« exclu » moderne – chômage, armée de réserve, etc. –,
elle tient à ce que ces facteurs de classe, marché et organisation, pos-
sèdent un extérieur. Celui dont la force de travail elle-même, ultime
marchandise, ou le savoir-faire spécifique n’intéressent plus le capital,
se trouve jeté hors d’un monde qui, pourtant, ne possède pas d’espace
vital au dehors : une exclusion qui les inclut comme « sans part »3.
En résumé, dans une société moderne, la classe fondamentale ne
se définit pas seulement par le fait qu’elle est exploitée, dominée. Mais
d’abord par le fait qu’elle se constitue socialement – produit, consomme,
invente, crée des monde de reconnaissance et de solidarité, des modèles
culturels – à travers des relations marchandes et organisées co-imbri-
quées. Et c’est dans ces conditions qu’elle est exploitée, à travers ces
médiations qui sont aussi ses atouts pour une émancipation ; et c’est en
cela qu’elle se distingue des classes fondamentales des sociétés antérieu-
res. Il existe d’autres clivages au sein de cette classe (protégés/précaires,
etc.). Mais ce fractionnement, de caractère métastructurel, que le pro-
cès social total reproduit continûment, est significatif de la constitution
économico-politique de classes au sein de l’État-nation. Au prisme des

.
3 Je développe ce paradoxe dans « La pauvreté dans la forme moderne de société », Alain Leroux (éd.), Leçons de philosophie
économique IV : La pauvreté dans les pays riches, Paris, Economica, 2009. On retrouve ici des thèmes de J. Rancière et
d’E. Balibar, mais par une autre voie, celle de l’analyse du rapport de classe à partir des facteurs de classe. Ce qui peut conduire
à des conclusions différentes.
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facteurs de classe, la classe fondamentale apparaît en positif, dans son


unité et sa diversité dynamique. Comme une entité politique. Comme
« puissance ». Comme puissance fragile et divisée.
Le paradoxe de l’alliance-lutte de classe. On comprend pourquoi le
marxisme, orienté vers « l’organisation concertée », se trouvait programmé
pour être la doctrine officielle d’un « socialisme » historiquement fondé
sur l’alliance entre la classe fondamentale (sous l’impulsion du prolétariat
industriel) et le pôle des cadres-et-compétents, lequel relève de la classe
dominante. Si une telle alliance était fondée – et si elle l’est toujours dans

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son principe – , c’est, d’une part, parce que l’émancipation des rapports
de classe ne peut advenir sans que soit disjoint l’étau que forment, dans
leur complémentarité, les deux pôles de la classe dominante et, d’autre
part, parce que le pouvoir de la compétence est d’une autre nature que
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celui de la propriété. En très bref, il ne s’exerce qu’en s’exposant et en se


communiquant de quelque façon. C’est ainsi qu’il se reproduit, certes,
mais dans des conditions plus ouvertes à la critique et à la subversion. Son
rapport à la logique de « l’abstraction » ne présente pas la même radica-
_
lité que celui qu’entretient la propriété capitaliste à la richesse abstraite
comme telle. 107
On notera que les fondements de cette alliance – et donc tout autant _
les dangers qu’elle recèle – demeurent, jusqu’à ce jour, me semble-t-il,
extérieurs au discours théorique du marxisme classique : comme un re-
foulé. Il existe en effet un décalage entre un discours théorique de classe,
issu de Marx, qui met en scène un jeu présumé à deux classes, identifiées
comme celle des capitalistes et celle des salariés, et une pratique politique
constante, censément inspirée de la même théorie, qui engage en réalité
subrepticement non pas deux, mais trois protagonistes : la classe fonda-
mentale et les deux éléments de la classe dominante, soit, d’une part, les
propriétaires capitalistes et, d’autre part, les cadres-et-compétents.
Les succès du mouvement socialiste tiennent en effet à la rencon-
tre entre le prolétariat et ce pôle de l’organisation-compétence. Et cela
selon deux lignes d’évolution dissemblables. Celle qui devait conduire
au « socialisme réel », jusqu’à la confiscation du pouvoir par les organisa-
teurs. Et celle qui aboutit au compromis social-démocrate à l’Ouest, des
années 1930 à 1970 – un « État social », que la droite désigne comme
« État-providence », mais qui n’exista jamais qu’au prix d’intenses luttes
de classes, inégales il est vrai, et dans des limites étroitement nationales.
Les révolutions technologiques (informatique, etc.) de la fin du siècle
dernier changent la donne. Elles permettent le développement du capital
financier et des multinationales, qui ébranle le réseau des États-nations.
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Ainsi émerge un nouvel ordre social, celui du néolibéralisme, dont le trait


spécifique est qu’il ajoute à l’articulation ancienne de l’État-nation et du
système-monde la dimension d’une étaticité capitaliste rampante à l’échelle
d’un État-monde, donnant force de « loi mondiale » au libre déploiement
asymétrique du capital, sous domination « systémique »4 impérialiste.
L’alliance entre la classe fondamentale et les cadres-et-compétents
s’inscrivait dans le contexte de l’État-nation en tant que le lieu d’organi-
sation économique et de projet politique, intégrant, censément du moins,
la logique du profit, supportée par les rapports marchands, à un principe

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d’organisation rationnel-raisonnable collectif : soit l’État-nation comme
État social national. Les cadres-et-compétents et la classe fondamentale,
tout en restant dans leur contradiction de classe, convergeaient sur des
objectifs dans lesquels chacun pouvait, pour une part, se reconnaître.
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Quand triomphe la ligne néolibérale, les cadres-et-compétents cessent


d’avoir un espace de projet propre qui puisse être partagé avec la classe
fondamentale. Ils tendent alors spontanément à mettre leurs « compéten-
ces » au service de l’ordre nouveau dominé par la finance capitaliste. Dans
_
ces conditions aussi, les partis de tradition ouvrière perdent leurs repères
108 et commencent à tourner à vide.
_
Approche métastructurelle des partis
Le paradoxe « classes/partis ». Le paradoxe de l’alliance révèle sa com-
plexité dans le paradoxe « classes/partis ». Le clivage en deux classes, tel
qu’il était compris par le marxisme classique (capitalistes/salariés), pou-
vait sembler se traduire tout naturellement dans la dichotomie politique
entre droite et gauche. Or, certes, la lutte sociale est bien à comprendre
comme un affrontement entre deux classes, en l’occurrence la dominante
contre la fondamentale. Mais, on l’a vu, la domination moderne de classe
implique deux forces sociales polairement distinctes, la finance et l’élite.
Elle doit donc s’interpréter comme un jeu à trois protagonistes. Et cela
sur une scène politique qui ne comporte pourtant que deux places, la
droite et la gauche. Lesquelles – et c’est là le comble du paradoxe – ne
correspondent pas à la dualité des classes en présence, mais, de prime abord,
à la dualité des pôles de la domination. Il me semble que le marxisme
classique, précisément parce qu’il était bridé par une certaine position
de classe, laquelle s’exprimait dans le discours ambigu de « l’organisation
concertée », n’a jamais maîtrisé ce complexe dialectique, qu’une politique
de l’émancipation se doit pourtant de déchiffrer.
.
4 Il me semble que l’abus du terme « systémique » dans le marxisme contemporain est une source de confusion théorique et
politique. Le capitalisme n’est pas un système. Le marxisme, en tout cas, répugne à analyser la société dans les termes d’une
« théorie du système ». Le concept de « structure », relié à celui de métastructure, circonscrit un champ théorique qui définit la
forme dialectique de la société moderne et son historicité ouverte. Celui de « système » est ici à prendre au sens particulier
(faible) de système-monde, que théorisent des travaux inspirés de Braudel, tels que ceux d’I. Wallerstein et de G. Arrighi.
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Le dispositif politique légitime à l’époque moderne implique un gou-


vernement dans lequel prévaut la décision de la majorité. Cela n’empêche
pas que l’on puisse trafiquer cette majorité en tous sens : instaurer un droit
de vote sélectif (masculin, censitaire ou ethnique), un habile découpage
des circonscriptions, une seconde chambre, un exécutif « royal », etc. Il
s’agit pourtant là d’une donnée normative irréductible. Mais – c’est, là
encore, le paradoxe – ce principe de légitimité formelle, qui divise en deux
la scène politique, ne dit par lui-même rien de la substance du différend
entre les deux « partis » susceptibles de figurer la majorité ou la minorité.

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Or, il est remarquable que ce couple formel majorité/minorité se décline
régulièrement dans les termes substantiels d’un clivage droite/gauche
significatif d’un contenu économico-socio-idéologique très déterminé.
Voilà ce qui devrait susciter un étonnement théorique.
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Pour faire bref, la droite donne plus de pouvoir à la propriété, la gauche,


plus de pouvoir à l’organisation. Ce plus de l’un ou de l’autre facteur de
classe peut, il est vrai, varier de façon considérable. Selon que les forces
de l’organisation se trouvent hégémonisées par celles de la propriété ou
_
inversement (ce qui suppose une alliance avec la classe fondamentale), les
contenus socio-économiques respectifs d’une politique de droite ou de gau- 109
che varient en effet considérablement. Une gauche US fut longtemps l’ana- _
logue d’une droite française. Mais, dans les deux cas, s’affirme une polarité
droite/gauche qui, sous des formes diverses, renvoie au couple propriété/
organisation. Il s’agit là d’une donnée structurelle de la forme moderne de
société : à la structure bipolaire (de domination) de classe – clivée selon
marché et organisation ou selon propriété et compétence – correspond une
structure bipolaire de parti. La droite et la gauche ne correspondent pas au
clivage de classes, mais à la bipolarité de la classe dominante.
Le paradoxe du concept de gauche. Qu’en est-il alors de la classe fonda-
mentale ? Dans le système de légitimité moderne, fondée sur la majorité,
le tiers est exclu. C’est dire que la classe fondamentale – sauf à refuser le
jeu parlementaire, ce qu’elle a fait dans des épisodes révolutionnaires –
n’a pas véritablement le choix. Sa place, par vocation du moins, est « à
gauche » : dans le lieu politique qui est aussi celui du pôle « compétent »
de la classe dominante, avec lequel l’alliance lui est structurellement re-
commandée. Pas nécessairement dans le même parti. En ce sens, les partis
de gauche présentent toujours un certain élément « interclasse ». Dans les partis
sociaux-démocrates de la fin du XIXe siècle, la prépondérance ouvrière fut notable.
L’éclatement du mouvement socialiste avec l’apparition de la IIIe Internationale
sépara deux forces politiques – socialistes et communistes –, marquées par
une relative prépondérance de l’influence de l’élément ouvrier chez l’un,
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de l’élément cadres-et-compétents chez l’autre. Mais, dans chacune des


deux familles, on retrouve l’héritage d’une alliance de classe ancienne,
toujours manifeste.
Les « affinités électives ». Force est pourtant de constater que les mem-
bres de la classe fondamentale ne se retrouvent pas très spécifiquement à
gauche. La raison en est, me semble-t-il, que les diverses fractions de la
classe fondamentale sont marquées par une certaine prévalence soit du
principe marchand, soit du principe organisationnel, médiations ration-
nelles qui sont aussi facteurs de classe : de ce trait positif découle une affinité

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élective avec les forces sociales dominantes qui en ont respectivement le
contrôle.
Affinités à gauche. Les salariés de la fonction publique se trouvent
insérés et exploités dans un réseau de relations marchandes capitalistes,
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à commencer par leur salaire, qui mesure leurs achats de marchandises.


Mais ils se trouvent plus directement que d’autres inscrits dans une rela-
tion organisationnelle de compétence statutaire hiérarchique. C’est aussi
sur ce terrain qu’ils peuvent trouver un moyen de défense collective. Et
_
par conséquent de promotion individuelle, pour eux et pour leur pro-
110 géniture. Avec plus de chances de succès que d’autres, en raison d’une
_ familiarité plus grande avec les voies et mécanismes de la promotion.
Bref, relativement plus organisés que marchandisés, ils sont portés du
côté d’une logique de l’organisation, dans laquelle ils ont plus de chance
de se faire entendre individuellement et collectivement ; du côté de la
gauche. Le salariat de la grande entreprise se divise en strates diverses.
On peut deviner lesquelles se tourneront spontanément plutôt vers la
gauche. Non pas les plus exploitées, mais celles qui peuvent faire fond
sur la compétence reconnue, celles qui ont conscience que la relative sé-
curité et la reconnaissance sociale dont elles bénéficient reposent sur leur
faculté à s’organiser collectivement. Cette faculté est elle-même liée à la
prévalence, dans ces secteurs, du schéma organisationnel (dans la mesure,
décroissante, il est vrai, où il reste encore celui de la grande entreprise),
sur lequel ils peuvent ensemble exercer un certain contrôle, en contraste
avec le schéma marchand, qui les laisse, collectivement et individuelle-
ment, démunis. Où l’on retrouve les éléments constitutifs de la capacité
politique qui fut celle de la « classe ouvrière » historique, et de certains
corps de fonctionnaires.
Affinités à droite. La position socio-économique des travailleurs indé-
pendants se définit, par contraste, dans un contexte plus spécifiquement
marchand, qui masque leur exploitation à travers un processus de sous-
valorisation différentielle de leurs produits. Dans ces conditions, chaque
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acteur attend essentiellement son salut de sa propre capacité d’initiative


sur le marché. Ses références, ses modèles et ses valeurs, sont donc tendan-
ciellement celles des forces sociales de la propriété, qui dominent celui-ci.
On ne s’étonnera donc pas que ces travailleurs se portent plus souvent à
droite. Une telle affinité à droite s’étend, on le sait, à toute une part du
salariat de la très petite entreprise, dont les leaders d’opinion s’identifient
volontiers à des patrons potentiels – ce qu’ils deviennent éventuellement.
Il s’agit là d’une part significative de ceux que les statistiques désignent
comme « ouvriers ». Une autre partie des salariés est, elle aussi, portée à

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évaluer son destin en termes de marché : celle qui a le moins de chances de
promotion à travers la compétence et une moindre possibilité d’y projeter
le sort de sa descendance. Prime alors la sécurité de la relation marchande
salariale, souvent vécue dans une relation imaginaire de proximité bien-
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veillante, supposée assurée au mieux par la marche paisible des affaires.


La droite, en retour, cultive des représentations traditionnelles – souvent
plus familières à ces fractions – sans rapport avec la culture de ses propres
cercles dirigeants. Paris vaut bien une messe.
_
La politique de la classe fondamentale : lutte, alliance et unité. L’analytique
méta/structurelle des classes et des partis ici présentée peut sembler bien 111
schématique. Elle repose sur une analyse de classe encore incomplète, qui _
néglige notamment les services domestiques. Elle est encore purement
formelle, laissant notamment de côté le fait que les partis, même s’ils sont
pris dans ce tropisme bipolaire, épousent souvent des clivages culturels,
linguistiques, religieux, issus d’une histoire antérieure (manifestant parfois
que l’unité nationale n’est pas acquise), ou des monopoles géographiques
qui déterminent des intérêts très puissants. Surtout, elle s’inscrit encore
dans le contexte abstrait de l’État-nation, laissant de côté la relation des
partis au système-monde, à travers les phénomènes migratoires et les
rapports réels ou imaginaires, culturels ou matériels, que tel ou tel groupe
social entretient avec la totalité environnante. L’extrême droite, on le sait,
attire les plus délaissés de la « compétence », les plus exposés à un contexte
international de concurrence. Les professions intellectuelles, du fait des
intérêts qui s’attachent à leur position dans une noosphère mondialisée,
sont plus spontanément « Verts » ou « Alters », etc.
Si l’on désigne par « libéralisme » la perspective de la finance (celle
des propriétaires du capital5) et, par « socialisme », celle de l’élite (celle
des organisateurs-compétents), il reste le « communisme » pour dé-
signer celle de la classe fondamentale. Il s’agit, à chaque fois, d’une
perspective hégémonique, selon laquelle l’un des acteurs tend à se mettre

.
5 Si l’antilibéralisme et l’anticapitalisme se rejoignent, c’est parce que le libéralisme est l’idéologie propre aux capitalistes : son
axiome essentiel est celui de l’identité entre le marché et la démocratie. L’antilibéralisme, qui connote l’alliance avec les cadres-
et-compétents (inséparable de la lutte contre eux pour l’hégémonie), semble bien être l’anticapitalisme le plus conséquent.
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en position d’influence sur les autres. Le parti, en ce sens, ne peut être


l’image rigoureuse de la classe. Il y a toujours en lui quelque chose
d’interclasse. Il doit proposer aux adversaires dont il fait aussi des par-
tenaires un horizon de quelque façon acceptable dans une conjoncture
déterminée. Cela s’exprime bien sûr dans une ligne politique. Mais
aussi dans le fait que les partis accueillent en leur sein, voire parmi
leurs dirigeants, des personnes dont la place semblerait devoir se situer
ailleurs – des ensembles médiateurs. Les partis communistes ont long-
temps attiré les intellectuels, les partis sociaux-démocrates, les cadres

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(ce qui suggère qu’il faudrait examiner de plus près ce clivage secondaire
au sein des cadres-et-compétents). Les formations d’extrême-gauche,
en Europe, ont typiquement regroupé des « élites » radicalisées. Cette
nature hégémonique (de classe) des partis se retrouve jusque dans le
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« parti unique », lorsqu’il persévère à s’affirmer comme tel au-delà de


l’expérience socialiste, comme c’est le cas du PCC, qui intègre des capi-
talistes. Un parti est ainsi une force d’emprise d’une classe sur d’autres,
plus précisément de l’un des trois acteurs primaires sur les deux autres,
_
dans une perspective, proche ou lointaine, d’hégémonie totale. C’est là
112 le principe d’universalisme dynamique qui lui est propre. Le secret de
_ sa puissance d’attrait et de fascination.
La perspective rationnelle de la classe fondamentale est de « briser »
la classe dominante, de mettre fin à la connivence fonctionnelle entre ses
deux pôles constitutifs, et donc de libérer la « compétence » de l’emprise
de la « propriété ». Cela suppose qu’elle assure elle-même son hégémo-
nie sur les cadres-et-compétents par la prévalence de sa ligne politique
au sein d’une gauche capable de l’emporter sur la droite. L’alliance est
un combat : l’élite doit être vaincue comme adversaire, par un combat
constant contre ses prérogatives, pour être élue comme partenaire. Ce
n’est que dans ces conditions que l’on peut parler d’une Gauche en
majuscule, assumant quelque peu les valeurs qu’elle proclame. Cette
« Gauche », dotée d’un tel contenu, n’est pas un fait de structure. Elle
est un évènement qui ne se produit que lorsque la classe fondamentale se
montre capable de dépasser ses divisions et réalise l’unité entre ses frac-
tions. Dans le concret de la vie, dans la dynamique des mouvements.

La « consubstantialité » des rapports


sociaux modernes
Un tel discours théorique, de classe en parti et de parti en lutte
sociale, semble cependant avoir perdu son évidence. La crise de la gau-
che politique et syndicale au tournant des années 1970 et 1980 vient
présentation DOSSIER interventions entretien livres

brusquement changer la donne. L’histoire moderne a, certes, connu,


en dehors de tout parti organisé, un flot incessant de révoltes. La nou-
veauté est que les « nouveaux mouvements sociaux », d’une part, font
émerger des luttes sociales, à commencer par celles du féminisme, de
l’antiracisme et de l’écologie, qui semblent d’une autre nature que les
luttes de classes 6, et, d’autre part, qu’ils sont parfois tentés de s’attribuer
le rôle émancipateur que s’étaient historiquement arrogé les partis. Je
tenterai plutôt de montrer la relation de consubstantialité entre les rap-
ports sociaux de classe, de « race » et de sexe – et les conséquences qui

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en découlent sur la relation entre mouvements et partis.
« Race » et classe. La société moderne se constitue dans l’État-nation :
c’est dans cette forme nationale-étatique que les facteurs modernes de
classe, marché et organisation s’articulent en rapport de classe capitalis-
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te7. La totalité non-étatique que les États-nations constituent ensemble


ne présente pas la forme méta/structurelle étatique de classe, mais une
forme que je désigne, à la suite de Wallerstein, comme systémique, tout
en soulignant qu’elle se caractérise par le fait d’être dépourvue du pré-
_
supposé métastructurel moderne posé par une communauté politique8.
La conflictualité sociale y est donc d’une autre nature. Seules des situa- 113
tions d’équilibre entre les forces en présence limitent le déferlement de _
la violence guerrière : pillage et extermination. Le rapport de « race »
renvoie au système (-monde) comme le rapport de classe à la struc-
ture (nationale-étatique). Le racisme est un phénomène fort variable
selon les conjonctures. Mais, considéré dans ses contenus différenciés,
il se calque assez rigoureusement sur les hiérarchies centre-périphéries
(jusque dans leur retournement postcolonial) et sur les contradictions
au sein du système9. Structure et système sont les deux dimensions géo-
politiques consubstantielles de la forme (capitaliste organisée) moderne
de société, depuis son origine historique. Le concept de « classe » relève
immédiatement d’une ontologie sociale de la structure. Celui de « race »
renvoie à une ontologie du système-monde, même si c’est de façon
indirecte à travers la forme idéologico-pratique (d’où les guillemets) à
laquelle celui-ci donne lieu ; et il est, en outre, significatif de l’imbri-
cation du rapport de sexe, selon toutes ses dimensions, dans le rapport
systémique. Mais il doit être analytiquement intégré à la configuration
6. La référence classique est ici l’ouvrage de Laclau et Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste (paru en anglais en 1985), avec
une préface d’Étienne Balibar, Les Solitaires Intempestifs, 2009.
7. Sur ce point, je m’écarte de certaines approches contemporaines, selon lesquelles l’État-nation n’était, pour le capitalisme,
qu’une solution possible parmi d’autres, et sans doute provisoire. À mes yeux, le lien intrinsèque entre structure moderne de la
classe et État moderne explique à lui seul le fait qu’émerge (derrière notre dos) un État-monde.
8. La relation structure/système, qui m’apparaît comme une tâche centrale de la théorie de la modernité, est élaborée dans
Théorie Générale, op. cit., livre II, et reprise dans Altermarxisme, op. cit., chapitre VIII.
9. J’ai tenté de le montrer dans « La métastructure : concept de la reconnaissance / méconnaissance », La Reconnaissance
aujourd’hui, sous la direction de A. Caillé et Chr. Lazzeri, Éditions CNRS, 2010, qui aborde entre autres la question de l’antisé-
mitisme.
Partis/mouvements

J. BIDET, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

totale, économico-politique, du système, qu’il ne représente pas à lui


seul. La domination des centres systémiques comporte un double mou-
vement : elle se déploie en exploitation, occupation, annexion et des-
truction, et elle aspire en retour les dépossédés, de l’esclavage classique
aux migrations contemporaines. La « race » se trouve ainsi soumise à un
rapport de classes, et la classe (hiérarchiquement) racisée. La race ne se
réalise comme telle que dans la classe. Et vice versa : le rapport de classes,
parce qu’il est par essence national-étatique, est fonction de sa relation
à son extérieur systémique, qui lui est immanent. L’esclavagisme est le

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rapport de classe auquel tend le capitalisme quand il s’exerce sur des
travailleurs tenus à l’état d’étrangers à la communauté politique qui les
domine. La structure nationale étatique produit le rapport de classes
comme rapport de « races ». Rapports de classes et de « races » sont
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consubstantiels parce que la société capitaliste est indissociablement


structure et système.
Sexe et classe. La relation entre ces deux termes est d’une nature diffé-
rente. Au-delà de certains arrangements propres à ses premières phases,
_
la production capitaliste tend à se dissocier du contexte du domicile
114 et à se réaliser sous forme de marchandises au sein de l’entreprise. Les
_ femmes restant astreintes aux tâches familiales, les hommes (et avec eux
les jeunes filles et les enfants) sont les plus immédiatement disponibles,
forces de travail « préparées » par le labeur féminin gratuit. Une compé-
tence est dès lors socialement et culturellement reconnue aux hommes
par le fait qu’ils « s’échangent » eux-mêmes comme des marchandises,
dont la valeur apparaît dans le salaire. La dévaluation corrélative du
statut social des femmes indique en retour quelle place leur reviendra à
mesure qu’elles entreront par le salariat dans l’ordre économico-politi-
que moderne commun. Les rapports sociaux de sexe s’inscrivent ainsi
dans le rapport de classes sous la forme de la non-reconnaissance de la
compétence du travail féminin : la force de travail domestique étant dé-
pourvue d’une valeur socialement sanctionnée sur le marché capitaliste,
le labeur des femmes se trouve, en termes de valeur d’usage, renvoyé
au statut d’une activité naturelle. Cette naturalisation, qui vaudra tout
autant pour le mépris à l’égard du travail domestique salarié, marquera
la place réservée aux femmes dans l’ensemble de la vie sociale, de la
production à la politique. La modernité capitaliste invente et construit
le sexe tout autant que la « race » ; et jusqu’à l’hétérosexualité, en ce
qu’elle gouverne l’ordre étatique de la famille moderne10.
Le féminisme matérialiste pousse plus loin l’analyse. Il entend que le
capitalisme comporte, en même temps que le rapport de classes, un rap-
10. Voir Jules Falquet, « La règle du jeu. Repenser la co-formation des rapports sociaux de sexe, de classe et de ‘race’ dans la
mondialisation néolibérale », in Elsa Dorlin, op. cit.
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port social de sexe, entre les hommes et femmes. C’est là un rapport de


production qui se reproduit structurellement, impliquant ses conditions
juridiques, politiques, culturelles, idéologiques. En cela, il s’apparente au
rapport de classes11. Il n’est pas extérieur à celui-ci : il se compose avec
lui. Il en diffère dans ses mécanismes, dans son historicité et dans ses
propriétés tendancielles. En cela, il est un rapport social spécifique. Mais
il ne se constitue dans sa spécificité moderne qu’en s’inscrivant dans le
rapport de classes (à travers les deux facteurs de classe), en termes éco-
nomiques et politiques, symboliques et phantasmatiques. Les hommes

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et les femmes ne constituent pas deux classes. Mais leur rapport social
de sexe se réalise en rapport de classe. Et il tend à cliver les hommes et les
femmes selon le « rapport moderne de classe », au sens où celui-ci est
bipolaire : hiérarchiquement organisé, selon une hiérarchie (des rôles, des
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emplois) sexuellement déterminée – ce fait d’organisation déterminant


aussi des situations différentes sur le marché des forces de travail. C’est
en ce sens que les rapports sociaux de classe et de sexe peuvent être dits
consubstantiels.
_
Sexe et « race ». L’immanence de la relation entre ces deux termes se
lit dans les modalités d’appropriation des corps et des descendances, 115
propres au métissage colonial, aux constructions idéologiques qui les ac- _
compagnent12. La migration contemporaine, majoritairement féminine,
et affectée aux emplois les moins valorisés du care, sans compter ceux du
« travail sexuel », est un exemple accompli de la consubstantialité de ces
trois rapports sociaux primaires – structure/système/genre – de la forme
moderne de société. Le centre pathétique de la classe fondamentale, le
foyer de la passion critique et utopique moderne, se cache au cœur de
cette relation triple de classe, de « race » et de sexe, surdétermination de
toutes les contradictions.
Naturalisation versus inter-interpellation. Les rapports de sexe et de
« race » n’ont évidemment pas le monopole de tels processus de naturali-
sation. Mais, dans le rapport moderne de classe, tel qu’il s’inscrit dans la
structure de classe au sein de l’État-nation, cette assignation des dominés
à une nature supposée différente (et d’autant plus « naturelle »), en même
temps qu’elle revient sans cesse, se trouve constamment déniée. Le statut
ontologique de la métastructure est celui de la déclaration : nous nous
déclarons libres, égaux et rationnels dans les formes de notre contrac-
tualité (marchande/organisationnelle). La structure – qui circonscrit les
pratiques (discursives) contradictoires dans lesquelles la métastructure se
trouve constamment posée, recyclée – opère un effet en retour sur la mé-

11. Pour une plus ample bibliographie du féminisme matérialiste, voir Annie Bidet-Mordrel et Jacques Bidet, « Les rapports de
sexe comme rapports sociaux », Actuel Marx n°30, Les rapports sociaux de sexe, PUF 2001, pp 13-43.
12. Voir entre autres Elsa Dorlin, La matrice de la race, Paris, La Découverte, 2006.
Partis/mouvements

J. BIDET, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

tastructure à travers cette amphibologie selon laquelle « Liberté ! Égalité ! »


se trouve proclamé dans les termes d’un « différend » entre deux versions
contrastées : « La chose est faite ! » (au sein de nos « démocraties ») ou
« Nous le ferons ! » (par une lutte de classe). L’inter-interpellation est
foncièrement ambivalente parce que posée dans la contradiction de classe
de la structure. Révolutionnaire cependant, parce que les mécanismes
ultérieurs, « structurels », de naturalisation ne peuvent que s’inscrire (en
faux) sur le fond de cette interlocution dénaturalisante. Elle engage sans
cesse à nouveau la lutte pour la reconnaissance.

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Or ce présupposé métastructurel, posé dans la structure (nationale-
étatique) de classe, ne l’est justement pas dans le système-monde. Au-delà
de la frontière nationale, commence en effet « l’état de nature » (au sens
de Hobbes). Un état fort différencié, il est vrai. Car c’est à mesure que
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l’on se déplace des centres vers les périphéries que l’étranger se trouve
progressivement de plus en plus appréhendé en termes de nature, na-
turalisé, altérisé, stigmatisé, racialisé. La modernité structurelle et la
barbarité systémique de la « race » sont immanentes l’une à l’autre non
_
seulement parce que cette frontière est interne aux nations elles-mêmes
116 (entre citoyens et non-citoyens), mais aussi parce que l’exclusion de
_ l’étranger s’est trouvée un nouveau fondement dans l’invention même
de la citoyenneté.
Les rapports sociaux modernes de sexe sont, on l’a vu, marqués par
une semblable naturalisation. Non pas que les hommes et les femmes ne
soient pas en principe également convoqués dans l’interpellation13. En
cela, le rapport de sexe diffère du rapport de « race ». Mais cette égalité
se trouve pratiquement déniée dans les conditions mêmes de la division
qu’instaure le capitalisme comme tel entre travail familial et travail salarié,
et dans leur cumulation unilatérale ultérieure. Naturalisation corrélative
de la réduction des femmes à la sphère privée, de leur exclusion du politi-
que – immense sujet14. Ce n’est pas la barbarie exterminatrice de la race.
C’est la violence patriarcale au quotidien, inscrite dans l’arrangement
capitaliste du care, elle aussi meurtrière à l’occasion.
Les clivages sociaux les plus profonds au sein de nos sociétés se rat-
tachent à la relation intime entre contradictions « structurelle », « systé-
mique » et « de genre ». Les conflits de langue, de culture ou de religion
(qui sont, entre autres, traitement de la famille, résistance de « race »,
etc.) ne sont jamais à prendre comme des retours, des replis identitaires,
mais comme des effets actuels, genrés, racisés, du système-monde dans
la structure de classe. Ils s’analysent dans la structure sociale marchande-

13. On en trouvera mille exemples dans le théâtre classique, faisant jaillir un rire moderne, contrefactuel.
14. Lire, entre autres, Eleni Varikas, « Genre et démocratie historique ou le paradoxe de l’égalité par le privilège », in Démocratie
et Représentation, Tumultes, n°11, 1998 ; Penser le sexe et le genre, PUF, 2006.
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organisée capitaliste où ces populations s’affrontent autour du pouvoir et


du sens qui s’y attachent. Pour toutes ces raisons, le parti de l’émancipa-
tion – des rapports de domination – ne peut se définir que face au défi de
surmonter des contradictions cumulées de classe, de race et de sexe.
Quant à la contradiction écologique, celle de l’activité humaine des-
tructrice d’un ordre naturel, elle advient à la conscience de l’humanité
moderne au moment où la perspective de la catastrophe finale lui enjoint
de se reconnaître comme ce qu’elle a déjà commencé à être, une commu-
nauté politique (infiniment aliénée, il est vrai) à l’échelle du monde. C’est

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là en effet l’échelle de l’écologie, qui sonne l’heure de l’ultimodernité,
celle de l’État-monde, lequel définit, non pas une utopie, mais une nou-
veauté, chargée de contradictions, dans la condition humaine, ouvrant
l’espace ultime de l’inter-interpellation. L’écologie est la tâche de la classe
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fondamentale, car elle ne peut être laissée au gré de ces deux facteurs
d’abstraction et de destruction que sont, d’une part, le marché capitaliste
et, d’autre part, l’organisation bureaucratique, et des forces sociales do-
minantes qu’ils suscitent. Mais elle est aussi la tâche des peuples, se décli-
_
nant, à partir du local et du détail, dans la géographie de l’impérialisme.
Elle suppose des partis internationalistes fraternisant dans un humanisme 117
matérialiste, c’est-à dire écologique. _
Partis et mouvements
Mouvements versus associations ? L’horizon d’un parti de la classe fon-
damentale a d’abord été défini comme celui de l’unité de ses diverses
fractions, qui lui permette de promouvoir une alliance hégémonique
avec les cadres-et-compétents contre les propriétaires du capital. Mais ce
fractionnement se compose avec cette triple figure du rapport social mo-
derne – classe, « race » et sexe –, qui fournit la matrice la plus générale des
mouvements sociaux. Ce décalage marque le défi à relever pour penser la
relation entre mouvements et partis.
L’affrontement effectif, en effet, ne découle pas d’une programma-
tion concertée des partis. Ce sont les mouvements, actions conduites en
commun, animées par des conseils ou coordinations éphémères, par
des associations durables, par des syndicats, qui constituent l’épicentre
mouvant et concret de la lutte de classe. Leur variété tient à un grand
nombre de facteurs et de circonstances. À la complexification du tissu
social, sans cesse remodelé par l’évolution technique. À la diversité des
atteintes que le capitalisme, dans sa double logique d’exploitation-domi-
nation et d’abstraction, porte en différents points de l’ensemble social,
selon des temporalités disparates, décalées. Au caractère imprévisible et
Partis/mouvements

J. BIDET, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

surdéterminé des conjonctures qui définissent à un moment donné des


points de rupture. Et ils portent la marque conjuguée de la classe, de la
« race » et du sexe.
Sans les associations, qui s’inscrivent dans des segments définis de la
société de classe, avec des objectifs très amples, comme les syndicats, ou
plus spécifiques (logement, santé, culture…), la lutte ne peut se struc-
turer dans le long terme et dans sa continuité, dans sa mémoire et son
suivi. Elles jouent un rôle décisif dans le mouvement comme processus
permanent. Elles constituent des communautés, des solidarités durables.

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Mais elles ne peuvent se développer sans se bureaucratiser, oscillant entre
leur être parole-et-mouvement et leur être organisé. Le mouvement vient
en contrepoint et en contradiction des hiérarchies, de leurs privilèges
reproductibles. En cela, il est un principe de dérangement démocratique
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et de recyclage de la pratique de classe. Il en est la respiration vivante.


Le nouvel esprit de parti. La classe fondamentale a cependant besoin
d’un parti qui lui soit propre, capable d’affronter la question politique
dans son ensemble et le plus long terme, de se poser en acteur fonda-
_
mental face aux deux acteurs dominants, désignés comme « la finance »
118 et « l’élite ». La construction d’un tel parti suppose un nouvel esprit de
_ parti, où « parti » est à prendre au sens ancien de connivence organique
au sein d’un mouvement historique. Le parti, en ce sens large, comprend
toute la gamme des syndicats et associations, dont chacune a sa spéci-
ficité (chômeurs, mal logés, précaires, discriminés, etc.), sa temporalité
propre (génération de migrants ou de contaminés, vague d’étudiants,
etc.). Le nouvel esprit de parti est mouvementiste. Il se meut dans tous
les mouvements de la classe fondamentale. Il procède de l’idée que la
pensée stratégique circule transversalement entre les diverses instances
du mouvement et de la conviction que les associations qui se projettent
dans le temps long réapprennent l’essentiel de l’irruption éphémère de
la parole. Il donne la priorité à la formation des acteurs pour la lutte de
classe au quotidien, c’est-à-dire pour la mise en mouvement – versus des
cadres institutionnels. Y compris sa propre mise en mouvement. Ce qui
est autre chose que de se constituer comme un « parti d’avant-garde ».
L’analyse métastructurelle a pour ambition d’aider à comprendre de
quelle façon, dans la substance profonde du tissu social où se forgent
les subjectivités et les mémoires, toutes ces déterminations, toutes ces
contradictions communiquent entre elles. Elle cherche à fonder théo-
riquement le nouvel esprit de parti et l’identité collective de la classe
fondamentale15.
La classe dominante se déploie désormais quasi spontanément en
15. Pour une concrétisation de mon propos, on pourra se reporter, sur mon site, à un ensemble d’articles récemment publiés dans
Le Monde, Libération, L’Humanité, Sarkophage et (avec Gérard Duménil) dans Le Monde Diplomatique.
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bipartisme, sous l’effet de la contrainte majoritaire qui la voue à une


certaine alternance autour d’une ligne mouvante de partage, âprement
disputée. La classe fondamentale se trouve, au contraire, d’emblée
écartelée, dispersée, en proie à ses affinités électives. L’unité entre ses
diverses fractions et les situations contrastées en termes de précarité et de
reconnaissance est d’autant plus difficile que le néolibéralisme poursuit
d’instinct la fragmentation et la dissolution des solidarités. Un parti de
l’alternative était né du foyer que représentait la classe ouvrière du fait
du pouvoir solidaire que lui donnait sa concentration dans l’orbite de

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l’organisation industrielle. Quand ces conditions ne sont plus données,
il ne peut que régresser. D’autres pôles de radicalité, d’autres contextes
de solidarité politiques sont depuis lors apparus, autour de nouvelles
possibilités de reconnaissance mutuelle et d’organisation au sein d’autres
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couches sociales, d’activités plus intellectuelles et d’institutions plus


diffuses. Le cauchemar de la gauche d’alternative tient à la concurrence
destructrice entre ces divers foyers. Elle se trouvait naguère divisée quant
aux mécanismes qui devaient conduire au seuil des changements structu-
_
rels historiquement irréversibles qu’illustrait le « grand récit ». Une fois ce
mirage dissipé, il ne s’agit plus tant de différences entre les programmes. 119
Tous partagent un semblable schème de résistance incessante, de trans- _
formations ou révolutions, grandes ou petites, à définir dans le possible
de chaque conjoncture. Les clivages souterrains tiennent plutôt à tout ce
que l’engagement partisan représente dans la vie des uns et des autres, en
fonction de leurs places respectives, présentes et futures, dans la société,
aux cultures et identités collectives contrastées qui se construisent dans
ces conditions – car un parti est aussi un lieu de socialité, un moment
dans l’existence des individus. La classe fondamentale aura le parti qu’elle
mérite quand on prendra la mesure de ce que la puissance commune tient
précisément à cette diversité critique, aux richesses culturelles-politiques
que chaque composante apporte aux autres.
La thèse fut autrefois avancée que, tandis que le prolétariat se structu-
rait comme classe dans le parti et le syndicat, la bourgeoisie se constituait
en classe dirigeante par l’exercice même de son pouvoir institutionnel. Il
semble qu’en réalité, la classe fondamentale s’affirme, elle aussi, dans les
institutions publiques. Comme le dit Gramsci, la classe devient l’État.
Le parti de l’alternative n’est pas là pour prendre le pouvoir, mais pour
que les citoyens dans leur grand nombre, celui de la classe fondamentale,
gouvernent. Mais les institutions publiques de la démocratie ne sont pas
seulement des espaces à conquérir : ce sont aussi des lieux décisifs de la
formation d’une conscience et d’une pratique politique de masse. La
classe fondamentale trouve notamment un terrain d’existence dans ces
Partis/mouvements

J. BIDET, Classe, parti, mouvement - Classe, « race », sexe

lieux du pouvoir que sont entreprises16 et communautés territoriales (à


commencer par les communes), via les formes syndicat et parti. Toutefois,
elle serait impuissante si elle ne se recyclait sans cesse dans le creuset –
hautement politique, hanté qu’il est par la classe, la « race » et le sexe – des
associations locales et nationales qui affrontent, sous toutes leurs facettes,
les politiques publiques du néolibéralisme, et d’où jaillissent, en général,
les mouvements. Cela aussi est « le parti ».
Le pouvoir est partout, mais le centre est décisif. Et il n’existe pas
d’extérieur à partir duquel on pourrait peser sur lui. Y participer centra-

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lement est donc nécessairement un objectif. L’alliance oblige toujours à
des compromis. S’engager dans cette voie suppose que soit constamment
fournie l’explication publique du choix entre le mal et le pire : telle est la
condition du « prince moderne » dont parlait Gramsci. La politique de
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la classe fondamentale ne peut être menée qu’à la façon savante d’une


expérience dont tous les protocoles seraient publics. Une politique expé-
rimentale, toujours posée comme réversible.
Et cela suppose une culture de classe, fondée sur une analyse et une
_
pratique de classe. On doit pouvoir à chaque instant répondre à un en-
120 semble de questions, qui sont au cœur de la politique. Qui sommes-nous ?
_ Qui sont nos amis ? Qui sont nos ennemis ? Qui sont nos adversaires ?
Nos alliés potentiels ? On ne lutte ni contre le marché, ni contre la bu-
reaucratie, qui sont des abstractions. On lutte contre des forces sociales,
des acteurs sociaux, sujets contre sujets. La lutte de classe se mène au
grand jour. Publicité, disait Kant. Affaire de reconnaissance. n

16. Et cela suppose notamment que soit vaincu « le tabou de la gestion », selon le titre du livre de Jean Lojkine, Éditions de
L’Atelier, 1996.

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