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Langages

Réalité et principe d'immanence


Jean-Claude Coquet

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Coquet Jean-Claude. Réalité et principe d'immanence. In: Langages, 25ᵉ année, n°103, 1991. L'objet sens et réalité. pp. 23-
35;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1991.1605

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1991_num_25_103_1605

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Jean-Claude COQUET
Paris VIII, CNRS

RÉALITÉ ET PRINCIPE D'IMMANENCE

La langue est un objet abstrait où seules comptent les relations entre les termes.
Ce principe d'immanence, tel du moins que l'ont compris les linguistes, ne mériterait
guère de commentaires tant il est connu, accepté et continûment appliqué depuis plus
d'un demi-siècle. C'est le principe qui « fonde la linguistique comme science de la
langue et science des langues » '. Pensée systémique qui n'a que faire de la « réalité ».
Pensée commune pour l'essentiel à Saussure et à Hjelmslev. Le choix est clair : d'un
côté la « pensée scientifique », de l'autre « un réalisme naïf » ; tel est le constat fidèle
établi par A. Martinet dans son célèbre compte rendu des Fondements de la théorie
linguistique : « L'existence d'objets comme autre chose que des termes de relation est
une hypothèse métaphysique dont la pensée scientifique a intérêt à se défaire pour
considérer ce qu'un réalisme naïf appelle des objets comme les points de croisement de
faisceaux d'interpendances et de relations » 2. Depuis, bien des écoles linguistiques se
sont succédé, mais le principe demeure. Quelques repères contemporains devraient
suffire. La « sémantique des relations de vérité entre phrases », dite sémantique
« véri-relationnelle », de R. Martin, se fonde explicitement sur « l'immanence des
phénomènes linguistiques » 3. Il en va de même en sémiotique discursive : pour
affronter des textes réputés obscurs comme les Illuminations de Rimbaud, la règle est
de faire porter la recherche non sur les déviances manifestées mais sur une
organisation transphrastique immanente 4.
Et pourtant le renouveau de l'intérêt pour renonciation devrait nous amener à
reconsidérer sinon le principe lui-même, du moins son champ de validité. Autrement
dit, une question resurgit avec force : quelle que soit l'extension du principe
d'immanence, est-il ou non nécessaire de réserver une place à la « réalité » ?
Pour y répondre au mieux, un retour à l'histoire récente ne paraît pas inutile.
J. Dubois disait : « le principe d'immanence fonde la linguistique ». La formulation
laisserait croire qu'il n'y a qu'une seule linguistique possible et, plus généralement,
qu'une sémiotique possible, qu'une théorie des modes de signifier possible. Or, pour ne
remonter qu'aux années 30, il est clair qu'une distribution s'était faite entre les
tenants d'un immanentisme exclusif « nominaliste » et ceux qui rappelaient les droits
du «réalisme», fût-il «naïf». Dès son petit traité de 32 pages, Anleitung zu
phonologischen Beschreibungen, publié en 1935, Troubetzkoy faisait le partage entre ce
qui lui paraissait indispensable à une étude scientifique, la conceptualisation, et la
prolifération terminologique. Il était entendu qu'on ne pouvait pas faire une science

1. J. Dubois, Grammaire structurale du français : la phrase et les transformations, Larousse,


1969, p. 6.
2. A. Martinet, « Au sujet des Fondements de la théorie linguistique de Louis Hjelmslev »,
BSL 42, 1946, p. 25. La traduction française porte le titre : Prolégomènes à une théorie du langage.
On notera le passage à l'indéfini.
3. R. Martin, Pour une logique du sens, PUF, 1983. p. 13 et 18.
4. J. С Coquet, Le Discours et son sujet, 2, Klineksierk, 1985. p. 11.

23
avec les seuls « faits » et qu'il fallait assumer les concepts алее toutes leurs
conséquences logiques : « La peur des sophismes ne doit pas faire renoncer à la pensée
abstraite ». Mais il fallait aussi prendre garde à ne pas se laisser aller au « plaisir de
forger des concepts (...) comme c'est le cas chez les glossématiciens danois ». Pour
éviter les aberrations du nominalism».:, Troubetzkoy donnait même le remède : ne pas
perdre le contact avec le « matériel concret », en particulier avec la langue poétique.
« II (...) suffit de comparer mes écrits avec ceux de Louis Hjelmslev pour sentir la
différence » •'. La ligne de partage était ainsi bien tracée : soit une science linguistique
tenue pour une sorte d'« algèbre immanente des langues » 6 (c'était le projet de
Hjelmslev salué avec admiration ei solennité quelque vingt années plus tard par son
continuateur, A.-J. Greimas : « Pour la première fois peut-être le terme de
scientifique, attribué à un domaine des sciences humaines, perd son emploi métaphorique » 7.
En somme, une théorie logistique du langage) ; soit une science linguistique intégrant
le « matériel concret » jugé nécessaire par Troubelzkoy. Dans leur analyse
fonctionnelle du matériel sonore, les Pragois jugeaient ainsi « nécessaire et inévitable » de
garder «un certain contact entre phonologie et phonétique» et cela «malgré leur
indépendance de principe » 8. Comment aurait-on pris la mesure du phénomène
poétique, par exemple, si « le côté palpable des signes », le « signifiant », disait-on
dans la tradition de l'Ecole de Prague (ici à l'opposé de Saussure et de Hjelmslev), et
singulièrement la substance phonique acoustique, n'était pas retenue " ? Sur le plan de
la signification, intégrant l'étude du langage en acte, ils adoptaient sans mal le schéma
trifonctiormel de K. Biïhler (1()34). Rappelons-le brièvement bien qu'il soit très
connu: la fonction d'expression (Auadruck) est rapportée au locuteur; la fonction
d'appel (Appell) vise l'allocutaire : la fonction de figuration, de mise en scène
(Darstellung) a pour cible « l'état de choses dont on s'entretient » '". Comment
aurait-on fait l'impasse sur le discours, rintersubjectivité et la référence ? C'est ce que
souligne encore Jakobson, quand il présente, bien des années aprè*. les « caractères et
objectifs de la linguistique contemporaine » ' '. Parmi les événement:-- d'importance, la
précision est significative, il relève « la communication remarquable [de Husserl] du
11 novembre 1935 (' Phénoménologie (1er Spraehe) ». A ce que Ion sait, le philosophe
y avait surtout repris le théine de la cinquième Méditation cartésienne,
1 intersubjeetivité l2. ISous sommes là au cœur de la pensée sémiotique. Faut-d aller
dans le sens préconisé par la théorie logistique du langage? Faut-il maintenir les
droits de la visée phénoménologique 'i Si Ton veut atteindre à « la réalité linguistique
totale », dit Jakobson, projet assurément « métaphysique ». c"e*t -à-dire insensé pour
Hjelmslev, on ne peut en rester au « modèle saussurien de la langue considérée comme
un système statique et uniforme de règles obligatoire* ». Le débat est ainsi bien situé :
d un côté ceux qui adoptent le point de vue statique, coinbinatoire de Carnap. comme
Hjelmslev. de l'autre ceux qui sont attaché* à la notion de d\ nautique. Jakobson est

."). V . С. Л afîèfic « Kx trait* de la ci trn1*) ник lance de N. S. Tri tu bel z ko v ». Lu Linguist i qui1. 1 .
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ponirs Linguistics. \\ de ( i ru \ t it. l()7n. p. 77ii.
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de ceux-là dès le début de sa recherche alors qu'il participe encore au Cercle
linguistique de Moscou (E. Holenstein note « die sehr friïhe Polemik Jakobsons gegen
die Statik » et date de 1919 cette prise de position, op. cit., p. 783). On n'est donc pas
surpris de le voir encore dans ce texte tardif s'opposer à Saussure et inviter l'analyste
à « substituer à [une] construction simpliste et artificielle l'idée dynamique d'un code
diversifié, convertible et adaptable aux différentes fonctions du langage et aux
facteurs d'espace et de temps, tous deux exclus de la conception saussurienne » 13.
Jakobson avait un allié à l'École de Copenhague, Viggo Brendal. A l'encontre de
Hjelmslev, Brendal réclamait le droit à l'existence sémiotique des « catégories
réelles ». Il fallait sans aucun doute prendre en charge, disait-il, les propriétés
formelles du système, mais, ce faisant, sa « matière ou substance » constituait un reste
qu'il aurait été inopportun d'écarter. Suivant en cela la leçon anti-saussurienne
d'O. Jespersen, Brendal achevait ainsi son article fondateur du premier numéro des
Acta Linguistica : « L'étude des catégories réelles, contenu ou base des systèmes, sera
non moins importante que celle de la structure formelle » u. Mais comment
interpréter ce qu'entend précisément Brendal par « catégories réelles » ? Une première
réponse commode est de rapporter le « réel » aux notions déjà avancées de « matière
ou substance ». Il ne s'agit pas d'accéder directement au monde « réel » (à la manière
du premier Husserl, Brendal est fidèle à une phénoménologie transcendantale), mais
de simuler le fonctionnement du langage et son orientation, son « intention ». Brendal
concentre ainsi son analyse sur la première des catégories aristotéliciennes, la
substance ; il la dédouble selon qu'elle est le support du point d'arrivée du discours,
« l'objet de référence », ou de son point de départ, « le sujet de prédication » 15. Le
terminus a quo, c'est aussi la « materia prima », une capacité de forme qui demande
à être remplie ; le terminus ad quem, l'objet transcendantal, c'est la clef de voûte de
l'édifice : quelque chose existe hors du discours vers quoi tout usage concret du
langage est logiquement orienté 16. On aura relevé que Brendal associe les deux
notions, celle de référence (« l'objet de référence ») et celle de prédication (« le sujet de
prédication »). Remarquons au passage que pour l'École de Prague la prédication
avait déjà un statut à part. C'était « l'acte syntagmatique fondamental », disait-elle,
« l'acte créateur de la phrase » n. Elle insistait donc sur l'acte, sans toutefois poser la
question de son auteur. A l'encontre de Hjelmslev pour qui la syntagmatique renvoie
à une simple consecution logique de type et... et..., pour Brendal, la syntagmatique,
c'est un « mouvement ». De même que le langage en se réalisant se développe d'une
façon linéaire, de même — et c'est un problème de syntaxe fondamentale aux yeux
de Brendal — la construction de la phrase suppose un mouvement d'un sujet à son
prédicat ou d'un interlocuteur à son objet : « Une théorie linguistique édifiée sur la
relation seule (cp. la tendance dans ce sens chez les logisticiens comme Carnap) serait
asyntaxique ou dépourvue de construction. La prédication active elle-même (le

13. R. Jakobson, op. cit., p. 517.


14. V. Brendal, « Linguistique structurale », Acta Linguistica, 1, 1939, p. 9-10. (Repris in
Essais de linguistique générale, Copenhague, Munskgaard, 1943, p. 97).
15. Je me réfère ici à une étude très riche de S. E. Larsen : « the substance has a double
constitution : it is both the object of reference and the subject of predication », « A Semiotician
in Disguise : Semiotic Aspects of the Work of Viggo Brendal », The Semiotic Web 86. An
International Yearbook, Th. A. Sebeok and J. Umiker-Sebeok (eds.), Berlin, Mouton de Gruyter,
1987, p. 51. V. aussi p. 54 pour le rapport à Husserl.
16. Je renvoie à Langages 86, 1987, numéro consacré à V. Brendal, que je suis au plus près,
en particulier les p. 33, 80 (pour O. Jespersen), 86 et 97.
17. Dictionnaire de Linguistique de l'École de Prague, Ed. Spectrum, Utrecht / Anvers, 1966.

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mouvement d'un interlocuteur et d'un sujet à un objet et à un prédicat) ferait défaut.
La pensée s'arrêterait, se figerait, mourrait » 18. On peut considérer ce mouvement, me
eemble-t-il, comme analogue, dans son ordre, à l'opération qui consiste à remplir une
place vide, par exemple une variable dans une fonction propositionnelle :
x est mortel — ► Paul est mortel
La construction de la phrase ne devient donc intelligible que si l'on intègre ce
paramètre « spatial », le mouvement. Mais il faut encore ajouter le temps, « ce grand
obstacle à toute rationalité », nous dit Brendal, car la phrase est un « rythme
logique » 19. En tant que rythme, il lui faut du temps pour prendre forme. Une phrase
n'est jamais entièrement déterminée avant sa conclusion. Autrement dit, la «
syntaxe » est réglée par le principe de complétude 20. Si l'on se tourne maintenant vers
cette totalité englobant les phrases, appelée « discours », on dira que ce qui la
caractérise, c'est son intention. Les deux termes sont si bien liés que Brendal écrit
avec un tiret : « discours-intention » et l'oppose à « langue-système ». Il analyse cette
entité comme « une totalité rythmique, un ordre dans le temps (...) où chaque élément
(...) prend place et joue le rôle qui dépend de cette place » 21.
Quant au réfèrent, il est ce qui, placé hors du discours, est néanmoins visé par lui.
Nous l'avons dit, l'étude de la langue ne s'arrête pas à l'examen des rapports internes ;
elle doit intégrer quelque chose d'autre dont l'immanence ne saurait rendre compte.
Ce quelque chose d'autre, c'est le « point de référence » du discours, son « relatum (la
chose mise en rapport) » 22. Brendal se situait volontiers sur la même ligne que
Brentano et Husserl. On peut encore rappeler ici la position de Frege. Pour chacun
d'eux, en effet, le terminus ad quem était bien la référence : « nous avançons
(vordringen) vers la référence (Bedeutung) », disait Frege. Nous allons par le langage
vers les choses. C'est par ce mouvement orienté que nous passons du vide au plein, de
l'absence à la présence, de Sinn à Bedeutung 23. La linguistique structurale ne présente
donc pas ce front uni dont on a voulu longtemps la doter ; seuls les « nominalistes »
ont promu l'idée d'un système sans choses et sans sujet 24.
Une suite au structuralisme dynamique représenté à Prague par Jakobson et par
Brendal à Copenhague allait être donnée quelques décennies plus tard, aux alentours
de 1970, par la linguistique de renonciation. Benveniste en a présenté l'« appareil
formel » dans un texte célèbre ouvrant un numéro de Langages consacré à L'Enon-
ciation, en mars 1970. C'est un point de repère commode 25. Il va de soi cependant que

18. Texte de la Théorie des prépositions cité dans Langages 86, p. 50.
19. V. Brendal, Essais de linguistique générale, op. cit., p. 42 et 95.
20. Ce principe, Brendal l'avait déjà adopté en 1937 étudiant le « rythme logique » de la
série orientée nemo, quis, alius, omnis, tout comme Benveniste le fera en 1948 analysant les
ordinaux et les superlatifs. V. J. C. Coquet, « L'Un et le Tout », Travaux du Cercle Linguistique
de Copenhague, vol. XXII, 1989.
21. V. Brendal, Essais de linguistique générale, op. cit., p. 55.
22. Ibid., p. 63.
23. « Le sens idéal est un vide et une absence qui demandent à être remplis », écrit P. Ricceur
dans son article « La structure, le mot, l'événement », Esprit, 5, 1967, p. 809. Étudiant la
référence, il met en parallèle Frege et Husserl.
24. V. P. Ricceur, Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et humaines,
Mouton-Unesco, II, 2, 1978, p. 1414.
25. Le numéro de Langages comporte un article de Strawson et fait abondamment référence
à Austin, Searle et Grice. Selon F. Armengaud, c'est aussi à partir des années 70 que la
pragmatique, prolongement de la linguistique de renonciation, dit-elle, tente d'unifier le courant
analytique d'Oxford et le courant formaliste, La Pragmatique, PUF, 1985, p. 8 et 18.

26
d'autres textes antérieurs du même Benveniste annoncent celui-ci. Des études sur la
morphologie nominale par exemple, parues en 1948, supposent la présence ou
l'absence d'un acte spécifique d'énonciation, dit acte d'assomption. C'est ce trait
pertinent relié à un changement de suffixe qui permet à Benveniste de distinguer
l'auteur de l'agent 26.
Au lieu de reprendre le parallèle traditionnel langue-parole et énoncé-énonciation,
comme si le problème était ainsi correctement posé une fois pour toutes (d'un côté
l'objet « scientifique », de l'autre l'objet « métaphysique »), on aurait quelque profit,
il me semble, à s'interroger sur la seule énonciation par le biais d'un point aveugle, le
statut accordé à la « réalité » dans l'étude du langage 27.
La solution la plus ordinaire en linguistique a été, rappelons-le, son exclusion. On
peut rétorquer qu'il y a bien dans toute étude de langue un support matériel, les sons,
mais il n'est pas étudié pour lui-même ; seul le système importe : « Ce système est la
seul réalité qui intéresse le linguiste ». Telle est la formule forte, sans appel, qu'on peut
Ure dans le Cours de linguistique générale de Saussure (p. 58). Pour reprendre une autre
expression significative du même auteur, « l'objet extérieur » se définit comme la
chose, le son, le signe graphique. Par cette opération de disjonction préalable, le
langage est, en quelque sorte, expulsé de la réalité. C'est le choix de Hjelmslev, c'est
aussi celui du courant greimassien dans la sémiotique de l'École de Paris. À partir de
telles prémisses, il devient artificieux de ménager une place à renonciation.
Un autre mode d'approche moins drastique est de considérer qu'il y a
correspondance entre les deux grandeurs, le langage et la réalité, son « réfèrent » 28. La
disjonction n'est pas remise en cause mais une relation de nécessité est établie entre
les deux ensembles. Benveniste écrira par exemple que « le langage porte référence au
monde des objets, à la fois globalement, dans ses énoncés complets, sous forme de
phrases, qui se rapportent à des situations concrètes et spécifiques, et sous forme
d'unités inférieures qui se rapportent à des 'objets' généraux ou particuliers, pris dans
l'expérience ou forgés par la convention linguistique » 29. Nous nous rapprochons ainsi
du point de vue logique qui, pour établir la « vérité » de ses propositions, suppose une
« homologie de structure entre le discours et la réalité » 30. La théorie du « tableau »
présentée par Wittgenstein dans le Tractatus en est peut-être la meilleure illustration.
La correspondance floue du linguiste devient chez le logicien une relation en miroir.
Pour autant, elle n'en est pas défendable plus aisément. A quel moment un mot du
langage comme « eau », comme « or », comme « atome », etc. est-il équivalent d'un
locuteur à l'autre ? Que savons-nous de leur « nature » aujourd'hui ? « Les critères de
réalité évoluent », note H. Putnam dans sa critique de la notion de référence.
Comment alors étabUr entre le mot et son réfèrent la correspondance désirée ? Prenons
l'exemple du mot « or » : « Le fait est qu'aucun ensemble de critères opérationnels ne
peut totalement [en] fixer la signification, car au fur et à mesure que nous

26. Noms d'agent et noms d'action en indo-européen, Maieonneuve. Cette distinction conduit
à opposer sujet (l'auteur) au non-sujet (l'agent). V. J. C. Coquet, Le Discours et son sujet, 1,
Méridiens-Klincksieck, 1989, p. 65-66.
27. « Ce que la 'conscience' ne voit pas, c'est ce qui en elle prépare la vision du reste (comme
la rétine est aveugle au point d'où se répandent en elles les fibres qui permettront la vision) »,
remarque M. Merleau-Ponty (Le Visible et l'invisible, Gallimard, 1964, p. 301).
28. Les termes de références, réfèrent, référentiel ne font pas partie du lexique saussurien, ni
d'ailleurs du vocabulaire de l'École de Prague.
29. E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, p. 128.
30. P. Ricœur, Tendances..., II, 2, p. 1269.

27
développons de meilleures théories de la constitution de l'or et des tests plus élaborés
du comportement des substances (y compris le comportement sous des rapports que
nous n'étions pas auparavant capables de mesurer), nous pouvons toujours découvrir
des défauts dans les tests que nous avions précédemment ». Et H. Putnam de
conclure : « La vérité ne transcende pas l'usage » 31.
À ces deux démarches, exclusion ou principe de correspondance, on peut encore
opposer la relation dynamique unissant le langage à la réalité. Nous l'avons vu, c'était
le choix de Brendal. Il faut alors faire retour un instant à la notion de mouvement.
Si l'on intègre dans l'analyse « la langue en emploi et en action », selon l'expression
de Benveniste, on sera amené à ne pas dissocier le mouvement de l'acte de parole. Par
le langage et grâce à lui nous assurons le contact avec le monde. Ce n'est pas un hasard
si Benveniste ou Jakobson ont prêté attention à cette fonction qu'un ethnologue,
B. Malinowski, appelle la « communion phatique » (dans la traduction de
Benveniste). On n'écarte pas la communication, mais, « au fondement de tout, il y a le pouvoir
signifiant de la langue, qui passe bien avant celui de dire quelque chose » 32.
Comprenons que les hommes peuvent n'avoir rien à communiquer ; il n'empêche, par
leur simple bavardage, ils tissent des liens entre eux, maintiennent la cohésion sociale,
manifestent leur convivialité. Malinowski souligne ce dernier point. Il revient donc au
langage d'opérer la médiation entre l'homme et l'homme, entre l'homme et son
environnement. Pour reprendre l'analyse phénoménologique, le langage « s'échappe
vers ce qu'il dit ; il se dépasse et s'établit dans un mouvement intentionnel de
référence » 33.
Introduisons maintenant l'agent ou l'auteur de l'acte (le non sujet ou le sujet selon
mes propositions), et nous devrons prendre en compte son pouvoir de transformation.
Sans doute, en soi, le langage « n'entraîne pas de déplacement corporel », comme
l'impose tel autre «système représentatif», la sculpture, par exemple. Mais il suffit
qu'il soit mis en action, autrement dit qu'il y ait discours (« langue-discours », écrit
Benveniste), pour que les partenaires agissant l'un sur l'autre, se transformant l'un
l'autre, modifient les limites et, ce faisant, le statut de leur « champ positionnel » 34.
Enfin, s'il est vrai que le mouvement est attaché à l'acte de parole et à l'acte du sujet,
il l'est, en premier lieu, au corps, en général absent des analyses linguistiques, comme
si la prédication ne commençait qu'avec la réflexivité, comme si nous devions la
réserver au « sujet ». Or, par mon corps, j'ai puissance sur le monde qui m'entoure, je
le vois, je le touche. Ainsi se dessine une dynamique dont je peux spécifier les traits :
alors qu'une chose est mue, « mon corps, lui se meut, mon mouvement se déploie » ;
partant, ma réflexion s'esquisse : « l'expérience perceptive est comme un premier sol
dont on ne peut se passer » 35.
Nous voici arrivés à la dernière possibilité : la réalité n'est pas une grandeur à
exclure ; elle n'est pas non plus assimilée à la référence, que nous la concevions comme

31. H. Putnam, Représentation et réalité, Gallimard, 1990, p. 76, 131 et 190. A. J. Greimas
notait déjà en 1966, contre des sémanticiens « réalistes » comme S. Ullmann, qu'une
transposition des significations contenues dans les langues naturelles en ensembles signifiants non
linguistiques était impraticable. Sémantique structurale, Larousse, p. 14-15.
32. E. Benveniste, Problèmes..., II, p. 229. Le lecteur de Benveniste aura remarqué qu'il ne
fait pas toujours usage de l'opposition langue / langage. Dans le même article, Benveniste dit
aussi bien : « Le propre du langage est d'abord de signifier » (p. 217).
33. P. Ricœur, Tendances..., II, 2, p. 1520.
34. E. Benveniste, Problèmes..., I, p. 29 et 174 ; II, p. 229.
35. M. Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit, Gallimard, 1964, p. 18 et Le Primat de la perception,
Cynara, 1989, p. 85.

28
correspondance ou comme objet intentionnel. Elle est une grandeur intégrée au
langage. Autrement dit, l'analyse du langage ne peut être conduite convenablement
que si langage et réalité sont considérés comme deux grandeurs qui s'interpénétrent.
La position phénoménologique de Merleau-Ponty me paraît la mieux adaptée pour
serrer au plus près le phénomène. En tout cas, c'est bien elle que Benveniste a adoptée
dans ses études sur renonciation. Précisons avant de poursuivre : Jakobson et
Brendal ont eu recours à Husserl, comme j'ai eu l'occasion de le signaler. Il est
significatif, remarquait par exemple Jakobson, que Brendal termine son article
inaugural du premier numéro des Acta Linguistica de 1939 par une référence aux
« méditations pénétrantes de Husserl sur la phénoménologie » 36. Pour Brendal en
effet, lui qui se présentait comme un « logicien du langage », Husserl avait eu le mérite
d'avoir posé — sinon établi — qu'il y avait « connexion intime entre le discours et sa
logique pure ». Mais les deux linguistes se plaçaient à l'époque des Recherches logiques.
Là n'est pas la référence de Benveniste, mais bien plutôt la phénoménologie du
langage mise en lumière par un disciple néerlandais de Husserl, Hendrik Pos, que cite
Jakobson, et sur lequel s'appuie Merleau-Ponty. Pour Pos, dans une contribution
datée elle aussi de 1939, « Phénoménologie et linguistique », l'entreprise
phénoménologique consiste non à « replacer les langues existantes dans le cadre d'une éidétique
de tout langage possible, c'est-à-dire [à] les objectiver devant une conscience
constituante universelle et intemporelle », — nous resterions alors dans le cadre d'un
langage-objet — , mais à faire « retour au sujet parlant, à mon contact avec la langue
que je parle » 3T. A lire Benveniste, c'est bien ce retour qui est nécessaire si l'on veut
éprouver le langage-réalité 38. Il suffit de reprendre pour s'en persuader l'analyse de
« l'instance de discours », notion qu'il a introduite en 1956. Dans l'acte d'énonciation
(ou acte de discours ou encore acte de parole), elle est double, à la fois formelle et
substantielle ; d'un côté, instance linguistique, l'indicateur « je » par exemple, c'est le
référé ; de l'autre, changement de plan : c'est le réfèrent, c'est-à-dire la personne (ou
l'individu) qui énonce « la présente instance de discours ». À la fois donnée lexicale et
« présence de la personne sans laquelle il n'est pas de langage possible ». « Signe
vide », dit encore Benveniste, élément de paradigme et donc unité substituable par
« tu », « il », « nous », etc., et « signe plein », non substituable ; terme « voyageur » et
terme « ancré », commente P. Ricoeur. On bascule ainsi d'une signification à l'autre
de la même expression « je » ou encore, avec peut-être plus de justesse, on bascule
d'une expression « je » à une position « je » : « Le sujet se pose comme le monde se
montre » 39.
Le lecteur a déjà pu relever le couple présent-présence dans les citations que je
viens de faire de Benveniste ; voilà maintenant la notion de « position » avancée par
P. Ricoeur, mais qu'utilise aussi Benveniste. On se rappelle en effet que, dès 1950, il
fait dépendre la définition du sujet de son inscription dans un « champ positionnel »

36. R. Jakobson, « La Linguistique », Tendances..., op. cit., p. 546.


37. Selon M. Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960, p. 106.
38. Benveniste ne fait état qu'incidemment de la phénoménologie et ne cite jamais, me
semble-t-il, ni Husserl, ni Pos, ni Merleau-Ponty, son collègue au Collège de France.
Inversement, quand Merleau-Ponty a besoin d'un réfèrent linguistique, il se tourne vers G. Guillaume
et non vers Benveniste.
39. E. Benveniste, Problèmes..., I, p. 251-252, 254 et II, p. 68 ; P. Ricœur, Soi-même comme
un autre, Seuil, 1990, p. 65 et « La structure, le mot, l'événement », Esprit, 5, 1967, p. 812. Dans
Soi-même comme un autre, p. 62, Ricœur rappelle, à la suite de Wittgenstein, que « le 'je' peut
être indiqué ou montré, non référé ou décrit ».

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(à quoi fait écho le « champ de présence » husserlien souvent cité par M. Merleau-
Ponty). Benveniste, semble-t-il, est très attentif à bien marquer le rapport d'insertion
du sujet, de son ancrage. Un relevé des occurrences du préfixe « in- » ou de la
préposition « dans » est sur ce point convaincant. Citons-en quelques-unes : Benve-
niste fait état de la « présence du locuteur dans renonciation » et de « l'insertion du
discours dans le monde » ou de « l'insertion du locuteur dans un moment nouveau du
temps et dans une texture différente de circonstances et de discours ». Par ailleurs,
pour dialoguer, le locuteur « énonce sa position » et « implante Vautre en face de lui,
quel que soit le degré de présence qu'il attribue à cet autre » 40. Je pourrais multiplier
les exemples, mais je reviendrai seulement sur une opposition éclairante établie par
Benveniste lorsqu'il désire faire apparaître la distinction entre temps linguistique et
temps chronique. J'insère, dit-il, un événement dans le temps linguistique (le temps
de Fintersubjectivité), alors que je le situe dans le temps chronique (le temps
quantifié). Ainsi solidement ancré, ego (et non le sujet) est considéré comme « centre
de renonciation » 41. À partir de ce point central, et aussi point premier, s'ordonne le
monde des objets qui l'entourent et se développe son activité. En effet, « le système
des coordonnées spatiales se prête (...) à localiser tout objet en n'importe quel champ,
une fois que celui qui l'ordonne s'est lui-même désigné comme centre et repère (...).
L'objet est près ou loin de moi ou de toi, il est ainsi orienté (devant ou derrière moi,
en haut ou en bas), visible ou invisible, connu ou inconnu, etc. » 42. On pourrait
ajouter que l'espace où ego se trouve est ouvert ou fermé sur l'extérieur. C'est ce que
nous apprend l'examen des prépositions latines prae / pro. Utiliser pro, c'est marquer
une extériorité et donc une discontinuité entre ego et l'objet qu'il observe : le navire
s'avance hors du port {prodire) ; inversement, prae indique que l'on reste à l'intérieur
et là pas de discontinuité ; l'observateur et son objet sont liés, même si l'objet occupe
le point extrême du champ : va devant, je te suivrai dans un instant (/ prae, iam ego
te sequar). « C'est en quelque sorte une nécessité interne qui fait surgir sequi à la suite
de prae : une fois énoncé prae, l'objet est figuré comme continu, et le reste doit
'suivre', ne peut pas ne pas suivre, étant continu » 43. Ainsi le monde nous est-il
présent. Il l'est spatialement par les objets qui nous environnent ; il l'est encore
temporellement : « De renonciation procède l'instauration de la catégorie du
présent ». Le présent est « cette présence au monde que l'acte d'énonciation rend seul
possible ». « Continu, coextensif à notre présence propre », il est le « centre générateur
et axial ensemble » du temps. Naturellement, cette présence au monde (Dasein) a vite
ses limites. Dialoguant avec autrui, je n'ai pour repères immédiats que le « hier » et
le « demain » par rapport à mon « aujourd'hui » ; je peux certes élargir un peu mon
champ de présence et me référer à « l'avant-hier » ou à « Г après-demain », mais
au-delà de ces séries parallèles, j'entre dans le temps chronique et je fais appel à la
numération (il y a dix jours que je ne l'ai pas vu ; je le verrai dans dix jours) **.

40. E. Benveniste, Problèmes..., II, p. 67, 83 et 84.


41. Benveniste ne retient pas le syntagme « sujet d'énonciation », comme l'a relevé
C. Normand. Les termes de « centre » ou d'« instance » (v. le préfixe in-) relèvent d'une
perspective phénoménologique. La notion de « sujet », en tant qu'elle est liée à l'opération
d'assomption, est alors seconde. Pour C. Normand, l'absence du syntagme marque un échec dans
l'élaboration d'une théorie de renonciation, « Les termes de renonciation de Benveniste »,
Histoire, Epistemologie, Langage, 8, II, 1986, p. 202.
42. E. Benveniste, Problèmes..., II, p. 69 et 83.
43. E. Benveniste, Problèmes..., I, p. 133.
44. Ibid., Problèmes..., II, p ; 73, 77-78 et 83.

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Puisque Benveniste introduit en 1965 la notion de centre organisateur de l'espace
et du temps, faisant ainsi, au moins implicitement, référence au Dasein, on peut se
demander s'il n'en a pas profité pour modifier ses vues sur l'ego et le sujet. Rappelons
d'abord la formule célèbre : « Est 'ego' qui dit 'ego' ». Est sujet le locuteur. C'est
somme toute la tradition 45. Or parler suppose chez Benveniste un acte concomitant
d'appropriation ou d'assomption de la langue. Le discours, c'est « la langue en tant
qu'assumée par l'homme qui parle » 46. Cependant parler et assumer vont -ils toujours
de pair ? Des formulations sont ambiguës telles que celle-ci où Benveniste coordonne
les prédicats : « se déclarer locuteur et assumer la langue », laissant la porte ouverte
à deux interprétations qui n'impliquent ni l'une ni l'autre l'interdépendance des
procès : il s'agit soit d'une succession temporelle (assumer vient après parler), soit
d'un changement de plan (assumer est un acte logico-sémantique et parler un acte
linguistique). Mais généralement, la pensée de Benveniste ne laisse aucun doute :
parler et assumer sont indissociables. Il dira, par exemple, s'agissant de l'utilisation
des pronoms personnels : « Que l'un des hommes les prononce, il les assume ». Sa
doctrine sur ce point ne me paraît pas varier. On reconnaîtra sans peine dans la
distinction qu'il introduit en 1956 entre le langage comme système de signes et le
langage « assumé comme exercice par l'individu », les deux ordres qu'il dénommera
quelques années plus tard sémiotique et sémantique 47. La question maintenant
rebondit : est-ce que Benveniste établit une différence entre le couple ancien
« ego-sujet » et le nouveau, « ego-centre de renonciation », comparable à l'opposition
heideggerienne entre Ich, le sujet pourvu de jugement, et l'être-là, Dasein ? La
réponse à l'évidence est non. Benveniste n'a sans doute pas eu le temps d'aller
jusqu'au bout de son analyse et de rectifier des propositions où il laisse entendre qu'il
suffit de parler pour être sujet. Or il n'est pas vrai que le langage soit toujours
« assumé » par le locuteur 48. Benveniste évoque d'ailleurs incidemment des situations
dans lesquelles « on se trouve sous l'impulsion d'une force irrésistible » entraînant un
«comportement involontaire». C'est le cas pour le juron, ejaculation brutale,
arrachée par l'intensité du sentiment », ou pour l'excès, quand il traite de la
préposition latine prae ou de la préposition allemande vor, mise en parallèle, appliquée
« exclusivement à des états ou actions involontaires ». Ainsi « pleurer de joie » se dira
chez Plaute : prae laetitia lacrimae prosiliunt mihi et en allemand : vor Freude weinen,
où vor indique [comme prae] l'avancée extrême, résultant d'une impulsion » 49.
Autant d'énoncés relevant du thymique où la notion de sujet paraît singulièrement
impropre. Nous ferions la même remarque si nous prenions en compte non plus
l'imprévisible mais son opposé, l'automatique. Il est devenu banal de faire valoir que
« le langage est recréé dans l'individu par des opérations échappant largement à la
volonté et à la conscience » 50. Les langues en se sémiotisant notent de tels processus.
Benveniste l'a bien montré autrefois dans son essai sur les noms d'agent et les noms
d'action en indo-européen : un suffixe nominal est prévu pour traduire une action

45. Voir l'article Ego du Dictionnaire de linguistique de J. Dubois et alii, Larousse, 1973.
46. E. Benveniste, Problèmes..., I, p. 266.
47. Ibid., Problèmes..., II, p. 68 et 82.
48. Dans le Dictionnaire de linguistique déjà cité, « ne pas assumer » renvoie à une distance
introduite par le locuteur entre lui et son énoncé : Paul viendra peut-être demain. « Peut-être »
est la marque de cette distance. Le point de vue de Benveniste est tout autre.
49. E. Benveniste, Problèmes... I, p. 137 et II, p. 138, 139 et 257.
50. N. Chomsky, « Les conférences Whidden », Réflexions sur le langage, Flammarion, 1981,
p. 13.

31
programmée. La double identité du Prométhee d'Eschyle témoigne de ce fait. En
exécutant ce qu'on attendait de lui, il a changé son statut : héros historique, auteur
d'un exploit, il avait été donateur du feu ; le voici maintenant héros légendaire : il est
devenu un simple donneur de feu et il ne sera plus envisagé que du point de vue de
sa fonction 51.
Pour éviter l'extension abusive de la notion de sujet, dont on relève des exemples
même chez Merleau-Ponty 52, l'analyste est donc conduit à proposer une classe
actantielle construite sur l'exclusion du jugement, celle du non-sujet, où le préfixe
non- marque l'absence, comme dans l'opposition privative. En me plaçant sur un plan
général, je dirai qu'il faut poser la bivalence de l'actant : sous l'une de ses formes, celle
du sujet, il asserte sa parole et ses actes ; sous l'autre, il se contente de les prédiquer.
Aussi bien la prédication suffit-elle à caractériser le non-sujet alors que prédiquer et
asserter, combinés en un seul procès, caractérisent le sujet 53. Pour mettre en scène son
univers (Darstellung), l'instance énonçante prédique ; pour la prendre à son compte,
elle asserte. Ainsi, lorsque Balzac écrit : « 'Etre aimé d'elle, ou mourir !' tel fut l'arrêt
que Sarrasine porta sur lui-même », il présente le jeune sculpteur comme un sujet
passionné mais un sujet (« tel fut l'arrêt »). En ajoutant aussitôt : « II était si
complètement ivre qu'il ne voyait plus ni salle, ni spectateurs, ni acteurs, n'entendait
plus de musique. Bien mieux, il n'existait pas de distance entre lui et la Zambinella,
il la possédait, ses yeux, attachés sur elle, s'emparaient d'elle », il marque la perte du
jugement (l'hallucination visuelle) et la transformation brutale en non-sujet. Le
champ de présence linguistique, comme dit Merleau-Ponty, a changé. L'univers que
prédique (que met en scène) le non-sujet est totalement disjoint de l'univers asserte
par le sujet 54.
On peut maintenant faire un pas de plus et chercher à préciser les modes
d'apparition et de distribution du non-sujet. Ancré avec le sujet dans ce centre
générateur d'espace et de temps que Benveniste a dénommé « centre de l'énoncia-
tion », il constitue l'une des composantes du prime actant, l'autre étant le sujet
lui-même 55. Il alterne avec lui comme l'ont montré ou impliqué les citations
précédentes de Benveniste et de Balzac, ou bien il en forme en quelque sorte le
soubassement permanent. J'illustrerai ces deux cas de figure par des emprunts à
Merleau-Ponty citant son texte de référence habituel, La Recherche du temps perdu. Et
d'abord, ce rappel « que le langage nous a et que ce n'est pas nous qui avons le
langage. Que c'est l'être qui parle en nous et non nous qui parlons de l'être » 56.
L'expérience qui retient ici l'attention de Merleau-Ponty est celle de la sonate de
Vinteuil. Elle a ce mérite de nous dévoiler une propriété remarquable du monde
perçu : la nécessité. La force irrésistible dont parle Benveniste, jamais la pensée

51. E. Benveniste, Noms d'agent..., op. cit., p. 16, 49-50, 61. L'étude des suffixes implique
l'étude des procès ; autrement dit, la morphologie dépend de la syntaxe et de la constitution de
la notion de « sujet » et, finalement, de « non-sujet ».
52. On lit ainsi dans Le primat de la perception, op. cit., p. 49, cet énoncé : « Ce sujet qui
assume un point de vue, c'est mon corps en tant que champ perceptif et pratique... ».
53. Formulation déjà ancienne que je peux reprendre telle quelle ; J. С Coquet, « Les
modalités du discours », Langages 43, 1976, p. 68.
54. Certaines langues ont la possibilité de marquer morphologiquement l'univers du sujet.
Ainsi le comox, langue amérindienne, où le syntagme verbal peut se terminer par un suffixe
« assompteur d'énonciation », dit C. Hagège, Le Comox lhaamen de Colombie britannique,
Amerindia, 2, Association d'Ethnolinguistique Amérindienne, Paris, 1981, p. 121-122.
55. J. C. Coquet, Le Discours... I, op. cit., p. 206.
56. M. Merleau-Ponty, Le Visible et l'invisible, Gallimard, 1964, p. 247.

32
reflexive ne l'éprouvera aussi bien que la perception ; ainsi le violoniste qui, à l'écoute
des « cris soudains » du piano, « se précipite sur son archet pour les recueillir ». Et
Merleau-Ponty de commenter : « Ces tourbillons ouverts dans le monde sonore ne font
enfin qu'un seul (...). L'être invisible et, pour ainsi dire, faible, est seul capable de cette
texture serrée » 57. En contact avec la réalité première, ce que Merleau-Ponty appelle
« l'être brut », le non-sujet est l'agent qui « rend présent une certaine absence » 58. Et
cette opération de saisie de la chose même n'est possible que parce qu'il occupe une
position anté-assertive 59. Une autre manière d'apprécier le statut du non-sujet est de
le considérer avant qu'il ne cède graduellement la place au sujet. Le texte de Proust,
il s'agit du réveil du narrateur, est cité dans Phénoménologie de la perception. Quand
je me réveille, écrit-il, les choses, les pays, les années tournent autour de moi. La
fonction du corps, puisque « l'esprit » est défaillant (« mon esprit s'agitant pour
chercher, sans y réussir, à savoir où j'étais »), consiste à ébaucher « une sorte de
réflexion », dit Husserl, à émettre des hypothèses de reconnaissance des formes :
« Mon corpe, trop engourdi pour remuer, cherchait, d'après la forme de sa fatigue, à
repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des
meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. Sa mémoire,
la mémoire de ses côtes, de ses genoux, de ses épaules, lui présentait successivement
plusieurs des chambres où il avait dormi, tandis qu'autour de lui les murs invisibles,
changeant de place selon la forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les
ténèbres » 60. Le corps propre nous invite ainsi à élaborer une sorte de « topologie
première qui est le site du savoir avant le savoir » 61. Les objets sont là, mais dans le
désordre et sous une forme changeante. Pour passer du pré-logique au construit, du
non-sujet au sujet, il faut qu'ils perdent leur plasticité et qu'ils retrouvent leur
stabilité, leur lieu et leur époque. Là encore les « expériences de la chair » sont le
medium indispensable pour que se mette en place le champ positionnel du sujet.
On voit comment se sont dessinés les domaines de réalité. Dans la perspective
phénoménologique ouverte en linguistique par Benveniste, le premier domaine est
celui de la prédication. Par la prédication nous manifestons notre insertion dans le
monde. Le second domaine de réalité, que l'on peut considérer comme le corrélat
objectif du premier, est celui de l'assertion. Le premier peut exister sans le second,
mais le second ne peut exister sans le premier. Il n'y a pas de sujet qui soit privé de
prédication. Reste à dire l'essentiel : le second domaine est aussi le lieu où « l'irréfléchi
est compris et conquis par la réflexion », autant dire par l'ego 62. Ainsi s'accomplit le
retour à Benveniste.

57. Ibid., p. 199. Le texte de référence se trouve dans M. Proust, À la recherche du temps
perdu, I, Gallimard, 1968, p. 351-352.
58. M. Merleau-Ponty, L'Œil et l'esprit, op. cit., p. 85.
59. Le phénoménologue dirait « anté-prédicative ». Mais le réaménagement des concepts me
conduit à convertir cette formulation en « anté-assertive ».
60. J'abrège la citation que fait M. Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception,
Gallimard, 1945, p. 211, de M. Proust, op. cit., p. 6.
61. J. Hyppolite, « Existence et dialectique dans la philosophie de Merleau-Ponty », Les
Temps modernes, 184-185, 1961, p. 236.
62. M. Merleau-Ponty, Le primat de la perception..., op. cit., p. 56.

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