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LE STATUT TRANSCENDANTAL DE L'ENTHOUSIASME

Pedro Pimenta

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2008/3 n° 59 | pages 365 à 377


ISSN 0035-1571

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Le statut transcendantal
de l’enthousiasme 1

RÉSUMÉ. — L’objectif de cet article est d’examiner la notion kantienne d’enthou-


siasme d’un point de vue transcendantal. Il existe, dans le Conflit des facultés, un texte

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fameux sur l’enthousiasme, où Kant déclare que la Révolution française, événement
illégal aux terribles conséquences, est pourtant l’occasion pour les spectateurs qui le
contemplent de ressentir quelque chose qui touche à l’enthousiasme. La question est
donc de savoir quels sont les droits transcendantaux de ce sentiment contradictoire, qui
semble à la fois violer les préceptes de la raison et renforcer ce qu’il y a de plus noble
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dans cette faculté, c’est-à-dire la possibilité d’une détermination de la volonté humaine


selon des fins purement morales. Un relevé de quelques points de la philosophie critique
peut être utile pour déterminer plus précisément la position du sentiment de l’enthou-
siasme dans le jeu des facultés rationnelles, tel que le conçoit Kant.

ABSTRACT. — The aim of the article is to examine Kant’s notion of enthusiasm from
a transcendental point of view. Kant’s most famous text concerning enthusiasm is that
of the Conflict of the Faculties in which he famously declares that, although an event
that is in itself illegal, and attended with terrible consequences, the French revolution
is the occasion for spectators to feel something that borders on enthusiasm. In order to
explain the nature of this feeling (Gefühl), as conceived by Kant, the article examines
some passages of the Critique of Judgment so as to show the terms in which Kant
conceives this sort of experience as regulated by principles of the faculty of judgement
(Urteilskraft) and distinguishes it from the mere pathological affection of the human will
by objects of experience that deviate it from the imperative of reason (a subject that is
discussed in the Critique of Practical Reason).

La préface à la deuxième édition de la Critique de la raison pure est connue


pour l’inflexion de l’argument qui vise la garantie des droits de la raison pure
dans son « extension pratique ». Si la première préface semblait implacable dans
sa destitution des droits spéculatifs de la métaphysique, tout l’argument du texte
de 1787 vise à montrer que la contrepartie de la limitation de la connaissance
est l’augmentation d’une certaine espèce de savoir. Le ton conciliateur de Kant

1. À quelques modifications près, ce texte est celui de la communication présentée lors du


colloque d’octobre 2003. Je remercie M. Laurent JAFFRO, Mme Claire CRIGNON-DE OLIVEIRA et les
participants qui m’ont honoré de leurs suggestions quant à l’argument de mon texte.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 3/2008


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ne laisse pas de doute : l’intention de la Critique n’a jamais cessé d’être la


restauration de la métaphysique, et non pas sa destruction – ce qui d’ailleurs
peut être déjà entrevu dans la préface de 1781, si l’on a lu auparavant celle de
1787, ou quelque commentaire à son sujet 2.
La conclusion de cet argument, en revanche, est moins souvent évoquée et
un peu plus « militante ». Selon Kant, la Critique non seulement devra contri-
buer au bien de la métaphysique future, l’édifiant comme science, mais jouera
également un rôle actif dans le combat contre les ennemis de la bonne philo-
sophie :

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Par la critique seulement peuvent être coupés à la racine même le matérialisme, le
fatalisme, l’athéisme, l’incrédulité des esprits forts, l’exaltation et la superstition, qui
peuvent être universellement nuisibles, enfin aussi l’idéalisme et le scepticisme, qui
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sont dangereux davantage pour les écoles, et peuvent difficilement passer dans le
public 3.

Ce catalogue de maux, que « seule » la critique peut « couper à la racine »,


pourrait être lu comme un symptôme des préjugés psychologiques du XVIIIe siè-
cle, ou bien interprété dans un sens social. La première gamme – matérialisme,
fatalisme, etc. – atteint les « esprits forts », d’où l’on peut conclure que les
faibles ou dépourvus d’initiative propre seraient immunisés contre sa contagion.
Cette inférence est du reste légitimée par les passages dans lesquels Kant se
réfère aux hommes qui s’habituent à la servitude intellectuelle, à ceux dont
l’esprit devient peureux et dépourvu d’initiative propre 4. Ce qui nous amène au
second groupe, qui rassemble « fanatisme et superstition » dont tout un chacun
peut être victime. Ces derniers défauts pourraient n’être que l’apanage des
faibles d’esprit, mais Kant suggère que s’ils ne se rencontrent en tant que tels
et le plus souvent que chez les faibles d’esprit, l’incrédulité peut également se
transformer en une espèce de fanatisme, nous menant ainsi à adopter le maté-
rialisme, le fatalisme et l’athéisme de manière superstitieuse, c’est-à-dire comme
principes de connaissance, de croyance et de conduite, non passibles de vérifi-
cation. Enfin, « scepticisme et idéalisme » sont pratiquement inoffensifs car ils
n’atteignent que ceux qui étudient et ne peuvent léser que l’intérêt des écoles – ce
qui s’explique par l’habitude académique malsaine de se dérober au libre exa-

2. Rappelons ici celui de Rubens Rodrigues TORRES FILHO, « Dogmatismo e antidogmatismo :


Kant na sala de aula », dans Ensaios de Filosofia Ilustrada, São Paulo, 2004.
3. KANT, Critique de la raison pure, B XXXIV, dans F. ALQUIÉ (éd.), Œuvres philosophiques,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, vol. I, p. 750-751.
4. KANT, Qu’est-ce que les Lumières ?, A 482-483, dans F. ALQUIÉ (éd.), Œuvres philosophiques,
Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1985, vol. II, p. 209-210.
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men des propositions qui forment un savoir consacré 5. Ce passage est rédigé
dans un esprit défensif : Kant semble désireux de se prémunir contre toute
insinuation que sa critique, un genre original de philosophie, puisse être l’alliée
de l’une quelconque de ces tendances qui s’installent quand nous avons le libre
usage de la raison. Que ce soit chez l’incrédule irresponsable, chez le pauvre
superstitieux ou chez l’homme qui cultive l’usage de la raison comme simple
räsonieren, on retrouve la même tendance : l’attachement aveugle à des prin-
cipes que l’on prétend corrects et que l’on dérobe au libre examen. La typologie
proposée par Kant a un effet comique dévastateur, si l’on songe à la continuité

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qu’il y a entre ces groupes et aux associations inattendues que cette continuité
rend possibles. Ainsi nous pourrions voir, dans le philosophe, un superstitieux,
dans le libre penseur, un fanatique, et dans le superstitieux, un sceptique.
On ne peut nier la fertilité du champ où s’articulent ces états d’esprit et ces
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postures intellectuelles, et il est difficile de les accepter comme de simples


catégories psychophysiologiques (ce que certaines d’entre elles ne laissent pas
d’être), ne serait-ce que parce que la fonction de ce catalogue se résume à
donner une idée de ce qu’est la critique en montrant de quoi elle est capable
contre les adversaires de la philosophie. Ce que l’argument de Kant demande
emphatiquement, c’est que l’on considère ces figures comme des variantes d’un
même mal, auquel on pourrait donner le nom provisoire d’obstination : la
critique coupe chacun de ces maux à la racine précisément parce qu’elle est
critique, c’est-à-dire parce qu’elle procède par le libre examen de la possibilité
de toutes les doctrines philosophiques, questionnant jusqu’à sa propre légitimité.
S’il n’en était pas ainsi, il y aurait quelque chose comme un « dogmatisme de
la critique », le désir d’être légitime simplement pour se présenter en tant que
telle. Ce n’est pas un hasard si Kant demande pour cette nouvelle méthode
philosophique une légitimité historico-culturelle :

[La critique] n’est évidemment pas l’effet de la légèreté, mais du jugement mûr d’un
siècle qui ne se laisse pas davantage amuser par une apparence de savoir ; elle est la
mise en demeure adressée à la raison de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes
ses tâches […] 6.

La transparence avec laquelle la raison s’examine elle-même dans la Critique


de la raison pure répond à une exigence d’époque, d’un temps plus mûr, qui
est aussi un impératif de rigueur : il s’agit de discerner ce qui est apparent de
ce qui vaut, de fait, dans le savoir philosophique. La connaissance de la raison

5. Critique de la raison pure, op. cit., B XXXV, p. 751.


6. Critique de la raison pure, op. cit., A XI, p. 727.
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en elle-même définit la critique. À ce mode de réflexion s’oppose le dogma-


tisme :

[…] c’est-à-dire à la présomption de progresser seulement avec une connaissance pure


par concepts (la connaissance philosophique), d’après des principes tels que ceux que
la raison emploie depuis longtemps, sans chercher à savoir comment et de quel droit
elle y est parvenue. Le dogmatisme est donc le procédé de la raison pure sans critique
préalable de son propre pouvoir 7.

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La critique s’oppose au dogmatisme, tendance inhérente à la pratique de la
philosophie qui fait du tort à celle-ci comme science. Le dogmatisme est ainsi,
par définition, moins nocif et plus acceptable que les autres maux cités par
Kant. Il faut donc chercher à savoir s’il n’y a pas de bonnes raisons à ce que
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réapparaisse sa figure de forme récurrente tout au long de l’histoire de la


philosophie. La Critique de la raison pure ne fait pas autre chose. Mais n’y
a-t-il pas une affinité entre le dogmatisme et les troubles les plus extrêmes,
comme le fanatisme et l’enthousiasme ? Le matérialisme et le scepticisme ne
sont-ils pas des infirmités philosophiques ? Le dogmatisme semble être cette
obstination mentionnée plus haut : il suffit d’être philosophe et d’être doté de
passions pour être victime d’un désordre de l’esprit qui rend impossible tout
examen critique de la propre raison.
C’est ce que suggère l’opuscule Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, qui
attribue la superstition et le fanatisme à rien moins qu’au philosophe spéculatif
lui-même, dont les élucubrations auraient pour résultat le plus immédiat
l’athéisme, le matérialisme et le fatalisme. Les principes de la raison, lorsqu’ils
sont pris sans examen préalable, ou sans critique, sont insuffisants en eux-mêmes
pour éviter que nous soyons conduits à des doctrines qui ne sont en aucune
forme conciliables avec nos croyances. Les cas analysés par Kant sont illustra-
tifs : Moses Mendelssohn, qui veut parvenir, dans le sillage de Leibniz, jusqu’à
la connaissance rationnelle de Dieu, et Friedrich Jacobi, qui, refusant d’accorder
à la raison une capacité si vigoureuse, ampute cette faculté et, par voie de
conséquence la métaphysique, de son plus grand intérêt. Par des voies opposées,
tous deux arrivent à l’incrédulité, l’un attribuant à la raison ce qu’elle ne peut
faire, l’autre lui refusant ses droits les plus élémentaires 8. Par excès ou par
manque de confiance, tous deux sombrent dans une même Schwärmerei – mot
que nous avons trouvé dans la seconde préface traduit par fanatisme et que nous
sommes maintenant contraints de rendre par débordement ou exaltation –, état

7. Critique de la raison pure, op. cit., B XXXV, p. 751.


8. Voir Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? (6e éd.), trad. et notes A. PHILONENKO, Paris,
Vrin, 1988.
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d’esprit qui, opposé à la détermination de la raison par elle-même caractéristique


de l’homme des lumières, s’approche de l’obscurantisme 9.
On voit donc les immenses difficultés qu’il y a à embrasser toutes les retom-
bées du dogmatisme philosophique. Cette polémique entre les deux philosophes,
dans laquelle Kant intervient, possède un caractère public. Elle est engagée dans
des revues allemandes de l’époque, suivie par les hommes de lettres en général,
touche à la réputation d’un auteur célèbre, Lessing, décédé en 1781 et célébré
par Jacobi comme un adepte des enseignements de Spinoza. Ce scénario montre
combien il est dangereux d’isoler les discussions philosophiques de l’environ-

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nement dans lequel elles ont été engagées, où les idées se transforment en
marionnettes entre les mains des polémistes. La préoccupation de Kant semble
ainsi justifiée :
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Si donc la raison, dans des questions relatives aux objets suprasensibles, telles l’exis-
tence de Dieu et la vie future, se voit contester le droit qui est le sien de parler la
première, une porte grande est ouverte à toute forme d’extravagance, de superstition
et même à la manie de l’athéisme 10.

Rêveries – Schwärmerei – un « détachement de la réalité » suivi d’une exaltation


qui nous amène à adopter des doctrines absurdes, en raison de notre superstition,
de notre croyance en un monde intelligible plein d’objets qui seraient à notre
portée, par la voie de la raison, ainsi que le veut Mendelssohn, ou par celle de
la foi, comme le veut Jacobi. Ce que Kant revendique pour la raison, c’est le
droit de se prononcer sur de telles questions : sans rien connaître, nous pouvons
encore penser.
D’où l’importance d’examiner, dans une critique de la raison, le registre
discursif du philosophe, la syntaxe dont il use, la rigueur de ses raisonnements
et de ses arguments, la stabilité de son vocabulaire. Le langage de l’exaltation
ne confère pas toujours aux textes des airs ouvertement déclamatoires. La plu-
part du temps, comme dans les cas de Mendelssohn et de Jacobi, le dogmatisme
s’exprime sous un mode parfaitement philosophique, recourant au « langage de
raison » au milieu des débordements les plus délirants 11. Le philosophe critique,
au contraire, veille à ce que son langage soit fidèle à l’investigation des principes

9. C’est ce qu’explique R. R. TORRES FILHO en note du passage des Lettres de Schelling à propos
du commentaire kantien de la polémique Mendelssohn/Jacobi : « Il n’y a pas de correspondant
exact pour le mot allemand Schwärmerei. La traduction proposée ici – delírio (délire) – n’est valide
que si elle est prise dans un sens culturel et non psychologique, et comprise, en portugais, dans ce
sens figuré qui réunit les deux significations du mot en allemand : 1º débordement, perte de soi
dans l’irréalité ; 2º exaltation, enthousiasme. » F. W. J. VON SCHELLING, Obras escolhidas, trad.
R. R. TORRES FILHO, São Paulo, 1980 (3e éd.), p. 23.
10. Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, A 323, op. cit., vol. II, p. 541.
11. Ibid., A 327, p. 545.
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de la raison pure. Son génie ne provient pas de la découverte de ce qui est


au-delà de la raison, mais de ce qui constitue cette faculté. En sera-t-il pour
autant à l’abri du dogmatisme et autres fléaux similaires ?
S’il est vrai que le philosophe dogmatique peut devenir fanatique à mesure
qu’il s’éloigne du libre examen des principes de la raison et s’enfonce dans le
délire, dans la superstition et dans l’athéisme, il n’en est pas moins vrai que le
philosophe critique se reconnaîtra ouvertement, dans certaines circonstances,
comme un enthousiaste – c’est le cas dans le texte concernant la Révolution
française 12. Ce passage semble légitimer l’enthousiasme en tant que sentiment

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moral, lié, donc, à la raison. Mais voici simplement ce qu’il dit : que notre
« sympathie » (Teilnehmung) de spectateur désintéressé « touche de près »
l’« enthousiasme » (Enthusiasmus), signe d’une « disposition morale du genre
humain ». Kant ne dit en aucune façon « nous sommes pris ou emportés par
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l’enthousiasme », et cette précaution semble justifiée, eu égard à la proximité


sémantique que nous avons vue se manifester entre enthousiasme et fanatisme
(exaltation et délire). Pourtant notre sympathie n’est ni froide ni neutre : nous
nous sentons poussés à juger l’événement que nous avons devant nos yeux, tout
comme s’il s’agissait d’un spectacle qui nous émouvait. Il convient donc de
poser la question : comment peut-on s’exalter sans délirer ? Pour cela il faut
examiner une distinction établie dans les Fondements de la métaphysique des
mœurs (1784). La notion d’« intérêt » y est mise en rapport avec la volonté
humaine :

On appelle inclination la dépendance de la faculté de désirer à l’égard des sensations


[…]. Quant à la dépendance d’une volonté qui peut être déterminée d’une façon
contingente, à l’égard des principes de la raison, on l’appelle un intérêt 13.

À partir de cette définition Kant affirme qu’il faut distinguer entre, d’une part,
« agir par intérêt » et déterminer sa volonté selon un principe de raison qui
correspond à la satisfaction d’un mobile sensible, et, d’autre part, « prendre
intérêt » au principe de l’action et agir selon les principes de la raison qui
considèrent les mobiles sensibles comme des moyens et non comme des fins.
La distinction entre intérêt pathologique et intérêt pratique s’accompagne d’une
série d’autres distinctions : dans le premier cas il s’agit d’un impératif hypo-
thétique ou technique, dans le second d’un impératif catégorique ; dans l’un, la
raison se détermine à partir d’une maxime conditionnée, dans l’autre, à partir
d’un principe inconditionné. Plus surprenante encore, peut-être, est l’affirmation

12. KANT, Conflit des facultés, II. 6, trad. J. GIBELIN (4e éd.), Paris, Vrin, 1988, p. 101.
13. KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, A 39, op. cit., vol. II, p. 275.
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que dans notre intérêt pratique il y a « un sentiment spontanément produit par


un concept de la raison, et par là même spécifiquement distinct de tous les
sentiments du premier genre, qui se rapportent à l’inclination, ou à la crainte 14 ».
Un tel sentiment, on le sait, est celui du « respect » (Achtung) pour la loi morale.
Si l’on écarte les analyses bien connues de ce point et ses nombreuses impli-
cations pour une interprétation de la morale kantienne, on trouve quelque chose
de curieux ; car s’il est vrai que la notion de sentiment ne s’identifie pas au
XVIIIe siècle à la sensibilité ou à la passion, il n’en est pas moins vrai qu’on ne
trouve, chez les auteurs du XVIIIe siècle, rien de semblable au « sentiment trans-

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cendantal », c’est-à-dire fondé sur la raison, que propose Kant. Par ailleurs,
dans la Critique de la raison pratique (1787), on peut lire ceci :

Nous pouvons bien voir a priori que la loi morale, comme principe déterminant de
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la volonté, par cela même qu’elle porte préjudice à toutes nos inclinations, doit
produire un sentiment qui peut être appelé de la douleur, et c’est ici le premier et
peut-être aussi le seul cas où il nous soit permis de déterminer par des concepts a
priori le rapport d’une connaissance (qui est en l’occurrence celle de la raison pratique)
au sentiment du plaisir ou de la peine 15.

Nous avons un sentiment « négatif », un déplaisir incommensurable à faire


violence à nos inclinations et un plaisir également sans mesure à adopter comme
principe de conduite un impératif qui se fonde sur l’idée de la liberté et nous
renvoie, dans notre propre esprit, à rien moins qu’à une instance suprasensible.
Ce véritable clivage, que chacun peut expérimenter en soi-même, entre un
monde sensible et un monde intellectuel, cette scission d’une même subjectivité
en un être pathologique et en un être moral permet à Kant d’affirmer que nous
pouvons « connaître a priori » dans notre sentiment « une sensation de déplai-
sir » qui est sentie comme une « humiliation ». Cette humiliation de notre intérêt
sensible est expérimentée par l’intérêt moral comme « exaltation » (Erhebung),
ce qui nous procure la connaissance a priori d’un plaisir 16.
Nous comprenons maintenant le pourquoi de la formule kantienne selon
laquelle nous aurions, nous spectateurs de la révolution en France, « une sym-
pathie qui touche de près à l’enthousiasme », qui n’est cependant pas à propre-
ment parler de l’enthousiasme. Ce qui sépare le « prendre parti » ou le « choisir
son camp » (Teilnehmung) d’un pur et simple enthousiasme, c’est la pondéra-
tion, ou contention temporaire du mouvement impétueux de la passion. Comme
l’explique l’Anthropologie :

14. Ibid., A 16, p. 260.


15. KANT, Critique de la raison pratique, A 129, dans Œuvres philosophiques, vol. II, p. 696.
16. Ibid., A 132-140, p. 698-703.
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Dans l’affection l’esprit surpris par l’impression perd l’empire de soi-même. Elle se
déroule dans sa précipitation : c’est-à-dire qu’elle croît rapidement jusqu’au degré de
sentiment qui rend la réflexion impossible (elle est inconsidérée) 17.

Cette définition met en valeur le rôle du temps. La vitesse de la sensation, sans


doute imprimée par sa force, lui donne une intensité telle que le sentiment
résultant est réfractaire à toute pondération ou considération. Atteints et troublés,
nous sommes incapables de réfléchir sur ce sentiment, de trouver en nous une
règle ou un principe qui puisse en venir à bout. Or, nous savons que la tâche

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de la Critique de la faculté de juger est de trouver, parmi les pouvoirs de l’esprit,
le siège du principe transcendantal du plaisir et du déplaisir 18. Il est donc naturel
que l’enthousiasme se trouve parmi les thèmes traités par Kant dans la troisième
Critique. Il y a une sorte d’énigme à déchiffrer : en raison des circonstances,
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c’est justement quand l’expérience passionnelle devient plus intense qu’elle se


renverse en une détermination morale. Or, raison (transcendantale) et affection
(empirique) sont dissociées par définition ; l’enthousiasme semble offrir une
connexion entre ces instances.
La conclusion est sans équivoque : c’est dans la détermination pratique de
la volonté par la loi morale que se trouve le principe a priori de notre sentiment
(Gefühl) de plaisir et de déplaisir, principe de législation du sensible par
l’intellectuel qui donne à connaître des états de sensibilité de l’esprit avant
qu’ils ne soient expérimentés de fait en tant que tels. Il s’agit d’un véritable
retournement du principe d’analyse qui oriente les conclusions des moralistes,
étant donné que dans la Critique de la raison pratique, l’« affection » (Affekt)
est pensée comme subordonnée au sentiment, à tel point qu’elle en devient le
signe :

Ce qui se rapproche déjà davantage de ce sentiment est l’admiration (Bewunderung),


et celle-ci, comme affection, c’est-à-dire l’étonnement (Erstaunen), peut aussi se
rapporter à des choses […]. Mais tout cela n’est point du respect 19.

17. KANT, Anthropologie, § 74, trad. M. FOUCAULT, Paris, Vrin, 1964.


18. « La Critique du jugement commence en se demandant : y a-t-il une forme supérieure du
plaisir et de la douleur ? » G. DELEUZE, La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1962, p. 10.
19. Critique de la raison pratique, A 136, p. 701. Voir aussi : « les affects sont spécifiquement
différents des passions. Ceux-ci se réfèrent uniquement au sentiment ; celles-là ressortissent à la
faculté de désirer et sont des penchants qui rendent plus difficile ou interdisent toute possibilité de
déterminer grâce à des principes de libre arbitre. Ceux-ci sont tumultueux et sans préméditation,
celles-là durables et réfléchies ». Critique de la faculté de juger, B 121, dans Œuvres philosophiques,
vol. II, p. 1045. Pour une explication philologique de la différence entre « affection » (Affekt),
« passion » (Leidenschaft) et « émotion » (Rührung), voir A. MARKOWIAK, Anthropologie – De la
faculté d’imaginer, Paris, Ellipses, 1999, pp. 85-87.
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Le statut transcendantal de l’enthousiasme 373

Car dans le sentiment une seule qualité est prise en considération : l’humanité.
On trouve, dans l’Analytique du sublime, l’explication définitive de la mécanique
qui produit l’enthousiasme. Entrent en jeu, à propos de l’enthousiasme, des
affections que le langage commun traite comme interchangeables, mais que la
philosophie peut et doit distinguer : il s’agit de distinguer entre l’« étonnement »
(Verwünderung), affect provoqué par la représentation d’une nouveauté qui
dépasse l’attente, et l’« admiration », un « étonnement qui ne cesse pas avec la
disparition de la nouveauté » 20. Le temps est la circonstance décisive : la dura-
bilité est ce qui différencie ces affections à première vue si semblables. La

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stupéfaction est un sentiment intense et fugace, elle nous surprend et passe vite ;
l’admiration surprend, mais avec une intensité qui perdure au-delà de l’impact
initial. Il y a ici une différence ténue par rapport à la Critique de la raison
pratique, qui prenait admiration surtout dans le sens d’étonnement, sans la
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distinguer de la stupéfaction. La Critique du jugement est plus précise :

L’étonnement est un choc particulier de l’esprit (Anstoss des Gemuts) qui résulte de
l’incompatibilité d’une représentation et de la règle qu’elle donne avec les principes
qui se trouvent déjà dans l’esprit comme fondement et qui nous pousse à douter de
la valeur de notre vision ou de notre jugement 21.

Le doute qui nous assaille lorsque nous sommes stupéfaits a trait plutôt à la
possibilité de dire quelque chose de la représentation, de faire correspondre une
intuition à un concept, qu’à l’existence de la représentation, donnée incontes-
table. De cette expérience il ne résulte aucune connaissance qui ne soit pas de
notre propre « état d’esprit » (Zustand des Gemüts) 22 et dans cet instant précis :
l’impact passé, elle se vide. Il s’agit d’une expérience sans effet : sans même
obtenir un concept à partir de la représentation qui nous touche, nous nous
contentons de la prendre comme un état passager qui ne nous épuise ni ne nous
revigore.
Il en va tout autrement avec l’affection que l’on appelle admiration. Si, dans
ce cas encore, nous nous sentons stupéfaits, le sentiment de nos pouvoirs intel-
lectuels se prolonge dans le temps et acquiert une consistance inusitée. Nous
continuons à ne pas connaître ce qui, dans cette représentation, se réfère exclu-
sivement à l’état de notre esprit, mais en se distendant dans la série du temps,
cet état d’intense commotion s’offre à la réflexion comme objet. Ainsi l’expé-
rience du sentiment sublime ne se confond jamais avec l’affection de quelque
chose qui serait au-delà de la sphère de l’expérience. Au contraire, le sublime

20. Critique de la faculté de juger, op. cit., A 122, p. 1045.


21. Ibid., B 277, p. 1115.
22. L’expression se trouve dans la Critique de la raison pure, op. cit., B 316, p. 988.
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374 Pedro Pimenta

indique qu’il y a, chez celui qui sent, une capacité de conception rationnelle
qui supplante l’expérience. Il est, en ce sens, le sentiment du clivage entre la
subjectivité intellectuelle et la subjectivité sensible. Mais l’autre face de cette
dissociation suscite d’heureuses retrouvailles. Ce qui importe, ce n’est pas tant
que le sensible et l’intellectuel soient réciproquement incommensurables que le
fait que cette démesure entre eux puisse devenir, à propos de la réflexion de la
faculté de juger, objet de l’expérience du sujet. L’admiration est :

[…] un étonnement toujours renaissant malgré la disparition de ce doute. Celle-ci est

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donc un effet parfaitement naturel de cette finalité observée dans l’essence des choses
(en tant que phénomènes), qui dans cette mesure n’est pas blâmable, puisque la
compatibilité de cette forme de l’intuition sensible (qui s’appelle espace) avec la
faculté de concepts (l’entendement) est inexplicable pour nous, non seulement parce
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qu’elle est ainsi et non autrement, mais encore parce qu’en donnant à l’âme de
l’ampleur elle lui fait pressentir quelque chose que nous ignorons, mais dans quoi
nous pouvons retrouver le fondement ultime de cet accord 23.

Au cœur de l’affection pour le sentiment du sublime, quand la forme elle-même


des choses nous déconcerte, se trouve une liaison entre deux figures de la finalité
de la raison humaine, le goût et la téléologie. L’interrogation au sujet du fon-
dement d’une forme quelconque ne peut trouver dans notre esprit une réponse
satisfaisante qui ne soit le « pressentiment » de quelque chose au-dessus de nos
pouvoirs. Et un tel sentiment, loin de nous renvoyer au délire du fanatique,
réaffirme la vigueur (quoique limitée) de notre capacité rationnelle. Sans pouvoir
aller au-delà, la raison tombe stupéfaite sous son propre poids pour s’admirer
elle-même dans la plus parfaite autoréférence quand elle reconnaît une finalité
dans les objets qui lui apparaissent comme phénomènes. Nous pouvons main-
tenant constater sereinement :

Nous introduisons, dit-on, les causes finales dans les choses et nous ne les extrayons
pas, pour ainsi dire, de la perception que nous en avons 24.

Par ailleurs, la reconnaissance d’un cercle tautologique dans l’expérience de


l’affection ne lui enlève rien de sa force, car « il n’est pas nécessaire de connaître
ce fondement pour ce qui est de la simple finalité formelle de nos représentations
a priori ; mais le simple fait d’avoir à y regarder nous inspire de l’admiration
pour l’objet qui nous y contraint » 25. La vivification des pouvoirs de l’esprit

23. Critique de la faculté de juger, op. cit., B 277, p. 1115.


24. Première introduction à la Critique de la faculté de juger, VII, A 25, trad. L. GUILLERMIT
e
(5 tirage), Paris, Vrin, 1997, p. 43.
25. Critique de la faculté de juger, op. cit., B 277, p. 1115.
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Le statut transcendantal de l’enthousiasme 375

nous dispense de toute référence à autre chose qu’à ce sentiment de la repré-


sentation, point de départ de l’affection, suffisant pour causer une impression
durable même s’il ne produit aucune connaissance. L’esprit réfléchit sur soi-
même, ce qui donne à ce type d’expérience une importance particulière.
Kant introduit ainsi la notion d’enthousiasme en tant qu’affection interne, de
caractère moral. L’enthousiasme ne concerne pas, contrairement au fanatisme,
un état d’esprit dans lequel je vois ou je connais des choses telles qu’elles
échappent à l’appréhension de la raison commune, mais il se réfère à une
prédisposition à la réalisation d’actions notables. En termes kantiens, l’enthou-

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siasme entre dans le cadre des conditions qui favorisent l’exécution d’actions
guidées par le principe de la loi morale ; sans être indispensable à celle-ci, il
est une condition dans laquelle « l’idée du bien [est] accompagnée d’affect. Cet
état d’âme semble sublime au point qu’on prétend généralement que sans lui
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rien de grand ne pourrait être entrepris » 26. L’affection est comprise et définie
en relation à la détermination de la volonté par la raison. Nous avons vu dans
la seconde Critique que la loi morale liée à la volonté nous inspire un sentiment
de profond « respect », dans la mesure où nos affections sont méprisées et que
notre amour-propre est humilié par une détermination que maintenant nous
pouvons proprement qualifier de « sublime ». Ce sentiment est la conscience
de la distance qui nous sépare, nous, êtres rationnels et sensibles, du comman-
dement inconditionné et simplement suprasensible qui s’exprime dans l’impé-
ratif catégorique : le respect est le sentiment durable de l’admiration qui se
produit en nous à partir d’une stupéfaction. La faculté de juger effectue la liaison
entre le principe sensible de notre affection et le principe intellectuel de notre
raison 27.
On entend maintenant par enthousiasme l’état de l’esprit dans lequel la faculté
de juger se saisit de la force de l’affection et la détourne de la simple stupéfaction
pour venir l’ajouter à la conviction avec laquelle la raison détermine la volonté.
On dit dans le langage ordinaire qu’il faut de l’enthousiasme pour la réalisation
d’« actions formidables », car c’est dans les actions morales ou libres que l’on
discerne la force de volonté et le caractère élevé de ceux qui les entreprennent.

26. Critique de la faculté de juger, op. cit., B 121, p. 1045.


27. Nous trouvons ici une sorte de version kantienne du schéma aristotélicien, repris également
par Hume, dans lequel la force des affections pathologiques est retournée en faveur de la raison.
Le schéma de ce retournement se trouve chez Aristote, comme l’explique G. LEBRUN : « le pathos
n’est pas une force qui poserait continuellement des obstacles à l’âme raisonnable : il est au service
du logos et en consonance avec lui ». « O conceito de paixão », dans A filosofia e sua história,
Cosac & Naify (éd.), São Paulo, 2006, p. 383. Pour comprendre comment l’intimité entre affection
et raison a été restituée à l’époque des Lumières, voir la précieuse étude d’AUERBACH, « De la
passio aux passions », dans Le Culte des passions. Essais sur le XVIIe siècle, trad. D. MEUR, Paris,
Macula, 1998.
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376 Pedro Pimenta

L’enthousiasme se réfère à des vertus d’hommes, c’est une admiration ration-


nelle. Ou, comme l’explique Kant :

Sur le versant esthétique, l’enthousiasme est sublime parce qu’il constitue une tension
des forces grâce aux idées qui donnent à l’esprit un élan dont les effets sont bien plus
puissants et durables que ceux provoqués par les représentations sensibles 28.

Si, du point de vue strictement pratique, l’enthousiasme est compris comme la


modulation d’une affection et que son origine est pathologique, esthétiquement

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nous le découvrons comme un sentiment qui provient de la liaison entre la
détermination rationnelle de la volonté et la délibération qui la rend efficace
(qui produit des effets sensibles). De la jonction de ces deux sphères, le pratique
et l’esthétique, résulte le moral. Dans cette condition, tous les pouvoirs de
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l’esprit, y compris les pouvoirs sensibles, sont mobilisés en un même engage-


ment qui imprime à la délibération morale toute sa durée : le sentiment du
spectateur est sublime à la proportion des effets qui l’affectent 29.
Le sentiment de l’enthousiasme en est la contrepartie positive, l’élan de nature
sensible qui pressent en nous la liaison de celle-ci avec la nature rationnelle.
Un tel sentiment nous garantit la persistance de l’esprit dans la détermination
de la volonté par la raison. Sans déterminer la volonté, l’enthousiasme est la
disposition vigoureuse « qui nous fait prendre conscience de nos forces nous
permettant de vaincre toute résistance » 30. De la liaison entre raison et sensibilité
dépend la substance morale de nos actions, et nous voyons ainsi combien
l’éthique kantienne est éloignée de la prescription absolue et inconditionnée
d’un impératif catégorique qui écraserait impitoyablement notre nature sensible,
partie indispensable de notre humanité. Plus encore. Vu que l’enthousiasme se
définit par sa liaison avec la raison, nous disposons d’un critère inéquivoque
qui permet de le différencier du simple fanatisme :

En revanche, présenter ainsi la moralité, de manière pure, propre à élever l’âme, et


de façon simplement négative n’entraîne aucun danger d’extravagance (Schwärmerei),
laquelle est une illusion qui consiste à voir quelque chose au-delà de toutes les limites
de la sensibilité, c’est-à-dire à vouloir rêver d’après des principes (se déchaîner sans
abandonner la raison), précisément parce que, pour la sensibilité, la présentation y est
seulement négative. En effet, le caractère insondable de l’idée de liberté interdit

28. Critique de la faculté de juger, op. cit., B 121, p. 1045.


29. Le sentiment est compris par des principes transcendantaux. Le goût est ici simplement
intellectuel, non pas sensible : le symbole de cet état est la vertu héroïque. La contrepartie de ce
registre sublime se trouve dans la culture des plaisirs liés à la jouissance immédiate du goût sensible.
Cf. Anthropologie, op. cit., § 72.
30. Critique de la faculté de juger, op. cit., B 122, p. 1045.
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Le statut transcendantal de l’enthousiasme 377

complètement toute présentation positive ; mais la loi morale est en soi originairement
et suffisamment déterminante en nous au point qu’il ne nous est même pas loisible
de chercher ailleurs qu’en elle un autre principe de détermination 31.

Retournant maintenant au point d’où nous avons fait partir notre exposé, nous
trouvons quelque chose de curieux dans les rapports entre enthousiasme, fana-
tisme et dogmatisme philosophique. Nous avons vu que l’attribution d’un prin-
cipe transcendantal de légalité au sentiment d’enthousiasme relègue la Schwär-
merei au plan de la simple pathologie de la volonté humaine, affection qui ne

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rajoute rien à la détermination morale, mais qui au contraire nous en éloigne.
Ce n’est pas un hasard, si la même formule utilisée par Kant dans le passage
que nous venons de citer de la Critique du jugement – « délirer avec la raison »,
mit dem Vernunft zu rasen – est reprise dans l’Anthropologie au milieu d’une
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« division systématique » qui établit une typologie de la « folie ». Il faut remar-


quer que « la disposition spéciale à délirer avec la raison » – (mit dem Vernunft
zu rasen) – est le propre de la « démence » qui afflige de « malheureuse illu-
sion » l’intelligence « sagace » du fou méthodique : celui qui voit des ennemis
partout et « tourne son astuce supposée vers sa propre conservation ». Il serait
exagéré de dire qu’il y a une identité entre le délire transcendantal qui atteint
le philosophe dogmatique et le délire de celui qui part de principes fantastiques
pour agir en parfait accord avec les « lois formelles de la pensée » 32. Mais, dans
la mesure où Kant lui-même avait avancé, avant la Critique de la raison pure,
dans un registre satirique, une association aussi inattendue 33, l’idée d’une cor-
rélation entre le délire sensible, pathologie morale, et le délire transcendantal,
pathologie dogmatique, reste pertinente. Dans les deux cas, le préjugé contrarie
l’intérêt de la raison. Soit parce qu’elle est réduite au rôle de domestique au
service de la sensibilité, soit parce qu’elle rencontre des entraves effectives (dont
elle est elle-même la source) à l’usage correct de ses capacités.

Pedro PIMENTA
Université de São Paulo, Brésil
Texte traduit du portugais par Marcia AGUIAR

31. Ibid., B 125-26, pp. 1048-1049.


32. Anthropologie, op. cit., § 52.
33. Rêves d’un visionnaire expliqués par des rêves métaphysiques (1765), dans KANT, Œuvres
philosophiques, vol. I, traduction de Bernard LORTHOLARY, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la
Pléiade », 1980.

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