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Aix-Marseille Université

Année 2015-2016

MÉMOIRE DE MASTER 1 DE PHILOSOPHIE


Sous la direction de Madame Valérie Debuiche

Giordano Bruno
(1548-1600) :
L’Univers, les mondes et Dieu
Conceptions d’un esprit impertinent
du XVIe siècle

Maureen Garzend
Tout d’abord, je tiens à remercier Monsieur Pascal Taranto d’avoir accepté de faire
partie de mon jury et d’avoir ainsi pris sur son temps pour étudier mon mémoire. Mes
plus sincères remerciements vont également aux autres étudiants de philosophie, d’Aix-
Marseille et d’ailleurs, avec qui j’ai pu échanger à l’occasion de ce travail pour lequel
ils ont montré de l’intérêt ; leurs remarques m’ont été précieuses, tout autant que leur
soutien. Enfin, je souhaiterais remercier plus particulièrement Madame Valérie
Debuiche qui a accepté de diriger mon mémoire, s’est montrée très disponible et
encourageante par ses remarques et ses conseils.

2
Introduction

Giordano Bruno naît dans la province italienne de Nola en 1548. Il entre dans les
Ordres en 1565 mais, dès 1566, des écarts de conduite tels que la profanation du culte
de Marie lui sont reprochés. Il s’éloigne peu à peu de la théologie en affichant
notamment un dégoût pour les « subtilités de la scholastique1 ». Finalement, il doit fuir
Naples où il est soupçonné d’hérésie. C’est le début d’une vie d’errance.
Il rédige l’essentiel de son œuvre durant son périple à travers l’Europe, entre 1582 et
1591, et L’infini, l’univers et les mondes date de 1584. Ce dialogue est le troisième
dialogue métaphysique de Bruno, l’aboutissement de sa pensée cosmologique mais
aussi le texte qui sert de fondement à sa philosophie. C’est donc un ouvrage-clé qui
n’est traduit à Paris en français qu’en 1987, le texte original étant en italien, langue du
vulgaire, pour pouvoir être reçu par le plus grand nombre de lecteurs. Le titre permet de
remarquer que l’auteur met en avant des notions jusqu’alors laissées sur le bord de la
voie aristotélicienne, puisque le terme d’infini est explicite et la notion de monde
présentée au pluriel. L’infini, l’univers et les mondes permet à Bruno de démontrer, de
manière philosophique, la pertinence d’un univers infini, contenant une quantité
innombrable de mondes identiques au nôtre : de telles thèses lui valent de voir sa vie de
vagabond se terminer sur le bûcher en février 1600 suite à un long procès durant lequel
il n’accepte pas de revenir sur ses propos, allant jusqu’à soutenir qu’il n’a rien à renier.
Cela ne lui sera jamais pardonné par l’Église.
Néanmoins, d’autres penseurs avant Giordano Bruno ont mentionné la possibilité
d’un univers infini sans en souffrir ; nous pouvons alors penser que d’autres raisons
telles que son impertinence expliquent l’exécution de Bruno. En effet, alors que les
écrits d’Aristote font figure d’autorité, Bruno considère cette autorité comme un
obstacle majeur et c’est « surtout le dogmatisme de ses imitateurs modernes qui excite
son indignation2 ». Cette critique selon laquelle l’autorité des écrits d’Aristote peut se
transformer en obstacle pour la philosophie sera reprise par Pascal (1623-1662) : « Le

1
Texte cité dans la traduction de Bertrand Levergeois : G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Paris,
Berg International, 2015, p. 7.
2
www.icem-pedagogie-freinet.org : « Giordano Bruno, un visionnaire du XVIe siècle »

3
respect que l’on porte à l’antiquité étant aujourd’hui à tel point […] que le texte d’un
auteur suffit pour détruire les plus fortes raisons1 .» Pour Bruno ou Pascal, il n’est pas
question d’accepter les écrits des Anciens sans les remettre en cause, il nous est permis
de les dépasser, de les critiquer et de mettre en avant leur limites ; mais un tel
comportement n’est pas toléré lorsque Bruno se dresse contre Aristote et ses imitateurs :
il apparaît alors comme un penseur arrogant et impertinent.
En effet, infinité et opposition à Aristote sont les deux idées principales reprochées à
Bruno. Force est de constater que, pour ce qui est de la question de l’infinité, il est
difficile d’attribuer la primauté à un auteur puisque Pythagoriciens ou Atomistes ont eu
des idées semblables à celles de Bruno, mais le fait qu’il s’oppose farouchement à la
vision aristotélicienne admise en ayant lui-même été éduqué selon cette voie ne peut
être accepté par les autorités au XVIe siècle. De plus, Bruno a lu Copernic pour qui la
Terre n’est plus au centre du monde mais il en est un lecteur critique car le Polonais
reste attaché au finitisme que Bruno dépasse2 ; déplacer le centre du monde et enlever à
l’homme sa place enviable dans l’univers est un sacrilège. C’est ce refus de la place
privilégiée de l’homme, plus que sa conception innovante d’un univers et d’un espace
infinis, qui lui sera reproché. « “ Académicien de nulle académie ”, Bruno s’est préféré à
la pensée d’autrui. Et, se préférant même à la vie, Bruno s’est donné à sa vérité. C’est
sans doute ce qu’on a refusé de lui pardonner, mais c’est certainement ce qui restera par
excellence de son œuvre3 » : Bruno demeure le symbole de la pensée libre que les
autorités ne peuvent faire taire.
Le but de ce mémoire est d’exposer la philosophie riche et stimulante de Giordano
Bruno ; philosophie, qui n’a probablement pas été appréciée à sa juste valeur. Pour ce
faire, il a fallu choisir certains thèmes à étudier : ils sont au nombre de trois et le présent
travail sera divisé en trois parties. La première sera consacrée à la structure de l’univers
selon Bruno ; cela sera pour nous l’occasion de traiter de la question de l’infinité, de la
méréologie de l’univers et des mondes, mais aussi de la place du vide dans le système
brunien. De cette façon, nous examinerons dans cette première partie le problème plus
particulier de la notion d’espace, lié à la question de la matière. Cela nous permettra,
dans la deuxième partie, de traiter de la pluralité des mondes et du fait que ces mondes
sont semblables. L’homogénéité de la matière sera utile pour défendre de telles thèses
1
Blaise Pascal, « Préface pour le traité du vide », in Œuvres complètes, Paris, Bibliothèque de la Pléiade,
1954, p. 529.
2
Pierre Racine, « Giordano Bruno, une victime de la Réforme catholique ? »
3
B. Levergeois, « La traduction », in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 35.

4
qui impliquent de penser ces autres mondes comme étant peuplés. Enfin, la dernière
partie mettra en avant la place de Dieu dans la cosmologie brunienne. Il sera question de
Dieu en tant qu’âme et cause ou encore de son rapport à l’infini et à la perfection.

5
1. La structure brunienne de l’univers

L’étude de la structure brunienne de l’univers peut se faire en trois temps : l’analyse


de l’infinité qui s’applique à l’univers (1.1), l’exposé de la méréologie de l’univers et
des mondes (1.2) et la tentative d’apporter des réponses à la question du vide (1.3).
C’est parce que Bruno introduit un infini actuel que la méréologie devient si
particulière, notamment quant à la position de l’espace. Et c’est de cette notion d’espace
que découle tout le questionnement qui s’articule autour de la notion de vide, mais aussi
autour de celle de matière.
Notre étude s’appuie sur le dialogue métaphysique L’infini, l’univers et les mondes,
la présentation1 des protagonistes permet de comprendre le rôle de chacun d’entre eux et
ainsi de saisir l’influence qu’ils peuvent avoir dans le dialogue. Filoteo est le
représentant de Giordano Bruno dans plusieurs dialogues et pas seulement dans L’infini,
l’univers et les mondes. C’est lui qui a pour fonction d’expliquer la philosophie nolaine
aux autres interlocuteurs2. Le nom même de Filoteo qui renvoie à l’amour de Dieu n’est
pas choisi au hasard. Un tel choix est lourd de sens, voire provocateur, venant d’un
auteur excommunié par les trois grandes religions chrétiennes3 de son temps mais qui ne
remet pourtant jamais en cause la puissance divine. Fracastorio correspond à la
transcription latine de Girolamo Fracastoro (1483?-1553), poète et astronome véronais.
La création de ce double témoigne de l’intérêt que Bruno porte aux travaux de
Fracastoro lorsqu’il écrit L’infini, l’univers et les mondes. Fracastorio semble incarner le
bon sens, celui qui veut s’instruire pour mieux comprendre le monde qui l’entoure et qui
n’est pas aveuglé par ses préjugés. Même si une édition propose de voir en Elpino un
critique de la théorie de Copernic, Elpino symbolise de manière évidente un disciple.
Aristotélicien au début du dialogue, il est finalement convaincu par les thèses de
Filoteo. Tout comme Elpino, Burchio est un personnage imaginaire. Alors que
Fracastorio est figure du bon sens, Burchio est le modèle du sens commun ; il est
1
B. Levergeois, « La traduction », in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 33-34.
2
Nous emploierons souvent le nom de Filoteo-Bruno pour souligner que les thèses avancées par Filoteo
sont celles que défend réellement l’auteur.
3
Bruno est excommunié en 1576 par l’Église catholique et en 1579 par les calvinistes. Il est également
excommunié par le luthérianisme en 1589 sans même avoir embrassé la foi luthérienne.

6
aveuglé par les préjugés d’Aristote. Impossible à convaincre du fait de son entêtement
presque imbécile, il disparaît à la fin du troisième dialogue sous les moqueries des
autres protagonistes. Enfin, Albertino est comme le double amélioré d’Elpino. Assez
curieusement, plus au fait que ce dernier et pourtant partisan de la pensée d’Aristote, il
ne prend qu’un dialogue pour être lui aussi convaincu par Filoteo alors qu’il va jusqu’à
soutenir qu’il « est impossible qu’Aristote soit dans l’erreur1 ». Il s’agit, sans aucun
doute, d’une forme de renforcement du pouvoir de persuasion de la philosophie nolaine
qui n’a besoin que de peu de temps pour convaincre des défenseurs de l’aristotélisme.

1.1. Infinité

La structure brunienne de l’univers « comme une matrice générale où se trouvent


tous les mondes2 » ne reprend pas la vision acceptée et admise au XVIe siècle. La raison
principale en est que Bruno ne fait pas qu’introduire la notion d’univers infini, mais il
soutient et martèle que l’infinité de l’univers et la pluralité des mondes sont une réalité.
En effet, nous sommes face à un « espace infini, étant donné qu’il n’est point de raison,
convenance, possibilité, sens ou nature qui lui assigne une limite3 ». Rien ne nous oblige
à penser que l’espace est fini plutôt qu’infini, la pensée de l’infinité de l’univers n’est
pas absurde selon Bruno ; elle est même pour lui une certitude. En effet, non seulement
il n’est pas nécessaire de penser l’univers fini mais en plus, si nous examinons cette
question, nous réalisons qu’il nous est plus aisé et naturel de concevoir l’univers sans
fin, car telle est réellement sa structure. L’idée de l’infini ne reste alors pas une simple
fantaisie de l’esprit ou une fiction utile mais elle bascule dans la réalité et trouve son
équivalent phénoménal. À partir du moment où nous pouvons concevoir et penser un
univers illimité, nous pouvons soutenir que la réalité suit cette conception. Il semble y
avoir chez Giordano Bruno une concordance entre la conception d’une idée et sa réalité
dans les phénomènes : tout ce qui est possible existe.
Comme nous l’avons déjà souligné, il n’est pas aisé d’attribuer la primauté d’une
notion telle que l’infini à un auteur ou de déterminer à quel moment elle apparaît. Dès
l’Antiquité, et même avant Aristote (384-321 av. JC), Archytas de Tarente (435-347 av.
JC) ou encore Leucippe (460-370 av. JC) emploient la notion d’illimité pour caractériser
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p.148.
2
ibid., Filoteo p.157.
3
ibid., p.159.

7
le lieu et même les corps. Toutefois, force est de constater que ce n’est pas cette
conception du monde mais celle, plus tardive, d’Aristote et d’un univers composé d’un
nombre fini de sphères elles-mêmes finies, symboles de perfection, qui sera retenue
pendant de nombreux siècles.
Le XVe siècle marque un tournant dans la pensée d’un monde infini. Cette idée doit
son succès à la diffusion de l’œuvre de Lucrèce (94-54 av. JC), De natura rerum, dans
laquelle il est question de penser un univers illimité où d’autres mondes existent. Le
cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) est l’un des grands artisans de la redécouverte de
cette pensée cosmologique. Sa cosmologie de la nature, essentiellement spéculative,
représente l’une des premières grandes alternatives à l’univers fermé de la scolastique
aristotélicienne. Son œuvre majeure, La docte ignorance (1440), marque la fin du
Moyen-Âge et le début de la Renaissance. L’idée de sphère infinie dont le centre est
partout, la circonférence nulle part se retrouve dans cet ouvrage. Cette idée renvoie à
Dieu dans la philosophie cusaine ; Bruno se l’appropriera en l’appliquant à l’univers.
Nicolas de Cues parvient ainsi à accorder le paradigme antique de perfection avec sa
propre conception de l’univers : la sphère antique n’est pas éliminée mais devient
infinie. Il aura une influence importante sur des penseurs comme Giordano Bruno ou
plus tard Descartes ou Galilée. Une pensée spéculative qui cherche à se poser comme
une alternative à la scolastique aristotélicienne ne peut qu’enchanter Bruno et « la
filiation [entre Bruno et Nicolas de Cues] est ici évidente, et d’ailleurs avouée » puisque
« les conceptions de Bruno relativement à l’univers infini, à la pluralité des mondes, à
l’homogénéité cosmique sont, pour une bonne part, cusaniennes 1 ». Par spéculative,
nous entendons que l’activité de Bruno est une recherche intellectuelle portant sur des
objets, comme l’infini, inacessibles à l’expérience de l’homme. Giordano Bruno vit
donc à une époque où le questionnement sur l’infini se pose progressivement mais
l’Église, qui concentre les pouvoirs religieux et politiques, veut éviter ce
questionnement. Lorsque Bruno soutient l’infinité de l’univers, sa pensée est
spéculative et fondée sur l’intuition en tant que saisie immédiate des idées qui n’a pas
recours à l’expérience, mais cela ne l’empêche pas de chercher à tenir un discours
logique : il parvient à accorder le subjectif de son intuition à l’objectif, l’universalisable,
de la logique et nous pouvons nous demander si cela n’illustre pas un travail inductif.
L’intuition doit être perçue comme un mode de connaissance immédiat, saisissant
directement un objet de pensée qui peut ne pas être accessible dans l’expérience par
1
Paul-Henri Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, Paris, Hermann, 1962, p. 166.

8
l’homme : elle s’oppose au discursif mais non au rationnel. Ainsi, la pensée de Bruno
est une recherche intellectuelle portant sur des objets inaccessibles à l’expérience de
l’homme et qu’il saisit sans intermédiaire autre que la raison. Par ailleurs, « sans être
astronome [car il n’étudie pas les astres à l’aide d’instruments], il perçoit clairement
l’aspect scientifique du problème de l’infini1 ». Bruno a conscience des conséquences
qui peuvent dériver de l’actualité de l’infini, sa pensée n’est pas complètement détachée
des implications pratiques qu’elle peut avoir. Permettre à l’homme de penser l’infini en
acte est lui donner un pouvoir réservé à Dieu et que la science est incapable de mesurer.
Dans L’infini, l’univers et les mondes, l’idée d’infini est essentielle et peut être
appréhendée sous plusieurs angles : celui de sa caractérisation, celui de l’absurdité de la
thèse de la finitude en raison de ses conséquences et, enfin, celui du rapport
problématique de la thèse de l’infinité de l’univers avec la finitude de nos sens.
Bien que la pensée de l’univers infini de Giordano Bruno soit spéculative, il parvient à
lui attribuer des caractéristiques physiques et qui ne restent pas dans le domaine de la
spéculation. Il est alors question de savoir si nous pouvons soutenir que l’univers est
« entièrement » et « complètement » infini d’une part et de noter qu’il est impossible
qu’il y ait deux infinis différents d’autre part.
Alors que l’infini apparaît comme quelque chose de quasi-absolu, sans restriction ni
réserve et qui est en soi et par soi indépendamment de toute autre chose, Filoteo-Bruno
lui impose une restriction quand il se rapporte à l’univers : l’univers peut seulement être
« entièrement » infini et non « complètement » infini.

– Filoteo : De telle sorte que, bien qu’il soit entièrement infini,


l’infini [de l’univers] n’est pas complètement infini. […] Je dis que
l’univers est tout infini, parce qu’il n’a ni limite, ni terme, ni surface.
Je dis que l’univers n’est pas totalement infini, parce que chacune des
parties que nous pouvons distinguer en lui est finie, comme chacune
de celles des mondes innombrables qu’il contient. Je dis que Dieu est
tout infini, parce que de lui-même il exclut tout terme et que chacun
de ses attributs est un et infini ; et je dis que Dieu est totalement infini,
parce tout en lui se trouve dans le monde en son entier et dans chacune
de ses parties, infiniment et totalement – au contraire de l’infinité de

1
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 167.

9
l’univers, laquelle est totalement dans le tout, et non dans ces parties
[…] que nous pouvons comprendre en lui1.

Grâce à ce passage, nous pouvons établir une analogie et remarquer que « entièrement »
correspond à « tout » tandis que « complètement » se rapporte à « totalement ». La
nuance est comprise suite au rapprochement fait entre l’infini de l’univers et l’infini
divin. Si l’infini divin est tout infini, c’est parce que Dieu est infini en tant qu’être
parfait mais aussi parce que chacune de ses parties, de ses attributs, est également
infinie. Il est par ailleurs totalement infini puisqu’il appartient aussi bien au monde, à
l’univers, en son entier qu’à ses parties : le monde et chaque partie du monde
contiennent Dieu tout entier. Il n’en va pas de même pour l’univers : il est effectivement
tout infini car il est lui-même infini, sans terme ni limite, mais il ne peut pas être
totalement infini. En effet, l’univers serait totalement infini si ses parties étaient toutes
infinies et contenaient chacune l’infinité de l’univers. Or ses parties, à l’image des
mondes, ne sont pas toutes infinies et l’univers ne peut pas prétendre être totalement
infini : l’infinité de l’univers n’est que dans le tout, non dans les parties. Les parties de
l’univers sont finies et ne contiennent pas tout l’univers. Ainsi, l’infini conserve son
caractère proche de l’absolu dans la pensée brunienne mais l’auteur accorde la primauté
au divin qui ne sera jamais évincé de sa cosmologie. En établissant cette distinction
entre l’univers et le divin, il semble que Bruno mette en place deux infinis. Or, dans un
second temps, nous voulons justement montrer qu’il est impossible pour le philosophe
qu’il y ait deux infinis différents : ce point sera repris plus précisément dans la suite.

– Filoteo : Il serait certainement impossible et inadéquat de poser


deux infinis distincts l’un de l’autre, étant donné qu’il serait
impossible de concevoir entre eux une ligne de partage, où finirait un
infini et où commencerait l’autre. Il s’ensuivrait que chacun d’eux se
terminerait dans l’autre. De plus, il est des plus difficiles de trouver
deux corps finis à une extrémité, et infinis à l’autre2.

Nous pouvons penser que Bruno fait référence à un infini physique et que lorsqu’il
mentionne « deux infinis », il faut entendre « deux espaces infinis ». Cette précision
permet de comprendre pourquoi le fait d’avoir un infini de l’univers ainsi qu’un infini
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 67-68.
2
Ibid., Deuxième dialogue, Filoteo, p. 90.

10
divin ne remet pas en cause l’impossibilité de l’existence de deux infinis distincts. De
plus, il peut y avoir une infinité de corps dans l’univers, mais il n’y a qu’une seule
infinité, un seul univers infini. Que l’infini soit attribué à l’univers et à Dieu, ou que les
corps soient une infinité, n’est pas problématique, mais le fait de penser qu’il y a deux
espaces infinis le serait. La conclusion de cette réflexion est que deux espaces infinis ne
peuvent pas exister car ils sont, par définition, sans terme, comment savoir où se
termine l’un et où commence l’autre ? Il est évident que de tels espaces, ou bien se
confondent, ou sont comme des demi-droites : finis à une extrêmité et infinis de l’autre ;
une telle supposition est absurde. En effet, un corps ne peut pas être en même temps fini
et infini. Il faut donc effectivement qu’il n’y ait qu’un seul espace infini bien que l’infini
puisse être appliqué à divers objets.
L’unicité de l’infinité dans l’espace est donc montrée. Mais qu’en est-il de sa
possibilité ? Bruno la prouve d’abord par défaut : par l’impossibilité de la finitude.
Alors qu’Elpino, qui représente la pensée aristotélicienne, se demande comment il est
possible que l’univers soit infini, Filoteo-Bruno répond en demandant comment
l’univers peut être fini. Ainsi, l’auteur considère qu’il n’est pas plus absurde de vouloir
démontrer l’infinité de l’univers plutôt que sa finitude. Trois arguments sont mis en
avant dans l’oeuvre et vont dans le sens de la thèse d’un univers infini.
Tout d’abord, Burchio comprend et défend les arguments de Filoteo en affirmant :

– Burchio : Je crois évidemment qu’il faudrait dire aux partisans de


cette idée que, si quelqu’un avançait la main au-delà de cette
convexité, cette main ne serait en aucun lieu dans l’espace, et ne serait
nulle part ; par conséquent, elle n’aurait plus d’existence1.

« Cette idée » est celle selon laquelle le monde est fini et sphérique et qu’il n’est rien
au-delà de ce monde. Les partisans d’une telle idée sont les Aristotéliciens. Par la voix
de Burchio, Bruno met en place un raisonnement par l’absurde pour réfuter le fait qu’il
n’y ait rien au-delà de ce monde et ainsi montrer que l’univers doit être infini. Burchio
part de l’hypothèse qu’il n’y a rien au-delà de ce monde. Dès lors, si nous tendons le
bras au-delà de ce monde, il n’est nulle part étant donné qu’il a dépassé les limites du
monde, ce bras ne peut alors plus exister. Or, une telle conséquence est absurde, nous ne
pouvons pas penser qu’à un certain point nous n’avons plus de bras. Une fois que notre

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Burchio, p. 60.

11
bras n’est plus dans les limites du monde, où est-il ? Puisqu’il nous est impossible de
penser un « en dehors » du monde (le monde se rapprochant de l’univers chez Aristote)
à cause de l’absurdité des conséquences, d’une conclusion impossible, cela signifie que
la prémisse, à savoir que le monde est fini et qu’il n’y a rien au-delà, est fausse et donc
il existe un au-delà du monde qui, en infirmant l’hypothèse d’un monde fini, confirme
l’idée d’un univers infini.
De même, Filoteo-Bruno met en place un raisonnement par l’absurde au sujet de la
notion de mal, qui permet également d’aboutir à la pensée d’un univers infini.

– Filoteo : Car, comme ce serait un mal que notre espace ne fût pas
plein, c’est-à-dire que notre monde n’existât pas, ce ne serait pas
moins un mal, puisque les espaces sont indistincts, que tout l’espace
ne soit pas plein. Par conséquent, nous voyons que l’univers est de
dimension infinie1.

La notion de mal n’est pas à comprendre au sens moral du terme, mais se confond avec
l’idée de privation. Cette notion permet à l’auteur d’établir l’infinité de l’univers de
manière logique, la seconde phrase étant la conséquence de la première. L’hypothèse du
raisonnement est que ce serait un mal, une privation, que notre monde n’existe pas. Et,
de fait, notre monde existe. Entre son existence et sa non-existence, c’est la première
qui doit être puisque exister est une perfection par rapport au fait de ne pas exister et
c’est donc préférable. Nous pouvons étendre cette réflexion pour tous les mondes. À la
manière du nôtre, ce serait un mal qu’ils n’existent pas et à partir du moment où nous
concevons l’existence du nôtre, nous pouvons concevoir la leur. Le plein est préférable
au vide et puisqu’il peut y avoir création de mondes, ce serait un mal de s’en priver. Le
monde qui existe remplit un espace qui, sinon, serait vide, ce qui serait une privation. La
puissance créatrice est infinie et ce serait un mal de la limiter en lui imposant de ne pas
créer tous les mondes qu’elle peut engendrer. Il s’ensuit que puisque l’univers a un
nombre de directions infini, des mondes peuvent être créés dans toutes ces directions et
ce serait un mal que tel ne soit pas effectivement le cas. Bruno étend ce qui se passe
pour « notre » monde et « notre » espace à tout l’univers étant donné que « l’espace
infini est également tridimensionnel, continu et homogène2 » et que les autres parties de

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 63.
2
Simon Knaebel, « Giordano Bruno et la théologie », Revue des Sciences Religieuses, 73/1, 1999, p. 86.

12
l’espace sont semblables à la nôtre. Alors qu’à un espace délimité peut être associé un
monde, nous pouvons penser qu’à un espace infini est par conséquent associé
d’innombrables mondes. C’est donc ici une illimitation.
Enfin, une nouvelle attaque à l’encontre des Péripatéticiens et des soucis que leur
thèse ne peut résoudre permet de voir les conséquences absurdes de la finitude :

– Elpino : je vois bien à vrai dire, qu’envisager le monde, ou


l’univers comme vous dites, comme sans terme, ne comporte aucun
inconvénient et nous libère d’innombrables soucis auxquels nous
enchaîne la thèse adverse1.

Par « monde » chez Aristote, il faut souvent entendre « univers » et la « thèse adverse »
est celle des Péripatéticiens. Comme nous avons déjà pu le dire, Aristote fait figure
d’autorité au XVIe siècle et Giordano Bruno se dresse contre cette autorité dont les
conséquences sont absurdes et qui nous confronte à des problèmes qu’elle ne peut
résoudre. Le cas des comètes sert d’exemple de souci résolu par la pensée brunienne
d’un univers infini et qui reste un obstacle pour la cosmologie aristotélicienne. Dans son
Traité du ciel, Aristote établit l’existence d’un nombre fini de sphères qui délimitent le
ciel et nous pouvons trouver des allusions au fait que ces sphères doivent être en cristal,
l’élément le plus pur. Or, la trajectoire des comètes est telle qu’elles devraient traverser
ces sphères, et nous devrions voir des morceaux de cristal tomber. Il est évident que ce
n’est pas le cas ; la thèse d’un univers infini, elle, ne pose pas de problème pour
expliquer le phénomène des comètes. Nous sommes donc effectivement face à un souci
dont nous sommes libérés si nous envisageons l’univers comme « sans terme ». Par un
raisonnement logique, Bruno parvient à montrer l’absurdité de certaines conséquences
de la finitude ; l’infinité permet, elle, d’éviter ces absurdités. Mais il n’empêche qu’un
obstacle majeur se dresse sur le chemin de la compréhension de l’infinité : l’incapacité
de nos sens à appréhender l’infini.
Lorsque Bruno soutient l’infinité de l’univers, la lunette astronomique n’existe pas
encore2. Il ne peut donc pas s’en servir pour prouver que la limite de l’univers peut sans
cesse être repoussée et qu’il se peut qu’il n’y ait en fait pas de limite puisque nous ne
parvenons pas à l’atteindre. De plus, les sens vont à l’encontre de son intuition d’un
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Elpino, p. 65.
2
Par ailleurs, l’existence de la lunette astronomique ne donnerait qu’un argument en faveur de l’indéfini,
qui n’est pas l’infini actuel mais un fini toujours repoussé par la raison.

13
univers infini en donnant l’illusion d’un horizon limité, mais ce n’est pas un argument
valable pour rejeter l’idée d’infini :

– Filoteo : Aucun sens ne perçoit l’infini. Aucun sens ne permet de


conclure qu’il existe. L’infini, en effet, ne peut être l’objet des sens.
Celui qui demanderait à connaître cet infini par la voie des sens
ressemblerait à celui qui voudrait voir de ses yeux la substance et
l’essence ; et celui qui, de ce fait, nierait la chose, parce qu’elle n’est
sensible ni visible, en viendrait à nier sa propre substance et son être.
[…] Ils [les sens] ne servent qu’à exciter la raison, ils signalent,
indiquent et servent en partie de témoins ; ils ne rendent pas compte
de la totalité, ni même ne jugent, ni ne condamnent. Parce qu’ils ne
sont jamais, même parfaits, sans quelque perturbation. D’où il ressort
que la vérité provient des sens en faible partie, comme d’un principe
fragile, mais n’est pas dans les sens.
– Elpino : Alors où?
– Filoteo : Dans l’objet sensible, comme dans un miroir ; dans la
raison par le biais de l’argumentation et de ses développements 1.

Filoteo-Bruno accorde à ses opposants que les sens ne perçoivent pas l’infini mais il
déprécie alors les sens et soutient que c’est à l’intellect de juger des choses que nous ne
pouvons pas percevoir à l’aide de nos sens. Si nous pensons que la connaissance est
uniquement possible grâce aux sens, nous devons alors nier notre propre substance
puisque nous ne pouvons pas l’appréhender par nos sens : c’est absurde. En effet, la
substance est l’une des catégories aristotéliciennes que les détracteurs de Filoteo
reconnaissent justement sans peine. L’ontologie aristotélicienne n’est pas accessible aux
sens : elle est une « métaphysique » ; c’est-à-dire « une science qui étudie l’être, en tant
qu’être, et les propriétés qui appartiennent à cet être par soi2 ». L’étude de l’être en tant
qu’être n’est pas une physique qui passe par les sens, elle est bien au-delà de cela, meta
ta phusika. Le raisonnement peut, et doit, donc prendre le relais des sens. Il est alors
nécessaire de concevoir l’univers infini et ce n’est pas parce que l’infini n’est ni sensible
ni saisissable dans l’expérience, et donc pas objet de science, qu’il est impossible. En
outre, l’intellect permet de dépasser toutes les limitations que perçoivent nos sens finis.
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo et Elpino, p. 58.
2
Texte cité dans la traduction de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin : Aristote, Métaphysique, Paris,
Flammarion, 2008, 1003a 21-23.

14
La finitude de nos sens n’implique pas qu’il en est de même pour la structure de
l’univers. Nous voyons ici apparaîre le réalisme brunien : ce que nous pouvons
concevoir grâce à l’intellect existe et se manifeste dans la réalité.
En traitant de l’infinité de la sorte, Bruno s’oppose à toute une tradition de penseurs,
principalement les scolastiques aristotéliciens. Bien que non enclin aux sciences
mathématiques et à la rigueur de leurs démonstrations, Bruno démontre la possibilité
d’un univers infini, à l’aide de raisonnements par l’absurde, et ne la pose pas comme
une croyance admise. Si la thèse sur l’infini connaît le succès, c’est aussi et surtout
parce qu’elle rend possible un nouveau mode de pensée qui résout les problèmes laissés
en suspens par la physique aristotélicienne. La distinction que Bruno fait entre univers,
espace et mondes s’éloigne elle-aussi de la conception aristotélicienne. Plus
particulièrement, la place qu’il attribue à l’espace dans ce cadre, en tant que contenu par
l’univers et contenant les mondes, est innovante et soulève plus de problèmes que les
questions liées à l’univers et aux mondes.

1.2. Méréologie de l’univers et des mondes

Dans cette partie, nous allons traiter des notions que sont l’univers, l’espace et le
monde et établir les relations de contenants et de contenus qui existent entre elles. Nous
verrons également dans quelle mesure la cosmologie brunienne s’accorde à celle
d’Aristote et à quel moment apparaissent des tensions. Il nous faudra alors étudier les
notions de conception mathématique et d’existence physique pour appréhender
l’univers, l’espace et les mondes ; la notion d’espace sera la notion la plus
problématique que nous aurons à traiter.
Dans l’univers se trouve l’espace, lequel contient lui-même les mondes. Ainsi,
l’univers est le contenant dont l’espace est le contenu. L’espace apparaît à son tour
comme contenant, contenant les mondes qui sont alors contenus dans l’espace et donc,
par transitivité, dans l’univers. Pierre Racine affirme que, dans la pensée de Giordano
Bruno, « l’espace est un contenant sphérique à trois dimensions qui renferme tous les
corps1 ». Une telle affirmation ne doit pas impliquer que nous ayons une interprétation
aristotélicienne de la vision brunienne de l’univers. En effet, l’idée de sphère fait écho à

1
P. Racine, « Giordano Bruno, une victime de la Réforme catholique ? »

15
la conception de l’univers d’Aristote selon laquelle il y a un nombre fini de sphères.
Mais le « contenant sphérique » de Bruno est plutôt à rapprocher de la sphère infinie de
Nicolas de Cues ; représentante de Dieu dans la philosophie cusanienne, elle s’applique
à l’univers chez Bruno. Par la suite, Filoteo-Bruno explique ce qu’il entend quand il
parle de l’univers infini, contenant l’espace et les mondes.

– Filoteo : Je dis que l’univers est tout infini, parce qu’il n’a ni
limite, ni terme, ni surface. Je dis que l’univers n’est pas totalement
infini, parce que chacune des parties que nous pouvons distinguer en
lui est finie, comme chacune de celles des mondes innombrables qu’il
contient1 .

L’univers est un contenant infini dans le sens où il n’a ni limite, ni terme ; mais
contrairement à Dieu par exemple, il n’est pas « totalement infini » car ses parties telles
que les mondes sont, elles, finies. Dieu seul est « totalement infini » car même ses
parties sont sans limite ni terme. La question n’est pas ici de qualifier l’univers de
totalement infini ou non comme nous l’avons fait précédemment mais d’étudier cette
notion de contenance. Dieu et l’univers se rapprochent par leur infinité bien que celle-ci
ait des caractéristiques différentes quand elle se rapporte à l’un ou à l’autre. Infini,
l’univers est « comme une matrice générale où se trouvent tous les mondes2 », mais
aussi l’espace pourrions-nous ajouter. La notion de matrice s’accorde au fait de vouloir
soutenir que l’univers est un contenant. En effet, la matrice peut être définie comme une
structure qui sert à entourer et qui permet de construire, à la manière dont l’atmosphère
entoure notre globe terrestre3. » Or, l’univers entoure l’espace et les mondes en tant
qu’il les contient, et c’est parce qu’il en est le contenant qu’il permet la construction des
mondes. Nous pouvons également dresser un parallèle avec la biologie pour comprendre
dans quelle mesure l’emploi du terme de « matrice » est approprié pour traiter de la
relation de l’univers avec l’espace et les mondes. En biologie, la matrice désigne la
matière dans laquelle les structures plus spécialisées sont incorporées. Or, dans la
philosophie brunienne, la matière est le contenant de toutes les formes qui ne possède
lui-même aucune forme ; la matière est un principe constitutif des êtres sensibles. La

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 67-68 (citation déjà citée p. 9-
10).
2
ibid., Cinquième dialogue, Filoteo p. 157.
3
Ibid.

16
matrice comme matière semble pouvoir être illustrée par l’univers dans la conception
cosmologique de Giordano Bruno. En effet, l’univers est le contenant où se trouvent
toutes les formes (les mondes, les êtres...) et qui n’a lui-même aucune forme. De plus,
l’univers est un « principe constitutif des êtres sensibles1 » dans le sens où il est
nécessaire à la formation de ces êtres sensibles. Il est le lieu où les mondes et les corps
peuvent être créés. Quand il est question des « êtres sensibles », nous pouvons faire
l’hypothèse que cela renvoie également aux mondes puisque Giordano Bruno accorde
une âme à tous les objets. Ainsi, l’univers est principe constitutif des créatures qui
l’habitent comme des mondes qui le composent. Il est le contenant suprême dans lequel
se trouvent les mondes mais aussi l’espace.
Pour Bruno, l’espace est infini « étant donné qu’il n’est point de raison, convenance,
possibilité, sens ou nature qui lui assigne une limite2 ». Un raisonnement analogue à
celui fait pour l’univers permet de comprendre pourquoi l’espace est infini, à savoir que
nous ne pouvons pas imaginer un « en dehors » de l’espace. Mais si l’explication est
identique pour l’univers et pour l’espace, nous pouvons nous demander si l’univers et
l’espace ne se confondent pas. Nous avons déjà signalé que l’espace est contenu par
l’univers ; il est le lieu de toute la matière, c’est-à-dire l’endroit qu’occupe
nécessairement un corps. Or, Giordano Bruno suit la vision d’Aristote jusqu’à un certain
point et accepte que « le contenant est incorporel alors que le contenu est corporel ; le
contenant est immobile alors que le contenu est mobile ; le contenant est une conception
mathématique alors que le contenu a une existence physique3 .» Il semble que le
contenu ait une existence dans la nature sensible, qu’il puisse être appréhendé par les
sens dans l’expérience alors que le contenant est plutôt une construction de l’esprit.
Nous allons analyser de quelle façon cette définition aristotélicienne peut être acceptée
par Bruno bien qu’il y ait une tension au sujet des conséquences de cette définition vis-
à-vis de la question du vide qui sera traitée ultérieurement.
La définition précédente convient à la vision brunienne de l’univers dans le sens où
nous comprenons que les mondes sont un contenu corporel alors que l’univers est un
contenant incorporel. En effet, « monde signifie tout globe, tout astre comme notre
Terre, ou le corps du Soleil, ou la Lune, ou d’autres encore 4 », le terme de « corps »

1
Émile Namer, « Introduction à la philosophie de Giordano Bruno », in G. Bruno, Cause, principe et
unité, Paris, Félix Alcan, 1930, p. 12.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo p. 159.
3
Ibid., Premier dialogue, Filoteo p. 60-61.
4
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 194.

17
apparaît clairement, les mondes ont une existence physique. L’univers, lui, est sans
dimension ni mesure ; il est le lieu des mondes et par là même est incorporel. Toutefois,
nous pourrions nous demander si l’univers n’est pas plutôt la somme des contenus
qu’un contenant, mais cette idée est à rejeter car l’univers est infini et la somme de
contenus eux-mêmes finis peut être indéfinie mais non infinie. Nous pouvons ici
introduire la différence entre l’immense et l’infini pour comprendre en quoi l’univers
n’est pas la somme des contenus. Si l’univers est composé de nombreux corps, ceux-ci
peuvent être dans une quantité immense, indéfinie, mais il n’empêche que cette quantité
est mesurable, nous ne sommes donc pas en présence de l’infini. En restant attachés à la
notion de somme, nous demeurons dans le mesurable. C’est pourquoi l’univers doit être
compris comme un contenant incorporel et infini et non pas comme une somme de
contenus finis. L’univers et le monde peuvent être compris grâce à leur définition
aristotélicienne mais la rupture avec Aristote semble se consommer lorsque nous nous
attardons sur la question de l’espace.
En effet, l’espace est contenant des mondes mais aussi contenu de l’univers. Or,
pousser l’analyse de sorte à revenir au principe de non-contradiction permet d’affirmer
qu’une chose ne peut pas être A et non-A en même temps. Mais si l’espace est à la fois
contenant et contenu, cela signifie qu’il est en même temps corporel et incorporel ou
encore à la fois mobile et immobile. À partir de là, nous pouvons soutenir que la
définition aristotélicienne, celle que Bruno emprunte à Aristote pour définir le contenant
et le contenu, est limitée et ne peut pas être appliquée telle qu’elle dans le système
brunien. Nous sommes capables de concevoir l’univers comme « une conception
mathématique » : il pourrait être perçu comme un sac virtuel entourant ses éléments,
mais il n’en est pas de même lorsque nous passons à l’espace. L’espace ne peut pas être
une conception mathématique et avoir une existence physique. Le principe de non-
contradiction nous interdit d’avancer de telles thèses. La définition aristotélicienne est
donc insuffisante et il faut la dépasser pour expliquer comment l’espace peut être à la
fois contenant et contenu dans la cosmologie brunienne.
La notion de conception mathématique et le fait d’avoir une existence physique, qui
sont des termes aristotéliciens repris par Bruno, peuvent être conservés pour expliquer
la position de Giordano Bruno mais notre étude nous amène à devoir l’adapter. En tant
que contenant de l’espace et des mondes, nous comprenons à nouveau, que l’univers
puisse être rapporté à une conception mathématique représenté par un sac abstrait,
virtuel, entourant ses éléments, il n’a alors pas d’existence physique et cela reste

18
cohérent. Par ailleurs, les mondes ne sont que contenus et ont donc une existence
physique selon la définition aristotélicienne. Cela aussi se comprend facilement. Mais
ces définitions ne suffisent pas lorsque nous traitons de l’espace qui est à la fois
contenant et contenu. Comment dès lors envisager l’espace ?
D’après Filoteo, « ce monde (appelé matière par les Platoniciens) se trouve dans cet
espace qui équivaut à la grandeur de notre monde1 » et donc « cet espace est égal à la
dimension du monde2 ». La grandeur est toute propriété de la science de la nature qui
peut être mesurée ou calculée. Par exemple, la longueur, la durée ou encore la
température sont des grandeurs mesurables. Si l’espace est « la grandeur de notre
monde », nous devons être capables de mesurer cet espace. De même, la dimension
représente d’abord le nombre de directions indépendantes, mais elle est comprise dans
le sens commun comme étant la taille d’un objet : nous sommes donc à nouveau dans le
mesurable. Si nous nous en tenions à ces deux caractérisations, nous pourrions
considérer que l’espace a une existence physique puisqu’il est mesurable. Cependant,
d’autres références à l’espace nous empêchent de retenir cette thèse. En effet, Filoteo
soutient à la fois que « l’espace infini est apte à recevoir les corps » mais aussi que
« l’infini est incorporel3 ». Un espace qui est infini ne peut par définition pas être
mesuré, et le fait qu’il soit « apte à recevoir les corps » nous renvoie au fait que cet
espace est un contenant et donc probablement une conception mathématique. De plus,
soutenir que l’infini est incorporel, c’est considérer qu’il n’a pas d’existence physique.
Donc si l’espace est infini, il n’a pas d’existence physique. Dès lors, comment
déterminer si l’espace est une conception mathématique ou s’il a une existence
physique ? Nous avons à introduire un certain relativisme brunien, c’est-à-dire un point
de vue relatif à la position adoptée, mais nous pouvons auparavant remarquer le
renversement que fait Bruno par rapport à la thèse aristotélicienne. À partir de la
conception aristotélicienne, l’espace est un contenant si nous l’étudions relativement
aux mondes et il est alors une conception mathématique. Il n’en est pas de même
lorsque nous analysons la définition brunienne : l’espace a alors une existence physique
par rapport au monde puisqu’il en est la dimension, la grandeur, et que celle-ci doit
donc, par définition, être mesurable en ayant une existence physique ; c’est à ce niveau
là que se produit le renversement. Mais pourquoi vouloir parler d’un relativisme

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo p. 61.
2
ibid., p. 62.
3
ibid., p. 62-63.

19
brunien ? Parler d’un relativisme permet de préciser la réflexion ouverte par Bruno et de
concilier le fait que l’espace puisse à la fois être compris comme une conception
mathématique et avoir une existence physique. Définir l’espace comme une conception
mathématique ou comme ayant une existence physique est relatif au point de vue que
nous adoptons. Tout dépend de la manière dont nous approchons la notion d’espace : si
nous nous plaçons par rapport aux mondes, l’espace en est la grandeur et la dimension,
il est donc une sorte de volume physique contenant le monde. Force est de constater
que, contrairement à ce qui se passe dans la conception aristotélicienne, le contenant
brunien a une existence physique dans ce cas, il est quelque chose du corporel. Mais
d’un autre point de vue, l’espace est infini, nous ne pouvons alors plus le considérer
comme étant une grandeur mesurable qui a une existence physique : nous le pensons
donc comme un contenant qui se rapproche d’une conception mathématique telle que le
sac virtuel que nous avons mentionné. Il semble ainsi justifié d’introduire un relativisme
brunien, au sens de point de vue adopté sur l’espace relativement aux mondes, qui nous
permet de dépasser le problème posé par les définitions traditionnelles de l’espace.
L’étude de la matière dans la partie suivante amènera un nouvel éclaircissement à
propos de la différence que nous pouvons faire entre l’univers et l’espace.
Les notions d’univers, d’espace et de mondes sont centrales dans la philosophie
brunienne. Nous avons vu qu’elles peuvent être reliées entre elles par des relations
méréologiques du contenant et du contenu. Mais la notion d’espace pose problème, tant
du point de vue de la conception aristotélicienne que de celle de Giordano Bruno. Pour
surmonter cet obstacle, nous avons dû faire appel à la notion de relativisme qui nous
permet de qualifier l’espace de différentes manières selon le point de vue que nous
adoptons : contenant si nous considérons qu’il entoure les mondes, contenu en tant que
constituant de l’univers. Finalement, la question est de savoir où se situe la différence
entre l’espace infini et l’univers infini. Cette différence semble s’articuler autour de la
notion de matière.

1.3. Les questions du vide et de la matière

L’apport le plus innovant de Giordano Bruno, à savoir sa conception de l’espace,


trouve son explication dans l’étude du vide et de la matière. Trois perspectives
permettent de traiter cette question. Tout d’abord, la question sera de savoir si l’espace

20
est plein ; cette interrogation fera apparaître le lien explicite entre l’espace et la matière.
Enfin, une comparaison sera effectuée entre la conception brunienne du vide et la
conception aristotélicienne. Cette comparaison mettra en jeu le cinquième dialogue dans
lequel les arguments aristotéliciens sont clairement posés par Albertino et où l’anti-
aristotélisme brunien est évident. Pour étudier l’anti-aristotélisme et le rejet des
scolastiques de Giordano Bruno, il convient de définir l’aristotélisme et de relever ses
caractéristiques. L’aristotélisme « prône l’idée d’un monde fini, à partir d’arguments
rationnels ainsi que de données de l’observation » et la théologie scolastique « héritière
de l’aristotélisme, prétend apporter la preuve de l’existence du Dieu biblique à partir de
la vision finie du cosmos chez Aristote1 ». Aristote conçoit un géocentrisme où le globe
terrestre est immobile au centre de l’univers ; le monde, le cosmos, est sphérique, borné
et unique. Un monde fini ne peut pas être accepté par Giordano Bruno et encore moins
constituer la base de sa philosophie. Ce point central est le lieu d’un désaccord majeur
entre Bruno et Aristote ; il en va de même à propos de la question du vide.
Dès le premier dialogue, nous trouvons des remarques concernant le vide. Tout
d’abord, Fracastorio affirme que « nous voyons que notre expérience s’oppose au vide,
mais non au plein2 » : il nous est plus facile de concevoir un espace qui contient des
corps et est donc plein que de penser le vide. En effet, que signifie qu’un espace est
vide ? Cela signifie-t-il qu’il n’y a rien ? Mais le rien n’est-il pas déjà quelque chose ?
Filoteo rejette le vide :

– Filoteo : Il reste maintenant à voir s’il convient que tout l’espace


soit ou non plein. […] nous trouverons toujours qu’il est non
seulement raisonnable mais nécessaire qu’il soit plein 3.

En qualifiant le plein de nécessaire, Filoteo-Bruno soutient que le contraire, c’est-à-dire


le vide, est impossible. Néanmoins, il y a des nuances à apporter à une telle affirmation.
En effet, nous verrons qu’il arrive que Filoteo-Bruno conserve l’idée de vide, bien que
ce soit généralement parce qu’il ne dispose pas d’un terme plus adéquat. Il apparaît
clairement que l’espace est lié au vide ou au plein : Filoteo-Bruno ne se demande pas si
l’univers est plein, mais bien si tel est le cas de l’espace. Ainsi, « quelque chose »
remplit l’espace alors que l’univers demeure n’être qu’un contenant sans existence
1
S. Knaebel, « Giordano Bruno et la théologie », Revue des Sciences Religieuses, p. 86.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Fracastorio, p. 62.
3
Ibid., Filoteo, p. 62.

21
physique. Ce « quelque chose » est la matière. C’est elle qui permet de distinguer
l’univers de l’espace puisque « le lieu, l’espace et le néant sont semblables à la matière,
même s’ils ne sont pas cette matière elle-même » et ainsi « l’espace, d’une certaine
façon, est donc matière1 ». La précision du vocabulaire brunien permet d’être assuré que
si l’univers ne fait pas partie de la liste, c’est que Filoteo-Bruno le différencie
effectivement de l’espace vis-à-vis de la question de la matière. Nous pouvons penser
que l’espace n’est que semblable à la matière et ne l’est que d’une certaine façon car il
doit plutôt être perçu comme le contenant de cette matière. L’espace peut être la
conception mathématique dont la matière est l’existence physique. Mais cela ne nous
donne pas suffisamment d’informations sur ce qu’est la matière. Si elle constitue
l’espace, la matière doit illustrer le fait qu’il puisse être à la fois un contenant et un
contenu, c’est-à-dire être à la fois corporel ou matériel (comme le contenu) et incorporel
ou immatériel (comme le contenant), ce qui paraît contradictoire au premier abord.
Pourtant, ce critère est vérifié grâce à la matière. En effet, Bruno fait de la matière un
sujet sans dimension, incorporel, mais dont la forme initiale est les atomes, corporels 2.
La matière est alors un point de vue de l’être plus profond que les atomes. Il y a une
distinction à faire entre incorporel et immatériel. En effet, la matière est incorporelle
bien qu’elle soit matérielle. Il est possible que la matière subsiste sans qu’elle ne soit un
corps. La matière devient corps grâce aux atomes, lorsqu’elle prend forme. La réponse à
la question de savoir où se situe la différence entre l’univers infini et l’espace apparaît
avec cette distinction entre incorporel et immatériel. Il semble que notre analyse des
termes permette de dire que l’espace est matériel et incorporel alors que l’univers est
également incorporel mais aussi immatériel. Ainsi, l’espace est un contenu du fait de sa
matérialité mais un contenant en tant qu’il est incorporel. Considérer que l’univers est
incorporel et immatériel confirme le fait qu’il est un contenant et qu’il n’est nécessaire
de nous demander s’il peut également être un contenu à la manière de l’espace. Mais la
conception brunienne de la matière ne supprime pas la question du vide étant donné que
nous pouvons nous demander ce qu’il y a entre les atomes et que la réponse semble
être : « du vide ». La confrontation entre les conceptions brunienne et aristotélicienne
quant à la question du vide permet de placer ce concept dans la cosmologie brunienne.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Deuxième dialogue, Filoteo, p. 76-77.
2
É. Namer, « Introduction à la philosophie de Giordano Bruno », in G. Bruno, Cause, principe et unité, p.
6-7.

22
Pour cela, la critique faite par Filoteo-Bruno à l’encontre de la conception
aristotélicienne dans le second dialogue est éclairante.

– Filoteo : D’un côté, les Anciens, comme nous, considèrent le vide


comme ce en quoi il peut y avoir un corps, ce qui peut contenir
quelque chose et ce en quoi sont les atomes et les corps. Mais seul
Aristote définit le vide comme ce qui n’est rien, ce en quoi il n’est rien
et ce qui ne peut rien être1.

La référence aux Anciens inscrit Bruno dans la tradition des Atomistes. Le vide est vu
comme le contenant des atomes et des corps : cette définition rejoint celle que nous
avons donnée de la matière. Ainsi, le vide et la matière semblent finalement désigner la
même étendue qui constitue l’espace. Vide et matière sont le lieu où se trouvent les
corps. Nous pouvons donc penser que c’est la matière, le vide, qu’il y a entre les atomes
puisque cette matière contient les atomes. La définition aristotélicienne du vide est
écartée par Filoteo-Bruno ; Aristote le définit comme le rien alors que nous avons vu
que Filoteo-Bruno considère le néant comme une matière particulière. Les arguments
développés dans le cinquième argument permettent également de comprendre dans
quelle mesure la question du vide montre un anti-aristotélisme brunien et comment ce
concept de vide s’insère dans la cosmologie brunienne.
Albertino reprend l’idée aristotélicienne selon laquelle, s’il existe plusieurs mondes,
« il ne pourrait pas y avoir plus de six mondes s’adjoignant au nôtre. En effet, seules six
sphères au plus peuvent être contiguës à une seule sans s’interpénétrer 2 ». Il s’ensuit que
l’espace entre les cercles de ces mondes3 doit être rempli par quelque chose : ce quelque
chose devrait être des corps pour Albertino qui, à la suite d’Aristote, refuse le vide. Pour
expliquer cette impossibilité du vide, nous pouvons revenir au texte d’Aristote, plus
particulièrement au livre IV de la Physique4. Avant de réfuter l’existence du vide,
Aristote en donne des définitions :

De fait, on est d’avis que le vide est un lieu dans lequel il n’y a rien.
La cause de cela c’est qu’on pense que l’étant est un corps, que tout
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Deuxième dialogue, Filoteo, p. 78.
2
ibid., Cinquième dialogue, Albertnio, p. 153.
3
Cf figure p. 40.
4
Texte cité dans la traduction de Pierre Pellegrin : Aristote, Physique, Paris, Flammarion, 2ème édition
revue, 2002.

23
corps est dans un lieu et que le vide est le lieu dans lequel il n’y a
aucun corps, de sorte que si quelque part il n’y a pas de corp, là il y a
un vide. […] Mais en un autre sens le vide est ce en quoi il n’y a ni
chose particulière ni substance corporelle. C’est pourquoi certains
[notamment Platon] disent que le vide c’est la matière du corps (c’est
aussi eux qui disent la même chose du lieu), et ils ont tort ; car la
matière n’est pas séparable des choses, alors que le vide, ils le
prennent comme objet de recherche en tant que séparable 1.

La définition du lieu comme l’espace occupé par un corps semble pouvoir être
conservée dans la cosmologie brunienne. Donc, s’il n’y a pas de corps, il y a alors un
lieu qui n’est occupé par aucun corps et c’est ce qui est appelé « vide ». Mais nous
pouvons aussi penser que s’il n’y a pas de corps, il n’y a pas de lieu et la question serait
alors de savoir ce qu’il y a : pouvons-nous alors parler de vide ? Une fois posées ces
définitions, Aristote répond aux partisans de l’existence du vide et s’oppose à ces
derniers quant à la nécessité du vide.

Mais puisque le lieu a été défini, et qu’il est nécessaire que le vide, s’il
existe, soit un lieu privé de corps, et qu’on a dit en quel sens le lieu
existe et en quel sens il n’existe pas, il est manifeste que, de cette
manière, il n’existe pas de vide, ni séparé ni non séparable2. […] Ils
pensent que le vide est une cause du mouvement, sous prétexte qu’il
est ce dans quoi le mouvement a lieu. […] Mais il n’y a nulle
nécessité, si le mouvement existe, que le vide existe3.

Aristote soutient à la suite que « si, donc, il existe pour un corps un certain corps
extérieur à lui qui l’enveloppe, il est dans un lieu, sinon il ne l’est pas 4 ». Pour qu’il y ait
un lieu, il faut donc qu’un corps en entoure un autre. Or, dans le vide il n’y a pas de
corps, nous ne pouvons donc pas parler de lieu et il s’ensuit que le vide est inexistant
puisque nous ne pouvons pas lui associer un lieu. Aristote réfute également l’argument
du mouvement. Il peut y avoir des corps en mouvement sans qu’il y ait de vide ; celui-ci

1
Aristote, Physique, IV, 7, 213b 31-214a 16.
2
Le vide séparé est celui dans lesquels les corps se meuvent, le vide non séparable est celui qui est à
l’intérieur des corps. Le vide tel qu’il sera conçu par Bruno semble correspondre au vide séparé.
3
Aristote, Physique, IV, 7, 214a 16-26.
4
ibid., 5, 212a 31.

24
n’est pas nécessaire au mouvement des corps, mouvement dont il serait la cause d’après
certains. En effet, le vide ne contient pas de corps à mouvoir. Ainsi, le vide est
impossible et il faut introduire un nouvel élément dans la cosmologie aristotélicienne
pour remplir les espaces entre les cercles des mondes. Quelle est la réponse apportée par
Filoteo-Bruno ?
Tout d’abord, force est de constater que « jamais […] il [Bruno] ne se résout à
affirmer l’existence d’un vide véritable » et « s’il emploie le mot “vide” , c’est faute de
mieux, par commodité1 ». Le vide brunien est semblable à l’air ou l’éther, il n’oppose
pas de résistance aux mouvements des astres. De quelle manière Filoteo-Bruno définit-il
et introduit-il le vide dans L’infini, l’univers et les mondes ?

– Filoteo : Il [le seul ciel] se répand à travers le tout, pénètre le tout


et l’enveloppe, lui est contigu et le continue, ne laissant nulle part un
espace vacant, sauf si, comme beaucoup d’autres, tu préfères donner
le nom de vide à ce qui est le site et le lieu de tout mouvement,
l’espace dans lequel tout se déplace. […] Voilà comment nous ne
sommes pas forcés d’imaginer de nouveaux éléments et mondes,
contrairement à ceux qui, à la moindre occasion, commencent à parler
d’orbes, d’éléments, de substances divines, de parties de la nature
céleste plus rares et plus denses, de quintessences et d’autres
imaginations, usant de noms dénués de toute signification et vérité 2.

Pour Filoteo-Bruno, il y a donc similarité entre l’espace où tout se déplace et le vide.


Nous pouvons donc penser que si nous reprenons le schéma des cercles de mondes,
Filoteo-Bruno ne considère pas que les espaces triangulaires doivent être remplis ; ce
sont des espaces où se trouve au moins l’éther ; de plus, ces espaces possèdent au moins
de la matière. La référence à « ceux qui, à la moindre occasion, commencent à parler
d’orbes » est une critique directe des Aristotéliciens. À la différence des Aristotéliciens,
Bruno ne considère pas que le vide est impossible mais seulement qu’il se confond en
fait quasiment avec l’espace et peut être appelé « matière ». C’est une notion approchée
mais qui n’est finalement pas définie de manière très précise. Néanmoins, la question du
vide n’est pas un obstacle à l’élaboration d’une cosmologie systématique, autant chez
Aristote que chez Bruno. Chacun en donne une définition lui permettant d’établir sa
1
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 147.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 168.

25
cosmologie en faisant en sorte d’éviter les contradictions. Mais, encore une fois, Bruno
s’oppose à l’aristotélisme en donnant une définition du vide et des conséquences toutes
autres.
Cette question du vide est un moyen de remarquer que Bruno s’affirme
principalement en fonction de son antipathie envers Aristote et les scolastiques. Bien
que péripatéticien par la logique de ses démonstrations, il renie les sectateurs d’Aristote.
Et sans être platonicien, il trouve chez Platon des armes conceptuelles contre
l’aristotélisme1. D’autre part, l’étude du vide et de la matière a permis de comprendre la
distinction qui peut se faire entre l’univers et l’espace : le premier est incorporel et
immatériel alors que le second est incorporel mais matériel. La cosmologie brunienne
se contruit autour de l’univers, de l’espace, mais aussi des mondes. C’est ce dernier
point qui va nous intéresser dans la partie suivante. Le but sera de montrer les
caractéristiques des mondes dans la conception brunienne de l’univers, en commençant
par voir si ces mondes sont effectivement plusieurs.

1
www.icem-pedagogie-freinet.org : « Giordano Bruno, un visionnaire du XVIe siècle »

26
2. Les mondes

La cosmologie brunienne propose une structure mise en place autour des notions
d’univers, d’espace et de monde. Mais alors qu’il n’y a qu’un seul univers et qu’un seul
espace, ce n’est pas le cas des mondes. Giordano Bruno se dresse à nouveau contre le
géocentrisme et le fait que notre monde soit au centre de l’univers et unique1. Il va plus
particulièrement à l’encontre de la cosmologie défendue par l’Église et qui considère
que la place de l’homme dans l’univers est centrale car il est un être à part, à l’image de
Dieu.
Mais Bruno n’accepte pas la vision d’un monde unique dont les habitants auraient une
place privilégiée dans l’univers. Cela ne signifie pas qu’il remette en question la
puissance divine, bien au contraire : c’est justement parce que la puissance divine est
infinie qu’elle ne doit se contenter d’un seul monde et que celui-ci soit le seul habité. Il
est bon que plusieurs mondes existent et soient habités. Que l’univers soit peuplé
d’innombrables mondes est « l’expression la plus grandiose et la plus audacieuse2 » de
Bruno qui ne soutient cette thèse que grâce à la puissance de sa raison.
Cette partie sera divisée en trois sous-parties. La première consistera à étudier la
cosmologie brunienne afin de se demander s’il est possible qu’un autre monde que le
nôtre existe. Si c’est le cas, nous pourrons nous demander s’il n’existe en fait pas une
infinité d’autres corps dans l’univers infini (2.1). La seconde mettra en avant les
arguments aristotéliciens qui sont malgré tout en faveur de l’unicité du monde et les
conséquences de l’hypothèse de la pluralité des mondes (2.2). Enfin, une fois posée
l’existence de ces autres mondes, nous verrons si Bruno considère qu’ils sont peuplés à
la manière du nôtre (2.3).

2.1. Existence d’un, voire d’une infinité, d’autres mondes que le nôtre ?

1
La centralité de notre monde se distingue de son unicité. Notre monde peut être au centre de l’espace qui
l’environne tout en n’étant pas unique. La centralité n’implique pas l’unicité ; il peut exister plusieurs
centres.
2
B. Levergeois, « Éléments de philosophie » in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 23.

27
Pour traiter des corps, Bruno les qualifie d’innombrables ou soutient qu’ils sont une
infinité. Par corps, il faut comprendre les astres, les mondes ou encore, par exemple, les
astres lumineux que sont les soleils. Nous allons étudier la pluralité des mondes sous
quatre aspects distincts : le fait que cela serait un mal qu’il n’y ait pas d’autres mondes
que le nôtre, la manière dont notre raison nous permet de concevoir une quantité de
mondes innombrable, enfin, dans quelle mesure Bruno établit l’existence d’une pluralité
de mondes en partant du cas particuliers des « astres lumineux », les soleils. La
quatrième approche de la question consistera en l’étude des arguments posés par
Albertino dans le cinquième dialogue et les réponses anti-aristotéliciennes données par
Filoteo-Bruno.
Nous avons précédemment vu que Bruno utilisait la notion de « mal » pour en venir à
la conclusion de l’infinité du monde. Cette notion est également employée pour
expliquer qu’il y a d’innombrables mondes :

- Elpino : Parce que l’existence d’un monde n’est pas moins


raisonnable que celle d’un autre ; et l’existence de nombreux mondes
pas moins raisonnable que celle de celui-ci ou de celui-là ; et
l’existence d’une infinité de mondes pas moins raisonnable que celle
de nombre de mondes. Donc, comme l’abolition et la non-existence de
notre monde représenteraient un mal, ainsi la non-existence d’autres
mondes innombrables ne serait pas un bien1.

De même que lorsque nous avons traité de l’infinité de l’univers, nous ne devons pas
attribuer une nature morale au « mal » mais lui donner le sens de la privation. Elpino,
l’aristotélicien peu à peu convaincu par les thèses de Filoteo-Bruno, soutient que si nous
pouvons penser l’existence de tel monde précis, nous pouvons penser de la même
manière l’existence d’un autre monde distinct du premier. De même, ces deux mondes
peuvent exister en même temps et nous sommes capables de concevoir une coexistence
de plusieurs mondes. Si nous pouvons le concevoir, alors cela existe, conformément à
ce que nous avons désigné comme le « réalisme brunien ». De plus, « l’existence d’une
infinité de mondes [n’est] pas moins raisonnable que celle de nombre de mondes » :
Bruno met en avant le fait que l’infinité n’est pas mesurable en l’opposant au
« nombre » ; si nous disons qu’il y a une infinité de mondes, nous ne sommes pas en

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Elpino, p. 66.

28
mesure de les dénombrer du fait que l’infinité n’est pas une quantité et qu’elle dépasse
notre entendement. Mais soutenir qu’il y a une infinité de mondes n’est pas moins
raisonnable que de penser qu’ils sont une quantité finie et dénombrable ; il est même
préférable qu’ils soient une infinité. En effet, « comme l’abolition et la non-existence de
notre monde représenteraient un mal, ainsi la non-existence d’autres mondes
innombrables ne serait pas un bien ». Que notre monde n’existât pas n’est pas
souhaitable, c’est un mal. De même, la non-existence d’une infinité d’autres mondes,
qui sont innombrables, n’est pas à souhaiter, cela ne serait pas un bien. Il est préférable
d’avoir une infinité de mondes que de ne pas en avoir ou d’en avoir une quantité
dénombrable. Sous cette remarque transparaît à nouveau l’idée que la puissance divine
infinie pourrait (aurait la capacité de) se contenter de créer un seul monde ou une
quantité de mondes quantifiable, mais l’expression de la puissance divine est mieux
illustrée si les mondes sont une infinité. C’est pourquoi Filoteo-Bruno affirme « qu’il
existe un infini, c’est-à-dire une région immense éthérée, dans laquelle se trouvent des
corps innombrables et infinis1 ». Tout d’abord, il nous faut tenter de définir ce qu’est
l’éther. Alors que pour Platon, l’éther est la forme de l’air la plus pure, Aristote affirme
qu’il est la matière des astres, l’élément où ils séjournent. Par « région immense
éthérée », nous pouvons comprendre l’élément qui remplit l’univers et s’insère entre les
corps, c’est-à-dire l’espace (qui est une certaine forme de matière comme nous l’avons
remarqué précédemment). Les corps font référence aux mondes (planètes) mais aussi
aux astres, notamment aux astres lumineux comme le soleil. L’existence est à nouveau
tirée du fait que nous pouvons concevoir cet infini et que les choses que nous
concevons, et qui sont donc possibles, existent effectivement. Filoteo-Bruno pose
également l’existence de « corps innombrables et infinis » : il ne faut pas comprendre
que les corps sont eux-mêmes infinis mais qu’ils sont une infinité puisqu’ils sont
innombrables. Une telle situation est un bien, souhaitable. L’étude des arguments
bruniens permet de relever en quoi la pluralité, l’infinité, des mondes est un bien ; il
nous faut maintenant expliquer dans quelle mesure la raison est un outil performant
utilisé par l’auteur pour conclure à l’existence d’une pluralité, voire d’une infinité, de
corps.
Filoteo conçoit que l’univers et l’espace contiennent des corps. Il peut alors soutenir
la chose suivante :

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Deuxième dialogue, Filoteo, p. 77.

29
- Filoteo: on y [dans l’univers et l’espace] voit d’innombrables étoiles,
astres, globes, soleils et terres, et l’on peut, par la raison, en supposer
infiniment davantage1.

La première idée qui vient est que la raison permet de toujours ajouter un corps à ceux
que nous avons déjà conçus et nous avons alors une compréhension du concept de
l’univers progressive par addition d’unités. Mais un obstacle se dresse sur le chemin de
notre compréhension si nous soutenons une telle thèse. En effet, l’addition d’unités
n’aboutit pas à l’infini mais à l’indéfini, ce n’est donc pas la méthode à retenir pour
parvenir à penser « infiniment davantage » de corps. L’explication se trouve dans la
puissance de la raison qui serait capable de penser l’infinité. Nous introduisons un
exemple qui s’appuie sur la figure du chiliogone qui n’est pas mis en place par Bruno
mais qui semble illustrer notre propos de manière adéquat. Alors que nous ne pouvons
pas imaginer de manière précise les mille côtés du chiliogone, peut-être pouvons-nous
supposer qu’à un certain moment, la raison prend le relais de l’imagination et parvient à
penser l’infinité même si nous n’en formons pas une idée précise. La raison pourrait
donc approcher l’infini sans que l’esprit ne parvienne à se le représenter. Nous avons
alors l’illustration d’un rationalisme brunien qui accorde la toute puissance à la raison
puisque c’est elle qui réussit à atteindre l’infini. Cela est cohérent avec le fait que Bruno
est un penseur de l’intuition en tant que faculté de l’esprit, il n’est pas empiriste et ne
part pas de l’expérience sensible pour établir sa philosophie. Un autre passage nous
permet de remarquer que la raison, et des raisons, impliquent qu’il y ait une infinité de
mondes semblables au nôtre :

- Filoteo : En lui [dans l’espace infini] se trouve une infinité de


mondes semblables au nôtre, et de la même espèce. En effet, il n’y a ni
raison, ni défaut relevant de la nature, j’entends ni puissance active ou
passive2, qui fasse – comme c’est le cas autour de nous dans cet
espace – obstacle à l’existence de ces mondes dans tout le reste de
l’espace, dont, du reste, la nature est identique à la nôtre 3.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Troisième dialogue, Filoteo, p. 101.
2
La puissance active se rapporte à la capacité de faire, d’agir, tandis que la puissance passive ne semble
qu’être un réceptacle des actions.
3
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 159.

30
En mathématiques, des triangles sont « semblables » quand ils ont des rapports de
proportions. Cette définition peut s’appliquer aux mondes semblables au nôtre. Nous
pouvons penser parvenir à établir une relation entre leurs tailles par exemple. Quant à ce
qui est d’être « de la même espèce », cela renvoie au fait d’avoir les mêmes
caractéristiques structurales. De plus, nous pouvons penser que sont semblables des
mondes qui se ressemblent. Il n’y a pas de raison pour que de tels mondes semblables
au nôtre n’existent pas. Aucune puissance, ni divine, ni celle de la nature, n’empêche
l’existence de ces mondes en y faisant obstacle ; au contraire, notre raison nous permet
de les concevoir. Puisque dans « notre espace », il n’y a pas d’obstacle à l’existence de
« notre monde » et que l’espace est un, homogène et tridimensionnel, nous pouvons
concevoir que tout l’espace infini est composé d’une infinité de mondes de même
nature. La nature de l’espace est identique en tout point à celle « du nôtre » et les
mondes qui le constituent seront donc, par analogie avec notre monde, eux-mêmes de
même nature et identiques à celui-ci. C’est par la force de notre raison que nous
pouvons tenir un tel discours. Et s’il n’y a pas de puissance active ou passive qui fasse
obstacle à l’existence d’autres mondes, la puissance rationnelle permet toutefois
d’expliquer la présence de ces mondes.
Filoteo-Bruno soutient qu’il existe d’innombrables soleils et explique par la même
occasion pourquoi nous ne voyons pas les terres qui tournent autour de ces
innombrables soleils – ce qui pourrait être une raison suffisante pour contredire
l’affirmation de l’existence de soleils autour desquels tournent d’autres mondes.

- Elpino : Il est donc d’innombrables soleils et un nombre infini de


terres tournant autour de ces soleils, à l’instar de ces sept terres que
nous voyons tourner autour du soleil qui nous est proche.
- Filoteo : C’est cela.
- Elpino : Pourquoi donc ne voyons-nous pas ces autres corps
lumineux qui sont des terres tournant autour de ces corps lumineux
qui sont des soleils ? En effet, au-delà de ceux-ci nous ne pouvons
distinguer aucun mouvement. Et pourquoi tous ces autres corps
mondains (exceptés ceux connus pour être des comètes) apparaissent-
ils toujours dans le même ordre et à la même distance ?
- Filoteo : La raison en est que nous voyons seulement les soleils qui
sont les plus grands corps. Mais nous ne distinguons pas les terres qui
nous sont invisibles de par leur petitesse. De même, il n’est pas

31
contraire à la raison que d’autres terres tournent autour de notre soleil
et nous soient invisibles […]1.

Lorsqu’Elpino pose l’existence d’innombrables soleils et d’innombrables terres leur


tournant autour, Filoteo-Bruno confirme cette idée qui prend appui sur notre propre
système solaire. Mais un obstacle lié à cette infinité survient : nous voyons seulement
les sept mondes qui tournent autour du soleil qui nous est le moins distant et nous ne
parvenons pas à en voir d’autres. Faut-il en conclure que ce que nous ne voyons pas
n’existe pas ? Une telle conclusion ne peut évidemment pas être admise par Bruno. Si
nous ne percevons pas ces soleils et ces mondes, c’est parce qu’ils sont trop loin ou
encore trop petits. Le problème vient de la finitude de nos sens et non du fait que ces
corps n’existent pas en fait. Notre système solaire se reproduit à l’infini bien que nous
ne puissions le voir : une infinité de soleils ont un certain nombre de mondes qui
gravitent autour. De plus, il se peut aussi que d’autres planètes appartiennent à notre
système mais que nous ne les voyons pas du fait de leur distance ou de leur taille.
Puisque les soleils sont une infinité, les corps mondains le sont également et ne sont pas
dénombrables. L’infinité de soleils permet effectivement de conclure à l’infinité des
mondes. Filoteo-Bruno met aussi en avant un argument physique pour montrer la
nécessité de l’existence d’autres soleils :

- Filoteo : Mais, quoi qu’il en soit, l’univers étant infini, il faut enfin
qu’il existe d’autres soleils. Car il est impossible que la chaleur et la
lumière d’un seul corps soient diffusées à travers l’immensité […]. Par
conséquent, il s’ensuit qu’il doit y avoir d’innombrables soleils, dont
beaucoup nous semblent de petits corps, mais cet astre-ci nous
apparaîtra plus petit, qui est en fait beaucoup plus grand que cet autre
apparemment beaucoup plus grand2.

La chaleur sur Terre est un fait que nous pouvons constater et nous savons qu’elle
provient de notre Soleil. Cependant, nous pouvons penser que le champ d’action de la
chaleur du Soleil a des limites et que celle-ci ne peut se diffuser dans l’infinité de
l’univers. Bruno pose alors l’existence d’innombrables soleils comme la conséquence
nécessaire du fait qu’un seul soleil ne peut suffire à chauffer tout l’univers. S’il faut
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Troisième dialogue, Elpino et Filoteo, p. 103-104.
2
Ibid., Filoteo, p. 105.

32
d’autres mondes, il faut d’autres sources de chaleur, et donc d’autres soleils. Le soleil
« terrestre » ne peut chauffer l’immensité étant donné que le fini ne peut atteindre
l’infini. L’auteur établit en quelque sorte une étude quantitative sans quantité et par sa
seule raison pour parvenir à une telle conclusion. En effet, il ne peut mesurer la chaleur
dans l’univers, mais puisque l’espace est un et homogène, il doit y avoir d’autres soleils
semblables au nôtre pour former d’autres systèmes solaires et maintenir une température
homogène dans cet espace . Dans ce passage, Filoteo-Bruno revient également sur le
problème de la perception. La grandeur ou la petitesse perçue par nos sens quand nous
observons les astres n’est pas représentative de la réalité. Si un astre est beaucoup plus
loin qu’un autre, il nous apparaît plus petit que celui-ci, quand bien même il est en fait
plus grand. Autour de ces astres lumineux de tailles diverses doivent se trouver des
mondes semblables au nôtre. Ils peuvent être de tailles différentes mais cela n’empêche
qu’ils doivent être et que ces autres soleils leur envoient de la chaleur. Notre système
solaire se reproduit une infinité de fois dans l’espace infini. La question de l’existence
d’autres mondes se retrouve plus particulièrement dans le cinquième et dernier dialogue
qui permet d’y apporter des réponses supplémentaires.
Tout d’abord, Elpino fait référence à Aristote et affirme que « il faut découvrir (dit-il,
dans le premier livre de son Ciel et monde) s’il existe un autre monde au-delà de ce
monde1 ». Avant de voir les arguments que Filoteo-Bruno opposent à Arisote, nous
devons étudier ce que ce dernier soutient dans ses œuvres. Tout d’abord, force est de
constater qu’Aristote ne postule pas qu’il n’y a aucun monde au-delà du nôtre mais
affirme qu’il faut découvrir ce qu’il en est ; il laisse apparemment la possibilité qu’il y
ait quelque chose au-delà de notre monde. Au huitième chapitre du premier livre du
Traité du ciel, Aristote écrit :

Disons pourquoi les cieux ne sont pas non plus susceptibles d’être
plusieurs ; nous avons, en effet, dit que cela devait être examiné, si
l’on estime que nous n’avons pas montré de manière universelle à
propos des corps qu’il est impossible que l’un quelconque d’entre eux
soit en dehors de ce monde-ci2.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Quatrième dialogue, Elpino, p. 128.
2
Texte cité dans la traduction de Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin : Arisote, Traité du ciel, Paris,
Flammarion bilingue, 2004, I, 8, 276a 18-22.

33
Dans ce passage, il n’est plus question de découvrir s’il y a d’autres mondes au-delà du
nôtre mais la position aristotélicienne est claire : il est impossible qu’il y ait un corps en
dehors de ce monde. De plus, Aristote considère qu’il a prouvé cela de manière
universelle et indiscutable ; pour lui, la démonstration qu’il a mise en place plus tôt dans
l’œuvre est satisfaisante. Il convient de noter que la notion de monde n’a pas le même
sens dans la cosmologie aristotélicienne que dans la cosmologie brunienne. En effet,

– Filoteo : Sur ce sujet, tu sais que son interprétation [celle


d’Aristote] du mot monde diffère de la nôtre. En effet, nous associons
monde à monde et astre à astre […]. Mais Aristote applique le mot
monde à un agrégat de tous les éléments situés et de toutes les sphères
imaginaires, qui entraînent le tout en tournant avec lui à d’immenses
vitesses autour du centre près duquel nous nous trouvons1.

Que l’on parle de mondes ou d’astres, cela renvoie aux planètes, aux soleils, à des corps
célestes individuels (non des galaxies par exemple) dans la cosmologie brunienne. Mais
lorsque nous employons ce terme dans la cosmologie aristotélicienne, cela renvoie à
tout un système formé par plusieurs corps célestes dont les sphères de cristal. Ainsi, si le
terme n’est pas compris de la même manière dans les deux cosmologies, il semble
difficile, voire vain, pour Bruno de critiquer la conception aristotélicienne. Toutefois, il
passe outre ce problème et répond aux arguments posés par Elpino au nom d’Aristote.

– Filoteo : […] les points qu’ils [nos adversaires, c’est-à-dire les


aristotéliciens] supposent sur la circonférence ultime du monde, dont
le centre est notre terre, peuvent être conçus comme existant sur
d’autres innombrables terres au-delà de cette circonférence
2
imaginaire .

Filoteo s’appuie sur la terminologie aristotélicienne et emploie le terme de monde


comme système et non comme designant plus particulièrement notre planète par
exemple. Il reprend ainsi à son compte les arguments d’Aristote pour mieux en montrer
les limites. Ce faisant, il accepte l’idée de points présents sur la circonférence ultime de
notre monde centré sur notre terre, mais nous pouvons penser qu’au-delà de notre
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Quatrième dialogue, Filoteo, p. 128.
2
Ibid.

34
monde se trouvent d’autres mondes qui ont des points identiques sur leur circonférence
ultime. Si nous parvenons à concevoir ces points pour notre système, nous ne sommes
pas moins capables de penser qu’il y a d’autres terres semblables à la nôtre qui
appartiennent à des mondes semblables dotés de points sur leur circonférence ultime.
Ainsi, l’existence de ces points n’implique pas qu’il n’y ait qu’un seul monde au-delà
duquel il n’y ait rien. L’existence de ces points devient un argument pour la possibilité
d’autres mondes semblables au nôtre.
Par la suite, Elpino reprend un raisonnement par l’absurde aristotélicien en soutenant
que « étant donné que ces choses sont impossibles, il ne saurait exister qu’une seule
terre, un seul centre, un seul milieu, un seul horizon et un seul monde1 ». Elpino reprend
le Traité du ciel mais revenir au texte d’Aristote permet de faire quelques remarques :

En effet, soit il ne faut pas poser qu’il y a une nature identique des
corps simples dans plusieurs cieux, soit, si nous l’affirmons, il est
nécessaire de considérer qu’il n’y a qu’un seul centre et qu’une seule
extrémité ; et s’il en est ainsi il est impossible qu’il y ait plusieurs
mondes2.

Alors que la version d’Elpino semble être sans appel, le texte aristotélicien se veut plus
prudent et est plus hypothétique. Nous pouvons penser que derrière l’aplomb d’Elpino
en avançant les thèses d’Aristote se cache une stratégie brunienne pour pouvoir plus
facilement convaincre son lecteur. Dans tous les cas, ces passages rendent compte du
fait que dans la cosmologie aristotélicienne, ou bien il y a plusieurs cieux mais leurs
corps n’ont pas des natures identiques, ou bien cette nature est identique mais il ne peut
y avoir qu’un seul monde autour d’une seule terre comme centre : quoi qu’il en soit, le
principe d’uniformité est préféré dans les deux cas. Il en va tout autrement dans la
cosmologie brunienne selon laquelle « il existe en effet similitude entre tous les astres,
entre tous les mondes, et que le nôtre et les autres terres sont semblablement
organisés3 » : Filoteo-Bruno s’oppose clairement à la vision aristotélicienne et
transforme encore une fois un argument contre l’existence d’autres mondes en un
argument pour cette existence. De même que lorsqu’il a été question des sens, Bruno
s’appuie sur les arguments de ses adversaires pour mettre en place son propre
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Quatrième dialogue, Elpino, p. 129.
2
Arisote, Traité du ciel, I, 8, 276b 18-21.
3
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Quatrième dialogue, Filoteo, p. 130.

35
raisonnement et montrer en quoi ils se fourvoient alors qu’il apporte lui-même une
solution plus adéquate au problème. Pour Bruno, la nature n’impose pas une restriction
quant à l’existence de mondes identiques au nôtre. Au contraire, ce que nous parvenons
à concevoir pour notre monde peut se reproduire de manière semblable pour des
mondes similaires. Ainsi, nous pouvons imaginer qu’il y a d’autres cieux avec des corps
simples qui ont la même nature que ceux présents dans notre système. En effet, la
cosmologie brunienne permet de concevoir un espace infini homogène. L’impossibilité
aristotélicienne d’avoir d’autres corps simples de même nature que ceux présents dans
notre monde est alors balayée par cette homogénéité qui indique au contraire que s’il y a
d’autres mondes1, ils sont de même nature que le nôtre et ont des configurations
semblables. Le raisonnement par l’absurde que l’on trouve dans le Traité du ciel et qui
met en avant la question de la nature des cieux pour refuser l’existence d’autres mondes
ne résiste donc pas à la cosmologie brunienne qui s’en sert au contraire comme d’un
argument pour prouver l’existence de ces autres cieux.
La notion de mal, notre raison ou encore le cas particulier des soleils permettent à
Bruno de soutenir qu’il y a une infinité de mondes. « Immense et infini, l’univers est
cette composition [d’espaces et de mondes], fruit de ce vaste espace et des si nombreux
corps qu’il contient2 ». De plus, « Bruno, lui, ne sépare pas les deux problèmes de
l’univers infini et de la pluralité des mondes ; et les solutions positives qu’il leur donne
lui semblent s’impliquer l’une l’autre3 ». Lorsque nous étudions le problème de la
pluralité des mondes, nous nous retrouvons à devoir traiter celui de l’infinité de
l’univers en parallèle et inversement. Maintenant que nous avons montrer dans quelle
mesure Bruno peut soutenir l’infinité de l’univers et le fait que les mondes sont
innombrables, nous pouvons étudier les arguments aristotéliciens qui subsistent malgré
tout en faveur de l’unicité du monde et analyser les conséquences de l’hypothèse de la
pluralité des mondes.

1
Tout au long de cette analyse, nous comprenons le terme de monde en son sens aristotélicien et non
simplement au sens de planète ou astre ; c’est pourquoi le monde peut alors contenir des corps simples et
ce sont ces corps simples qui peuvent être assimilés à des planètes ou des astres.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Troisième dialogue, Filoteo, p. 101.
3
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 251.

36
2.2. L’unicité du monde et les conséquences de l’hypothèse de la
pluralité des mondes

Bien que nous ayons vu de quelle manière Filoteo-Bruno soutient qu’il y a une
infinité de mondes, le cinquième dialogue met en avant des arguments en faveur de
l’unicité du monde et traite des conséquences, non bénéfiques d’après Albertino, de la
pluralité des mondes.
Par son deuxième argument, Albertino soutient que « l’unicité du monde peut se
déduire de l’unicité de son moteur1 ». Il reprend alors le Traité du ciel d’Aristote :

Quant à ceux [les Atomistes] qui font se mouvoir des choses infinies
dans un infini, si le moteur est unique, il est nécessaire qu’il y ait un
transport unique, de sorte qu’ils ne seront pas mus en désordre, et si
les moteurs sont en nombre infini, il est nécessaire que les transports
eux aussi soient en nombre infini. En effet, s’ils étaient en nombre
fini, il y aurait un ordre ; car du fait que le transport ne se produit pas
vers le même endroit, il ne s’ensuit pas un désordre2.

Avec cette explication qui part d’un moteur unique apparaît la question de l’ordre, du
kósmos. C’est cette question de l’ordre appliquée à l’idée d’un moteur, premier, qui
permet à Filoteo-Bruno de répondre à l’argument d’Albertino. Comment celui-ci se
met-il en place ? Que nous apprend le texte aristotélicien ? Albertino soutient que le fait
qu’il n’y ait qu’un seul moteur permet de déduire qu’il n’y a qu’un seul monde. En
effet,

– Albertino : Si le moteur est unique, et si un seul moteur ne peut


donner naissance qu’à un seul mouvement, et si ce mouvement
(complexe ou simple) ne peut avoir lieu qu’au sein d’un corps mobile
simple ou composé, il s’ensuit que ce monde mobile est un et qu’il ne
saurait donc y avoir d’autres mondes3.

Dans ce passage, nous pouvons remarquer qu’il faut quand même trois hypothèses pour
parvenir au fait que l’unicité du monde se déduit de l’unicité du moteur : il faut que ce
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 152.
2
Arisote, Traité du ciel, III, 2, 300b 32-301a 3.
3
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 152.

37
moteur soit unique, qu’il ne puisse donner naissance qu’à un seul mouvement, et enfin
que ce mouvement ne puisse avoir lieu qu’au sein d’un corps mobile. Qui plus est, ces
hypothèses ne sont pas vérifiées mais se transforment en postulat ; l’hypothèse devient
certitude sans argumentation. Il n’est alors pas prouvé qu’il n’y a effectivement qu’un
seul moteur mais que si tel est le cas, il n’y aura qu’un seul monde. Donc, si le postulat
n’est pas vérifié, nous ne pouvons pas confirmer la conclusion, à savoir l’unicité du
monde. La construction de ce passage reprend celle de l’extrait du Traité du ciel
mentionné ci-dessus. Dans ce dernier, nous retrouvons le fait que l’unicité du moteur
n’est pas prouvée mais que les implications d’un tel état hypothétique sont données. La
conclusion est telle que l’ordre est associé à la finitude, et donc également à l’unicité,
des moteurs, et donc des mondes (au sens de système géocentrique, non de planètes)
tandis que des moteurs infinis ne peuvent que produire du désordre. En effet, étant
donné que « s’ils [les moteurs] étaient en nombre fini, il y aurait un ordre », nous
pouvons en déduire que s’ils sont infinis, l’ordre disparaît. La réponse de Filoteo-Bruno
s’appuie sur ce problème lié à la question de l’ordre :

– Filoteo : Pour ce qui est de votre deuxième argument, je vous


déclare qu’il existe en vérité un seul moteur premier et principal. Mais
non premier et principal dans le sens où il existerait un deuxième,
troisième et énième moteur descendant d’une certaine échelle vers le
milieu et l’extrémité, étant donné que de tels moteurs n’existent, ni ne
sauraient exister. En effet, là où il y a un nombre infini, il ne saurait y
avoir ni rang, ni ordre numérique […]. En nombre donc et en
multitude, il existe une possibilité infinie de mouvements et de
mouvements infinis. Mais, en unité et singularité, il existe un moteur
immobile infini, un univers immobile infini. […] Ainsi, il n’existe pas
de premier mobile, auquel succèderait selon un certain ordre un
second mobile, puis un autre jusqu’au dernier, voire à l’infini. […]
Ainsi, en raison d’un moteur universel infini, dans un espace infini, il
existe un mouvement universel infini dont dépendent des mobiles
infinis et des moteurs infinis, dont chacun est fini quant à la dimension
et à l’efficace1.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 152.

38
Filoteo-Bruno substitue à l’idée de premier moteur immobile aristotélicien celle de
moteur universel infini. Toutefois, ce moteur universel infini est, en un sens, le « seul
moteur premier et principal ». Mais s’il est premier, ce n’est pas parce qu’il en existe
d’autres de la même sorte qui vont le suivre ; Filoteo-Bruno se place dans l’infinité et il
est alors impossible de dénombrer des moteurs puisque l’infini n’est pas quantifiable.
Le moteur brunien semble plutôt être « premier et principal » dans le sens où il est la
cause du mouvement universel et infini ; il est nécessaire au mouvement et survient
avant celui-ci. Dans la dernière partie du passage, nous pouvons penser que le terme
« infini » peut être remplacé par « en quantité indénombrable » quand il est question des
mobiles et moteurs infinis. Dès lors, nous comprenons qu’il y a un moteur infini (Dieu)
à l’origine d’un mouvement sans fin qui s’applique à des mobiles et moteurs en quantité
indénombrable. L’idée de moteurs infinis, en quantité non mesurable, renvoie au fait
que chaque mobile possède son propre moteur interne. Or, ces mobiles sont en quantité
indénombrable, donc tel est aussi le cas des moteurs. Par ce raisonnement, Filoteo-
Bruno prouve que l’unicité d’un premier moteur universel n’implique pas l’unicité du
monde comme le soutient la tradition aristotélicienne.
Le troisième argument relevé par Albertino lui permet de soutenir que « on peut
déduire l’existence d’un monde unique des lieux qu’occupent les corps mobiles ». Il
ajoute que « s’il n’est qu’un seul lieu, il n’existe qu’un seul monde, et non plusieurs 1 ».
Alors que précédemment, nous pouvions déduire l’unicité du monde à partir de l’unicité
du moteur, nous pouvons cette fois déduire l’unicité du monde de l’unicité du lieu
d’après Albertino. Ce lieu est composé d’un centre, d’une circonférence et d’un espace
entre ces deux. Ainsi, suivant leurs caractéristiques, les corps se trouvent dans un de ses
trois lieux qui forment un lieu unique. Il s’ensuit qu’il n’y a besoin que d’un seul lieu,
endroit où se trouvent les corps pour parvenir à classer tous les corps ; ce lieu implique
l’existence d’un monde unique et se divise en trois espèces plus particulières. C’est la
notion de centre qui permet à Filoteo-Bruno d’aller à l’encontre de la conception
aristotélicienne défendue par Albertino et soutenant que de l’unicité du lieu peut être
déduite l’unicité du monde. La réponse de Filoteo-Bruno est donc :

– Filoteo : Pour ce qui est du troisième argument, je dis qu’il n’existe


pas dans l’espace éthéré de point déterminé vers lequel les objets
pesants se déplacent comme vers un centre, et duquel les corps légers

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 152-153.

39
s’éloignent comme pour rechercher une circonférence. Car il n’existe
dans l’univers ni centre, ni circonférence, mais, si vous voulez, tout
est central et chaque point peut être considéré comme une partie d’une
circonférence par rapport à quelque autre point central 1.

Dans la cosmologie aristotélicienne, il y a un seul lieu tel que, alors que les corps
pesants sont attirés par le centre, les corps légers s’en éloignent et forment la
circonférence. Ainsi, selon sa pesanteur, tout corps trouve sa place dans ce lieu centré et
clôt par une circonférence finie. Mais cette conception vole en éclats si nous posons que
l’univers est infini à la suite de Filoteo-Bruno. En effet, il n’y a alors pas de centre
puisque l’univers est infini dans toutes les directions ; ou alors, nous pouvons
réintroduire le relativisme brunien en pensant que tout point peut être central suivant la
position adoptée. Mais, qu’il n’y ait pas de centre ou alors qu’il y en ait une infinité, il
est dans tous les cas impossible de poser l’uinicité d’un centre et d’une circonférence
dans la cosmologie brunienne ; il n’y a donc pas un lieu unique. Or, l’unicité du monde
devait être déduite de l’unicité du lieu ; s’il peut y avoir plusieurs centres et
circonférences, c’est-à-dire plusieurs lieux, nous pouvons penser une multiplicité du
monde. Filoteo-Bruno réfute à nouveau un argument aristotélicien censé prouver
l’unicité du monde.
D’après Albertino et les Aristotéliciens, « l’unité est plus rationnelle et naturelle que
la multiplicité ou la pluralité2 » : cette remarque permet à Albertino de soutenir le fait
qu’il est préférable qu’il y ait un unique monde. Cette position renvoie à l’idée de
perfection dominant la pensée antique. En effet, dans l’Antiquité, la perfection se trouve
dans la finitude alors que l’infini est symbole d’imperfection. C’est pourquoi Albertino,
qui reprend une conception aristotélicienne, privilégie la forme la plus simple de la
finitude : l’unité. Si l’unité est considérée comme le modèle de perfection, il en découle
qu’il doit n’y avoir qu’un seul monde, image de cette perfection. La réponse donnée par
Filoteo-Bruno à cet argument est un renvoi à ce qui a été dit dans les dialogues
précédents. Alors que le paradigme de la perfection antique est la finitude, Filoteo-
Bruno effectue un renversement de cette valeur et voit la perfection dans l’infinité,
notamment parce qu’elle reflète mieux la puissance divine. Un tel renversement entraîne
aussi le renversement de la conclusion : la perfection ne peut plus être dans l’unicité du

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 160-161.
2
ibid., Albertino, p. 154.

40
monde mais, au contraire, dans l’infinité des mondes qui peuplent notre univers infini.
Les arguments aristotéliciens aboutissant à l’unicité du monde sont tour à tour renversés
par Filoteo-Bruno en faveur de la plualité des mondes. Un autre point essentiel se
retrouve au milieu du débat : il s’agit de la question de la possibilité du vide, question
qui permet elle-aussi d’apporter des arguments en faveur de l’existence d’autres
mondes.
Dans le sixième argument, Albertino suppose l’existence de plusieurs mondes
représentés par un nombre fini de sphères1 :

Il en déduit que :

– Albertino : Puisque les cercles de ces mondes ne se touchent qu’en


un point, il doit nécessairement rester un espace entre la circonférence
convexe d’une sphère et celle d’une autre. […] Il sera donc nécessaire
d’imaginer de nouveaux éléments et un nouveau monde remplissant
cet espace, différent de nos éléments et de notre monde. Autrement, il
serait nécessaire de supposer un vide dans l’espace triangulaire, et
nous postulons que cela est impossible2.

La question du vide permet à Albertino de s’opposer à la pluralité des mondes car celle-
ci implique, nécessairement, l’existence d’un vide. Or, nous avons vu qu’Arisote refuse
son existence. Il faut donc postuler l’unicité du monde pour échapper au vide. Mais pour
Filoteo-Bruno, le vide n’est pas un problème et cet argument est également renversé 3.
Les arguments qui postulent l’unicité du monde ne résistent pas aux réponses
bruniennes. La question est de savoir s’il en est de même lorsqu’Albertino part de
l’hypothèse de la pluralité des mondes et en montre les conséquences qui lui semblent
inacceptables.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 154.
2
Ibid., p. 153-154.
3
Pour une étude du vide, voir section 1.3.

41
Les arguments alors développés s’organisent autour de trois thèmes principaux : la
questions des contraires, de l’homogénéité et, enfin, une volonté d’économie. Albertino
part de la conception de ses opposants, des mondes pluriels, pour en montrer les limites
et même l’impossibilité (ce procédé a d’ailleurs été utilisé par Filoteo-Bruno à plusieurs
reprises pour justifier ses thèses et montrer leur avantage sur les thèses adverses). Avec
le quatrième argument, Albertino affirme que :

– Albertino : S’il existait plus d’un monde, il y aurait plusieurs


centres vers lesquels convergeraient les objets pesants de ces soi-
disant mondes, et plusieurs horizons vers lesquels convergeraient les
objets légers. […] Un centre s’avérerait plus distant d’un autre centre
que de son propre horizon. Mais deux centres sont de même espèce,
tandis que centre et horizon sont de nature opposée.[...] Cela est
contraire à la nature de tels opposés. […] Vous voyez donc ce qui
s’ensuivrait si l’on supposait l’existence de plus d’un monde. Il est
clair qu’une telle hypothèse n’est pas seulement fausse, mais encore
impossible1.

Le schéma des cercles de mondes illustre ce passage et permet de le clarifier. Si nous


imaginons un point central aux cercles, il est toujours plus proche de la circonférence de
son cercle que du centre du cercle voisin le plus proche. Ainsi, effectivement, un centre
est plus proche d’une espèce opposée que d’un autre centre de même nature que la
sienne. Or, Albertino soutient que « cela est contraire à la nature de tels opposés ». C’est
pourquoi il en conclut que nous ne pouvons pas soutenir l’existence de plusieurs
mondes car des contraires plus proches que des objets de même nature est une
impossibilité aristotélicienne. La relation de la distance devient un argument en faveur
de l’unicité du monde. L’explication de cette impossibilité figure au livre I de la
Métaphysique : « il y a une différence qui est la plus grande et je l’appelle contrariété2 ».
Deux corps sont contraires lorsqu’ils arborent la plus grande différence entre eux. La
question de la contrariété s’éclaire à la lumière de la théorie des quatre éléments (eau,
air, terre, feu) d’Aristote : sont contraires les corps qui ne sont pas composés du même
élément ; dès lors, deux centres, composés du même élément, devraient être plus

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 153.
2
Aristote, Métaphysique, I, 4, 1055a 5.

42
proches qu’un centre et une circonférence de nature différente1. Par conséquent, il ne
peut pas y avoir plusieurs mondes car si tel est le cas, un centre est plus proche de la
circonférence que d’un autre centre ; cela est contraire à la conception aristotélicienne
des éléments et de la contrariété. Albertino a montré l’impossibilité qui semble survenir
de l’hypothèse de l’existence de plusieurs mondes.
Le début de l’argument d’Albertino, et dont il n’a pas encore été question, met en
avant le fait que s’il existe plusieurs centres et circonférences, cela fait autant de lieux
vers lesquels les corps pesants et légers peuvent converger. La conséquence en serait un
certain désordre puisque les corps ne seraient pas attachés à un centre fixe ; c’est
justement ce passage que Filoteo-Bruno critique en premier :

– Filoteo : Nous disons que bien qu’il existe autant de centres que de
globes, sphères ou mondes, il ne s’ensuit pas pour autant que les
parties de chacun ne soient liées à un autre centre que le leur, ni
qu’elles ne s’éloignent vers une autre circonférence que la leur 2.

Alors que la convergence selon Albertino et les Aristotéliciens est indéterminée à partir
du moment où il y a plusieurs centres, Filoteo-Bruno récuse cette affirmation. Il est
d’avis que même s’il y a autant de centres que de globes, c’est-à-dire une infinité, il
n’empêche que chacun de ces globes est associé à un centre qui lui est propre. Nous
pouvons alors parler de bijection, de correspondance une à une entre les globes et les
centres. La pluralité des centres ne reste donc pas un problème dans la cosmologie
brunienne, de même que la question des contraires car « il est des plus faux que les
contraires soient situés le plus loin possible les uns des autres. En effet, en toute chose,
ces contraires se combinent et se mélangent naturellement3 ». Les corps sont la
combinaison des quatre éléments où l’un prédomine, le feu pour le soleil par exemple.
Si tous les corps sont composés des mêmes éléments et que la différence se trouve
seulement dans les proportions, il devient impropre de parler de contraires. Nous
pouvons comprendre que l’eau et le feu soient des contraires et s’opposent en tant
qu’éléments « purs », mais si tous les corps sont en fait des mélanges naturels des quatre
éléments, il n’y a plus à parler de contraires. Les contraires deviennent complémentaires
1
Nous pourrions appuyer l’argumentation grâce à l’étude de la pesanteur et de la légèreté pour expliquer
la position des corps les uns par rapport aux autres en fonction de leur composition (cf G. Bruno, L’infini,
l’univers et les mondes, Albertnino, p. 152-153.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 163.
3
ibid.

43
pour former des nouveaux corps et nous pouvons alors accepter qu’un centre soit plus
près de la circonférence du cercle que du centre d’un autre cercle. Les éléments n’ont
alors plus de réelle influence quant à la disposition des corps.
Le cinquième argument permet à Albertino de faire appel à l’homogénéité des mondes
pour expliquer sa position aristotélicienne :

– Albertino : S’il existait plusieurs mondes de la même espèce, ces


mondes devraient être égaux, ou du moins proportionnels en
dimension (ce qui revient au même pour ce qui est de notre propos). Si
cela était le cas, il ne pourrait pas y avoir plus de six mondes
s’adjoignant au nôtre. En effet, seules six sphères au plus peuvent être
contiguës à une seule sans s’interpénétrer, de même que seuls six
cercles égaux ne sauraient se toucher l’un l’autre sans que leur
périmètre s’entrecroise1.

Ce passage permet d’expliquer le schéma des cercles de mondes 2 que nous avons déjà
étudié. Les sphères finies contiennent des mondes, au sens aristotélicien, c’est-à-dire des
systèmes composés de corps tels que les planètes ou encore les soleils. Albertino réfute
la thèse de l’infinité des mondes en s’appuyant sur le système géocentrique. En
supposant que la sphère centrale est notre monde, d’un point de vue géométrique, seules
six autres sphères peuvent toucher notre monde en un point3. Mais une telle remarque se
fonde sur le fait que les sphères doivent être de même dimension. Cet argument
d’homogénéité est remis en cause par Filoteo-Bruno, de même que le système
géocentrique. En effet, si les mondes sont semblables, il y a cependant une différence
entre le fait d’être semblable, d’avoir des caractéristiques communes, et l’identité.

– Filoteo : Ainsi est bannie l’imagination suivant laquelle le tout


tourne autour de nous comme autour d’un centre. Nous sommes en
effet conscients que c’est notre terre qui tourne et qu’elle se hâte,
tournant autour d’elle-même, vingt-quatre heures sur vingt-quatre à la

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 153.
2
Il semble que la notion de « monde » fasse ici référence à la conception brunienne et non plus à la
représentation aristotélicienne.
3
Albertino n’explique pas pourquoi les sphères doivent se toucher, peut-être est-ce pour maintenir une
symétrie, un certain équilibre. Mais une fois établie cette hypothèse, ce sont les règles de la géométrie qui
permettent de soutenir qu’il ne peut y avoir que six sphères de dimension égale s’adjoignant à la sphère
centrale.

44
vue des lumières environnantes. Par conséquent, la notion suivant
laquelle les astres sont fixés à des orbes déférents entourant notre
région doit être rejetée. […] Ces astres, qui ne sont entraînés par
aucune autre force que l’impulsion spontanée de leur esprit
intrinsèque, suivent, comme notre terre, leur cours autour de leur
centre1 et autour de l’élément feu2, au long des siècles sinon pour
l’éternité3.

Tout d’abord, Filoteo-Bruno pose en conclusion que notre monde n’est pas le centre de
l’univers autour duquel tout tourne. D’une part, parce que l’univers brunien étant infini,
il n’y a aucun centre ; d’autre part, il est visible que notre terre tourne sur elle-même et
il est alors impossible de soutenir que les astres sont fixés. Le schéma aristotélicien des
six sphères fixées autour de notre monde n’est pas acceptable. Filoteo-Bruno ne se
contente pas de nier le géocentrisme mais soutient même l’héliocentrisme : les astres et
notre terre sont en mouvement « autour de l’élément feu », c’est-à-dire autour du soleil.
Le terme d’héliocentrisme suppose que le soleil est au centre alors que nous avons dit
qu’il n’y a pas de centre dans la cosmologie brunienne, l’univers étant infini ; comment
dépasser cette ambiguïté ? Il a été dit que nous pouvons concevoir, ou bien qu’il n’y a
aucun centre, ou bien qu’il y a une infinité de centres suivant le point de vue selon
lequel nous nous plaçons. La deuxième possibilité permet de comprendre en quel sens il
est possible de parler d’un héliocentrisme brunien malgré l’infinité de l’univers. En
effet, il n’y a pas un centre de l’univers infini mais celui-ci est composé d’une infinité
de systèmes eux-mêmes finis tournant autour d’un soleil : l’héliocentrisme brunien est
donc la reproduction, une infinité de fois, de l’héliocentrisme copernicien. La pluralité
des mondes ne se limite pas à six sphères en contact avec notre monde qui serait central
et la conception brunienne ne rejoint pas le système ptoléméen. Par ailleurs, cette
hypothèse des six sphères autour de notre monde n’est pas conservée par Albertino
puisqu’il y aurait six horizons différents pour un seul centre et que la théorie des
contraires aristotélicienne impliquerait la destruction de ce monde. Ainsi, la seule
conception viable d’après Albertino est l’unicité du monde à laquelle Filoteo-Bruno
s’est déjà opposé à plusieurs reprises. La question de l’économie de moyens permet, elle
aussi, d’appréhender le problème de la pluralité des mondes.

1
Mouvement circulaire autour de l’axe.
2
Mouvement circulaire autour du centre.
3
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 166.

45
Dans le second septième1 argument, il est dit que :

– Albertino : En toute chose nous voyons que la nature se réduit à sa


plus simple expression. En effet, comme elle ne manque de rien qui
lui soit nécessaire, elle ne saurait abonder en choses superflues.
Puisqu’elle peut produire tout son effet grâce aux œuvres de ce
monde-ci, il ne serait pas raisonnable de souhaiter feindre qu’il en
existe d’autres2.

Il y a économie de moyens dans le sens où « la nature se réduit à sa plus simple


expression ». La simplicité3 est le signe de cette économie, mais elle peut également être
perçue comme une certaine élégance qui rappelle celle des mathématiques : une
démonstration est belle lorsqu’elle est simple et met en jeu peu d’éléments. Par
conséquent, nous pouvons faire une analogie entre les mathématiques et la conception
d’Albertino dans laquelle les mathématiques seraient le modèle à suivre. De plus, la
simplicité et l’élégance renvoient à la définition classique de l’harmonie. Nous
retrouvons dans l’idée de la nature que se fait Albertino la simplicité d’une part
puisqu’il n’y a rien de superflu et, d’autre part, le fait de mettre en jeu peu d’éléments
en soutenant l’unité du monde. Supposer la pluralité des mondes serait inutile étant
donné qu’un seul monde illustre la puissance de la nature et penser qu’il en existe
d’autres n’est finalement que s’encombrer d’éléments superflus dont nous pouvons nous
passer pour comprendre la nature. La réponse de Filoteo-Bruno à cet argument n’est
qu’un renvoi à ce qui a été dit lors des dialogues précédents avec Elpino, la question de
l’unicité du monde a déjà été traitée et réfutée par des raisonnements logiques que
l’auteur ne met pas à nouveau en place. Cependant, Filoteo-Bruno apporte un nouvel
élément en faisant référence à Lucrèce pour justifier ses propos :

– Filoteo : Si donc de toutes parts s’étend un espace libre sans


limites, si des germes innombrables multipliés à l’infini voltigent de
mille façons et de toute éternité, est-il possible de croire que notre

1
Cette erreur serait à mettre sur le compte de la distraction. On dénombre treize arguments et non douze
comme Bruno le déclare à plusieurs reprises.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 155.
3
Cette idée de simplicité est expliquée dans « The relation between mathematics and physics » (in
Proceedings of the Royal Society (Edinburgh) Vol. 59, 1938-39, Part II pp. 122-129) où Dirac souligne
notamment que Newton parvient à illustrer le phénomène de gravitation par des équations simples et que
cette simplicité rend sa théorie élégante.

46
globe et notre firmament aient été seuls créés et qu’au-delà il n’y ait
qu’oisiveté pour la multitude des atomes ? Il te faut donc convenir, je
le redis, qu’il s’est formé ailleurs d’autres agrégats de matières
semblables à ceux de notre monde1.

Les idées de mondes innombrables et d’univers infini n’est pas nouvelle avec Giordano
Bruno et nous les retrouvons dans cet extrait de Lucrèce. En faisant référence à un
auteur antique, nous pouvons nous demander si Filoteo-Bruno n’use pas d’un argument
d’autorité pour convaincre ses opposants qui ne semblent pas prêts à accepter ses
raisonnements. Dans tous les cas, Filoteo-Bruno ne remet pas en question la pluralité
des mondes et persiste à soutenir que la conception aristotélicienne d’un monde unique
est erronée. L’existence d’autres mondes semblables au nôtre étant démontrée, nous
pouvons nous demander si cette similarité perdure au point que ces mondes soient
également peuplés et qu’il y ait donc une vie extraterrestre.

2.3. Des mondes peuplés ?

Puisque Giordano Bruno soutient l’existence de mondes semblables au nôtre, il est


cohérent que notre réflexion nous amène à nous demander s’ils sont également habités
comme l’est le nôtre. La question est donc de savoir s’il y a une vie extraterrestre, hors
de notre Terre. Le but est de trouver de quelle manière Giordano Bruno parvient à
introduire le fait que les autres mondes sont peuplés dans sa cosmologie. Pour cela, il
est intéressant d’étudier à nouveau la notion de « semblables » et de voir quelles
conclusions peuvent en être tirées. La question de la perception de la lumière permet
elle aussi de penser d’autres mondes peuplés. Enfin, un passage où Bruno mentionne les
animaux des autres mondes de manière explicite sera discuté.
Lorsque deux entités sont semblables, nous avons remarqué que cela signifie qu’elles
sont dans un rapport de proportions. Par exemple, le fait que les autres mondes soient
semblables au nôtre implique qu’ils font le double ou la moitié de la taille de notre
Terre. Mais s’ils sont semblables, nous pouvons aussi penser qu’ils ont des
caractéristiques similaires. Ces autres mondes ont également un soleil autour duquel ils

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 169.

47
tournent et forment un système analogue à celui dans lequel nous vivons. C’est
pourquoi Bertand Levergeois soutient que « l’héliocentrisme copernicien se reproduit
donc n fois dans l’espace infini1 ». Toutefois, cette formulation paraît inexacte. En effet,
nous avons constaté qu’il y a une infinité de soleils et donc une infinité de systèmes
solaires, c’est-à-dire que l’héliocentrisme se reproduit une infinité de fois. Or, n n’est
pas infini. n représente un nombre fini, il peut tendre vers l’infini mais il ne peut pas
l’être lui-même. Et même si nous affirmons que nous pourrons toujours avoir n+1
systèmes solaires, cela les rend indéfinis mais non infinis : pourtant, il n’est pas
question de l’indéfini chez Bruno, l’infini est actuel. Mais Bertrand Levergeois ne
distingue pas infini et indéfini alors que cela modifie l’interprétation que nous pouvons
faire de la cosmologie brunienne : un univers infini n’est pas un univers indéfini, tout
comme une infinité de mondes diffère d’une quantité indéfinie de mondes. Il semble
alors plus juste d’affirmer que « l’héliocentrisme copernicien se reproduit donc une
infinité de fois dans l’espace inifini » étant donné que les soleils et les autres mondes
sont semblables à ceux que nous connaissons. Certes, il est à nouveau question de
l’infinité mais cette explication nous amène à comprendre dans quelle mesure le fait que
les autres soleils et mondes soient « semblables » aux nôtres nous permet de soutenir
que les autres mondes sont peuplés. Nous avons dit que s’ils sont semblables à ceux que
nous connaissons, cela signifie que nous pouvons leur attribuer les mêmes
caractéristiques que celles que possèdent les éléments de notre système solaire. Une des
caractéristiques de notre monde est d’être habité, donc si les autres mondes lui sont
semblables, Bruno peut en déduire nécessairement qu’ils doivent également être habités.
La question de la perception de la lumière est un autre point de vue permettant d’aboutir
à la conclusion selon laquelle les autres mondes sont habités.
Filoteo-Bruno, Elpino et Fracastorio mentionnent explicitement les habitants d’autres
planètes lorsqu’ils traitent de la question des astres lumineux et de la lumière.

– Filoteo : On peut donc aisément en déduire que les habitants des


astres lumineux et même illuminés ne perçoivent pas la lumière qui
leur est propre mais uniquement celle des astres avoisinants comme
dans la même aire commune un endroit particulier sera illuminé par
un autre endroit différent.

1
B. Levergeois, « Éléments de philosophie » in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 23.

48
– Elpino : Ainsi, vous affirmez que les créatures solaires tirent leur
lumière du jour non du soleil mais d’une autre étoile avoisinante 1 ?

En expliquant de quelle manière est perçue la lumière sur les autres astres lumineux,
Filoteo-Bruno soutient l’existence d’habitants sur ces astres lumineux. Elpino emploie
lui l’expression de « créatures solaires » pour les désigner et nous pouvons alors
soulever un problème. En effet, par astres lumineux, nous pouvons comprendre soleils
puisqu’il est ensuite question des créatures solaires ; comment dès lors envisager
l’existence de ces créatures ? Bruno ignore qu’il est impossible qu’il y ait de la vie sur
les soleils. Il se contente d’appliquer le principe d’uniformité qu’il a établi. Ainsi, tout
comme des astres illuminés à l’image de la Terre, les soleils peuvent être peuplés. Il est
possible de mettre en place, grâce au principe d’uniformité, des analogies entre ce qui se
passe sur notre planète et ce qui a lieu sur le soleil. Sachant que notre Terre est habitée
et que l’univers est homogène, les soleils peuvent l’être également. Bruno ne relève pas
de différence entre les astres illuminés et les astres lumineux qui empêcherait ces
derniers d’être habités. Dans ce passage, il est question des habitants des astres
lumineux et illuminés ; nous pouvons trouver un autre passage où il est clairement
question des « habitants des autres planètes ».

– Fracastorio : De même, notre astre est perceptible pour les


habitants des autres planètes de par la splendeur qu’il diffuse à partir
de la surface des mers (et parfois aussi de par la révolution des corps
nébuleux, comme les parties opaques de la lune semblent pour la
même raison moins opaques)2.

La splendeur que diffuse notre astre est sa lumière ; c’est pourquoi nous affirmions
précédemment que certains astres illuminés sont aussi lumineux. Par la voix de
Fracastorio, Bruno montre ici qu’il y a des « habitants des autres planètes ». En effet,
pour que ceux-ci perçoivent notre astre, il faut bien qu’ils existent. Puisque notre astre
émet sa splendeur, il doit y avoir des êtres capables de la recevoir. Ces êtres sont alors
sur d’autres planètes, et peut-être serons-nous un jour capables de les percevoir
également. D’autre part, pourquoi ne pas imaginer que des « habitants des autres
planètes » aient des appareils plus performants que les nôtres et nous observent à
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Troisième dialogue, Filoteo et Elpino, p. 109.
2
Ibid., Fracastorio, p. 111-112.

49
l’instant même ? Nous pouvons concevoir un tel phénomène et si nous pouvons le
concevoir, cela existe d’après Bruno. Lorsque l’auteur mentionne des « habitants »,
nous pensons spontanément à des habitants qui nous ressemblent, humains. Pourtant, il
y a des passages où Bruno traite explicitement d’ « animaux », ce qui nous permet à
nouveau de défendre la thèse selon laquelle les mondes innombrables sont peuplés.
Néanmoins, nous pouvons nous demander si le terme d’animaux n’exclut pas celui
d’humains et s’il n’y aurait pas des hommes seulement sur Terre. Mais le principe
d’uniformité ne serait pas pleinement respecté à ce moment-là.
Le terme d’ « animaux » implique qu’il doit y avoir une faune diverse et variée sur les
autres planètes, comme c’est le cas sur la nôtre. Il n’y a pas de raison pour que seule
l’espèce humaine soit représentée dans tout l’espace infini : c’est cette affirmation qui
pose un réel problème à l’Église puisque l’homme perd alors sa place privilégiée dans
l’univers. De même que le dernier passage cité, le passage suivant est une explication
donnée par Fracastorio qui prend parfois le relais de Filoteo et soutient les mêmes
thèses.

– Fracastorio : De sorte que le ciel, à savoir cet air qui s’étend


infiniment, bien que partie de l’univers infini, n’est pas un monde ou
une partie de monde. Mais c’est le sein, le refuge, et le champ où tous
ces mondes se meuvent et vivent, où ils croissent et rendent effectives
les différentes actions de leurs vicissitudes. C’est là où ils produisent,
nourrissent et préservent leurs habitants et leurs animaux 1.

Une définition du ciel est donnée dans ce passage, elle rejoint celle de l’éther et donc du
vide puisque les deux termes peuvent être employés indifféremment. Dans ce ciel se
trouve l’infinité de mondes semblables au nôtre. Et ces mondes « produisent,
nourrissent et préservent leurs habitants et leurs animaux » : la supposition faisant que
lorsque nous parlons d’habitants nous les imaginons comme nous est justifiée dans ce
passage puisque Bruno fait une distinction entre les « habitants » et les « animaux ».
Nous pouvons penser que les habitants sont à notre image, semblables à nous, tandis
que les animaux constituent le reste de la faune à la manière de ce qu’il se passe sur
notre Terre. Il n’empêche que ces autres mondes sont effectivement peuplés, d’habitants
et d’animaux mais aussi de végétaux nous pourrions ajouter. Par ailleurs, « les mondes

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Troisième dialogue, Fracastorio, p. 122.

50
sont tous habités et cultivés par leurs animaux1 » : la notion d’animal nous permet à
nouveau de soutenir que les mondes sont peuplés. Nous ne sommes pas le seul monde
habité et cultivé mais il en va de même pour les autres qui sont semblables au nôtre.
Nous pouvons même aller plus loin en remarquant que la notion de culture permet de
penser que les autres mondes s’organisent probablement comme le nôtre, en sociétés où
les tâches sont réparties. Les divers passages que nous avons étudiés laissent entrevoir
des mondes quasi-identiques au nôtre, et tout cela grâce à la seule puissance de notre
raison puisque les données de nos sens ne nous permettent en aucun cas de prouver ces
affirmations.
La pluralité des mondes et le fait que ceux-ci soient peuplés ne sont pas le résultats
des vagabondages de l’imagination de Bruno. Il tient un discours logique dont
l’exercice déductif implique les conclusions : « nous devons ses innombrables monde à
l’exercice déductif de sa pensée et non à des élucubrations pseudo-scientifiques. Le
Nolain n’a pas rêvé d’autres mondes : il les a pensés2 .» Nous avons déjà pu remarquer à
plusieurs reprises l’importance du divin dans la cosmologie brunienne. Bruno soutient
même que l’humanité doit cesser de se mépriser car elle a en elle quelque chose de divin
en tant que les hommes sont des habitants célestes. Selon lui, la diffusion infinie de
l’univers est l’expression de Dieu et « il s’agit donc de concilier un univers multiple,
une infinité de mondes, avec l’unicité de Dieu3 ». Puisque nous avons déjà traité des
questions de l’univers et des mondes, il nous faut à présent nous attarder sur la question
de Dieu, centrale chez Bruno.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 167.
2
B. Levergeois, « Éléments de philosophie » in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 24.
3
P. Hannot, « S’affranchir d’Aristote : la cosmologie de Giordano Bruno »

51
3. Dieu

Nous avons déjà pu remarquer à de nombreuses reprises que Bruno ne cesse de


revenir au concept divin, Dieu est omniprésent dans sa philosophie. Paul-Henri Michel
soutient même que Bruno « ne cessera jamais d’être en proie à la hantise du divin1 » :
plus qu’un aspect de la philosophie brunienne, Dieu et la religion sont le fond même de
cette philosophie, philosophie dont l’auteur a été excommunié des trois grandes
religions catholiques de son époque. Bruno ne cherche pas à éliminer le divin de sa
philosophie, au contraire, mais nous pouvons penser qu’il n’est pas satisfait de la
théologie de son temps qui ne place pas le retour aux textes au premier plan. L’enjeu de
cette partie est de comprendre en quel sens le Dieu brunien est novateur. Tout d’abord,
nous analyserons le rapport de Dieu à l’infini (3.1) avant de nous attacher à étudier dans
quelle mesure le Dieu brunien peut être appréhendé comme l’âme et la cause excellente
de l’univers (3.2) ; il sera alors question de l’animisme brunien. Enfin, Dieu sera
envisagé à la lumière de la notion de la perfection (3.3). De telles questions vont nous
amener, par ailleurs, à nous demander si le Dieu brunien est un Dieu transcendant ou s’il
est possible qu’il soit immanent. Néanmoins, nous pouvons déjà soutenir que la
philosophie de Bruno n’est pas athée, mais aussi qu’elle n’est plus chrétienne, elle est
au-delà des disputes religieuses de son temps2.

3.1. Rapport de Dieu à l’infini

Dieu et l’infini sont deux notions centrales dans la philosophie de Giordano Bruno. Si
ces deux notions ont autant d’importance dans la pensée de Bruno, nous pouvons penser
qu’il existe un lien étroit entre elles. C’est ce que nous voulons montrer dans cette
partie. Pour ce faire, nous étudierons dans quelle mesure Dieu peut effectivement être
dit infini dans un premier temps. Nous traiterons ensuite du rapport entre Dieu et
l’univers qui permet de comprendre comment le Dieu brunien se rattache à l’infini par
l’intermédiaire de l’univers.

1
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 18.
2
www.icem-pedagogie-freinet.org : « Giordano Bruno, un visionnaire du XVIe siècle »

52
Tout d’abord, nous pouvons relever un raisonnement logique permettant à Bruno de
poser l’infinité effective de Dieu :

– Filoteo : […] là où la puissance active est infinie, le sujet d’une


telle puissance, par voie de conséquence est infini1.

Le fait que Dieu soit infini est introduit comme une conséquence nécessaire. En effet, la
puissance active (le fait d’agir et de ne pas être un simple réceptacle à l’action) est
infinie, elle ne peut donc être produite que par un sujet lui-même infini. Or, « le sujet
d’une telle puissance » n’est autre que Dieu. C’est pourquoi ce passage permet à Bruno
de soutenir que Dieu est effectivement infini. Cette idée est confirmée par Alexandre
Koyré dans son œuvre intitulée Du monde clos à l’univers infini2 : il y affirme que dans
la philosophie brunienne, Dieu et l’infini semblent se confondre. En effet, si nous
énumérons les caractéristiques du Dieu brunien d’une part, et celle de l’infini d’autre
part, il apparaît que ces caractéristiques sont identiques. Il est vrai que deux objets
peuvent avoir les mêmes caractéristiques et être différents justement du fait qu’ils sont
deux. Par exemple, deux mondes peuvent avoir les mêmes caractéristiques, être tous les
deux habités notamment, mais cela ne signifie pas qu’ils sont identiques ; ils sont plutôt
similaires et pourraient être confondus à cause de leurs ressemblances. C’est
probablement pour cela qu’Alexandre Koyré dit de l’infini et de Dieu qu’ils se
confondent, ce qui leur laisse leur identité propre ; il ne soutient pas qu’ils sont la même
chose. Dieu est infini mais Dieu n’est pas l’infini si l’on suit cette explication. Le
rapport de Dieu à l’infini peut également s’analyser suivant la question de
l’actualisation de l’infini. Pour Paul-Henri Michel, « l’infini actuel est accepté comme
un mystère divin3 » : le terme de mystère ne doit pas être compris en un sens négatif
mais selon sa définition liée au christianisme, à savoir, qu’il est un aspect de la réalité
infinie perçue par l’homme fini. En ce sens, le mystère devient positif puisqu’il illustre
la possibilité pour l’homme de s’approcher de la réalité infinie qui le dépasse. Ainsi,
l’actualisation de l’infini fait partie de ces mystères, de ces choses que nous acceptons
sans pouvoir les saisir pleinement à cause de notre finitude. Giordano Bruno soutient de
manière explicite qu’il existe un être capable de concevoir l’infini en acte :

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Deuxième dialogue, Filoteo, p. 75.
2
Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 2007.
3
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p.257.

53
– Filoteo : Plus loin, comme notre imagination est capable de
progresser à l’infini, imaginant toujours une dimension au-delà de la
dimension et un nombre au-delà du nombre, selon une certaine
successivité, et pour ainsi dire, en puissance ; ainsi, nous devons
concevoir que Dieu conçoit en acte dimension infinie et nombre
infini1.

Filoteo-Bruno compare l’humain et le divin pour accéder à l’idée de l’actualité de


l’infini. L’humain n’a accès qu’à un infini en puissance, qui semble plutôt se rapprocher
de l’indéfini, tandis que Dieu, qui est perfection, est lui capable d’appréhender l’infini
en acte. La dimension et le nombre peuvent être vus du point de vue de l’infini pour
Dieu. Penser un infini actuel, même s’il est restreint au cadre de la divinité, est une
révolution. L’infini est généralement compris en puissance, tel est le cas dans la
philosophie aristotélicienne qui fait figure d’autorité au XVIe siècle, et ne peut pas
prétendre à l’actualité car son actualisation dépasse notre entendement. L’aspect positif
de l’infini est très tardif, il faut pour cela attendre les travaux de Cantor à la fin du XIXe
siècle pour que l’infini ne soit pas simplement vu comme la négation du fini. Mais au
XVIe siècle, il n’est pas habituel de penser à l’actualisation de l’infini, l’infini actuel est
alors infigurable dans notre pensée. Néanmoins, Bruno pense un être capable de
concevoir l’infini en acte. Pour cet être, la potentialité, c’est-à-dire le fait d’être en
puissance, et l’actualité sont la même chose : cet être est Dieu. Pouvoir concevoir
l’infini en acte est une action possible pour Dieu du fait qu’il possède toutes les
perfections. Et il est évident que pouvoir concevoir l’infini en acte est préférable à ne
pas le pouvoir pour Giordano Bruno. Ainsi, Dieu est l’être tout puissant capable
d’actualiser l’infini étant donné que, pour lui, le fait d’être en puissance et d’être actuel
sont identiques. Enfin, le lien entre l’infini et Dieu peut se comprendre à partir d’une
notion dont nous avons déjà traité et qui sera donc moins détaillée que les précédentes :
celle d’être tout et totalement infini :

– Filoteo : Je dis que Dieu est tout infini, parce que de lui-même il
exclut tout terme et que chacun de ses attributs est un et infini ; et je

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Deuxième dialogue, Filoteo, p. 75.

54
dis que Dieu est totalement infini, parce que tout en lui se trouve dans
le monde en son entier et dans chacune de ses parties 1.

Tout d’abord, la méréologie de l’univers et des mondes qui a été mise en place
précédemment peut être utilisée pour comprendre comment Filoteo-Bruno conçoit
Dieu ; elle permet de distinguer Dieu de la matière. En effet, contrairement à la matière,
Dieu n’est pas divisible puisqu’il est tout entier dans chaque partie du monde. Ainsi, s’il
n’est pas assimilable à la matière mais qu’il est toutefois présent en toute chose, c’est
pour cela que Dieu peut être appréhendé comme cause et âme 2. Par ailleurs, Dieu se
rapporte à l’infini en tant qu’il est lui-même infini et que chacune de ses parties sont
elles aussi infinies. De plus, toute cette infinité divine se retrouve dans le monde,
l’univers, en son entier et dans chacune des parties qui le composent. Enfin, « Dieu est
tout l’infini, de façon compliquée [c’est-à-dire non déployée] et totale 3 » : nous avons à
nouveau apparition d’un lien étroit entre le Dieu de Giordano Bruno et l’infini. Alors
que précédemment, Dieu et l’infini se confondaient sans toutefois être identiques,
l’auteur affirme maintenant que « Dieu est tout l’infini ». Dieu et l’infini ne font alors
pas que se confondre mais qualifient une seule et même chose. Le lien entre ces deux
entités est alors plus profond que celui que nous avons pu remarquer. Dès lors, nous
pouvons soutenir que Dieu est infini, mais aussi que Dieu est l’infini. La notion
d’univers permet de pousser plus loin le rapport entre Dieu et l’infini. Elle met en avant
des rapports cette fois-ci plus indirects puisque l’univers fait office de medium entre
Dieu et l’infini.
Selon Pierre Racine, Giordano Bruno est un théoricien de l’infinité divine et l’univers
participe à la perfection divine4. Nous avons vu que Dieu est infini mais aussi que Dieu
est l’infini, il est alors cohérent de penser que l’infinité divine fait partie intégrante de la
cosmologie brunienne. Quant à la participation de l’univers à la perfection divine, nous
pouvons supposer que c’est lié au fait qu’étant infini, l’univers illustre la puissance
divine. L’univers est infini et est produit par Dieu : nous remarquons alors dans quelle
mesure l’univers contribue à mettre en lumière le rapport que Dieu peut entretenir avec
l’infini. Bertrand Levergeois avance que « Si Bruno tient à respecter la dignité divine -
et rien, dans son œuvre, ne vient prouver le contraire - , il doit donc faire en sorte que la

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 68.
2
Nous étudierons Dieu en tant qu’âme et cause de l’univers en 3.2.
3
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 67.
4
P. Racine, « Giordano Bruno, une victime de la Réforme catholique ? »

55
diffusion infinie de l’univers qu’il a supposée soit l’expression de Dieu1 .» Or, c’est ce
qu’il se passe, l’univers explique, exprime, la substance divine. La diffusion infinie de
l’univers exprime Dieu et nous pouvons en déduire l’existence effective d’un lien entre
l’infini et Dieu. En effet, l’univers est lié à Dieu qui en est sa cause et son âme, et cet
univers a une diffusion infinie. Ainsi, selon une certaine transitivité, Dieu a donc une
diffusion infinie par le biais de l’univers et il est aisé de remarquer le rapport entre
l’infini et Dieu. Finalement, Dieu et l’univers sont les deux aspects de l’infini brunien et
la triade Dieu - univers – infini est centrale dans la philosophie de Giordano Bruno. La
distinction entre Dieu et l’univers est simplement une distinction de raison. Considérer
le rapport entre l’univers et Dieu permet également d’établir un lien entre Dieu et
l’infini. Dieu est infini, Dieu est l’infini, mais Dieu est aussi expliqué par l’univers qu’il
cause et qui est lui-même infini. L’hypothèse de la triade prend alors tout son sens.
L’idée que Dieu est l’âme et la cause de l’univers et des corps qui le composent apparaît
comme un intermédiaire pour établir un lien entre Dieu et l’infini. Dans quelle mesure
ces caractérisations du Dieu brunien en tant qu’âme et cause apparaîssent-elles dans la
cosmologie de Bruno ?

3.2. Dieu, âme et cause excellente

Patrick Hannot affirme que Bruno imagine un univers infini dont Dieu serait l’âme
mais « Bruno rejette le panthéisme : un Dieu unique est l’âme du monde multiple et
anime la matière2 ». Le fait que Dieu soit l’âme de l’univers est effectivement présent
dans la philosophie brunienne, nous pouvons même aller plus loin en soutenant que
Dieu et l’univers sont deux aspects de la même substance et Giordano Bruno retient la
divinité de la matière. Mais parler d’un rejet du panthéisme de la part de Bruno ne
semble pas exact. Certes, la philosophie brunienne « n’est pas un panthéisme spinoziste,
puisque la matière et la forme sont continuellement confondues dans les objets
multiples, alors que, chez Spinoza, la pensée et l’étendue n’interfèrent jamais3 » ; mais
soutenir que la philosophie brunienne n’est pas un panthéisme spinoziste ne signifie pas
qu’elle ne peut pas être un panthéisme « brunien ». Dire de Dieu qu’il est l’âme de

1
B. Levergeois, « Éléments de philosophie », in G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, p. 20.
2
P. Hannot, « S’affranchir d’Aristote : la cosmologie de Giordano Bruno »
3
É. Namer, « Introduction à la philosophie de Giordano Bruno », in G. Bruno, Cause, principe et unité, p.
27.

56
l’univers signifie que nous le considérons comme étant le principe vital qui anime le
corps des êtres vivants, c’est-à-dire comme le principe à l’origine de leurs mouvements.
C’est ainsi que nous pouvons définir l’animisme brunien : Dieu est le principe vital qui
anime tous les corps, il en est l’âme. Toutefois, afin d’éviter certaines confusions, il faut
distinguer l’âme de l’univers, l’âme de l’âme, et l’âme des corps dans le monde.
L’animisme brunien est illsutré par le fait que chaque corps possède une âme, principe
moteur, qui lui est propre. Mais cette âme est elle-même mûe par une âme
« supérieure », l’âme de l’âme, qui est Dieu. Une telle thèse est cohérente avec le fait
que de son éducation religieuse, nous savons que Bruno a reçu l’idée d’un Dieu infini,
cause et principes premiers de tout ce qui existe. Ainsi, il est justifié d’envisager Dieu
comme l’âme de l’univers, le principe qui anime les corps qui le composent. Posée en
ces termes, l’âme de l’univers de Giordano Bruno fait écho au premier moteur immobile
d’Aristote. En effet, ce premier moteur est ce qui permet à tous les corps de se mouvoir
et qui ne se meut pas lui-même, la comparaison semble possible. Mais Bruno
n’envisage pas l’âme de l’univers de la même manière qu’Aristote conçoit le premier
moteur immobile qui peut se rapporter à Dieu. Notre but n’est pas d’analyser la
différence entre la conception d’Aristote et celle de Bruno de manière précise, mais
nous allons tenter d’expliquer où se trouve la distinction avant de nous consacrer au cas
de l’âme dans la philosophie brunienne. La différence se trouve dans le fait que Bruno
ne considère pas que ce moteur soit externe aux corps tandis que tel est le cas dans la
conception aristotélicienne. En effet, pour Bruno « il est par conséquent vain d’aller
chercher leur [aux corps] moteur externe1 » alors que pour Aristote, « il y a quelque
chose qui meut tout en étant lui-même immobile, étant en acte, il ne peut absolument
pas être autrement qu’il n’est2 ». Ce « quelque chose » aristotélicien peut être associé à
Dieu. Finalement, la distinction entre la conception brunienne et la conception
aristotélicienne se rapporte à la distinction entre l’immanence et la transcendance.
L’immanence est du côté de la vision brunienne de l’âme qui pense une âme interne aux
corps pendant qu’Aristote suppose un moteur, une âme qui « inonde » ces corps. La
question est maintenant de savoir de quelle manière Bruno introduit cette notion d’âme
de l’univers, si elle se rapporte effectivement à Dieu et si elle confirme l’hypothèse
immanentiste.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 72.
2
Aristote, Métaphysique, Λ, 7, 1072b 7-9.

57
– Filoteo : […] l’autre [principe actif de mouvement] infini, selon la
raison de l’âme du monde ou bien de la divinité, qui est comme l’âme
de l’âme, laquelle est toute dans le tout et fait que l’âme est toute dans
le tout […]. Voilà donc comment nous pouvons dire que Dieu meut le
tout, et comment nous devons entendre qu’il donne mouvement au
tout qui se meut1.

Dans ce passage, il apparaît que l’âme du monde, l’âme de l’âme, se confond avec la
divinité. Elle est alors « l’âme de l’âme » qui se retrouve dans le tout, c’est-à-dire dans
tout l’univers et toutes ses parties. Cette « âme de l’âme » permet le mouvement de tous
les corps dans lesquels elle est présente. Plus précisément, il semble que l’âme de l’âme
(ou encore âme du monde, âme de l’univers) permette le mouvement de l’âme de
chacun des corps du monde qui permet elle-même le mouvement de ces corps. Donc,
par transitivité, l’âme de l’âme permet le mouvement des corps mais pour cela, il faut
que l’âme du corps serve d’intermédiaire entre les corps et l’âme de l’âme 2. Or cette
« âme de l’âme » est Dieu, c’est pourquoi nous pouvons soutenir que Dieu meut le tout
puisqu’il est intrinsèque à chaque composante de l’univers. L’âme du monde, âme de
l’âme ou encore âme de l’univers est le principe moteur de l’univers, Bruno l’introduit
comme tel. De plus, il est explicite dans ce passage que cette âme est Dieu et le fait
qu’elle soit intrinsèque à tous les corps, qu’elle les meuve, confirme l’hypothèse
immanentiste que nous avons formulée pour établir la distinction entre la philosophie
d’Aristote et celle de Bruno. Bruno rejette alors le dualisme entre le créateur et la
créature dans lequel Dieu intervient de l’extérieur. Cette idée d’âme est mise en avant
par Paul-Henri Michel dans La cosmologie de Giordano Bruno :

Le mouvement des mondes infinis ne provient pas d’un moteur


extrinsèque à ces mondes, mais de leur âme propre (de la propria
anima), et ce moteur est infini. […] À l’origine d’un mouvement à la
fois sans fin et inexplicable par l’action d’une force extérieure, nous
sommes obligés de supposer un moteur à la fois infini et intérieur que
nous appelons l’âme3.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 74.
2
Dans l’expression « âme de l’âme », le terme d’« âme » apparaît deux fois et a deux significations
différentes. Nous pourrions remplacer cette expression par « âme de l’âme des corps ».
3
P.-H. Michel, La cosmologie de Giordano Bruno, p. 113.

58
À nouveau, nous remarquons l’intériorité du moteur qui permet le mouvement des
corps. Il se perçoit dans chaque âme propre à chacun de ces corps et cette âme propre
est elle-même mise en mouvement par Dieu en tant qu’âme de l’âme des corps. Il est
nécessaire que ce moteur soit infini étant donné qu’il y a une infinité de corps et que ce
moteur doit s’appliquer à l’ensemble de ces corps. Aucune force extérieure ne peut
expliquer le mouvement et la source doit alors trouver son origine à l’intérieur même
des corps. Paul-Henri Michel souligne le fait que ce moteur est appelé « âme », mais ses
caractéristiques nous permettent également de remarquer que ce sont celles du Dieu
brunien. Ainsi, l’âme de l’univers et Dieu sont une seule et même chose. Nous venons
de voir la place de Dieu dans la cosmologie brunienne en tant qu’âme de l’univers.
Nous voulons à présent étudier dans quelle mesure Dieu peut être compris comme la
cause bonne et excellente de l’univers.
Dès lors que nous parlons d’âme de l’univers, la notion de cause est sous-jacente. En
effet, l’âme telle que nous la définissons est à l’origine des mouvements des corps de
l’univers, c’est-à-dire cause de ces mouvements. Nous allons donc analyser la notion de
cause qui est centrale mais également nous attarder sur les qualités que sont la bonté et
l’excellence. Tout d’abord, pour juger de la bonté de Dieu, et mettre en relation cette
bonté avec la notion de cause, nous pouvons partir de l’étude des mondes :

– Filoteo : S’il est une raison pour qu’existe un monde bon et fini, un
monde parfait et terminé, il est incomparablement plus raisonnable
d’admettre l’existence d’un monde bon et infini1.

En quoi ce passage donne-t-il des informations sur Dieu alors qu’il n’en est pas
explicitement question ? Pour répondre à cette question, il faut étudier la relation de
cause à effet. Si le monde est bon, c’est parce qu’il existe une cause elle-même bonne
qui ne peut que produire du bon. Or cette cause est Dieu, ce qui implique qu’il est la
cause dotée de bonté de l’univers. De plus, la pluralité de ces mondes est également un
signe de la bonté et de la puissance divine. En effet, considérer que Dieu aurait produit
un seul monde fini serait indigne de cette bonté et de cette puissance divines. De même,
« l’excellence infinie se présente incomparablement mieux chez des individus
innombrables que chez ceux qui sont finis et dénombrables 2 » : or nous avons montré

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, Filoteo, p. 63.
2
ibid., p. 64.

59
qu’il y a effectivement une infinité de mondes peuplés et donc d’innombrables individus
qui manifestent l’excellence divine. Par ailleurs, nous pouvons citer deux passages de
l’œuvre de Bruno où il est explicitement question de la bonté divine et de la capacité
infinie de Dieu, il peut alors être appréhendé comme la cause bonne et excellente de
l’univers. D’une part :

– Filoteo : Pourquoi irions-nous dire que la bonté divine, qui peut se


communiquer à des choses infinies et peut se diffuser infiniment,
voudrait être appauvrie et se restreindre à rien ? […] Pourquoi voulez-
vous que le centre de la divinité qui peut, pour ainsi dire, s’amplifier
infiniment en une sphère infinie, préfère rester stérile plutôt que se
prolonger comme un père et se faire fécond, orné et beau 1 ?

Et d’autre part :

– Filoteo : Pourquoi la capacité infinie doit-elle être frustrée,


anéantie la possibilité de mondes infinis, et amoindrie l’excellence de
l’image divine qui devrait plutôt resplendir davantage dans un miroir
illimité et selon le mode de son être, infini et immense2 ?

Dans le premier extrait, l’auteur fait explicitement part de la bonté de Dieu. De plus,
l’idée de cause semble être sous-jacente. En effet, cette bonté de Dieu peut se
communiquer à des choses infinies. Nous pouvons dire à la place que la bonté divine
est la cause de choses infinies. Elle peut se communiquer à des choses infinies, nous
pouvons la percevoir comme insufflant le mouvement aux choses infinies ; Dieu est
alors la cause du mouvement des mondes. À travers le second extrait dans lequel le
lexique de l’image est un argument classique en faveur de la gloire divine, il est
également question de cause, cette fois parce que Dieu est et a une capacité infinie.
Bruno met en avant les conséquences absurdes de vouloir restreindre cette capacité
infinie. Si nous la frustrons, la possibilité des mondes infinis est anéantie puisqu’il n’y
aura plus de cause assez puissante pour pouvoir les engendrer. Or, l’infinité des mondes
est une réalité dans la philosophie brunienne et nous ne pouvons donc pas nier
l’existence de sa cause qui a une capacité infinie, à savoir Dieu. Une telle chose
1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Premier dialogue, p. 67.
2
Ibid.

60
reviendrait à « amoindrir l’excellence de l’image divine », ce qui est inacceptable pour
Giordano Bruno. Dieu est tout puissant et tout parfait, âme et cause de l’univers, il ne
peut connaître aucune restriction. De plus, en ayant commencé par faire accepter
l’infinité de l’univers, Bruno parvient à convaincre son lecteur de l’existence de Dieu de
manière quasi nécessaire. En effet, si l’univers est infini, quelle est la seule cause
capable de l’engendrer ? Cette cause doit nécessairement être elle-même infinie et avoir
toutes les perfections. De tels attributs correspondent, dans la philosophie de Giordano
Bruno, à la figure de Dieu. Ainsi, « celui qui comprend le monde comme infini est
préparé à reconnaître l’existence de Dieu comme sa “cause infinie”1 ». Dieu est donc la
cause bonne et excellente de l’univers.
Cette partie nous a permis d’envisager Dieu comme l’âme de l’univers, intrinsèque à
ses parties et qui semble se diffuser dans tout cet univers. Nous avons aussi pu
remarquer que Dieu n’est pas seulement l’âme de l’univers, mais également sa cause.
Nous disons ici « éventuelle » car le terme de création est impropre à la philosophie
brunienne : il n’y a pas de création ou de génération chez Bruno, mais seulement une
variété d’expression. En établissant un Dieu qui se retrouve dans tous les corps, Bruno
ne reprend pas à son compte la séparation entre le Créateur et ses créatures. C’est
pourquoi notre analyse nous conduit à soutenir qu’il semble difficile de parler de
création dans la cosmologie brunienne, cela signifierait qu’il faut parler de la création
du Créateur : le Créateur n’existerait qu’à partir du moments où des corps seraient créés.
Or, le Créateur doit être éternel puisqu’il a toutes les perfections. Bruno adhère donc à
l’idée de l’existence d’une puissance supérieure, qui ne semble toutefois pas
transcendante et qui ne peut que concevoir un monde à sa mesure, c’est-à-dire infini. À
plusieurs reprises, nous avons relevé que Dieu, « âme et cause excellente de l’univers »,
possède un certain nombre de caractéristiques du fait de sa perfection. C’est ce rapport
entre Dieu et la perfection qui sera détaillé dans la partie suivante.

3.3. Dieu(x) et perfection

Le Dieu brunien a déjà été présenté précédemment et nous savons que Dieu peut être
conçu comme le premier moteur immobile dans la philosophie d’Aristote. De plus, la
question de la perfection est étroitement liée à cet être particulier. Le but de cette partie

1
www.icem-pedagogie-freinet.org : « Giordano Bruno, un visionnaire du XVIe siècle »

61
est d’étudier les arguments, présents dans le cinquième dialogue, mis en place par
Filoteo en réponse à Albertino au sujet de Dieu et de la perfection. Les arguments
concernant Dieu s’articulent autour des caractéristiques du divin et de l’action directe
des Dieux sur les mondes ; la thèse de la pluralité des mondes demeure la toile de fond
de tous les arguments développés dans cette partie.
Le divin aristotélicien est tel qu’il « a une nature conditionnée pour la forme et l’acte,
et par conséquent pour la fonction de contenant, et doue les autres de forme et de limite
définies, étant lui-même sans limite, forme ou substance 1 ». La réponse de Filoteo-
Bruno au premier argument ne reprend pas cette question particulière des
caractéristiques du divin, mais les dialogues précédents permettent de comprendre dans
quelle mesure l’anti-aristotélisme brunien apparaît au sujet des qualités du divin. Par le
premier argument, Albertino attribue au divin le fait d’être « sans limite, forme ou
substance ». Le Dieu brunien est également sans limite puisqu’il est infini. Mais alors
que le Dieu présenté par Albertino est également sans forme ni substance, il en va
autrement pour le Dieu de Filoteo-Bruno. En effet, le Dieu brunien se répand dans tout
l’univers infini. Nous pouvons alors nous demander s’il n’a pas ainsi une certaine forme
et substance. De plus, Albertino affirme que le divin « doue les autres de forme et de
limite définies » et rejette ainsi toute infinité. Or, un des points centraux dans la
philosophie de Giordano Bruno est justement le fait que l’univers et l’espace sont
infinis. La conception du divin de Filoteo-Bruno s’oppose à celle des Aristotéliciens et
est une nouvelle marque de l’anti-aristotélisme brunien. Filoteo-Bruno s’opppose aux
qualités du divin mais également à l’action de(s) Dieu(x) sur les mondes.
Pour Filoteo-Bruno citant Lucrèce :

– Filoteo : Toutes les fois d’ailleurs qu’une abondante matière se


tient prête, qu’un espace l’attend et que rien ne fait obstacle, il est
évidemment fatal que les choses prennent forme et s’accomplissent.
[…] il faut admettre que les autres régions de l’espace connaissent
aussi leur globe, leurs races d’hommes et leurs espèces sauvages 2.

Lucrèce, repris par Filoteo-Bruno, soutient qu’à partir du moment où il y a un espace,


celui-ci peut être rempli si rien ne s’oppose, ne fait obstacle, à ce remplissage. C’est

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 151.
2
Ibid., Filoteo, p. 169-170.

62
même une fatalité, c’est-à-dire un événement inéluctable dont le contraire est
impossible. Ainsi, si la puissance active de Dieu, c’est-à-dire sa puissance de faire, le
rend capable de créer une infinité de mondes, il n’y a pas de raison pour que la
puissance passive des choses soit nécessaire. À partir du moment, où il y a un espace
dans lequel importer ces mondes, ils existent : le Dieu brunien peut amener dans la
réalité phénoménologique tout ce qu’il est capable de faire, sa puissance n’est pas
restreinte. L’Église rejette donc une doctrine où la puissance divine devient infinie.
L’anti-aristotélisme manifesté en prenant appui sur les textes de Lucrèce n’est en rien un
athéisme rejetant la puissance divine. Par ailleurs, Albertino soutient avec le neuvième
argument que :

– Albertino : […] la pluralité des mondes n’est pas du domaine de la


raison. En effet, aucune bonté civile, laquelle consiste en la
conversation civile, ne saurait exister en ces mondes. Et les dieux qui
auraient créé différents mondes auraient mal agi, puisqu’ils n’auraient
pas fait en sorte que les citoyens de ces mondes entretiennent entre
eux des relations1.

Albertino introduit un argument emprunté à la morale dans le sens où il est question de


savoir de quelle manière les dieux agissent le mieux. Et c’est cet aspet moral qui devient
la condition de possibilité de la pluralité des mondes. Albertino, à la suite d’Aristote,
met la conversation civile au centre de la vie. Or, s’il existe une pluralité de mondes, il
est évident que les habitants de ces divers mondes ne sont pas en mesure de
communiquer. Cela serait donc un mal qu’il y ait plusieurs mondes sans que leurs
habitants puissent entretenir de relation. Nous pouvons penser qu’il faut revenir à la
conception d’Aristote de la vie politique pour éclairer cet argument. Dans Les
politiques2, Aristote détaille la genèse de la cité, cité où se déroule la vie politique. Dans
un premier temps, un homme s’unit à une femme pour fonder une famille. Ensuite,
plusieurs familles se rassemblent pour former des villages. Enfin, le regroupement de
plusieurs villages amène à l’établissement de cités. Ainsi, l’homme est naturellement
porté à s’associer avec les autres membres de son espèce et donc mettre en place une
« conversation civile » dans les cités. Toutefois, la cité se caractérise par son autarcie,

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 155.
2
Texte cité dans la traduction de Pierre Pellegrin : Aristote, Les politiques, Paris, Flammarion, 2ème
édition revue et corrigée, 1993, I, 2.

63
c’est-à-dire le fait de se suffire à elle-même et de ne pas avoir à converser avec les
autres cités. Il s’ensuit que toutes les cités n’entretiennent pas des relations entre elles.
Notre interprétation permet d’étendre cette remarque aux mondes : s’il se trouve que les
cités sont autarciques, il n’est pas nécessaire que les cités aient des contacts entre elles ;
si les cités, comprises dans un seul monde, ne conversent pas, pourquoi exiger que les
mondes entretiennent des relations ? Nous pouvons imaginer que les autres mondes sont
également composés de cités qui se suffisent à elles-mêmes et n’ont pas besoin de
rentrer en contact aves les autres cités de leur monde, et encore moins avec celles de
mondes lointains. Nous devons étudier qu’elle est la réponse brunienne à propos de ce
sujet concernant le commerce entre les hommes.

– Filoteo : Pour cet autre argument, nous répondons qu’il n’est nul
besoin d’un tel commerce, bon et civil, entre les différents mondes
[…]. Et si par quelque artifice humain elles [les créatures vivantes] ont
dû être liées entre elles par quelque commerce, quelque chose de bon
leur a été plutôt ajouté que retranché, attendu que la communication
tend plutôt à redoubler les vices qu’à augmenter les vertus 1.

La conversation civile n’est pas une nécessité pour Filoteo-Bruno. Elle n’est qu’un
artifice, une construction humaine non naturelle. À la différence de l’homme décrit par
Aristote, l’homme brunien n’est pas un animal politique. En effet, Filoteo-Bruno
soutient que « la communication tend plutôt à redoubler les vices qu’à augmenter les
vertus » : la vie en société ne serait alors pas un bien. Ainsi, des dieux qui auraient créé
plusieurs mondes incapables de communiquer n’auraient pas mal agi d’après Filoteo-
Bruno, au contraire. L’argument moral d’Albertino refusant la pluralité des mondes ne
demeure pas valable dans la conception de la vie en communauté de Giordano Bruno ;
les hommes ne sont pas tenus à s’associer pour vivre mieux. Un dernier argument
d’Albertino permet d’étudier l’action des dieux et de voir dans quelle mesure elle lui
permet de réfuter la pluralité des mondes.

– Albertino : Dixièmement, la pluralité des mondes s’oppose au


travail de tout moteur ou dieu. En effet, puisque les sphères doivent se
toucher en certains points [ce qui se voit dans le schéma des cercles de

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 170.

64
mondes que nous avons étudiés plus haut], il adviendra que l’une ne
pourra plus se mouvoir contre l’autre, et il sera malaisé pour les dieux
de gouverner le monde par le mouvement1.

Tout d’abord, force est de constater que le dieu d’Albertino se rapporte au moteur, ce
qui est conforme à l’idée aristotélicienne de premier moteur immobile. Mais si tout dieu
est un moteur et que la configuration est celle du schéma précédemment étudié, les
dieux ne pourront gouverner grâce au mouvement. En effet, il y a des points de contact
entre les cercles de mondes si nous supposons la pluralité des mondes à la manière dont
l’a fait Albertino. Or, si les dieux sont des moteurs, ces points de contact devraient
bouger, ce qui est impossible d’après Albertino (cette impossibilité ne serait-elle pas
levée si l’on imaginait que les cercles qui sont en mouvement tournent sur eux-
mêmes?). Ainsi, concevoir tout dieu comme un moteur n’est pas une idée compatible
avec celle de la pluralité des mondes dans son acception aristotélicienne. Et puisque le
premier moteur immobile est accepté dans la philosophie d’Arisote, il faut donc rejeter
la pluralité des mondes qui empêche les dieux d’agir. La réponse de Filoteo-Bruno à cet
argument ne remet pas en cause la conception des dieux d’Albertino mais celle des
mondes :

– Filoteo : […] chacun des mondes du champ éthéré occupe l’espace


qui lui est propre. Ainsi, l’un de ces mondes ne touche ni ne heurte un
autre. Mais ils poursuivent leurs cours et sont situés à une distance
telle que les contraires ne se détruisent pas, mais se consolident plutôt
l’un l’autre2.

Illustrer3 ce propos permet de mieux saisir la différence entre cette conception et celle
décrite par Albertino.

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 155.
2
Ibid., Filoteo, p. 170.
3
L’univers et les espaces sont infinis mais il faut les borner pour parvenir à les représenter.

65
Le grand rectangle représente l’univers tandis que les rectangles à l’intérieur de celui-ci
sont les espaces propres à chaque monde illustré par un cercle. Ainsi, nous remarquons
que les mondes n’ont pas besoin d’être en contact comme lorsqu’Albertino explique le
fait qu’il y a seulement six mondes autour du nôtre. Chaque monde est dans son espace
et le problème des contraires n’en est plus un dans le sens où les systèmes composé
d’un centre et d’une circonférence sont indépendants les uns des autres. De plus, nous
voyons par ce schéma que l’univers n’a effectivement pas de centre. La conclusion que
nous permet de tirer ce schéma est que Filoteo-Bruno ne critique pas l’action des dieux
incapables d’engendrer le mouvement dans le système d’Albertino, mais il critique ce
système de cercles de mondes qui est inadéquat. Mais si nous acceptons le système
brunien, nous pouvons concevoir que les dieux soient à l’origine des mouvements des
mondes dans les espaces qui leur sont propres étant donné que la contiguité des cercles
de mondes ne fait plus obstacle à l’action des dieux. L’anti-aristotélisme brunien ne se
situe alors pas du côté de la question du divin mais du côté de la vision erronée des
Aristotéliciens lorsqu’ils font l’hypothèse de la pluralité des mondes1.
Que ce soit dans la philosophie d’Aristote ou dans celle de Giordano Bruno, le divin
représente une forme de perfection. Toutefois, les Aristotéliciens et Bruno n’envisagent
pas la perfection de la même façon. La différence apparaît dans le douzième, et dernier,
argument. Encore une fois, la question de la perfection se dévoile chez Albertino sous
fond de pluralité des mondes : « Douzièmement, rien ne saurait être ajouté à la
perfection. Si donc ce monde est parfait, il n’y a certes nul besoin de lui en ajouter un
autre2 ». Nous avons déjà mentionné le fait que dans l’Antiquité, la perfection se trouve
dans la finitude et l’unité. Cet aspect se retrouve dans cet argument qui permet de
considérer qu’un seul monde est nécessaire et parfait. Et puisqu’il est parfait, car
unique, cela serait une imperfection et un mal de vouloir lui ajouter d’autres mondes.
Mais Filoteo-Bruno ne conçoit pas la perfection dans l’unité :

– Filoteo : Votre douzième et dernier argument soutient qu’en raison


de la perfection de tel ou tel monde, il n’est nul besoin d’autres
mondes. Je vous répondrai qu’ils ne sont certainement pas nécessaires
pour la perfection et la subsistance de notre monde, mais que pour la

1
Il me semblait toutefois intéressant d’accorder une place importante à l’anti-aristotélisme dans cette
partie pour parvenir à cette remarque.
2
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Albertino, p. 156.

66
subsistance et la perfection de l’univers lui-même une infinité de
mondes est effectivement nécessaire1.

Le relativisme brunien transparaît dans cette réponse. En effet, Filoteo-Bruno accorde le


fait que d’autres mondes ne soient pas nécessaires pour que le nôtre soit parfait. Mais il
a posé un univers infini qui doit lui aussi être parfait. Pour cela, il est nécessaire qu’une
infinité de mondes parfaits existent pour que l’univers soit lui-même parfait. La
perfection brunienne est mieux exprimée par l’infinité et c’est pourquoi il doit y avoir
une infinité du monde. Donc, la pluralité des mondes n’est pas nécessaire du point de
vue du nôtre, mais elle l’est quand nous nous plaçons dans l’univers dans son
ensemble : nous pouvons alors parler du relativisme brunien qui est un anti-
aristotélisme. Nous entendons relativisme au sens où la pluralité des mondes devient
nécessaire en fonction du point de vue adopté, elle est relative à ce point de vue ; il n’y a
pas de référence absolue quant à la question de la pluralité des mondes. C’est un anti-
aristotélisme car cette conception s’oppose à celle d’Aristote prônant l’unicité du
monde.
Les questions des dieux, de leur action sur les mondes, mais aussi celle de la
perfection nous ont permis, à nouveau, d’établir dans quelle mesure il y a un anti-
aristotélisme brunien. Cet anti-aristotélisme s’est retrouvé tout au long du cinquème
dialogue qui voit Albertino, défenseur d’Aristote, être convaincu par les thèses
bruniennes. Le fait que Giordano Bruno parvienne à convaincre des personnages
représentants la doctrine aristotélicienne est un moyen de prouver la puissance de sa
philosophie qui propose un nouveau système, comme une alternative à l’aristotélisme et
au système géocentrique.
La place de Dieu, comme attendu, est centrale dans la philosophie brunienne. À la
fois âme et cause de l’univers, Dieu se retrouve en toute chose dont il est le principe
moteur et même si la question de la matière entraîne un refus de qualifier la philosophie
de Bruno de panthéisme au sens spinoziste du terme, un panthéisme brunien est malgré
tout entrevu. Un panthéisme où la matière et la forme sont confondues dans les objets
puisque la seconde donne forme à la première alors que la pensée et l’étendue ne se
rejoignent jamais dans la philosophie de Spinoza. Nous pouvons penser que Bruno
annonce Spinoza et le moyen d’avoir un Dieu philosophe, conçu par la pensée
philosophique et nécessaire à sa philosophie. « Bruno pense à un Dieu des philosophes,

1
G. Bruno, L’infini, l’univers et les mondes, Cinquième dialogue, Filoteo, p. 171.

67
qui se caractérise à la fois par son unité et par son immanence au sein de l’univers
infini1 » : l’idée d’un panthéisme est soutenue par l’immanence divine présente au sein
de l’univers infini car Dieu se trouve en toute chose. Simon Knaebel ajoute que « le
Dieu de Bruno est l’unité de l’Être. Comme tel, Dieu est tout à fait indispensable à sa
philosophie2 .» Dieu, à la manière d’un principe scientifique, assure l’unité, et
probablement la cohérence, de cette pensée novatrice du XVIe siècle. Il n’est jamais mis
de côté dans la cosmologie de Bruno ; bien au contraire, il est la clé de voûte de son
système, le premier principe qui soutient toute sa pensée.

1
S. Knaebel, « Giordano Bruno et la théologie », Revue des Sciences Religieuses, p. 88.
2
Ibid., p. 89.

68
Conclusion

Cette recherche a été construite autour de trois thèmes principaux : la structure de


l’univers, l’étude des mondes et le rapport entretenu par Bruno avec Dieu. L’objectif
était d’étudier la cosmologie de Giordano Bruno et de montrer en quoi elle est innovante
au XVIe siècle. La première partie a permis d’exposer la conception de l’infinité de
Bruno mais également d’appréhender des problèmes plus spécifiques tels que la place
particulière de l’espace au sein de la méréologie de Bruno ou encore l’insertion du vide
et de la matière dans la cosmologie brunienne. Concernant les mondes, le problème
central a été d’établir s’il fallait conserver la position aristotélicienne de l’unicité ou s’il
était possible qu’une conception mettant en jeu une pluralité, voire une infinité de
mondes était viable. Accepter une infinité de mondes semblables au nôtre nous a par
conséquent amené à nous demander si ces mondes pouvaient être peuplés. Enfin, trois
perspectives ont permis d’étudier le Dieu brunien : âme et cause de l’univers, être en
rapport avec l’infini, être parfait. L’animisme de Bruno a été relevé dans cette étude ; il
a également fallu faire une distinction entre l’âme de l’âme et l’âme des corps. L’infini
est une perfection dans la pensée brunienne et Dieu étant infini, il était cohérent de
conclure la partie au sujet de Dieu en étudiant son rapport à la perfection.
La pensée à l’œuvre dans L’infini, l’univers et les mondes semble toujours en
mouvement, à la frontière entre la philosophie et la physique. Physique quand il est
question de la structure de l’univers ou encore de la question du vide ; philosophie,
voire métaphysique, lorsqu’il s’agit de Dieu. Quoi qu’il en soit, la philosophie
brunienne est apparue comme une philosophie novatrice et allant à l’encontre de ce qui
est acceptable, et accepté, au XVIe siècle. Toutefois, le plus grand apport de la
cosmologie de Giordano Bruno n’est finalement pas ce qui le conduit au bûcher en
février 1600. En effet, l’infinité de l’univers et de l’espace n’est en rien anti-catholique
et peut être acceptée par l’Église. C’est l’existence d’autres êtres vivants ailleurs et la
perte par l’homme de sa place centrale dans l’univers qui posent problème aux
autorités ; cette thèse n’est pourtant pas la plus innovante de la pensée brunienne. Ainsi,
ce ne sont pas des raisons scientifiques qui condamnent Giordano Bruno mais plutôt son
impertinence et son affront à se dresser contre Aristote et le géocentrisme.
Bien que certains penseurs tel qu’Alexandre Koyré considèrent que Giordano Bruno
« n’est pas un très bon philosophe, [qu’]il est un mauvais physicien, [qu’]il ne

69
comprend pas les mathématiques, et [que] la conception qu’il se fait des mouvements
célestes est plutôt étrange1 », force est de constater que la philosophie brunienne se
présente comme un système organisé fondé sur des raisonnements qui se veulent
logiques et cohérents. Même en supposant que Bruno ne soit pas un scientifique
expérimentateur et que sa cosmologie repose sur des intuitions, nous ne pouvons nier
qu’il cherche à dépasser les dogmes de son époque et à proposer une nouvelle
philosophie qui permette de s’éloigner de l’aristotélisme dominant. Il ne faut cependant
pas croire que Bruno est un Leibniz ou un Spinoza avant la lettre, mais il leur apporte
des éléments nombreux pour leurs systèmes. Martyr de la libre pensée, Giordano Bruno
représente malgré tout l’esprit humaniste : génie éclectique, philosophe audacieux, voire
théoricien précurseur.
Finalement, alors que Bruno n’apparaît pas comme un esprit moderne à la manière de
Galilée qui considère que les mathématiques permettent d’expliquer l’univers, il
n’empêche que sa pensée riche et variée aura profondément influencé la science et
l’esprit moderne.

1
A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, p. 77-78.

70
Index

A GALILEE...............................................8, 70
âme............................17, 52, 56-59, 61, 67 géocentrisme...........................................27
anti-aristotélisme....................62-63, 66-67 H
ARHYTAS DE TARENTE................................7 homogène.............................13, 31, 33, 36
ARISTOTE..3-4, 7-8, 12-13, 15-18, 23-26, homogénéité...........................8, 36, 42, 44
29, 33-35, 37, 42, 57-58, 61, 63-64, 66-67 I
aristotélicien.....3-4, 6, 8, 11, 13-20, 25-26, immanent.....................................52, 57-58
28, 34-37, 39-45, 47, 54, 57, 62, 65-67 infini3-4, 6-20, 25, 27-33, 36-41, 43-63,
Atomistes............................................4, 37 67-69
C intuition..................................8, 14, 30, 70
cause... . .4, 6, 11-12, 24, 39, 44, 52-53, 56- L
57, 59-61, 65, 67 LEUCIPPE....................................................7
centre.....4, 8, 27, 34-35, 39-40, 42-45, 60, LUCRECE............................8, 46, 47, 62, 63
63, 66 M
conception mathématique...........15, 17-20 mal...........12, 28-29, 36, 45, 51, 63-67, 70
contenant.....................................15-20, 62 matière.4, 16-17, 19, 24, 29, 47, 56, 62, 67
contenu........................................15, 17-20 matrice...........................................7, 16-17
contraires..........................42-43, 45, 65-66 métaphysique............................3, 6, 42, 69
COPERNIC...................................4, 6, 45, 48 monde..3-4, 6-13, 15-20, 27-36, 47-48,
cosmologie.....8, 10, 13, 15, 18, 25-27, 34- 50-51, 53, 55-56, 58-61
36, 40, 43, 45, 48, 51, 55, 58-59, 68-70 moteur...................37-39, 57-59, 61, 64-65
D N
DESCARTES.................................................8 NICOLAS DE CUES................................8, 16
DIEU..............6, 8-11, 16, 27, 51-61, 67-68 P
E panthéisme.................................56, 67- 68
espace.....4, 7, 10-13, 15-20, 23-27, 29-31, PASCAL...................................................3-4
33, 36, 38-39, 41, 46, 48, 50, 62-63, 65- perfection..........8, 40, 54-55, 61-62, 66-67
66, 69 Péripatéticiens........................................13
éther............................................25, 29, 50 planètes..........29, 32, 34, 36, 38, 44, 48-50
existence physique......................15, 17-20 PLATON........................................19, 24, 29
G Platoniciens............................................19

71
Pythagoriciens..........................................4 sphère........8, 13, 16, 34, 41, 43-45, 60, 64
R système.... .4, 18, 32-36, 38, 44-45, 48, 66-
raison...3-4, 7, 9, 11-12, 14-15, 17, 27-33, 68, 70
35-36, 38-39, 46-47, 49-51, 53, 56-59, 63, T
66, 69-70 transcendant......................................52, 61
rationalisme............................................30 U
réalisme..................................................15 univers......3-4, 6-18, 20, 25, 27-30, 32-34,
relativisme.............................19-20, 40, 67 36, 38-41, 45, 47-48, 50-53, 55-62, 66-70
religion................................................6, 52 V
S vide...6, 8, 11-13, 17, 23-26, 32, 41, 50,
science..............................9, 15, 19, 70, 76 62-63, 69
sens...6-7, 9, 11-17, 19, 24, 28, 30, 32-36,
38-39, 44-46, 51, 53, 56, 63, 67

72
Bibliographie et sitographie

Bibliographie des œuvres citées

[1] Aristote, Les politiques, Trad. de Pierre Pellegrin. Paris : Flammarion, GF, 2ème
édition revue et corrigée, 1993.
[2] Arisote, Physique, Trad. de Pierre Pellegrin. Paris : Flammarion, GF, 2ème édition
revue, 2002.
[3] Aristote, Traité du ciel, Trad. de Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin. Paris :
Flammarion bilingue, GF, 2004.
[4] Aristote, Métaphysique, Trad. de Marie-Paule Duminil et Annick Jaulin. Paris :
Flammarion, GF, 2008.
[5] Bruno, Giordano, Cause, principe et unité, Trad. de Émile Namer. Paris : Félix
Alcan, 1930.
[6] Bruno, Giordano, L’infini, l’univers et les mondes, Trad. de Bertrand Levergeois.
Paris : Berg International, dernière édition, juin 2015.
[7] Dirac, Paul Adrien Maurice, « The relation between mathematics and physics »,
Proceedings of the Royal Society (Edinburgh) Vol. 59, Part II pp. 122-129, 1938-1939.
[8] Knaebel, Simon, « Giordano Bruno et la théologie », Revue des sciences religieuses,
tome 73, fascicule 1, 1999.
[9] Koyré, Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Trad. de Raïssa Tarr. Paris :
Gallimard, 2007.
[10] Michel, Paul-Henri, La cosmologie de Giordano Bruno. Paris : Hermann, 1962.
[11] Pascal, Blaise, « Préface pour le traité du vide », in Œuvres complètes. Paris :
Bibliothèque de la Pléiade, 1954.

Littérature secondaire

[1] Blay, Michel, Penser avec l’infini, Paris, Vuibert, 2010.


[2] Luminet, Jean-Pierre et Lachièze-Rey, Marc, De l’infini, Paris, Dunod, 2005.

73
[3] Munoz, Brian, La philosophie morale de Giordano Bruno, Paris, L’Harmattan, 2014.
[4] Rocchi, Jean, Giordano Bruno après le bûcher, Bruxelles, Complexe, 2000.

Sitographie

[1] Chaudourne, Serge, « Giordano Bruno », 2008 :


http://www.blog-serge.chaudourne.fr/pages_publiques/textes/giordano_bruno.pdf

[2] Hannot, Patrick, « S’affranchir d’Aristote: la cosmologie de Giordano Bruno »,


2009 :
http://p56h.unblog.fr/2009/06/28/saffranchir-daristote-la-cosmologie-de-giordano-
bruno/

[3] Mély, Benoît, « Giordano Bruno, un visionnaire du XVIe siècle », 2000 :


http://www.icem-pedagogie-freinet.org/sites/default/files/N24_Giordano.pdf

[4] Racine, Pierre, « Giordano Bruno, une victime de la Réforme catholique ? », 2013 :
https://www.youtube.com/watch?v=2raNPUZw_k8

74
Table des matières

Introduction ................................................................................................ 3

1. La structure brunienne de l’univers .....................................................6


1.1. Infinité......................................................................................................... 7
1.2. Méréologie de l’univers et des mondes................................................... 15
1.3. Les questions du vide et de la matière.................................................... 20

2. Les mondes ............................................................................................27


2.1. Existence d’un, voire d’une infinité, d’autres mondes que le nôtre ?..27
2.2. L’unicité du monde et les conséquences de l’hypothèse de la pluralité
des mondes.................................................................................................................37
2.3. Des mondes peuplés ?...............................................................................47

3. Dieu.........................................................................................................52
3.1. Rapport de Dieu à l’infini........................................................................ 52
3.2. Dieu, âme et cause excellente...................................................................56
3.3. Dieu(x) et perfection.................................................................................61

Conclusion..................................................................................................69

Index .......................................................................................................... 71

Bibliographie et sitographie..................................................................... 73
Bibliographie des œuvres citées......................................................................73
Littérature secondaire.....................................................................................73
Sitographie....................................................................................................... 74

Table des matières .................................................................................... 75

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