Вы находитесь на странице: 1из 40

PREMIER REGARD SUR LA SCÈNE DES CAMPS

Stéphane Bou

Mémorial de la Shoah | « Revue d’Histoire de la Shoah »

2011/2 N° 195 | pages 255 à 293


ISSN 2111-885X
ISBN 9782916966045
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2011-2-page-255.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Mémorial de la Shoah.


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

© Mémorial de la Shoah. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page255

PREMIER REGARD
SUR LA SCÈNE DES CAMPS
par Stéphane Bou1

Vous ne voyez pas ça. Mais en même temps vous le voyez.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Samuel Fuller

Serge Daney se trompe quand, dans son grand texte « Le travel-


Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

ling de Kapo », il écrit que « ce qui est magnifique dans le film de


Stevens, c’est qu’il s’agit encore d’un récit de voyage : la progression
au quotidien d’un petit groupe de soldats fumeurs et de cinéastes
flâneurs à travers l’Europe détruite, de Saint-Lô rasé à Auschwitz que
nul n’a prévu et qui bouleverse l’équipe2 ». Il fait la même erreur que
Jean-Luc Godard affirmant, dans ses Histoire(s) du cinéma, que
« George Stevens [a] utilisé, le premier, le premier film en seize en
couleurs à Auschwitz et Ravensbrück3 ». Non seulement ce n’est pas
à cette occasion que l’on a utilisé de la pellicule seize millimètres en
couleur pour la première fois, mais George Stevens n’est pas allé
jusqu’à Auschwitz. S’il fallait fournir la date du premier tournage
effectué dans un camp ouvert ou libéré par les Alliés, il faudrait sans
doute parler de juillet 1944, quand des équipes russes et polonaises
accompagnant l’Armée rouge filmèrent Majdanek4. Ce sont aussi les
Russes qui, en janvier 1945, découvrent Auschwitz et y enregistrent
quelques bobines, en noir et blanc5. À ce moment précis, Stevens doit

1. Stéphane Bou est journaliste et critique, chargé de cours à Paris 3. Il a codirigé la revue de
cinéma PANIC. Il vient de faire paraître avec Élisabeth de Fontenay Actes de naissance (Seuil).
2. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », Trafic, n° 4, automne 1992. Repris dans Serge
Daney, Persévérance, entretien avec Serge Toubiana, Paris, POL, 1994, p. 23-24.
3. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 121.
4. Voir Stuart LIEBMAN, « La libération des camps vue par le cinéma : l’exemple de
Vernichtungslager Majdanek », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15 : La Shoah : images témoins,
images preuves, 2003, p. 49-60.
5. Annette WIEVIORKA, Auschwitz, la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette Littératures, collec-
tion Pluriel, 2006, p. 23 et sq.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page256

256 Les écrans de la Shoah


être quelque part en Europe de l’Ouest, encore en France. Et dans le
film auquel font allusion Godard et Daney, le soldat et cinéaste
américain témoigne de son passage, en avril et mai 1945, non pas à
Auschwitz ou Ravensbrück, mais à Nordhausen et Dachau.

Cette erreur est dommageable et problématique, puisqu’elle fait


d’Auschwitz et de Dachau des noms interchangeables et participe de
la confusion entre le processus d’extermination des Juifs et le monde
concentrationnaire. Jean-Luc Godard et Serge Daney seraient encore
pris dans l’empreinte d’une mémoire telle que la livre Nuit et
Brouillard d’Alain Resnais, film central dans l’histoire de la ciné-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


philie et dont Daney explique longuement dans « Le travelling de
Kapo » comment sa vision fut pour lui fondatrice. Comme l’explique
en effet Sylvie Lindeperg, « Resnais et ses conseillers historiques
n’ont pas conscience de l’absolue rareté des images des centres de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

mises à mort et ceci pour toute une série de raisons. D’abord, la


distinction entre camp de concentration et centre de mise à mort
n’est pas clairement établie. À cette époque, on a encore du mal à
penser ces deux événements – le système concentrationnaire et l’ex-
termination des Juifs – dans leurs différences et leurs points de
contact. Leur rencontre sur le site d’Auschwitz-Birkenau a longtemps
brouillé la compréhension des faits. Nuit et Brouillard constitue sur
ce point un premier moment d’élucidation mais qui s’inscrit dans un
horizon de confusion persistante6 ». Sylvie Lindeperg précise encore
que « pour Daney comme pour tant d’autres, les images de Belsen
servent ainsi de substitut aux images absentes, celles des Juifs gazés
dont le corps a disparu, réduit en cendre par le crématoire7 ».

On voit donc à quoi renvoie cette erreur commune au cinéaste et


au critique, quand la signification d’une image pleine absorbe celle
d’une image pensée comme « absente ». Mais l’on peut, cela dit,
supposer que Godard et Daney assument pleinement cette confusion
qui fait du nom d’« Auschwitz » – site où le centre de mise à mort et

6. Sylvie LINDEPERG, « Images d’archives : l’emboîtement des regards. Entretien avec Sylvie
Lindeperg », in Images documentaires, n° 63 : Regards sur les archives, 2008, p. 22.
7. Sylvie LINDEPERG, Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007,
p. 242. Les images de Belsen sont celles qui figurent à la fin de Nuit et Brouillard. Jean-Luc
Godard les cite également à l’image, dans ses Histoire(s) du cinéma, en plus du film de Stevens
enregistrées à Dachau.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page257

Premier regard sur la scène des camps 257

le camp de concentration furent contigus – le symbole ou la méto-


nymie de la scène des camps en général. Surtout, cet emploi du nom
d’Auschwitz leur permet de désigner la dimension de césure d’un
désastre historique perçu comme sans commune mesure, point de
bascule distinguant, au cœur du XXe siècle, un avant et un après.
« Derrière nous, écrit Serge Daney, un point de non-retour moral
symbolisé par Auschwitz et le concept nouveau de “crime contre
l’humanité”8. » « Après Auschwitz » : la formule est canonique quand
Godard et Daney prononcent leurs énoncés respectifs, lesquels
entendent s’inscrire dans une tradition de pensée, le plus souvent
rapportée à Adorno comme à sa figure tutélaire, dont la fameuse

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


phrase de 1949 rendant problématique la question de la représenta-
tion « après Auschwitz » est l’étendard9 (phrase à laquelle Daney fait
explicitement référence dans « Le travelling de Kapo »10). Pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

Godard, faire de Stevens « le premier » qui filme « Auschwitz », en


même temps que celui qui y filme là pour la première fois en couleur,
c’est avant tout chercher à constituer les images de la scène des
camps comme trace originaire à partir de laquelle commence une
nouvelle histoire du cinéma. En effet, comme le dit également l’au-
teur des Histoire(s) du cinéma : « Que le cinéma soit d’abord fait pour
penser, on l’oubliera tout de suite, mais c’est une autre histoire. La
flamme s’éteindra définitivement à Auschwitz11. » Serge Daney dit
autrement ce moment inaugural d’un basculement. Pour lui, c’est à
l’instant précis de l’ouverture ou de la libération des camps que le
cinéma devient « moderne » : « Cinéma d’après les camps. Cinéma
que je me mis, pour moi seul et parce que j’avais son âge, à appeler
“moderne”12. » Fin de l’illusion, fin de l’innocence. Une autre histoire
du cinéma se serait ouverte quand, « dans l’Europe détruite et trau-
matisée de l’après-guerre », s’est dressée cette « autre scène qui n’a
cessé depuis de hanter les imaginations : celle des camps », laquelle

8. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », in DANEY, Persévérance, op. cit., p. 32.


9. « La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre
culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la
connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes. »
Theodor W. ADORNO, Prismes. Critique de la culture et société, Paris, Payot, 1986, p. 23.
10. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », art. cit., p. 32 : « “Pas de poésie après Auschwitz”,
déclara Adorno, puis il revint sur cette formule demeurée célèbre. “Pas de fiction après Resnais”,
aurais-je pu dire en écho, avant d’abandonner, moi aussi, cette idée un brin excessive. »
11. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, III, Paris, Gallimard, 1998, p. 55.
12. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », art. cit., p. 29.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page258

258 Les écrans de la Shoah


lui apparaît comme « revers caché et vérité honteuse13 » d’une
histoire qui se clôt irrémédiablement avec ce qu’il décrit comme
« l’ouverture des vraies portes de la nuit14 ».

On voit comment ce discours – qui emblématise l’image de cette


« autre scène » des camps, de même qu’elle affirme la césure irréver-
sible dont cette image serait l’origine, point de bifurcation affectant
le cours de l’histoire du cinéma –, est indissociable, comme le lais-
sent entendre chacun à leur manière Godard et Daney, d’une médi-
tation sur la première fois, premier regard ou premier moment
d’apparition. Dans cette perspective, à partir du film de George

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Stevens auquel ils font allusion, on peut chercher à retracer la
logique de crise (crise du regard, crise du récit) auquel fut confronté
le cinéma quand, pour la première fois, surgit à la fin de la guerre
parmi les ruines de l’Europe, comme par hasard, la scène imprévue
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

de ce qu’il reste des camps nazis. On évoquera également l’expé-


rience de Samuel Fuller, autre cinéaste présent dans un camp à peine
libéré, un fusil à la main et une caméra dans l’autre, et dont le film
qu’il y enregistra, comme les nombreux commentaires qu’il fit de ce
tournage, témoignent d’un autre premier regard sur la scène des
camps15. Quel cinéma « après Auschwitz » ? La question a été posée
par un pan de la critique et de la cinéphilie16, via notamment les
positions de Godard et Daney, dans la tradition ouverte par Jacques
Rivette avec son texte sur Kapo de Pontecorvo17. Telle qu’elle semble
soulevée par les films inauguraux de Stevens et Fuller, la question
peut être reformulée ainsi : quel cinéma au moment même où la
scène des camps apparaît ? Depuis que la photographie et le cinéma
existent, l’horreur des guerres et des massacres a bien sûr toujours

14. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », art. cit., p. 24.


15. Les expériences inaugurales de George Stevens et de Samuel Fuller sont des références
centrales dans l’exposition Filmer les camps. John Ford, Samuel Fuller, George Stevens. De
Hollywood à Nuremberg présentée au Mémorial de la Shoah à Paris entre le 10 mars et le
31 août 2010. Voir Gérard LEFORT, « L’horreur plein cadre », Libération, 11 mars 2010 ; Ophir
LÉVY, « Filmer les camps : les professionnels », Positif, n° 592, juin 2010, et Ariel SCHWEITZER,
« Face au désastre », Cahiers du cinéma, n° 656, mai 2010.
16. Voir par exemple Antoine de BAECQUE, « Premières images des camps. Quel cinéma
après Auschwitz ? », in Cahiers du cinéma, hors-série : Le siècle du cinéma, novembre 2000,
p. 62-66.
17. Jacques RIVETTE, « De l’abjection », Cahiers du cinéma, n° 120, juin 1961. Repris dans
Petite Anthologie des Cahiers du cinéma, tome 7 : Théories du cinéma, Paris, éditions Cahiers
du cinéma, 2001. Voir Stéphane BOU, « Autour de Kapo », Panic, n° 5, octobre-novembre 2006.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page259

Premier regard sur la scène des camps 259

fourni ses images, mais il s’agissait là de faire face à quelque chose


d’autre, supplément que l’on ne sut pas tout de suite comment voir
et nommer, et qui d’emblée fut reçu comme violence en plus que
celle de la guerre qui l’avait dissimulée18.

Hollywood au front : « Informer et divertir »


Si, à la fin de l’année 1942, « 5117 “Hollywoodiens” s’étaient
engagés, dont des vedettes comme James Stewart, Clark Gable,
Henry Fonda, Tyrone Power, Robert Montgomery, George O’Brien,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Douglas Fairbanks Jr., Melvyn Douglas, Ronald Reagan, George
Brent et Gene Autry », comme le note Joseph McBride dans sa monu-
mentale biographie de John Ford19, cet engagement ne correspond
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

pas, pour la plupart d’entre eux, à un abandon provisoire de leur


carrière. L’armée américaine, au sein de l’US-Army Signal Corps
(service de transmission), a développé un département chargé de
documenter les opérations en cours et c’est tout naturellement à
Hollywood qu’il a été demandé de travailler à la fabrication militaire
des archives enregistrées aux lieux du combat, de mettre le cinéma
au service de la mobilisation des regards. Au pays en guerre, qui
recherche des propositions visuelles justifiant l’engagement des
armées, il faut des professionnels de la prise de vue aussi bien que
du récit de guerre légendaire20. Pas seulement des techniciens, donc,
mais aussi des producteurs, des réalisateurs, des scénaristes – et,
comme le rappelle avec raison Joseph McBride, des « vedettes »,
lesquelles sont bel et bien du « matériel de propagande21 ». Les

18. Sur l’idée selon laquelle ces images « représentent un tel point de fracture, un absolu de
douleur et d’horreur » en même temps que la « fin [de] la perception de l’histoire comme conti-
nuité », voir Clément CHÉROUX, « 1945 : les seuils de l’horreur », in Artpress, hors-série :
Représenter l’horreur, mai 2001.
19. Joseph MCBRIDE, À la recherche de John Ford, Arles, Actes Sud, 2007, p. 465.
20. Sur cette articulation cinématographico-militaire, qui concerne aussi bien l’enregistre-
ment documentaire que le cinéma de fiction, voir notamment Jacqueline NACACHE, « “War
comes to America” : le cinéma hollywoodien entre effort de guerre et propagande (1939-
1945) », Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT (dir.), Une histoire mondiale des cinémas de propagande,
Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, p. 363-402 ; Christian DELAGE, La Vérité par l’image. De
Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006 ; et Jean-Michel VALANTIN, Hollywood, le
Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale, Paris, Autrement, 2003.
21. Selon l’expression de Jacqueline NACACHE, « “War comes to America” : le cinéma holly-
woodien entre effort de guerre et propagande (1939-1945) », art. cit., p. 372.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page260

260 Les écrans de la Shoah


quelques reportages susceptibles de montrer ces dernières rejoignant
le théâtre des opérations militaires pourront toujours contribuer à la
suture, dans l’œil du public, d’un même espace imaginaire où se
rejoignent la fiction et le documentaire, l’épopée et l’Histoire : le
corps des acteurs envoyés au combat est le meilleur témoignage d’un
tel assemblage.

Hollywood est en somme engagée par l’armée pour développer


officiellement le travail qu’elle avait été tenté de commencer à l’ar-
rière, en général timidement, quand, avant même l’entrée en guerre
des États-Unis, étaient parfois fabriqués dans ses studios des films

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


visant à raconter le conflit européen aux Américains afin qu’il
devienne une de leurs préoccupations politiques22. À partir de 1943,
Frank Capra, à la tête du 834e Photo Signal Detachment, ne tourne
plus de comédie mais supervise la série de propagande Pourquoi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

nous combattons. C’est John Ford, à la recherche d’un réalisateur


capable de faire des films destinés à remonter le moral des troupes,
qui a recommandé l’auteur de New York-Miami au général George
C. Marshall. Le plus grand des maîtres de Hollywood, après avoir lui-
même réalisé La Bataille de Midway (1942), un documentaire qui lui
avait valu un oscar, dirige en effet la Field Photographic Branch,
l’une des unités de l’Office of Strategic Service qui chapeaute l’en-
semble des productions23. Elles seront innombrables. William Wyler,
Daryl Zanuck et beaucoup d’autres cinéastes et producteurs presti-
gieux y sont aux manettes. Le président Roosevelt, dans une lettre
du 17 décembre 1941 adressée à Lowell Mellet (un journaliste à qui
fut confiée la charge de coordonner les films de guerre produits par
le gouvernement en étroite collaboration avec les studios, et qui
créera un bureau de liaison à Hollywood), rappelle explicitement à
tous ces professionnels ce qu’ils doivent faire – ce qui correspond à
peu près à ce qu’ils ont toujours fait : « Le film américain est l’un des

22. L’histoire de cette filmographie qui précède l’entrée en guerre des États-Unis, celle de
toutes les difficultés auxquelles se heurte Hollywood quand on l’accuse de vouloir contrarier
la tentation isolationniste partagée par une grande partie de l’opinion américaine, celle des
timidités ou hésitations des nababs juifs des studios, quand il s’agit de mobiliser l’attention du
public à propos des persécutions dont sont victimes leurs coreligionnaires européens, est bien
racontée dans la première partie du documentaire de Daniel ANKER, Imaginary Witness :
Hollywood and the Holocaust (2004). Voir également, Neal GABLER, Le Royaume de leurs rêves,
la saga des Juifs qui ont fondé Hollywood, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
23. Voir Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., p. 94.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page261

Premier regard sur la scène des camps 261

plus puissants moyens qui existent pour informer et divertir nos


concitoyens. Il doit rester libre autant que le permettra la sécurité
nationale. » Informer et divertir ? Informer en divertissant, plutôt. Car
comme le précise Zanuck, la propagande doit être « enrobée de l’habit
brillant du divertissement » (« the glittering robes of entertain-
ment »)24. Et peu importe si « pour certains, [les Américains se révè-
lent] coupables d’avoir fabriqué de l’entertainment avec la matière de
la tragédie européenne25 ». C’est ce que peuvent penser, par exemple,
les théoriciens de l’école de Francfort, témoins en exil de cette fabri-
cation, avec Theodor Adorno en contempteur suprême de la logique
du divertissement hollywoodien qui, depuis 1942, vit à Los Angeles,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


c’est-à-dire à proximité des hommes qui en édictent les règles.

Dans la perspective d’Adorno, qui écrivait alors La Dialectique de


la raison, dont l’un des chapitres poursuit sa critique de la « produc-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

tion industrielle des biens culturels » pensée comme responsable


d’une « mystification des masses », le divertissement a en effet pour
fonction suprême une mise hors champ du négatif. C’est une opéra-
tion de détournement du regard et une manière d’orienter l’esprit
dans une direction qui lui évitera de se confronter à ce qui peut le
préoccuper. Le plaisir qu’on y recherche est consubstantiel à un
mouvement de fuite. C’est l’abrogation même de tout savoir.
« S’amuser [se divertir] signifie toujours : ne penser à rien, oublier la
souffrance même là où elle est montrée26. » À ce titre, l’idée d’une
dialectique positive de l’information et du divertissement, celle d’un
récit de la « tragédie européenne » saisi par le langage d’un spectacle
cathartique, est tout simplement une idée impossible. Elle revient à
vouloir manquer l’image visée et éteindre le regard27.

Mais peut-on partir en guerre avec de telles pensées en tête ? Ne


faut-il pas être un intellectuel européen pour penser ainsi ? Ne faut-il
pas avoir déjà perdu la guerre et s’abîmer dans la contemplation de la
tragédie historique sans plus croire dans les possibilités de l’action ?

24. Voir Jacqueline NACACHE, « “War comes to America” : le cinéma hollywoodien entre
effort de guerre et propagande (1939-1945) », op. cit., p. 378-379.
25. Ibid., p. 364 et sq.
26. Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La Dialectique de la raison, fragments philoso-
phiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 153.
27. Sur Adorno et sa pensée du cinéma, voir Nicole BRENEZ, « T. W. Adorno, le cinéma malgré
lui, le cinéma malgré tout », Trafic, n°50, été 2004.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page262

262 Les écrans de la Shoah


Le fait est, Hollywood et l’Amérique ne culpabilisent pas. Il faut
maintenant agir, et promouvoir le mouvement de son action. Pour
Roosevelt et Zanuck, à cent lieues d’un quelconque « triste savoir »
sous l’égide duquel Adorno est en train d’écrire ses Minima Moralia,
le divertissement, tel qu’il doit pouvoir se conjuguer dans une
logique militaro-hollywoodienne avec un certain devoir d’informer,
est au contraire le moyen considéré comme le meilleur pour réveiller
le regard. Il correspond à un mode du traitement de l’information,
une forme de mise en récit, le passage nécessaire par une spectacu-
larisation qui ne vise pas tant à refouler la part du négatif qu’à se
mobiliser contre elle et tenter de la dépasser.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Très concrètement, cela signifie que le cinéma doit pouvoir se
révéler capable de dialectiser dans une même image l’Histoire au
présent avec la fabrique des mythes dont Hollywood a la pratique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

La fabrication du récit à l’œuvre sur le front cinématographique de


la guerre est ainsi clairement définie et les gestes des cinéastes vien-
nent de loin, déterminés par la conscience d’une fonction qu’ils se
sont attribuée depuis longtemps déjà : envoyer sur l’écran le spec-
tacle de la geste nationale, confondre dans le regard l’image enre-
gistrée du monde en guerre avec le récit de la promesse de sa
rédemption épique, configurer dans le temps réel de l’actualité un
grand récit édifiant et archétypal, transformer le combat historique
en combat métaphysique ou messianique contre le Mal. Il s’agit tout
à la fois de convertir l’information en divertissement, l’Histoire en
actualités (news), la guerre en spectacle, la tragédie européenne en
épopée américaine.

À propos de John Ford, une anecdote proprement hallucinante


témoigne bien de toutes ces opérations de conversion, notamment
celle qui doit être comprise comme le forçage d’un genre dans
l’autre, quand il s’agit de faire coïncider le documentaire (l’Histoire,
les actualités) et la fiction (l’épopée, le mythe) : « Le matin du 4 juin
1942, bombardiers en piqué et avions de chasse japonais attaquèrent
l’atoll de Midway dans le Pacifique. Le plus grand cinéaste américain
était là, les filmant pour la postérité. Debout sur le toit de la centrale
électrique située sur l’étroite bande de terre triangulaire appelée
Eastern Island, John Ford dirigeait sa caméra 16 mm portative droit
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page263

Premier regard sur la scène des camps 263

sur les avions, “criant aux attaquants de virer à gauche ou à droite


– et les insultant quand ils n’obéissaient pas à ses instructions !”
raconta Frank Nugent dans un article du Saturday Evening Post28. »
L’image donne le vertige, qui témoigne du fantasme de toute-puis-
sance d’un réalisateur comme possédé, hurlant ses instructions aux
dépositaires d’une action qui le déborde de toutes parts, cherchant à
faire rentrer dans le cadre une réalité incontrôlable, et délirant l’illi-
mité du monde à l’échelle d’un studio29. Le cinéma n’est pas seule-
ment là comme simple puissance d’enregistrement du réel – d’un réel
dont la critique française ne cessera bientôt plus de faire l’ontologie
à partir des films du néoréalisme italien qui témoignera, une fois la

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


guerre terminée, du paysage dévasté après la bataille (loin des
studios, le réel comme ruine) –, mais comme opérateur d’une trans-
figuration où il s’agit de mettre le réel de la guerre sous la maîtrise
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

du spectacle30.

Reste que le spectre de la mise en garde adornienne rôde31. Et le


tout est en effet de se demander si, dans la perspective militaro-
hollywoodienne où il s’inscrit, le travail des cinéastes au cœur de
l’action guerrière ne peut pas se retrouver pris dans une tension
critique entre d’une part la programmation du scénario épique qui
doit commander leurs gestes, et d’autre part l’événement donné par
l’Histoire. Jusqu’à quel point l’Épopée pourra-t-elle traiter toutes les
informations de la « tragédie européenne » ? N’arrive-t-il pas des
événements, inédits et inattendus, qui rendent intenable cette ambi-
28. James MCBRIDE, À la recherche de John Ford, op. cit., p. 457.
29. Une telle anecdote ne peut-elle pas être lue avec le commentaire suivant d’Adorno et
Horkeimer ? « [L’art] produit la substance tragique que l’amusement pur ne peut produire par lui-
même, mais dont il a besoin s’il veut rester tant soi peu fidèle au principe de la reproduction
exacte des phénomènes. Le tragique, devenu un moment calculé et accepté du monde, devient
une bénédiction pour celui-ci. » HORKEIMER et ADORNO, Dialectique de la raison, op. cit., p. 160.
30. En reprenant l’opposition de Siegfried Kracauer, on pourrait dire que la tension réaliste
hollywoodienne est inséparable d’un staging, là où le néo-réalisme – puis le bazinisme – seront
obsédés par l’idée de la visée d’un unstaged. Voir Siegfried KRACAUER, Théorie du film, la
rédemption de la réalité matérielle, Paris, Flammarion, 2010.
31. « Le fait que la guerre soit complètement recouverte par l’information, par la propagande
et par le commentaire, qu’il y ait des opérateurs de cinéma dans les tanks en première ligne et
que des correspondants de guerre meurent en héros, ainsi que le trouble mélange existant entre
l’information manipulatoire dont bénéficie l’opinion publique et l’inconscience des actions
menées – autant d’expressions traduisant un assèchement de l’expérience, un vide qui s’est
creusé entre les hommes et la fatalité qui les entraîne, en quoi réside proprement la Fatalité.
Le moulage, durci et réifié, des événements vient pour ainsi dire se substituer à eux. Les
hommes sont rabaissés au rôle d’acteurs dans un documentaire monstre. » (Theodor W. ADORNO,
Minima Moralia, Paris, Payot, 1980, p. 52).
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page264

264 Les écrans de la Shoah


tion de nouer le souci de représenter le présent avec la logique du
divertissement ? Le spectacle peut-il avoir raison de toute la souf-
france du réel « là où elle est montrée » ? Telles sont quelques-unes
des questions qui se poseront à Hollywood dès lors qu’elle a rejoint
le front. Questions qui vont se poser très concrètement à un cinéaste
comme George Stevens, comme en témoigne l’un de ses films ; ou
plutôt un film qui ne sera jamais vraiment le sien, resté inachevé, et
dont l’inachèvement traduit peut-être l’intuition, aussi passagère et
fugace soit-elle, d’un « triste savoir » inassimilable par la représen-
tation hollywoodienne de l’Histoire. L’épopée américaine gangrenée
par la « tragédie européenne » ?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


D’un film « en plus » de George Stevens
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

En 1943, à 36 ans, George Stevens, le réalisateur qu’allaient


couronner deux oscars pour Une place au soleil (1952) et Géant
(1957), est déjà un cinéaste confirmé quand il rejoint l’armée améri-
caine au sein du Signal Corps. Il travaille d’abord à la série de Frank
Capra, Pourquoi nous combattons, avant de créer au mois d’octobre,
à la demande du général Eisenhower, la Special Coverage Motion
Picture Unit (SPECOU, bientôt surnommée « the Stevens Unit » ou
« The Hollywood Irregulars »)32. À la tête de cette unité, il commence
par documenter la campagne d’Afrique du Nord. Puis il se rend à
Londres où, en juin 1944, il est spécifiquement chargé de la couver-
ture cinématographique de la progression des bataillons américains
en Europe, qui doit suivre le débarquement. Son voyage dure encore
plus d’un an et le mène des côtes anglaises jusqu’à Berlin. Tout au
long de ce périple, il s’acquitte de son rôle de reporter de guerre en
supervisant l’enregistrement de kilomètres entiers de pellicule.

En marge de ses fonctions officielles, Stevens enregistre aussi,


sur quatorze bobines Kodak en couleurs, un autre film : le journal
intime de son voyage. Comme le rappelle Christian Delage,
32. Voir Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., p. 87-88, et Matthias STEINLE,
« George Stevens à Dachau : images filmées de la libération du camp de concentration et mise
en place d’une iconographie stéréotypée », in Témoigner entre histoire et mémoire. Revue belge
des questions de mémoire, n° 103 : Crimes et génocides nazis à l’écran, éditions Kimé, avril-
juin 2009.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page265

Premier regard sur la scène des camps 265

« Stevens emporta avec lui une caméra 16 mm couleurs à titre stric-


tement privé. Au fil de l’avancée de son unité depuis le débarque-
ment en Normandie jusqu’à l’arrivée à Berlin, il prit des instantanés.
Rentré aux États-Unis, il rangea ces films dans son grenier comme
des souvenirs auxquels on ne touche plus33 ». Autrement dit, il n’uti-
lisa pas ce matériau et n’en fit pas le montage qu’on aurait pu en
attendre. Ces bobines oubliées – comme une matière à la fois taboue
et précieuse qu’il faudrait tenir à distance tout en la conservant –,
c’est le fils du cinéaste, George Stevens Jr. qui les découvre l’année
de la mort de son père (1975). Dix ans plus tard, elles sont très
partiellement exploitées dans un film biographique consacré au

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


cinéaste (George Stevens : A Filmmaker’s Journey, 1984). Mais ce
n’est que dix ans plus tard encore qu’elles deviennent intégralement
visibles, à l’occasion d’un montage posthume, programme de télé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

vision écrit et produit par George Stevens Jr. en 1994 (George


Stevens : D-Day to Berlin34). Le récit de voyage, tourné à la première
personne, devient dans ce programme un portrait construit à la troi-
sième personne, éloge d’un père par son fils, d’une génération par
une autre et qui, dans le commentaire écrit cinquante après les faits,
replace l’actualité d’hier dans la perspective mémorielle qu’elle aura
fondée35. Ainsi, tout le travail de montage et de postproduction
(musique, ajouts par un bruiteur d’effets sonores sur les images
muettes, voix off oscillant entre grandiloquence et pudeur
obligée…) s’inscrit dans une démarche commémorative. Le surgisse-
ment de la couleur y contribue à désenclaver du passé des réalités
que le regard avait pris l’habitude de voir en noir et blanc, les
conduisant à une nouvelle visibilité. Cette dernière devient
d’ailleurs un argument marketing pour vendre les images redécou-
vertes, avant que ne vienne le temps de la colorisation, dans des
films qui semblent vouloir définitivement refouler le noir et blanc
de l’archive originaire.

33. Christian DELAGE, « La couleur des camps », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15 : La Shoah :
images témoins, images preuves, 2003, p. 77.
34. Sa première diffusion à la télévision américaine date du 1er juin 1994. Le film est
disponible en DVD : George Stevens : D-Day to Berlin, Warner, 2004.
35. C’est à ces enregistrements en couleur de Stevens que font allusion Jean-Luc Godard et
Serge Daney. Mais tous deux écrivent avant la réalisation en 1994 de George Stevens : D-Day
To Berlin : ils en prennent donc connaissance à travers d’autres films de montage qui ne citent
que partiellement les bobines de 1945.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page266

266 Les écrans de la Shoah


Mais ce n’est pas là pour l’instant l’essentiel. L’essentiel réside non
pas tant dans l’intention du fils que dans celle, singulière, du père,
telle que l’on peut en avoir l’intuition à partir de ce qui n’existe donc
plus que sous la forme d’un film-fantôme perceptible uniquement
dans le montage qui compense son inachèvement et qui est réalisé à
quarante ans de distance de son enregistrement, vingt ans après la
mort de son auteur. Le film de George Stevens (le père) constitue une
version alternative à la série de films commandés à la SPECOU et
dont il assure la production pendant son voyage. Plus exactement, il
s’agit moins d’une version alternative qu’un making of, le regard d’un
cinéaste sur les coulisses de ces tournages officiels dont il a la charge.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Le décadrage en est une des figures centrales. Comme s’il anticipait
sur la modernité à venir des films de patrouille (qui deviendront un
genre hollywoodien à part entière) dans ce document qu’il prend
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

l’initiative de filmer pour lui-même, Stevens fait souvent un pas de


côté par rapport aux reportages de guerre tels qu’ils étaient alors offi-
ciellement produits. Le regard y flotte sur les marges et s’installe dans
les temps morts de l’action. On peut voir, lors de la traversée de la
Manche, comment le bleu du ciel et de la mer s’impatiente avant le
débarquement ; comment, après les combats, la poussière et les
cendres montent parmi les ruines dont le cinéaste compose des
tableaux hiératiques. La caméra filme le paysage saccagé une fois la
bataille terminée à travers la prise de possession progressive du terri-
toire français par une armée américaine qui trace son chemin parmi
les décombres. Elle enregistre le moment où les ennemis deviennent
des prisonniers ; où les hommes qui étaient hier occupés acclament
leurs libérateurs le long des routes qui défilent. Les ciels deviennent
liturgiques. Quelques scènes de bivouac évoquent des fraternités de
western. D’ailleurs le film, qui raconte, étape par étape, la lente péné-
tration d’un regard dans un espace que l’on découvre en même temps
que l’on en prend le contrôle est au fond une sorte de western : son
scénario est celui du rétablissement de la loi et de la justice dans un
territoire livré trop longtemps à la sauvagerie.

Surtout, si Stevens y répète en quelque sorte (quoique de manière


décalée) le geste de filmer commandé par les autorités militaires
– autrement dit cette nécessité qui pousse à assister la progression
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page267

Premier regard sur la scène des camps 267

des armées par l’archivage documentaire en temps réel de


l’Histoire –, il met aussi en abyme le travail spécifique du cinéaste-
militaire. On sait comment la Seconde Guerre mondiale a fait évoluer
des techniques de cinéma et les formes de l’information visuelle36.
Puisque ce conflit fournit le moment où se met en place une
manière, urgente et chaude, de produire une nouvelle image d’ac-
tualité, il invente et promeut la figure (entre autres) d’un nouveau
personnage : celle du reporter engagé au cœur du combat, mettant
en scène le cinéma qui doit parvenir aux regards demeurés à l’ar-
rière. Qu’il apparaisse auprès d’une caméra (dans un nombre incal-
culable de plans) ou pointant dans le champ de l’image qu’il

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


enregistre la figure que la pellicule doit imprimer (plus rarement),
c’est lui-même comme cinéaste que Stevens, fièrement, veut avant
tout cadrer : montrer comment la guerre survient dans l’image
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

comme prolongement d’un regard magistral et autoritaire (celui du


réalisateur de superproductions en somme), horizon d’un spectacle
triomphal face auquel Stevens se met ici directement en scène, se
légitime dans le double rôle du libérateur et du premier témoin. À
certains égards, il s’agit tout autant d’un journal de ce qu’il voit que
d’un journal destiné à le faire voir. Dans cet exercice de réflexivité,
il entend montrer avec insistance comment naissent et se confor-
ment dans son regard souverain les images à venir dans le contre-
champ. J’y étais. J’ai vu. J’ai prélevé des images que je compose
avant de les offrir à d’autres regards…

Dans son film privé, sans se mettre en scène dans une situation
aussi centralement directive que celle de John Ford face aux avions
de chasse japonais, Stevens cherche à témoigner de cette position de
contrôle du cinéaste militaro-hollywoodien sur la composition et
l’agencement de son récit militaire. À la place de la figure anonyme
de l’officier discipliné au service de la propagande, il impose celle de
l’Auteur irréductible. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Tandis
qu’il réalise ce programme et se met glorieusement en scène, Stevens
est contrarié par la révélation progressive d’une scène qui se dresse
comme un obstacle sur lequel viennent se heurter la routine narrative
du travail de propagande et son souci de maîtrise.

36. Voir Paul VIRILIO, Guerre Cinéma 1. Logistique de la perception, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page268

268 Les écrans de la Shoah


L’opération militaire aurait dû se développer comme dans n’im-
porte quel film de guerre américain classique : débarquement des
armées de libération, succession de victoires décisives, reconquête
progressive du territoire occupé, déroute des bataillons adverses
jusqu’à la capitulation de l’ennemi, établissement de la paix et célé-
bration du triomphe. Au lieu de cela, la fête ne dure pas et débouche
sur l’effroi d’une révélation que nul succès ne peut réconforter.
Cette révélation s’opère en deux temps et quelques plans :
Nordhausen d’abord, puis Dachau. Deux étapes au milieu du voyage
entre Londres et Berlin. Un ensemble qui tient en moins de sept
minutes. Et où le mouvement se fige brutalement face au spectacle

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


d’une image inédite qui sidère le regard. Il faut traverser le miroir :
à Nordhausen, la petite équipe de soldats s’engouffre dans le large
tunnel qui, par-delà l’ombre, ouvre sur le camp de concentration
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

qui abrite « la plus grande usine souterraine du monde ». De l’autre


côté, les esclaves qui ont survécu. Les premiers amoncellements de
cadavres. Quelques plans dispersés qui pointent un espace sans
configurer encore nettement l’événement qu’il accueille. C’est à
Dachau que la caméra s’installe, le temps d’une bobine. Stevens
entre dans le camp en mai 194537. Là, il semble que la réalité long-
temps engloutie ait fait un long voyage pour venir jusqu’à l’image :
sur le quai de la gare qui dessert Dachau, un train est arrivé. Les
portes ouvertes des wagons dégueulent leurs cadavres. Ils finiront
par saturer l’espace du cadre. Dans le camp libéré que sillonne
maintenant la caméra, entre les morts entassés en masse et les
rescapés hagards, se révèle le secret d’un arrière-monde de la guerre
auquel celle-ci avait jusque-là fait écran.

On comprend que le film de Stevens, vu à travers le montage


tardif de son fils, manifeste un rapport insoluble entre le désir
d’épopée et la brutalité du document inattendu. C’est le problème
posé par ce film privé. Derrière la façade en ruines du théâtre des
opérations militaires se dresse une autre scène : face à un tel spec-
tacle, la représentation guerrière traditionnelle ne peut que perdre
de son emphase et les célébrations héroïco-patriotiques, dérisoires,
s’assourdir. Certes, la victoire finale a bel et bien eu lieu et les nazis

37. Matthias STEINLE, « George Stevens à Dachau », art. cit.


RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page269

Premier regard sur la scène des camps 269

sont vaincus, mais l’apothéose est contrariée. La séquence habi-


tuellement terminale de la célébration du succès prend désormais
place, comme une simple péripétie, au milieu du voyage (libération
de Paris : les Américains dansent avec les Françaises ; jonction sur
l’Elbe, à Torgau, du front ouest avec le front est : les Américains
dansent avec les Russes) pour s’ouvrir, par-delà le happy end
délogé de sa fonction d’euphorisant conclusif, sur la reconnais-
sance dépressive d’un scandale et d’une catastrophe plus grande
que la guerre, à laquelle la victoire sur les Allemands vient de
mettre un terme.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Évoquant « la beauté du film de Stevens », Serge Daney a parlé
de « l’innocence du regard porté […] ; l’innocence, la grâce terrible
accordée au premier venu. Au premier qui exécute simplement les
gestes de cinéma [… l’innocence de] celui qui, filmant le Mal, ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

pense pas à mal38 ». Mais la « beauté du film », considéré dans son


ensemble à partir de l’inscription des scènes de Nordhausen et de
Dachau dans le récit général, relève tout autant de cette ambiguïté
d’affect indépassable – perte d’innocence aussi bien. L’exaltation de
la victoire se noue au chagrin devant le savoir désastreux que celle-
ci aura finalement permis de découvrir. Ce désastre – cet événement
qui n’a pas encore de nom – porte en lui une lumière noire que nul
sentiment de triomphe ne saurait éteindre. La stupeur ne porte plus
sur les horreurs de la guerre, pas même sur ce qui pourrait appa-
raître comme l’hyperbole de son scandale, mais sur quelque chose
qui semble venir de surcroît, en excès de sens. Le film que George
Stevens réalise pour lui-même à partir de juin 1944 et pendant
l’année qui suit peut être vu aujourd’hui, et finalement interprété,
en tant qu’il témoigne du récit de la libération de l’Europe comme
épopée impossible. Il est arrivé quelque chose à l’Histoire, à l’idée
même d’Histoire telle qu’on la concevait jusqu’alors. Comment
pourrait-on encore informer tout en divertissant ?

38. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », art. cit., p. 24.


RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page270

270 Les écrans de la Shoah

L’image en trop de la scène des camps


et l’interruption du récit épique
On a dit pourquoi Jean-Luc Godard se trompe (ou feint de se
tromper) quand il affirme que « George Stevens [a] utilisé, le premier,
le premier film en seize en couleurs à Auschwitz et Ravensbrück ». Il
est cependant indéniable que le film de Stevens, tel que le spectateur
le découvre dans sa version posthume, constitue une première. Non
pas tant parce qu’il faudrait y reconnaître la toute première image
jamais filmée d’un camp, mais parce qu’il met en scène pour la
première fois son apparition même dans la continuité d’un film qui

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


ne pouvait prévoir une telle image. Y surgit en effet, comme fortui-
tement, le moment même où le voile se déchire, le passage entre
l’image du monde d’avant et la réalité inattendue qui se découvre. Et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

dans cette déchirure devient visible ce qui peut être aujourd’hui


considéré comme le premier raccord de l’histoire du cinéma entre
deux topographies de la guerre (l’Europe en ruines où progressent les
armées de libération, et ses coulisses où le regard et la pensée piéti-
nent devant le désastre qui s’y découvre enfin), entre deux temps
(celui de l’Histoire officielle et celui de son secret honteux). Raccord
qui sera vite perçu, implicitement d’abord, thématisé ensuite, comme
une rupture entre deux époques, à la jointure desquelles se dresse
une image en trop. Avec elle se défont toutes les représentations
convenues du monde et de l’histoire, aussi lucides et cruelles qu’elles
pouvaient être.

Cette crise du regard, Susan Sontag la nomme « épiphanie néga-


tive », dans un texte fameux et souvent commenté39 : « La première
rencontre que l’on fait de l’inventaire photographique de l’horreur
absolue est comme une révélation, le prototype moderne de la révé-
lation : une épiphanie négative. Ce furent, pour moi, les photogra-
phies de Bergen-Belsen et de Dachau que je découvris par hasard
chez un libraire de Santa Monica en juillet 1945. Rien de ce que j’ai
vu depuis, en photo ou en vrai, ne m’a atteinte de façon aussi aiguë,

39. Voir notamment Clément CHÉROUX, « “L’épiphanie négative”, production, diffusion et


réception des photographies de la libération des camps », in Mémoires des camps, photogra-
phies des camps de concentration et d’extermination nazie (1933-1999), Paris, Marval, 2001 ;
et Georges DIDI-HUBERMAN, Images malgré tout, Paris, Éditions de Minuit, 2003, p. 107 et sq.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page271

Premier regard sur la scène des camps 271

profonde, instantanée. De fait, il ne me semble pas absurde de diviser


ma vie en deux époques : celle qui a précédé et celle qui a suivi le
jour où j’ai vu ces photographies. […] Quand j’ai regardé ces photos,
quelque chose s’est brisé. Une limite avait été atteinte, et qui n’est
pas seulement celle de l’horreur ; je me sentis irrémédiablement
endeuillée, blessée, mais une partie de mes sentiments commença à
se raidir ; ce fut la fin de quelque chose ; ce fut le début des larmes
que je n’ai pas fini de verser40. » Le texte est d’une magnifique préci-
sion, pour dire comment un événement qui se donne comme césure
de l’époque laisse « césuré », selon l’expression de Philippe Lacoue-
Labarthe, celui qui le perçoit comme tel : « Ce qui succède à la césure

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


ne s’égalera jamais à ce qu’il y avait avant, la fin ne ressemblera
jamais plus au commencement. L’homme “césuré”, littéralement, ne
s’en relève pas41. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

Comment mesurer la singularité de cette image en trop ?


Comment dire le sens de l’événement qu’elle découvre ? D’où surgit-
elle, au fond ? De quelle zone obscure de l’Histoire ? Comment
raconter ce qu’elle figure ? Comment la recevoir et, à partir d’elle,
enchaîner sur d’autres images ? Comment l’incorporer à un récit qui
tente d’en expliciter l’apparition ? En quoi marque-t-elle « la fin de
quelque chose », et donc le seuil d’une nouvelle histoire, pour le
monde qui la découvre comme pour le regard qui s’en empare ? En
tout cas, manifestant l’irruption d’un événement que personne ne
sait encore qualifier ni reconnaître, cette image en trop peut provo-
quer le suspens du geste de montage et de composition que l’on
pouvait attendre d’un homme comme Stevens qui, comme l’explique
son fils dans l’introduction de George Stevens : D-Day to Berlin,
envoya ses bobines d’Europe jusqu’à chez lui à Hollywood sans plus
jamais plus s’en préoccuper.

La découverte des camps ayant eu lieu, il s’agit bien sûr d’envoyer


aussitôt des cameramen pour documenter ce qu’on appelle alors « les
atrocités »42. On sait comment les films, officiellement enregistrés

40. In Sur la photographie, Paris, Christian Bourgois, 1983, p. 34.


41. Philippe LACOUE-LABARTHE, La Fiction du politique, Paris, Christian Bourgois, 1988, p. 70.
Sur Auschwitz comme « césure historique de notre temps », lire en particulier les pages p. 64-72.
42. Sur l’emploi de cette désignation, générique à l’époque, voir Christian DELAGE, La Vérité
par l’image, op. cit., p. 73.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page272

272 Les écrans de la Shoah


dans le cadre des opérations militaires alliées et diffusés pendant
plusieurs mois comme bande d’actualités dans les salles à partir de
1945, ont fourni le réservoir des portraits, tableaux et figures propres
à rendre compte de la nouvelle image d’une « espèce humaine sortie
des camps nazis abîmée et défigurée » (Daney), qui bouleverse de
manière irréversible les catégories avec lesquelles elle est désormais
perçue43. C’est d’ailleurs George Stevens lui-même qui, du côté améri-
cain, est nommé responsable des images tournées dans les camps
ouverts ou libérés par les alliés. Des instructions sont envoyées aux
opérateurs pour conduire leur tournage. La liberté de leur geste est
conditionnée par deux soucis : constituer un stock de preuves judi-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


ciaires susceptible de nourrir le dossier d’instruction contre les crimi-
nels nazis, et être en mesure d’authentifier ces prises de vue destinées
à devenir des pièces à conviction44. Le résultat sera considérable.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

Le moment fort de ce travail de configuration des « atrocités45 »


est le procès de Nuremberg, au cours duquel sont projetés les deux
films fondamentaux et matriciels qui puisent leurs images parmi
l’ensemble de ces archives des camps : le film américain, projeté le
29 novembre 1945, Nazi Concentration Camps ; et le film russe,
projeté le 13 février 1946, Les Atrocités commises par les envahis-
seurs germano-fascistes en URSS lequel, contrairement à ce que son
titre indique, montre aussi des images enregistrées en Pologne,
43. Ces reportages ont pu être tour à tour retenus par la censure et diffusés. Sur cette hési-
tation dans le cas de la presse filmée en France, voir Christian DELPORTE, « Les médias et la
découverte des camps (presse, radio, actualités filmées) » in François BÉDARIDA et Laurent
GERVEREAU (dir.), La Déportation, Le système concentrationnaire nazi, Paris, Musée d’histoire
contemporaine de la BDIC, 1995 ; Édouard LYNCH, « Les filtres successifs de l’information », in
Marie-Anne MATARD-BONUCCI et Édouard LYNCH (dir.), La Libération des camps et le retour des
déportés, Paris, Complexe, 1995 ; Claudine DRAME, « Représenter l’irreprésentable : les camps
nazis dans les actualités françaises de 1945 », in Cinémathèque, n° 10, automne 1996, et
« Fonctions de l’image d’actualité : la mutation de 1945 », in Cahiers de la Cinémathèque, n° 66,
juillet 1997 ; Sylvie LINDEPERG, Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération archives
du futur, Paris, CNRS Éditions, 2000, p. 156 et sq.
44. Voir Christian DELAGE, « L’ouverture des camps et les gestes d’attestation cinématogra-
phique des Alliés (1944-1945) », Cinémas : revue d’étude cinématographiques, vol. 18, n° 1,
2007, p. 13-27, et « L’image comme preuve : l’expérience du procès de Nuremberg », in
Vingtième Siècle, n° 72, 2001/4, p. 63-78 ; Helen LENNON, « A Witness to Atrocity : Film as
Evidence in International War Crimes Tribunals », in Toby HAGGITH et Joanna NEWMAN (dir.),
Holocaust and the Moving Image. Representations in Film and Television since 1933, Londres,
Wallflower Press, 2005.
45. « Les Atrocity Pictures étaient censées convaincre a posteriori la population américaine
de la nécessité de la guerre, mais aussi jouer leur rôle de preuves juridiquement exploitables,
révéler aux Allemands l’ampleur des crimes perpétrés par le régime nazi. » Mathias STEINLE,
« George Stevens à Dachau », art. cit., p. 134.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page273

Premier regard sur la scène des camps 273

notamment à Majdanek et Auschwitz. Nazi Concentration Camps, à


l’instar des Camps de la mort ou de Memory of the Camps, est conçu
comme une compilation de reportages réalisés sur une sélection des
camps découverts en 1944 et 194546. Ceux-ci y sont perçus dans leur
clôture, comme repliés sur leur propre espace, tels des sortes d’iso-
lats. Le camp est pensé comme un enfer à l’écart du monde. Plan fixe
sur l’horreur d’une réalité dont l’inscription dans le continuum du
monde et de l’histoire demeure problématique. Et il est à ce titre
révélateur que Stevens n’ait pas su quoi faire des images privées qu’il
a enregistrées. Plutôt, il est révélateur que « la seule bobine qu’il
sortira pour la montrer [soit] précisément celle tournée à Dachau47 »,

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


tirée en noir et blanc, qu’il ajoute au matériau officiel rassemblé
dans ce camp, selon l’ordre qui lui a été expressément adressé48. De
même, il est intéressant de comparer les quelques minutes consacrées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

à Dachau dans le film privé de Stevens avec les différentes séquences


sur Dachau dans les films de compilation montées à partir de l’inté-
gralité du matériau tourné (séquence de 6 minutes dans Nazi
Concentration Camps et de 8 minutes 20 secondes dans The Memory
of the Camps). Dans tous les cas, ce que ces séquences ont de spéci-
fique, dans leur violence cumulative, c’est qu’elles isolent l’image de
la scène des camps, l’extrayant du panoramique ou du travelling au
cours desquels elle surgit.

Si enregistrer une image est un « geste de cinéma » que l’on peut


encore exécuter « simplement », comme le dit Daney, il n’en serait
donc plus de même quand vient le temps du montage. À « l’inno-

46. Sur Nazi Concentration Camps, version américaine de ces films de compilation, voir
Lawrence DOUGLAS, « Le film comme témoin », in Sylvie LINDEPERG, Clio de 5 à 7, op. cit, p. 238
et sq, et Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., p. 129 et sq. Sur Les Camps de la
mort, version française, voir Sylvie LINDEPERG, Clio de 5 à 7, op. cit., p. 162 et sq, et Claudine
DRAME, Des films pour le dire. Reflets de la Shoah au cinéma, 1945-1985, Genève, Métropolis,
2007, p. 28. Sur The Memory of the Camps, version anglaise : Benedetta GUERZONI, « Memory
of the Camps, un film inachevé », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15, op. cit., et Kay GLADSTONE,
« Separate Intentions : The Allied Screening of Concentration Camp Documentaries in Defeated
Germany in 45-46 : Death Mills and Memory of the Camps », in HAGGITH et NEWMAN (dir.),
Holocaust and the Moving Image, op. cit.
47. Christian DELAGE, « La couleur des camps », in La Shoah : images témoins, images
preuves, op. cit., p. 77, note 14.
48. Matthias Steinle calcule qu’au terme de la série de tournages que Stevens a reçu l’ordre
d’organiser à Dachau (tournage officiel en marge duquel il filme quelques minutes avec sa
caméra personnelle en couleur), huit heures de film ont été enregistrées. Voir « George Stevens
à Dachau », art. cit., p. 134.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page274

274 Les écrans de la Shoah


cence du regard porté » dont il parle aurait immédiatement succédé
l’incapacité à intégrer la révélation asthénique du désastre dans le
récit épique de la victoire. Car il faut bien garder ici à l’esprit la déci-
sion qui conduit Stevens à mettre de côté, sans plus jamais y revenir
lui-même, la plus grande partie de son matériau privé en couleur.
Contrairement aux dizaines d’heures d’images qu’il a enregistrées,
développées et montées pour être montrées, il décide – même par
défaut – de confier ces archives-là à l’avenir et de ne pas exploiter
ce métarécit de son expérience, destiné originellement à rendre
compte de son travail et du sens qu’il lui porte. Le film de Stevens
doit être vu aujourd’hui dans son étrange statut d’intégralité-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


mutilée, c’est-à-dire sans oublier que s’y manifeste l’interruption de
cet autre geste de cinéma. Le délai avec lequel il nous est parvenu
participe aussi de sa signification. Peu importent les raisons circons-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

tancielles qui ont poussé Stevens à écarter les bobines qu’il avait
enregistrées. Lapsus ou refoulement, c’est là le symptôme d’une
forme très particulière d’autocensure. On peut formuler une hypo-
thèse : le cinéaste, avec ces bobines qui n’appartenaient qu’à lui,
dégagé des consignes très précises qui indiquaient aux équipes ciné-
matographiques de l’armée à la fois comment photographier et
comment monter leur sujet, n’aurait plus su que faire. Comme si, dès
lors qu’il pouvait être pleinement auteur de son propos, Stevens
n’avait pas trouvé de réponse cinématographique, dans la forme et
l’institution hollywoodienne qui est la sienne, pour témoigner de la
singularité de son expérience.

Ainsi ne saura-t-on jamais comment il aurait distribué ses


images, agencé ses séquences, organisé son récit, élaboré un
discours : fallait-il, par exemple, se contenter comme l’a fait son fils
de conserver la chronologie du voyage et du tournage ; ou fallait-il
repenser intégralement la logique du film en fonction de ce trou noir
qui se révèle au-delà de la guerre et qui modifie radicalement la
perspective d’un récit militaire classique ? La décision d’inachève-
ment de Stevens tiendrait au sentiment que se découvre là un excès
ou un reste inassimilable. Comme si le cinéaste s’était vu coincé
entre deux impossibilités au moment du montage : impossibilité de
ne pas aller jusqu’au bout du voyage, jusqu’à la dernière image de la
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page275

Premier regard sur la scène des camps 275

dernière bobine tournée à Berlin (qui le voit souriant, au volant de


sa jeep, avancer vers la caméra en terrain berlinois conquis) ; impos-
sibilité concomitante de conclure un tel film autrement qu’en fixant
le regard sur cette sidérante image des camps, qui bouleverse toutes
les perspectives et ridiculise le sentiment de victoire. Au surgisse-
ment de l’image, qui opère comme un court-circuit dans le regard et
que le récit ne sait comment digérer, tout se passe comme si toute
possibilité de rédemption narratrice devait disparaître : la guerre et
l’histoire comme épopée héroïque. L’image en trop de la scène des
camps est syncope, fracture ouverte qui s’impose contre le scénario
programmé. Elle est littéralement catastrophique, elle témoigne

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


d’une énigme qui brise le récit d’un continuum de l’Histoire et
déchire le flux des images. L’image en trop est image rupture. Elle
pose d’emblée la question de son archivage (comment l’intégrer au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

stock des images déjà répertoriées ?) et de son montage (comment


repenser un continuum partir d’elle ?). La relégation du film privé de
Stevens – qui nous obligera toujours à le voir à travers le filtre d’une
composition posthume et en fait un film-fantôme, visible unique-
ment à travers le regard d’un autre (son fils) – peut être interprétée
comme la conséquence de son surgissement inattendu. Stevens se
trouve face à une scène qui décompose le récit qu’il s’était écrit. Il y
a bel et bien un point où l’ambition militaro-hollywoodienne, alliant
l’exigence d’informer sur la tragédie et la logique du divertissement,
devient intenable ; où l’information à transmettre interroge cette
conjugaison censée la dépasser. Un moment où les capacités holly-
woodiennes à la spectacularisation du monde et à sa mise en récit
épique, consubstantielles au désir du regard américain, se trouve en
crise. À cette heure, Hollywood, en tant que processus d’information-
divertissement, abdique devant les camps.

« Passer de l’histoire qu’on recrée de façon romanesque à l’histoire


en train de se faire qu’on enregistre marqua un tournant capital pour
Ford. En transformant certaines de ses valeurs ou en les approfon-
dissant, la Seconde Guerre mondiale donna à son art et à sa vision
du monde une autorité plus grande. Dans La Bataille de Midway [au
cours de laquelle le cinéaste a été blessé] et dans ses films de la
période de guerre […], il entreprit, consciemment, de devenir le poète
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page276

276 Les écrans de la Shoah


national de l’Amérique49. » Ce « passage », cet « approfondissement »
ne modifiaient pas le fond de la tâche que s’était toujours attribuée
John Ford : face à l’Histoire dont il fallait faire la chronique, il
s’agissait aussi bien, dans le même mouvement, de faire ce que pres-
crira James Stewart à la fin de L’homme qui tua Liberty Valance
(1962) : « Imprimer la légende. » Cette dernière ne devait pas être
assimilée à un mensonge, mais, au contraire, à quelque chose comme
une vérité morale et politique – légende-vérité dont la communauté
aurait besoin pour puiser les valeurs qui la fondent. Mais quand on
a, comme George Stevens, traversé la guerre jusqu’à la victoire en
passant par Dachau, comment peut-on devenir le poète universel

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


d’une humanité qui se découvre en ruines ? De quelle autorité peut-
on désormais se prévaloir pour approfondir « son art et sa vision du
monde » ? Quelle « légende » imprimer ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

« Après avoir vu les camps, explique George Stevens, je fus une


personne totalement différente. Je sais qu’il y a de la brutalité dans
la guerre et que les SS étaient de fieffés salauds, mais une destruc-
tion de gens était au-delà de la compréhension50. » Comment faire
avec cette nouvelle image d’une humanité défigurée qui se lève avec
la révélation de l’existence des camps ? Le regard peut-il se remettre
de ce franchissement dans les degrés de l’horreur ? Et puis comment
réinterroger le sens du monde et de l’Histoire à l’aune d’une telle
image ? Il est assez symptomatique que Jack Warner, visitant Dachau
avec d’autres producteurs et patrons de studio à l’invitation de
Roosevelt, y ait déclaré en substance, témoignant de l’épreuve d’une
perte d’innocence : « À Hollywood, nous ne pourrons jamais plus
produire les mêmes films51… » Parce qu’en 1944 et 1945, le front
européen de l’Ouest est comme une succursale des studios califor-
niens, il n’est pas surprenant que l’expérience cumulée des innom-
brables cinéastes, scénaristes, opérateurs et monteurs délocalisés sur
le théâtre des opérations militaires déterminera dans les années qui
suivent tout un pan des productions hollywoodiennes. Les images

49. Joseph MCBRIDE, À La recherche de John Ford, op. cit., p. 458.


50. Robert HUGUES, « Getting the Belly Laugh » [1967], in Paul CRONIN (éd.), Conversation with
filmmakers series. George Stevens. Interviews, Jackson, University Press of Mississippi, 2004,
p. 65-66. Cité par Mathias STEINLE, « George Stevens à Dachau », op. cit., p. 130.
51. Cité dans le documentaire de Daniel Anker Imaginary Witness : Hollywood and the
Holocaust (2004).
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page277

Premier regard sur la scène des camps 277

que ces hommes en retiennent informeront leurs images à venir,


faisant de cette guerre européenne une histoire qui, logée au fond de
leur regard, est aussi la leur. Quand Jean-Luc Godard proclame dans
ses Histoire(s) du cinéma que si la caméra de George Stevens n’avait
pas enregistré le premier regard du monde sur les camps « jamais,
sans doute, le bonheur d’Elizabeth Taylor n’aurait trouvé une place
au soleil52 », c’est une manière de dire que les images qu’Hollywood
a rapportées d’Europe doivent être désormais perçues comme les
images fantômes qui désormais hanteront toutes celles à venir.
George Stevens Jr. ne dit pas autre chose : « J’ai publié des entretiens
faits avec des grands cinéastes, Harold Lloyd, King Vidor, Raoul

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Walsh, mon père, William Wyler, Huston, Hitchcock et d’autres. Dans
l’introduction de ce recueil, j’ai écrit à quel point je pense que pour
beaucoup de ces gens, la Seconde Guerre mondiale a introduit un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

second acte. Il est difficile de savoir le genre de films qu’auraient


réalisé John Huston, John Ford, George Stevens, William Wyler, si ce
qu’ils y ont vu n’avait pas eu lieu53… »

En ce sens, on peut tempérer les réflexions récurrentes de Peter


Novick dans L’Holocauste dans la vie américaine, témoignant de sa
perplexité devant la force du lien maintenu dans la mémoire améri-
caine avec l’héritage de la Seconde Guerre mondiale et la prise de
conscience du génocide des Juifs : « Pourquoi ici ? [… Les
Américains] n’étaient pas liés à l’Holocauste comme l’étaient
d’autres pays54. » Certes, le chemin est long qui mène des « atro-
cités » à leur désignation comme élément de ce qui sera appelé plus
tard « Holocauste ». En attendant l’Amérique, via Hollywood qui est
l’un des premiers témoins, archivistes et diffuseurs des images trau-
matiques qu’elle contribue à découvrir en Europe, se sent aussi
dépositaire du sens de ces images et de leur transmission. Il est
évident que, parce que ces hommes furent là dès l’origine, une
caméra à la main, une part importante de la visibilité de cette

52. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, I, op. cit., p. 132.


53. « D-Day to Berlin: George Stevens Jr. and Mark Feeney », rencontre organisée le 20 juin
2005 au John F. Kennedy Library and Museum (la transcription de cette rencontre est
disponible sur le site : www.jfklibrary.org). Dans cette déclaration, George Stevens Jr. fait allu-
sion à son livre Great Filmmakers of the Golden Age: Conversations at the American Film
Institute, New York, Knopf, 2006.
54. Peter NOVICK, L’Holocauste dans la vie américaine, Paris, Gallimard, 2001.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page278

278 Les écrans de la Shoah


histoire relève de leur responsabilité et qu’il leur appartient d’en
poursuivre le destin. Ce dont leur cinéma ne cesse pas, depuis, de
témoigner. Irwin Shaw, compagnon de Stevens sur les routes euro-
péennes en 1944 et 1945 écrira Le Bal des maudits (The Young
Lions), qui intègre le récit de son expérience pendant ces quelques
mois, et qu’Edward Dmytryk réalise pour le cinéma en 1958. Quant
à George Stevens, dans Le Journal d’Anne Frank qu’il réalise l’année
suivante, il s’agit au fond de mettre en scène les corps vivants dont
il aura vu les cadavres. Et dans la séquence où il fait apparaître en
surimpression sur le visage de Millie Perkins (qui interprète le
personnage d’Anne Frank), l’image fantôme de sa déportation à

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


venir dans le camp (sous la forme d’un lent travelling sur un groupe
de femmes à l’appel devant un bloc, mouvement qui se resserre sur
le visage de mort-vivant de l’une d’entre elles55), il témoigne du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

besoin qu’il ressent de mettre en images ce que nul film n’avait pu


enregistrer, comme s’il s’agissait de produire une archive
manquante.

« L’Impossible » : Samuel Fuller à Falkenau


Il est un autre cinéaste qui, confronté à la même situation histo-
rique, tenta de répondre aux questions que soulève l’apparition de
cette image en trop en produisant une analyse circonstanciée de la
situation spéculaire dans laquelle le surgissement de la scène des
camps fait plonger le regard – analyse qui se donne à la fois comme
phénoménologie de l’image traumatique, comme méthode pour en
contourner l’effet d’éblouissement fondamental, et, on le verra,
comme programme de réalisation de films à entreprendre ultérieure-
ment, conçus comme autant de travaux de perlaboration de la
première image56.

55. Ce plan cite une séquence de La Dernière Étape (1948) de Wanda Jakubowska, première
fiction réalisée sur Auschwitz.
56. Sur le premier film de Fuller à Falkenau, voir Christian DELAGE et Vincent GUIGUENO,
« Samuel Fuller à Falkenau : l’événement fondateur », in L’Historien et le Film, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2004, p. 46-58 ; Georges DIDI-HUBERMAN, « Ouvrir les camps, fermer les
yeux : image, histoire, lisibilité », in Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris,
Éditions de Minuit, 2010, p. 11-67.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page279

Premier regard sur la scène des camps 279

Le 9 mai 1945 – au lendemain de la capitulation allemande –, une


quinzaine de jours après l’entrée de George Stevens dans Dachau, le
soldat Samuel Fuller pénètre dans le camp de concentration de
Falkenau (Tchécoslovaquie). Ce n’est que des années plus tard qu’il
tente de décrire la scène qui se présente alors à lui : « Quand on a
fait sauter les barbelés, nous sommes allés de bâtiment en bâtiment.
Alors là… On a vu57. » Et ce qui est vu à cet instant précis offre le
spectacle d’une réalité qui ne sait pas ou ne peut pas être vue. La
révélation du désastre opère dans une éclipse, là où le visible
s’aveugle et disparaît dans le pur excès qui le signifie : « C’est
quelque chose qui n’est pas là ! Vous ne voyez pas ça. Mais en même

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


temps vous le voyez et c’est tellement impossible, incroyable. C’est
plus que l’horreur. C’est l’Impossible58. » Le camp de concentration, à
ses yeux, vient de disqualifier le champ de bataille comme lieu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

suprême du crime. En même temps que ses survivants, la libération


du camp de Falkenau libère aussi pour le soldat de la division Big
Red One un au-delà jamais envisagé de l’Histoire : une catastrophe
que personne n’avait vu venir et ne sait encore nommer, par laquelle
l’homme et le monde sont saisis dans un mouvement de mutilation
auquel nul regard ne s’était préparé. Derrière la guerre, il y a le camp.
Et derrière l’horreur, l’Impossible. « C’est le seul mot, un mot simple
que tout lecteur peut comprendre. Pas l’Incroyable. Pas l’Horrifiant.
Ces mots peuvent être dits à propos de beaucoup de choses. Omaha
Beach, c’était l’horreur. Mais ce n’était pas l’Impossible59. » Pour
Fuller, qui rapporte son expérience des années plus tard, la notion
d’Impossible – dépassant les stéréotypes de l’Indicible, de
l’Inimaginable et de l’Irreprésentable – doit pouvoir polariser l’at-
tention sur la perte : il s’agit d’insister non pas tant sur l’impuissance
du langage et de la pensée face à l’événement que sur sa négativité
intrinsèque (« C’est quelque chose qui n’est pas là ! »), manière de
pointer l’étrangeté radicale d’une scène par rapport à une horreur
déjà identifiée. Ironiquement, la notion d’Impossible dit la stupéfac-
tion devant le constat irrévocable que, dans l’ordre de la cruauté,
quelque chose d’inouï aurait bel et bien été rendu possible.
57. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, Paris, Éditions de l’Étoile,
1986, p. 114.
58. Ibid., p. 115.
59. Ibid., p. 117.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page280

280 Les écrans de la Shoah


L’Impossible fournit alors le nom d’un répertoire de figures
inédites. Ce sont à la fois des regards-animaux, filets de lumière
noire qui concentrent tout ce qui reste d’une vie dont le corps s’est
vidé (« Ce qu’on voyait, c’étaient des visages avec des yeux noirs
comme ceux des rats. Des corps qui ne pèsent rien60 »), les traces
d’une épidémie criminelle qui produit les cadavres en masse dans le
cadre d’un abattage industriel, soit pour les stocker comme des
pièces de marchandises, soit pour les abandonner comme des
détritus (« Plus loin : des corps, des corps tout autour ; certains
entassés, d’autres jetés épars »). C’est aussi le scandale d’un envi-
ronnement social où le camp est comme tissé au bourg qui l’ac-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


cueille : « Ils ont dit : “Nous ne savions pas ce qui se passait.”61 »
Rien n’indigne davantage le soldat américain que la logique mons-
trueuse d’une certaine politique du voisinage, qui accueille et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

accompagne la catastrophe en prétendant ne pas l’avoir perçue.


Mais l’Impossible, pour Fuller, c’est surtout la révélation métaphy-
sique d’un espace où la vie et la mort se confondent absolument,
comme prises dans une même forme qui ne les distingue plus. « On
voit des gens vivants avec des morts, et on ne voit pas la différence.
Des gens qui rampent. Des gens qui sont morts. Mais sont-ils
morts ?… On voit un homme bouger. Il n’est pas encore mort, mais
il meurt62. » Le champ de bataille est le lieu de la lutte pour la survie,
la mort y est brutale, ou alors l’agonie est prise dans la séquence du
combat. Le camp de concentration est un lieu où a été institution-
nalisé l’espace de la transition, une entaille ouverte dans le temps
où « la mort est vivante63 ».

Dans le récit du libérateur de Falkenau, le camp semble devoir


déployer la perspective d’une fin de l’Homme, du Monde et de
l’Histoire : « Là, nous avions la meilleure preuve que des animaux
prenaient la relève du monde64. » Une telle perspective fait aujour-

60. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, op. cit., p. 114.
61. Ibid.
62. Ibid., p. 117.
63. Voir l’interprétation de cet « Impossible » fullerien selon Georges Didi-Huberman :
« L’impossible vient que, dans l’esprit de ces soldats, une guerre ne pouvait pas se finir comme
cela, sur quelque chose de pire que tous les combats endurés. L’impossible vient de ce que,
devant la réalité du camp ouvert, personne, d’abord, ne savait exactement comment
répondre », in Remontages du temps subi, op. cit., p. 35.
64. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, op. cit., p. 117.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page281

Premier regard sur la scène des camps 281

d’hui écho au témoignage de Jan Karski lorsque, dans Shoah de


Claude Lanzmann, l’ancien courrier du gouvernement polonais en
exil raconte, bouleversé, sa visite du ghetto de Varsovie en 1942.
Même étrangeté essentielle du réel où se creuse une distance inédite
entre l’image et le regard. Même écart infranchissable entre la scène
et un spectateur dont l’œil ne peut absorber ce qui se donne à la
vue. « Ce n’était pas un monde. Ce n’était pas l’humanité. Je n’en
étais pas. Je n’appartenais pas à cela. Je n’avais jamais rien vu de
tel. Personne n’avait écrit sur une pareille réalité. Je n’avais vu
aucune pièce, aucun film. Ce n’était pas le monde. On me disait
qu’ils étaient des êtres humains. Mais ils ne ressemblaient pas à des

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


êtres humains65. » L’espace-temps de la concentration (camp ou
ghetto) apparaît comme une zone de défiguration où le monde et
l’humanité finissent par dissembler, comme un irreprésenté (« Je
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

n’avais vu aucune pièce, aucun film… »). On ne s’y reconnaît plus.

On comprend que cet Impossible porte un coup fatal au pouvoir


du regard, désormais sans repères et paralysé dans sa fonction. Au
point d’intersection du visible et de sa disparition (« Vous ne voyez
pas ça. Mais en même temps vous le voyez »), là où l’humanité incor-
pore les signes de sa révocation, tout se passe comme si le regard
venait d’être soudainement projeté dans un espace perceptif ayant
perdu ses cordonnées naturelles. Phénomène qui, dans les termes de
Fuller, relève de l’hypnose. « L’Impossible nous choquait. Mais pas au
sens où l’on utilise le mot : choc. C’est plus fort que de rendre malade
ou horrifier. C’est hypnotiser ! Personne ne croirait cela. Comment
quelqu’un peut-il croire qu’un être humain a fait cela à un autre être
humain ? Notre réaction a été le rejet66. » Le regard se replie sur lui-
même et, en effet, rejette l’image de l’attentat fait à la forme et à la
ressemblance qui lui est soumis ; parce qu’il est incapable de se
situer par rapport à la scène qui se dresse devant lui ; parce qu’il est
incapable de digérer les informations visuelles qu’il reçoit et d’en
déduire une quelconque signification.

Si, dans la perspective de Stevens, l’image en trop met en crise la


représentation épique, l’Impossible est défini par Fuller à partir de ce

65. Claude LANZMANN, Shoah, Paris, Gallimard, Folio, 2001, p. 255.


66. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, op. cit., p. 117.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page282

282 Les écrans de la Shoah


rejet d’une image traumatique qui brise une continuité de la figure
du monde. S’imposera donc au regard, au nom d’une ressemblance
du monde à retrouver, la nécessité de travailler au rétablissement
d’une acuité perdue, mais à partir de cette image même.

« J’ai filmé ça »
Le témoignage de Samuel Fuller est semblable à de nombreux
autres, contemporains ou postérieurs, qui font varier ce même motif
du regard impossible. Il est néanmoins original, et unique en son

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


genre, si l’on considère le geste qui le poursuit. Car si c’est en soldat
que Fuller est entré le 9 mai dans le camp de Falkenau, c’est là que
le journaliste et écrivain, qui avait rejoint quelques années plus tôt
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

la première division d’infanterie américaine, mit pour la première


fois son œil dans celui d’une caméra, une Bell & Howell 16 milli-
mètres à manivelle qu’il avait reçue de sa mère, alors que son
bataillon séjournait en Tunisie. Son récit porte aussi sur la naissance
d’une vocation de cinéaste qui s’impose brutalement dans ce face-à-
face avec l’Impossible : « Quand on a fait sauter les barbelés, nous
sommes allés de bâtiment en bâtiment. Alors là… On a vu. Ce que
j’ai essayé de capter plus tard sur l’écran67. »

« Plus tard », c’est dès le lendemain, quand le capitaine Richmond


demanda à Fuller d’utiliser sa caméra pour y tourner ce qui serait donc
son tout premier film : « Ils avaient sorti tous les corps d’un bâtiment
de pierre. Des centaines, serrés les uns contre les autres, comme des
sardines. On ne savait pas qui ils étaient, ni de quels pays ils venaient.
Richmond, notre capitaine, a parlé aux gens du coin. Ils ont dit : “Nous
ne savions pas ce qui se passait.” Il leur a dit : “Sortez ces corps ; mettez
des draps sur le sol. Placez les corps dessus. Habillez-les, mettez-les
dans des charrettes et montrez-les à travers la ville.” Qui tiraient les
charrettes ? Ceux-là même qui disaient qu’ils n’étaient pas au courant.
J’ai filmé ça. Il y a une grande fosse commune. Les corps sont mis
dedans. Les Allemands eux-mêmes doivent les mettre dedans ; prendre
la terre et recouvrir les cadavres. Quand ils sont couverts jusqu’au

67. Ibid., p. 114.


RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page283

Premier regard sur la scène des camps 283

visage, ils arrêtent. Et ce sont des membres de la jeunesse hitlérienne,


des garçons blonds de quinze ans, qui doivent descendre au milieu des
morts et leur recouvrir le visage avec des morceaux de tissu. Mon capi-
taine ne disait rien. J’ai tout cela en seize millimètres68. »

Pour Richmond (qui agit en somme comme un réalisateur, avec


Fuller comme opérateur), il ne s’agissait pas tant d’enregistrer un
événement donné que de mettre en scène le rétablissement d’une loi
qui avait été perdue. Plus qu’à faire le documentaire d’un monde en
ruines, le film s’attarde à retracer l’action volontaire d’une compa-
gnie américaine bien décidée à renouer avec le sens (de la mort) que

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


les nazis avaient saccagé. Il faut que le regard retrouve à se situer
par rapport à la scène. Il faut que la progression dans le camp des
libérateurs raccorde leur action à une signification qui ne soit pas
que militaire. Il faut compenser l’image de la catastrophe en lui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

adjoignant celle d’un geste de réparation69.

Le film expose ainsi le déroulement d’une cérémonie funéraire


organisée comme une sorte particulière de spectacle. Au détour
fugace d’un plan, on aperçoit la formule « Good Show ! » inscrite sur
la carlingue avant d’une jeep, accueillant ironiquement sur le lieu de
l’enterrement les habitants des alentours, forcés de s’y rendre. Ce
sont eux qui doivent sortir les cadavres du petit bâtiment où ils ont
été entassés. Les habitants de Falkenau les déposent sur des draps
blancs et les habillent. Sur un talus qui surplombe le terrain où se
déroule la scène, les prisonniers rescapés du camp assistent pieuse-
ment à la scène. Quelque chose comme un office est célébré, après
lequel les corps sont placés sur une charrette pendant qu’on replie
soigneusement les draps. Puis Fuller suit le transport des morts
jusque dans le cimetière où une fosse commune a été creusée. Les
notables de Falkenau et les prisonniers allemands déposent les corps,
replacent les draps sur leurs visages et ce sont les rescapés du camp
qui jettent dans la sépulture les premières poignées de terre. Le film

68. Ibid., p. 114-115.


69. Comme l’écrit Georges Didi-Huberman, il s’agit pour Richmond et l’armée américaine
« d’imposer un geste de dignité [qui] sera un geste double, dialectique. C’est un rituel de mort
accompagné de son témoignage visuel. C’est un geste pour fermer les yeux des morts et pour
se situer en face d’eux, pour garder longtemps les yeux ouverts sur ce moment très lourd », in
Remontages du temps subi, op. cit., p. 36.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page284

284 Les écrans de la Shoah


se termine sur le blanc des « mauvais draps de Falkenau » – comme
le dit Fuller –, un blanc recouvert de pelletées de terre noire. « Ceci
est une brève leçon sur l’humanité qui tue l’humanité et qui brûle
l’humanité et abandonne toute humanité70. »

Le film dure vingt et une minutes. Comme celui de Stevens, il a


été mis de côté et n’a pas été monté. Visible quarante et quelques
années plus tard dans Falkenau : The Impossible (1988), le docu-
mentaire d’Emil Weiss où Fuller commente son déroulement, il
conserve ce tremblement timide d’un tournage amateur. Parce qu’il
n’a pas été monté, ce premier film de Fuller traduit une durée qui

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


fait exploser la stricte délimitation de l’action représentée : l’attente,
les palabres des militaires, l’opération même de la mise en scène du
dispositif théâtral organisé par les soldats, ses hésitations et ses
accrocs, le temps qui dure surtout, la tension qui s’épaissit et la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

reprise répétitive des mêmes images, quand il s’agit de prendre les


cadavres et de les habiller, un par un, avec toute la lenteur et la
difficulté que suscite ce geste, par lequel les témoins muets d’hier
doivent réintégrer les victimes abandonnées, dans l’ordre symbo-
lique de l’humanité. Parce que le film est « l’œuvre d’un amateur71 »
comme le reconnaît volontiers son auteur, cette scénographie du
rituel funéraire qu’il s’efforce de suivre au plus près (c’est le
programme principal qui commande son filmage) se perçoit au
rythme d’une continuité hachée où s’expose parfois, par-delà des
raccords aléatoires, quelques plans avortés qui glissent sur la
matière enregistrée. Les maladresses du cinéaste traduisent alors la
quête d’un point de visée qui se dérobe, comme dans ce plan de
quelques secondes où Fuller cherche à saisir au loin la silhouette
fragile d’un rescapé du camp et où, subitement, un homme entre
dans le champ de la caméra pour interrompre le tableau. Le cinéaste
ne s’est pas déplacé et n’a pas tenté de reprendre son plan. Trop tard.
Tout va trop vite. Comme pour ce faux raccord involontaire, quand
Fuller, qui filme le premier cadavre sorti de la Leichenkammer où

70. Commentaire off de Samuel Fuller dans Falkenau : The Impossible (1988) d’Emil Weiss.
Une partie de ce commentaire est retranscrite en annexe du livre de Christian DELAGE et Vincent
GUIGUENO, L’Historien et le Film, op. cit., p. 210-214.
71. « Ce que vous voyez est exactement ce que j’ai filmé. C’est peut-être l’œuvre d’un
amateur, mais les tueries sont l’œuvre de professionnels » : commentaire off de Samuel Fuller
au début de Falkenau : The Impossible d’Emil Weiss.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page285

Premier regard sur la scène des camps 285

tous les corps sont stockés, cherche à voir en même temps les
prisonniers rescapés, assis comme sur des gradins en haut du talus,
au moment où ils se lèvent tous d’un seul mouvement pour saluer
l’arrivée de leurs morts, et manque son panoramique.

Le premier opus de Fuller va à l’encontre de tous les autres docu-


ments tournés par les cameramen expérimentés de l’Unit Corp qui
accompagnaient les bataillons américains : ceux-ci suivaient une
charte bien précise concernant à la fois les prises de vue et les
cadrages, mais aussi une ébauche de scénarisation des réalités tour-
nées, le tout devant orienter la manière de rendre compte des atro-

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


cités commises72. Fuller, lui, donne à percevoir toutes sortes de réalités
qui ne pouvaient surgir que dans les vibrations d’un filmage mal
maîtrisé. Images cramées ou sous-exposées, panoramiques trop
rapides et plans trop courts, essais avortés et repris, tout se passe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

comme si, à la faveur des circonstances techniques particulières dans


lesquelles se trouve l’apprenti cinéaste, à la recherche inquiète de la
visibilité qu’il doit produire, c’est le trouble même d’un regard médusé
qui parvenait à s’exprimer. Un regard qui ne sait pas faire mais qui
aperçoit quelquefois, comme nul autre peut-être parmi ceux, profes-
sionnels, qui au même moment dans d’autres camps filment la même
réalité, une vérité inattendue de la situation : un enfant qui continue
de jouer à la guerre, son fusil en bois à la main, quand les charrettes
de cadavres traversent le village. Ou encore ce panoramique à 360°,
bouleversant, éclat expérimental qui commence en contre-plongée
sur les prisonniers debout en haut du talus, passe alors que la lumière
irradiante du soleil à l’horizon du plan transforme ces hommes en une
armée d’ombres fantomatiques tout en éblouissant le spectateur,
hésite à s’arrêter un instant sur la série des morts couchés côte à côte
sur les draps blancs, avant de reprendre sa route vers les notables de
Falkenau qui se tiennent à l’écart dans leur retrait honteux, et les
soldats qui, au bord de la scène, organisent avec autorité la céré-
monie. Renouer avec le sens de la mort que les nazis ont voulu ruiner,
c’est redistribuer les places de chacun en fonction de ce centre sacré

72. Voir à ce propos Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., notamment p. 121-128,
où l’auteur revient sur les instructions précises que les cameramen devaient suivre lors des
filmages des « atrocités ». Pour l’essentiel, il s’agit alors de pouvoir produire un document utile
et recevable dans le cadre des procès jugeant les crimes nazis.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page286

286 Les écrans de la Shoah


que les victimes sont désormais seules à occuper après avoir été aban-
données et oubliées, point de convergence de tous les regards.

Possibilité du cinéma (« Rien n’est impossible avec une caméra,


mon garçon, rien »)
Tout comme son compatriote George Stevens – un fusil à la main,
une caméra dans l’autre –, Samuel Fuller est donc lui aussi l’un de
ces témoins du premier degré par qui le cinéma aura été au rendez-
vous d’une vérité historique. Son film tourné à Falkenau, désiré par

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Richmond, obéit à des objectifs propres à une situation militaire
inédite. Mais Samuel Fuller et, à travers lui, le cinéma y découvrent
une autre urgence et une autre nécessité. On peut retracer sa prise de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

conscience progressive à travers les multiples récits qu’il a faits de


cette expérience fondatrice73.

Face à l’Impossibilité du camp, il s’agit en effet pour Fuller,


devant cette rupture entre l’image et le regard, le monde et sa
ressemblance, de chercher une réponse en investissant la question de
la possibilité du cinéma. De même que « le silence est attente, quasi
messianique, de phrases à venir74 », l’éclipse de la vision est attente
d’images à venir. Il s’agit de retrouver la vue. Au constat que fait le
témoin de « l’Impossibilité » de la scène révélée du désastre, le
cinéaste fait aussitôt succéder un geste de possibilisation. Il s’agit
d’un processus très proche de celui de l’apprentissage. De même que
l’apprentissage doit combler la distance entre une ignorance et un
savoir, le cinéma doit combler la distance entre un aveuglement et
la vision. La fabrication de l’image est assimilable à une émancipa-
tion, à un dépassement de la stupeur paralysante. En ce sens, cette
image est à venir et contredit une certaine intelligence de l’image
cinématographique comme empreinte : elle est seconde, comme
réponse, ou demande, imposée par une vision problématique.

73. Outre le livre d’entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo, voir Samuel FULLER, A
Third Face: My Tale of Writing, Fighting and Filmmaking, New York, Knopf, 2002 ; voir aussi
Lee SERVER, Sam Fuller: Film Is a Battleground. A Critical Study With Interviews, a
Filmography and a Bibliography, Jefferson, McFarland, 2003 (1re édition : 1994).
74. Selon l’expression d’Élisabeth de FONTENAY, in Une tout autre histoire : questions à Jean-
François Lyotard, Paris, Fayard, 2006, p. 191.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page287

Premier regard sur la scène des camps 287

Comment s’orienter dans son propre regard, quand celui-ci est pris
dans le risque de son déchirement ? Cela passe déjà par une opération
très concrète ayant trait au dispositif même de l’appareillage cinéma-
tographique. Le cinéaste débutant a vite appris que la caméra pouvait
être aussi un espace de protection. « J’avais un avantage, j’étais occupé
par mon film, mais les autres devaient regarder, crûment75. » Cadrer,
pour « capter sur l’écran », fournit au regard un moyen de dépasser la
torpeur muette dans laquelle ce réel plonge celui qui regarde. Filmer,
parmi bien d’autres choses, signifie ceci : le regard ne peut pas et ne
doit pas se dérober. Une double fonction est assignée au cinéma,
pensée comme discipline éthique d’une reprise de la maîtrise perdue.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Et pour prolonger la vision, se réveiller de l’hypnose ou ne pas céder
devant l’éclat aveuglant en détournant les yeux, il n’y a pas d’autre
solution que de rétablir une intensité propre à rendre visible l’événe-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

ment. Se pose dès lors au cinéma une difficulté qui relève d’une véri-
table quadrature du cercle de la fabrication des images de l’horreur.
Tout garder de la défiguration, sans que soit perdue la vision, répondre
sans faiblir au scandale de l’image qui aveugle et rend muet, mais
« par le haut » pourrait-on dire, en lui superposant une autre image
– une image qu’il faut fabriquer –, susceptible de donner une visibilité
éloquente à la catastrophe qu’elle veut représenter.

À Falkenau, la prolongation de la vision passe par la production


du spectacle de la reprise en mains de l’Histoire : manière de réinté-
grer l’au-delà catastrophique de la guerre à l’intérieur des frontières
de cette dernière. Tout passe par la création d’une image de compen-
sation, cherchant à réparer symboliquement la défiguration qui est à
l’origine de la vision. Les cadavres-déchets deviennent des victimes
reconnues et honorées comme telles ; les voisins indifférents sont
désignés comme complices ; les maîtres d’hier stigmatisés comme
bourreaux ; et les libérateurs du camp, à la faveur d’un geste à la fois
militaire, cultuel et esthétique de reconfiguration du monde, s’im-
provisent opérateurs d’un rétablissement du sens.

En même temps que le récit de la naissance d’une vocation, le


récit du premier tournage – en tant qu’il s’arc-boute à celui du

75. « Falkenau. Commentaire de Samuel Fuller sur les images qu’il a tournées en 1945 », in
Christian DELAGE, L’Historien et le Film, op. cit., p. 212.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page288

288 Les écrans de la Shoah


premier regard découvrant l’Impossible – aura donc aussi fourni au
futur auteur de Shock Corridor les bribes d’une théorie du cinéma.
Celui-ci, comme s’il prenait conscience de la nécessité d’une
nouvelle fonction à inaugurer, doit se confronter à l’Impossible, non
comme à une fin hypnotique de la représentation, mais comme un
travail, un défi lancé à la forme. L’Impossible, cela voulait aussi dire
que le regard doute et, littéralement, n’en croit pas ses yeux. Filmer,
ce sera annuler le doute, croire en ce que les yeux voient et en ce
que l’image montre, rendre l’homme et le monde défigurés à la
possibilité de leur apparition, d’une reconnaissance. Et ce travail
s’ouvre à une perlaboration sans fin assignée.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Reprenons en effet encore une fois la phrase dans laquelle Fuller
noue la prise de conscience de l’Impossible avec celle d’une possibi-
lité du cinéma : « Quand on a fait sauter les barbelés, nous sommes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

allés de bâtiment en bâtiment. Alors là… On a vu. Ce que j’ai essayé


de capter plus tard sur l’écran… ». « Plus tard… », ce n’est pas seule-
ment le lendemain de la libération du camp, mais c’est aussi quinze
ans, trente-cinq ans et près de quarante-cinq ans après. Retrouver la
vue, réorienter le regard, voilà qui désigne un travail qu’il faut sans
cesse relancer. Cette nécessité ouvre un chapitre jamais clos dans
l’histoire du cinéma de Fuller, qui consacre quatre films à cette
image inaugurale de l’Impossible. Quoique qu’il faille peut-être
parler de quatre tournages pour trois films, si l’on tient compte du
fait que le film tourné en mai 1945 – film-fantôme, comme celui de
Stevens – n’est visible que dans celui tourné par Emil Weiss en 1988,
comme si la matrice génératrice des trois autres ne pouvait pas avoir
d’autonomie propre et ne devait être finalement toujours abordé que
dans les tentatives ultérieures de Fuller pour s’en approcher.

Si la découverte de Falkenau constitue à la fois l’occasion de son


premier film, documentaire muet de vingt et une minutes tournées
dans la précipitation de la découverte, Au-delà de la gloire (The Big
Red One, 1980), adaptation de son roman éponyme, cherche trente
ans plus tard à mettre en scène dans une fiction le récit de l’expé-
rience de Fuller. À l’épisode filmé en mai 1945, celui des efforts et
des gestes funéraires fournis par les soldats américains afin de
donner une sépulture aux morts, Au-delà de la gloire raconte toute
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page289

Premier regard sur la scène des camps 289

l’histoire qui précède, de l’entrée en guerre de ces mêmes soldats


jusqu’à leur entrée dans le camp (sans inclure l’histoire de ce premier
tournage) : échange de regards, au seuil d’un baraquement, entre les
soldats médusés et les rescapés du camp plongés dans une épaisse
obscurité qui les rend à peine visibles. Comment passe-t-on au-delà
de la guerre ? Comment un combattant devient-il le témoin de
l’Impossible ?

Entre son tout premier film et sa variation fictionnelle, Fuller a


réalisé Verboten ! 76 (1959), qui situe son récit dans l’Allemagne de
1945 et dont l’une des scènes prend place pendant la projection, lors

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


du procès de Nuremberg, d’images témoignant de la libération des
camps analogues à celles qu’il avait tournées en Tchécoslovaquie. Le
cinéaste assigne un pouvoir salutaire à cette image pour le regard
qui la découvre : une Allemande dénazifiée oblige violemment son
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

jeune frère (engagé dans la division Werwolf) à regarder les films


pour lui faire prendre conscience de l’événement qui vient d’avoir
lieu. Sur son visage horrifié défile un montage frénétique des films
originaux qui furent projetés dans l’enceinte du tribunal de
Nuremberg. Comment l’image de la catastrophe doit-elle frapper le
regard dans l’espoir qu’elle enraye la contagion du crime ?

Enfin, Samuel Fuller est le personnage principal de Falkenau : The


Impossible (1988)77, réalisé par Emil Weiss. Ce dernier ramène Fuller,
une fois encore, sur le lieu du crime et devant l’écran où défilent les
premières pellicules qu’il a jamais enregistrées. Il y devient le specta-
teur éternellement stupéfait de ce film-matrice dont il a été l’auteur,
quand ses images n’existent plus qu’au gré d’une dialectique ambiguë
de la mémoire, comme image-survivante devant toujours échapper à
son statut de document historique fossile. Le cinéma est passé du côté
de l’archéologie de ses propres images. Un homme âgé qui revoit ses
anciennes images veut relancer l’impératif du regard à l’heure du
négationnisme (« Aujourd’hui, il y a des gens pour dire, comme Le
Pen, que tout ça n’était qu’un “détail” ! »). Pourquoi ce qui est devenu
une vieille image d’archive n’a-t-il pas suffi ? Le rendez-vous entre
76. Le film est sorti en France sous le titre Ordres secrets aux espions nazi. Il est disponible
en DVD chez Warner.
77. Falkenau, vision de l’impossible. Samuel Fuller témoigne d’Emil Weiss (DVD Doriane
Films).
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page290

290 Les écrans de la Shoah


l’image et le regard (tel qu’il l’avait mis en scène dans Verboten !)
aurait-il finalement été manqué ? Mais la question du négationnisme
est le versant noir d’une question plus vaste, dont le corps même de
Samuel Fuller, filmeur de 1945 et qui, quarante ans plus tard, devient
spectateur de ses propres images, forme un lieu de passage privilégié.
Comment passer du traumatisme contemporain de l’événement à une
mémoire vibrante de la catastrophe ? Quel rôle, dans cette tâche, le
cinéma a joué et peut-il encore jouer ?

Considérer l’ensemble de ces trois films, c’est relever comment


Fuller aura cherché à composer une seule et même longue séquence

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


pour tenter d’établir une continuité qui brasse à la fois la question de
l’histoire en direct de la catastrophe et celle de sa mémoire (le destin
de ses images), en réinterrogeant sans cesse le moment inaugural du
premier regard posé sur l’existence des camps. À travers une expé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

rience comme celle de Samuel Fuller, le cinéma devient l’un des lieux
privilégiés par lequel s’élabore une éthique du souvenir, mais aussi
une esthétique et une politique de ce même souvenir, de cette archive.
Autrement dit, la succession de ses trois films témoigne d’un rapport
non réconcilié à l’image originelle de l’Impossible qui ne cesse de
poser la question de son sens toujours fuyant.

Considérer cet ensemble de films, ce doit être aussi prendre


conscience de la déclaration de foi de Samuel Fuller dans les possi-
bilités du cinéma. Possibilité sans limites ? Dans la deuxième partie
de Falkenau : The Impossible (1988), une fois que le film de 1945 a
défilé devant celui qui les enregistra quarante ans plus tôt, Emil
Weiss revient sur le corpus fullerien, monte les entretiens qu’il mène
avec le cinéaste avec des séquences de Verboten ! et d’Au-delà de la
gloire. Devenant un personnage de son documentaire, il pose à Fuller
les questions qui le taraudent. Nous sommes en 1987, Shoah de
Claude Lanzmann est sorti, libérant à nouveau un débat sur le sens
des images d’archives et la possibilité de la fiction. Dans ce contexte,
Emil Weiss demande à son interlocuteur s’il pense qu’il est possible
de faire une fiction sur les camps de concentration. L’échange qui
suit cette question, où pointe le malentendu, est révélateur. Je le cite
dans son entier, à partir des sous-titres français du film repris litté-
ralement :
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page291

Premier regard sur la scène des camps 291

Samuel Fuller : Je peux faire un film sur les camps de concen-


tration. Mais cependant, il y aura des obstacles. Il sera difficile de
rassembler l’argent pour raconter une histoire légitime de camp
de concentration car ceux qui vous financent seraient indirecte-
ment ou impartialement coupables d’une chose qui s’est passée.
Les banques aimeraient, les directeurs de théâtre n’aimeraient pas
certaines choses. Ils aiment l’idée d’un film sur les camps. Ils
savent qu’il y aura une évasion, cet homme est innocent et il fait
le mur. On lui tire dessus, il va se cacher sous un train, dans un
camion, dans un wagon, dans un fossé, il se cache dans une cave,
sur un toit. Tout cela a été fait et sera fait, et il gagne, mais il ne
gagne pas. Il ne gagnera jamais. Car cet homme-là est le public.
Il est une chose que je ne perds jamais de vue : me concentrer sur

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


la concentration. Et je pense que dans les films, ils sont passés à
côté. La concentration est la peur du néant. Et puis on fait ça vite,
à partir de rien. Maintenant, allez mettre ça à l’écran… Ma vision
de tout le film ne serait pas seulement la perte de la dignité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

humaine mais la perte de la naissance de tous les hommes. Quand


vous faites ça dans un film, votre violence doit être émotionnelle.
Elle doit incarner ce que l’homme a en lui et seule la caméra peut
capter ça avec un bon acteur. Le moment où il se désintègre petit
à petit. Où tout s’effondre en lui et le désir de vivre n’est plus un
désir de vivre. Il ne sait pas ce qui se passe ni ce que demain lui
réserve… Vous devez amener le spectateur à ressentir ce que
ressent cet homme. En d’autres mots, cet homme doit emporter le
spectateur avec lui dans son enfer. Je veux que les spectateurs
crient pour arrêter tout ça… Ici, dans un camp de concentration,
vous ne parlez pas seulement de cet homme, mais de ce qu’il voit.
Et 150-200 personnes sortiront et ne reviendront jamais. C’est ce
qu’on appelle une concentration de la peur. Je me fixerais que sur
un mot : concentration. Et le plus important est de montrer
jusqu’où un être humain peut sombrer.
Emil Weiss : J’ai ici un petit extrait de L’Espèce humaine de
Robert Antelme. Il décrit – il regarde dans un miroir et l’image
qu’il voit – et cette image n’est pas lui…
Samuel Fuller : Oh je comprends. C’est formidable.
Emil Weiss : Sa condition humaine n’a pas de figure…
Samuel Fuller : C’est formidable.
Emil Weiss : Donc la question est comment faire de la fiction
– produire des images avec une chose intérieure qui n’a pas de
figure. À quoi ressemble cet homme quand il se regarde dans un
miroir…
Samuel Fuller : La façon dont vous filmez rend la chose impos-
sible et…
Emil Weiss : De l’extérieur, vous pouvez reproduire une image…
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page292

292 Les écrans de la Shoah


Samuel Fuller : Et de l’intérieur. À quoi ressemble cet homme
quand il se regarde dans un miroir. Prenez un bon acteur et il
vous dira exactement ce que vous avez dit – qu’il n’est pas là, il
est mort. Mais il se voit vivant. Rien n’est impossible avec une
caméra, mon garçon, rien ! Mais le montrer sur un écran, ça, c’est
toute la difficulté !

Il faudrait pouvoir tout commenter dans cet extrait, parfois


opaque (qu’est-ce qu’un film qui serait « la perte de la naissance de
tous les hommes » ?), où éclate à l’image l’énergie irrésistible de
Fuller, son sourire et ses rires, sa passion et sa foi dans le cinéma face
à un interlocuteur que l’on imagine plein de doutes et d’inquiétudes.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


Le cinéaste veut rappeler que les obstacles sont la plupart du temps
du côté des financiers et des producteurs, qu’il est conscient du
contraste entre les attentes du public qui désire un film d’évasion et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

la réalité (« le néant ») qu’il faut à tout prix montrer contre ces


attentes mêmes (« Je veux que les spectateurs crient pour arrêter tout
ça »), sa certitude que le problème de la ressemblance soulevé par
Emil Weiss peut être réglé par l’acteur, sa fidélité à la loi hollywoo-
dienne inaliénable selon laquelle la mise en scène doit être pensée en
terme d’émotion, en fonction de ce que doit ressentir le spectateur et,
donc, cette foi inébranlable selon laquelle, avec une caméra, « rien
n’est impossible ».

De son côté, Emil Weiss réalise en 2008 Sonderkommando


Auschwitz-Birkenau, qui radicalise une certaine forme d’ascèse lanz-
mannienne de la représentation. Le dispositif de ce film est impla-
cable : la bande son accueille la lecture off des témoignages78 tandis
que l’image sur les ruines des crématoires de Birkenau arpente un
espace déserté où toute présence humaine paraît impossible,
malvenue, comme un risque d’effraction. Comme si l’image d’une
présence de vie, aussi fugace soit-elle, ne pouvait que falsifier le récit
de l’extermination.

Dans leur entretien avec Samuel Fuller, Jean Narboni et Noël


Simsolo finissent par demander au cinéaste qui leur raconte sa
78. Il s’agit en l’occurrence exclusivement de ceux de Zalmen Gradowski, Leib Langfus et
Zalmen Lewental, membres des Sonderkommandos qui ont rédigé leurs manuscrits avant de les
enterrer. Voir Revue d’histoire de la Shoah, n° 171 : Des voix sous la cendre. Manuscrits des
Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, 2001.
RHS 195 en cours_RHS 184 10/02/16 18:12 Page293

Premier regard sur la scène des camps 293

découverte du camp de Falkenau si celui-ci « était [à la fois] un camp


de concentration et d’extermination ». Ces entretiens ont lieu alors
que vient de sortir Shoah de Claude Lanzmann. À la question des
deux critiques, la réponse de Fuller fuse sans qu’il ne s’y attarde une
seconde de plus : « Les deux. » La distinction absolument irréductible
entre ces deux réalités paraît tout simplement ne pas lui apparaître.
Et, dans cette perspective, ne peut pas lui apparaît non plus l’oppo-
sition, tout aussi irréductible, entre un événement saturé par un
corpus d’images à l’enregistrement desquelles il aura contribué et un
autre, qu’aucune image n’aura reflété. On pressent que la déclaration
fullerienne de foi inébranlable dans les possibilités du cinéma est

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah


suspendue à cette confusion ; plutôt, à son impossibilité hollywoo-
dienne d’envisager l’idée d’une image qui manque, d’un trou aveugle
dans la surface du visible.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 191.92.24.155 - 08/07/2019 23h34. © Mémorial de la Shoah

Вам также может понравиться