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Stéphane Bou
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PREMIER REGARD
SUR LA SCÈNE DES CAMPS
par Stéphane Bou1
1. Stéphane Bou est journaliste et critique, chargé de cours à Paris 3. Il a codirigé la revue de
cinéma PANIC. Il vient de faire paraître avec Élisabeth de Fontenay Actes de naissance (Seuil).
2. Serge DANEY, « Le travelling de Kapo », Trafic, n° 4, automne 1992. Repris dans Serge
Daney, Persévérance, entretien avec Serge Toubiana, Paris, POL, 1994, p. 23-24.
3. Jean-Luc GODARD, Histoire(s) du cinéma, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 121.
4. Voir Stuart LIEBMAN, « La libération des camps vue par le cinéma : l’exemple de
Vernichtungslager Majdanek », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15 : La Shoah : images témoins,
images preuves, 2003, p. 49-60.
5. Annette WIEVIORKA, Auschwitz, la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette Littératures, collec-
tion Pluriel, 2006, p. 23 et sq.
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6. Sylvie LINDEPERG, « Images d’archives : l’emboîtement des regards. Entretien avec Sylvie
Lindeperg », in Images documentaires, n° 63 : Regards sur les archives, 2008, p. 22.
7. Sylvie LINDEPERG, Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007,
p. 242. Les images de Belsen sont celles qui figurent à la fin de Nuit et Brouillard. Jean-Luc
Godard les cite également à l’image, dans ses Histoire(s) du cinéma, en plus du film de Stevens
enregistrées à Dachau.
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18. Sur l’idée selon laquelle ces images « représentent un tel point de fracture, un absolu de
douleur et d’horreur » en même temps que la « fin [de] la perception de l’histoire comme conti-
nuité », voir Clément CHÉROUX, « 1945 : les seuils de l’horreur », in Artpress, hors-série :
Représenter l’horreur, mai 2001.
19. Joseph MCBRIDE, À la recherche de John Ford, Arles, Actes Sud, 2007, p. 465.
20. Sur cette articulation cinématographico-militaire, qui concerne aussi bien l’enregistre-
ment documentaire que le cinéma de fiction, voir notamment Jacqueline NACACHE, « “War
comes to America” : le cinéma hollywoodien entre effort de guerre et propagande (1939-
1945) », Jean-Pierre BERTIN-MAGHIT (dir.), Une histoire mondiale des cinémas de propagande,
Paris, Nouveau Monde éditions, 2008, p. 363-402 ; Christian DELAGE, La Vérité par l’image. De
Nuremberg au procès Milosevic, Paris, Denoël, 2006 ; et Jean-Michel VALANTIN, Hollywood, le
Pentagone et Washington : les trois acteurs d’une stratégie globale, Paris, Autrement, 2003.
21. Selon l’expression de Jacqueline NACACHE, « “War comes to America” : le cinéma holly-
woodien entre effort de guerre et propagande (1939-1945) », art. cit., p. 372.
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22. L’histoire de cette filmographie qui précède l’entrée en guerre des États-Unis, celle de
toutes les difficultés auxquelles se heurte Hollywood quand on l’accuse de vouloir contrarier
la tentation isolationniste partagée par une grande partie de l’opinion américaine, celle des
timidités ou hésitations des nababs juifs des studios, quand il s’agit de mobiliser l’attention du
public à propos des persécutions dont sont victimes leurs coreligionnaires européens, est bien
racontée dans la première partie du documentaire de Daniel ANKER, Imaginary Witness :
Hollywood and the Holocaust (2004). Voir également, Neal GABLER, Le Royaume de leurs rêves,
la saga des Juifs qui ont fondé Hollywood, Paris, Calmann-Lévy, 2005.
23. Voir Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., p. 94.
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24. Voir Jacqueline NACACHE, « “War comes to America” : le cinéma hollywoodien entre
effort de guerre et propagande (1939-1945) », op. cit., p. 378-379.
25. Ibid., p. 364 et sq.
26. Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La Dialectique de la raison, fragments philoso-
phiques, Paris, Gallimard, 1974, p. 153.
27. Sur Adorno et sa pensée du cinéma, voir Nicole BRENEZ, « T. W. Adorno, le cinéma malgré
lui, le cinéma malgré tout », Trafic, n°50, été 2004.
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du spectacle30.
33. Christian DELAGE, « La couleur des camps », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15 : La Shoah :
images témoins, images preuves, 2003, p. 77.
34. Sa première diffusion à la télévision américaine date du 1er juin 1994. Le film est
disponible en DVD : George Stevens : D-Day to Berlin, Warner, 2004.
35. C’est à ces enregistrements en couleur de Stevens que font allusion Jean-Luc Godard et
Serge Daney. Mais tous deux écrivent avant la réalisation en 1994 de George Stevens : D-Day
To Berlin : ils en prennent donc connaissance à travers d’autres films de montage qui ne citent
que partiellement les bobines de 1945.
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Dans son film privé, sans se mettre en scène dans une situation
aussi centralement directive que celle de John Ford face aux avions
de chasse japonais, Stevens cherche à témoigner de cette position de
contrôle du cinéaste militaro-hollywoodien sur la composition et
l’agencement de son récit militaire. À la place de la figure anonyme
de l’officier discipliné au service de la propagande, il impose celle de
l’Auteur irréductible. Mais tout ne se passe pas comme prévu. Tandis
qu’il réalise ce programme et se met glorieusement en scène, Stevens
est contrarié par la révélation progressive d’une scène qui se dresse
comme un obstacle sur lequel viennent se heurter la routine narrative
du travail de propagande et son souci de maîtrise.
36. Voir Paul VIRILIO, Guerre Cinéma 1. Logistique de la perception, Paris, Éditions de l’Étoile, 1984.
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46. Sur Nazi Concentration Camps, version américaine de ces films de compilation, voir
Lawrence DOUGLAS, « Le film comme témoin », in Sylvie LINDEPERG, Clio de 5 à 7, op. cit, p. 238
et sq, et Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., p. 129 et sq. Sur Les Camps de la
mort, version française, voir Sylvie LINDEPERG, Clio de 5 à 7, op. cit., p. 162 et sq, et Claudine
DRAME, Des films pour le dire. Reflets de la Shoah au cinéma, 1945-1985, Genève, Métropolis,
2007, p. 28. Sur The Memory of the Camps, version anglaise : Benedetta GUERZONI, « Memory
of the Camps, un film inachevé », in Les Cahiers du judaïsme, n° 15, op. cit., et Kay GLADSTONE,
« Separate Intentions : The Allied Screening of Concentration Camp Documentaries in Defeated
Germany in 45-46 : Death Mills and Memory of the Camps », in HAGGITH et NEWMAN (dir.),
Holocaust and the Moving Image, op. cit.
47. Christian DELAGE, « La couleur des camps », in La Shoah : images témoins, images
preuves, op. cit., p. 77, note 14.
48. Matthias Steinle calcule qu’au terme de la série de tournages que Stevens a reçu l’ordre
d’organiser à Dachau (tournage officiel en marge duquel il filme quelques minutes avec sa
caméra personnelle en couleur), huit heures de film ont été enregistrées. Voir « George Stevens
à Dachau », art. cit., p. 134.
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tancielles qui ont poussé Stevens à écarter les bobines qu’il avait
enregistrées. Lapsus ou refoulement, c’est là le symptôme d’une
forme très particulière d’autocensure. On peut formuler une hypo-
thèse : le cinéaste, avec ces bobines qui n’appartenaient qu’à lui,
dégagé des consignes très précises qui indiquaient aux équipes ciné-
matographiques de l’armée à la fois comment photographier et
comment monter leur sujet, n’aurait plus su que faire. Comme si, dès
lors qu’il pouvait être pleinement auteur de son propos, Stevens
n’avait pas trouvé de réponse cinématographique, dans la forme et
l’institution hollywoodienne qui est la sienne, pour témoigner de la
singularité de son expérience.
55. Ce plan cite une séquence de La Dernière Étape (1948) de Wanda Jakubowska, première
fiction réalisée sur Auschwitz.
56. Sur le premier film de Fuller à Falkenau, voir Christian DELAGE et Vincent GUIGUENO,
« Samuel Fuller à Falkenau : l’événement fondateur », in L’Historien et le Film, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2004, p. 46-58 ; Georges DIDI-HUBERMAN, « Ouvrir les camps, fermer les
yeux : image, histoire, lisibilité », in Remontages du temps subi. L’œil de l’histoire, 2, Paris,
Éditions de Minuit, 2010, p. 11-67.
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60. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, op. cit., p. 114.
61. Ibid.
62. Ibid., p. 117.
63. Voir l’interprétation de cet « Impossible » fullerien selon Georges Didi-Huberman :
« L’impossible vient que, dans l’esprit de ces soldats, une guerre ne pouvait pas se finir comme
cela, sur quelque chose de pire que tous les combats endurés. L’impossible vient de ce que,
devant la réalité du camp ouvert, personne, d’abord, ne savait exactement comment
répondre », in Remontages du temps subi, op. cit., p. 35.
64. Jean NARBONI et Noël SIMSOLO, Il était une fois Samuel Fuller, op. cit., p. 117.
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« J’ai filmé ça »
Le témoignage de Samuel Fuller est semblable à de nombreux
autres, contemporains ou postérieurs, qui font varier ce même motif
du regard impossible. Il est néanmoins original, et unique en son
70. Commentaire off de Samuel Fuller dans Falkenau : The Impossible (1988) d’Emil Weiss.
Une partie de ce commentaire est retranscrite en annexe du livre de Christian DELAGE et Vincent
GUIGUENO, L’Historien et le Film, op. cit., p. 210-214.
71. « Ce que vous voyez est exactement ce que j’ai filmé. C’est peut-être l’œuvre d’un
amateur, mais les tueries sont l’œuvre de professionnels » : commentaire off de Samuel Fuller
au début de Falkenau : The Impossible d’Emil Weiss.
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tous les corps sont stockés, cherche à voir en même temps les
prisonniers rescapés, assis comme sur des gradins en haut du talus,
au moment où ils se lèvent tous d’un seul mouvement pour saluer
l’arrivée de leurs morts, et manque son panoramique.
72. Voir à ce propos Christian DELAGE, La Vérité par l’image, op. cit., notamment p. 121-128,
où l’auteur revient sur les instructions précises que les cameramen devaient suivre lors des
filmages des « atrocités ». Pour l’essentiel, il s’agit alors de pouvoir produire un document utile
et recevable dans le cadre des procès jugeant les crimes nazis.
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73. Outre le livre d’entretiens avec Jean Narboni et Noël Simsolo, voir Samuel FULLER, A
Third Face: My Tale of Writing, Fighting and Filmmaking, New York, Knopf, 2002 ; voir aussi
Lee SERVER, Sam Fuller: Film Is a Battleground. A Critical Study With Interviews, a
Filmography and a Bibliography, Jefferson, McFarland, 2003 (1re édition : 1994).
74. Selon l’expression d’Élisabeth de FONTENAY, in Une tout autre histoire : questions à Jean-
François Lyotard, Paris, Fayard, 2006, p. 191.
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Comment s’orienter dans son propre regard, quand celui-ci est pris
dans le risque de son déchirement ? Cela passe déjà par une opération
très concrète ayant trait au dispositif même de l’appareillage cinéma-
tographique. Le cinéaste débutant a vite appris que la caméra pouvait
être aussi un espace de protection. « J’avais un avantage, j’étais occupé
par mon film, mais les autres devaient regarder, crûment75. » Cadrer,
pour « capter sur l’écran », fournit au regard un moyen de dépasser la
torpeur muette dans laquelle ce réel plonge celui qui regarde. Filmer,
parmi bien d’autres choses, signifie ceci : le regard ne peut pas et ne
doit pas se dérober. Une double fonction est assignée au cinéma,
pensée comme discipline éthique d’une reprise de la maîtrise perdue.
ment. Se pose dès lors au cinéma une difficulté qui relève d’une véri-
table quadrature du cercle de la fabrication des images de l’horreur.
Tout garder de la défiguration, sans que soit perdue la vision, répondre
sans faiblir au scandale de l’image qui aveugle et rend muet, mais
« par le haut » pourrait-on dire, en lui superposant une autre image
– une image qu’il faut fabriquer –, susceptible de donner une visibilité
éloquente à la catastrophe qu’elle veut représenter.
75. « Falkenau. Commentaire de Samuel Fuller sur les images qu’il a tournées en 1945 », in
Christian DELAGE, L’Historien et le Film, op. cit., p. 212.
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rience comme celle de Samuel Fuller, le cinéma devient l’un des lieux
privilégiés par lequel s’élabore une éthique du souvenir, mais aussi
une esthétique et une politique de ce même souvenir, de cette archive.
Autrement dit, la succession de ses trois films témoigne d’un rapport
non réconcilié à l’image originelle de l’Impossible qui ne cesse de
poser la question de son sens toujours fuyant.